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Présentation De différentes manières de se rapporter à soi Pourquoi le titre « Le Moi/the Self/le Soi » ? On aurait pu ajouter à la série : « le Je » ou encore « le Sujet ». Mais les trois termes retenus pour donner son titre à ce numéro ont pour objet dattirer lattention sur une différence terminologique lorsque lon passe du français ou de lallemand à langlais philosophiques. La philosophie de langue française ou allemande a produit la curiosité linguistique et philosophique dune substantification du pronom personnel de première per- sonne, ainsi « le je » ou « le moi », « das Ich ». La philosophie de langue anglaise, elle, a produit la non moins curieuse substantification du suffixe réflexif « self » (dans « himself, herself, oneself »), « the self ». Laffaire remonte à loin. Dans la seconde méditation, Descartes demande « quisnam sim ego ille, qui jam necessario sum », ce qui, dans le texte français de 1647, est traduit comme linterrogation sur « ce que je suis, moi qui suis certain que je suis ». Un siècle et demi plus tard, Kant passe de la forme encore pronominale « ego ille, qui» à la forme substantive « das Ich », suivi en cela, au cours des siècles suivants, par lidéalisme allemand (de Fichte et Schelling à Hegel), puis par la phénoménologie de Husserl, et enfin par la philosophie fran- çaise nourrie de tradition allemande, en particulier Sartre et Merleau-Ponty, demandant à leur tour ce que cest que le moi ou lego 1 . De son côté, Locke affirmait dans lEssai sur lentendement humain que chacun, lorsquil « voit, entend, sent, goûte, médite, ou veut quoi que ce soit », « est à soi-même ce quil appelle soi » (« everyone is to himself what he calls self ») et se demandait ce qui constitue lidentité à travers le temps « du même soi », « the same self » 2 . On trouve du reste aussi chez Kant, peut-être sous linfluence indirecte de Locke, le substantif « das Selbst », dérivé de la formule réflexive « seiner selbst » ou « mei- ner selbst », « de lui-même » ou « de moi-même ». Quel que soit le terme choisi, le passage de la forme pronominale à la forme substantive invite la question : quest-ce que cette entité que lon appelle « le moi » ou « le soi », entité que lon finit par appeler aussi « le sujet » par une restriction au sujet détats conscients ou 1. Voir les nombreuses références aux textes de Kant, Fichte, Sartre et Merleau-Ponty dans larticle de Rolf-Peter Horstmann publié ci-dessous. 2. Locke, Essay on Human Understanding, II, XXVII-12. Revue de Métaphysique et de Morale, N o 4/2010

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PrésentationDe différentes manièresde se rapporter à soi

Pourquoi le titre « Le Moi/the Self/le Soi » ? On aurait pu ajouter à la série :« le Je » ou encore « le Sujet ». Mais les trois termes retenus pour donner son titreà ce numéro ont pour objet d’attirer l’attention sur une différence terminologiquelorsque l’on passe du français ou de l’allemand à l’anglais philosophiques. Laphilosophie de langue française ou allemande a produit la curiosité linguistiqueet philosophique d’une substantification du pronom personnel de première per-sonne, ainsi « le je » ou « le moi », « das Ich ». La philosophie de langue anglaise,elle, a produit la non moins curieuse substantification du suffixe réflexif « self »(dans « himself, herself, oneself »), « the self ».

L’affaire remonte à loin. Dans la seconde méditation, Descartes demande« quisnam sim ego ille, qui jam necessario sum », ce qui, dans le texte françaisde 1647, est traduit comme l’interrogation sur « ce que je suis, moi qui suiscertain que je suis ». Un siècle et demi plus tard, Kant passe de la forme encorepronominale « ego ille, qui… » à la forme substantive « das Ich », suivi en cela,au cours des siècles suivants, par l’idéalisme allemand (de Fichte et Schelling àHegel), puis par la phénoménologie de Husserl, et enfin par la philosophie fran-çaise nourrie de tradition allemande, en particulier Sartre et Merleau-Ponty,demandant à leur tour ce que c’est que le moi ou l’ego1. De son côté, Lockeaffirmait dans l’Essai sur l’entendement humain que chacun, lorsqu’il « voit,entend, sent, goûte, médite, ou veut quoi que ce soit », « est à soi-même ce qu’ilappelle soi » (« everyone is to himself what he calls self ») et se demandait ce quiconstitue l’identité à travers le temps « du même soi », « the same self »2. Ontrouve du reste aussi chez Kant, peut-être sous l’influence indirecte de Locke, lesubstantif « das Selbst », dérivé de la formule réflexive « seiner selbst » ou «mei-ner selbst », « de lui-même » ou « de moi-même ». Quel que soit le terme choisi,le passage de la forme pronominale à la forme substantive invite la question :qu’est-ce que cette entité que l’on appelle « le moi » ou « le soi », entité que l’onfinit par appeler aussi « le sujet » par une restriction au sujet d’états conscients ou

1. Voir les nombreuses références aux textes de Kant, Fichte, Sartre et Merleau-Ponty dansl’article de Rolf-Peter Horstmann publié ci-dessous.

2. Locke, Essay on Human Understanding, II, XXVII-12.

Revue de Métaphysique et de Morale, No 4/2010

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même au sujet de cet état particulier qu’est la conscience de soi, du terme aristo-télicien qui désignait à l’origine n’importe quel sujet logique de prédication, oun’importe quel substrat métaphysique d’états ou de propriétés ?Dans la « querelle du sujet » qui a agité dans les années 1960 les cercles philo-

sophiques de l’Europe continentale, on a ignoré le fait que la philosophie detradition analytique anglo-saxonne s’était, elle aussi, intéressée de longue dateaux particularités du « je », même si le « je » dont elle s’occupait était le mot ou leconcept « je » et non une entité supposée, « le moi » ou « le soi ». Dans son article«Der Gedanke », Frege notait que « chacun est présenté à lui-même d’une manièreparticulière et originaire dont il n’est présenté à aucun autre » et s’interrogeait surles conditions de vérité des pensées en première personne3. De manière plusinsistante, du Tractatus aux Recherches philosophiques, Wittgenstein rencontraiten des points cruciaux de son interrogation philosophique la question du « je »,dont il traitait dans des termes qui rappellent parfois étrangement ceux de latradition kantienne. Citons pour mémoire les formules célèbres du Tractatus : « lesujet n’appartient pas au monde mais il est une limite du monde » (5.632) ; « le Jephilosophique n’est pas l’être humain, pas le corps humain ou l’âme humaine donttraite la psychologie, mais le sujet métaphysique, la limite – non pas une partie dumonde » (5.641) ; ou encore la distinction, dans le Blue Book, de « l’usage commesujet » et de « l’usage comme objet » du mot « je »4 ; ou enfin la formule lapidairedes Recherches philosophiques (410) : « “Je” n’est pas le nom d’une personne. »Alors même que, dans la philosophie de tradition « continentale », on semblait

avoir enterré sous l’efficace de la structure les prétentions du je ou du moi et avoirmis fin aux illusions portées par la notion moderne de sujet, la philosophie analy-tique s’intéressait aux propriétés sémantiques particulières des termes tels que« je » ou «maintenant » et à ce que ces propriétés manifestent du rapport del’agent au contenu de ses croyances lorsque ce contenu est énoncé en faisantusage de la première personne grammaticale5. Doit-on en conclure que la philo-

3. Gottlob Frege, «Der Gedanke – eine logische Untersuchung », in Logische Untersuchungen,herausgegeben und eingeleitet von Günther Patzig, Göttingen, 1996, p. 46. Trad. fr. in Gottlob Frege,Écrits logiques et philosophiques, traduction et introduction Claude Imbert, Paris, Seuil, 1971, p. 180.L’article parut à l’origine dans les Beiträge zur Philosophie des Deutschen Idealismus 2, 1918-1919,pp. 58-77.

4. Voir The Blue and Brown Books, Oxford, Basil Blackwell, 1958, pp. 66-67. Trad. fr. : LeCahier bleu et le Cahier brun, Paris, Gallimard, 2004, pp. 124-125.

5. Deux exemples classiques, au demeurant d’orientations très différentes : Elizabeth Anscombe,« The First Person », in Mind and Language. The Wolfson College Lectures, 1974 ; ed. SamuelGuttenplan, Oxford University Press, 1975. John Perry, « The Problem of the Essential Indexical »,Noûs 13-1 (1979), pp. 3-21. Repr. in The Problem of the Essential Indexical and Other Essays, NewYork, Oxford University Press, 1993, pp. 33-52. Trad. fr. Richard Vallée, « Le problème del’indexical essentiel », in John Perry, Problèmes d’indexicalité, traductions dirigées par JérômeDokic et Florian Reisig, Éditions CSLI, 1999.

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sophie analytique se retrouvait, à son corps défendant, du côté de la défense desvieilles lunes philosophiques du « sujet », du «moi » et du « soi » ? Faut-il soute-nir au contraire que, en interrogeant ces notions dans les termes rigoureux del’analyse du langage, elle permettait d’en redéfinir radicalement le sens et laportée ? Ou enfin faut-il dire, de manière plus polémique, que les différencesd’approche et de méthode sont telles que par-delà les mots il n’y a que très peu derapport entre les problèmes dont s’occupait la tradition philosophique que l’ondira, pour faire vite, préfrégéenne et ceux formulés dans le contexte de la philoso-phie analytique du langage devenue, dans ses développements les plus récents,indissociablement philosophie du langage et de l’esprit ?

L’hypothèse qui a présidé à la composition de ce numéro est que la vérité estdu côté de la deuxième des possibilités que je viens d’évoquer. Il est vrai quetoute révolution dans les méthodes philosophiques transforme profondément lestermes des questions posées, jusqu’à éventuellement révéler l’inanité de cesquestions elles-mêmes. Mais il arrive aussi que les questions héritées du passé setrouvent non pas récusées, mais reformulées. En tout état de cause, la tâcheconfiée aux auteurs de ce numéro a été non pas de se prononcer sur le rapportdes discussions contemporaines à leur passé, ou sur le rapport de la philosophieanalytique à la philosophie dite « continentale », mais simplement de traiter, sousl’angle de leur choix, les notions proposées pour thème de ce numéro. Dans lasuite de cette présentation je voudrais essayer de faire apparaître, de manièreinévitablement schématique, quelques-unes des lignes de confrontation entre cescontributions6.

L’article de Rolf-Peter Horstmann, « The Limited Significance of Self-Consciousness », qui ouvre ce numéro, est à lui seul une illustration de la parti-cularité linguistique soulignée plus haut. Horstmann est un philosophe de langueallemande qui a cependant, outre son enseignement régulier à Berlin, égalementenseigné de longues années aux États-Unis. La langue anglaise de Horstmann estcelle d’un philosophe de tradition et de langue allemandes. Il parle donc indiffé-remment de « the self » (formule courante en anglais) et « the I » (formule beau-coup moins courante) : son article s’ouvre sur la constatation de ce qu’a dedéconcertant « l’éventail des réponses philosophiques à la question de la natureet la fonction du soi ou du je » (« the spectrum of philosophical answers to thequestions as to the nature and function of the self or the I »).

6. Conformément à la pratique qui est celle de la Revue de Métaphysique et de Morale, les auteursétaient libres d’écrire leur article dans la langue de leur choix, la revue s’engageant à faire traduire et àpublier en français les articles qui ne seraient écrits ni en anglais ni en français. Quatre des auteurs dece numéro ont choisi d’écrire en anglais, deux en français. Je me suis chargée de traduire en françaisles résumés des textes qui m'ont été donnés en anglais.

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Horstmann défend trois thèses qu’il tient pour essentielles à la compréhensionde la nature de ce qu’il appelle « the self » ou « the I » ou « self-consciousness »,« le soi » ou « le je » ou « la conscience de soi » : trois expressions qui selonHorstmann signifient la même chose, je reviendrai un peu plus bas sur ce point.La première thèse est qu’il serait faux de croire que toute conscience est

conscience de soi. Ou plus précisément : même pour des sujets dont il s’avèrepar ailleurs qu’ils sont capables de conscience de soi, il est bien des étatsconscients qui ne sont pas pour autant accompagnés de conscience de soi. Horst-mann appelle cette thèse « thèse phénoménologique » à la fois parce qu’elle est,selon lui, attestée par l’expérience courante (rêve, attention flottante, ou mêmeconscience d’un mouvement tel que marcher, qui selon Horstmann peut êtredans certains cas conscience du mouvement sans être conscience de soi-même semouvant, etc.) et surtout parce qu’elle trouve des défenseurs systématiques dansla Phénoménologie comme école philosophique, de Husserl à Sartre.La deuxième thèse défendue par Horstmann est que les seuls états de

conscience nécessairement accompagnés de conscience de soi sont ceux dont lecontenu a une forme propositionnelle. Non qu’il n’y ait d’autres états deconscience comportant des formes élémentaires de ce que l’on pourrait appelerun sentiment de soi, mais seuls peuvent être dits accompagnés de conscience desoi à proprement parler, c’est-à-dire de la conscience d’un « je » ou « soi »comme sujet de ces états, les états dont le contenu est propositionnel. Horstmanndonne pour exemples de tels états : espérer, croire, percevoir de manière déter-minée, juger. De tels états, dit-il, non seulement présupposent un sujet, au sensmétaphysique général de substrat d’un état, mais ils présupposent également unsujet conscient d’être le sujet de ces états : un tel sujet est ce que Horstmannappelle un « je » ou « soi ».Et enfin la troisième thèse défendue par Horstmann est que « le je » ou « le

soi » (« the I » or « the self ») sont eux-mêmes le produit de l’activité de lier lecontenu des états de conscience de manière à en faire un contenu propositionnel.Cette thèse peut se comprendre si l’on se souvient que ce qu’il appelle « je » ou« soi » est le sujet conscient de soi, et qu’il n’y a selon lui de sujet conscient desoi que comme sujet de l’activité de liaison qui offre à la conscience, sous unmode particulier (savoir, croire, espérer, etc.), un contenu propositionnel. Lesujet s’engendre donc lui-même comme je, ou sujet conscient de soi, en s’enga-geant dans l’activité de liaison nécessaire à la conscience de contenus proposi-tionnels. On reconnaît ici des thèses rendues familières par certains textes deKant ou plus encore de Fichte. L’interprétation de Horstmann en est cependantsingulière, puisqu’il tend à traiter comme une seule et même entité une activité(l’activité de liaison de contenus mentaux en vertu de laquelle ils sont présentésà la conscience comme contenus propositionnels), le sujet de cette activité et la

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conscience qu’a le sujet de lui-même comme sujet de cette activité. Il y a là, il lereconnaît, des partis pris métaphysiques à coup sûr controversés.

Sous le titre « Persons and Selves », John Perry s’attache lui aussi à répondre àla question : «Qu’est-ce que le soi ? » Mais il l’aborde par le biais d’une questionplus particulière : quel est le rapport entre soi, personne et être humain ? Peut-onparler, pour un seul et même être humain, d’une pluralité de personnes ? Peut-onparler, pour une seule et même personne, d’une pluralité de soi (selves) ?

La distinction entre personne et être humain est familière depuis Locke. Ellerepose sur l’idée que les critères d’identité numérique à travers le temps d’unepersonne ne sont pas les mêmes que ceux d’un être humain. L’identité à traversle temps d’un être humain est l’identité d’un organisme vivant, quels que soientpar ailleurs les changements de sa composition moléculaire 7. En revanche,l’identité à travers le temps d’une personne n’est selon Locke rien d’autre que laconscience de l’identité de la personne, et à son tour la conscience de l’identitéde la personne est la conscience de l’identité du soi, c’est-à-dire la consciencequ’un seul et même soi (self) accompagne mes états mentaux présents et aaccompagné les états passés dont maintenant je me souviens ou que je peux,autant que de besoin, rappeler à mon souvenir. Ainsi est née la théorie de l’iden-tité personnelle comme continuité psychologique. Au demeurant, cette dissocia-tion des critères d’identité respectifs de la personne et de l’être humain a donnélieu à des paradoxes innombrables dont certains étaient déjà discutés par Lockeou par ses successeurs immédiats, et d’autres ont proliféré dans les « expériencesde pensée » plus récentes où l’on imaginait par exemple le transfert de l’intégra-lité des états cérébraux d’un individu vivant à un autre, donnant lieu à unevéritable industrie du problème dit « de l’identité personnelle »8.

Perry a consacré de nombreuses discussions à ce problème9. Mais ce n’estpas celui auquel il s’attache dans cet article. Il est clair, dit-il, que dans le casnormal la personne (l’individu capable de conscience de soi et de conscience desa propre identité à travers le temps) et l’être humain (l’individu humain commeorganisme vivant) coïncident. On pourrait dire, en termes frégéens, que lesconcepts de « personne » et d’« être humain » sont deux modes de présentationpour un seul et même référent : un individu caractérisé d’un côté par sa capacitéà penser et agir en première personne, de l’autre par les propriétés qu’il a en tant

7. Locke, Essay on Human Understanding, II, XXVII, 8.8. Cf. par exemple le recueil édité par John Perry, Personal Identity, University of California

Press, 1975 ; et plus récemment celui édité par Raymond Martin et John Barresi, intitulé lui aussiPersonal Identity, Oxford, Blackwell, 2003. Voir aussi l’ouvrage influent de Derek Parfit, Reasonsand Persons, Oxford, Oxford University Press, 1984.

9. Cf. John Perry, Identity, Personal Identity, and the Self, Indianapolis, Hackett, 2002.

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qu’être vivant. Mais Perry introduit ici un degré supplémentaire de complexitédans la discussion en posant la question : s’il est vrai que la personne et l’êtrehumain sont, en règle générale, une seule et même entité, en est-il de même dela personne et du soi (self) ? La personne et le soi ont-ils des critères d’identitédifférents ? On parle bien de « soi multiples » pour une seule et même personne,par exemple dans des cas pathologiques extrêmes comme les cas dits de « per-sonnalités multiples », ou encore dans des cas tels que nous en rencontrons tousdans des expériences familières de conflit de motivations, où chacun peut setrouver le témoin plus ou moins atterré de ses propres excès (accès de colèreque l’on aurait bien mieux fait de réprimer, incapacité à s’en tenir à sa résolutionde sobriété, etc.). Doit-on dire que dans de telles situations plusieurs « soi » sonten compétition pour le gouvernement d’une seule et même personne ? Une telledescription est-elle justifiée ?À strictement parler, elle ne l’est pas, si l’on en croit l’analyse que propose

Perry de ce que représente le mot « self » (« soi »). Il s’agit, dit-il, d’un « roleword », ce que je propose de traduire par «mot qui définit un rôle ». Un mot quidéfinit un rôle est d’une manière générale un mot qui fait référence à une entitépar le biais de la relation de cette entité à une personne considérée : par exemple,« voisin » fait référence à tous ceux qui habitent près de la personne considérée ;«mère » fait référence au parent de sexe féminin de la personne considérée ;« domicile » fait référence au lieu qu’habite la personne considérée. De la mêmemanière, soutient Perry, « soi » fait référence à la personne identique à la personneconsidérée, la relation pertinente est donc ici la relation d’identité. Le mot anglais« self » est évidemment plus approprié pour mettre en évidence ce point que lemot français « soi », puisque la forme substantive « the self » est dérivée de laforme du pronom réflexif « himself, herself » par lequel la personne de référencese rapporte à elle-même considérée comme elle-même : «X thought about him-self », «X slapped himself », «X saw himself ». En français, on dirait «X pensait àlui-même », «X se gifla lui-même », «X se vit lui-même », où «même » plutôtque « soi » porte la connotation réflexive. Du moins la connotation réflexive du« soi » serait-elle présente dans la formule généralisée ; « penser à soi-même »,« se frapper soi-même », « se voir soi-même », traduction en discours indirect de :« je pense à moi-même », « je me gifle moi-même », « je me vois moi-même ». Ilimporte aussi de souligner que dans son usage réflexif le suffixe « self » (« himself,herself, oneself »), tout comme en français le pronom « soi » (ou « soi-même »),indique que l’identité énoncée n’est pas seulement une identité de fait, commedans les cas où je me trouverais voir un individu qui, de fait, n’est autre que moi,mais que je ne vois pas comme moi-même. Au contraire, l’identité énoncée dansl’usage réflexif de « self » ou «même » ou « soi-même » est le trait caractéristiqueessentiel de l’individu en question : je vois un individu qui ne se trouve pas

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seulement être moi, mais que je reconnais comme moi-même, ou qui a pour traitpertinent, dans mon expérience visuelle présente, son identité à moi-même quisuis le sujet de l’expérience visuelle.

S’il est vrai que « self » désigne, pour une personne déterminée, elle-même,c’est-à-dire la seule et unique personne qu’elle reconnaît pour identique à elle-même, comment est-il possible de parler de soi multiples pour une seule etmême personne ? Or c’est bien pourtant à la fois un usage courant du mot et unphénomène qui semble attesté dans une variété de cas dont on a donné quelquesexemples plus haut. La solution de Perry consiste à dire que l’usage langagierusuel, qui admet en effet une pluralité de « soi », ou «multiple selves », n’estqu’une extension analogique et métaphorique du terme de « soi » à ce qui est enréalité une simple pluralité de complexes de motivation à l’intérieur d’un seul etmême soi, c’est-à-dire d’une seule et même personne. Perry est ici fidèle àLocke, pour qui self et person signifiaient une seule et même chose.

Il n’en reste pas moins que l’analyse de la pluralité apparente des « soi » estl’occasion pour Perry d’affiner ses analyses devenues aujourd’hui classiques, surce qui fait la spécificité de l’usage de la première personne dans l’énoncé d’unecroyance. L’usage de la première personne ne change rien, montrait Perry dans« The problem of the essential indexical », aux conditions de vérité de la propo-sition qui fait l’objet de la croyance. Lorsque John Perry dit ou pense « j’en aimis partout », les conditions de vérité de l’énoncé sont les mêmes que celles del’énoncé « John Perry en a mis partout » : l’énoncé est vrai si et seulement siPerry en a mis partout. En revanche, ce qui change est le rapport du sujet cognitifau contenu de sa croyance en tant que ce contenu entre en ligne de compte dansla détermination de son action10. Dans sa contribution ici publiée, Perry appelleles croyances exprimées en première personne « self-beliefs ». Il y a une diffé-rence fondamentale, dit-il, entre les « self-beliefs » ou croyances en premièrepersonne et les croyances qui se trouvent simplement avoir pour objet la per-sonne qui est le sujet de la croyance. Les croyances énoncées en premièrepersonne sont des croyances qui ont pour composante une notion de soi-même,« self-notion », dont l’usage est de porter des informations utiles sur le sujet dela croyance lui-même de manière à guider son action. Comme telle, la « self-notion » fait partie d’un « système de soi-même », « self-system ». Mais un seulet même « système de soi-même » peut comporter des complexes de motivation(des complexes de croyances et de désirs) en conflit les uns avec les autres.

10. Cf. John Perry, « The Problem of the Essential Indexical », voir référence note 5. Voir aussi« Thought without Representation », Proceedings of the Aristotelian Society, supp. vol. 60, pp. 137-151, repr. in The Problem of the Essential Indexical, pp. 205-219. Trad. fr. Curzio Chiesa, inProblèmes d’indexicalité, pp. 109-134.

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L’usage de la première personne exprime l’identification de l’agent à l’un de cescomplexes de motivation, celui qui se trouve avoir la domination provisoire surtous les autres. Lorsqu’on parle d’une pluralité de « soi », ce dont il est en réalitéquestion est la pluralité de ces complexes de motivation en compétition pour lagouvernance (provisoire) d’un seul et même « self », c’est-à-dire d’une seule etmême personne apte à se placer elle-même, en tant qu’elle-même, c’est-à-direcomme sujet de croyance et de désir, dans la situation décrite par la propositionqui donne son contenu à la croyance énoncée.

C’est aussi de l’implication du sujet d’une attitude propositionnelle dans lecontenu de cette attitude que traite l’article de François Récanati, « Le soiimplicite ». L’article prend son point de départ dans l’analyse de ce que Réca-nati appelle « proposition relativisée ». Il entend par là une proposition dont lavérité ne peut être évaluée que relativement aux circonstances dans lesquelleselle est énoncée, par exemple « il pleut » : l’évaluation de la vérité de cetteproposition demande de la relativiser à un lieu et un moment, qui sont généra-lement le lieu et le moment où le sujet de l’énonciation énonce ou pense laproposition.Les contenus des états mentaux appartenant à l’expérience sensible, soutient

Récanati, sont à évaluer de la même manière : de même que la valeur de véritéd’une proposition relativisée dépend des circonstances de son énonciation, demême la véracité du contenu d’une expérience perceptive ou d’un souvenir nepeut être évaluée qu’en prenant en compte non seulement le contenu de l’étatconsidéré, c’est-à-dire l’état du monde qu’il présente, mais aussi son mode, c’est-à-dire la nature particulière de cet état, qui relativise son contenu à un moment, untemps, une situation déterminée dans laquelle se trouve le sujet de l’expérience.Ainsi la véracité d’une expérience perceptive est-elle la véracité d’un contenurelativisé au lieu et au moment où a lieu cette expérience. La véracité d’unsouvenir est la véracité d’un contenu relativisé à l’existence passée du sujet qui seremémore, etc. De même que les circonstances d’énonciation sont « impliquées »dans le contenu d’une proposition relativisée sans pourtant y être explicitementreprésentées, de même la situation du sujet de l’expérience sensible se trouveimpliquée, sans y être explicitement représentée, dans le contenu de cette expé-rience. Mais c’est aussi par là le sujet lui-même qui, sans nécessairement y êtrereprésenté, est toujours impliqué dans le contenu de son expérience perceptive. Etmême s’il est, de fait, représenté dans le contenu de l’expérience perceptive, il yest toujours, en outre, impliqué. Lorsque par exemple mon image dans le miroirfait partie du contenu de mon expérience perceptive, je suis représentée dans lecontenu de cette expérience. Mais je suis en outre impliquée dans le contenu decette expérience comme le sujet de cette expérience. C’est eu égard aux circons-

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tances où je me trouve présentement et à l’état de mes capacités perceptives quela véracité du contenu de mon expérience peut être évaluée.

Cette distinction entre la représentation du sujet comme objet éventuel del’expérience perceptive et son implication comme sujet de cette même expérience,sujet qui n’est pas explicitement représenté mais implicitement impliqué dans lecontenu de l’expérience, fournit selon Récanati l’explication du fameux phéno-mène d’immunité à l’erreur d’identification dont Sydney Shoemaker a produitl’analyse, s’inspirant de la distinction que faisait Wittgenstein, dans le Blue Book,entre usage du « je » « comme objet » et « comme sujet »11. Le sujet impliquémais non représenté dans le contenu de l’expérience ne peut faire erreur sur laquestion de savoir qui est le sujet de cette expérience. Cette immunité à l’erreurd’identification se trouve préservée même lorsque l’implication se trouve elle-même explicitée dans un contenu propositionnel, par exemple lorsque je passede : «Un homme chauve est devant la maison » (implication implicite du sujetpercevant dans le contenu de sa perception) à : « Je vois un homme chauve devantla maison » (explicitation de l’implication du sujet dans le contenu de son expé-rience perceptive). En revanche, si le sujet figure lui-même comme objet dansl’expérience perceptive, alors comme objet il est susceptible d’erreur d’identifica-tion, comme n’importe quel autre objet : « Contrairement à ce que je crois perce-voir, ce n’est pas moi mais ma sœur que je vois sur cette photo, ce n’est pas monreflet mais le sien que je vois dans cette vitre, etc. »

Récanati rapproche ce qu’il appelle « implication » du sujet dans le contenude son expérience du « cogito préréflexif » de Sartre. On notera que Horstmannfait un rapprochement similaire entre ce qu’il appelle « conscience de soi commesujet » et le « cogito préréflexif » de Sartre. De même, Horstmann lui aussi tientque cette conscience de soi est impliquée (un terme que j’emprunte à Récanati etque n’emploie pas Horstmann) dans la conscience du contenu de ce qu’il appelleun état propositionnel. Mais cette implication est pour Horstmann de nature pluscomplexe. Le je ou le soi (the I or the self, das Ich oder das Selbst) de Horst-mann est impliqué dans le contenu propositionnel de son expérience en ce qu’ilest l’activité même de liaison, consciente d’elle-même12, qui fait du contenu del’expérience un contenu propositionnel. Le soi de Récanati, impliqué dans lecontenu de son expérience perceptive, est tout simplement le sujet percevant (ou

11. Cf. Sydney Shoemaker, « Self-Reference and Self-Awareness », Journal of Philosophy, 65 :555-567 ; repr. in Shoemaker, Identity, Cause and Mind, Oxford, Clarendon, pp. 6-18.

12. On aurait envie de dire : le je ou sujet ou soi est l’agent engagé dans l’activité de liaison descontenus propositionnels. Mais ce n’est pas ce que dit Horstmann, comme je l’indiquais plus haut etcomme on le verra dans son article. Pour lui, le « je » ou « soi » ou «moi » ou sujet conscient de soi estun phénomène passager qui n’a aucun statut ontologique distinct de l’activité même de liaison descontenus propositionnels de son expérience.

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se remémorant, ou imaginant), dont il faut prendre en compte la situation proprepour évaluer la véracité du contenu de sa perception ou de toute autre attitudementale susceptible d’évaluation quant à sa véracité.

D’une manière ou d’une autre, toutes les contributions de ce volume soulèventla question principielle : comment faut-il comprendre l’usage ou les usages dumot « je », c’est-à-dire quels sont les termes pertinents pour analyser cet usage ?Dans son article, « Le marteau, le maillet et le clou », Vincent Descombes prendcette question de front et maintient que la plupart des analyses récentes posenttout simplement la mauvaise question, en demandant : «À quelle entité “je” fait-il référence, et comment ? » Centrer l’analyse du mot « je » sur cette questionconduit à supposer une entité qualifiée de « soi » ou «moi » ou « sujet », suppo-sée fournir au mot « je » son référent. Mais c’est là une supposition vide de senscar la question de la référence n’est pas la question pertinente en ce qui concernel’usage du mot « je ».Descombes appuie son argument sur l’analyse d’un article aussi célèbre

qu’énigmatique d’Elizabeth Anscombe, « The First Person ». Cet article, dit-il, afait l’objet, depuis sa parution en 1974, d’un triple malentendu. 1. Les tenants ducaractère référentiel du mot « je » se sont focalisés, concernant cet article, sur lathèse « extraordinaire » (je cite ici le mot d’Evans)13, supposément défendue parAnscombe, que « je » ne fait pas référence, autrement dit que c’est un nom videou fictif. 2. En maintenant le caractère non référentiel du mot « je », Anscombese trouverait proche de la thèse de Lichtenberg : on pourrait aussi bien dire « çapense » (« es denkt ») que « je pense », autrement dit la pensée est un processusimpersonnel, ce que masque son énonciation en première personne.3. La supposée thèse du caractère non référentiel du « je » aurait de la partd’Anscombe pour motivation essentielle le refus de la thèse dualiste cartésienne,supposée seule susceptible de fournir un référent au « je » qui remplirait la condi-tion d’immunité à l’erreur d’identification caractéristique de l’usage du Je dansJe pense.Or sur ces trois points, dit Descombes, la lecture de l’article d’Anscombe,

devenue dominante dans la philosophie du langage contemporaine, est erronée.Bien plus, ce malentendu systématique révèle une confusion fondamentale, de lapart de la philosophie dominante, dans l’analyse du mot « je ». Reprenons cha-cun des trois points cités. 1. En réalité, maintient Descombes, la question ducaractère référentiel ou non de « je » ou « ego » n’apparaît, dans l’article d’Ans-combe, que dans le contexte d’une question plus fondamentale : quelle est la

13. Gareth Evans, The Varieties of Reference, edited by John McDowell, Oxford, Clarendon,1982, p. 212 n.

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forme logique des pensées en première personne (« I-thoughts »), ce qui revientpour Anscombe à demander : la conscience de soi est-elle la relation cognitived’un sujet à un objet ? 2. Loin de défendre une conception « impersonnelle » dela pensée, Anscombe s’attache au contraire à montrer que l’usage de la premièrepersonne grammaticale ne peut pas être remplacé par un usage en troisièmepersonne, où « je » serait par exemple remplacé par un nom propre. 3. Loin quela thèse du caractère non référentiel du « je » soit motivée par le refus du dua-lisme cartésien, c’est au contraire la série d’arguments minutieusement analyséspar Descombes, au cours desquels sont examinées et rejetées toutes les possibili-tés de tenir « je » pour une « expression référentielle », qui aboutit à vider de soncontenu la supposition cartésienne d’un « ego » ou esprit, et aussi la suppositionlockéenne d’un « soi » (« self »), comme référents spécifiques du mot « je ».

Certes, reconnaît pour finir Descombes, le tenant contemporain du caractèreréférentiel du « je » dispose aujourd’hui d’autres ressources que celles que discu-tait Anscombe, en particulier la prolifération d’analyses du terme « je » commed’un terme « indexical », c’est-à-dire un terme dont la référence ne peut être fixéequ’en tenant compte du contexte de son énonciation. Il n’en reste pas moins, ditDescombes, que l’indexical ne fonctionne pas comme une expression référen-tielle. Sa fonction est de signalisation (une expression que l’on rencontre aussi, àpropos du « je », dans l’article d’Anscombe), non de référence. L’indexical sert àfixer la référence des termes qui, eux, sont référentiels, c’est-à-dire servent à direde quoi on parle. De telle sorte que le rapport de l’indexical au nom est comme lerapport du clou au maillet, non comme le rapport du marteau au maillet (Des-combes me pardonnera, j’espère, de vendre la mèche prématurément sur le trèsjoli titre de son article !) : fonctions complémentaires et non pas similaires. Enfin,si l’usage d’un nom (terme référentiel) dépend d’un rapport de contiguïté entre lesujet (nommant) et l’objet (nommé), en revanche l’usage du terme « je » dépendd’un rapport de coïncidence du sujet (disant « je ») à lui-même.

Est-on alors si loin de la règle élémentaire selon laquelle « je » réfère, enchaque instance de son énonciation, au sujet qui pense ou énonce « je » ? C’estune solution que Descombes ne discute pas directement mais que sans nul doute,suivant en cela Anscombe, il récuserait : elle est selon lui source de confusionsémantique et, par voie de conséquence, source de confusion philosophique. Jene peux ici que renvoyer le lecteur à l’argumentation serrée de son article.

Sous le titre d’apparence modeste « La conscience de soi » (« Self-Consciousness »), Peacocke, quant à lui, n’hésite pas à dire qu’un sujet conscientde soi est un sujet capable de faire référence à soi dans un jugement en premièrepersonne. Il y a cependant différents degrés de conscience de soi et d’aborddifférents degrés de conscience, et donc différent types de sujet conscient. Les

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premiers sont les « simples sujets conscients », entités dotées d’états deconscience et peut-être aussi d’une mémoire élémentaire de leurs états précé-dents. De tels sujets ne sont pas à proprement parler « conscients de soi » bienqu’ils aient peut-être, dit Peacocke, un analogue non conceptuel de la consciencede soi (sentiment de soi ? schéma corporel ? Ici les distinctions de Peacockesemblent rejoindre celles de Horstmann, qui lui aussi distingue la conscience desoi à proprement parler du simple sentiment de soi ou de la conscience du corpspropre). Les seconds sont les sujets conscients qui, selon les termes employés parPeacocke, font usage d’un concept de première personne, c’est-à-dire pour les-quels le concept de première personne figure dans des jugements d’auto-attribution, que ceux-ci aient une expression linguistique ou non (« j’ai faim »,« j’ai mal », « je vois un oiseau », « je me tiens debout », etc.). Enfin, au troisièmetype de sujet conscient, et deuxième type de sujet conscient de soi, appartiennentles sujets capables d’attribution en première personne qui vont au-delà de lasimple auto-ascription élémentaire de prédicats physiques ou mentaux. C’est àcette troisième catégorie de conscience de soi que s’intéresse Peacocke dans sonarticle. Il en distingue deux sortes, la conscience de soi comme perspective sursoi (« perspectival self-consciousness ») 14 et la conscience de soi réflexive(« reflexive self-consciousness »).La « conscience de soi comme perspective sur soi » (perspectival self-

consciousness) est introduite par l’exemple du test du miroir de Gallup, où unanimal se voit présenter son image dans le miroir et la question à résoudre est lasuivante : le test permet-il d’établir que l’animal est conscient de lui-même lors-qu’il s’efforce d’effacer une tache que l’on a peinte sur son front ? Peacocke nese prononce pas sur ce point mais se sert de cet exemple pour donner la structuregénérale de la conscience de soi comme perspective sur soi : elle a la formeinférentielle « that G is F ; this G is me ; so, I am F » ; « ce G est F ; ce G est moi ;donc, je suis F ». La conscience de soi comme perspective sur soi, définie parcette structure inférentielle, est indépendante de l’existence de miroirs ou

14. On notera que le terme « perspectival » dont fait usage ici Peacocke a un sens très différent decelui que lui donne François Récanati lorsqu’il parle de «Perspectival Thought » (voir FrançoisRécanati, Perspectival Thought. A Plea for (Moderate) Relativism, Oxford, Oxford University Press,2007). Pour Récanati, la « perspectival thought » est la pensée présente dans les « propositionsrelativisées » dont je parlais plus haut : il s’agit d’une pensée dont les conditions de vérité font entreren ligne de compte la perspective particulière du sujet de l’attitude propositionnelle dont la pensée estle contenu. Au contraire, la « perspectival self-consciousness » de Peacocke est caractérisée par le faitque le sujet de la pensée y a un point de vue sur lui-même qui s’apparente à celui qu’il aurait surn’importe quel autre objet. Il n’est reste pas moins que si l’on suit les analyses de Récanati, il faudradire que la « perspectival self-consciousness » de Peacocke (conscience de soi comme perspective sursoi) a pour contenu, comme beaucoup d’autres attitudes mentales, une « perspectival thought » ausens de Récanati, c’est-à-dire une pensée dans laquelle le sujet de l’attitude propositionnelle estimpliqué même lorsqu’il est en outre, dans cette pensée, objet pour lui-même.

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d’aucune autre surface réfléchissante ou production d’image de soi. Deux points,en ce qui la concerne, sont essentiels : i. le prédicat attribué à soi-même (« I amF ») n’appartient pas à la catégorie de prédicats que Peacocke définit comme« ancrés dans le sujet », c’est-à-dire dont les conditions d’intelligibilité dépendentprimordialement de leur application en première personne, comme c’est le caspar exemple pour des concepts comme «… a mal » ou «… a une sensation derouge ». ii. l’attribution à soi-même du prédicat F dépend de la reconnaissanceimplicite d’une relation d’identité, «G is me » : l’identité à soi-même, commesujet du jugement ou de l’expérience perceptive, d’une entité dont le prédicat estaffirmé de la même manière, c’est-à-dire sur la base du même type d’information,qu’il pourrait l’être de n’importe quelle entité distincte de moi. Ces deux condi-tions peuvent au demeurant valoir pour des prédicats mentaux comme pour desprédicats physiques : un énoncé de conscience de soi comme perspective sur soipourrait être aussi bien : « je suis bien considéré de mes voisins » que « je suis dehaute taille ».

Ce que Peacocke appelle « perspectival self-consciousness » est proche de ceque Sartre appelle conscience de soi comme objet. Mais on notera que Pea-cocke, contrairement à Sartre, ne tient nullement qu’une telle conscience de soidépende du regard d’autrui sur soi-même. Au contraire, ayant défini la perspec-tive sur soi par les traits structuraux que je viens de résumer, Peacocke affirme,en s’opposant expressément à la position sartrienne, que l’expérience de soi-même comme étant sous le regard d’autrui dépend de la capacité à la consciencede soi comme perspective sur soi, et non l’inverse.

Le deuxième type de conscience de soi analysé par Peacocke, la consciencereflexive de soi (« reflexive self-consciousness »), le met à nouveau dans unesituation polémique à l’égard de Sartre. Peacocke entend par conscienceréflexive de soi la conscience reflexive d’états ou d’événements qu’il appelleeux-mêmes « subject-reflexive states or events », expression pour laquelle la tra-duction la moins mauvaise serait peut-être tout simplement : « états ou événe-ments réflexifs ». Un état ou événement réflexif, dit-il, est un état ou événement« dont le contenu réfère, de droit et de manière originaire, au sujet qui se trouvedans cet état ou fait l’expérience de cet événement ». Parmi les exemples qu’ilpropose : avoir une perception dans laquelle il y a une porte à la gauche de soi-même ; se souvenir d’avoir été à Athènes ; être conscient de sa propre actiond’ouvrir une porte. Ces états sont, comme états dont on est conscient, des étatsque Peacocke dit « subject-reflexive » parce qu’il y a dans leur contenu mêmed’états, avant toute réflexion, une référence au sujet de l’état. La conscienceréflexive de soi est la conscience de second degré d’être dans de tels états qui, aupremier degré, sont des états dont le contenu comporte une référence à soi-même. Contrairement à la thèse de Sartre dans La Transcendance de l’ego,

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soutient Peacocke, il n’est donc pas vrai que l’ego (terme que Peacocke adoptetel quel dans sa discussion de Sartre !) soit constitué par la conscience réflexive.Pour qu’il y ait conscience réflexive de soi, il faut qu’il y ait un soi offert à laréflexion. Ce soi, selon Peacocke, est le sujet capable d’états réflexifs. Il y a dansla position de Peacocke une prise de position à la fois sémantique et métaphy-sique diamétralement opposée à celle de Descombes. La référence à soi supposequ’il y ait un « soi » auquel on fait référence : un « self » ou « ego », c’est-à-direun sujet, au sens métaphysique de support d’états. Les états dont le « soi » de laconscience de soi réflexive est le support sont spécifiquement des états réflexifs,au sens que Peacocke a donné à ce terme. De tous les textes proposés dans cenuméro, celui de Peacocke est peut-être celui qui prend le plus résolument partipour une notion métaphysique de soi ou sujet et fonde sur l’adoption d’une tellenotion une sémantique de l’auto-référence et une épistémologie de la conscienceet du savoir de soi.

En revanche l’article de Quassim Cassam, « How We Know What WeThink », est d’ambition strictement épistémologique. Il porte non pas sur la ques-tion de savoir ce qu’est un « soi » ou «moi », mais sur la possibilité de la connais-sance de soi. Cassam interroge cette possibilité sous un aspect bien particulier : lasupposition courante que nous avons une connaissance immédiate de nos proprescroyances, c’est-à-dire, en termes psychologiques : que croire que p est immédia-tement savoir que l’on croit que p ; ou en termes épistémologiques : que croireque p offre une justification immédiate (ne nécessitant ni inférence ni confirma-tion empirique) du savoir que l’on croit que p.Ce que Cassam appelle l’« intuition d’immédiateté » a eu, au cours de l’his-

toire de la philosophie aussi bien que dans les développements récents de laphilosophie analytique, des défenseurs illustres. Cassam s’intéresse à la défensequ’en a proposée Richard Moran dans son livre récent, Authority and Estrange-ment: An Essay on Self-Knowledge15. Selon Moran, la connaissance immédiateque nous avons de nos croyances est une connaissance par admission (« know-ledge by avowal ») : c’est dans l’acte même d’admettre une croyance pour vraieque nous acquérons en outre la connaissance que telle est bien notre croyance.Cette situation dépend de ce que Moran appelle la « condition de transparence »(« transparency condition »), qu’il définit de la manière suivante : « D’unemanière générale, si quelqu’un se pose la question : “Est-ce que je crois que p ?”il traitera cette question essentiellement comme il traiterait une question corres-pondante qui ne ferait nullement référence à lui-même : “p est-il vrai ?” » C’est

15. Richard Moran, Authority and Estrangement: An Essay on Self-Knowledge, Princeton,Princeton University Press, 2001.

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en ce sens que, selon Moran, la question « Est-ce que je crois que p… ? » esttransparente à la question : « p est-il vrai ? » Répondre affirmativement à laseconde offre immédiatement la motivation psychologique et la justificationépistémologique pour répondre affirmativement à la première. Croire que p estimmédiatement savoir que l’on croit que p.

Cassam récuse la position de Moran. Elle repose, selon lui, sur une confusionfondamentale entre penser ou juger d’un côté et croire de l’autre côté. D’unemanière plus générale, soutient-il, les défenseurs de l’« intuition d’immédiateté »confondent actes mentaux et états mentaux et concluent à tort, de l’idée que laconnaissance de nos propres actes mentaux est immédiate, à l’idée que laconnaissance de nos états mentaux serait immédiate. Or la croyance appartient àla seconde catégorie et non pas à la première. Que juger et croire ne coïncidentpas toujours est attesté par le fait que, malgré toutes les bonnes raisons que j’aide juger que p, il se peut encore que je croie que non-p. La condition de transpa-rence est alors annulée, et malgré ma déclaration ou admission (avowal) que p,je suis encore coincé (« stuck ») dans la croyance que non-p (ce que Cassamappelle the « sticking problem », on pourrait dire : « le problème qui coince »).

Pour rendre justice à Moran, il faut dire que loin d’ignorer ce que Cassamappelle le « sticking problem », il en fait au contraire un point central de sonargument. Selon lui, est immédiat le savoir que nous avons des croyances qui fontl’objet d’un jugement pour lequel je suis capable d’énoncer les raisons. Mais noussommes habités par toutes sortes de croyances qui n’obéissent pas à la conditionde transparence définie plus haut, et que seul un travail patient d’observation denos propres comportements pourra, dans le meilleur des cas, rendre apparentes etdonc accessibles à une évaluation des raisons que nous pouvons avoir de lesadmettre pour vraies. Sans entrer dans le détail des analyses de Moran, Cassamlui reconnaît d’avoir limité au premier cas, celui des croyances rationnellementjustifiées, son affirmation du savoir immédiat que nous avons de nos proprescroyances. Mais c’est précisément ce qui le conduit à dire que l’argument deMoran repose sur une confusion entre juger et croire. Même en suivant le raison-nement de Moran, ce qui est immédiat (ne demandant ni justification par infé-rence ni confirmation empirique) n’est pas selon Cassam la connaissance quenous avons de notre croyance, mais la connaissance que nous avons de notrejugement. Je sais immédiatement, dans l’acte même de juger p, que je juge que p.Mais il reste à faire la transition entre « je sais que je juge p » et « je sais que jecrois p ». Cette transition repose, selon Cassam, sur une « linking assumption »,une « présupposition de lien » entre ce que je juge et ce que je crois. S’il en estainsi, ma connaissance de ma propre croyance n’est nullement immédiate. Elleest médiatisée par une inférence du juger au croire reposant sur la « présupposi-tion de lien » de l’acte de juger à l’état de croire.

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Il reste vrai, dit Cassam, que dans certains cas nous avons une connaissanceimmédiate de nos propres croyances. Mais l’explication en est bien différenteque celle que propose Moran pour le savoir des croyances nées d’actes de juger.Dans les cas que considère Moran, la connaissance que nous avons de noscroyances est en réalité, selon Cassam, médiatisée par la « linking assumption ».Mais il est des cas beaucoup plus simples – l’exemple cité par Cassam est « Jem’appelle Quassim Cassam » – où nous avons en effet une connaissance immé-diate de notre propre croyance. Celle-ci est assurée par un «monitoring mecha-nism », un mécanisme de contrôle qui fonctionne en dessous du seuil de laconscience et qui va puiser dans notre « belief box », c’est-à-dire le stock decroyances dont nous disposons sans qu’elles soient à chaque instant accessibles àla conscience, les croyances appelées à devenir l’objet d’un savoir de la croyance.En d’autres termes : de certaines de nos croyances, par exemple « je m’appelleQuassim Cassam », nous avons sans nul doute, dit Cassam, un savoir immédiat.Mais ce savoir immédiat de nos propres croyances, loin d’être le savoir en pre-mière personne de notre propre action mentale auquel fait appel Moran, est unsavoir dépendant d’un processus en troisième personne, celui de ces «méca-nismes de contrôle » qui font venir à la surface de notre vie mentale et nousprésentent comme justifiées, autant que de besoin, certaines de nos croyances.

Les quelques notes qui précèdent ne peuvent rendre justice à la complexitédes arguments développés dans les articles qui suivent. Ma seule ambition a étéqu’elles soient une invitation faite au lecteur à se faire son propre itinéraire dansles problématiques ici proposées. Il va de soi que toute erreur dont se paieraientles simplifications que j’ai dû opérer est de ma responsabilité entière. Il me resteà remercier tous les auteurs de ce numéro exceptionnel pour la générosité aveclaquelle ils ont prêté leur talent à ce projet, et les rédacteurs de la revue pour lapatience avec laquelle ils en ont soutenu et attendu la réalisation.

Béatrice LONGUENESSE

New York University

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