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 Guy Debord (1931-1994) (1967) La Société du Spectacle Troisième édition, 1992 Un document produit en version numérique par Yves Le Bail, bénévole, Évreux, Normandie, France Courriel: [email protected]  En coopération avec Bruno Mouchelet, traducteur, Du Mauvais Côté. Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/  Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/  

DEBORD, La Sociéte Du Spectacle, Francés

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  • Guy Debord (1931-1994)

    (1967)

    La Socit du Spectacle

    Troisime dition, 1992

    Un document produit en version numrique par Yves Le Bail, bnvole,

    vreux, Normandie, France Courriel: [email protected]

    En coopration avec Bruno Mouchelet, traducteur, Du Mauvais Ct. Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"

    Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 2

    Cette dition lectronique a t ralise par Yves Le Bail, vreux, Normandie, France, bnvole, partir de la 3e dition des ditions Gallimard (1992). En coopration avec Bruno Mouchelet, traducteur Du Mauvais Ct. (ditions Champ Libre, 1971)

    Guy Debord La Socit du Spectacle Les ditions Gallimard, Paris, 1992, 3e dition, collection

    Folio, 224 pages, publication originale : Les ditions Buchet-Chastel, Paris, 1967.

    Une dition lectronique pour une fois relue, et par 5 fois corrige, respectant

    en particulier lintgralit des italiques prsents dans le texte original par Bruno Mouchelet, Du Mauvais Ct, traducteur.

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Arial, 14 points. Pour les citations : Arial 12 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2004 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5 x 11) dition complte le 30 mars 2006 Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Qubec, Canada.

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 3

    Table des matires

    Avertissement pour la troisime dition franaise, 1992. I. la sparation acheve

    II. la marchandise comme spectacle

    III. unit et division dans l'apparence

    IV. le proltariat comme sujet et comme reprsentation

    V. temps et histoire

    VI. le temps spectaculaire

    VII. l'amnagement du territoire

    VIII. la ngation et la consommation dans la culture

    IX. l'idologie matrialise

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 4

    Guy Debord (1967)

    La Socit du Spectacle

    ditions Champ Libre, Paris, 1971. ditions Gallimard, Paris, 1992, 3e dition.

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 5

    Avertissement pour la troisime dition franaise

    Retour la table des matires La Socit du Spectacle a t publie pour la premire fois

    en novembre 1967 Paris, chez Buchet-Chastel. Les troubles de 1968 lont fait connatre. Le livre, auquel je nai jamais chang un seul mot, a t rdit ds 1971 aux ditions Champ Libre, qui ont pris le nom de Grard Lebovici en 1984, aprs lassassinat de lditeur. La srie des rimpressions y a t poursuivie rgulirement, jusquen 1991. La prsente dition, elle aussi, est reste rigoureusement identique celle de 1967. La mme rgle commandera dailleurs, tout naturellement, la rdition de lensemble de mes livres chez Gallimard. Je ne suis pas quelquun qui se corrige.

    Une telle thorie critique na pas tre change ; aussi

    longtemps que nauront pas t dtruites les conditions gnrales de la longue priode de lhistoire que cette thorie aura t la premire dfinir avec exactitude. La continuation du dveloppement de la priode na fait que vrifier et illustrer la thorie du spectacle dont lexpos, ici ritr, peut galement tre considr comme historique dans une acceptation moins leve : il tmoigne de ce qua t la position la plus extrme au moment des querelles de 1968, et donc de ce quil tait dj

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 6

    possible de savoir en 1968. Les pires dupes de cette poque ont pu apprendre depuis, par les dconvenues de toute leur existence, ce que signifiaient la ngation de la vie qui est devenue visible ; la perte de la qualit lie la forme-marchandise, et la proltarisation du monde .

    Jai du reste ajout en leur temps dautres observations

    touchant les plus remarquables nouveauts que le cours ultrieur du mme processus devait faire apparatre. En 1979, loccasion dune prface destine une nouvelle traduction italienne, jai trait des transformations effectives dans la nature mme de la production industrielle, comme dans les techniques de gouvernement, que commenait autoriser lemploi de la force spectaculaire. En 1988, les Commentaires sur la socit du spectacle ont nettement tabli que la prcdente division mondiale des tches spectaculaires , entre les rgnes rivaux du spectaculaire concentr et du spectaculaire diffus , avait dsormais pris fin au profit de leur fusion dans la forme commune du spectaculaire intgr .

    Cette fusion peut tre sommairement rsume en corrigeant

    la thse 105 qui, touchant ce qui stait pass avant 1967, distinguait encore les formes antrieures selon certaines pratiques opposes. Le Grand Schisme du pouvoir de classe stant achev par la rconciliation, il faut dire que la pratique unifie du spectaculaire intgr, aujourdhui, a transform conomiquement le monde , en mme temps quil a transform policirement la perception . (La police dans la circonstance est elle-mme tout fait nouvelle.)

    Cest seulement parce que cette fusion stait dj produite

    dans la ralit conomico-politique du monde entier, que le monde pouvait enfin se proclamer officiellement unifi. Cest aussi parce que la situation o en est universellement arriv le pouvoir spar est si grave que ce monde avait besoin dtre unifi au plus tt ; de participer comme un seul bloc la mme organisation consensuelle du march mondial, falsifi et garanti spectaculairement. Et il ne sunifiera pas, finalement.

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 7

    La bureaucratie totalitaire, classe dominante de substitution pour lconomie marchande , navait jamais beaucoup cru son destin. Elle se savait forme sous-dveloppe de classe dominante , et se voulait mieux. La thse 58 avait de longue date tabli laxiome suivant : La racine du spectacle est dans le terrain de lconomie devenue abondante, et cest de l que viennent les fruits qui tendent finalement dominer le march spectaculaire.

    Cest cette volont de modernisation et dunification du

    spectacle, lie tous les autres aspects de la simplification de la socit, qui a conduit en 1989 la bureaucratie russe se convertir soudain, comme un seul homme, la prsente idologie de la dmocratie : cest--dire la libert dictatoriale du March, tempre par la reconnaissance des Droits de lhomme spectateur. Personne en Occident na pilogu un seul jour sur la signification et les consquences dun si extraordinaire vnement mdiatique. Le progrs de la technique spectaculaire se prouve en ceci. Il ny a eu enregistrer que lapparence dune sorte de secousse gologique. On date le phnomne, et on lestime bien assez compris, en se contentant de rpter un trs simple signal la chute-du-Mur-de-Berlin , aussi indiscutable que tous les autres signaux dmocratiques.

    En 1991, les premiers effets de la modernisation ont paru

    avec la dissolution complte de la Russie. L sexprime, plus franchement encore quen Occident, le rsultat dsastreux de lvolution gnrale de lconomie. Le dsordre nen est que la consquence. Partout se posera la mme redoutable question, celle qui hante le monde depuis deux sicles : comment faire travailler les pauvres, l o lillusion a du, et o la force sest dfaite ?

    La thse 111, reconnaissant les premiers symptmes dun

    dclin russe dont nous venons de voir lexplosion finale, et envisageant la disparition prochaine dune socit mondiale qui, comme on peut dire maintenant, seffacera de la mmoire de lordinateur, nonait ce jugement stratgique dont il va

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 8

    devenir facile de sentir la justesse : La dcomposition mondiale de lalliance de la mystification bureaucratique est, en dernire analyse, le facteur le plus dfavorable pour le dveloppement actuel de la socit capitaliste.

    Il faut lire ce livre en considrant quil a t sciemment crit

    dans lintention de nuire la socit spectaculaire. Il na jamais rien dit doutrancier.

    30 juin 1992 GUY DEBORD

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 9

    I. la sparation acheve

    Retour la table des matires

    Et sans doute notre temps... prfre limage la chose, la copie loriginal, la reprsentation la ralit, lapparence ltre... Ce qui est sacr pour lui, ce nest que lillusion, mais ce qui est profane, cest la vrit. Mieux, le sacr grandit ses yeux mesure que dcrot la vrit et que lillusion crot, si bien que le comble de lillusion est aussi pour lui le comble du sacr.

    Feuerbach (Prface la deuxime dition

    de LEssence du christianisme)

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 10

    1 Toute la vie des socits dans lesquelles rgnent les

    conditions modernes de production sannonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui tait directement vcu sest loign dans une reprsentation.

    2 Les images qui se sont dtaches de chaque aspect de la

    vie fusionnent dans un cours commun, o lunit de cette vie ne peut plus tre rtablie. La ralit considre partiellement se dploie dans sa propre unit gnrale en tant que pseudo-monde part, objet de la seule contemplation. La spcialisation des images du monde se retrouve, accomplie, dans le monde de limage autonomis, o le mensonger sest menti lui-mme. Le spectacle en gnral, comme inversion concrte de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant.

    3 Le spectacle se prsente la fois comme la socit mme,

    comme une partie de la socit, et comme instrument dunification. En tant que partie de la socit, il est expressment le secteur qui concentre tout regard et toute conscience. Du fait mme que ce secteur est spar, il est le lieu du regard abus et de la fausse conscience ; et lunification quil accomplit nest rien dautre quun langage officiel de la sparation gnralise.

    4 Le spectacle nest pas un ensemble dimages, mais un

    rapport social entre des personnes, mdiatis par des images.

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 11

    5 Le spectacle ne peut tre compris comme labus dun monde

    de la vision, le produit des techniques de diffusion massive des images. Il est bien plutt une Weltanschauung devenue effective, matriellement traduite. Cest une vision du monde qui sest objective.

    6 Le spectacle, compris dans sa totalit, est la fois le rsultat

    et le projet du mode de production existant. Il nest pas un supplment au monde rel, sa dcoration surajoute. Il est le cur de lirralisme de la socit relle. Sous toutes ses formes particulires, information ou propagande, publicit ou consommation directe de divertissements, le spectacle constitue le modle prsent de la vie socialement dominante. Il est laffirmation omniprsente du choix dj fait dans la production, et sa consommation corollaire. Forme et contenu du spectacle sont identiquement la justification totale des conditions et des fins du systme existant. Le spectacle est aussi la prsence permanente de cette justification, en tant quoccupation de la part principale du temps vcu hors de la production moderne.

    7 La sparation fait elle-mme partie de lunit du monde, de

    la praxis sociale globale qui sest scinde en ralit et en image. La pratique sociale, devant laquelle se pose le spectacle autonome, est aussi la totalit relle qui contient le spectacle. Mais la scission dans cette totalit la mutile au point de faire apparatre le spectacle comme son but. Le langage du spectacle est constitu par des signes de la production rgnante, qui sont en mme temps la finalit dernire de cette production.

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 12

    8 On ne peut opposer abstraitement le spectacle et lactivit

    sociale effective ; ce ddoublement est lui-mme ddoubl. Le spectacle qui inverse le rel est effectivement produit. En mme temps la ralit vcue est matriellement envahie par la contemplation du spectacle, et reprend en elle-mme lordre spectaculaire en lui donnant une adhsion positive. La ralit objective est prsente des deux cts. Chaque notion ainsi fixe na pour fond que son passage dans loppos : la ralit surgit dans le spectacle, et le spectacle est rel. Cette alination rciproque est lessence et le soutien de la socit existante.

    9 Dans le monde rellement renvers, le vrai est un moment

    du faux. 10 Le concept de spectacle unifie et explique une grande

    diversit de phnomnes apparents. Leurs diversits et contrastes sont les apparences de cette apparence organise socialement, qui doit tre elle-mme reconnue dans sa vrit gnrale. Considr selon ses propres termes, le spectacle est laffirmation de lapparence et laffirmation de toute vie humaine, cest--dire sociale, comme simple apparence. Mais la critique qui atteint la vrit du spectacle le dcouvre comme la ngation visible de la vie ; comme une ngation de la vie qui est devenue visible.

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 13

    11 Pour dcrire le spectacle, sa formation, ses fonctions, et les

    forces qui tendent sa dissolution, il faut distinguer artificiellement des lments insparables. En analysant le spectacle, on parle dans une certaine mesure le langage mme du spectaculaire, en ceci que lon passe sur le terrain mthodologique de cette socit qui sexprime dans le spectacle. Mais le spectacle nest rien dautre que le sens de la pratique totale dune formation conomique-sociale, son emploi du temps. Cest le moment historique qui nous contient.

    12 Le spectacle se prsente comme une norme positivit

    indiscutable et inaccessible. Il ne dit rien de plus que ce qui apparat est bon, ce qui est bon apparat . Lattitude quil exige par principe est cette acceptation passive quil a dj en fait obtenue par sa manire dapparatre sans rplique, par son monopole de lapparence.

    13 Le caractre fondamentalement tautologique du spectacle

    dcoule du simple fait que ses moyens sont en mme temps son but. Il est le soleil qui ne se couche jamais sur lempire de la passivit moderne. Il recouvre toute la surface du monde et baigne indfiniment dans sa propre gloire.

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 14

    14 La socit qui repose sur lindustrie moderne nest pas

    fortuitement ou superficiellement spectaculaire, elle est fondamentalement spectacliste. Dans le spectacle, image de lconomie rgnante, le but nest rien, le dveloppement est tout. Le spectacle ne veut en venir rien dautre qu lui-mme.

    15 En tant quindispensable parure des objets produits

    maintenant, en tant quexpos gnral de la rationalit du systme, et en tant que secteur conomique avanc qui faonne directement une multitude croissante dimages-objets, le spectacle est la principale production de la socit actuelle.

    16 Le spectacle se soumet les hommes vivants dans la mesure

    o lconomie les a totalement soumis. Il nest rien que lconomie se dveloppant pour elle-mme. Il est le reflet fidle de la production des choses, et lobjectivation infidle des producteurs.

    17 La premire phase de la domination de lconomie sur la vie

    sociale avait entran dans la dfinition de toute ralisation humaine une vidente dgradation de ltre en avoir. La phase prsente de loccupation totale de la vie sociale par les rsultats accumuls de lconomie conduit un glissement gnralis de lavoir au paratre, dont tout avoir effectif doit tirer son prestige immdiat et sa fonction dernire. En mme

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 15

    temps toute ralit individuelle est devenue sociale, directement dpendante de la puissance sociale, faonne par elle. En ceci seulement quelle nest pas, il lui est permis dapparatre.

    18 L o le monde rel se change en simples images, les

    simples images deviennent des tres rels, et les motivations efficientes dun comportement hypnotique. Le spectacle, comme tendance faire voir par diffrentes mdiations spcialises le monde qui nest plus directement saisissable, trouve normalement dans la vue le sens humain privilgi qui fut dautres poques le toucher ; le sens le plus abstrait, et le plus mystifiable, correspond labstraction gnralise de la socit actuelle. Mais le spectacle nest pas identifiable au simple regard, mme combin lcoute. Il est ce qui chappe lactivit des hommes, la reconsidration et la correction de leur uvre. Il est le contraire du dialogue. Partout o il y a reprsentation indpendante, le spectacle se reconstitue.

    19 Le spectacle est lhritier de toute la faiblesse du projet

    philosophique occidental qui fut une comprhension de lactivit, domine par les catgories du voir ; aussi bien quil se fonde sur lincessant dploiement de la rationalit technique prcise qui est issue de cette pense. Il ne ralise pas la philosophie, il philosophise la ralit. Cest la vie concrte de tous qui sest dgrade en univers spculatif.

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 16

    20 La philosophie, en tant que pouvoir de la pense spare, et

    pense du pouvoir spar, na jamais pu par elle-mme dpasser la thologie. Le spectacle est la reconstruction matrielle de lillusion religieuse. La technique spectaculaire na pas dissip les nuages religieux o les hommes avaient plac leurs propres pouvoirs dtachs deux : elle les a seulement relis une base terrestre. Ainsi cest la vie la plus terrestre qui devient opaque et irrespirable. Elle ne rejette plus dans le ciel, mais elle hberge chez elle sa rcusation absolue, son fallacieux paradis. Le spectacle est la ralisation technique de lexil des pouvoirs humains dans un au-del ; la scission acheve lintrieur de lhomme.

    21 mesure que la ncessit se trouve socialement rve, le

    rve devient ncessaire. Le spectacle est le mauvais rve de la socit moderne enchane, qui nexprime finalement que son dsir de dormir. Le spectacle est le gardien de ce sommeil.

    22 Le fait que la puissance pratique de la socit moderne sest

    dtache delle-mme, et sest difi un empire indpendant dans le spectacle, ne peut sexpliquer que par cet autre fait que cette pratique puissante continuait manquer de cohsion, et tait demeure en contradiction avec elle-mme.

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 17

    23 Cest la plus vieille spcialisation sociale, la spcialisation du

    pouvoir, qui est la racine du spectacle. Le spectacle est ainsi une activit spcialise qui parle pour lensemble des autres. Cest la reprsentation diplomatique de la socit hirarchique devant elle-mme, o toute autre parole est bannie. Le plus moderne y est aussi le plus archaque.

    24 Le spectacle est le discours ininterrompu que lordre prsent

    tient sur lui-mme, son monologue logieux. Cest lauto-portrait du pouvoir lpoque de sa gestion totalitaire des conditions dexistence. Lapparence ftichiste de pure objectivit dans les relations spectaculaires cache leur caractre de relation entre hommes et entre classes : une seconde nature parat dominer notre environnement de ses lois fatales. Mais le spectacle nest pas ce produit ncessaire du dveloppement technique regard comme un dveloppement naturel. La socit du spectacle est au contraire la forme qui choisit son propre contenu technique. Si le spectacle, pris sous laspect restreint des moyens de communication de masse , qui sont sa manifestation superficielle la plus crasante, peut paratre envahir la socit comme une simple instrumentation, celle-ci nest en fait rien de neutre, mais linstrumentation mme qui convient son auto-mouvement total. Si les besoins sociaux de lpoque o se dveloppent de telles techniques ne peuvent trouver de satisfaction que par leur mdiation, si ladministration de cette socit et tout contact entre les hommes ne peuvent plus sexercer que par lintermdiaire de cette puissance de communication instantane, cest parce que cette communication est essentiellement unilatrale ; de sorte que sa concentration revient accumuler dans les mains de ladministration du systme existant les moyens qui lui permettent de poursuivre cette administration dtermine. La

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 18

    scission gnralise du spectacle est insparable de ltat moderne, cest--dire de la forme gnrale de la scission dans la socit, produit de la division du travail social et organe de la domination de classe.

    25 La sparation est lalpha et lomga du spectacle.

    Linstitutionnalisation de la division sociale du travail, la formation des classes avaient construit une premire contemplation sacre, lordre mythique dont tout pouvoir senveloppe ds lorigine. Le sacr a justifi lordonnance cosmique et ontologique qui correspondait aux intrts des matres, il a expliqu et embelli ce que la socit ne pouvait pas faire. Tout pouvoir spar a donc t spectaculaire, mais ladhsion de tous une telle image immobile ne signifiait que la reconnaissance commune dun prolongement imaginaire pour la pauvret de lactivit sociale relle, encore largement ressentie comme une condition unitaire. Le spectacle moderne exprime au contraire ce que la socit peut faire, mais dans cette expression le permis soppose absolument au possible. Le spectacle est la conservation de linconscience dans le changement pratique des conditions dexistence. Il est son propre produit, et cest lui-mme qui a pos ses rgles : cest un pseudo-sacr. Il montre ce quil est : la puissance spare se dveloppant en elle-mme, dans la croissance de la productivit au moyen du raffinement incessant de la division du travail en parcellarisation des gestes, alors domins par le mouvement indpendant des machines ; et travaillant pour un march toujours plus tendu. Toute communaut et tout sens critique se sont dissous au long de ce mouvement, dans lequel les forces qui ont pu grandir en se sparant ne se sont pas encore retrouves.

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 19

    26 Avec la sparation gnralise du travailleur et de son

    produit, se perdent tout point de vue unitaire sur lactivit accomplie, toute communication personnelle directe entre les producteurs. Suivant le progrs de laccumulation des produits spars, et de la concentration du processus productif, lunit et la communication deviennent lattribut exclusif de la direction du systme. La russite du systme conomique de la sparation est la proltarisation du monde.

    27 Par la russite mme de la production spare en tant que

    production du spar, lexprience fondamentale lie dans les socits primitives un travail principal est en train de se dplacer, au ple de dveloppement du systme, vers le non-travail, linactivit. Mais cette inactivit nest en rien libre de lactivit productrice : elle dpend delle, elle est soumission inquite et admirative aux ncessits et aux rsultats de la production ; elle est elle-mme un produit de sa rationalit. Il ne peut y avoir de libert hors de lactivit, et dans le cadre du spectacle toute activit est nie, exactement comme lactivit relle a t intgralement capte pour ldification globale de ce rsultat. Ainsi lactuelle libration du travail , laugmentation des loisirs, nest aucunement libration dans le travail, ni libration dun monde faonn par ce travail. Rien de lactivit vole dans le travail ne peut se retrouver dans la soumission son rsultat.

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 20

    28 Le systme conomique fond sur lisolement est une

    production circulaire de lisolement. Lisolement fonde la technique, et le processus technique isole en retour. De lautomobile la tlvision, tous les biens slectionns par le systme spectaculaire sont aussi ses armes pour le renforcement constant des conditions disolement des foules solitaires . Le spectacle retrouve toujours plus concrtement ses propres prsuppositions.

    29 Lorigine du spectacle est la perte de lunit du monde, et

    lexpansion gigantesque du spectacle moderne exprime la totalit de cette perte : labstraction de tout travail particulier et labstraction gnrale de la production densemble se traduisent parfaitement dans le spectacle, dont le mode dtre concret est justement labstraction. Dans le spectacle, une partie du monde se reprsente devant le monde, et lui est suprieure. Le spectacle nest que le langage commun de cette sparation. Ce qui relie les spectateurs nest quun rapport irrversible au centre mme qui maintient leur isolement. Le spectacle runit le spar, mais il le runit en tant que spar.

    30 Lalination du spectateur au profit de lobjet contempl (qui

    est le rsultat de sa propre activit inconsciente) sexprime ainsi : plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnatre dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre dsir. Lextriorit du spectacle par rapport lhomme agissant apparat en ce que ses propres gestes ne sont plus lui, mais un autre qui les lui reprsente. Cest pourquoi le spectateur ne se sent chez lui nulle part, car le spectacle est partout.

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 21

    31 Le travailleur ne se produit pas lui-mme, il produit une

    puissance indpendante. Le succs de cette production, son abondance, revient vers le producteur comme abondance de la dpossession. Tout le temps et lespace de son monde lui deviennent trangers avec laccumulation de ses produits alins. Le spectacle est la carte de ce nouveau monde, carte qui recouvre exactement son territoire. Les forces mmes qui nous ont chapp se montrent nous dans toute leur puissance.

    32 Le spectacle dans la socit correspond une fabrication

    concrte de lalination. Lexpansion conomique est principalement lexpansion de cette production industrielle prcise. Ce qui crot avec lconomie se mouvant pour elle-mme ne peut tre que lalination qui tait justement dans son noyau originel.

    33 Lhomme spar de son produit, de plus en plus

    puissamment produit lui-mme tous les dtails de son monde, et ainsi se trouve de plus en plus spar de son monde. Dautant plus sa vie est maintenant son produit, dautant plus il est spar de sa vie.

    34 Le spectacle est le capital un tel degr daccumulation quil

    devient image.

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 22

    II. la marchandise comme spectacle

    Retour la table des matires

    Car ce nest que comme catgorie universelle de ltre social total que la marchandise peut tre comprise dans son essence authentique. Ce nest que dans ce contexte que la rification surgie du rapport marchand acquiert une signification dcisive, tant pour lvolution objective de la socit que pour lattitude des hommes son gard, pour la soumission de leur conscience aux formes dans lesquelles cette rification sexprime... Cette soumission saccrot encore du fait que plus la rationalisation et la mcanisation du processus de travail augmentent, plus lactivit du travailleur perd son caractre dactivit pour devenir une attitude contemplative.

    Lukcs (Histoire et conscience de classe)

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 23

    35 ce mouvement essentiel du spectacle, qui consiste

    reprendre en lui tout ce qui existait dans lactivit humaine ltat fluide, pour le possder ltat coagul, en tant que choses qui sont devenues la valeur exclusive par leur formulation en ngatif de la valeur vcue, nous reconnaissons notre vieille ennemie qui sait si bien paratre au premier coup dil quelque chose de trivial et se comprenant de soi-mme, alors quelle est au contraire si complexe et si pleine de subtilits mtaphysiques, la marchandise.

    36 Cest le principe du ftichisme de la marchandise, la

    domination de la socit par des choses suprasensibles bien que sensibles , qui saccomplit absolument dans le spectacle, o le monde sensible se trouve remplac par une slection dimages qui existe au-dessus de lui, et qui en mme temps sest fait reconnatre comme le sensible par excellence.

    37 Le monde la fois prsent et absent que le spectacle fait

    voir est le monde de la marchandise dominant tout ce qui est vcu. Et le monde de la marchandise est ainsi montr comme il est, car son mouvement est identique lloignement des hommes entre eux et vis--vis de leur produit global.

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 24

    38 La perte de la qualit, si vidente tous les niveaux du

    langage spectaculaire, des objets quil loue et des conduites quil rgle, ne fait que traduire les caractres fondamentaux de la production relle qui carte la ralit : la forme-marchandise est de part en part lgalit soi-mme, la catgorie du quantitatif. Cest le quantitatif quelle dveloppe, et elle ne peut se dvelopper quen lui.

    39 Ce dveloppement qui exclut le qualitatif est lui-mme

    soumis, en tant que dveloppement, au passage qualitatif : le spectacle signifie quil a franchi le seuil de sa propre abondance ; ceci nest encore vrai localement que sur quelques points, mais dj vrai lchelle universelle qui est la rfrence originelle de la marchandise, rfrence que son mouvement pratique, rassemblant la Terre comme march mondial, a vrifie.

    40 Le dveloppement des forces productives a t lhistoire

    relle inconsciente qui a construit et modifi les conditions dexistence des groupes humains en tant que conditions de survie, et largissement de ces conditions : la base conomique de toutes leurs entreprises. Le secteur de la marchandise a t, lintrieur dune conomie naturelle, la constitution dun surplus de la survie. La production des marchandises, qui implique lchange de produits varis entre des producteurs indpendants, a pu rester longtemps artisanale, contenue dans une fonction conomique marginale o sa vrit quantitative est encore masque. Cependant, l o elle a rencontr les conditions sociales du grand commerce et

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 25

    de laccumulation des capitaux, elle a saisi la domination totale de lconomie. Lconomie tout entire est alors devenue ce que la marchandise stait montre tre au cours de cette conqute : un processus de dveloppement quantitatif. Ce dploiement incessant de la puissance conomique sous la forme de la marchandise, qui a transfigur le travail humain en travail-marchandise, en salariat, aboutit cumulativement une abondance dans laquelle la question premire de la survie est sans doute rsolue, mais dune manire telle quelle doit se retrouver toujours ; elle est chaque fois pose de nouveau un degr suprieur. La croissance conomique libre les socits de la pression naturelle qui exigeait leur lutte immdiate pour la survie, mais alors cest de leur librateur quelles ne sont pas libres. Lindpendance de la marchandise sest tendue lensemble de lconomie sur laquelle elle rgne. Lconomie transforme le monde, mais le transforme seulement en monde de lconomie. La pseudo-nature dans laquelle le travail humain sest alin exige de poursuivre linfini son service, et ce service, ntant jug et absous que par lui-mme, en fait obtient la totalit des efforts et des projets socialement licites, comme ses serviteurs. Labondance des marchandises, cest--dire du rapport marchand, ne peut tre plus que la survie augmente.

    41 La domination de la marchandise sest dabord exerce

    dune manire occulte sur lconomie, qui elle-mme, en tant que base matrielle de la vie sociale, restait inaperue et incomprise, comme le familier qui nest pas pour autant connu. Dans une socit o la marchandise concrte reste rare ou minoritaire, cest la domination apparente de largent qui se prsente comme lmissaire muni des pleins pouvoirs qui parle au nom dune puissance inconnue. Avec la rvolution industrielle, la division manufacturire du travail et la production massive pour le march mondial, la marchandise apparat effectivement, comme une puissance qui vient rellement

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 26

    occuper la vie sociale. Cest alors que se constitue lconomie politique, comme science dominante et comme science de la domination.

    42 Le spectacle est le moment o la marchandise est parvenue

    loccupation totale de la vie sociale. Non seulement le rapport la marchandise est visible, mais on ne voit plus que lui : le monde que lon voit est son monde. La production conomique moderne tend sa dictature extensivement et intensivement. Dans les lieux les moins industrialiss, son rgne est dj prsent avec quelques marchandises-vedettes et en tant que domination imprialiste par les zones qui sont en tte dans le dveloppement de la productivit. Dans ces zones avances, lespace social est envahi par une superposition continue de couches gologiques de marchandises. ce point de la deuxime rvolution industrielle , la consommation aline devient pour les masses un devoir supplmentaire la production aline. Cest tout le travail vendu dune socit qui devient globalement la marchandise totale dont le cycle doit se poursuivre. Pour ce faire, il faut que cette marchandise totale revienne fragmentairement lindividu fragmentaire, absolument spar des forces productives oprant comme un ensemble. Cest donc ici que la science spcialise de la domination doit se spcialiser son tour : elle smiette en sociologie, psychotechnique, cyberntique, smiologie, etc., veillant lautorgulation de tous les niveaux du processus.

    43 Alors que dans la phase primitive de laccumulation

    capitaliste lconomie politique ne voit dans le proltaire que louvrier , qui doit recevoir le minimum indispensable pour la conservation de sa force de travail, sans jamais le considrer dans ses loisirs, dans son humanit , cette position des ides de la classe dominante se renverse aussitt que le degr

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 27

    dabondance atteint dans la production des marchandises exige un surplus de collaboration de louvrier. Cet ouvrier, soudain lav du mpris total qui lui est clairement signifi par toutes les modalits dorganisation et surveillance de la production, se retrouve chaque jour en dehors de celle-ci apparemment trait comme une grande personne, avec une politesse empresse, sous le dguisement du consommateur. Alors lhumanisme de la marchandise prend en charge les loisirs et lhumanit du travailleur, tout simplement parce que lconomie politique peut et doit maintenant dominer ces sphres en tant quconomie politique. Ainsi le reniement achev de lhomme a pris en charge la totalit de lexistence humaine.

    44 Le spectacle est une guerre de lopium permanente pour

    faire accepter lidentification des biens aux marchandises ; et de la satisfaction la survie augmentant selon ses propres lois. Mais si la survie consommable est quelque chose qui doit augmenter toujours, cest parce quelle ne cesse de contenir la privation. Sil ny a aucun au-del de la survie augmente, aucun point o elle pourrait cesser sa croissance, cest parce quelle nest pas elle-mme au del de la privation, mais quelle est la privation devenue plus riche.

    45 Avec lautomation, qui est la fois le secteur le plus avanc

    de lindustrie moderne, et le modle o se rsume parfaitement sa pratique, il faut que le monde de la marchandise surmonte cette contradiction : linstrumentation technique qui supprime objectivement le travail doit en mme temps conserver le travail comme marchandise, et seul lieu de naissance de la marchandise. Pour que lautomation, ou toute autre forme moins extrme de laccroissement de la productivit du travail, ne diminue pas effectivement le temps de travail social

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 28

    ncessaire lchelle de la socit, il est ncessaire de crer de nouveaux emplois. Le secteur tertiaire, les services, sont limmense tirement des lignes dtapes de larme de la distribution et de lloge des marchandises actuelles ; mobilisation de forces suppltives qui rencontre opportunment, dans la facticit mme des besoins relatifs de telles marchandises, la ncessit dune telle organisation de larrire-travail.

    46 La valeur dchange na pu se former quen tant quagent de

    la valeur dusage, mais sa victoire par ses propres armes a cr les conditions de sa domination autonome. Mobilisant tout usage humain et saisissant le monopole de sa satisfaction, elle a fini par diriger lusage. Le processus de lchange sest identifi tout usage possible, et la rduit sa merci. La valeur dchange est le condottiere de la valeur dusage, qui finit par mener la guerre pour son propre compte.

    47 Cette constante de lconomie capitaliste qui est la baisse

    tendancielle de la valeur dusage dveloppe une nouvelle forme de privation lintrieur de la survie augmente, laquelle nest pas davantage affranchie de lancienne pnurie puisquelle exige la participation de la grande majorit des hommes, comme travailleurs salaris, la poursuite infinie de son effort ; et que chacun sait quil lui faut sy soumettre ou mourir. Cest la ralit de ce chantage, le fait que lusage sous sa forme la plus pauvre (manger, habiter) nexiste plus quemprisonn dans la richesse illusoire de la survie augmente, qui est la base relle de lacceptation de lillusion en gnral dans la consommation des marchandises modernes. Le consommateur rel devient consommateur dillusions. La marchandise est cette illusion effectivement relle, et le spectacle sa manifestation gnrale.

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 29

    48 La valeur dusage qui tait implicitement comprise dans la

    valeur dchange doit tre maintenant explicitement proclame, dans la ralit inverse du spectacle, justement parce que sa ralit effective est ronge par lconomie marchande surdveloppe ; et quune pseudo-justification devient ncessaire la fausse vie.

    49 Le spectacle est lautre face de largent : lquivalent gnral

    abstrait de toutes les marchandises. Mais si largent a domin la socit en tant que reprsentation de lquivalence centrale, cest--dire du caractre changeable des biens multiples dont lusage restait incomparable, le spectacle est son complment moderne dvelopp o la totalit du monde marchand apparat en bloc, comme une quivalence gnrale ce que lensemble de la socit peut tre et faire. Le spectacle est largent que lon regarde seulement, car en lui dj cest la totalit de lusage qui sest change contre la totalit de la reprsentation abstraite. Le spectacle nest pas seulement le serviteur du pseudo-usage, il est dj en lui-mme le pseudo-usage de la vie.

    50 Le rsultat concentr du travail social, au moment de

    labondance conomique, devient apparent et soumet toute ralit lapparence, qui est maintenant son produit. Le capital nest plus le centre invisible qui dirige le mode de production : son accumulation ltale jusqu la priphrie sous forme dobjets sensibles. Toute ltendue de la socit est son portrait.

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 30

    51 La victoire de lconomie autonome doit tre en mme

    temps sa perte. Les forces quelle a dchanes suppriment la ncessit conomique qui a t la base immuable des socits anciennes. Quand elle la remplace par la ncessit du dveloppement conomique infini, elle ne peut que remplacer la satisfaction des premiers besoins humains sommairement reconnus, par une fabrication ininterrompue de pseudo-besoins qui se ramnent au seul pseudo-besoin du maintien de son rgne. Mais lconomie autonome se spare jamais du besoin profond dans la mesure mme o elle sort de linconscient social qui dpendait delle sans le savoir. Tout ce qui est conscient suse. Ce qui est inconscient reste inaltrable. Mais une fois dlivr, ne tombe-t-il pas en ruine son tour ? (Freud).

    52 Au moment o la socit dcouvre quelle dpend de

    lconomie, lconomie, en fait, dpend delle. Cette puissance souterraine, qui a grandi jusqu paratre souverainement, a aussi perdu sa puissance. L o tait le a conomique doit venir le je. Le sujet ne peut merger que de la socit, cest--dire de la lutte qui est en elle-mme. Son existence possible est suspendue aux rsultats de la lutte des classes qui se rvle comme le produit et le producteur de la fondation conomique de lhistoire.

    53 La conscience du dsir et le dsir de la conscience sont

    identiquement ce projet qui, sous sa forme ngative, veut labolition des classes, cest--dire la possession directe des travailleurs sur tous les moments de leur activit. Son contraire est la socit du spectacle, o la marchandise se contemple elle-mme dans un monde quelle a cr.

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 31

    III. unit et division dans lapparence

    Retour la table des matires

    Une nouvelle polmique anime se droule dans le pays, sur le front de la philosophie, propos des concepts "un se divise en deux" et "deux fusionnent en un". Ce dbat est une lutte entre ceux qui sont pour et ceux qui sont contre la dialectique matrialiste, une lutte entre deux conceptions du monde : la conception proltarienne et la conception bourgeoise. Ceux qui soutiennent que "un se divise en deux" est la loi fondamentale des choses se tiennent du ct de la dialectique matrialiste ; ceux qui soutiennent que la loi fondamentale des choses est que "deux fusionnent en un" sont contre la dialectique matrialiste. Les deux cts ont tir une nette ligne de dmarcation entre eux et leurs arguments sont diamtralement opposs. Cette polmique reflte sur le plan idologique la lutte de classe aigu et complexe qui se droule en Chine et dans le monde.

    (Le Drapeau rouge de Pkin, 21 Septembre 1964.)

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 32

    54 Le spectacle, comme la socit moderne, est la fois uni et

    divis. Comme elle, il difie son unit sur le dchirement. Mais la contradiction, quand elle merge dans le spectacle, est son tour contredite par un renversement de son sens ; de sorte que la division montre est unitaire, alors que lunit montre est divise.

    55 Cest la lutte de pouvoirs qui se sont constitus pour la

    gestion du mme systme socio-conomique, qui se dploie comme la contradiction officielle, appartenant en fait lunit relle ; ceci lchelle mondiale aussi bien qu lintrieur de chaque nation.

    56 Les fausses luttes spectaculaires des formes rivales du

    pouvoir spar sont en mme temps relles, en ce quelles traduisent le dveloppement ingal et conflictuel du systme, les intrts relativement contradictoires des classes ou des subdivisions de classes qui reconnaissent le systme, et dfinissent leur propre participation dans son pouvoir. De mme que le dveloppement de lconomie la plus avance est laffrontement de certaines priorits contre dautres, la gestion totalitaire de lconomie par une bureaucratie dtat, et la condition des pays qui se sont trouvs placs dans la sphre de la colonisation ou de la semi-colonisation, sont dfinies par des particularits considrables dans les modalits de la production et du pouvoir. Ces diverses oppositions peuvent se donner, dans le spectacle, selon les critres tout diffrents, comme des formes de socits absolument distinctes. Mais selon leur ralit effective de secteurs particuliers, la vrit de leur particularit rside dans le systme universel qui les

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 33

    contient : dans le mouvement unique qui a fait de la plante son champ, le capitalisme.

    57 La socit porteuse du spectacle ne domine pas seulement

    par son hgmonie conomique les rgions sous-dveloppes. Elle les domine en tant que socit du spectacle. L o la base matrielle est encore absente, la socit moderne a dj envahi spectaculairement la surface sociale de chaque continent. Elle dfinit le programme dune classe dirigeante et prside sa constitution. De mme quelle prsente les pseudo-biens convoiter, de mme elle offre aux rvolutionnaires locaux les faux modles de rvolution. Le spectacle propre du pouvoir bureaucratique qui dtient quelques-uns des pays industriels fait prcisment partie du spectacle total, comme sa pseudo-ngation gnrale, et son soutien. Si le spectacle, regard dans ses diverses localisations, montre lvidence des spcialisations totalitaires de la parole et de ladministration sociales, celles-ci en viennent se fondre, au niveau du fonctionnement global du systme, en une division mondiale des tches spectaculaires.

    58 La division des tches spectaculaires qui conserve la

    gnralit de lordre existant conserve principalement le ple dominant de son dveloppement. La racine du spectacle est dans le terrain de lconomie devenue abondante, et cest de l que viennent les fruits qui tendent finalement dominer le march spectaculaire, en dpit des barrires protectionnistes idologico-policires de nimporte quel spectacle local prtention autarcique.

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 34

    59 Le mouvement de banalisation qui, sous les diversions

    chatoyantes du spectacle, domine mondialement la socit moderne, la domine aussi sur chacun des points o la consommation dveloppe des marchandises a multipli en apparence les rles et les objets choisir. Les survivances de la religion et de la famille laquelle reste la forme principale de lhritage du pouvoir de classe , et donc de la rpression morale quelles assurent, peuvent se combiner comme une mme chose avec laffirmation redondante de la jouissance de ce monde, ce monde ntant justement produit quen tant que pseudo-jouissance qui garde en elle la rpression. lacceptation bate de ce qui existe peut aussi se joindre comme une mme chose la rvolte purement spectaculaire : ceci traduit ce simple fait que linsatisfaction elle-mme est devenue une marchandise ds que labondance conomique sest trouve capable dtendre sa production jusquau traitement dune telle matire premire.

    60 En concentrant en elle limage dun rle possible, la vedette,

    la reprsentation spectaculaire de lhomme vivant, concentre donc cette banalit. La condition de vedette est la spcialisation du vcu apparent, lobjet de lidentification la vie apparente sans profondeur, qui doit compenser lmiettement des spcialisations productives effectivement vcues. Les vedettes existent pour figurer des types varis de styles de vie et de styles de comprhension de la socit, libres de sexercer globalement. Elles incarnent le rsultat inaccessible du travail social, en mimant des sous-produits de ce travail qui sont magiquement transfrs au-dessus de lui comme son but : le pouvoir et les vacances, la dcision et la consommation qui sont au commencement et la fin dun processus indiscut. L, cest le pouvoir gouvernemental qui se personnalise en pseudo-vedette ; ici cest la vedette de la consommation qui se

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    fait plbisciter en tant que pseudo-pouvoir sur le vcu. Mais, de mme que ces activits de la vedette ne sont pas rellement globales, elles ne sont pas varies.

    61 Lagent du spectacle mis en scne comme vedette est le

    contraire de lindividu, lennemi de lindividu en lui-mme aussi videmment que chez les autres. Passant dans le spectacle comme modle didentification, il a renonc toute qualit autonome pour sidentifier lui-mme la loi gnrale de lobissance au cours des choses. La vedette de la consommation, tout en tant extrieurement la reprsentation de diffrents types de personnalit, montre chacun de ces types ayant galement accs la totalit de la consommation, et y trouvant pareillement son bonheur. La vedette de la dcision doit possder le stock complet de ce qui a t admis comme qualits humaines. Ainsi entre elles les divergences officielles sont annules par la ressemblance officielle, qui est la prsupposition de leur excellence en tout. Khrouchtchev tait devenu gnral pour dcider de la bataille de Koursk, non sur le terrain, mais au vingtime anniversaire, quand il se trouvait matre de ltat. Kennedy tait rest orateur jusqu prononcer son loge sur sa propre tombe, puisque Thodore Sorensen continuait ce moment de rdiger pour le successeur les discours dans ce style qui avait tant compt pour faire reconnatre la personnalit du disparu. Les gens admirables en qui le systme se personnifie sont bien connus pour ntre pas ce quils sont ; ils sont devenus grands hommes en descendant au-dessous de la ralit de la moindre vie individuelle, et chacun le sait.

    62 Le faux choix dans labondance spectaculaire, choix qui

    rside dans la juxtaposition de spectacles concurrentiels et

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 36

    solidaires comme dans la juxtaposition des rles (principalement signifis et ports par des objets) qui sont la fois exclusifs et imbriqus, se dveloppe en lutte de qualits fantomatiques destines passionner ladhsion la trivialit quantitative. Ainsi renaissent de fausses oppositions archaques, des rgionalismes ou des racismes chargs de transfigurer en supriorit ontologique fantastique la vulgarit des places hirarchiques dans la consommation. Ainsi se recompose linterminable srie des affrontements drisoires mobilisant un intrt sous-ludique, du sport de comptition aux lections. L o sest installe la consommation abondante, une opposition spectaculaire principale entre la jeunesse et les adultes vient en premier plan des rles fallacieux : car nulle part il nexiste dadulte, matre de sa vie, et la jeunesse, le changement de ce qui existe, nest aucunement la proprit de ces hommes qui sont maintenant jeunes, mais celle du systme conomique, le dynamisme du capitalisme. Ce sont des choses qui rgnent et qui sont jeunes ; qui se chassent et se remplacent elles-mmes.

    63 Cest lunit de la misre qui se cache sous les oppositions

    spectaculaires. Si des formes diverses de la mme alination se combattent sous les masques du choix total, cest parce quelles sont toutes difies sur les contradictions relles refoules. Selon les ncessits du stade particulier de la misre quil dment et maintient, le spectacle existe sous une forme concentre ou sous une forme diffuse. Dans les deux cas, il nest quune image dunification heureuse environne de dsolation et dpouvante, au centre tranquille du malheur.

    64 Le spectaculaire concentr appartient essentiellement au

    capitalisme bureaucratique, encore quil puisse tre import

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 37

    comme technique du pouvoir tatique sur des conomies mixtes plus arrires, ou dans certains moments de crise du capitalisme avanc. La proprit bureaucratique en effet est elle-mme concentre en ce sens que le bureaucrate individuel na de rapports avec la possession de lconomie globale que par lintermdiaire de la communaut bureaucratique, quen tant que membre de cette communaut. En outre la production des marchandises, moins dveloppe, se prsente aussi sous une forme concentre : la marchandise que la bureaucratie dtient, cest le travail social total, et ce quelle revend la socit, cest sa survie en bloc. La dictature de lconomie bureaucratique ne peut laisser aux masses exploites aucune marge notable de choix, puisquelle a d tout choisir par elle-mme, et que tout autre choix extrieur, quil concerne lalimentation ou la musique, est donc dj le choix de sa destruction complte. Elle doit saccompagner dune violence permanente. Limage impose du bien, dans son spectacle, recueille la totalit de ce qui existe officiellement, et se concentre normalement sur un seul homme, qui est le garant de sa cohsion totalitaire. cette vedette absolue, chacun doit sidentifier magiquement, ou disparatre. Car il sagit du matre de sa non-consommation, et de limage hroque dun sens acceptable pour lexploitation absolue quest en fait laccumulation primitive acclre par la terreur. Si chaque Chinois doit apprendre Mao, et ainsi tre Mao, cest quil na rien dautre tre. L o domine le spectaculaire concentr domine aussi la police.

    65 Le spectaculaire diffus accompagne labondance des

    marchandises, le dveloppement non perturb du capitalisme moderne. Ici chaque marchandise prise part est justifie au nom de la grandeur de la production de la totalit des objets, dont le spectacle est un catalogue apologtique. Des affirmations inconciliables se poussent sur la scne du spectacle unifi de lconomie abondante ; de mme que

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 38

    diffrentes marchandises-vedettes soutiennent simultanment leurs projets contradictoires damnagement de la socit, o le spectacle des automobiles veut une circulation parfaite qui dtruit les vieilles cits, tandis que le spectacle de la ville elle-mme a besoin des quartiers-muses. Donc la satisfaction, dj problmatique, qui est rpute appartenir la consommation de lensemble est immdiatement falsifie en ceci que le consommateur rel ne peut directement toucher quune succession de fragments de ce bonheur marchand, fragments do chaque fois la qualit prte lensemble est videmment absente.

    66 Chaque marchandise dtermine lutte pour elle-mme, ne

    peut pas reconnatre les autres, prtend simposer partout comme si elle tait la seule. Le spectacle est alors le chant pique de cet affrontement, que la chute daucune Ilion ne pourrait conclure. Le spectacle ne chante pas les hommes et leurs armes, mais les marchandises et leurs passions. Cest dans cette lutte aveugle que chaque marchandise, en suivant sa passion, ralise en fait dans linconscience quelque chose de plus lev : le devenir-monde de la marchandise, qui est aussi bien le devenir-marchandise du monde. Ainsi, par une ruse de la raison marchande, le particulier de la marchandise suse en combattant, tandis que la forme-marchandise va vers sa ralisation absolue.

    67 La satisfaction que la marchandise abondante ne peut plus

    donner dans lusage en vient tre recherche dans la reconnaissance de sa valeur en tant que marchandise : cest lusage de la marchandise se suffisant lui-mme ; et pour le consommateur leffusion religieuse envers la libert souveraine de la marchandise. Des vagues denthousiasme pour un

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 39

    produit donn, soutenu et relanc par tous les moyens dinformation, se propagent ainsi grande allure. Un style de vtements surgit dun film ; une revue lance des clubs, qui lancent des panoplies diverses. Le gadget exprime ce fait que, dans le moment o la masse des marchandises glisse vers laberration, laberrant lui-mme devient une marchandise spciale. Dans les porte-cls publicitaires, par exemple, non plus achets mais dons supplmentaires qui accompagnent des objets prestigieux vendus, ou qui dcoulent par change de leur propre sphre, on peut reconnatre la manifestation dun abandon mystique la transcendance de la marchandise. Celui qui collectionne les porte-cls qui viennent dtre fabriqus pour tre collectionns accumule les indulgences de la marchandise, un signe glorieux de sa prsence relle parmi ses fidles. Lhomme rifi affiche la preuve de son intimit avec la marchandise. Comme dans les transports des convulsionnaires ou miraculs du vieux ftichisme religieux, le ftichisme de la marchandise parvient des moments dexcitation fervente. Le seul usage qui sexprime encore ici est lusage fondamental de la soumission.

    68 Sans doute, le pseudo-besoin impos dans la

    consommation moderne ne peut tre oppos aucun besoin ou dsir authentique qui ne soit lui-mme faonn par la socit et son histoire. Mais la marchandise abondante est l comme la rupture absolue dun dveloppement organique des besoins sociaux. Son accumulation mcanique libre un artificiel illimit, devant lequel le dsir vivant reste dsarm. La puissance cumulative dun artificiel indpendant entrane partout la falsification de la vie sociale.

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 40

    69 Dans limage de lunification heureuse de la socit par la

    consommation, la division relle est seulement suspendue jusquau prochain non-accomplissement dans le consommable. Chaque produit particulier qui doit reprsenter lespoir dun raccourci fulgurant pour accder enfin la terre promise de la consommation totale est prsent crmonieusement son tour comme la singularit dcisive. Mais comme dans le cas de la diffusion instantane des modes de prnoms apparemment aristocratiques qui vont se trouver ports par presque tous les individus du mme ge, lobjet dont on attend un pouvoir singulier na pu tre propos la dvotion des masses que parce quil avait t tir un assez grand nombre dexemplaires pour tre consomm massivement. Le caractre prestigieux de ce produit quelconque ne lui vient que davoir t plac un moment au centre de la vie sociale, comme le mystre rvl de la finalit de la production. Lobjet qui tait prestigieux dans le spectacle devient vulgaire linstant o il entre chez ce consommateur, en mme temps que chez tous les autres. Il rvle trop tard sa pauvret essentielle, quil tient naturellement de la misre de sa production. Mais dj cest un autre objet qui porte la justification du systme et lexigence dtre reconnu.

    70 Limposture de la satisfaction doit se dnoncer elle-mme en

    se remplaant, en suivant le changement des produits et celui des conditions gnrales de la production. Ce qui a affirm avec la plus parfaite impudence sa propre excellence dfinitive change pourtant, dans le spectacle diffus mais aussi dans le spectacle concentr, et cest le systme seul qui doit continuer : Staline comme la marchandise dmode sont dnoncs par ceux-l mmes qui les ont imposs. Chaque nouveau mensonge de la publicit est aussi laveu de son mensonge prcdent. Chaque croulement dune figure du pouvoir

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 41

    totalitaire rvle la communaut illusoire qui lapprouvait unanimement, et qui ntait quun agglomrat de solitudes sans illusions.

    71 Ce que le spectacle donne comme perptuel est fond sur le

    changement, et doit changer avec sa base. Le spectacle est absolument dogmatique et en mme temps ne peut aboutir rellement aucun dogme solide. Rien ne sarrte pour lui ; cest ltat qui lui est naturel et toutefois le plus contraire son inclination.

    72 Lunit irrelle que proclame le spectacle est le masque de

    la division de classe sur laquelle repose lunit relle du mode de production capitaliste. Ce qui oblige les producteurs participer ldification du monde est aussi ce qui les en carte. Ce qui met en relation les hommes affranchis de leurs limitations locales et nationales est aussi ce qui les loigne. Ce qui oblige lapprofondissement du rationnel est aussi ce qui nourrit lirrationnel de lexploitation hirarchique et de la rpression. Ce qui fait le pouvoir abstrait de la socit fait sa non-libert concrte.

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 42

    IV. le proltariat comme sujet et comme reprsentation

    Retour la table des matires

    Le droit gal de tous aux biens et aux jouissances de ce monde, la destruction de toute autorit, la ngation de tout frein moral, voil, si lon descend au fond des choses, la raison dtre de linsurrection du 18 mars et la charte de la redoutable association qui lui a fourni une arme.

    (Enqute parlementaire sur linsurrection du 18 mars.)

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 43

    73 Le mouvement rel qui supprime les conditions existantes

    gouverne la socit partir de la victoire de la bourgeoisie dans lconomie, et visiblement depuis la traduction politique de cette victoire. Le dveloppement des forces productives a fait clater les anciens rapports de production, et tout ordre statique tombe en poussire. Tout ce qui tait absolu devient historique.

    74 Cest en tant jets dans lhistoire, en devant participer au

    travail et aux luttes qui la constituent, que les hommes se voient contraints denvisager leurs relations dune manire dsabuse. Cette histoire na pas dobjet distinct de ce quelle ralise sur elle-mme, quoique la dernire vision mtaphysique inconsciente de lpoque historique puisse regarder la progression productive travers laquelle lhistoire sest dploye comme lobjet mme de lhistoire. Le sujet de lhistoire ne peut tre que le vivant se produisant lui-mme, devenant matre et possesseur de son monde qui est lhistoire, et existant comme conscience de son jeu.

    75 Comme un mme courant se dveloppent les luttes de

    classes de la longue poque rvolutionnaire inaugure par lascension de la bourgeoisie et la pense de lhistoire, la dialectique, la pense qui ne sarrte plus la recherche du sens de ltant, mais slve la connaissance de la dissolution de tout ce qui est ; et dans le mouvement dissout toute sparation.

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 44

    76 Hegel navait plus interprter le monde, mais la

    transformation du monde. En interprtant seulement la transformation, Hegel nest que lachvement philosophique de la philosophie. Il veut comprendre un monde qui se fait lui-mme. Cette pense historique nest encore que la conscience qui arrive toujours trop tard, et qui nonce la justification post festum. Ainsi, elle na dpass la sparation que dans la pense. Le paradoxe qui consiste suspendre le sens de toute ralit son achvement historique, et rvler en mme temps ce sens en se constituant soi-mme en achvement de lhistoire, dcoule de ce simple fait que le penseur des rvolutions bourgeoises des XVIIe et XVIIIe sicles na cherch dans sa philosophie que la rconciliation avec leur rsultat. Mme comme philosophie de la rvolution bourgeoise, elle nexprime pas tout le processus de cette rvolution, mais seulement sa dernire conclusion. En ce sens, elle est une philosophie non de la rvolution, mais de la restauration. (Karl Korsch, Thses sur Hegel et la rvolution). Hegel a fait, pour la dernire fois, le travail du philosophe, la glorification de ce qui existe ; mais dj ce qui existait pour lui ne pouvait tre que la totalit du mouvement historique. La position extrieure de la pense tant en fait maintenue, elle ne pouvait tre masque que par son identification un projet pralable de lEsprit, hros absolu qui a fait ce quil a voulu et voulu ce quil a fait et dont laccomplissement concide avec le prsent. Ainsi, la philosophie qui meurt dans la pense de lhistoire ne peut plus glorifier son monde quen le reniant, car pour prendre la parole il lui faut dj supposer finie cette histoire totale o elle a tout ramen ; et close la session du seul tribunal o peut tre rendue la sentence de la vrit.

  • Guy Debord, La Socit du Spectacle, 3e dition (1992) 45

    77 Quand le proltariat manifeste par sa propre existence en

    actes que cette pense de lhistoire ne sest pas oublie, le dmenti de la conclusion est aussi bien la confirmation de la mthode.

    78 La pense de lhistoire ne peut tre sauve quen devenant

    pense pratique ; et la pratique du proltariat comme classe rvolutionnaire ne peut tre moins que la conscience historique oprant sur la totalit de son monde. Tous les courants thoriques du mouvement ouvrier rvolutionnaire sont issus dun affrontement critique avec la pense hglienne, chez Marx comme chez Stirner et Bakounine.

    79 Le caractre insparable de la thorie de Marx et de la

    mthode hglienne est lui-mme insparable du caractre rvolutionnaire de cette thorie, cest--dire de sa vrit. Cest en ceci que cette premire relation a t gnralement ignore ou mal comprise, ou encore dnonce comme le faible de ce qui devenait fallacieusement une doctrine marxiste. Bernstein, dans Socialisme thorique et Social-dmocratie pratique, rvle parfaitement cette liaison de la mthode dialectique et de la prise de parti historique, en dplorant les prvisions peu scientifiques du Manifeste de 1847 sur limminence de la rvolution proltarienne en Allemagne : Cette auto-suggestion historique, tellement errone que le premier visionnaire politique venu ne pourrait gure trouver mieux, serait incomprhensible chez un Marx, qui cette poque avait dj srieusement tudi lconomie, si on ne devait pas voir en elle le produit dun reste de la dialectique antithtique

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    hglienne, dont Marx, pas plus quEngels, na jamais su compltement se dfaire. En ces temps deffervescence gnrale, cela lui a t dautant plus fatal.

    80 Le renversement que Marx effectue pour un sauvetage par

    transfert de la pense des rvolutions bourgeoises ne consiste pas trivialement remplacer par le dveloppement matrialiste des forces productives le parcours de lEsprit hglien allant sa propre rencontre dans le temps, son objectivation tant identique son alination, et ses blessures historiques ne laissant pas de cicatrices. Lhistoire devenue relle na plus de fin. Marx a ruin la position spare de Hegel devant ce qui advient ; et la contemplation dun agent suprme extrieur, quel quil soit. La thorie na plus connatre que ce quelle fait. Cest au contraire la contemplation du mouvement de lconomie, dans la pense dominante de la socit actuelle, qui est lhritage non renvers de la part non dialectique dans la tentative hglienne dun systme circulaire : cest une approbation qui a perdu la dimension du concept, et qui na plus besoin dun hglianisme pour se justifier, car le mouvement quil sagit de louer nest plus quun secteur sans pense du monde, dont le dveloppement mcanique domine effectivement le tout. Le projet de Marx est celui dune histoire consciente. Le quantitatif qui survient dans le dveloppement aveugle des forces productives simplement conomiques doit se changer en appropriation historique qualitative. La critique de lconomie politique est le premier acte de cette fin de la prhistoire : De tous les instruments de production, le plus grand pouvoir productif, cest la classe rvolutionnaire elle-mme.

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    81 Ce qui rattache troitement la thorie de Marx la pense

    scientifique, cest la comprhension rationnelle des forces qui sexercent rellement dans la socit. Mais elle est fondamentalement un au-del de la pense scientifique, o celle-ci nest conserve quen tant dpasse : il sagit dune comprhension de la lutte, et nullement de la loi. Nous ne connaissons quune seule science : la science de lhistoire , dit LIdologie allemande.

    82 Lpoque bourgeoise, qui veut fonder scientifiquement

    lhistoire, nglige le fait que cette science disponible a bien plutt d tre elle-mme fonde historiquement avec lconomie. Inversement, lhistoire ne dpend radicalement de cette connaissance quen tant que cette histoire reste histoire conomique. Combien la part de lhistoire dans lconomie mme le processus global qui modifie ses propres donnes scientifiques de base a pu tre dailleurs nglige par le point de vue de lobservation scientifique, cest ce que montre la vanit des calculs socialistes qui croyaient avoir tabli la priodicit exacte des crises ; et depuis que lintervention constante de ltat est parvenue compenser leffet des tendances la crise, le mme genre de raisonnement voit dans cet quilibre une harmonie conomique dfinitive. Le projet de surmonter lconomie, le projet de la prise de possession de lhistoire, sil doit connatre et ramener lui la science de la socit, ne peut tre lui-mme scientifique. Dans ce dernier mouvement qui croit dominer lhistoire prsente par une connaissance scientifique, le point de vue rvolutionnaire est rest bourgeois.

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    83 Les courants utopiques du socialisme, quoique fonds eux-

    mmes historiquement dans la critique de lorganisation sociale existante, peuvent tre justement qualifis dutopiques dans la mesure o ils refusent lhistoire cest--dire la lutte relle en cours, aussi bien que le mouvement du temps au del de la perfection immuable de leur image de socit heureuse , mais non parce quils refuseraient la science. Les penseurs utopistes sont au contraire entirement domins par la pense scientifique, telle quelle stait impose dans les sicles prcdents. Ils recherchent le parachvement de ce systme rationnel gnral : ils ne se considrent aucunement comme des prophtes dsarms, car ils croient au pouvoir social de la dmonstration scientifique et mme, dans le cas du saint-simonisme, la prise du pouvoir par la science. Comment, dit Sombart, voudraient-ils arracher par des luttes ce qui doit tre prouv ? Cependant la conception scientifique des utopistes ne stend pas cette connaissance que des groupes sociaux ont des intrts dans une situation existante, des forces pour la maintenir, et aussi bien des formes de fausse conscience correspondantes de telles positions. Elle reste donc trs en de de la ralit historique du dveloppement de la science mme, qui sest trouv en grande partie orient par la demande sociale issue de tels facteurs, qui slectionne non seulement ce qui peut tre admis, mais aussi ce qui peut tre recherch. Les socialistes utopiques, rests prisonniers du mode dexposition de la vrit scientifique, conoivent cette vrit selon sa pure image abstraite, telle que lavait vue simposer un stade trs antrieur de la socit. Comme le remarquait Sorel, cest sur le modle de lastronomie que les utopistes pensent dcouvrir et dmontrer les lois de la socit. Lharmonie vise par eux, hostile lhistoire, dcoule dun essai dapplication la socit de la science la moins dpendante de lhistoire. Elle tente de se faire reconnatre avec la mme innocence exprimentale que le newtonisme, et la destine heureuse constamment postule joue dans leur science sociale un rle analogue ce lui qui

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    revient linertie dans la mcanique rationnelle (Matriaux pour une thorie du proltariat).

    84 Le ct dterministe-scientifique dans la pense de Marx fut

    justement la brche par laquelle pntra le processus d idologisation , lui vivant, et dautant plus dans lhritage thorique laiss au mouvement ouvrier. La venue du sujet de lhistoire est encore repousse plus tard, et cest la science historique par excellence, lconomie, qui tend de plus en plus largement garantir la ncessit de sa propre ngation future. Mais par l est repousse hors du champ de la vision thorique la pratique rvolutionnaire qui est la seule vrit de cette ngation. Ainsi il importe dtudier patiemment le dveloppement conomique, et den admettre encore, avec une tranquillit hglienne, la douleur, ce qui, dans son rsultat, reste cimetire des bonnes intentions . On dcouvre que maintenant, selon la science des rvolutions, la conscience arrive toujours trop tt, et devra tre enseigne. Lhistoire nous a donn tort, nous et tous ceux qui pensaient comme nous. Elle a montr clairement que ltat du dveloppement conomique sur le continent tait alors bien loin encore dtre mr... , dira Engels en 1895. Toute sa vie, Marx a maintenu le point de vue unitaire de sa thorie, mais lexpos de sa thorie sest port sur le terrain de la pense dominante en se prcisant sous forme de critiques de disciplines particulires, principalement la critique de la science fondamentale de la socit bourgeoise, lconomie politique. Cest cette mutilation, ultrieurement accepte comme dfinitive, qui a constitu le marxisme .

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    85 Le dfaut dans la thorie de Marx est naturellement le dfaut

    de la lutte rvolutionnaire du proltariat de son poque. La classe ouvrire na pas dcrt la rvolution en permanence dans lAllemagne de 1848 ; la Commune a t vaincue dans lisolement. La thorie rvolutionnaire ne peut donc pas encore atteindre sa propre existence totale. En tre rduit la dfendre et la prciser dans la sparation du travail savant, au British Museum, impliquait une perte dans la thorie mme. Ce sont prcisment les justifications scientifiques tires sur lavenir du dveloppement de la classe ouvrire, et la pratique organisationnelle combine ces justifications, qui deviendront des obstacles la conscience proltarienne dans un stade plus avanc.

    86 Toute linsuffisance thorique dans la dfense scientifique

    de la rvolution proltarienne peut tre ramene, pour le contenu aussi bien que pour la forme de lexpos, une identification du proltariat la bourgeoisie du point de vue de la saisie rvolutionnaire du pouvoir.

    87 La tendance fonder une dmonstration de la lgalit

    scientifique du pouvoir proltarien en faisant tat dexprimentations rptes du pass obscurcit, ds le Manifeste, la pense historique de Marx, en lui faisant soutenir une image linaire du dveloppement des modes de production, entran par des luttes de classes qui finiraient chaque fois par une transformation rvolutionnaire de la socit tout entire ou par la destruction commune des classes en lutte . Mais dans la ralit observable de lhistoire, de

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    mme que le mode de production asiatique , comme Marx le constatait ailleurs, a conserv son immobilit en dpit de tous les affrontements de classes, de mme les jacqueries de serfs nont jamais vaincu les barons, ni les rvoltes desclaves de lAntiquit les hommes libres. Le schma linaire perd de vue dabord ce fait que la bourgeoisie est la seule classe rvolutionnaire qui ait jamais vaincu ; en mme temps quelle est la seule pour qui le dveloppement de lconomie a t cause et consquence de sa mainmise sur la socit. La mme simplification a conduit Marx ngliger le rle conomique de ltat dans la gestion dune socit de classes. Si la bourgeoisie ascendante a paru affranchir lconomie de ltat, cest seulement dans la mesure o ltat ancien se confondait avec linstrument dune oppression de classe dans une conomie statique. La bourgeoisie a dvelopp sa puissance conomique autonome dans la priode mdivale daffaiblissement de ltat, dans le moment de fragmentation fodale de pouvoirs quilibrs. Mais ltat moderne qui, par le mercantilisme, a commenc appuyer le dveloppement de la bourgeoisie, et qui finalement est devenu son tat lheure du laisser faire, laisser passer , va se rvler ultrieurement dot dune puissance centrale dans la gestion calcule du processus conomique. Marx avait pu cependant dcrire, dans le bonapartisme, cette bauche de la bureaucratie tatique moderne, fusion du capital et de ltat, constitution dun pouvoir national du capital sur le travail, dune force publique organise pour lasservissement social , o la bourgeoisie renonce toute vie historique qui ne soit sa rduction lhistoire conomique des choses, et veut bien tre condamne au mme nant politique que les autres classes . Ici sont dj poses les bases sociopolitiques du spectacle moderne, qui ngativement dfinit le proltariat comme seul prtendant la vie historique.

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    88 Les deux seules classes qui correspondent effectivement

    la thorie de Marx, les deux classes pures vers lesquelles mne toute lanalyse dans Le Capital, la bourgeoisie et le proltariat, sont galement les deux seules classes rvolutionnaires de lhistoire, mais des conditions diffrentes : la rvolution bourgeoise est faite ; la rvolution proltarienne est un projet, n sur la base de la prcdente rvolution, mais en diffrant qualitativement. En ngligeant loriginalit du rle historique de la bourgeoisie, on masque loriginalit concrte de ce projet proltarien qui ne peut rien atteindre sinon en portant ses propres couleurs et en connaissant limmensit de ses tches . La bourgeoisie est venue au pouvoir parce quelle est la classe de lconomie en dveloppement. Le proltariat ne peut tre lui-mme le pouvoir quen devenant la classe de la conscience. Le mrissement des forces productives ne peut garantir un tel pouvoir, mme par le dtour de la dpossession accrue quil entrane. La saisie jacobine de ltat ne peut tre son instrument. Aucune idologie ne peut lui servir dguiser des buts partiels en buts gnraux, car il ne peut conserver aucune ralit partielle qui soit effectivement lui.

    89 Si Marx, dans une priode dtermine de sa participation

    la lutte du proltariat, a trop attendu de la prvision scientifique, au point de crer la base intellectuelle des illusions de lconomisme, on sait quil ny a pas succomb personnellement. Dans une lettre bien connue du 7 dcembre 1867, accompagnant un article o lui-mme critique Le Capital, article quEngels devait faire passer dans la presse comme sil manait dun adversaire, Marx a expos clairement la limite de sa propre science : ... La tendance subjective de lauteur (que lui imposaient peut-tre sa position politique et son pass), cest--dire la manire dont il se reprsente lui-mme et dont il

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    prsente aux autres le rsultat ultime du mouvement actuel, du processus social actuel, na aucun rapport avec son analyse relle. Ainsi Marx, en dnonant lui-mme les conclusions tendancieuses de son analyse objective, et par lironie du peut-tre relatif aux choix extra-scientifiques qui se seraient imposs lui, montre en mme temps la cl mthodologique de la fusion des deux aspects.

    90 Cest dans la lutte historique elle-mme quil faut raliser la

    fusion de la connaissance et de laction, de telle sorte que chacun de ces termes place dans lautre la garantie de sa vrit. La constitution de la classe proltarienne en sujet, cest lorganisation des luttes rvolutionnaires et lorganisation de la socit dans le moment rvolutionnaire : cest l que doivent exister les conditions pratiques de la conscience, dans lesquelles la thorie de la praxis se confirme en devenant thorie pratique. Cependant, cette question centrale de lorganisation a t la moins envisage par la thorie rvolutionnaire lpoque o se fondait le mouvement ouvrier, cest--dire quand cette thorie possdait encore le caractre unitaire venu de la pense de lhistoire (et quelle stait justement donn pour tche de dvelopper jusqu une pratique historique unitaire). Cest au contraire le lieu de linconsquence pour cette thorie, admettant la reprise de mthodes dapplication tatiques et hirarchiques empruntes la rvolution bourgeoise. Les formes dorganisation du mouvement ouvrier dveloppes sur ce renoncement de la thorie ont en retour tendu interdire le maintien dune thorie unitaire, la dissolvant en diverses connaissances spcialises et parcellaires. Cette alination idologique de la thorie ne peut plus alors reconnatre la vrification pratique de la pense historique unitaire quelle a trahie, quand une telle vrification surgit dans la lutte spontane des ouvriers ; elle peut seulement concourir en rprimer la manifestation et la mmoire. Cependant, ces formes historiques apparues dans la

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    lutte sont justement le milieu pratique qui manquait la thorie pour quelle soit vraie. Elles sont une exigence de la thorie, mais qui navait pas t formule thoriquement. Le soviet ntait pas une dcouverte de la thorie. Et dj, la plus haute vrit thorique de lAssociation Internationale des Travailleurs tait sa propre existence en pratique.

    91 Les premiers succs de la lutte de lInternationale la

    menaient saffranchir des influences confuses de lidologie dominante qui subsistaient en elle. Mais la dfaite et la rpression quelle rencontra bientt firent passer au premier plan un conflit entre deux conceptions de la rvolution proltarienne, qui toutes deux contiennent une dimension autoritaire par laquelle lauto-mancipation consciente de la classe est abandonne. En effet, la querelle devenue irrconciliable entre les marxistes et les bakouninistes tait double, portant la fois sur le pouvoir dans la socit rvolutionnaire et sur lorganisation prsente du mouvement, et en passant de lun lautre de ces aspects, les positions des adversaires se renversent. Bakounine combattait lillusion dune abolition des classes par lusage autoritaire du pouvoir tatique, prvoyant la reconstitution dune classe dominante bureaucratique et la dictature des plus savants, ou de ceux qui seront rputs tels. Marx, qui croyait quun mrissement insparable des contradictions conomiques et de lducation dmocratique des ouvriers rduirait le rle dun tat proltarien une simple phase de lgalisation de nouveaux rapports sociaux simposant objectivement, dnonait chez Bakounine et ses partisans lautoritarisme dune lite conspirative qui stait dlibrment place au-dessus de lInternationale, et formait le dessein extravagant dimposer la socit la dictature irresponsable des plus rvolutionnaires, ou de ceux qui se seront eux-mmes dsigns comme tels. Bakounine effectivement recrutait ses partisans sur une telle perspective : Pilotes invisibles au milieu de la tempte populaire, nous

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    devons la diriger, non par un pouvoir ostensible, mais par la dictature collective de tous les allis. Dictature sans charpe, sans titre, sans droit officiel, et dautant plus puissante quelle naura aucune des apparences du pouvoir. Ainsi se sont opposes deux idologies de la rvolution ouvrire contenant chacune une critique partiellement vraie, mais perdant lunit de la pense de lhistoire, et sinstituant elles-mmes en autorits idologiques. Des organisations puissantes, comme la social-dmocratie allemande et la Fdration Anarchiste Ibrique, ont fidlement servi lune ou lautre de ces idologies ; et partout le rsultat a t grandement diffrent de ce qui tait voulu.

    92 Le fait de regarder le but de la rvolution proltarienne

    comme immdiatement prsent constitue la fois la grandeur et la faiblesse de la lutte anarchiste relle (car dans ses variantes individualistes, les prtentions de lanarchisme restent drisoires). De la pense historique des luttes de classes modernes, lanarchisme collectiviste retient uniquement la conclusion, et son exigence absolue de cette conclusion se traduit galement dans son mpris dlibr de la mthode. Ainsi sa critique de la lutte politique est reste abstraite, tandis que son choix de la lutte conomique nest lui-mme affirm quen fonction de lillusion dune solution dfinitive arrache dun seul coup sur ce terrain, au jour de la grve gnrale ou de linsurrection. Les anarchistes ont raliser un idal. Lanarchisme est la ngation encore idologique de ltat et des classes, cest--dire des conditions sociales mmes de lidologie spare. Cest lidologie de la pure libert qui galise tout et qui carte toute ide du mal historique. Ce point de vue de la fusion de toutes les exigences partielles a donn lanarchisme le mrite de reprsenter le refus des conditions existantes pour lensemble de la vie, et non autour dune spcialisation critique privilgie ; mais cette fusion tant considre dans labsolu, selon le caprice individuel, avant sa

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    ralisation effective, a condamn aussi lanarchisme une incohrence trop aisment constatable. Lanarchisme na qu redire, et remettre en jeu dans chaque lutte sa mme simple conclusion totale, parce que cette premire conclusion tait ds lorigine identifie laboutissement intgral du mouvement. Bakounine pouvait donc crire en 1873, en quittant la Fdration Jurassienne : Dans les neuf dernires annes on a dvelopp au sein de lInternationale plus dides quil nen faudrait pour sauver le monde, si les ides seules pouvaient le sauver, et je dfie qui que ce soit den inventer une nouvelle. Le temps nest plus aux ides, il est aux faits et aux actes. Sans doute, cette conception conserve de la pense historique du proltariat cette certitude que les ides doivent devenir pratiques, mais elle quitte le terrain historique en supposant que les formes adquates de ce passage la pratique sont dj trouves et ne varieront plus.

    93 Les anarchistes, qui se distinguent explicitement de

    lensemble du mouvement ouvrier par leur conviction idologique, vont reproduire entre eux cette sparation des comptences, en fournissant un terrain favorable la domination informelle, sur toute organisation anarchiste, des propagandistes et dfenseurs de leur propre idologie, spcialistes dautant plus mdiocres en rgle gnrale que leur activit intellectuelle se propose principalement la rptition de quelques vrits dfinitives. Le respect idologique de lunanimit dans la dcision a favoris plutt lautorit incontrle, dans lorganisation mme, de spcialistes de la libert ; et lanarchisme rvolutionnaire attend du peuple libr le mme genre dunanimit, obtenue par les mmes moyens. Par ailleurs, le refus de considrer lopposition des conditions entre une minorit groupe dans la lutte actuelle et la socit des individus libres, a nourri une permanente sparation des anarchistes dans le moment de la dcision commune, comme le montre lexemple dune infinit dinsurrections anarchistes en Espagne, limites et crases sur un plan local.

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    94 Lillusion entretenue plus ou moins explicitement dans

    lanarchisme authentique est limminence permanente dune rvolution qui devra donner raison lidologie, et au mode dorganisation pratique driv de lidologie, en saccomplissant instantanment. Lanarchisme a rellement conduit, en 1936, une rvolution sociale et lbauche, la plus avance qui fut jamais, dun pouvoir proltarien. Dans cette circonstance encore il faut noter, dune part, que le signal dune insurrection gnrale avait t impos par le pronunciamiento de larme. Dautre part, dans la mesure o cette rvolution navait pas t acheve dans les premiers jours, du fait de lexistence dun pouvoir franquiste dans la moiti du pays, appuy fortement par ltranger alors que le reste du mouvement proltarien international tait dj vaincu, et du fait de la survivance de forces bourgeoises ou dautres partis ouvriers tatistes dans le camp de la Rpublique, le mouvement anarchiste organis sest montr incapable dtendre les demi-victoires de la rvolution, et mme seulement de les dfendre. Ses chefs reconnus sont devenus ministres, et otages de ltat bourgeois qui dtruisait la rvolution pour perdre la guerre civile.

    95 Le marxisme orthodoxe de la IIe Internationale est

    lidologie scientifique de la rvolution socialiste, qui identifie toute sa vrit au processus objectif dans lconomie, et au progrs dune reconnaissance de cette ncessit dans la classe ouvrire duque par lorganisation. Cette idologie retrouve la confiance en la dmonstration pdagogique qui avait caractris le socialisme utopique, mais assortie dune rfrence contemplative au cours de lhistoire : cependant, une telle attitude a autant perdu la dimension hglienne dune histoire totale quelle a perdu limage immobile de la totalit prsente dans la critique utopiste (au plus haut degr, chez

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    Fourier). Cest dune telle attitude scientifique, qui ne pouvait faire moins que de relancer en symtrie des choix thiques, que procdent les fadaises dHilferding quand il prcise que reconnatre la ncessit du socialisme ne donne pas dindication sur lattitude pratique adopter. Car cest une chose de reconnatre une ncessit, et cen est une autre de se mettre au service de cette ncessit (Capital financier). Ceux qui ont mconnu que la pense unitaire de lhistoire, pour Marx et pour le proltariat rvolutionnaire, ntait rien de distinct dune attitude pratique adopter, devaient tre normalement victimes de la pratique quils avaient simultanment adopte.

    96 Lidologie de lorganisation social-dmocrate la mettait au

    pouvoir des professeurs qui duquaient la classe ouvrire, et la forme dorganisation adopte tait la forme adquate cet apprentissage passif. La participation des socialistes de la IIe Internationale aux luttes politiques et conomiques tait certes concrte, mais profondment non critique. Elle tait mene, au nom de lillusion rvolutionnaire, selon une pratique manifestement rformiste. Ainsi lidologie rvolutionnaire devait tre brise par le succs mme de ceux qui la portaient. La sparation des dputs et des journalistes dans le mouvement entranait vers le mode de vie bourgeois ceux qui dj taient recruts parmi les intellectuels bourgeois. La bureaucratie syndicale constituait en courtiers de la force de travail, vendre comme marchandise son juste prix, ceux mmes qui taient recruts partir des luttes des ouvriers industriels, et extraits deux. Pour que leur activit tous gardt quelque chose de rvolutionnaire, il et fallu que le capitalisme se trouvt opportunment incapable de supporter conomiquement ce rformisme quil tolrait politiquement dans leur agitation lgaliste. Cest une telle incompatibilit que leur science garantissait ; et que lhistoire dmentait tout instant.

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    97 Cette c