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334 Cah. Nutr. Diét., 39, 5, 2004 sociologie sociologie DE L’ÉPIZOOTIE À L’ÉPIDÉMIE : PERCEPTION ET GESTION D’UN RISQUE DANS L’ANCIEN RÉGIME Madeleine FERRIÈRES Vache folle, fièvre aphteuse, grippe du poulet… Au tournant du XXI e siècle, ces crises à répétition donnent à beaucoup l’impression d’avoir à affronter des risques nouveaux. Ce sentiment de nouveauté est-il justifié ? Certains d’entre nous, certes, ne croient pas à la nouveauté en matière d’épizooties. Ils puisent dans leur mémoire vive, leur expérience, le souvenir d’épizooties passées. Mais la plupart, reconnaissons-le, sont prêts à parier « qu’avant, ce n’était pas pareil ». Autrement dit, la façon dont les populations vivaient le risque, l’affrontaient, le géraient, était très différente de la nôtre. Un point en particulier fait consensus : les inquiétudes alimentaires surmédiatisées qui sont les nôtres n’existaient pas. Certes, l’écho, l’amplification médiatique étaient absents. Mais de là à dire que les peurs elles-mêmes n’existaient pas, il y a un pas que tout historien bien informé ne peut franchir. C’est en effet sur ce point précis que l’historien a son mot à dire. Ce n’est pas dans sa mémoire vive qu’il puise, mais dans la mémoire écrite transmise à la postérité. Dans ces archives de la maladie et de la peur de manger, les écrits des médecins occupent une place privilégiée. Ils sont par- ticulièrement abondants à l’occasion d’une crise qui a secoué toute l’Europe au début du XVIII e siècle. Les obser- vations des médecins, transcrites dans des mémoires ou des rapports, la correspondance qu’ils échangent par-delà les frontières fait de cette épizootie la première sans doute dans l’Histoire qui soit bien documentée. D’autres sour- ces, plus officielles, nous sont très secourables : elles expriment la réaction des autorités, les inquiétudes qui remontent jusqu’à elles, les demandes d’expertises, les mesures enfin qu’elles prennent pour tenter de guérir, parfois, pour prévenir, souvent, et surtout, surtout, pour rassurer. La « peste bovine » 1714 : le règne de Louis XIV tire à sa fin. L’ambiance dans le royaume est sombre. La guerre, les difficultés d’approvisionnement, la question de la succession dynas- tique… tout cela est bien connu. Mais à cela s’ajoute un problème dont on a sans doute mésestimé voire ignoré l’impact : la peur qui saisit une grande partie du royaume quand survient une maladie du bétail. C’est une maladie inconnue, « émergente », qui sévit dans pratiquement toutes les régions. Comme elle est fatale aux animaux à cornes, on l’appelle la peste bovine. Le foyer se situe en Italie du Nord, mais la maladie a franchi la frontière et, de toutes parts, se répand dans le Royaume et au-delà, jus- que dans cette Angleterre qui se croyait pourtant protégée par son insularité. L’épizootie est devenue panzootie. En l’absence de vétérinaires, l’expertise en matière de maladie animale est l’affaire des médecins. Déjà, dans la plaine padane où se situe le premier foyer épidémique, les plus grands professeurs de la faculté de médecine de Padoue sont mobilisés, à la suite de Ramazzini, celui qu’on a surnommé « le nouvel Hippocrate ». Dans l’été 1714, le médecin de cour Pierre Chirac met en garde Louis XIV : Correspondance : M Ferrières, Université d’Avignon, UFR Lettres, 74, rue Louis Pasteur, 84000 Avignon.

De l’épizootie à l’épidémie : perception et gestion d’un risque dans l’ancien régime

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DE L’ÉPIZOOTIE À L’ÉPIDÉMIE : PERCEPTION ET GESTION D’UN RISQUE DANS L’ANCIEN RÉGIME

Madeleine FERRIÈRES

Vache folle, fièvre aphteuse, grippe du poulet… Au tournant du XXIe siècle,ces crises à répétition donnent à beaucoup l’impression d’avoir à affronterdes risques nouveaux. Ce sentiment de nouveauté est-il justifié ? Certainsd’entre nous, certes, ne croient pas à la nouveauté en matière d’épizooties.Ils puisent dans leur mémoire vive, leur expérience, le souvenir d’épizootiespassées. Mais la plupart, reconnaissons-le, sont prêts à parier « qu’avant, cen’était pas pareil ». Autrement dit, la façon dont les populations vivaient lerisque, l’affrontaient, le géraient, était très différente de la nôtre. Un pointen particulier fait consensus : les inquiétudes alimentaires surmédiatisées quisont les nôtres n’existaient pas. Certes, l’écho, l’amplification médiatiqueétaient absents. Mais de là à dire que les peurs elles-mêmes n’existaient pas,il y a un pas que tout historien bien informé ne peut franchir.

C’est en effet sur ce point précis que l’historien a son motà dire. Ce n’est pas dans sa mémoire vive qu’il puise, maisdans la mémoire écrite transmise à la postérité. Dans cesarchives de la maladie et de la peur de manger, les écritsdes médecins occupent une place privilégiée. Ils sont par-ticulièrement abondants à l’occasion d’une crise qui asecoué toute l’Europe au début du XVIIIe siècle. Les obser-vations des médecins, transcrites dans des mémoires oudes rapports, la correspondance qu’ils échangent par-delàles frontières fait de cette épizootie la première sans doutedans l’Histoire qui soit bien documentée. D’autres sour-ces, plus officielles, nous sont très secourables : ellesexpriment la réaction des autorités, les inquiétudes quiremontent jusqu’à elles, les demandes d’expertises, lesmesures enfin qu’elles prennent pour tenter de guérir,parfois, pour prévenir, souvent, et surtout, surtout, pourrassurer.

La « peste bovine »

1714 : le règne de Louis XIV tire à sa fin. L’ambiancedans le royaume est sombre. La guerre, les difficultésd’approvisionnement, la question de la succession dynas-tique… tout cela est bien connu. Mais à cela s’ajoute unproblème dont on a sans doute mésestimé voire ignorél’impact : la peur qui saisit une grande partie du royaumequand survient une maladie du bétail. C’est une maladieinconnue, « émergente », qui sévit dans pratiquementtoutes les régions. Comme elle est fatale aux animaux àcornes, on l’appelle la peste bovine. Le foyer se situe enItalie du Nord, mais la maladie a franchi la frontière et, detoutes parts, se répand dans le Royaume et au-delà, jus-que dans cette Angleterre qui se croyait pourtant protégéepar son insularité. L’épizootie est devenue panzootie. En l’absence de vétérinaires, l’expertise en matière demaladie animale est l’affaire des médecins. Déjà, dans laplaine padane où se situe le premier foyer épidémique, lesplus grands professeurs de la faculté de médecine dePadoue sont mobilisés, à la suite de Ramazzini, celuiqu’on a surnommé « le nouvel Hippocrate ». Dans l’été1714, le médecin de cour Pierre Chirac met en gardeLouis XIV :

Correspondance : M Ferrières, Université d’Avignon, UFR Lettres, 74, rue Louis Pasteur, 84000 Avignon.

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« Je crois qu’il est très important de faire publier dansles villages où ces maladies règnent qu’elles ne sontpas contagieuses pour les hommes, parce que si unefois le paysan est prévenu, et saisi de crainte de pren-dre la maladie, outre qu’il abandonnera les bêtes à leurmalheureuse destinée, et qu’il n’osera ny les panser, nyles approcher, et qu’il en mourra par conséquent unplus grand nombre, c’est que la crainte de prendre lamaladie d’un côté, et de l’autre le déplaisir de se voirruiné par la perte de ses bestiaux, le rendront d’autantplus facilement malade qu’il a été également exposécomme les bêtes aux ardeurs du soleil de l’été, et qu’ilest par là disposé lui-même à tomber dans une sembla-ble maladie ».Par d’autres sources, remontées des provinces par lecanal des intendances, le vieux roi connaît ces réactions.Il est : « informé que dans les lieux du Royaume où lesbestiaux sont attaqués de maladies, la pluspart des pro-priétaires abandonnent dans la campagne et sur leschemins ceux qui meurent après en avoir fait arracheret enlever les peaux ».S’il est légitime de reprendre l’analyse de Chirac endécomposant artificiellement une peur, on dira que lespeurs campagnardes sont d’une double nature. La première et la plus immédiate est l’angoisse du paysandevant l’imminence de la perte de son cheptel. En cas depeste bovine, il sait que les chances de sauver ses bêtessont très faibles, de l’ordre de un sur dix. Une fois lesbêtes mortes, on tâche de récupérer les peaux, mais leconseil du roi précisément, en 1714, interdit d’écorcherles carcasses et de les laisser sans sépulture. Le préjudiceéconomique est total puisqu’il touche au vif de l’activitéd’éleveur mais aussi de cultivateur : sans animaux de trait,comment continuer à mettre les terres en culture ou voi-turer les produits ? Mais outre la perte d’un capital, il y a cette rupture d’unlien affectif qu’on ne doit ni surestimer, ni mésestimer.Perdre un bœuf ou une vache est une chose, voir mourirRoussette ou Marguerite en est une autre, et une chansonancienne telle que « J’ai deux grands bœufs dans monétable » montre combien, pour le jeune paysan, la mortdes bœufs serait aussi catastrophique que celle de Jeanne,sa compagne. Le comble serait de perdre à la fois sontroupeau et Jeanne, du même mal. Et c’est bien cettehantise qui fait de l’épizootie un fléau. Il arrive que lamaladie des animaux franchisse la barrière des espèces etse communique à l’homme. La peur de la zoonose hantele royaume.

La grande peur de la zoonose

La peur de la peste bovine engendre une certaine formede fuite, pas tout à fait de même nature que dans le casdes pestes urbaines, où l’on applique alors la devise quasiolympique de Galien « cito, longe, tarde » : (fuir) tôt, (cou-rir) loin, (revenir) tard – mais qui conduit à abandonner letroupeau à son funeste sort. Les mêmes réflexes, la mêmefrayeur et le découragement saisissent le paysan éleveurdans tous les cas de bouffées épidémiques, et l’expériencen’y fait rien – n’oublions pas que dans une vie moyennede paysan, même limitée à trente ans, le risque d’assisterà une mortalité des bestiaux s’élève à une dizaine de fois.Les médecins, plus tard les vétérinaires, sont aussi désar-més. Un médecin montpelliérain écrit : Les épidémies de

bestiaux sont ce qu’il y a de plus redoutable dansl’exercice de la médecine vétérinaire… Quelles alarmesà l’annonce d’une mortalité qui s’avance à pas rapi-des ! La consternation se répand en même tempsqu’elle ; et si la contagion se joint à l’épidémie, c’en estfait ; la frayeur, le découragement s’emparent des fer-miers, ils abandonnent leurs troupeaux à une banded’ignorants. Ils se fient à leur promesse mal fondée, ilsont enfin la douleur de voir périr en détail tous leursanimaux et disperser ainsi leur richesse.Si la contagion se joint à l’épidémie, alors on a affaire àune peste générale. La peste : avant que Turgot et la bureaucratie versaillaisene lancent le néologisme d’épizootie, c’est ainsi qu’ondésigne la maladie animale, entendue au sens clas-sique d’une maladie épidémique, mais d’une maladie par-ticulièrement grave et mortelle. Suivant ses effets, réels ousupposés, on la classera ensuite comme maladie particu-lière, c’est-à-dire qui n’affecte qu’une espèce, les rumi-nants par exemple, ou bien comme maladie générale,susceptible dans ce cas de se transmettre à l’homme.Mais, qu’elle soit générale ou particulière, toute maladieanimale représente potentiellement un danger pour lasanté humaine. On peut contracter la même maladie, oubien une autre maladie qui appartient à ce genre defièvres qu’on regroupe sous le terme de « putride ».Comment ce double risque, décrit dans les traités savants,est-il perçu à l’âge moderne ? À la campagne et dans lepeuple, l’anxiété est à mettre en étroite relation d’une partavec la notion de contagion, et d’autre part avec lacroyance dans la solidarité entre les hommes et les ani-maux.La barrière des espèces semble franchissable bien plusqu’elle ne l’est en réalité. On pouvait être persuadé d’êtreatteint de peste bovine – alors même que la transmission(nous le savons aujourd’hui) est chose impossible. La peurest persistante et de longue durée. On en a relevé unindice significatif, dans l’Alsace submergée par une nou-velle vague de peste bovine en 1798 : cette année-là,dans le Haut-Rhin, les statistiques officielles dénombrent12 000 bovins ayant succombé à l’épizootie… et 195personnes décédées de peste bovine. Quelle qu’ait été réellement la réalité pathologique, pourles hommes des siècles passés les risques de transmissionétaient forts – du moins le pensaient-ils. Cette croyanceprocédait de deux observations : 1 – Épidémies et épizoo-ties étant fréquentes, il arrivait en bien des occasionsqu’elles se superposassent ; 2 – Épidémies et épizootiesmanifestaient des caractères, des symptômes pouvantpasser pour comparables. Autrement dit, même si la zoonose n’existait pas, la peurétait réelle. Nous sommes dans un paysage épidémiologique si fragilequ’il arrive, plus fréquemment qu’on ne croit, que deuxmaladies se répandent simultanément et affectent hom-mes et animaux. Pour peu qu’elles présentent, dans leursmanifestations visibles, deux symptômes qui se ressem-blent, par exemple une éruption de boutons ou une diar-rhée, alors l’analogie devient un amalgame : on appelleravariole les deux maladies éruptives, celle du mouton etcelle de l’homme, et dysenteries celles qui affectent prio-ritairement l’appareil digestif des hommes comme desruminants. Attention ! prévient Rabelais : si nous faisonsdes souhaits exagérés, il risque de nous arriver le tac et

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la clavelée, c’est-à-dire des maux, semblables à des rou-geoles, qui sont ceux des moutons de Panurge.Cet amalgame est d’autant plus fréquent qu’on a alorsl’impression tenace que les fléaux, quels qu’ils soient, sefont cortège, que les calamités sont successives ousynchrones, et qu’elles s‘enchaînent avec une diaboliquecontinuité dans le mal. On connaît cette mortelle associa-tion entre la disette et l’épidémie. De la même façon, ona tendance à relier par un lien temporel mais aussi de cau-salité l’épizootie et l’épidémie ; les médecins, quand ilssont consultés, ont du mal à faire admettre que la concor-dance des temps morbides ne signifie pas obligatoirementcontagion, et qu’il n’est pas pertinent d’établir obligatoire-ment un rapport organique entre la pathologie humaineet la pathologie animale. Mais qu’il est difficile aux hom-mes les plus raisonnables de démêler coïncidences fortui-tes et contaminations vraies ! Que deux maladies surviennent ensemble introduit tou-jours une forte présomption de communication. Pasquier,un siècle après, rapporte qu’une terrible épidémie defièvres éruptives ravagea Paris en 1411, touchant indis-tinctement les Parisiens et les moutons : c’est le tac, écrit-il, transmis des ovins aux hommes. Autre exemple : Ménétra, un compagnon vitrier qui effec-tue son Tour de France, se retrouve un beau jour de 1774à l’Hôtel-Dieu de Montpellier. Les sœurs grises accouruesà son chevet se précipitent ensuite vers le médecin degarde : « Le Parisien a la picotte ! ». Ménétra ne comprendpas qu’il a la variole. Les hospitalières désignent par lemême terme, comme partout dans le Midi, la variole deshommes et la clavelée du mouton. On se contentera de cette poignée d’exemples, car lesconcomitances sont légion, en tous cas, elles frappentassez les esprits pour être rapportées à la postérité. Pau-let, le premier compilateur d’histoire vétérinaire en languefrançaise, sous Louis XVI, le remarque : les auteursanciens ne parlent d’épidémie animale que lorsque le malest commun aux hommes. On lit et on relit les témoigna-ges d’Homère, d’Ovide, de Lucrèce ou de Tite-Live quiont laissé des récits prodigieux de grandes catastrophesmorbides, dont la grande peste d’Athènes est le proto-type. Et on cultive cette pensée morose que les temps sesuivent et se ressemblent. Bref, on n’a trace d’épizootieque lorsqu’il y a épidémie associée. Le phénomèneconjugué est alors effrayant.

Les autorités saisies par le principe de précaution

« Dans tous les cas d’épizootie, le public est dans lacrainte et les magistrats en suspens pour savoir quelparti ils doivent prendre avec les bouchers ». La remar-que est de François-Emmanuel Fodéré, le grand hygiénistedu premier Empire. Elle vaut pour toutes les époques. Juin 1714 : alors que la pandémie pesteuse s’est propa-gée par tout le royaume, une enclave est encore protégée« du mal qui court parmi les bestiaux » : Avignon et lesétats de l’Église. Provisoirement épargnés, les Avignon-nais n’en sont pas moins inquiets, comme en témoignecette ordonnance du vice-légat qui gouverne la cité aunom de la Papauté : Le bruit qui s’était répandu sur lamortalité des bestiaux qui servent à l’usage, et princi-palement pour la nourriture de l’homme, faisait que

plusieurs personnes se retenaient de manger de laviande (…). Pour ces causes, (nous) voulons prévenir lacontagion que la viande des animaux atteints de laditemaladie pourrait causer parmi les hommes, et rassurerles gens sur la viande qui se débite dans les boucheries.Se retenir de manger : voilà pour les précautions prises àl’échelle des individus. Prévenir et rassurer : voilà le soucides autorités publiques, en Avignon comme ailleurs.En Avignon et ailleurs, le vecteur alimentaire est considéréà hauts risques, à plus hauts risques même, qu’aujourd’hui.Il est nécessaire, pour bien comprendre cette conviction,si intime et si partagée, de se souvenir de la représenta-tion que l’on a de l’alimentation et de la nutrition dansl’ancienne diététique. Dans le paradigme pré-scientifique,où la maladie provient d’un déséquilibre interne de l’orga-nisme, toute mauvaise nourriture peut engendrer désordreet trouble de l’organisme. Autrement dit, il n’y a pas demaladies alimentaires et d’autres qui seraient non alimen-taires : toute maladie peut être d’origine alimentaire.Parmi les aliments à hauts risque la viande fraîche figureen bonne place. Le phénomène central, qui fascine et quel’on comprend mal, c’est l’assimilation : ad similare, c’està proprement parler fabriquer du même avec de l’Autre,rendre le corps ingéré, étranger à mon propre corps,semblable au mien. Le travail de transsubstantiation estbien mystérieux. Mais s’il y a des incompréhensions, il ya aussi des certitudes. Ce dont on est sûr, c’est que lanourriture qui s’assimile le mieux est la viande, puisquecette chair va devenir notre propre chair. Dans la hiérar-chie alimentaire ancienne, la viande est considéréecomme l’aliment par excellence. Mais la viande peut êtrela meilleure comme la pire des nourritures. Corrompue,malade, ou infecte quand elle provient d’animaux mala-des, elle risque de corrompre la machine humaine bienplus rapidement et bien plus complètement que ne leferait une autre nourriture malsaine. On comprend quelors de la survenue d’épizootie, la viande attise l’inquiétudedes mangeurs, et fasse redoubler la vigilance des pouvoirspublics.Peur urbaine larvée, qui se traduit par une diminution dela consommation carnée, peur extravertie, qui s’exprimeen émeutes contre les bouchers : dans tous les cas, lapuissance publique est requise. Son intervention danstoute crise sanitaire est normale, elle fait partie de sesattributions classiques de police qui dictent de prendre lesmesures nécessaires pour le bien du public. La police dela viande fut longtemps du ressort exclusif des villes. Lapandémie de peste bovine, ignorant superbement lesfrontières régionales et nationales transforme les donnéessanitaires et montre les limites de règles et de contrôlescirconscrits à l’échelle d’une ville et de son plat pays.Alors le prince s’octroie un droit d’ingérence sanitaire.Partout les états interviennent, appliquant à la pestebovine les formules prophylactiques éprouvées pendantles pestes humaines. Désormais deux réglementations, àl’échelle locale et à l’échelle nationale se recopient ou secomplètent.Les autorités agissent en deux temps, d’abord ellesconsultent pour évaluer la menace, ensuite elles décident.Deux exemples suffiront, choisis l’un dans une république(Venise), l’autre un duché (Milan). Les circuits décisionnelssont différents, mais la procédure suivie est la même, ellepasse par une expertise scientifique préliminaire.

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Venise – Padoue (1614)

À Venise et à Padoue, en 1614 et derechef en 1699, unemaladie court parmi les bovidés, une contagion non iden-tifiée. La conjonction de la peste des bêtes à cornes etd’une dysenterie humaine fait croire à de grands dangerspour la santé. La population s’ameute contre les bou-chers, accusés de vendre en catimini du bœuf hongroisatteint de dysenterie. Pendant que la rumeur court, lesautorités consultent. La faculté de médecine de Padoue est mobilisée à titred’expert principal. Après dispute elle décide qu’il est pos-sible de « se nourrir sans danger d’une semblable viande,parce que la contagion est particulière et spécifique auxbœufs, et que d’ailleurs toute la malice avait été corrigéeet dissipée par l’exercice qu’on faisait faire à ces animauxavant de les tuer ».Mais à Venise, les médecins, consultés en corps, nesont pas du même avis, ils pensent que pareilles chairs,« contagieuses et cadavéreuses », sont à proscrire à lavente. Un certain Fabius Paulinus, médecin d’Udine,expose un autre point de vue. Il est d’avis qu’on peuten manger, mais avec certaines précautions ; il fautauparavant tremper la viande dans une saumure de selet de vinaigre pour la rendre comestible, mais surtout,dit-il, il convient de rejeter les entrailles avec les intes-tins « comme étant le foyer et le nid de la maladie ».Pour le muscle et le lait, il y a présomption d’inno-cence. Les morceaux à risques sont les viscères. Le pronostic s’appuie sur l’expérience courante. L’ouverturedes animaux malades, c’est-à-dire leur dissection est le prin-cipal moyen d’investigation, que les médecins pratiquent àtour de bras, non sans risque mais avec courage pour tenterde comprendre la nature de la maladie. L’« autopsie cadavé-rique » montre toujours une chair d’apparence normale etdes viscères pourris, engorgés. C’est parfois cet examen quipermet de nommer la maladie. Dans le cas du charbon, ilest parfois désigné par ses symptômes apparents (l’antrac),le plus souvent par des caractères internes (le charbon, lesang de rate) puisque le sang est coagulé et noir comme ducharbon, et la rate gonflée et volumineuse. Ainsi est on per-suadé, en ouvrant les entrailles, d’aller droit au siège de lamaladie. C’est là que se nichent « les ferments malins d’uneguerre intestinale pernicieuse ». La suspicion vis-à-vis des viscères a quelque chose à voiravec les qualités nutritives attribuées aux différentes par-ties de la viande. Il existe toute une hiérarchie subtile desmorceaux, qu’un médecin de la Renaissance récapi-tule ainsi : de mauvais suc, peu nourrissant et peu digesti-ble, voilà la langue, le ris, les testicules, les rognons. Trèsnutritifs, morceaux de choix que l’on peut manger sansarrière-pensée, telles sont la graisse et la moelle, du moinsla moelle des os longs. L’autre mœlle, celle de « l’espinedu dos », qui remonte jusqu’à la cervelle et se confondavec elle, et de nature plus flegmatique, froide et de diffi-cile digestion ; de bon suc, mais peu digestes sont l’esto-mac et les intestins, bref toutes ces issues qui font le petitdéjeuner favori des prolétaires urbains. Ceux « qui sontnés avec un ventre solide, ou qui exercent des travaux deforce », peuvent en manger sans risques. Les muscles,indistinctement, sont considérés comme aliment noble,surtout s’ils sont chargés en sang et en graisse. Bref, inter-dire les intestins, comme foyer infectieux et source possi-ble de contamination digestive, est une mesure minimale,d’autant plus facile à prendre que finalement elle ne péna-lisera que le petit peuple mangeur de tripes.

En Vénétie, l’expertise est indépendante et elle estcontradictoire. Il n’est pas sûr que les divergences d’opi-nions scientifiques fassent l’affaire des décideurs, c’est-à-dire du Sénat. Car c’est à lui finalement de trancherLe Sénat de Venise, en cette fin de XVIIe siècle, n’est pluscomposé majoritairement de représentants du négoce etdu commerce lointain. À côté des armateurs et des capi-taines de galère siègent des propriétaires terriens, consé-quence de cette migration des capitaux vers lesinvestissements fonciers depuis que les transactions mari-times s’essoufflent et que les activités industrielles mar-quent le pas. Les grands propriétaires issus de la villetransforment leurs villas en efficaces entreprises agricoleset pratiquent sur leurs terres une agriculture intensive,sans jachère. Sur la Terre Ferme, beaucoup de champsont été couchés en herbe, et la culture du blé cède devantl’élevage. Négociants et propriétaires siègent côte à côte,mais ils n’ont pas les mêmes intérêts. Entre ceux qui veu-lent maintenir le commerce avec la Dalmatie, et au-delà,la Hongrie, source de toutes les contaminations pesteuses,et ceux qui craignent pour leurs étables, il y a une pre-mière divergence. Mais le Sénat, sur ce point, a déjà tranché. Les importa-tions de bovins sont interdites, les frontières fermées. Surle débit des viandes, il se rallie à l’avis des médecins de laville, le plus radical, en passant outre les enjeux économi-ques particuliers. En 1699 le Sénat défend, sous peine demort, qu’on vende dans la ville ni viande de bœuf, ni fro-mage frais, ni lait, ni beurre. Les habitants sont condam-nés à manger du mouton, du moins ceux des villes, car ilsemble que la décision ne s‘applique pas aux campagnes.

Milan (1714)

Changeons d’épizootie et changeons de ville. Milan,1714, date de tous les dangers : la ville est menacée depeste bovine et passe sous domination autrichienne. Lacité et le duché bénéficient d’un dispositif de préventionsanitaire parfaitement rôdé, avec normes et personnel adhoc. Au centre du filet sanitaire se dresse la figure dumédecin condotto, ce médecin des pauvres, soldé par laville. Les condotti sont secondés par des paramédicaux,eux aussi rémunérés sur les deniers publics : des chirur-giens pour les interventions externes, des barbiers éle-veurs de sangsues pour les saignées, des « commères »pour les accouchements, des Norcini.Ces derniers sont sans conteste la figure la plus originaledu personnel sanitaire milanais. Originaires en général duval de Norcia, ces empiriques ont fait leurs classes à lacampagne, ils ont pour première vocation le soin desporcs. Leur savoir-faire en matière de castration porcineles désigne comme experts en toutes sortes de ligatures,et les voilà préposés dans les hôpitaux milanais pour lessoins aux hernies et à la « taille de la pierre », ou lototo-mie. Ceci pour le volet thérapeutique de la médecinemunicipale. Pour ce qui est de la prévention, elle est duressort du tribunal de la santé, qui nomme deux conserva-teurs de la santé publique, choisis parmi les médecins« libéraux » de la ville. En 1714, l’un de ces deux conservateurs est Paolo Giro-lamo Biumi. L’autre conservateur est Ignace Carcano. Lesdeux confrères s’accordent sur les mesures à prendre.L’essentiel est de bien s’assurer de l’ensevelissement descadavres des animaux morts pour éviter la putréfaction etses dangers, puis de désinfecter les étables par des fumi-gations, enfin de les faire bénir. Pour le reste, ils sont

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convaincus (à juste titre) que la peste des bœufs ne touchepas les hommes, et ils en concluent qu’on peut user de laviande sans danger. Leurs collègues padouans ont uneappréciation absolument contraire. Pour la première fois,ils désignent la viande de bêtes mortes d’un mal conta-gieux de l’expression de carni infette. Dans l’hiver 1714on entend parler de funestes ravages dans la paysanneriede la basse plaine du Pô, et plusieurs les attribuent à cescarni infette qu’ils ont mangé furtivement. Confrontées à une même menace deux villes de même cul-ture prennent donc des mesures foncièrement différentes.La conduite du Sénat relève d’une logique de précaution :dès qu’une expertise, surtout quand elle est comme icicontradictoire, fait apparaître un risque qu’on ne peut nimesurer ni maîtriser, il estime de son devoir de ne pasprendre prétexte de l’incertitude pour tergiverser. Dira-t-onalors que les magistrats milanais, dont les choix sont diffé-rents, ne suivent pas cette même logique de précaution ?Concédons que la crise n’est pas la même, ni la nature dela contagion. D’un autre côté, reconnaissons aussi que lesincertitudes sont aussi grandes pour l’une et l’autre mala-die, et qu’aucun élément scientifique sûr ne permet de gui-der la conduite des politiques dans un sens ou dans unautre. Il reste bien que dans la seconde phase, celle de laprise de décision, un décalage surgit entre les Vénitiens etles Milanais. Toute l’attitude de Biumi et de son confrèreconsiste à peser, évaluer les risques. D’un côté de labalance, il y a un risque sanitaire, celui de consommer uneviande insalubre qui n’est pas contaminante mais qui pour-rait bien éventuellement être malsaine. Mais à vouloir évi-ter un risque, on en court un autre, celui de désorganisercomplètement le circuit d’approvisionnement, de priver leconsommateur d’une denrée nécessaire. Le remède seraitalors pire que le mal, il conduirait à affamer le peuple. Enfait, en examinant l’éventualité d’une décision de prohibi-tion, les conservateurs de la santé en mesurent les effetspervers. Elle aboutirait à organiser la pénurie c’est-à-dire àobtenir le résultat exactement inverse de leur mission.Biumi et son confrère n’ont pas à choisir entre un risqueet une absence de risques, mais entre deux risques. Leurscraintes ne sont pas vaines ; même sans prohibition de laviande, les mesures contre la maladie – interdiction de cir-culation, annulation de certaines foires – suffisent à désor-ganiser les circuits et à les couper. Le simple contrôleentraîne la paralysie. À Milan, comme partout, les enjeuxsont complexes mais le conflit se noue en profondeurentre deux valeurs sanitaires, celle de la quantité du ravi-taillement et celle de la qualité, et on ne sait entre les deuxmaux lequel choisir. Compromettre le ravitaillement ourisquer la santé, de toute façon c’est organiser l’insécuritéalimentaire.Les solutions divergent, selon les époques et selon lesétats. Confrontée à la peste bovine Venise autorise lavente en boucherie, sauf celle des morceaux à risques.Milan en fait autant. Rome préfère une prohibitioncomplète.C’est encore à l’occasion de la peste bovine que Bernar-dino Ramazzini énonce cet avertissement : ubi enim demorbo contagioso agitur, numquam satis cavemus,dum cavemus : « Quand il s’agit de maladie contagieuse,on ne prend jamais assez de précautions au momentmême où on en prend ».Et l’illustre professeur d’ajouter : on peut consommer sansrisque de la viande de bœuf mort d’une maladie conta-gieuse, mais pour la santé le mieux est de s’abstenir (sed

pro salutis tutela melius est abstinere). Autrement dit s’iln’y a pas de risque de contracter la même maladie, lesouci de protéger sa santé doit conduire à s’abstenir.Pour le reste, Ramazzini est en accord avec la politique dulaisser vendre de sa patrie, sans enthousiasme. Il ne saitquoi penser de l’efficacité de la mesure « tord-boyaux » quiécarte les tripes des étals : est-ce que cette précaution suf-fit ? Je laisse, dit-il, chacun en juger : Qualis cautio numsufficiat, et omnem dubitationeme tollat, liberum cui-que esto judicium.C’est un appel à la responsabilité de chacun, telle quel’implique le contrat sanitaire de type ancien : les lois dela cité protègent l’individu, mais il doit aussi apprendre àse protéger lui-même.

Résumé

Une actualité chargée, depuis la vache folle jusqu’à lagrippe aviaire, a suscité un discours très répandu sur lanouveauté des risques alimentaires que nos sociétésaffrontent. Cette impression de nouveauté n’est, en fait,qu’une illusion. Notre histoire est jalonnée de crisesalimentaires, les plus graves, sans doute, ayant trait à laconsommation de viande en temps d’épizooties. La pre-mière crise de ce type à être bien documentée grâce auxrapports des experts – les médecins – est celle de lapeste bovine qui ravage toute l’Europe dans les années1711-1714. En France et en Italie, on peut donc ana-lyser les réactions devant la maladie animale, en parti-culier celle des mangeurs et celle des autoritéspubliques. Toutes témoignent d’une hypersensibilité audanger de la viande, hyper sensibilité qui est liée auxhorizons intellectuels de l’époque : les impasses scienti-fiques, mais aussi les représentations populaires de lanutrition. Face à ces inquiétudes partagées, les politi-ques de prévention diffèrent d’un état à l’autre. Les con-duites individuelles comme les réglementations des étatssont rationnelles, essayant d’établir un rapport entre lebénéfice et les risques, et convaincues que le « risquezéro » n’existe pas.

Mots-clés : Épizootie – Principe de précaution – Repré-sentation de la nutrition – Histoire – Crise alimentaire –Peur alimentaire.

Abstract

Recent events, from mad cow disease to bird flu, sug-gest that modern societies are exposed to novel food-associated risks. This impression of novelty is illusory.History has been marked by several alimentary crises,among which critical situations associated with meatintake during times of epizooties. The first of such cri-ses that was well documented, thanks to physicians’reports, was the cattle plague that spread over Europein the years 1711-1714. In France and Italy, it thusbecomes possible to analyze reactions to animaldisease, in particular among consumers and publicauthorities. In all cases, a hyper-responsiveness isnoted to potential dangers associated with meat, inline with the intellectual context of the time: limitedscientific knowledge, and also popular representationsof nutrition. While concerns are shared, prevention

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policies vary in different places. Individual behaviors aswell as public policies are rational, aiming to establisha favorable risk to benefit ratio, given that a “no risk”situation cannot be obtained.

Key-words: Epizootie – History – Alimentary crisis –Alimentary fear.

Bibliographie

— Ferrières M.– Histoire des peurs alimentaires, du Moyen-Âgeà l’aube du XXe siècle, Le Seuil, Paris, 2002, 472 p. — Apfelbaum M. – (dir.), Risques et peurs alimentaires, OdileJacob, Paris, 1998.

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