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19 Réfractions 24 De l’émancipation des femmes dans les milieux individualistes à la Belle Époque Anne Steiner Dossier: une histoire La femme : une mineure de la naissance à la mort D ans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale, la femme subit encore dans tous les aspects de sa vie la domination masculine et passe lorsqu’elle se marie du joug du père au joug de l’époux. Elle ne peut sans son accord exercer une activité professionnelle, ouvrir un compte en banque, s’inscrire à un examen, obtenir un passeport. Si les époux se jurent fidélité, la femme seule est passible d’emprisonnement en cas d’adultère. Le mari, enfin, peut utiliser la contrainte pour obtenir de son épouse l’exercice du devoir conjugal. Moyennant quoi, il lui est fait obligation de pourvoir à ses besoins et à ceux de leurs enfants, ce que le code civil résume ainsi : « Le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari. » Les femmes sont cependant nombreuses à travailler dans le secteur artisanal, industriel, et dans le secteur tertiaire qui émerge alors. Mais leurs salaires, même à qualification égale, sont inférieurs à ceux des hommes et ne peuvent que difficilement leur permettre d’assurer leur subsistance. Quant à assurer celle de leurs enfants, mieux vaut ne pas y penser. Bien difficile dans ces conditions d’échapper au mariage : la condition de la femme célibataire est peu enviable, celle la fille mère souvent intenable. Aux difficultés économiques, s’ajoute l’opprobre social. Depuis les lois Ferry, l’enseignement primaire est obligatoire pour les garçons comme pour les filles mais ces dernières, bien que massivement scolarisées, souffrent encore d’un déficit d’éducation. Elles sont beaucoup moins nombreuses que les garçons à pouvoir acquérir une qualification à travers l’apprentissage, ou à bénéficier d’un complément de formation générale dans le cadre des cours supérieurs ou complémentaires. Les lycées de jeunes filles, qu’une très faible minorité fréquente, ne préparent

De l’émancipation des femmes dans les milieux individualistes à … · 2018. 5. 14. · Anne Steiner. Dossier: une histoire. La femme: une mineure de la naissance à la mort

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De l’émancipation des femmes dans les

milieux individualistes à la Belle Époque

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Dossier: une histoire

La femme: une mineure de la naissance à la mort

Dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale,la femme subit encore dans tous les aspects de sa vie ladomination masculine et passe lorsqu’elle se marie du joug du

père au joug de l’époux. Elle ne peut sans son accord exercer une activitéprofessionnelle, ouvrir un compte en banque, s’inscrire à un examen,obtenir un passeport. Si les époux se jurent fidélité, la femme seule estpassible d’emprisonnement en cas d’adultère. Le mari, enfin, peut utiliserla contrainte pour obtenir de son épouse l’exercice du devoir conjugal.Moyennant quoi, il lui est fait obligation de pourvoir à ses besoins et àceux de leurs enfants, ce que le code civil résume ainsi : «Le mari doitprotection à sa femme, la femme obéissance à son mari. »

Les femmes sont cependant nombreuses à travailler dans le secteurartisanal, industriel, et dans le secteur tertiaire qui émerge alors. Maisleurs salaires, même à qualification égale, sont inférieurs à ceux deshommes et ne peuvent que difficilement leur permettre d’assurer leursubsistance. Quant à assurer celle de leurs enfants, mieux vaut ne pas ypenser. Bien difficile dans ces conditions d’échapper au mariage : lacondition de la femme célibataire est peu enviable, celle la fille mèresouvent intenable. Aux difficultés économiques, s’ajoute l’opprobresocial.

Depuis les lois Ferry, l’enseignement primaire est obligatoire pour lesgarçons comme pour les filles mais ces dernières, bien que massivementscolarisées, souffrent encore d’un déficit d’éducation. Elles sont beaucoupmoins nombreuses que les garçons à pouvoir acquérir une qualificationà travers l’apprentissage, ou à bénéficier d’un complément de formationgénérale dans le cadre des cours supérieurs ou complémentaires. Leslycées de jeunes filles, qu’une très faible minorité fréquente, ne préparent

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pas à l’examen du baccalauréat. Celles quiveulent acquérir ce grade doivent seprésenter en candidates libres. Rares sontalors les femmes qui s’aventurent sur lesbancs de l’Université, d’autant plus que laplupart des professions ouvertes auxdiplômés du supérieur sont fermées auxfemmes. A chaque étape de leur parcours,elles doivent livrer bataille.

Longtemps le mouvement ouvrier aété hostile au travail des femmes. Ils’agissait plutôt de revendiquer pourl’homme un salaire lui permettant de fairevivre dignement sa famille et d’épargner àla femme l’aliénation de la fabrique. Onestimait que l’emploi des femmes neservait qu’à faire pression sur le salaire deshommes sans prendre en considérationque cet emploi était la garantie de leurindépendance financière. Pourtant leCongrès national ouvrier de Marseille en1879 s’était prononcé pour l’accès desfemmes aux droits civiques et sociaux etpour l’égalité de leurs salaires avec ceuxdes hommes. Aubertine Auclert, repré-sentant la coopérative ouvrière de Belle-ville, avait été applaudie lorsqu’elle avaitdéclaré à la tribune qu’il fallait cesser deregarder le mariage comme la sourcealimentaire de la femme, et qu’on devaitconsidérer toute femme pouvant travailleret ne travaillant pas comme une femmeentretenue. Toutefois dans les annéessuivantes la question de l’émancipationdes femmes continuait à être traitéecomme une question secondaire qui nepourrait être définitivement régléequ’après la destruction du mode deproduction capitaliste.

Et trente ans après le Congrès deMarseille, la travailleuse, en dehors dessecteurs professionnels spécifiquementféminins, était plus souvent perçuecomme une concurrente à abattre quecomme une camarade avec laquelle

1. http:// www.marievictoirelouis.net2. Le Libertaire, 6 septembre 1913.

combattre. L’affaire suivante en fournit unbon exemple : en avril 1913, EmmaCouriau, qui travaille comme typotedepuis 17 ans, demande à s’inscrire à lachambre syndicale typographiquelyonnaise. Non seulement on lui refuseson admission, mais on procède à laradiation de son mari, syndiqué depuis 19ans, eu égard à une décision de janvier1906 selon laquelle serait radié « toutsyndiqué lyonnais marié à une femmetypote, s’il continuait à lui laisser exercerson métier ». Botinelli, secrétaire de lasection lyonnaise, est fier de déclarer queson organisation mène depuis trente ansla lutte contre la typote. « Oui, nouspoursuivons l’éviction de la femme del’atelier de typographie, mais nous lefaisons sans haine et sans brusquerie.Ainsi, sans faire de bruit, nous avonsréussi (en 30 ans) à faire sortir plus de 100femmes de l’atelier1. » Il va jusqu’àconseiller à Louis Couriau, qui invoqueavec ironie l’impossibilité dans laquelle ilse trouve d’obliger sa femme à cesser letravail, de faire usage de l’autorité que laloi confère au mari sur sa femme. Celui-ci,pince-sans-rire, demande alors à sescamarades de section s’il doit la battre etavec quelle force, et tous bien sûr de serécrier !

Le couple se tourne alors vers laFédération féministe du Sud-Est qui alertela Ligue des droits de l’homme et inter-pelle la presse ouvrière. L’affaire fait grandbruit et chacun est amené à prendrepubliquement position. Pouget dans laGuerre sociale et Rosmer dans la Bataillesyndicaliste condamnent l’attitude rétro-grade des typos lyonnais et le Libertaire,qui se prononce du reste bientardivement, déclare que « les femmes ontle droit de travailler partout ou ellespeuvent exercer leurs facultés et lorsqueles typos obtiennent que les typotes soientchassées des ateliers, ce n’est pas le bondroit qui triomphe mais le biceps»2. Des

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3. Le Rétif, l’anarchie, n° 309, 9 mars 1911.4. Libertad, l’anarchie, 12 juillet 1906, repris in Le

Culte de la charogne, Agone, 2006, p. 239.

Dans les milieux individualistes à la Belle Époque

débats opposant partisans et adversairesdu travail des femmes se poursuivent dansla presse syndicaliste et révolutionnairejusqu’à la déclaration de guerre. Et il setrouve des adversaires des Couriau jusquedans les rangs des anarchistes.

Cette affaire illustre bien la spécificitéde l’oppression subie par les femmes,oppression de nature juridique, politiqueet économique, formant un système nepouvant être combattu que par une lutteportant simultanément sur tous cesaspects. Ce qu’avaient très bien comprisles féministes les plus radicales de la BelleÉpoque qui luttaient alors contre lesdispositions iniques du code Napoléon,brûlé lors de certaines manifestations, etqui revendiquaient pour les femmes ledroit de vote et l’accès à toutes lesprofessions. Ce qu’elles n’estimaientcontradictoire ni avec la critique du parle-mentarisme, ni avec celle du salariat.

La lutte contre la société patriarcaleincluait aussi pour elles la participation aucombat pour la limitation volontaire desnaissances et la maternité consciente. Etc’est essentiellement sur ce terrain que sefit la rencontre entre féministes etanarchistes individualistes. Mais le méprisque manifestaient ces derniers pour ladémocratie représentative et leur refus dusalariat les ont conduits à ignorer le noyaudur des revendications mises en avant parles féministes : l’accès des femmes à lacitoyenneté active et à l’indépendanceéconomique par le travail salarié auxmêmes conditions que les hommes. Cetteposture a été à l’origine d’un manque decompréhension à l’égard des féministesqui soutenaient qu’il ne saurait y avoird’émancipation sexuelle sans émanci-pation économique et politique.

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Un milieu ouvert aux femmes

Ni réformiste, ni insurrectionnaliste, lecourant individualiste qui s’affirme avecforce à partir de la fin des années 1890, secaractérise par la primauté accordée àl’émancipation individuelle sur l’éman-cipation collective. Estimant en effet quel’état d’aliénation dans laquelle setrouvent plongées les masses rend trèsimprobable une révolution dans un avenirproche, les militants individualistesrefusent la position de génération sacri-fiée : « La vie, toute la vie est dans leprésent. Attendre, c’est la perdre3. ». Etquand bien même une révolutionvictorieuse adviendrait, elle ne saurait,avec les hommes tels qu’ils sont, donnernaissance à un monde meilleur. C’estpourquoi la tâche la plus urgente est deformer des individualités conscientes,commencer par la révolution intérieurequi est d’abord la lutte contre les préjugés,ces tyrans intérieurs.

«L’ennemi le plus âpre à combattre esten toi, il est ancré en ton cerveau. Il est un,mais il a divers masques : il est le préjugéDieu, le préjugé Patrie, le préjugé Famille,le préjugé Propriété. Il s’appelle l’Autorité,la sainte bastille Autorité devant laquellese plient tous les corps et tous lescerveaux »4, écrit Libertad, figure emblé-matique de ce courant, dans les colonnesde l’anarchie.

C’est à partir de cette position que lesindividualistes seront amenés à faire lacritique de la société patriarcale, àdénoncer le mariage et la répressionsexuelle et à tenter de poser les bases derapports plus égalitaires entre les femmeset les hommes. Ils participeront à ladiffusion des techniques contraceptivesaux côtés des néo-malthusiens et invite-ront comme conférencières des militantes

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féministes telles que Nelly Roussel5 ouMadeleine Pelletier6 dont ils diffusent lesécrits.

De nombreuses femmes se sontreconnues dans ce courant et ont participéau mouvement des Causeries populairesinitié par Libertad et Paraf-Javal à partirde 1902. Les rapports de police attestentde leur présence aux réunions et de leurparticipation aux balades champêtressouvent organisées le dimanche autour deParis, ce que confirment les clichés pris parles militants lors de ces moments dedétente qui ont une dimension politiqueforte. Elles sont plusieurs, enfin, à vivre ausiège du journal l’anarchie, à Montmartrepuis à Romainville, et quelques-unes ont

5. Nelly Roussel née le 5 janvier 1922, militanteféministe très engagée dans le combat néo-malthusien aux côtés de Paul Robin.Conférencière infatigable, très proche desanarchistes, elle reproche cependant à cesderniers de faire passer la critique du travailavant l’émancipation des femmes

6. Militante féministe et socialiste. Née à Paris en1874 dans un milieu extrêmement modeste,elle quitte l’école à douze ans et se prépareseule au baccalauréat. Boursière de la Ville deParis, elle étudie la médecine et devient en1903 la première femme médecin aliéniste deshôpitaux de Paris. Elle ne trouve sa place nidans les organisations féministes, trop bour-geoises à son goût, ni dans les organisationssocialistes, auxquelles elle reproche leur anti-féminisme. Pourtant, elle continue à militerdans les rangs des unes et des autres. Elleappartient au courant guesdiste, puis hervéiste,et adhère au Parti communiste lors de safondation avant de s’en éloigner en 1926.Proche des milieux anarchistes dont elleapprécie l’ouverture d’esprit, elle ne se définitcependant jamais comme libertaire, ne croyantpas à la possibilité d’une société sans état.Engagée dans le combat néo-malthusien, elleest inculpée en 1939 de provocation àl’avortement. Déclarée irresponsable, elle estinternée d’office et meurt quelque mois plustard à l’asile de Perray-Vaucluse. «Le lot de lafemme supérieure, c’est le désert absolu, elle neconnaît de l’originalité que son fruit amer: la hainedes autres. Elle paie de la solitude sa révolte contrel’ordre social», avait-elle écrit quelques annéesauparavant dans une de ses brochures.

joué un rôle moteur dans les expériencesde vie en milieu libre.

Les rapports de perquisition opérés parla police au domicile de nombreuxmilitants proches ou anciens proches del’anarchie au moment de l’affaire Bonnot,donne une photographie assez bonne dela composante féminine du milieuindividualiste en 1911-1912. La plupartdes jeunes femmes interpellées ouinterrogées sont de jeunes provinciales,d’origine modeste, venues à Paris avantleurs vingt ans. Elles sont blanchisseuses,couturières, domestiques, ou tiennent desstands de bonneterie sur les marchés.Certaines ont été gagnées aux idéesanarchistes sous l’influence de leurscompagnons tandis que d’autres se sontengagées dans la voie individualiste àpartir d’un héritage familial déjà marquépar l’anarchisme. Leur mode de vie estalors conforme aux codes du milieu. C’estune vie en bande ou réseau qui se mani-feste par la généreuse hospitalité offerteaux camarades, la préférence pour l’amourlibre, la solidarité par rapport à la prise encharge des enfants, et le recours éventuelà des pratiques illégalistes qui peuventaller du déménagement à la cloche de boisà l’écoulement de fausse monnaie.

Quelques-unes ont poursuivi leurscolarité jusqu’au brevet élémentaire etont exercé la profession d’institutrices.Mais n’étant pas passées par l’ÉcoleNormale, elles connaissent la précarité etvivent le plus souvent de travaux d’aiguillequand elles n’occupent pas de façonintermittente un emploi de bureau. Cesfemmes qui se distinguent par la posses-sion d’un capital culturel supérieur à celuide la moyenne des compagnes ontsouvent été d’actives propagandistes. Ellessont des collaboratrices régulières de lapresse individualiste, et peuvent même enassurer la gérance. Elles font des tournéesde conférences à l’appel de camaradeslibertaires de province et rédigent des

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7. Anna Mahé, L’hérédité et l’éducation, Paris, 1908.8. Emilie Lamotte, L’Éducation rationnelle de

l’enfance, Paris, 1912.

Dans les milieux individualistes à la Belle Époque

brochures, pour la plupart consacrées àl’éducation, à l’amour libre et à lapropagande néo-malthusienne.

Éduquer autrement

L’éducation est une préoccupation fortepour les individualistes qui considèrentque travailler à l’émergence d’une nou-velle humanité affranchie des préjugés etdes tares de la société actuelle est unetâche prioritaire pour les anarchistes. LesUniversités populaires, puis les Causeries,les conférences, la presse, les brochures,doivent permettre aux adultes d’éleverleur niveau de conscience, de combattrele vieil homme en eux. Mais les enfantsqui n’ont pas encore été déformés parl’influence délétère du milieu socialenvironnant, sont les premiers à pouvoirbénéficier des bienfaits d’une éducationlibertaire.

L’école laïque instituée par la TroisièmeRépublique ne trouve pas plus grâce auxyeux des individualistes que l’écolecongréganiste. Loin de développer chezceux qui la fréquentent le goût de laconnaissance, elle ne fait qu’accentuerselon Anna Mahé, cofondatrice du journal

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l’anarchie, « les dispositions héréditaires àl’indifférence, à la passivité, à l’impossi-bilité de chercher à s’instruire par soi-même »7. Face à des classes surchargées,et prisonnier d’un programme trop vastequ’il a obligation d’appliquer, l’instituteurest contraint de recourir à des méthodesautoritaires. Les leçons de morale qui ontremplacé le catéchisme transmettent lerespect de la patrie et de la propriétéprivée. « Ce n’est pas parce que l’ensei-gnement est obligatoire et gratuit, laïqueet commode que nous devons laisserempoisonner nos enfants de respectsimbéciles et de criminelles stupidités »8,déclare Emilie Lamotte, ancienne insti-tutrice congréganiste. Comme AnnaMahé, elle aussi institutrice de formation,elle écrira des articles et des brochuresconsacrées à l’éducation. Leurs critiquesde l’enseignement portent sur lesméthodes aussi bien que sur le contenudes programmes et leurs conceptionspédagogiques sont proches de cellesqu’ont mises en pratique les pédagogues

Colonie L’Expérience à Stockel-Bois, Belgique. Carte postale, vers 1907.

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libertaires de leur temps : Paul Robin9,directeur de l’orphelinat de Cempuis ainsique Sébastien Faure et Madeleine Vernetqui ont appliqué des méthodes depédagogie active dans les établissementsqu’ils ont fondés10. On y retrouvel’absence de punitions et de classements,la priorité donnée à l’enseignement dessciences, la mixité, l’importance accordéeà une bonne hygiène de vie.

Mais contrairement à ces expéri-mentateurs, elles se montrent hostiles àl’internat, un milieu artificiel qui maintientl’enfant hors de la vie courante et qui nepeut satisfaire tous ses besoins affectifs.Pour Anna Mahé, la famille, sauf indignitémanifeste, est toujours préférable pourl’enfant à la collectivité. Elle envisage decréer un externat à Montmartre ouvert àtous les enfants du quartier et non auxseuls enfants de camarades, projet qui nepourra finalement voir le jour. EmilieLamotte, qui a créé un milieu libre à SaintGermain en Laye avec quelques com-pagnes et compagnons, estime quant àelle, que la colonie de travailleurs est lemilieu socialisateur idéal. C’est en effet leseul cadre qui permet à l’enfant de s’initieraux sciences de la nature en situation, enobservant et questionnant les adultes autravail. Elle s’est d’ailleurs efforcée

9. Paul Robin a assuré de 1880 à 1894 la directionde l’orphelinat de Cempuis, établissementd’Etat où il réussit à mettre en application desprincipes pédagogiques tout à fait novateurs :coéducation des sexes, absence de classe-ments, de récompenses et de sanctions,rapprochement du travail manuel et intellec-tuel, importance des sciences expérimentales.

10. Sébastien Faure fonda en 1904, près deRambouillet, l’internat La Ruche qui afonctionné jusqu’en 1917 et Madeleine Vernetdirigea de 1906 à 1922 l’orphelinat l’Avenirsocial. Ces deux établissements étaient mixteset appliquaient les méthodes de pédagogieactive prônées par les libertaires et déjà mis enpratique à la Escuela Moderna de Barcelonepar l’anarchiste Francisco Ferrer, fusillé enoctobre 1909, et à Cempuis par Paul Robin.

11. Emilie Lamotte, op. cit.

d’appliquer ses conceptions pédagogiquesauprès des six enfants de la colonie, dontquatre sont les siens.

Pour l’une comme pour l’autre,l’apprentissage des sciences devrait êtreplus précoce et plus poussé car l’enfant estspontanément un expérimentateur : «Ondoit considérer l’enfant hardiment commeun génie auquel on doit fournir la matièrede ses découvertes et les instruments deson expérience11. » Le rôle de l’éducateurlibertaire est de l’orienter dans sesrecherches en lui donnant la possibilité depratiquer la méthode expérimentale quipasse par l’observation, la formulationd’hypothèses et la vérification. Ce quidéveloppera son esprit critique enl’habituant à ne rien tenir pour vrai de cequi ne se démontre pas, dispositiond’esprit qui devrait être celle de toutanarchiste. L’apprentissage par cœur, quirepose sur la docilité et la crédulité del’enfant doit être banni. Anna Mahé semontre d’ailleurs favorable à une réformede l’orthographe qui supprimerait toutesles règles arbitraires qui ne sont fondées nisur la logique, ni sur l’étymologie, et quiencombrent inutilement le cerveau del’enfant. Elle accuse « les préjugés ortho-graphiques et grammaticaux » d’êtrecomme les langues mortes au serviced’une stratégie de distinction mise aupoint par les élites pour élever unebarrière entre les classes sociales.

Anna Mahé et Emilie Lamottereprochent à l’école de ne pas respecterles besoins biologiques de l’enfant en lecontraignant à une immobilité forcée,néfaste à son développement physique,les filles étant dans ce domaine, plusbrimées encore que ne le sont les garçons,l’opinion commune estimant qu’ellesauraient moins besoin de se dépenser.Mais elles n’évoquent jamais le condi-tionnement subi par la petite fille à traversle choix des jouets, des vêtements, et nedisent rien de l’apprentissage précoce de

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12. Madeleine Pelletier, l’Éducation féministe desfilles, Paris, 1914.

13. A Cempuis, comme à La Ruche, la plupart desactivités, y compris sportives, étaient mixtesmais en ce qui concerne les ateliers, certainsétaient plutôt réservés aux filles (couture,blanchissage, infirmerie) et d’autres plutôtattribués aux garçons (terrassement, bois,métaux) sans qu’il soit formellement interditaux uns ou aux autres de s’y inscrire.

14. Rapport Foureur, 23 mai 1907, dossierLibertad, archives PPo, BA 928.

15. Lucienne Gervais, «L’amour libre», l’anarchie,23 mai 1907, rééd., Bogny, la Question sociale,troisième trimestre 2001.

16. Rapport de l’agent Foureur du 27 avril 1907,dossier Libertad, PPo BA928.

17. Rirette Maîtrejean, Souvenirs d’anarchie,Quimperlé, 2005, p 41.

Dans les milieux individualistes à la Belle Époque

la couture et des travaux ménagers. Alorsqu’on rencontre une critique argumentéede ces pratiques et de leur influencenéfaste dans les textes de MadeleinePelletier qui, bien avant la célèbre formulede Simone de Beauvoir «On ne naît pasfemme, on le devient », affirmait que legenre était une construction sociale12. Onpeut se demander si le silence des péda-gogues individualistes sur ce point nerévèle pas une absence de sensibilité auproblème de la division sexuelle du travail,sanctionnée et préparée par l’éducationspécifique dispensée aux filles, même enmilieu mixte13.

Un impensé : la division sexuelle du travail :

En ce qui concerne la sphère militante, lesfemmes individualistes n’étaient pasreléguées au second plan et certaines,souvent celles qui étaient dotées d’unpetit surcroît de « capital culturel », ontmême joué un rôle actif dans les activitésde propagande en écrivant dans lesjournaux, en les dirigeant à certainsmoments, en assurant des fonctions detrésorières et en donnant des conférences.La parole des femmes n’était pas étoufféedans les réunions et les nouvelles venuesqui hésitaient à s’exprimer face à desorateurs confirmés, étaient encouragées àse faire entendre. Ainsi Lucienne Gervais,que des rapports de police présententcomme particulièrement timide14, estsollicitée pour rendre compte dans lescolonnes de l’anarchie d’une brochure deMadeleine Vernet consacrée à l’amourlibre15. Elles participent autant que leshommes de leur milieu aux manifes-tations et se trouvent mêlées parfois à desaffrontements avec la police. Mais elles necessent pas pour autant d’assurer lesfonctions qui toujours et partout sont lelot des femmes : l’entretien du linge et desvêtements, le ménage et la préparation

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des aliments, le soin des jeunes enfants.Bien des indices, au détour des

rapports de police ou des mémoires demilitants, nous permettent de supposerque la division sexuelle du travail dans lesmilieux individualistes n’était guèrequestionnée. Un rapport de police signaleque Libertad exhortait des compagnes àrejoindre la petite communauté qui vivaitau siège du journal l’anarchie, rue duChevalier de la Barre, sous prétexte detravaux de raccommodage à effectuer16, unautre relate une veillée dans ces mêmeslocaux au cours de laquelle des femmescousent tout en participant à des dis-cussions animées, situation qui semblehabituelle. Rirette Maîtrejean, dans sesmémoires17, raconte comment au débutde son séjour à Romainville, nouveausiège de l’anarchie, elle prépara à lademande des compagnons des haricotsdu jardin dont l’assaisonnement à base devinaigre fût vivement critiqué. Un peuplus loin, toujours pour se moquer dudogmatisme de ses collaborateurs enmatière alimentaire, elle nous apprendqu’elle prépare pour son compagnonVictor Kibaltchiche, qui ne peut se faire aurégime de la petite communauté deRomainville, le thé et le café qu’il réclame.

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Elle ne semble pas imaginer une secondequ’il pourrait préparer ces breuvages lui-même.

Toujours au siège de l’anarchie, organedu mouvement individualiste, mais cettefois en 1913, impasse Girardon, Mauriciusqui assure la direction, la rédaction et lafabrication du journal secondé par sacompagne ainsi que par René Guérin etsa femme remet chaque jour quatre francsà cette dernière pour qu’elle leur fasse lacuisine18.

Dans les milieux libres fondés par lesindividualistes, qui se veulent des labo-ratoires où s’élaborent de nouveauxrapports sociaux, on observe le mêmephénomène. S’il arrive que des femmesparticipent à des activités traditionnelle-ment dévolues aux hommes, il ne semblepas que l’inverse se produise et il n’est faitmention dans aucune source d’hommescousant ou préparant le repas. La lutte sidéterminée des anarchistes individualistescontre les préjugés de leur temps, nesemble pas s’être étendue à cet aspect duvieux monde. En témoigne cette des-

18. Souvenirs de Mauricius recueillis par PierreValentin Berthier en 1974.

19. «Compte rendu de l’année 1904» in GeorgesNarrat, cité par Céline Beaudet, Les Milieuxlibres, Les Editions libertaires, 2006, p 139.

20. Madeleine Pelletier, op. cit.

cription qui se veut élogieuse du milieulibre de Vaux : « Chaque ménagère va ausaloir, aux pommes de terre, au fruitier,puise au pot, au tas, fait sa soupe et sonplat à sa guise, librement et délibérément.[…] les anarchistes de Vaux œuvrent enpaix sans dieux ni maîtres19. »

Ce point aveugle est à mettre enperspective avec les virulentes dénon-ciations de Madeleine Pelletier qui, à lamême époque, dénonce le ménagecomme « une besogne ennuyeuse, abru-tissante, humiliante » qui devrait êtrepartagée entre les conjoints. Elle s’insurgecontre l’apprentissage de la couturequ’elle considère comme un des grandsfacteurs de l’infériorité intellectuelle desfemmes et préconise d’apprendre auxgarçons comme aux filles les seuls rudi-ments (boutons, reprises) afin que chacunpuisse plus tard être en mesure d’entre-tenir soi-même ses vêtements20. Quant àNelly Roussel, elle interroge : «Qui a doncdécidé que les « fonctions ménagères »seraient forcément des fonctions fémi-nines et que les travaux domestiquesincomberaient toujours exclusivement auxfemmes? Lorsque les deux époux ont unmétier – ce qui par une évolution inévi-table deviendra de plus en plus fréquent,et sera bientôt la règle générale – pour-quoi faut-il que la femme ajoute à son

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Une sortie dominicale, entre 1905 et 1909.

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21. Claude Maignien, Magda Safwan, Deux fémi-nistes : Nelly Roussel, Madeleine Pelletier,mémoire de maîtrise, Paris 7, 1975

22. Lettre de Victor Kibaltchiche à Armand, avril1917, IFHS, fonds Armand, 14AS 211 (8).

23. E. Armand, sa vie, sa pensée, son œuvre, Paris1964, p 368.

Dans les milieux individualistes à la Belle Époque

travail professionnel la fatigue supplé-mentaire de l’entretien de la maison? Nevous sentez vous point lasses, mes sœurs,d’être traitées en domestiques?»21

Mais précisément la revendication dutravail féminin n’a pas été portée par lesindividualistes. Beaucoup considéraientqu’ils devaient pourvoir aux besoins deleurs compagnes éphémères ou durables.Ainsi Victor Kibaltchiche, invoque t-il pourla défense de Rirette Maîtrejean, accuséed’avoir publié ses mémoires dans le Matin,l’impossibilité dans laquelle il se trouvaitde la faire vivre, étant emprisonné22.Considérant que le travail, dans le cadrede la société actuelle, était l’un desprincipaux obstacles à l’émancipation et àl’épanouissement des individus, ils nepouvaient revendiquer pour les femmesce qu’ils refusaient pour les hommes.

Là encore, on peut leur opposer lesconceptions de Madeleine Pelletier qui,elle aussi, voyait le travail en mode deproduction capitaliste comme unealiénation, et même un avilissement pourl’esprit et le corps, mais estimait qu’il étaitpréférable pour les femmes à l’enfer-mement et à l’absence de vie sociale.

De la liberté en amour

Ce qui caractérise le courant indivi-dualiste, c’est, nous l’avons vu, l’injonctionà vivre dès aujourd’hui en anarchiste, endépit du cadre social existant, en selibérant d’abord des tyrans intérieurs quesont les préjugés, les habitudes, lesmultiples traces laissées par l’éducationreçue. L’individualiste s’efforce d’atteindrela plénitude de ses facultés physiques,intellectuelles, artistiques et morales : ilveut goûter à toutes les joies, ce quiimplique l’exercice pour les hommes et lesfemmes d’une libre sexualité.

Pour les individualistes, le mariages’apparente à une forme de prostitutionlégale, la femme abandonnant au mari

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l’usage exclusif de son corps en échange dela sécurité matérielle qu’il est censé luiprocurer en vertu des dispositions du codecivil. Il importe donc de substituer l’amourlibre à cette institution inique, les rapportssexuels ne devant créer entre les individusni obligations, ni engagement d’aucunesorte, à condition bien sûr que la femmesoit protégée des grossesses non désirées.C’est seulement dans la mesure où ellereste maîtresse de procréer que la femmepeut disposer de sa personne. Tant qu’elledoit subir la maternité, elle demeureesclave. En premier lieu, esclave de soncompagnon, dont elle dépend sous lerapport économique […] En second lieu,esclave de sa progéniture non désirée,nombreuse parfois, à laquelle elle ne pourradonner les soins ni prodiguer les attentionsqu’elle souhaiterait. Plus d’émancipationpossible : intellectuelle, sexuelle ou autre.L’horizon est dominé par une seule crainte:celle d’être mère à nouveau; par une seulepréoccupation: tant bien que mal, aider lesenfants à pousser23,écrit l’individualiste Armand. C’est

pourquoi les anarchistes se sont fortementimpliqués dans la propagande néo-mal-thusienne, en imprimant des brochures,en organisant des conférences et en diffu-sant des moyens contraceptifs, ce qui avalu à certains d’être inculpés d’outragesaux mœurs.

Il faut reconnaître aux individualistes lemérite d’avoir réhabilité le désir et leplaisir féminin quand tant d’autres enniaient l’existence. Mais le besoin sexuelest souvent présenté dans leurs textescomme un besoin physiologique élé-mentaire, un fait de nature et non deculture : ils n’hésitent pas d’ailleurs à faire

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référence aux modèles de comportementsanimaux pour justifier l’amour libre sansaucune référence au contexte économiqueet social, ce qui peut être source degrossières simplifications.

L’amour libre, tel que les individualistesle conçoivent, ne se réduit pas à la pra-tique de l’union monogamique libre, maissignifie la possibilité pour chacun des’engager dans des relations successivesou simultanées selon la libre pente desaffinités électives, la jalousie étant tenuepour un sentiment réactionnaire qu’unindividualiste ne saurait éprouver.

Reste à savoir comment, dans lapratique, cet idéal a pu être vécu. Lepremier obstacle à sa réalisation a été « lapénurie de femmes ». Les militantsindividualistes étaient plus nombreux queles militantes. Dès lors, beaucoup se sontunis à des femmes extérieures au milieuqui ne partageaient pas forcément toutesleurs convictions, même lorsqu’ellesétaient prêtes à suivre leurs compagnonsdans la voie des expériences commu-nautaires. « Sur sept femmes passées àVaux, seulement trois avaient quelquesidées, les autres étaient absolumentordinaires, et restaient sous l’entièredépendance de leur compagnon »24,témoigne un colon.

Cette hétérogénéité des « niveaux deconscience» a été à la source de bien desconflits dans le domaine de l’éducationdes enfants, l’organisation du travail, et apu perturber les relations amoureuses.

Si le plus souvent, la jalousie a été tue,la souffrance des délaissés, avivée par lanécessité de ne pas la laisser paraître, abien existé. Louis Maîtrejean, EugèneDieudonné, Edouard Carouy, que leurs

24.« La colonie de Vaux au jour le jour », L’Èrenouvelle, janvier-février 1904, n° 27.

25.Céline Baudet, op. cit., p. 123.26. Lucienne Gervais, «L’Amour libre», l’anarchie,

23 mai 1907, in L’amour libre, La Questionsociale , 2001.

compagnes ont quitté pour des « théo-riciens », ont été profondément blessés.Tous et toutes, en effet, ne partaient paségaux dans « ce grand marché libre del’amour » et les stéréotypes en vigueurdans la société globale, «capital physique»pour les femmes25, « capital intellectuel »pour les hommes ne semblent pas avoirépargné totalement les milieux indivi-dualistes. C’est ce qui conduira Armand àélaborer, à partir de 1924, le modèlecomplexe de la camaraderie amoureuse,sorte de coopérative de production et deconsommation de services sexuels, àl’intérieur de laquelle tous et toutesseraient placés sur un plan de stricteégalité, quels que soient l’âge, l’apparencephysique, les capacités intellectuelles.

Si les prises de position en faveur del’amour libre ont rapproché les féministesdes individualistes, ces derniers serefusaient cependant à considérer lesfemmes comme les seules victimes del’organisation sociale actuelle. Et lorsqueMadeleine Vernet affirme que « dansl’hypocrite société actuelle, l’amour libren’existe que pour l’homme qui peut, entoute légalité, avoir recours à la prosti-tution et à l’adultère», Lucienne Gervaislui reproche dans l’anarchie de faire preuved’un « exclusivisme par trop féminin ».Selon elle, en effet, la répression sexuelleintériorisée par la femme pèse aussi surl’homme car il se heurte dans la satis-faction de ses sens à la pudibonderie ou àla coquetterie. «Dans le mariage, dans laprostitution, dans l’union libre, toujoursl’homme achète l’amour (..) Il y a commeun marché des désirs, où les femmess’associent, formant un trust pour que nesoit pas diminuée la valeur marchande deleur corps et de leurs caresses. Par unmoyen ou un autre, les femmes entre-tiennent le désir et se refusent à lesatisfaire naturellement. Si l’intérêtn’intervient pas, c’est la pudeur ou lamorale qui entre en jeu26. »

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27. E. Armand, «Le sexualisme révolutionnaire»,in La Révolution sexuelle et la camaraderieamoureuse, Paris, 2009, p. 65.

28. Nelly Roussel, «Réponse à Henri Duchman»,Le Libertaire, 13 février 1904.

Dans les milieux individualistes à la Belle Époque

Pour les individualistes, les femmessont complices de leur propre oppressiontout comme les prolétaires le sont de leurexploitation, selon le principe de la« Servitude volontaire » exposé par laBoétie. Bien des textes individualistesreprochent tour à tour à la femme sapassivité politique, sa vénalité, ou aucontraire son idéalisme, sa pudibonderieenfin. On lui en veut, en tant qu’édu-catrice, de transmettre à ses enfants lespréjugés dont elle-même souffre etd’empêcher son compagnon de militer enle retenant à la maison. Armand vajusqu’à écrire que « plus souvent que lafemme ne le fait pour lui, l’homme sacrifieà cette dernière son évolution cérébrale,le développement de son intelligence, sonperfectionnement physiologique et psy-chologique »27. Sans voir que la vénalitéféminine n’est que le résultat de safaiblesse économique, sa pudibonderie laconséquence de sa vulnérabilité et sapassivité politique la manifestation de saprivation de droits civiques et politiques.

Il faut, pense Madeleine Pelletier, pourque les femmes s’engagent un jour dansdes activités politiques radicales qu’ellesn’aient pas été privées a priori du droit devote. De même qu’il faut, pour qu’ellesadoptent une nouvelle morale sexuelle,leur donner les moyens de leur indé-pendance économique. Le tort deslibertaires en général et des individualistesen particulier, c’est, comme l’écrit NellyRoussel, de

raisonner comme si l’homme et la femmese trouvaient actuellement dans les mêmesconditions sociales, ce qui n’est pas. Voussemblez ne point comprendre que, pourvivre en marge de la Société, pour s’affran-chir des lois et mœurs, il faut à une femme,

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en raison de la situation particulière quelui ont faites ces mœurs et ces lois,infiniment plus de courage et de hardiessequ’à un homme. (..) L’union véritablementlibre – basée uniquement sur l’amour etn’ayant point d’autre raison d’être que lui,– l’union idéale que nous rêvons et quenous travaillons de toutes nos forces àrendre un jour réalisable, cette union-làn’existe pas, ne peut pas exister actuellementpour la femme – ou tout au moins pour laplupart des femmes.Car, vous le savez aussi bien que moi, iln’est guère de métier où elle ne puisse,même par le travail le plus acharné,subvenir complètement à ses besoins et àceux de ses enfants.Et ce qui fait son esclavage, ce sont moinspeut être les chaînes légales, l’injurieuxarticle du Code lui prescrivant l’obéis-sance, que la nécessité où elle se trouve,neuf fois sur dix, de recourir à un hommequi l’aide à vivre et qui souvent abuse de sasituation pour l’humilier et l’asservir.Mariage régulier, union illégitime, ou« galanterie »,… au fond, c’est toujours lamême chose pour la femme, toujours lamême situation, aussi périlleuse qu’humi-liante : livrer son corps à l’homme enéchange du pain quotidien28.Si quelques militantes ont pu trouver

dans le milieu anarchiste individualiste unespace de liberté, il semble bien que fauted’avoir voulu prendre en considération lecaractère spécifique de l’oppression subiepar les femmes, les anarchistes indivi-dualistes se sont condamnés à enreproduire certains aspects dans ledéroulement de leur vie quotidienne. Viequotidienne qui rappelons le constitue lecœur même de leur pratique politique.

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La plage libertaire de Chatelaillon, au sud de La Rochelle, fréquentée par les militant-es de l’anarchie.Carte postale non datée, offerte par Eric Coulaud.

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