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1 De la télévision aux réseaux sociaux : l’avenir de la communication politique dans les démocraties avancées, au Liban et dans le monde arabe. ------------------------------------- Jacques Gerstlé, Professeur Emérite au Département de Science Politique Université Paris 1 Panthéon Sorbonne Il peut paraître bien ambitieux de penser l’avenir de la communication politique tant elle paraît aujourd’hui être en transformation continue sous l’effet des innovations technologiques et de l’adaptation des pratiques politiques à ces changements. On conviendra pourtant que cela répond à une nécessité flagrante si l’on souhaite maîtriser un tant soit peu les nouvelles conditions de la vie politique dans les décades à venir. Là où la réflexion paraît démesurée c’est le terrain de son application qui juxtapose des aires politiques très contrastées. Les démocraties avancées constituent déjà des espaces politiques très divers qui attestent cependant des tendances plus ou moins communes dans la transformation qu’ils connaissent du champ politique. Avec le Liban et le monde arabe on est confronté à une diversité de situation encore supérieure et il serait très hasardeux de postuler une quelconque homogénéité de cet espace sauf lorsqu’on le confronte globalement aux mondes des démocraties établies. Partons donc de l’idée très approximative qu’on peut réfléchir à l’avenir de la communication politique à partir de cette dichotomie où se mêlent les critères politiques, technologiques et socio-économiques pour distinguer entre les démocraties établies et les pays arabo-musulmans pour qui la démocratie relève encore plus ou moins de l’aspiration. Dès lors, une démarche possible se présente qui peut certes recevoir la critique d’un certain historicisme postulant une temporalité universelle pour les changements de société. On peut, en effet, partir du tableau des tendances communes manifestes dans les démocraties avancées puis vérifier les conditions de leur transposition au mode arabo-musulman pour anticiper des conséquences régionales. Trois âges de la communication politique ont déjà fait l’objet de réflexion de la part de Jay Blumler (1995). L’immédiat après-guerre a connu la domination sans partage des organisations politiques qui assuraient l’essentiel du travail de mise en relation des citoyens et des gouvernants. Cette première phase correspond à ce que B. Manin (1996) dénomme la « démocratie de partis ». Les identifications partisanes des citoyens sont fortes et les électeurs paraissent captifs des partis politiques qui contrôlent le système. Les électeurs répondent aux sollicitations des partis en étant sélectifs et en renforçant leurs attitudes politiques. Les médias,

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De la télévision aux réseaux sociaux : l’avenir de la communication politique

dans les démocraties avancées, au Liban et dans le monde arabe.

-------------------------------------

Jacques Gerstlé, Professeur Emérite au Département de Science Politique

Université Paris 1 Panthéon Sorbonne

Il peut paraître bien ambitieux de penser l’avenir de la communication politique tant elle paraît

aujourd’hui être en transformation continue sous l’effet des innovations technologiques et de

l’adaptation des pratiques politiques à ces changements. On conviendra pourtant que cela

répond à une nécessité flagrante si l’on souhaite maîtriser un tant soit peu les nouvelles

conditions de la vie politique dans les décades à venir. Là où la réflexion paraît démesurée c’est

le terrain de son application qui juxtapose des aires politiques très contrastées. Les démocraties

avancées constituent déjà des espaces politiques très divers qui attestent cependant des

tendances plus ou moins communes dans la transformation qu’ils connaissent du champ

politique. Avec le Liban et le monde arabe on est confronté à une diversité de situation encore

supérieure et il serait très hasardeux de postuler une quelconque homogénéité de cet espace sauf

lorsqu’on le confronte globalement aux mondes des démocraties établies. Partons donc de l’idée

très approximative qu’on peut réfléchir à l’avenir de la communication politique à partir de

cette dichotomie où se mêlent les critères politiques, technologiques et socio-économiques pour

distinguer entre les démocraties établies et les pays arabo-musulmans pour qui la démocratie

relève encore plus ou moins de l’aspiration. Dès lors, une démarche possible se présente qui

peut certes recevoir la critique d’un certain historicisme postulant une temporalité universelle

pour les changements de société. On peut, en effet, partir du tableau des tendances communes

manifestes dans les démocraties avancées puis vérifier les conditions de leur transposition au

mode arabo-musulman pour anticiper des conséquences régionales.

Trois âges de la communication politique ont déjà fait l’objet de réflexion de la part de

Jay Blumler (1995). L’immédiat après-guerre a connu la domination sans partage des

organisations politiques qui assuraient l’essentiel du travail de mise en relation des citoyens et

des gouvernants. Cette première phase correspond à ce que B. Manin (1996) dénomme la

« démocratie de partis ». Les identifications partisanes des citoyens sont fortes et les électeurs

paraissent captifs des partis politiques qui contrôlent le système. Les électeurs répondent aux

sollicitations des partis en étant sélectifs et en renforçant leurs attitudes politiques. Les médias,

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principalement la radio et la presse écrite, ne sont en ces temps, conçus que comme des relais

d’une communication ascendante (bottom up) mais plus souvent descendante (top down). Ils ne

prétendent aucunement intervenir dans le jeu politique si ce n’est au titre de relais,

d’intercession entre les partis et les citoyens. Leur influence est réputée limitée jusqu’à l’arrivée

de la télévision qui bouleverse totalement les équilibres entre médias et politique.

1/-L’installation de la télévision comme média dominant

La télévision ne couvre le territoire national américain qu’en 1952 et c’est au cours de l’élection

présidentielle américaine de 1952 qu’on prend conscience de l’impact de ce nouveau média sur

le jeu politique. Dans les années 1960 on atteind le point de saturation des foyers américains en

termes d’équipement en téléviseurs et ça n’est que dans les années 70 que les pays européens

atteindront des statistiques comparables. En France, par exemple, le taux d’équipement des

ménages en téléviseur tel qu’il est recensé par l’INSEE1 double entre 1962 et 1965 et passe de

23,1 à 45,6 %. En 1969 on atteint 66,4 %, en 1974 82,4% et 87,8% en 1978. L’alternance

socialiste accompagne en 1981 un taux de 90,8%. La victoire de la droite en 1986 se produit

alors qu’on compte 92,4% de ménages équipés. La réélection présidentielle de F. Mitterrand

intervient alors que le taux d’équipement atteint 94,3%. Selon Dalton (2006, p 21) c’est vers

1974 que les allemands, les britanniques et les français atteignent un niveau approximatif de

dépendance à la télévision pour l’acquisition de l’information politique voisin de 90%. Dès les

premières études européennes d’impact on se rend compte que la télévision peut largement

améliorer l’information des électeurs sur les enjeux de la campagne pour les élections générales

britanniques de 1959 (Trenaman et al., 1961). Paradoxalement les études de communication

électorale adoptent le « modèle des effets limités » en 1960 comme paradigme dominant et il

faudra attendre le début des années 1970 pour voir émerger des modèles d’effets plus réalistes

tels que le modèle des usages et satisfactions où on s’intéresse, par exemple, prioritairement

aux motivations de l’électeur pour suivre une campagne électorale. Pourtant au cours des années

60 la télévision s’installe dans les foyers européens et y devient totalement dominante s’agissant

de la diffusion de l’information quotidienne. Les professionnels de la politique conservent le

contrôle de leurs messages et, en France au moins, la domination structurale du politique sur le

médiatique s’avère constante (Darras, 1998). La télévision en vient à dominer totalement le

fonctionnement de la vie politique. En 1978 la publication de l’ouvrage intitulé « La télévision

fait-elle l’élection ? » atteste cette domination en montrant qu’elle est dans sa consommation le

1 Bourdon, J., 1994, Haute fidèlité. Pouvoir et télévision (1935-1994), Paris, Seuil, (tableau 5).

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média le plus interclassiste, le plus socialement hétérogène en mélangeant les âges, les sexes,

les orientations politiques, les niveaux socio-éducatifs. C’est le média le plus regardé pour

satisfaire toutes les motivations, de la plus politique (l’aide à la décision électorale) à la plus

ludique (le plaisir d’assister à une compétition) ou à la plus sociale (l’acquisition d’arguments

pour les conversations à venir). En 1969, l’audience globalisée des trois networks représentent

les trois quarts des foyers américains. Cet âge d’or pour la télévision politique entraîne certaines

conséquences sur le fonctionnement de la vie politique elle-même. Du fait de son caractère

interclassiste, en particulier, la télévision entraîne un déclin des opportunités d’exposition

sélective à certaines orientations politiques. Une information plus impartiale accompagne le

développement du pluralisme. La conséquence la plus immédiate est certainement

l’élargissement de l’audience pour la communication politique qui était très cantonnée aux

espaces partisans autrefois. Cet élargissement a facilité le désalignement partisan et la baisse

des facteurs à long terme dans l’explication du comportement électoral. L’information télévisée

est devenue centrale dans le jeu politique : la personnalisation s’en est trouvée facilitée et la

spectacularisation du jeu politique. De plus, les critères de fabrication de cette information

réputée plus impartiale, plus neutre, car transgressant les sympathies partisanes, s’imposent aux

autres médias radiophoniques et de presse écrite. La professionnalisation, enfin, de la

communication politique est largement tributaire de la domination de la télévision sur les autres

médias car elle favorise le « spin control » et le « news management ».

Progressivement toutefois une série de conjonctures politiques et de changements

technologiques ont commencé à ébranler cet équilibre entre télévision et politique. La guerre

du Vietnam, le scandale du Watergate notamment permettent aux journalistes de s’émanciper

davantage de la domination de la logique politique. Ils deviennent moins déférents, plus

interprétatifs. Tirant les conséquences de cette domination, l’attention académique se porte sur

les effets cognitifs de la communication politique télévisée pour repérer des effets d’information

qui mettent en évidence la fonction d’agenda des médias (McCombs, Shaw, 1972). Se

développe aussi un discours sociétal plus médiacratique (de Virieu, 1990) qui considère la

montée en puissance des médias au point d’en faire des agents authentiques du jeu politique au

même titre que les professionnels de la politique. Les émissions politiques à la télévision

rythment le débat politique et consacrent de nouvelles figures politiques ou bien relégitiment

ceux qui disposent déjà d’un capital politique partisan. La controverse est ouverte à ce sujet

(Manin, 1996 ou Darras, 1995). Cette phase correspond à l’émergence de la communication

dans le monde social et politique avec une professionnalisation accentuée requise par l’expertise

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en médias et se traduit par une rationalisation des pratiques stratégiques en communication

politique avec la montée des sondages d’opinion et des études qualitatives entre autres (Bazin,

2011).

Au moment de présenter le troisième âge de la communication politique J. Blumler ne peut

qu’anticiper sur le déclin de la télévision car l’agent principal de la transformation, internet, n’a

pas encore donné toute sa mesure. Il faut rappeler ici qu’à partir des années 50, la diffusion de

la télévision fut la plus rapide de tous les médias, y compris internet. Mais la consommation de

télévision aux Etats-Unis décline de 1993 à 1996 de 75% à 65% des américains alors que la

consommation d’information en ligne ne se monte encore qu’à 1%. Le nombre de foyers où

l’on compte des téléspectateurs pour l’un des trois networks (ABC, CBS, NBC) passe de 60%

en 1993 à 28% en 2006. En 2000, la consommation d’information télévisée descend à 55%

mais la consommation en ligne s’élève à 20%. Or l’environnement médiatique à l’âge dominé

par la télévision est caractérisé par l’homogénéité du contenu et l’opportunité limitée qui est

offerte à l’audience de choisir ses programmes. Ceci change complétement avec l’arrivée de la

télévision câblée dans les années 80 puis d’internet dans les années 90 qui bouleversent la

communication politique. En 2002, 82% des foyers américains ont accès à des chaînes

d’information câblées et Baum et al. (1999) constatent que le câble a sonné le glas de l’âge d’or

de la télévision présidentielle. Ils proposent une explication du déclin de l’audience pour

l’information télévisée (viewing opportunity model type Baum et Prior (2005) opposée au

reporting style model de Patterson (2000) pour reprendre la conceptualisation de Cohen (2008).

La première hypothèse désigne l’ouverture de l’offre de programmes télévisés comme

responsable principal de ce déclin, le divertissement venant prendre la place de l’information.

Dans la deuxième hypothèse le déclin de l’audience est attribuée au style de couverture

journalistique caractérisant l’information télévisée davantage centrée sur le jeu que les enjeux

politiques, sur les aspects spectaculaires et davantage inspiré par les cadrages épisodiques que

les cadrages thématiques (Gerstlé et al, 2016). En 20 ans on passe de 14000 foyers qui ont

souscrit un abonnement au câble en 1963 à plus de 40 millions.

En 1991 la guerre du Golfe a contribué à la promotion de CNN, la première chaîne

d’information continue lancée en 1982. Entre 1993 et 2003 l’audience globalisée des trois

networks a perdu près de 30% de téléspectateurs au moment où a émergé leur principale

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menace, les chaînes d’information locale. La pression commerciale est alors assez forte pour

substituer les « soft news » aux « hard news » et les sitcoms et la télé-réalité attirent davantage

l’audience que les informations « sérieuses ».

Le troisième âge de la communication politique est donc celui de la prolifération des médias,

de l’abondance communicationnelle et de l’ubiquité qui accompagnent l’équipement multi-

média des consommateurs. Les chaînes de télévision se multiplient (hertzienne, câblée,

satellitaire), généraliste, versus thématique, publique versus privée, nationale versus locale.

Cette abondance accroît la pression sur les professionnels de la politique en permanence

sollicités pour exprimer un message et accroît la pression sur les journalistes pour produire des

« ». Il s’ensuit une accélération de la communication politique et on peut penser que la

volatilité électorale croissante est à mettre en relation avec la volatilité croissante de l’agenda

médiatique. Cinq tendances lourdes sont observables qui caractérisent le troisième âge de la

communication politique. La professionnalisation continue, la compétition entre les médias

augmente, le populisme anti-élitiste se développe, la diversification des médias s’accompagne

de mouvements centrifuges, et les individus reçoivent différemment la politique notamment de

façon plus spectatorielle (Blumler et al., 1999).

2/- L’émergence d’Internet et la reconfiguration des médias

Vers le milieu des années 90 internet est apparu et s’est développé de façon inexorable.

Rappelons quelques dates et quelques chiffres pour évoquer l’installation d’internet dans

l’environnement d’information de la société américaine. Pour la campagne de 1996, 4%

seulement du public et 22 % des utilisateurs réguliers d’internet sont allés chercher de

l’information électorale en ligne. En 1997, 23% des américains sont connectés et 41% deux ans

plus tard. En 1998, lors des élections de mi-mandat c’est entre 50 et 63% des candidats qui ont

mis en ligne un site de campagne selon d’Alessio (2000)2. En 2004, on compte 29% du public

et 52% d’utilisateurs réguliers parmi ceux qui sont allés chercher de l’information électorale

en ligne. La grande arrivée d’Internet dans les campagnes américaines doit être située en 2004.

C’est l’usage de l’interactivité, notamment permise par les blogs, qui change les pratiques

comme l’atteste la campagne de Howard Dean et son « fund-raising » en ligne, ses invitations

à des « Meetups », son recours au référendum en ligne sur le rejet du financement public. Lors

2 On trouvera une chronologie détaillée de l’adaptation d’Internet aux pratiques de campagnes américaines de 1996 à 2004 dans P. N. Howard, 2006, New Media Campaigns and the Managed Citizen, Cambridge, Cambridge University Press. Voir également J. Stromer-Galley, 2014.

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de la campagne présidentielle de 2004 c’est 63 millions d’américains qui ont utilisé Internet

pour obtenir de l’information politique et 52% des électeurs ont déclaré que l’information

recueillie sur Internet a influencé leur décision électorale (Williams et al., 2006). G.H. Bush et

J. Kerry ont adopté, eux aussi des stratégies fondées sur internet en « levant les barrières à la

participation ». De 2004 à 2008 le nombre d’américains qui citent internet comme leur première

source d’information durant la campagne présidentielle s’est accru de 23% alors que la

télévision a perdu 4 points dans le même temps. En 2006, près de 75% des adultes sont

connectés et 58% d’entre eux utilisent le web pour trouver une information politique

particulière3. Entre 2000 et 2008 l’utilisation d’internet a triplé quand on passe de la compétition

entre Bush et Gore à la compétition entre Obama et McCain où elle atteint 33%4. Le graphique

ci-dessous exhibe les statistiques qui datent de 2010 et qui ne présentent qu’un état aujourd’hui

dépassé du déclin de la télévision au profit d’internet.

Principales sources d’information politique aux USA

Source : Pew Research Center for the People and the Press, 2011.

3 Pew Internet and American Life Project Surveys, March 2000-2006, (http;//www.pew internet.org/trends/Internet_Activities_7.19.06.htm. 4 Pew Research Center for the People and the Press, 2008, News Interest Index. Pew 24-7 Oct. At http://people-press.org/reports/questionnaires/466.pdf.

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« En 2012 plus de 80% des américains adultes sont connectés. Plus de 90% des utilisateurs

d’internet lisent des e-mails ou utilisent des moteurs de recherche pour trouver de l’information.

70% regardent des vidéos sur un site comme YouTube et 66% utilisent un site de réseau social

comme Facebook. En août 2011, 60% des américains lisent l’information politique en ligne et

pendant la campagne de 2012, 60% ont utilisé les médias sociaux pour exprimer leurs vues sur

la politique ou pour prendre connaissance des vues politiques des autres. Par comparaison, 55%

des américains adultes déclarent en septembre 2012 regarder les informations télévisées ou des

chaînes câblées et seulement 33% déclarent lire un journal de presse écrite » (Stromer-Galley,

2014). Certes, l’univers médiatique américain est exceptionnel avec ses 14000 stations de radio,

2218 chaînes de télévision, 12000 périodiques, 1450 quotidiens, 7926 chaînes câblées (Denton

et al., 2008). Aucune nation au monde ne peut prétendre rivaliser avec un tel système de médias.

Il n’empêche que des tendances communes sont apparues dans les démocraties établies.

Une avalanche de moyens techniques sont aujourd’hui disponibles pour produire, recevoir,

diffuser de la communication politique qui autorisent d’y voir des signes d’ouverture d’un

quatrième âge. On peut craindre que cette abondance de communication ne renforce

exagérément le souci de la forme au détriment du fond des messages politiques du fait de la

compétition intensive qu’ils doivent affronter sur le marché de la communication. Par le

processus de diversification centrifuge, Blumler voulait désigner l’éclosion de tous les groupes,

associations, communautés qui, aujourd’hui grâce à internet, ont les moyens de se faire entendre

et d’entrer dans le jeu politique. A travers sa forme réticulaire la communication dite

interpersonnelle a complétement élargi les opportunités d’échanges entre les individus et les

différents groupes sociaux. Alors qu’ils n’étaient que les récepteurs d’une communication

largement institutionnalisée organisée par l’élite les individus sont devenus des émetteurs

d’opinions que le personnel politique doit écouter et satisfaire. Mais davantage qu’une

substitution d’internet aux autres médias il faut sans doute y voir une reconfiguration du

paysage médiatique comme le suggère la persistance de la domination de la télévision.

Mais la logique de la diversification médiatique conduit aussi à la fragmentation politique et

certains font état d’une menace que ferait peser la digitalisation de la communication politique

sur la démocratie paradoxalement du fait du retour du modèle des effets limités. Préoccupés par

les changements du paysage médiatique, Bennett et Iyengar (2008) n’hésitent pas à entrevoir

un retour (conforme au modèle de Columbia) vers des effets limités tenant compte de la

prolifération des médias et de la fragmentation de l’audience. Ils s’interrogent sur l’hypothèse

fortement vraisemblable d’un retour vers l’exposition sélective et consécutivement d’une

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polarisation politique. C’est ce que Cacciatore, Scheufele et Iyengar (2016) appellent un modèle

des effets fondé sur les préférences dans la mesure où un environnement d’information

fragmenté et le plus souvent en ligne va fournir aux audiences une information compatible avec

leurs croyances antérieures. Les effets des médias se limiteraient alors à du renforcement

d’attitude à partir des préférences politiques.

En France, la montée d’internet est sensible : Au nombre des techniques qui révèlent des savoir-

faire spécialisés dans le travail de mobilisation électorale figurent incontestablement, depuis

2001, les utilisations d’internet avec les blogs, les sites et les réseaux sociaux (Greffet et al.,

2011). Elle pointe toutefois que « quel que soit le contexte politique, et la sophistication des

techniques utilisées pour convaincre, les enquêtes ne mesurent pas un accroissement de la

participation en ligne depuis 2007, les pratiques les plus populaires restant passives comme la

lecture d’informations ou le visionnage de vidéos» (Greffet, 2013). Bref, malgré son

institutionnalisation l’impact de la cyberprésence, définie comme l’occupation des différents

espaces du web par des contenus au nom du candidat ou de la campagne (Gadras et al., 2014),

reste limité. L’évolution des médias utilisés comme première ou seconde source d’information

entre 2006 et 2012 fait apparaître deux enseignements majeurs : la permanence de la domination

de la télévision avec un effritement récent et l’émergence d’internet depuis 2007 au détriment

de la presse écrite principalement. On est, en effet, passé de 15% d’électeurs utilisant internet

en 2002 à 50% en 2007 puis 75% en 2012.

Principales sources d’information politique en France (2006-2012)

Médias Décembre

2006

Février

2007

Mai 2007 Décembre

2009

Juin2012

Télévision 83 82 83 76 84

Radio 38 40 36 41 37

Internet 14 16 21 28 35

Presse écrite

nationale

Presse écrite

régionale

Presse

gratuite

33

25

4

29

25 59

5

29

23

4

25

18

6

32

Sources : Greffet et al., 2011 ; Koc Michalska et al., 2013 ;

En 2012, l’intérêt suscité par la campagne est demeuré « élevé et relativement stable : selon le

baromètre CSA, 69% des électeurs en moyenne ont déclaré être très ou plutôt intéressés par la

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campagne ». A cette occasion, les moyens d’information considérés comme les plus utiles

pour se faire une opinion sur les candidats (avec la possibilité de fournir jusqu’à trois

réponses) sont ainsi mesurés par l’enquête panélisée Médiapolis en 2012:

Les informations à la télévision ou à la radio : 62 %

Les interventions des experts dans les médias : 31 %

Les informations dans les quotidiens ou les hebdomadaires : 28 %

Les sites internet d’information : 24 %

Les discussions avec des personnes de votre entourage : 23 %

Les professions de foi des candidats : 17 %

Les tracts et brochures des candidats : 15 %

Les sondages : 10 %

Les sites internet des candidats : 7 %

Les discussions sur internet ou les réseaux sociaux en ligne : 6 %

(Source : Enquête Médiapolis)

On notera l’utilité considérée comme limitée des réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter

notamment par rapport aux discussions avec l’entourage. La banalisation d’internet explique

qu’il n’a pas revitalisé l’espace public politique contrairement aux espoirs placés en lui. En fait,

il faut recourir à une approche écologique pour déterminer comment se combinent les pratiques

informationnelles du public. « La plus fréquente est la combinaison télévision et radio (29%

des effectifs). Elle est le fait d’individus peu ou pas diplômés… (et caractérisés) par un rapport

assez distant à la politique. Vient ensuite la combinaison télévision et Internet (25% des

effectifs) surtout le fait des moins de 35 ans. Ce groupe se distingue du précédent par un niveau

d’études bien plus élevé mais s’en rapproche par le rapport à la politique » (Vedel, 2013).

L’association télévision et presse quotidienne nationale ne représente que 8% des effectifs

tandis que l’association télévision et presse quotidienne régionale ne réunit que 6% des effectifs

essentiellement des personnes âgées et peu intéressées par la politique. S’agissant des pratiques

des citoyens au cours des campagnes, les enquêtes récentes en donnent un tableau assez stable.

Le public grâce aux technologies digitales peu coûteuses peut créer ses propres contenus, créer

des réseaux de diffusion et ainsi anéantir le monopole que les journalistes détenaient en matière

de filtrage de l’information publique. Les professionnels de la politique se sont adaptés à cette

capacité d’intervention du public dans le débat politique comme l’atteste la campagne de B.

Obama qui se fonda largement sur les capacités virales des sites de réseaux sociaux pour

surmonter l’obstacle des médias traditionnels (Hendricks et al., 2010). Sur le plan empirique

différentes études montrent que les électeurs qui vont chercher de l’information en ligne, qui

interagissent avec les candidats et partagent leurs vues avec d’autres électeurs se sentent mieux

informés, plus efficaces politiquement et plus désireux de participer au processus démocratique

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(Gurevitch et al., 2009). Certains auteurs sont, en revanche, beaucoup moins optimistes quant

aux potentialités d’internet en matière de démocratisation de la vie politique (Stromer-Galey,

2014) notamment parce que les campagnes électorales fondées sur les pratiques digitales ont

dégénéré en « interactivité contrôlée » où les citoyens sont utilisés comme des instruments de

persuasion. Ces pratiques facilitent aussi la fragmentation de l’audience en venant satisfaire

ses préférences partisanes, ses intérêts privilégiés pour certains enjeux conformément à

différentes hypothèses théoriques pour expliquer la sélectivité, i.e.la théorie de la polarisation

partisane ou la théorie des publics d’enjeux (Iyengar, 2015). En ce sens, l’observation de Koch

Michalska et Vedel (2013) semble confirmer l’hypothèse de Bennett et Iyengar: « 74% des

internautes recherchent l’information qui va dans le sens de leurs opinions alors que la moitié

seulement des utilisateurs de médias traditionnels se tournent vers des médias allant dans le

sens de leurs opinions » (p 59). Or on sait que depuis une dizaine d’années la progression

d’internet dans les pratiques informationnelles de campagne est continue en France comme à

l’étranger. Voilà une observation qui va sans doute refroidir les espoirs de ceux qui voient dans

les technologies digitales de communication l’avenir de la démocratie et son expression dans

les campagnes électorales comme délibération collective.

3/-Les conséquences de la reconfiguration du paysage médiatique

La domination persistante de la télévision s’accompagne d’une montée en puissance des

technologies digitales pour la communication politique et il faut examiner les conséquences de

cette reconfiguration. La première conséquence est que l’élargissement considérable des

opportunités de communication politique accroît considérablement les multiples pressions qui

s’exercent sur les professionnels de l’information. Ils doivent rendre compte des évènements

qui affectent l’environnement en respectant des normes professionnelles (notamment

d‘impartialité) qui télescopent fréquemment les exigences économiques du marché de

l’information ou les exigences politiques de certaines communautés partisanes ou sociales. En

second lieu, les professionnels de la politique doivent faire face à une scène publique très élargie

où ils sont tenus de satisfaire la « tyrannie de la visibilité » (Aubert et al., 2011) et d’y jouer des

rôles de nature à inspirer l’engagement des citoyens et leur interaction avec les citoyens est

rarement d’une grande qualité conversationnelle. Enfin, les citoyens sont supposés être les

premiers bénéficiaires de la reconfiguration des médias. Mais il faut bien reconnaître que de

profondes inégalités interviennent dans la distribution de l’information. Au-delà de la « fracture

digitale » qui concerne les inégalités d’accès à internet liées aux ressources matérielles, il y a

les inégalités d’origines cognitives qui renvoient principalement à des conditions socio-

éducatives très différentes et sont à l’origine de ce que les politistes appellent le « knowledge

gap ». L’écart de connaissances se résorbe rarement au cours d’une campagne électorale de

telle sorte que les riches en information accroissent en général leur capital de connaissances par

rapport aux pauvres en information (Holbrook, 2002). Ils se trouvent de plus confrontés à une

masse d’informations dans laquelle ils ont pour le moins du mal à séparer le bon grain de

l’ivraie. La crédibilité de la source étant souvent à l’origine d’un effet de persuasion, il y a tout

lieu de s’interroger sur le degré de confiance que le public attache aux informations qu’il reçoit

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de sources différentes. Le baromètre de confiance établi par TNS Sofres donne une mesure de

la crédibilité d’internet en France en 2015.

Internet reste loin des médias traditionnels mais sa crédibilité augmente depuis 2005 en passant

de 34% à 39% depuis 2009. Certes dans le même temps ceux qui ne font pas confiance à internet

augmentent aussi et passent de 24 à 36%. Il est intéressant de constater que parmi les 22%

d’enquêtés qui déclarent s’informer d’abord sur internet la moitié d’entre eux font en priorité

usage des sites internet ou des applications mobiles des titres de la presse écrite, 21% citant les

réseaux sociaux, 12% des sites des chaînes de télévision ou stations de radio, 8% d’autres sites

internet et 7% des blogs spécialisés. Pour approfondir certains sujets les enquêtés ont recours

en priorité aux journaux télévisés des chaînes généralistes (39%), avant les chaînes

d’information en continu (18%), les sites internet de la presse écrite 11%). Dans l’ensemble la

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télévision est utilisée à cet effet par 63% de l’échantillon devant internet (20%), la presse écrite

(9%) et la radio (6%).

Selon Jouet et Rieffel (2013) pour « S’informer à l’ère numérique » en France: « Deux pratiques

informationnelles dites uni-modales se dégagent. D’abord, l’une centrée sur le support de la télévision

comme moyen d’information prioritaire des classes populaires ; l’autre centrée sur l’internet, ce support

étant privilégié par les moins de 34 ans qui ont un rapport distant au politique. Une troisième pratique

qualifiée de bimodale émerge autour du couple presse quotidienne + télévision auprès des populations

les plus âgées. Enfin, la consommation dite multimodale est le fait des individus issus des couches les

plus diplômées et aisées qui combinent plusieurs médias : la presse et l’internet, mais aussi la radio ».

Cette combinaison des sources médiatiques semblent devoir devenir universelle (46% des Américains

affirment obtenir leurs informations à partir de quatre à six plate-formes médiatiques différentes de façon

récurrente déjà en 2010)5.

Au total, P. Rosanvallon (2006) est sans doute celui qui a le mieux analysé la contribution d’internet à

la vie politique en ce qu’il permet l’exercice des fonctions de vigilance, de dénonciation et de notation

caractéristique de ce qu’il dénomme la « démocratie d’expression ». Internet se présente comme un

« espace généralisé de veille et d’évaluation du monde » qui autorise la « contre-démocratie ». On notera

la convergence avec le diagnostic de Dahlgren (2001): «L'internet n'est pas en mesure de contrer le «

grand retrait » à l'égard de la politique traditionnelle, ni de procurer des alternatives extra-parlementaires

de masse. Il ne changera probablement pas les constellations actuelles de pouvoir, mais peut au mieux

faciliter l'émergence de contre-sphères publiques, tout autant qu'approfondir et élargir la sphère publique

traditionnelle dominante».

4/-Le mythe numérique et les leçons du « Printemps arabe »

Pour autant que les pays arables connaîtraient les mêmes évolutions que les systèmes de médias

des démocraties avancées quelles implications cela aurait-il pour la communication politique ?

Il faut ici redire que si les systèmes de médias peuvent évoluer de façon similaire cela n’est pas

le cas des systèmes politiques très contrastés et que, par conséquent, les systèmes de

communication politique fondés sur leur interaction sont très différents. Cela limite au système

5 PEW RESEARCH CENTER, 2010, Understanding the participatory news consumer. How

Internet and cell phone users have turned news into a social experience, Project for

Excellence in Journalism, Washington, DC.

[http://www.pewInternet.org/Reports/2010/Online-News.aspx]. Six Américains sur dix

combinent sources online et offline et internet est déclaré comme la troisième source la plus

populaire d’information derrière la télévision locale (78%) et les chaînes nationales (73%).

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de médias la pertinence de la comparaison. Quelles sont les principales transformations qu’ont

connues les démocraties avancées et qu’en déduire pour les pays arabes ? Premièrement le

quatrième âge de la communication politique, caractérisé par la prolifération des médias a

engendré une extension considérable de l’offre d’information. Deuxiémement, cet

élargissement avec le câble, l’information en continu, les médias sociaux a permis la diffusion

d’une information disponible aux contours très variables qui va de l’infotainment (information

de divertissement à base de soft news) jusqu’à l’information pour les « info junkies » à base de

« hard news » mais aussi a permis l’évitement des programmes d’information au profit du

divertissement pur et simple (Prior, 2007). En France, par exemple, la privatisation du paysage

audio-visuel s’est traduite par une baisse très nette de l’audience pour les émissions audio-

visuelles de la campagne électorale officielle sur les chaînes publiques qui étaient autrefois

monopolistiques. Aujourd’hui les internautes surfent pour atteindre leurs sites d’information

favoris (cf. Koch Michalska, Vedel, 2013) et on voit là le signe d’une fragmentation de

l’audience qui facilite la polarisation politique. C’est la troisième conséquence de l’évolution

du système d’information. La fragmentation facilite la polarisation par le retour qu’elle permet

vers l’exposition sélective partisane. Fox News aux Etats-Unis est le modèle de cette chaîne qui

diffuse une information de niche pour une audience au caractère politique bien ciblé. Le choix

des médias suit alors la pente des préférences politiques et on retrouve plus facilement qu’hier

le phénomène des « médias hostiles » accusés d’être biaisés en faveur du parti adverse

(Arceneaux et al., 2012).

A supposer que la reconfiguration écologique des médias, c’est-à-dire celle qui prend en

considération leurs relations, observée concerne les pays arabes à quoi peut-on s’attendre en

matière de communication politique dans ces pays ? On admettra que la domination persistante

de la télévision et l’émergence croissante des réseaux sociaux caractérise cette reconfiguration.

Si tel est le cas on devrait assister à un élargissement de l’offre d’information, à une

fragmentation de l’audience et à une polarisation politique de l’audience. Compte tenu des

différences de régime trop fortes pour réellement rendre la comparaison pertinente, contentons-

nous d’un questionnement relatif à la situation libanaise. On constate rapidement que la

polarisation de l'audience qui suit la pente des préférences politiques est très dépendante de la

structuration des clivages socio-politiques traditionnels et de leur remise en question par un

mouvement social transpartisan tel que celui qui s’est exprimé au Liban en juillet 2015 à partir

de la situation de blocage produite par la gestion des déchets. Ce mouvement social s’est

fortement appuyé sur les réseaux sociaux pour s’organiser et faire vivre la contestation comme

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on a pu le voir en Tunisie et en Egypte lors du « Printemps arabe ». L’information de niche qu’a

suscitée ce mouvement est- elle en mesure de rivaliser avec l’information diffusée par les

médias traditionnels ? On voit bien que très rapidement on tombe sur des questions beaucoup

plus politiques que médiatiques à l’instar de celles qu’a soulevé le « Printemps arabe » passée

la phase de surprise euphorique face à la « Révolution 2.0 ». Trois types d’évaluation ont été

portés sur cette séquence 6: la mythification du rôle libérateur des médias sociaux, le constat de

la contribution des médias sociaux au processus ou bien l’entreprise de démythification de leur

rôle7. La première attitude a essentiellement été le fait des médias traditionnels occidentaux qui

se sont émerveillés de la puissance de mobilisation populaire des technologies digitales. La

deuxième attitude relève d’une volonté plus équilibrée de comprendre réellement les facteurs

qui ont contribué à l’éclatement de ces situations de révolte massive. Pour Faris (2012)

« l’existence des médias sociaux n’est ni nécessaire, ni suffisante pour inciter à l’action

collective dans les sociétés non démocratiques ». Certes, le nombre d’utilisateurs de Facebook

en Égypte n’a cessé d’augmenter : de 822 560 en 2008 à 5 millions à la veille de la révolution

et à plus de 9,3 millions au début de l’année 2012. Mais Faris observe néanmoins que dans un

pays où le taux de connexion à Internet stagnait toujours autour de 24 % à la veille de la

révolution, l’élite blogueuse restait encore largement inconnue en dehors des cercles

d’activistes du Caire. Contrairement à l’Égypte, où les manifestations du 25 janvier ont été

ouvertement préparées, annoncées et organisées sur Facebook, les médias sociaux n’ont semblé

jouer aucun rôle dans l’éclatement des soulèvements en Tunisie. La révolution tunisienne a été

spontanée et n’a pas mûri sur Internet. La thèse de la contribution peut dès lors s’énoncer ainsi :

La révolte en réseau n’est pas un phénomène monocausal et il serait absurde de penser que les

médias sociaux pourraient à eux seuls déclencher un soulèvement.

La troisième attitude relève de l’évaluation scientifique de la révolte arabe telle qu’entreprise

par Brym et al. (2014) ou bien Wolfsfeldt et al. (2013). Les premiers, sociologues, après avoir

comparé l’impact des médias sociaux avec d’autres facteurs explicatifs (grievances, structural

availability, organizational ties) concluent que « les nouveaux moyens de communication ont

joué un rôle significatif dans le soulèvement égyptien de 2011 en procurant un moyen de

6 On consultera avec profit sur ce point la bibliographie « Printemps arabe » et spécialement

les pages 931-933 consacrées aux « usages d’internet et des médias dans les « révoltes

arabes » », in Revue Française de Science Politique, vol. 62, 5-6, 2012. 7 Sur l’opposition entre les interprétations du rôle des médias sociaux dans le « Printemps

arabe » voir en particulier Joseph, S. (2011). Social media, human rights and political change.

http://ssrn.com/abstract=1856880

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diffuser des doléances partagées difficiles à contrôler pour le gouvernement. Cependant,

l’évidence empirique montre que les médias sociaux ne constituent pas une des causes majeures

des soulèvements », (page 287). L’équipe de politistes, quant à elle, fonde sa démonstration

sur deux principes généraux qui sont testés à travers les exemples d’une vingtaine de pays

arabes. Ces deux principes proviennent du modèle de contestation politique élaboré par

Wolfsfeldt (2011) fondé sur le primat du politique.

Le premier postule qu’on ne peut comprendre le rôle des médias sociaux dans une action

collective sans prendre en considération son environnement politique. C’est la priorité

analytique du politique. Le second postule qu’un accroissement significatif dans l’utilisation

des médias sociaux a beaucoup plus de chances de suivre une protestation que de la précéder.

Ils rejoignent alors P. Norris (2012) pour qui l’impact des médias sociaux sur le « Printemps

arabe » en 2011 a été exagéré. La métaphore de l’incendie et du vent paraît pertinente pour

décrire les effets conjugués de la protestation et des médias sociaux : Quand le niveau de

violence s’accroît dans une société toutes sortes de médias peuvent aggraver la vitesse et

l’intensité de la protestation, dont les médias sociaux. Le deuxième principe renvoie à l’idée

que les médias d’information ont davantage de chances de réagir à des changements de

l’environnement politique que de les initier. C’est la priorité chronologique du politique. La

démonstration empirique s’appuie alors sur toute une série d’indicateurs qui objectivent la

situation politique des pays arabes8 (niveau de démocratie, de corruption, respect des droits

humains, pénétration des réseaux sociaux,…), la variable dépendante étant constituée par le

niveau de protestation repéré à partir de manifestations effectives. Ils obtiennent ainsi une série

chronologique de 39 points d’observation pour la majorité des vingt pays observés sur laquelle

ils effectuent une analyse de régression ordinaire. Les résultats montrent qu’il y a bien une

corrélation négative entre pénétration des médias sociaux et niveau de protestation . Plus

l’environnement politique est difficile dans un pays plus l’indice de protestation est élevé ;

D’autre part, les évènements politiques (les manifestations) précèdent en général l’usage des

médias sociaux. Ils concluent en remarquent que « la politique l’emporte au début, au milieu et

à la fin de la séquence observée ». Ce primat du politique ne devrait pas surprendre ceux qui

ont cherché des explications socio-politiques aux soulèvements et particulièrement ceux qui

défendent une approche processuelle où « l’expérience vécue » est mobilisée pour montrer la

signification donnée à la participation à la mobilisation populaire (Bennani-Chraïbi, Fillieule,

8 Il s’agit des Etats suivants: Algérie, Bahrein, Egypte, Iran, Irak, Jordanie, Koweit, Liban,

Libya, Mauritanie, Maroc, Oman, Quatar, Arabie Saoudite, Somalie, Soudan, Syrie, Tunisie,

Emirats Arabes Unis et Yemen.

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2012). Quoiqu’il en soit le mythe de la libération démocratique par les technologies digitales

de communication ne résiste pas à l’analyse.

Mais qu’en est-il de la situation des médias au Liban ?

L’audience mesurée en 2011 (cf. tableau ci-dessus) vérifie la domination sans partage de la

télévision. Certes, en 2015 on assiste dans les pays arabes, comme ailleurs dans le monde, à une

montée en puissance d’internet. 61% des répondants dans 12 pays arabes à l’enquête de l’Arab

Center for Research & Policy Studies de Doha déclarent utiliser internet contre 50% en 2014 et

42% en 2012/2013 et on constate que cet usage est assez développé au Liban (cf.graphique ci-

dessous).

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Source : (The 2015 Arab Opinion Index )

En 2011 on constate que, comme en France toutefois la crédibilité de l’information recueillie

sur internet est faible notamment par rapport à la télévision. Cet ensemble de résultats semblent

valider pour le Liban un diagnostic de reconfiguration de l’écologie des médias.

Source : The 2011 Arab Opinion Index.

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La conséquence pour le Liban actuel est que, si nous reprenons le cours de notre argumentation,

il y a bien un élargissement de l’information par la prolifération des sources. Mais la

fragmentation de l’information consécutive à son élargissement ne devrait pas suffire pour

modifier les structures de domination qui s’imposent dans le régime politique libanais. Il y a

fort à parier que les préférences politiques dictées par les appartenances confessionnelles

continueront à exercer leur domination pour pérenniser un système largement verrouillé. Si tel

n’était pas le cas cela ne pourrait venir que d’une relève politique assurée par une génération de

nouveaux acteurs qui transgressent les compartiments socio-confessionnels. Or cette nouvelle

génération ne pourrait émerger qu’en prenant appui sur une information dégagée de ses

dépendances antérieures, de ses préjugés et stéréotypes très répandus dans le public général. Le

risque étant alors d’accroître le « knowledge gap » entre les différentes catégories de citoyens :

les jeunes urbains, éduqués, occidentalisés, connectés, intéressés par la politique versus les

autres citoyens dominés par des structures traditionnelles et donc d’accroître les différences

quand on sait, pour les mobilisations réussies, « l’importance du rapprochement momentané de

groupes que tout sépare » (Bennani-Chraïbi, 2012). Il semble qu’au Liban, au moins,

l’évolution de la communication politique soit contrainte par le Charybde de l’exposition

sélective et le Scylla de l’écart social introduit par le « knowledge gap ».

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