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BIBEBOOK CHARLES DEGUISE LE CAP AU DIABLE

Deguise Charles - Le Cap Au Diable

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    CHARLES DEGUISE

    LE CAP AU DIABLE

  • CHARLES DEGUISE

    LE CAP AU DIABLE

    1863

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1337-3

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

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    Fontes : Philipp H. Poll Christian Spremberg Manfred Klein

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  • CHAPITRE I

    el est le Canadien, scrie un savant gographe dont le nom seratoujours cher parmi nous, quel est le Canadien qui naimerait pas sa pa-trie, aprs lavoir contempl quelque heures, du bord dune de nos barques vapeur, sur la route debec Montral !el spectacle enchanteur !e de points de vue admirables !elle suite de campagnes riches, pai-sibles, heureuses, se dploient sur lune et sur lautre rive, daussi loinque lil peut aeindre ! La scne ore quelque chose de plus grand, deplus vari, de plus ravissant encore, peut-tre, si lon descend le euvejusquau Saguenay.

    Oui, quel plaisir pour lil tonn et charm tour tour, de contem-pler sur la rive nord, cee chane de montagnes sourcilleuses, ces capsabruptes, ces valles alpestres, cee nature si rude, si accidente, et par-fois si sauvage.el est ltranger qui nenvie pas le bonheur du paisiblepropritaire de ces maisons blanchies, suspendues au anc des coteaux,ou qui couronnent leurs sommets, tranchant ainsi sur le fond de verdure

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  • Le Cap au Diable Chapitre I

    qui les environnent, et, lorsque vous avez pniblement gravi une penterapide, que vous apercevez vos pieds, au fond dune baie, un charmantvillage arros par une belle rivire, et paraissant reposer en paix, sous laprotection de la croix du clocher de la vieille glise, qui le domine ; votreme aime alors sy dlasser, pour se remere des impressions causespar les scnes varies quelle vient de contempler.

    La rive sud, pour navoir pas la sauvage et pioresque beaut de larive nord, na pourtant rien lui envier, dans son genre. Son site, plusuni, et son sol moins tourment, nous orent quelque chose de plus calmeet de plus champtre. Ses points de vue ont un horizon plus grand, plustendu et plus anim. Cest la nature, en quelques endroits, belle de toutesa primitive beaut ; ailleurs, enrichie par la vie et lactivit que lui ontdonn le travail et la main des hommes.

    Mais de quinze dix-huit lieues de bec, en descendant le euve,vous rencontrez un cueil bien digne dairer votre aention : cest LaRoche Avignon, ou, comme dautres lappellent, La Roche Ah Veillons, cause des dangers quelle prsentait autrefois la navigation, avant quele Gouvernement y t construire un phare. Sur cet cueil vinrent se bri-ser plusieurs vaisseaux doutre mer, et beaucoup de familles canadiennesconservent encore un lugubre souvenir des naufrages de btiments c-tiers qui y prirent.

    Plus loin, en cinglant vers le sud, et avant que darriver au charmantvillage de Kamouraska, vous apercevez un cap, dont la vue vous frappeet vous impressionne pniblement. Son aspect est morne et sombre, lesrochers qui le composent sont arides et dnuds, son isolement, le silenceet la nature dsole et presque dserte qui lenvironnent, son loigne-ment de toute habitation ; tout, enn, concourt jeter dans votre me unmalaise trange et inexprimable. elques bas fonds qui lavoisinent enrendent lapproche dicile, si impossible, non mme aux btiments dunfaible tonnage. Ce cap, cest le Cap au Diable .

    Mais do vient donc ce nom quenfants, nous ne pouvions entendresans frmir ? A-t-il t le thtre de quelques apparitions infernales, oubien a-t-il servi de repaire quelque bande de brigands ; et les bruitsconfus quon y entend ne sont-ils pas les cris de vengeance des victimesensanglantes que lon trouva ses pieds, ou dans son voisinage ? per-

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  • Le Cap au Diable Chapitre I

    sonne ne le sait ; la justice des hommes a libr les accuss ; victimes etmeurtriers sont aujourdhui devant Dieu !

    Mais vous eussiez trouv quil le mritait bien dtre ainsi appel, si,comme les habitants de la Petite Anse, en visitant leurs pches la nuit,ou en aendant lheure de la mare, vous eussiez entendu le vent sen-gourer, avec un bruit sinistre, dans les obscures cavernes des rochers ; sivous eussiez entendu ses hurlements, lorsquil vient dans les temptes, sedchirer sur les branches dessches de quelques arbres rabougris qui lescouronnent ! Dautres fois et en dautres endroits se trouvent dpais four-rs ; l semblent y rgner dimpntrables mystres ; et lorsque la brisesoue plus violemment, sa voix prend alors des inexions direntes ;tantt cest un gmissement, une plainte ; tantt un sourd grondement quise prolonge dchos en chos, produisant de discordantes clameurs, et quivous feraient croire que, dans ces lieux solitaires, des sorcires viennent yclbrer leur sabbat. Vous eussiez trouv surtout quil le mritait, ce nom,si, comme plusieurs lassuraient, vous eussiez aperu sur la cime dunrocher surplombant labme, lorsque le ot, bau par la tempte, venaitlui livrer un assaut toujours impuissant, mais incessamment renouvel,vous eussiez aperu, dis-je, une femme lil hagard, aux cheveux pars,aux bras nus, aux vtements en lambeaux, tendre les mains au fond duprcipice, lui adresser une prire, une touchante supplication ; dautresfois, profrant des menaces, des imprcations, comme si elle eut voulurclamer du goure une victime qui lui appartenait. Il eut t alors bienhardi, le navigateur qui, en longeant la cte, aurait vu cee apparition etentendu cee voix, sil neut pas gagn le large au plus vite, en adressantune prire son patron. Dautres gens, et ctait les plus croyables, di-saient lavoir vu se traner sur les bords de la plage, et implorer le ot,dune voix dchirante et dsespre, de lui rendre ce quelle avait perdu ;puis ses paroles taient toues, ajoutaient-ils, par dimmenses sanglots.Nul doute que si cet tre fantastique eut rellement t une femme, la mal-heureuse devait tre en proie dimmenses douleurs. Pourtant un pauvrepcheur, dont la cabane tait assise au pied du cap, assurait lavoir re-cueillie mourante, un matin, le lendemain dune furieuse tempte : ellegisait sur le bord de la mer, auprs du cadavre dun matelot ; il lavait,disait-il, transporte sa demeure, et aprs des peines innies, sa femme

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  • Le Cap au Diable Chapitre I

    et lui taient enn parvenus la rappeler la vie ; mais quils navaientpas tard de sapercevoir que la malheureuse tait folle. . .

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  • CHAPITRE II

    P criques formes dans les rochers escar-ps qui bordent les rivages de lancienne Acadie, aujourdhuila Nouvelle-cosse, vivait, au fond de lune delles, un jeune ethonnte ngociant acadien, dont le nom tait Saint-Aubin. Occup depuisplusieurs annes lexploitation de la pche la morue, grce son in-telligence et son indomptable nergie, son commerce prenait de jour enjour une plus grande extension. elques familles de pcheurs, dont iltait le bienfaiteur et le pre nourricier, taient venues se grouper autourde lui. Dune probit reconnue, aable et obligeant pour tous, il avait susairer lestime et le respect de chacun deux.

    Tout le monde connat nos tablissements de pcheries, dans le bas dueuve ; rien de plus amusant que de voir ces berges aux voiles dployes,rentrer le soir, aprs le rude travail de la journe ; ces femmes, ces enfantsaccourir pour aider le mari, le pre ou le frre ; le poste est alors tout enmoi, tout le monde se met gaiement la besogne, on sassiste, on se prte

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  • Le Cap au Diable Chapitre II

    un mutuel secours : cest un plaisir dentendre les joyeux propos, les quo-libets qui pleuvent sur les pcheurs malheureux, les gais refrains ; enn,dtre tmoin de la bonne harmonie qui rgne parmi eux. Cest la bonnevieille gaiet gauloise qui prend ses bats. Telle tait la grce de monsieurSaint-Aubin. Sa maison, situe sur une lgre minence, dominait la pe-tite baie et les ctes avoisinantes. De jolis jardins, de charmants bocageset de coquets pavillons lentouraient. Un peu plus loin, la vue pouvait s-tendre sur de beaux champs, dans un tat de culture dj avance, et opaissaient de nombreux troupeaux : enn, dans son ensemble et mmedans ses dtails, tout respirait laisance, la prosprit et le bonheur.

    Lintrieur de la famille ne prsentait rien de particulier. M. Saint-Aubin, mari, depuis quelques annes, une femme de sa nation, quilaimait tendrement, tait pre dune charmante petite lle. Cee enfanttait venu mere le comble la flicit de ce couple fortun.

    M Saint-Aubin tait une de ces femmes dlite, qui semblent se faireun devoir de rendre heureux tous ceux qui les entourent. Doue des plusriches qualits du cur et de lesprit, elle ntait que prvenance, amouret sollicitude pour son mari et sa chre petite Hermine, les confondanttous deux dans une mme et touchante tendresse. Si parfois elle pou-vait leur drober un instant, dans la journe, ctait pour aller porterquelques secours, quelques consolations ceux qui en avaient besoin,aussi la regardait-on comme une vritable Providence. Le soir amenaitles intimes causeries, lon se faisait part des impressions de la journe,on formait de nouveaux projets pour lavenir. Bien souvent aussi, la ma-man racontait au papa mu, les mille petites espigleries de la petite, lesconversations quelle avait eues avec sa poupe, voire mme avec unetable, une chaise, un meuble quelconque ; enn, ces mille et mille riensqui font venir des larmes de plaisir et daendrissement aux heureux pa-rents qui les entendent. Ces jouissances, ces plaisirs leur susaient ; etcertes ils valaient bien les bruyantes runions de lopulence, o lme etle cur perdent leur pure et limpide srnit. elques domestiques -dles compltaient enn lintrieur de cee famille, aux murs simpleset vraiment patriarcales.

    Mais il est un autre personnage que nous nous permerons dintro-duire ici. Sans tre tout fait de la maison, Jean Renousse, tel tait son

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  • Le Cap au Diable Chapitre II

    nom, y tait toujours le bienvenu. Jean Renousse, lpoque o nous par-lons, tait g de vingt-deux vingt-cinq ans. N dun pauvre Acadienet dune femme indienne, de bonne heure orphelin, il devait la charitdes habitants de lendroit de ntre pas mort de faim. Au lieu de soccuper,comme tous les autres, de la pche la morue, il stait construit une huedans les bois, quelque distance de la mer et des habitations. Il rpugnaittrop au sang indien, qui coulait dans ses veines, de sastreindre un tra-vail constant et journalier. Ce quil lui fallait, ctait la vie aventureuse desbois, avec son indpendance. Aussi lt, maraudeur, pour ne pas nousservir dune expression plus forte, il tait le cauchemar des jardinires.En eet, rien de plus plaisant que de voir, lorsquil faisait une descentedans un jardin, la leve des manches balais, pour en dloger lintrus.Au voleur ! criait lune des voisines, au pillard ! disait lautre, au vaurien !ajoutait une troisime. Bref, toutes ces commres runies faisaient un telvacarme, quil aurait pu donner une ide de ce que fait certaine femmequand tort et travers elle se fche. Le drle ne smouvait gure de cescris, tant que sa provision de patates ou de caroes ntait pas faite, et queles armes ne devenaient pas trop menaantes, par leur proximit ; dunbond, alors, il se meait hors de leur porte, se tournait vers celles qui lepoursuivaient, leur faisait mille grimaces, mille gambades, mille contor-sions ; et quand la place ntait plus tenable, il enjambait la clture, et al-lait stoquement sasseoir quelques pas de l. On lavait vu quelquefois,quand de telles scnes taient passes, entrer dans la chaumire de la plusfurieuse, aller se placer bien tranquillement sa table et partager, gaie-ment avec elle, le repas. Mais lhiver, chasseur et trappeur infatigable, ilsenfonait dans la fort avec les sauvages Abnakis, ne revenant souventquau printemps avec une ample provision du fourrures, dont il trouvaittoujours chez M. Saint-Aubin un prompt et avantageux dbit. Malgr sesdfauts, Jean Renousse tait loin dtre dtest par les braves gens de lacolonie ; car, plusieurs dentre eux, il avait rendu dimportants services.Souvent, lorsquune forte brise surprenait, au large, quelque berge aar-de, quune femme plore, que des enfants en pleurs venaient demanderdes nouvelles dun pre, dunmari ou dun frre, ceux qui arrivaient, queles pcheurs hochaient tristement la tte, que les voisines essuyaient deslarmes, quelles ne pouvaient dissimuler, et leur adressaient des consola-

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  • Le Cap au Diable Chapitre II

    tions, on voyait Jean Renousse slancer dans une berge, et, malgr le ventet la tempte, sexposer seul, pour aller porter secours au frle btimentdsempar ; souvent, grce son sublime dvouement et son habilet conduire une embarcation, plus dun pcheur avait le remercier davoirrevu sa pauvre chaumire !

    Parmi ceux, surtout, qui lui portaient un intrt tout particulier, taitM Saint-Aubin. Elle avait reconnu, en plusieurs occasions, que souscee corce rude et inculte, dans ses yeux noirs et vifs, dans ses pom-mees de joues saillantes, il y avait plus de cur et dintelligence quunil peu observateur nen pouvait dabord souponner. Jamais il ne se pr-sentait la demeure du bourgeois, comme on appelait M. Saint-Aubin,sans en recevoir quelques secours ; et, maintes fois, il leur avait prouvquen lobligeant on navait pas rendu service un ingrat. Son aache-ment pour lenfant tait excessif : ctait avec plaisir quil sastreignait un travail minutieux pour lui confectionner des jouets et satisfaire sesmoindres caprices enfantins. Bien des fois on lavait cone ses soins,et ctait toujours avec une tendre sollicitude quil veillait sur elle. lavrit il ntait pas facile de faire de la peine impunment la petite Her-mine, lorsquelle tait sous sa garde, ainsi que sous celle du magniqueterre-neuve quon appelait Phdor.

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  • CHAPITRE III

    C moment o lon sestime heureux que lin-fortune vient nous frapper. Tandis que la famille Saint-Aubinjouissait paisiblement des fruits dune vie vertueuse et exemptedambition, heureuse autant du bonheur des autres que du sien propre, degraves vnements se prparaient contre les malheureux Acadiens, danslancien et le nouveaumonde. Ce pays tait le point de mire des ibustiersanglo-amricains.

    En bue aux actes de rapines et de tyrannie de toutes sortes, lesAcadiens avaient t forcs de sorganiser militairement pour mere unterme aux infmes dprdations de leurs ennemis.

    Lhistoire avait enregistr antrieurement plusieurs hauts faits cla-tants de leur bravoure. Ces faits dmontrent ce que peut une poignedhommes hroques, ne comptant que sur leurs seules ressources, quisarment vaillamment sans soccuper de la force pcuniaire ou num-rique de ceux quils ont combare, mais qui ont rsolu de dfendre

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  • Le Cap au Diable Chapitre III

    jusqu la n, leur religion, leurs foyers et leurs droits. Combien ny eut-il pas de lues sanglantes et dsespres o le lion anglais dt savouerbau par le moucheron acadien, et pour ainsi dire, oblig de fuir honteu-sement devant lui. Mais lorgueil britannique sinsurgeait et cumait derage, en voyant ces quelques braves tenir tte ses nombreuses armes !Le gouverneur Lawrence crut plus prudent et plus sr, l o la force avaitchoue, demployer la ruse et la perdie. Le plan fut tratreusement com-bin et habilement excut.

    Vers la n daot 1755, cinq vaisseaux de guerre, chargs dune sol-datesque avide de pillage, mirent la voile et vinrent jeter lancre en facedun poste orissant par son commerce, la fertilit de ses terres et lindus-trie de ses habitants. On t savoir plusieurs des cantons voisins quilseussent se rendre un endroit indiqu pour entendre une importantecommunication, qui devait leur tre donne de la part du gouverneur.Plusieurs souponnant un pige prirent la fuite et se sauvrent dans lesbois, en entendant cee proclamation. Mais le plus grand nombre, avecun esprit tout chevaleresque, se conant la loyaut anglaise, se rendit lappel.

    Chaque anne, M. Saint-Aubin tait oblig de faire un voyage auxMines, endroit important de commerce pour y transiger les aaires deson ngoce. Le trajet tait long et les chemins ntaient pas toujours srsdans ce temps-l. Par une malheureuse fatalit, il y arriva le cinq sep-tembre au matin, jour x par la proclamation pour la runion des aca-diens. Jean Renousse et le dle terre-neuve lui avaient servi de gardesde corps pendant le voyage.

    M. Saint-Aubin comme les habitants du lieu, se rendit lappel. Ce futl quon leur signia quils taient prisonniers de guerre, qu part de leurargent et de leurs vlements, tout ce quils possdaient appartenait dsor-mais au roi, et quils se tinssent prts tre embarqus pour tre dportset dissmins dans les colonies anglaises. Lordre tait formel, on ne leuraccordait que quatre jours de rpit. Il est impossible de peindre la stupeuret le dsespoir que produisit cee nouvelle ; plusieurs refusrent de croirequon excutt jamais un acte daussi lche et excrable tyrannie, mais leplus grand nombre senfermrent dans leurs maisons et passrent dansles larmes et les sanglots, les quelques heures qui prcdrent leur spa-

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  • Le Cap au Diable Chapitre III

    ration. Dautres essayrent de fuir, mais vainement. Des troupes avaientt disposes dans les bois, ils se trouvrent cerns de toute part et furentdonc ramens au camp, aprs avoir essuy toutes sortes davanies et demauvais traitements.

    Ce fut grand-peine que le vnrable cur obtint du commandant lapermission de les runir le neuf septembre, veille du dpart, dans la vieilleglise pour y clbrer le saint sacrice et leur adresser quelques parolesde consolation et dadieu. Personne ne fut jamais tmoin, peut-tre, dunescne plus dchirante. Tous les visages taient inonds de larmes. Lgliseretentissait des sanglots et des sourds gmissements des malheureusesvictimes. Lorsque, avant la communion, le bon prtre voulut leur direquelques mots, il y eut une vritable explosion de plaintes et de cris dedsespoir. Il fut lui-mme longtemps avant que de pouvoir dominer sonmotion, et ce fut aprs de longs et pnibles eorts quil put, dune voixbrise par la douleur, leur faire entendre ces paroles :

    Cest peut-tre pour la dernire fois, mes bons frres, que vous allezpartager le pain des anges dans ce lieu saint. Cest lui qui donne le cou-rage et la force de braver les tourments et les perscutions des mchants.Cest lui qui sera votre soutien, votre consolation dans les temps malheu-reux que nous traversons. Dieu seul connat ce que lavenir nous rserve tous, mais rappelons-nous que nous avons au ciel un bras tout-puissant,qui saura djouer les complots des mchants : que ceux qui pleurent se-ront consols et quils recevront avec usure la rcompense des larmesquils auront verses. Car quest-ce que la terre que nous habitons, sinonun lieu dexil et de misres, mais le ciel, voil notre patrie, vers laquelledoivent tendre nos dsirs et nos aspirations. Spars sur la terre, cest lo nous serons ensemble runis, cest l que nous pourrons der les per-scutions des hommes. Recevez donc, mes chers frres, et encore une der-nire fois, la bndiction dun prtre qui, le cur navr dapprhensionspour lavenir de ses enfants, mais conant dans le Dieu qui prend soin deses cratures et jusquau plus petit de ses oiseaux, le prie de vouloir bienvous accorder encore des jours calmes et heureux. Si nous navions pasdautre destine, je vous dirais adieu ! oui un adieu qui, peut-tre, seraitternel ; mais des chrtiens, ceux qui croient en la parole sainte, jevous dis au revoir ! Oui, encore une fois, au revoir !. . .

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  • Le Cap au Diable Chapitre III

    La scne qui suivit se conoit plutt quelle ne se dcrit. Nous nouspermerons demprunter M. Rameau le rcit que fait M. Ney, sur lelamentable vnement du lendemain :

    Le 10 septembre fut le jour x pour lembarquement. Ds le pointdu jour les tambours rsonnrent dans les villages, et huit heures le tristeson de la cloche avertit les pauvres Franais que le moment de quierleur terre natale tait arriv. Les soldats entrrent dans les maisons eten rent sortir tous les habitants, quon rassembla sur la place. Jusque lchaque famille tait reste runie et une tristesse indicible rgnait parmile peuple. Mais quand le tambour annona lheure de lembarquement,quand il leur fallut abandonner pour toujours la terre o ils taient ns,se sparer de leurs mres, de leurs parents, de leurs amis, sans espoir deles revoir jamais ; emmens par des trangers leurs ennemis ; disperssparmi ceux dont ils diraient par le langage, les coutumes, la religion ;alors accabls par le sentiment de leurs misres, ils fondirent en larmeset se prcipitrent dans les bras les uns des autres dans un long et dernierembrassement.

    Mais le tambour baait toujours et on les poussa vers les btimentsstationns dans la rivire. Deux cent soixante jeunes gens furent dsi-gns dabord pour tre embarqus sur le premier btiment, mais ils syrefusrent, dclarant quils nabandonneraient pas leurs parents, et quilsne partiraient quau milieu de leurs famille. Leur demande fut rejete !les soldats croisrent la baonnee et marchrent sur eux ; ceux qui vou-lurent rsister furent blesss, et tous furent obligs de se soumere ceehorrible tyrannie.

    Depuis lglise jusquau lieu de lembarquement, la route tait bor-de denfants, de femmes qui, genoux, aumilieu de pleurs et de sanglots,bnissaient ceux qui passaient, faisaient leurs tristes adieux leurs ma-ris, leurs ls, leur tendant unemain tremblante, que leurs parents parve-naient quelquefois saisir, mais le soldat brutal venait bientt les sparer.Les jeunes gens furent suivis par les hommes plus gs, qui traversrentaussi, pas lents, cee scne dchirante ; toute la population mle desMines fut jete bord de cinq vaisseaux de transport stationns dans larivire Gaspareaux. Chaque btiment tait sous la garde de six ocierset de quatre-vingts soldats. mesure que dautres navires arrivrent, les

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  • Le Cap au Diable Chapitre III

    femmes et les enfants y furent embarqus et loigns ainsi, en masse, deschamps de la Nouvelle-cosse. Le sort aussi dplorable quinou de cesexils excita la compassion de la soldatesque mme. . . Pendant plusieurssoires conscutives les bestiaux se runirent autour des ruines fumantes,et semblaient y aendre le retour de leurs matres, tandis que les dleschiens de garde hurlaient prs des foyers dserts.

    M. Saint-Aubin, comme toutes les autres notabilits, fut lobjet dunesurveillance particulire. Malgr les eorts hroques de Jean Renousse,malgr les ruses et les stratagmes quil employa pour sauver son matrede la proscription, celui-ci fut oblig de subir la loi cruelle du plus fort.Bless grivement dans la lue qui venait davoir lieu, ce ne fut quavecpeine que Jean Renousse lui-mme russit se soustraire aux mains desravisseurs. Il gravit une petite minence, et ce fut l, la mort dans lme,quil fut tmoin des scnes de violence et de brutalit qui viennent dtreracontes. Malgr son tat de faiblesse, il suivit dun il morne et dses-pr la chaloupe qui emportait son bienfaiteur, se reprochant amrementde navoir pas russi le sauver. En dpit des tristes proccupations aux-quelles il tait en proie, Jean Renousse ne pt sempcher de remarquerun point noir qui suivait lembarcation. Ctait Phdor. Le noble animal,quoique bless, avait voulu suivre son matre, pour le protger et le d-fendre au besoin. Il ralisait une fois de plus lide du peintre qui repr-sente un chien suivant seul le corbillard qui conduit son matre sa der-nire demeure. Cest le dernier ami qui reste quand nous avons tout perdudu ct des hommes ! Il vit tout coup un matelot se lever et assner uncoup de rames sur la tte du dle serviteur, celui-ci poussa un gmis-sement plaintif et disparut. Cen tait trop, puis par le sang quil avaitperdu et par les motions de la journe, Jean Renousse perdit connais-sance. Lorsquil revint lui, Phdor, couch auprs de lui, lchait sonvisage et ses mains. comme sil eut voulu le rappeler la vie. La nuit taitvenue, les dernires lueurs de lincendie doraient encore lhorizon. Centait fait ! les Anglais avaient accompli leur acte odieux de vandalisme etdimplacable vengeance !. . .

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  • CHAPITRE IV

    P couls depuis le moment x par M.Saint-Aubin pour le retour. e pouvait-il lui tre arriv qui leretint si longtemps, lui toujours si exact revenir lheure dite.Dj accompagne de la petite Hermine, M Saint-Aubin avait parcourudes distances assez considrables pour aller sa rencontre, et chaquefois, elle tait toujours revenue de plus en plus triste. Ctait le soir de ladixime journe aprs le dpart de M. Saint-Aubin. Assise dans le salonet tenant son enfant dans ses bras, elle ne pouvait se dfendre du vagueet inexprimable sentiment qui lobsdait. Pour la premire fois de sa vie,les babillages et les clineries de sa petite lle ne pouvaient la tirer de sasombre proccupation. Le ciel tait bas et charg, le feuillage jaunissantqui entourait sa demeure et le froid vent du nord qui stait lev, ajoutaitencore sa tristesse. Parfois une feuille dessche, pousse par la brise,courait dans lavenue dserte, o, dune minute lautre, elle esprait voirarriver celui quelle aendait avec tant dangoisses.

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  • Le Cap au Diable Chapitre IV

    Les heures scoulaient lentement, et la soire tait avance. Vain-cue par le sommeil, la petite stait endormie en demandant sa mre : and donc papa reviendra-t-il ! Alors deux larmes involontairesvinrent briller aux paupires de la pauvre femme ; elle pressa avec trans-port son enfant sur son cur ; celle-ci ouvrit les yeux, lui sourit douce-ment et comme une prire, le mot papa schappa encore de ses lvres, etelle se rendormit. Cen tait trop ; ny pouvant plus tenir, et presque sanspouvoir sen rendre compte, M Saint-Aubin se mit fondre en larmes.

    Longtemps elle pleura, quand des pas bien distincts retentirent autourde la maison, et la porte souvrit : Te voil donc enn , scria-t-elle,slanant au-devant de celui qui arrivait. Mais jugez de sa stupeur ! ctaitJean Renousse ! Jean Renousse, ple, sanglant et dgur, qui venait luiapprendre la terrible nouvelle ! !. . .

    Bien des fois dj et au moindre bruit, elle avait tressailli, puis toutepalpitante dmotion et de joie, elle allait ouvrir et tendre les bras ; maisvain espoir, ce ntait point les pas du cheval, ce ntait point non plus lesjoyeux aboiements de Phdor, mais bien le vent qui, mugissant tristementdans les arbres, lui apportait, chaque fois, une poignante dception.

    La foudre tombe ses pieds neut pas produit plus deets. M Saint-Aubin saaissa sur elle-mme. On la transporta mourante dans son lit.Deux jours entiers se passrent pendant lesquels elle lua contre la mort.Dans son dlire, elle appelait avec transport son mari, demandant avecgarement chaque instant aux personnes qui se prsentaient, son pouxbien-aim ; et lorsquon lui apportait son enfant, elle la repoussait dure-ment. La pauvre petite qui ne comprenait rien la conduite trange de samre, allait alors se cacher dans un coin de la chambre, elle pleurait am-rement ; et comme si elle se fut crue coupable, elle revenait auprs du lit,baisant les mains de sa mre, elle lui disait : Ma bonnemaman, embrassedonc encore la petite Hermine, elle ne te fera plus demal, lve-toi et allonsau-devant de papa. Enn, son temprament et surtout lide de laisser sapauvre enfant compltement orpheline, rendirent quelques forces MSaint-Aubin, mais une insurmontable tristesse sempara delle, et bienttcee demeure nagure si heureuse ne devint plus quun sjour de deuilet de larmes.

    L, toutefois, ne devaient pas sarrter ses malheurs.

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  • Le Cap au Diable Chapitre IV

    La rage des pirates ntait pas encore satisfaite, il fallait de nouvellesdpouilles leur rapacit et de nouvelles victimes leur vengeance.

    Peu de temps aprs les vnements que nous venons de rapporter, onsignala au large un vaisseau de guerre portant pavillon anglais. Instruitepar lexprience, la petite colonie, aprs avoir recueilli tout ce quelle avaitde plus prcieux, crut prudent de se sauver dans les bois. M Saint-Aubinelle-mme runit tout ce quelle put avec laide de ses domestiques et deJean Renousse, et dut aller les rejoindre en toute hte, car le vaisseausapprochait de la cte avec une erayante rapidit. Il ny avait pas long-temps quelle avait abandonn ses foyers si chers pour senfoncer dansles bois avec ses dles domestiques, lorsque gravissant une petite mi-nence o ses compagnons dinfortune laendaient, elle vit les tourbillonsde amme et de fume slever dans la direction de sa demeure et decelles des malheureux qui lentouraient. Ce navrant spectacle leur apprit tous que les vandales taient leur uvre de pillage et de destruction.Longtemps elle contempla les cendres brlantes de sa pauvre demeurequi slevaient et retombaient tour tour comme font chacune de nosillusions du jeune ge. Elle jeta un coup dil en arrire, vers les joursheureux quelle avait passs sous ce toit fortun, vers les objets si chersquelle y rencontrait chaque instant, vers les personnes qui lentouraientet les autres qui, aprs tre venues lui demander des consolations et dessecours, sen retournaient en lui orant des larmes de gratitude et de b-ndictions : mais sa pense se reporta surtout sur la main bien-aime quiaprs Dieu lui avait fait ce bonheur si tt pass. Hlas ! elle ntait plus au-prs delle pour la soutenir et la protger avec son enfant, cee main tantaime et tant regree ! Reverrait-elle jamais celui auquel elle adressaitchaque jour une pense, un souvenir, une larme ! Et lorsque la dernireamme vint jeter une lueur vacillante et disparatre pour toujours, ellecomprit alors quune barrire insurmontable venait de sabaisser entreelle et son pass. Il ne lui restait plus dsormais que lavenir, mais quelavenir ? Lhiver sapprochant avec son nombreux cortge de froid, de pri-vations et de misres ; nul asile pour la recevoir, charge aux pauvresgens qui navaient pas mme de quoi se nourrir, quallait-elle devenir ?Accable sous le poids de tant de malheurs elle sentait le dsespoir lagagner, lorsque tombant genoux, elle scria : Mon Dieu, mon Dieu,

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  • Le Cap au Diable Chapitre IV

    vous tes maintenant notre seul et unique espoir. Ce nest pas en vain quela veuve et lorphelin vous implorent, ayez piti de nous. Cee courtemais fervente prire fut immdiatement exauce. En relevant la tte, elleaperut, quelques pas delle, la gure bienveillante et amicale de JeanRenousse qui, nosant dire un mot, paraissait aendre ses ordres : Jean,lui dit-elle, en lui remeant son enfant dans ses bras, prends soin de ceepauvre petite, veille sur elle, cest en toi seul, aprs Dieu, en qui nous de-vons nous coner. Peut-tre ne pourrai-je jamais rcompenser dignementton gnreux dvouement pour nous jusqu ce jour, mais compte surune reconnaissance qui ne steindra quavec ma vie. Madame lui r-pondit celui-ci, dune voix mue et avec noblesse. Dieu mest tmoin quesi jai tch de vous tre utile jusquici, ce nest pas dans lespoir dunercompense ; je donnerais volontiers ma vie pour pouvoir vous rendrece que vous avez perdu ; mais de grce nallez pas vous dsesprer ! deux pas dici est ma pauvre cabane, la vieille Martine, votre servante,vous y aend. Jai pu sauver quelques linges et des provisions. Venez,madame, et tant que Jean Renousse pourra porter un fusil, vous et la pe-tite ne manquerez pas de nourriture et de vtements. Charg de sonprcieux fardeau, il conduisit M Saint-Aubin dans sa demeure o Mar-tine laendait. Un feu brillant avait t allum, le lit de sapins avait trenouvel, on y avait tendu les quelques couvertures que Jean Renousse,dans sa sollicitude, avait sauves du pillage.

    La marmite tait au feu. On orit M Saint-Aubin les quelques ali-ments quon avait prservs ; elle en prit ce quil lui en fallait pour sesoutenir et sempcher de mourir. La petite mangea avec lapptit quona quatre ans, puis toutes les deux vaincues par les motions de la jour-ne, la fatigue et le sommeil qui les gagnaient, stendirent sur le lit desapin et ne tardrent pas sendormir profondment. Jean Renousse etPhdor se couchrent lentre de la cabane et rent bonne garde toutela nuit.

    Lorsque M Saint-Aubin sveilla le matin, tous les malheureux pros-crits, ses compagnons dinfortune, lui avaient construite une demeure unpeu plus confortable : ctait unemisrablemasure de pices qui lui oraitun sjour plus spacieux, mais quil y avait loin de l la maison quelleavait laisse.

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  • Le Cap au Diable Chapitre IV

    Comment lhiver se passa-t-il ? Laissons M. Rameau de dpeindrece que durent sourir les malheureuses victimes de lexpatriation. Cestdailleurs de lui que nous emprunterons la partie historique de ce rcit,en ce qui concerne les Acadiens :

    elle que fut lpre sollicitude que montrrent les Anglais, uncertain nombre dindividus cependant se sauvrent de la proscription.Comment ces pauvres gens purent-ils vivre dans les bois et les dserts ?par quelle suite daventures et de sourances ont-ils pass, pendant delongues annes en prsence de spectateurs auxquels on distribua leursbiens ? cest ce que nous ignorons. . .

    L pendant plusieurs annes, ils parvinrent drober leur existenceau milieu des inquitudes et des privations, cachant soigneusement leurspetites barques, nosant se livrer la culture, faisant le guet quand pa-raissait un navire inconnu, et partageant avec leurs amis, les Indiens delintrieur, les ressources prcaires de la chasse et de la pche.

    Enn le printemps arriva. Jamais dans les longues journes dhiver, lezle et le dvouement de Jean Renousse ne stait ralentis une seule fois.Sous le commandement de Bois-Hbert, il avait t faire le coup de feucontre les Anglais, puis aussitt sa tche acheve, il tait revenu prendreson rle de pourvoyeur. Souvent, dans le cours de lhiver, on lavait vuparcourir des distances considrables, refouler au plus profond de sonme tout sentiment de haine et dantipathie, quil avait vou aux Anglo-Amricains et rapporter des traitants anglais, qui taient tablis le long dela cte, la place des malheureux Acadiens expropris, les quelques eetsqui pouvaient tre utiles et agrables ses protges. Mais le printempsqui apporte, pour le pauvre au moins, un soupir de soulagement et unelarme desprance ; pour lhomme qui jouit de laisance, un sentiment desatisfaction par anticipation des jouissances que la nouvelle saison doitlui donner, tait pour les pauvres expatris charg dorages.

    O iraient-ils xer leurs demeures ? En quel endroit seraient-ils horsdes aeintes de leurs implacables ennemis ? tait-il un lieu labri deleurs rapines, o lon put fournir le pain et la nourriture la famille etaux pauvres enfants qui les rclamaient ? Telles furent les questions quese posrent les Acadiens de la colonie que M. Saint-Aubin avait forme.

    Plusieurs dcidrent de demeurer dans les bois, dautres rsolurent

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  • Le Cap au Diable Chapitre IV

    daller rejoindre leurs concitoyens chelonns sur la cte, protgs seule-ment par lisolement et linhospitalit des parages quils habitaient. MSaint-Aubin se voyant seule, bout de toutes ressources, et ne voulantplus tre charge du gnreux Jean Renousse ainsi qu ses compagnons,prit la rsolution de se rendre en Canada. En eet, de vagues rumeurstaient parvenues que dans ces pays lointains un bon nombre dAcadiensavaient, dans le voisinage de Montral, fonds une petite colonie.

    Jean Renousse, dans ces rapports avec les traitants anglais, avait ap-pris dune manire certaine quun vaisseau portant un certain nombredmigrants avait mis la voile pour le Canada. Daprs le nombre dejours quil tait en mer, il ne tarderait pas tre en vue.

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  • CHAPITRE V

    Q nous permeent de les transporter au-del delocan. Nous sommes dans un port de mer : Voyons lactivitqui y rgne. Des centaines de vaisseaux dchargent dun ct duquai damples provisions de charbon et de coton, dautres, les riches soie-ries et les magniques produits de lOrient. Tout le monde est luvre.Partout il y a joie, car il y a gain pour tous.

    Mais do vient donc cee foule dhommes en haillons, ces femmesamaigries et presque nues, ces pauvres enfants si frles, si chtifs, quioccupent un tout petit espace du quai ? Do viennent ces pleurs et cesgmissements fendre lme ? Ces embrassements pleins de regrets et detendresse ? Ah ! cest quun pre vient peut-tre pour la dernire fois depresser dans ses bras ses enfants bien-aims ! Cest que des amis viennentde dire un adieu peut-tre ternel aux compagnons de leur enfance ! Cestque, pour la dernire fois, on a jet un regard de douleur sur la vieillechaumire qui nous a vus natre ! Cest que, dans un dernier embrasse-

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  • Le Cap au Diable Chapitre V

    ment, nous avons chang avec les amis mus, une dernire poigne demains, que pour toujours, nous avons salu les ctes de lIrlande, dont au-cun de ses enfants ne peut parler sans verser une larme de regret ! Et cesmalles, et ces paquets, que contiennent-ils, sinon les pauvres vtementsdes malheureux Irlandais. Mais dans le navire qui est en partance, quede cris joyeux. peine entend-on lordre du contrematre : Embarque,embarque ; voil le mot qui se fait entendre.

    Inutile de le dire, nous le voyons dj que trop, ce btiment est chargdmigrants pour lAmrique. Voyez sur le gaillard darrire cet homme la gure replte et trapue, comme il savoure avec dlices les boues detabac qui schappent de sa longue pipe dcume de mer ; quels regardsdistraits il jee sur la gazee quil tient entre ses mains ; comme les nou-velles sont loin de labsorber ; il hoche ddaigneusement la tte en voyantles pleurs des malheureux enfants de la verte rin. Dans le fond que sont-ils pour lui ? Des Irlandais catholiques, il est protestant. e lui importedonc si la plus grande partie deux naeint pas les ctes de lAmrique ?e lui importe si lespace quil leur a destine dans son vaisseau nestpas susant ? e lui importe si les aliments dont il a fait provision nepeuvent sure une moiti de ceux quil entasse son bord ? Sa boursenest-elle pas bien remplie, et si le typhus, le cholra ou mille autres ma-ladies viennent les dcimer, na-t-il pas devant lui un immense cimetire ;comme bien dautres qui lont suivi, il peut dire chacune de ces victimesquon jee dans lAtlantique : Si une tombe, un mausole, tait lev chacune delles, ou naurait pas besoin de boussole pour aller dans leNouveau-Monde.

    Tel tait le Boomerang capitaine Brand, quelques jours avant le mo-ment o nous venons de laisser M Saint-Aubin.

    Les communications taient alors bien diciles entre lAcadie et leCanada. Ctait donc une belle occasion qui se prsentait pour M Saint-Aubin de se rendre dans ce dernier pays. L on pouvait correspondre plusfacilement avec lEurope et les tats-Unis et qui sait, peut-tre avoir desrenseignements sur celui auquel, chaque instant du jour, elle adressaitun cuisant souvenir, un pnible regret. Depuis plusieurs jours, M Saint-Aubin avait mise en vedee toute la petite colonie. Chaque jour des bergesprenaient le large et taient charges de venir lui annoncer lapproche du

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  • Le Cap au Diable Chapitre V

    vaisseau tant dsir. Bien des heures se passrent en dinutiles et inex-primables regrets. Enn Jean Renousse vint un matin linformer que lenavire tant dsir tait en vue, et lui orit en mme temps de la conduire son bord.

    Il tait facile de voir, laccablement de cet homme tremp auxmuscles dacier, son air morne et abau, combien il lui en coulait deremplir cee pnible mission.

    Il est dur, en eet, de voir disparatre les fruits dun labeur de chaquejour, de voir sengloutir les annes dun travail constant et journalier, derevoir la place de sa demeure des dbris et des cendres.

    La femme a chez elle un sentiment damour et de dvouement quonne sait pas toujours apprcier. il dut en coter M Saint-Aubin delaisser les endroits qui lui rappelaient de bien doux souvenirs, dabandon-ner ces pauvres gens qui auraient pu se priver du plus essentiel ncessaireplutt que de la voir sloigner ; mais lorsquelle les vit tous ensemble lac-compagner jusqu la barque fatale, quelle vit leurs pleurs, que depuislaeul jusquau plus petit des enfants, on se pressait pour lui baiser lesmains, enn lorsquelle fut embarque, quelle les vit tomber genoux,oh ! alors, un inexprimable sentiment de tristesse et de regrets semparadelle.

    Mon Dieu ! que deviendraient-ils sur les terres trangres les pauvresexils, si vous ntiez pas l pour les consoler des regrets de la patrie ?

    Cependant au signal de la petite barque, le navire avait mis enpanne. . . Une passagre de chambre, ah ! ctait une nouvelle aubainepour le capitaine. Lchelle fut immdiatement descendue et avant quede gravir le premier degr, M Saint-Aubin tendit en pleurant sa mainblanche et frle, la main rude et calleuse de Jean Renousse. Merci,ami, lui dit-elle, pour ce que vous avez fait pour mon enfant et pour moi.Puissiez-vous tre heureux autant que vous le mritez, autant surtout quemon cur le dsire.

    Celui qui aurait contempl alors la gure hle de Jean Renousse au-rait vu ses joues sinonder de larmes abondantes, et elles navaient encoret inondes, bien probablement, que les pluies du ciel et leau de la mer.Il remit lenfant sa mre, aprs lavoir couverte de baisers, puis se jetantaux pieds du capitaine, il le supplia de le prendre lui aussi son bord.

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  • Le Cap au Diable Chapitre V

    Mais celui-l ne payait pas. Violemment, au milieu des rires et deshues dune partie de lquipage, on le rejeta dans la berge ; les ris furentlchs et le navire, n voilier, prit le large. Jean Renousse, en regagnantla cte dans sa petite embarcation, jeta un regard triste et dsespr surle vaisseau qui emportait sa bienfaitrice et lenfant quil chrissait tant.

    Plusieurs jours se passrent, un vent favorable les conduisit la pointeouest de lle dAnticosti.

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  • CHAPITRE VI

    S tranquille au dehors dun vaisseau qui se dirige verssa destination, souvent il nen est pas ainsi lintrieur.M Saint-Aubin, avec son enfant, avait t conne dans unepauvre alcve quon se plaisait appeler emphatiquement la chambre .Elle ny fut pas bien longtemps sans ressentir les terribles eets du malde mer. Ce mal dont nous nous plaisons quelquefois rire, moissonnepourtant un bon nombre de victimes. M Saint-Aubin, doue dune faiblesant, dt plus que beaucoup dautres en sourir ; malgr le froid du soir,elle fut contrainte de remonter sur le pont, tenant son enfant dans sesbras. On nimagine pas quelle est la brutalit de quelques marins. Ils pa-raissaient se faire un plaisir de tourmenter ceux qui sont pour ainsi diresous leur domination. La pauvre femme qui, vu sesmalheurs, aurait pluttmrit la piti et la compassion, fut en bue elle-mme aux plus mauvaistraitements. Fatigue par la maladie, rservant le peu de forces qui luirestaient pour couvrir son enfant et la prserver du froid, elle tait loin

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  • Le Cap au Diable Chapitre VI

    de croire quil y avait auprs delle un espce de tyran, sous forme dungrandmatelot, tenant un sceau plein deau : Madame, lui dit-il, les ordresdu capitaine sont que nous arrosions le pont, changez de ct. peinestait-elle loigne que leau verse par le matelot vint presque linon-der. Lenfant qui dormait dans ses bras en fut veille. Elle alla sasseoirun peu plus loin, mais les mmes menaces lui furent ritres, suivies dela mme excution.

    En vain se plaignit-elle au capitaine des mauvais traitements quonlui faisait endurer ; il hochait la tte sans lui rpondre ; on eut dit quectait un parti pris de maltraiter la malheureuse femme. Comme la ditLafontaine : La raison du plus fort est toujours la meilleure .

    La nourriture du bord ntait pas celle laquelle M Saint-Aubintait accoutume ; comme de raison, ordre avait t donn au cuisinierde ne servir quune nourriture ordinaire la passagre de chambre. Aussilorsque lenfant voyait sur la table quelque chose qui aait son got,quelle en demandait une toute petite part au capitaine, celui-ci ne len-tendait pas, ce plat tait pour lui. Sourir pour soi-mme, ce nest rienpour lamre, mais voir sourir son enfant et ntre pas capable de lui don-ner ce dont elle a besoin, voil la sourance relle que ne comprennentque celles qui lont ressentie. Dans ces moments la pauvre mre pressaitson enfant sur son cur et priait de toutes ses forces celui qui nousdemandons le pain de chaque jour, secours et protection.

    Comme si cee prire devait tre immdiatement exauce elle vit unjour un matelot aux formes athltiques, mais la gure franche et ou-verte, tenant sa casquee sous son bras, qui sapprochait delle et lui dit : Madame, si vous voulez me prter la petite, je vais lemmener dans lacuisine, OBrien ma dit quil lui avait prpar un fameux djeuner. Cefut avec joie quelle lui abandonna son enfant, et peut-tre dut-elle appr-hender que le matelot, crainte de faire mal la petite, en la tenant dansses bras, ne la laisst choir. elle fut la macdoine quOBrien servit lenfant ? Dieu seul le sait ; mais toujours est-il quen revenant elle dit sa mre : Viens donc, ma bonne maman dans la cuisine, lhomme quinous y fait la nourriture nest pas mauvais comme les autres ; et je tassurequil men avait prpar un bon djeuner. Peu dinstants aprs, OBrienarriva lui-mme tenant gauchement un pot rempli dexcellent th quil

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  • Le Cap au Diable Chapitre VI

    destinait M Saint-Aubin.Il tait facile de voir quels eorts il avait faits pour que tout parut

    net et convenable. Le pot tait dpoli par les frictions rptes pour lerendre luisant et ses mains taient presque exemptes de goudron. Le re-gard de gratitude quelle lui adressa en dit plus que ses paroles. Il y a chezles hommes de cur un langage particulier qui fait quils se devinent etsentraident au besoin. Le remerciement quelle lui exprima lui t venirles larmes aux yeux. Deux protecteurs taient maintenant acquis MSaint-Aubin. Tom, le fort et robuste matelot, et OBrien le cuisinier. Lepremier tait respect de lquipage du vaisseau, car il avait dans maintesoccasions prouv une force vritablement herculenne.

    Le soir donc du jour dont nous venons de parler, il annona au souper,quil tannerait vive la peau celui qui oserait encore tourmenter la pauvredame acadienne. Et certes, chacun savait que pour ces sortes de justicessommaires, Tom navait jamais manqu de tenir sa promesse. Ce fut enconsquence de cet avertissement, que si M Saint-Aubin ne rencontrapas plus de sympathie et de prvenance de la part des gens du vaisseau,du moins ne fut-elle pas autant en bue leurs mauvais traitements.

    Cependant le navire pouss par une forte brise du nord-est tait sortidu golfe et on apercevait dj les les du grand euve.

    On tait au soir de la troisime journe depuis les incidents que nousvenons de rapporter. Le navire avait toujours fait bonne route, car le ventfrachissant de plus en plus, inclin sur son bord, ses hautes hunes bai-saient presque la mer houleuse qui slevaient en de terribles tourbillons.Mais les malheureux migrants presss les uns contre les autres, dans lacale, faisaient dinutiles eorts pour sempcher de se heurter chaquesecousse sur une paroi ou sur lautre du btiment. Les cris de douleur desenfants, les lamentations des femmes, joints au bruit des manuvres desmatelots, lobscurit et linfection qui rgnaient dans ce cloaque, de plus,les siements furieux du vent, les cordages frmissants et palpitants ausoue de la tempte, mais par-dessus tout la nuit qui sapprochait, la nuitavec son triste voile demisre, dangoisses et dinquitudes ; et le vaisseaucomme frapp dpouvante refusant dobir au gouvernail : telle tait lascne quorait le Boomerang.

    Nous tions aux grandes mers demai ; et il tait rare qu cee poque

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  • Le Cap au Diable Chapitre VI

    les belles rives du Saint-Laurent ne fussent pas tmoins de quelques si-nistres maritimes.

    Par lordre du capitaine on avait peu prs cargu toutes les voiles,car le ciel de plus en plus sombre prsentait un immense chaos de nuagesqui se heurtaient, sentredchiraient et se culbutaient. La mer cumaitde vagues furieuses, lhorizon se rtrcissant chaque instant, mais par-dessus tout les tnbres qui dj les enveloppaient. allaient donc de-venir les pauvres migrants ?

    Ordre fut donn de fermer toutes les coutilles et de mere la cape.Plusieurs fois dj une mer furieuse tait venue retomber sur le pont.Les matelots taient aachs pour ntre pas emports. Le capitaine lui-mme, ple de terreur, avait pris toutes les prcautions ncessaires poursauver sa vie dans un cas de sinistre.

    Bloie dans son troite cabine, pressant avec transport son enfantdans ses bras. M Saint-Aubin, mourante de frayeur plutt pour les dan-gers que courait son enfant que pour elle-mme, adressait au ciel de fer-ventes prires, le suppliant de conserver la vie la pauvre orpheline. Oh !combien elles durent tre longues et amres les heures de cee terriblenuit, combien elle durent tre tristes et dsesprantes les penses de lapauvre femme prive de tout secours, au milieu dtrangers, dans les hor-reurs de la tempte.

    Elle tait au milieu de ses rexions, peut-tre, lorsque louragan re-doublant de force et de violence imprima au vaisseau une terrible se-cousse ; les mts craqurent, un deux se rompit. . . le navire venait detoucher un cueil. Dimmenses cris de terreur et de dsespoir sortirentde la cale. Ils taient pousss par les migrants ; ctait une voie deauqui venait de se dclarer. Une voie deau, une voie deau ! i peut com-prendre ce quil y a dans ces mots davenir et de pass : davenir pourcelui qui aspire de longs et dheureux jours ; de pass, pour celui quiregree et qui pleure.

    La mer roulait avec fracas sur les rochers qui se trouvaient une bienpetite distance. Le capitaine avait ordonn de faire jouer les pompes, maisles vagues avaient emport les quelques matelots qui avaient voulu semere la besogne. Les masses deau avaient couch le vaisseau sur sonanc. Il ny avait plus dautre moyen, le capitaine avait fait jeter les cha-

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  • Le Cap au Diable Chapitre VI

    loupes et avait saut dans la meilleure avec ses matelots. Cee lche et in-fme conduite lui fut funeste, car peine staient-ils loigns de quelquespieds du vaisseau naufrag, que lembarcation quils montaient chavira.

    Cependant le temps stait un peu clairci, on commenait entre-voir une petite lueur vers laurore, mais la mer tait toujours furieuse.Leau avait entirement envahi la cale, aucuns cris, aucunes plaintes nese faisaient plus entendre ; le silence de la mort planait sur les malheureuxmigrants. Dieu avait pris piti deux ; tous ensemble ils dormaient de l-ternel repos. Le vent paraissait avoir un peu diminu. atre personnesvivantes restaient bord : ctaient M Saint-Aubin et son enfant, Tomet OBrien.

    La cabine quoccupait M Saint-Aubin tait dun niveau plus levque le fond de la cale o se trouvaient les migrants ; cee circonstanceelle devait de navoir pas partag le sort de ses malheureux compagnonsdinfortune.

    Les deux matelots avaient toujours persist rester aachs aux pa-rois du navire. Au clapotement de leau dans la cale, au craquement duvaisseau, ils comprirent bientt que celui-ci ne pouvait pas tenir long-temps sans se disjoindre entirement. Ils couprent donc les cordes quiles retenaient aachs ; OBrien alla ouvrir lcoutille pour voir sil pou-vait encore tre utile quelques-uns de ses infortuns compatriotes. Mais,vain espoir ! Tous se tenaient fortement embrasss les uns les autres dansune suprme et dernire treinte ; et chaque vague furieuse qui venaitfrapper le vaisseau, faisait passer par la rpercussion, sur la tte des ca-davres inanims, les masses deau qui les avaient envahis. Tom ouvrit laporte de la cabine, M Saint-Aubin vivait encore, quoique dans leau jus-qu la ceinture. Dune main, elle se tenait cramponne une barre defer avec toute lnergie du dsespoir, de lautre elle soutenait son enfantau-dessus de son paule.

    Il tait temps que ce secours lui arriva, car dfaillante, la force surna-turelle qui lavait jusqualors soutenue allait labandonner. La saisir dansses bras, la transporter sur le pont avec son enfant, fut pour Tom laairedun instant ; il les aacha solidement aprs les avoir recouvert de sonhabit et de quelques lambeaux de voiles. Avec son compagnon, il se miten devoir de construire un petit radeau. Il est dicile de se gurer les

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  • Le Cap au Diable Chapitre VI

    peines inoues quils prouvrent dans lexcution de ce travail. Pendantce temps, le navire menaait de plus en plus de souvrir, leau lenvelop-pait presque de toutes parts, il nen restait plus quun petit endroit ; uneminute plus tard, et tout tait perdu.

    Tom aussitt aacha M Saint-Aubin et son enfant sur le petit ra-deau, en saisit un des cordages, puis une vague immense recouvrit levaisseau ; elle entrana dans sa fureur tout ce qui tait sur le pont. Mal-heureusement OBrien ne fut pas assez prompt pour imiter son compa-gnon, labme souvrit pour lui. Longtemps il lua avec toute lnergieque peut donner linstinct de conservation, il nagea quelque temps pouraeindre le radeau qui, un instant englouti, tait revenu pniblement lasurface. Ceux qui taient sur la frle embarcation purent suivre dun ildsespr les eorts de ce gnreux marin pour sauver sa vie, sans quilspussent eux-mmes lui porter aucun secours. Enn ils virent la vague lerecouvrir, puis celui-ci revenir la surface pour tre englouti encore, ils levirent, dis-je, reparatre une troisime fois, mais une dernire nappe deaule recouvrit pour toujours. La mer comptait une victime de plus ! Pendantcee scne, un areux craquement stait fait entendre dans la directiondu vaisseau, il venait de souvrir. Ses dbris et les monceaux de cadavresquil contenait entourrent le radeau en un instant. M Saint-Aubin taitmourante.

    Lorsque laention de Tom fut un peu dtourn de ce navrant spec-tacle, son oreille exerce de marin lavertit que la mer se brisait une bienfaible distance deux sur les rochers de la cte : Courage, dit-il MSaint-Aubin, courage pour vous et votre chre petite enfant, dans peudinstants nous toucherons la terre. Ces quelques paroles ranimrentla malheureuse femme. La mer tait encore grosse et houleuse, mais levent diminuait sensiblement et le jour commenait poindre. Dans unclairci, ils aperurent quelques centaines de pas deux, les rochers duncap, et ce cap ctait le Cap au Diable daujourdhui. Cee vue ranimaleur espoir. Ce qui se passa de temps avant quils y parvinssent fut de peude dure, mais Dieu sait ce quendurrent les malheureuses victimes dunaufrage pendant ce court trajet.

    Ils taient la veille de toucher le rivage, lorsquune mer plus haute,plus furieuse encore que toutes les autres, jeta violemment le radeau sur

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  • Le Cap au Diable Chapitre VI

    un cueil eur deau et le mit en pices. Il y eut un dernier cri dangoisseparti du sein de M Saint-Aubin, elle fut lance leau ; Tom sy prcipitaaussitt pour la secourir et, lenlaant dans ses bras, il nagea avec elle versle rivage. elques instants aprs, on eut pu voir, gisant sur la plage, lecadavre du pauvre matelot dont la tte avait t brise sur un rocher, enprservant M Saint-Aubin. quelques pas plus loin, le corps inanimde celle-ci, tandis que les restes du radeau emportant lenfant mouranteallaient aborder dans une petite anse un peu plus loigne.

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  • CHAPITRE VII

    O parl de la beaut de nos euves et de nos rivires.Beaucoup de voyageurs, qui les ont visits, proclament haute-ment quil nest peut-tre pas de pays au monde qui en soient sirichement dot ?

    Parmi les rivires qui font, avec raison, ladmiration des trangers,est celle du Saint-Maurice, qui vient avec ses trois grandes bouches par-semes dlots, se jeter dans le euve. Elle est belle surtout lorsque vousla contemplez quelques lieues des Trois-Rivires ; quand ses eaux lim-pides et profondes, aprs stre voluptueusement roules sur leur lit re-couvert dun beau sable, sur des roches polies et mousseuses ; quellesse sont tordues et allonges dans les troits dls, et quelles viennentcomplaisamment se prcipiter de hauteurs considrables pour former labelle chute de Shawinigan. Comme ces immenses monstres marins, qui sejouent avec plaisir la surface de leau, se plongent, se replongent dansla profondeur des mers, pour reparatre, un instant aprs plus brillants

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  • Le Cap au Diable Chapitre VII

    quauparavant.Sur un charmant plateau, presquau pied de la chute, vous pouvez la

    contempler dans toute sa splendeur ! Les beaux arbres de la rive, larc-en-ciel que les rayons du soleil font clore dans le brouillard qui slve delabme, le chant des oiseaux, tout enn prsente un coup dil vraimentadmirable !

    Un des derniers soirs des beaux jours de mai, on eut pu voir sur leplateau, dont nous venons de parler, quatre cinq cabanes de sauvagesqui sy taient leves dj depuis quelques jours. Dans chacune delles,les femmes taient hardiment louvrage, on confectionnait des corbeillesdcorce aux couleurs brillantes et varies ; on remarquait aussi beaucoupde pelleteries, soigneusement prpares, il tait vident que la chasse delhiver avait t bonne. Les hommes, nonchalamment tendus sur lherbe,conversaient en fumant le calumet ; quelques enfants, aux petits yeuxnoirs et vifs, mais aux muscles forts et vigoureux, jouaient quelques pasplus loin. Les chiens couchs, et l dormaient paresseusement dans unepleine et entire quitude. Aux portes des cabanes, des marmites bouillot-taient sur de bons feux, on sentait les armes de quelques pices de venai-son qui cuisaient pour le repas du soir. Un peu plus loin, un petit groupede jeunes lles prparaient des ornements de toilee. Il tait clair quonavait en vue une fte ou quelque vnement qui ntait pas ordinaire.

    Parmi elles, on eut pu remarquer une jeune Indienne, du moins elleen portait le costume, qui confectionnait ses ornements avec un got etune dlicatesse plus exquis que ses compagnes. En lexaminant de plusprs, on eut t bien surpris de voir sous sa pioresque coiure, de longset soyeux cheveux blonds. Son teint tait un peu hl, mais ses jouesntaient pas saillantes comme celles des autres jeunes lles qui len-touraient. Ses beaux yeux bleus taient dune douceur ineable. videm-ment, il ny avait chez elle aucun sang sauvage.

    and elle eut termine son ouvrage, elle sapprocha dun des chas-seurs qui causait avec ses camarades, puis lui meant amicalement etfamilirement la main sur lpaule, elle lui dit : and donc, mon ami,nous rendrons-nous aux Trois-Rivires ? Il me tarde de voir toutes lesbelles choses dont tu mas parl. Celui qui elle adressait ces paroles,lui rpondit avec amour : Demain, ma lle, lorsque la premire toile du

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  • Le Cap au Diable Chapitre VII

    matin brillera, nous serons dans nos canots et en route ; et le soleil ne serapas encore haut lorsque nous serons dbarqus. Puis la joyeuse jeunelle retourna gaiement annoncer ses compagnes la bonne nouvelle ettoutes ensemble elles manifestrent une joie clatante.

    Do vient donc, dit un des sauvages celui auquel la jeune llevenait de parler, do vient donc lamour et lamiti que ta femme et toi,vous portez cet enfant ? Celui-ci reprit : Ah ! cest une longue ettriste histoire, je la connais depuis longtemps cee chre petite, et lai,pour ainsi dire, vu natre, et toi, mon frre, si tu peux parcourir les bois ct de Jean Renousse, lui presser les mains et le voir chasser avec toi,cest ses parents que tu le dois, car ils lont bien souvent empch demourir de faim quand il tait jeune. il me suse de te dire, pour lemoment, que jai cru lavoir perdue pour toujours. Ses parents habitaientautrefois lAcadie, je demeurais auprs deux ; son pre lui fut un jourviolemment arrach, toutes leurs proprits furent brles, sa mre futcontrainte de se sauver avec les autres dans les bois, ce que sourirent lamre et lenfant, qui ntaient pas habitues la vie que nous menons, jene puis te le dire. Au printemps, sa mre rsolut de venir ici en Canada.Elle pensait quil lui serait beaucoup plus facile, dans cet endroit, davoirdes nouvelles du btiment qui avait emmen son mari. Elle partit doncavec son enfant et ce fut moi qui les conduisis bord. Je demandai commeune faveur de me laisser prendre place parmi lquipage, morant deme rendre utile autant que je le pourrais. Ma demande fut accueillie parles hues du capitaine et des matelots ; brutalement on me rejeta dansma berge. Longtemps je suivis le navire des yeux, ne sachant si je devaisessayer de le suivre ; mais enn triste et dcourag je regagnai la terre.Dsormais seul et abandonn de tous ceux que javais aims, je me trouvaipris dun indicible ennui et dun profond sentiment de dcouragement.Mais il fallait sortir de cee position ; je pris mon fusil, javais une ampleprovision de munitions, et accompagn du pauvre vieux chien que tu voisl, je menfonai dans les bois.

    O allais-je, je nen savais rien. Je marchai pendant bien des jours,je traversai une grande tendue de forts, enn jarrivai un soir sur lebord du euve, je ne savais o jtais. En examinant lendroit de tous c-ts, japerus une petite fume qui slevait quelque distance ; en men

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  • Le Cap au Diable Chapitre VII

    approchant je reconnus quelques cabanes de nos frres sauvages, o onmaccueillit volontiers. Ils allaient passer lhiver faire la chasse dans leSaguenay ; ne sachant moi-mme que faire, ni o tourner la tte, je leurdemandai de vouloir bienme donner place dans leurs canots. Ils y consen-tirent avec plaisir. Nous partmes donc le lendemain matin, et quoique ladistance fut grande, nous mmes peu de temps traverser le euve, nousremontmes le Saguenay, et de l nous gagnmes les bois. Le gibier taittrs abondant, nous fmes bonne chasse tout lhiver.

    Un jour quaccompagn de Phdor, javais parcouru une trs grandedistance pour visiter mes trappes, javais tout en marchant chass etl, et je me trouvai trop loin pour retourner au campe ; il fallut donc meconstruire un abri et je me mis la besogne. Depuis bonne heure dans lajourne le chien avait disparu, et je commenais craindre quil neut ttrangl par quelque ours, lorsque tout coup il fondit sur moi comme uncoup de vent, il jappait, sautait, courait et reprenait toujours la mme di-rection dans sa folle gaiet, jamais je ne lavais vu si joyeux. Certainementquelque chose dextraordinaire se passait. Je saisis mon fusil, et mlanaisur ses traces. Comme pour mencourager ou sassurer peut-tre si je lesuivais, il revenait quelquefois sur ses pas, recommenait son mme ma-nge et reprenait toujours sa mme direction. La nuit tait venue, mais lalune tait brillante. Enn il commenait se faire tard et jtais fatigu.

    Jallais, tout en pestant contre ma folie davoir suivi le chien si loin,me prparer un nouvel abri, lorsque japerus au travers des arbres unlac dune assez grande tendue. Je rsolus de my rendre. Grande fut masurprise de voir trois cabanes sauvages reposant sur les bords.

    Je mapprochai avec prcaution, craignant quils ne fussent des en-nemis, mais je ne tardai pas mapercevoir quils taient une tribu amie.Lintelligent animal courait toujours devant moi. Jentrai dans la hue oje lavais vu senfoncer. L une enfant chaudement enveloppe dans d-paisses couvertes, dormait sur un bon lit de sapins ; une jeune lle taitoccupe avec sa mre prparer des peaux, mais son travail ne lemp-chait pas de jeter, de temps autre, un coup dil de sollicitude sur len-fant. Un bon feu brillait au milieu de lenceinte, et le pre dormait dansle fond. Ma brusque apparition lveilla et tous trois poussrent ensembleun wah ! de surprise. Je tendis la main au pre pour lui demander lhospi-

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  • Le Cap au Diable Chapitre VII

    talit, elle me fut accord de tout cur. Je pris donc place auprs du feuet leur racontai par quelle aventure je mtais rendu jusque l.

    Cependant les allures de Phdor mintriguaient vivement. Couchauprs de lenfant, bien quil en eut plusieurs reprises t repouss, ily revenait incessamment, lui lchant la gure et les mains. Lenfant sou-dainement veille sassit toute droite sur sa couche, la lueur claira sonvisage. Je poussai un cri et mlanai vers elle ; je la pris dans mes bras etlembrassai avec transports, puis la couvris demes larmes. Javais reconnuma petite Hermine, lenfant de mon ancien bienfaiteur. Ne comprenantrien cee conduite, mes trois htes staient levs spontanment ; maisleur surprise fut encore plus grande, lorsquils virent la petite me passerfamilirement les mains dans la gure, chose quelle me faisait autrefoisquand je lui avais fait plaisir, la chre enfant mavait reconnu elle aussi.Je mempressai alors de leur raconter en quelques mots notre histoire, etdemandai par quelle aventure lenfant se trouvait au milieu deux.

    Ce fut la jeune lle qui mapprit qutant un soir campe sur lebord de la mer, auprs dun endroit quils appelaient Kamouraska, elleavait aperu un matin, le lendemain dune terrible tempte, le printempsprcdent, la pauvre enfant aache sur deux morceaux de bois. ellestait alors jete la nage et lavait ramene au rivage.e rendue dansla cabane, elle stait aperue que la pauvre petite respirait encore. Ellelavait alors enveloppe dans de bien chaudes couvertes, force de soinset avec le concours de la famille ils taient parvenus la ranimer ; enouvrant les yeux elle avait demand sa mre et parut eraye de voir cesgures tranges, mais quelle navait pas tard de sy habituer.

    Hlas ! sa pauvre mre, ajouta la jeune lle, elle tait prie dans lenaufrage du vaisseau, car la plage tait couverte de cadavres dhommes,de femmes et denfants. alors elle avait adopte comme la siennepropre, cee pauvre enfant Cee jeune lle dont je te parle, il y a huitans quelle est ma femme, et voil pourquoi, camarade, dit Jean Renousseen se levant, voil pourquoi nous laimons comme si elle tait notre lle.Mais, ajouta-t-il, il en est temps, allons souper.

    Alors toutes les familles se runirent, en formant un rond ; chacunedelles apporta lamarmite ; tout le monde pouvait puiser avec lamicoine,sans soccuper si ctait dans la science, et lorsque celle-ci manquait, ou

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  • Le Cap au Diable Chapitre VII

    se servait de la fourchee naturelle. Si quelquun avait os demander sitous staient lav les mains, on lui aurait rpondu par des hues et desclats de rire.

    oiquil en soit, Jean Renousse tint parole, car le lendemain il taitbeau de voir la petite oille, compose de lgers canots dcorces, des-cendant les uns la le des autres le Saint-Maurice. Ctait un magni-que matin, le temps tait calme et pur, lair tait embaum de eurs desbois qui commenaient spanouir. On voguait silencieusement, lorsquetout coup la voix dun sauvage domina le chant des oiseaux de lune etlautre rive ; mais son chant ntait pas ces anciens cris de guerre que nospres entendaient, lorsque des tribus sanguinaires venaient les aaquer,pour sexciter entre elles au meurtre et au carnage. Mais la voix sonoredu chantre respirait un sentiment de douceur ineable. Il y avait aussiquelque chose dans ses paroles qui ressentait la bienfaisante et divine in-uence que le christianisme exerce sur ces peuples autrefois si froces.En quoi consistait-il ce chant ? ctait une prire quon adressait Ma-rie, ctait la prire du matin, et chaque canot faisait chorus la voix dupremier chantre ; et les chos de la rive se renvoyaient les uns aux autresces chants bizarres, sauvages et capricieux, qui navaient peut-tre riende bien mlodieux, mais qui devaient monter vers les cieux comme unparfum dencens et dambroisie.

    Pendant ce temps on pesait sur laviron, le lger canot volait sur leseaux et bientt ou arriva Trois-Rivires.

    Cee charmante petite ville navait pas alors laspect que lindustrielui a donn depuis ; ctait un ravissant petit village compos de joliesmaisons. Chacune des habitations tait entoure dun verger et dun jar-din potager. Dans le temps o nous parlons, cause des faciles commu-nications quelle avait par la rivire Matawin avec Oawa, elle tait undes postes les plus importants pour le commerce de pelleteries.

    Depuis quelques annes, un homme quon aurait pu dire jeune encorepar lge, mais daprs lapparence, vieilli par le malheur, tait venu sytablir ; ctait un commerant quon disait dj riche. Reconnu par touset jouissant dune rputation dune grande probit et dhonneur, tout lemonde reposait en lui la plus grande conance. Son commerce avec lessauvages avait pris une telle extension, quil excitait presque la jalousie

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  • Le Cap au Diable Chapitre VII

    des maisons rivales, engages dans la mme ligne. Cependant sa conduiteavait toujours t si honorable, que jamais un sentiment de malveillancenavait pu tre exprim contre lui.

    Souvent on lavait vu, triste et abau, verser des larmes abondantes,lorsquil se croyait seul et hors de la vue. Peu communicatif, on sentaitquil devait y avoir en lui-mme un foyer de douleurs qui avait fait blan-chir ses cheveux ; mais personne naribuait ces rides aux remords quilaissent toujours ces empreintes. Le nom de cet homme, nous le devi-nons ; ctait M. Saint-Aubin.

    Et si nous ne craignions de fatiguer nos lecteurs par trop de citations,nous nous permerions encore de leur dire que le vaisseau dans lequel ilavait t embarqu fut un de ceux qui essayrent daller aborder sur lesbords de la Caroline du Nord, mais dont les habitants les repoussrent. Ilfut un de ceux qui cherchrent prendre terre dans cet tat o le gouver-neur leur proposa de stablir comme esclaves. Laissons encore une foisparler la voix loquente de M. Rameau :

    Ce fut une triste et dplorable odysse que celle de ces malheu-reux enlevs subitement la paix de la vie domestique pour subir toutesles horreurs de la guerre la plus violente et le bouleversement de leurfortune, de leurs aections. Jets sur les vaisseaux, dans lanxit dunavenir inconnu, ils navaient mme pas, pour se consoler lespoir, le rvede la patrie : car derrire eux, lincendie, la ruine, la dispersion gnrale,avaient dtruit la patrie ; il ny avait plus dAcadie ! et cinq ans aprs, onne pouvait plus reconnatre le pays o avaient euri leurs villages.

    Dirigs sur les colonies anglaises, il se trouva quelles navaientpoint t prvenues de cee transportation ; et dans plusieurs endroits oneut linhumanit de ne point les accueillir sur la cte. Cest ainsi que millecinq cents de ces malheureux furent repousss en Virginie, et cet exempleeut des imitateurs dans une partie de la Caroline. atre cent cinquantehommes, femmes et enfants destines la Pennsylvanie, chourent prsde Philadelphie ; le gouvernement de cee colonie neut pas honte, pourse dgrever des secours ncessaires ces malheureux naufrags, de cher-cher les faire vendre comme esclaves ; les Acadiens sy opposrent avecune nergique indignation, et ce projet neut pas de suite. Mais cee bas-sesse de cur couronna dignement la conduite des colonies anglaises,

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  • Le Cap au Diable Chapitre VII

    dans toute cee aaire. Auteurs de la ruine des Acadiens, hritiers avidesde leur spoliation, les Amricains eurent limpudeur de leur refuser lesecours et mme les gards dus au malheur. Ces vnements, si tristesquils puissent tre, sont dune importance historique bien secondairesans doute ; mais il ne mritent pas moins de xer notre aention, car riennest plus fcond en justes enseignements que ces actions trs simples dela vie commune, o les peuples et les hommes se rvlent pour ainsi direen dshabill, sans que ni passion ni apprts, lesmeent hors de leur natu-rel ; on y trouve peut-tre sur les socits et sur les individus, des donnesplus exactes que dans la solennit des grands faits historiques ; et si ontudie toute la suite de lhistoire des tats-Unis, on se convaincra facile-ment en eet combien le caractre de cee nation manque gnralementde gnrosit et de grandeur.

    Cependant les commandants des navires qui portaient les prison-niers taient fort embarrasss, et les infortuns Acadiens ainsi repousssde tous les rivages et ballos sur la mer, ne savaient o il leur serait pos-sible daller sourir et mourir. elle situation pour de pauvres pres defamille, cultivateurs aiss et paisibles, qui navaient jamais qui leurs vil-lages, o ils vivaient encore heureux la veille, jets maintenant au milieude locan, seuls, dnus de tout, entours dennemis, sans avenir et sansespoir ! On dit que quelques-uns, dans cee triste extrmit, se rendirentmatres de leurs btiments et se rfugirent sur les ctes sud dAcadie oudans les les du golfe Saint-Laurent ; mais il est certain que le plus grandnombre fut ramen des ctes dAmrique en Angleterre o ils furent re-tenus prisonniers Bristol et Exeter jusqu la n de la guerre.

    Transfr en Angleterre, M. Saint-Aubin y endura toutes les souf-frances physiques et morales quun homme peut prouver. Dnu de tout,les privations quil endura pendant quelque temps ntaient pourtant rienen comparaison de ce quil ressentait au souvenir constant de sa femmeet de son enfant. Il put un bon jour, grce au secours dun ami quil ren-contra providentiellement, obtenir la permission de revenir en Amrique.Ce fut en qualit de matelot quil traversa dans un navire se dirigeantvers Boston. Le trajet quil lui restait faire tait bien long, et certes lesalaire dun pauvre matelot tait loin dtre susant pour subvenir auxfrais dun voyage qui devait le conduire de l son ancienne colonie, o il

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  • Le Cap au Diable Chapitre VII

    esprait retrouver sa femme et son enfant. Il lentreprit cependant, mar-chant autant que ses forces pouvaient le lui permere, de temps autre,louant une pauvre berge de pcheur et se faisant conduire dune distance lautre. Combien le trajet lui parut long ! Mais revoir les objets chrisdont il avait t spar depuis dj dix-huit mois ; cee seule pense luidonnait des nouvelles forces. Enn il arriva, un soir, lendroit o tait sademeure, mais, hlas ! quelle poignante dception ! il ny avait plus quedes ruines. Un tranger la tte dun bon nombre douvriers soccupait faire reconstruire de nouvelles habitations, car dsormais le poste luiappartenait. Et sa femme ! sa femme et son enfant ! qutaient-elles de-venues ? Ce fut l quon lui apprit le nom du btiment dans lequel ellesstaient embarques pour le Canada. Il sempressa de se rendre dans cepays pour tcher de les y joindre ; mais en y arrivant, il apprit le dsastredu Boomerang, et que la seule personne survivante du naufrage, tait unepauvre misrable folle qui vivait de la charit publique. Rien ne pouvait,daprs les renseignements quil put obtenir, lui fournir aucune trace dusort de son pouse et de son enfant ; indubitablement elles devaient avoireu la destine des autres naufrags. Aerr, comme on le suppose, par cesterribles dtails, M. Saint-Aubin, trouva dans la religion quelques conso-lations, et en lui-mme un reste dnergie. force de travail, de soinset dconomie, il avait russi fonder, aux Trois-Rivires, endroit quilavait choisi cause de son isolement et du genre de commerce quon yfaisait, une maison dj orissante au moment o nous parlons. Ce lieu,dailleurs, convenait sa tristesse.

    Telle tait sa position le matin du jour o les canots sauvages vinrenty aborder.

    Inutile de dire que les toilees taient faites. Chaque Indienne taitdans ses plus beaux atours, et les sauvages eux-mmes avaient revtuleurs plus brillants costumes. Tout naturellement on se dirigea vers lamaison de M. Saint-Aubin pour lui orir les fourrures. Mais la plus pres-se, la plus joyeuse et la plus dsireuse de voir un magasin avec les ri-chesses quil tale, ctait on le devine, ctait Hermine. Jean Renousselui avait racont des choses si merveilleuses quon voit dans un maga-sin. Aussi entra-t-elle avec empressement et une nave curiosit, avec lesautres Indiens dans celui de M. Saint-Aubin. Mais son ami, comme on

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  • Le Cap au Diable Chapitre VII

    appelait Jean Renousse, navait pu les suivre immdiatement. Les pelle-teries furent exhibes et soigneusement examines par M. Saint-Aubin etses employs. Les prix furent xs, les marchs conclus, il ne sagissaitplus que des changes, pour ceux dentre les sauvages qui avaient besoindeets. Comme on le pense bien, chacune des femmes indiennes sem-pressa de choisir les toes aux couleurs les plus brillantes.

    Mais une jeune lle, toutefois, se tenait un peu lcart, M. Saint-Aubin le remarqua.

    Pourquoi donc, lui dit-il, ma petite sur ne vient-elle pas aussiprendre quelques-uns de ces jolis draps ? Ne lui conviennent-ils pas ouprre-t-elle de largent ?

    Cest, rpondit la jeune lle laquelle il sadressait, que mon aminest pas arriv et que ma grande sur aend quil soit ici pour les choisirlui-mme. Il est si bon pour nous que nous craignons de faire quelquechose quil naimerait pas.

    Mais, dit M. Saint-Aubin, en la regardant plus aentivement, tunes pas une lle dun sang indien ; je le vois tes yeux, tes traits et ton teint. Cest beau, ma sur, ajouta-t-il, en sadressant la femme deJean Renousse, davoir pris soin de cee enfant qui parat tant taimer ;sans doute que tu lauras recueillie dans quelque pauvre famille dnuede tout.

    Puis il sloigna sans aendre la rponse pour aller servir quelquescommandes.

    La jeune lle sapprocha du comptoir, elle examina quelques mar-chandises.

    Oh ! cest beau, bien beau, monsieur, ce que vous vendez l. Oui, mon enfant, lui rpondit-il, en la regardant encore xement ;

    on eut dit que ses traits lui rappelaient quelques douloureux souvenirs. De quelle paroisse taient tes parents, petite ? lui dit-il. Mes parents, lui rpondit-elle, avec une douce empreinte de tris-

    tesse, je ne les ai presque pas connus, ils ntaient pas de ce pays-ci, ilsdemeuraient autrefois dans lAcadie.

    Et que sont-ils devenus ? demanda M. Saint-Aubin, mu ce seulnom.

    Ils sont morts, lui rpondit-elle.

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  • Le Cap au Diable Chapitre VII

    Pauvre enfant, dit celui-ci, en essuyant deux larmes qui roulaientsur ses joues, et il retourna dans un autre endroit du magasin.

    Un instant aprs il revint ; on eut dit quil y avait un sentiment instinc-tif qui le ramenait auprs delle. Peut-tre aussi pensa-t-il en lui-mme,cee jeune lle a-t-elle t une des victimes des malheurs qui sont venusfondre sur mes malheureux compatriotes.

    Et moi aussi je suis de lAcadie ; est-ce que celui que tu appelles tonami est natif de cet endroit ?

    Oui, rpondit la jeune lle, du plus loin que mon souvenir peut sereporter, il me semble encore le revoir.

    Et quel est donc son nom ? Il sappelle Jean Renousse. Jean Renousse ? rpta M. Saint-Aubin en plissant. Et toi quel est donc ton nom ? Hermine, rpondit la jeune lle. Hermine ! rpta M. Saint-Aubin, en sloignant ; mais non, non,

    est impossible. Oh ! la Providence ne peut ainsi se jouer du cur deshommes.

    Il revint auprs de la jeune lle. Mais o donc se trouve-t-il, que je le voie et lui parle ? Le voici qui entre, dit Hermine.Eectivement, en entrant, Jean Renousse reconnut M. Saint-Aubin. M. Saint-Aubin ! Jean Renousse !Telles furent les seules paroles quils purent dire, et ils tombrent dans

    les bras lun de lautre.Alors Jean Renousse poussa la jeune lle vers M. Saint-Aubin en s-

    criant : Chre enfant, embrasse ton pre. En entendant ces paroles,celui-ci sentit comme un ocan de joie et de bonheur, depuis longtempsinconnu, linonder tout entier, et chancelant comme un homme ivre, ilalla saaisser dans un fauteuil quon lui prsenta. Mais rarement les se-cousses de la joie inespre, quon prouve soudainement, produisent defcheux rsultats, aussi, grce aux soins quon lui prodigua, fut-il bienttremis.

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  • Le Cap au Diable Chapitre VII

    En ouvrant les yeux, il vit tout autour du lui les gures de ces bonssauvages inondes de larmes, et il sentit sur ses joues les baisers brlantsde son enfant. Enn aux pleurs succdrent la joie et le bonheur. Toutela petite tribu qui avait adopte Hermine comme une des leurs, qui luiavait montr toute espce de bonts et de prvenances, fut invite unegrande fte.

    Aprs le repas, M. Saint-Aubin distribua chacun des hommes et desfemmes de riches prsents ; de sorte que, outre la satisfaction davoir faitune bonne action, ils partirent enchants de la municence de leur hte.Jean Renousse et sa femme ne purent se dcider abandonner leur enfant.Dsormais, dailleurs, leur place tait marque pour toujours ct de M.Saint-Aubin et dHermine.

    n

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  • CHAPITRE VIII

    M temps que nous revenions M Saint-Aubin. Commenous lavons dit dj, elle fut recueillie en touchant le rivagepar un pauvre pcheur qui la transporta, plus morte que vive,dans sa cabane. Les soins intelligents et prolongs quils lui donnrent larappelrent la vie. Mais sa raison avait t branle par les terribles v-nements que nous avons rapports. Elle fut longtemps avant que de pou-voir se remere des commotions quelle avait prouves. Souvent dansla journe et mme la nuit elle chappait aux mains des braves gens quilavait recueillie, slanait vers la plage, puis alors dans le silence et lestnbres on entendait une voix demander avec dsespoir la vague de luirendre son enfant.elquefois elle limplorait dun ton suppliant ; ses pa-roles taient entrecoupes par moments par des sanglots fendre lme ;dautres fois par des chants tristes, si plaintifs, quon ne pouvait les en-tendre sans verser des larmes.

    Ce spectre que nous avons vu dans le premier chapitre de ce rcit, le

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  • Le Cap au Diable Chapitre VIII

    lecteur le voit ; ctait M Saint-Aubin.Plusieurs semaines se passrent ainsi et jamais dans le foyer o elle

    tait venue sasseoir on ne songea se demander si elle tait une nou-velle charge pour la famille ; bien au contraire, le meilleur morceau, et iltait rare quil en entra dans cee pauvre cabane, lui tait toujours des-tin, gaiement on partageait la tranche de pain, laissant la pauvre dame,comme on appelait M Saint-Aubin, la meilleure part, et sil ny en avaitque pour elle, le souper des pauvres gens tait alors remis au lendemain.

    Les choses en taient cet tat, lorsquun lundi soir deux voitures,pesamment charges, sarrtrent devant la cabane. En regardant par lafentre on reconnut deux des plus respectables habitants de lendroit. Ilsfrapprent la porte et entrrent.

    Il tait facile de voir que la mission diplomatique dont ils taient char-gs ntait pas aise remplir. Il ne sagissait de rienmoins que de faire ac-cepter au pauvre pcheur les prsents quils lui apportaient, sans blessersa susceptibilit et son amour propre. Enn aprs stre gra la tte plu-sieurs fois, aprs bien des tours et des dtours lun deux trouva moyen debriser la glace ; le sermon que le cur avait fait la veille fournit loccasiondentrer dans le sujet. Le bon prtre leur avait longuement parl de charitet les avaient engags, rptrent-ils au pcheur, de la pratiquer commecelui-ci lavait fait, loccasion de la pauvre femme trangre, il les avaitassur que sils meaient de ct la part du bon Dieu, ils verraient les b-ndictions du ciel se rpandre dans leurs maisons et sur leurs champs.alors ils avaient fait ensemble une tourne et que ctait avec empres-sement que chacun avait fourni. Tout le monde avait voulu sassocier la bonne uvre. ils apportaient une ample provision de comestiblesde toute sorte et des vtements. e de plus une pauvre veuve viendraitprendre soin de la malheureuse folle pour ne pas dranger la femme dupcheur de son travail, car le lage et louvrage ne lui manquerait pas ; etquenn on ferait table commune.

    Sans vouloir entendre un seul mot de remerciement, les deux ha-bitants sortirent prcipitamment et se mirent dcharger les voitures.Certes ils navaient pas tromp le pcheur ; il y avait l, dans ces deuxvoitures, des provisions de toutes sortes pour plus dune anne.

    Belle et sainte coutume que celle des tournes, o nous voyons des

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  • Le Cap au Diable Chapitre VIII

    hommes, honntes et laborieux, laisser leurs occupations pour parcou-rir les maisons et rapporter, un soir, le fruit de leurs qutes et entendreles bndictions dune famille mourante de faim, laquelle on a apportlabondance et le bonheur.

    M Saint-Aubin passa deux annes dans cee demeure o elle avaitair avec les bndictions du ciel une honnte aisance, car la charit deshabitants de lendroit ne stait pas ralentie un seul instant. Souvent ellefut visite par le vnrable pasteur et quelques autres personnes notablesde lendroit. Un mdecin plus instruit dans lart de gurir que dans lascience des grands mots, lui prodigua des soins assidus et au bout de cetemps il eut la satisfaction de voir ses peines couronnes de succs.

    Une douce et triste rsignation succda sur la gure de M Saint-Aubin son air dgarement. Ses cheveux avaient considrablement blan-chis, et tous ses traits portaient lempreinte du deuil et de la sourance.

    Pour lui assurer plus de distractions, le pasteur, avec quelque mescharitables lui lourent une couple de chambres auprs de lglise. Laveuve qui avait t choisie pour la soigner laccompagna. L, elle passa en-viron six annes, sinon heureuse, du moins ses douleurs taient adouciespar la prire, ce baume divin qui cicatrise les plaies du cur le plus ulcr.Elle pouvait aussi se livrer aux ouvrages qui lui apportaient quelques dis-tractions. Et si parfois elle sortait de sa demeure, aprs les instances ducur et du mdecin, elle tait certaine de rencontrer toujours des regardset des paroles aectueux, bienveillants et sympathiques de la part de tousceux quelle voyait.

    Ainsi scoulait sa vie, lorsquun matin on vint prvenir le vn-rable cur que quatre personnes laendaient dans le salon. Ces quatrepersonnes ctaient : M. Saint-Aubin et son enfant, Jean Renousse et safemme.

    En eet, depuis que M. Saint-Aubin avait retrouv Hermine, il ne luirestait plus quun seul dsir, une seule pense ; prsent quil avait desdtails prcis sur lendroit du naufrage, dtails quil avait eus par la femmede Jean Renousse, son plus ardent dsir tait de visiter la tombe de sonpouse, car, peut-tre par quelques papiers trouvs sur elle, aurait-on pudistinguer sa tombe de celle des autres naufrags. Les renseignementsfournis par la femme de Jean Renousse taient si prcis quil ny avait pas

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  • Le Cap au Diable Chapitre VIII

    de doute quelle avait d tre enterre au pied du cap o dans le cimetiredu village, et nul ntait plus porte de leur donner les informationsncessaires que le cur de la place, aussi, taient-ils venus sadresser luidirectement. M. Saint-Aubin commena par donner son nom au vnrableprtre, lui exposa le but de sa visite et lui raconta son histoire.

    mesure quil parlait, laention du cur se trouvait de plus en plusveille. Entran par la chaleur du rcit, ce ne fut que quand il eut ni deparler que M. Saint-Aubin saperut de lmotion extraordinaire de celuiqui lcoutait et quil vit des larmes couler de ses yeux.

    M. Saint-Aubin, rptait le bon prtre, comme se parlant lui-mme : Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! serait-il possible ?

    Puis dominant son motion : Une femme, dit-il, dune condition qui nest pas ordinaire, est au-

    jourdhui la seule survivante du naufrage du Boomerang.Et cee femmeest une dame acadienne.

    Une dame acadienne ! rptaM. Saint-Aubin en se levant dunmou-vement tout automatique ; puis ple comme un mort :

    Son nom, monsieur, son nom, dit-il en tremblant.Alors le cur redevenu matre de lui, et calculant leet terrible que

    ses paroles pouvaient avoir sur les acteurs de cee scne ; voyant toutesles angoisses peintes sur la gure de son interlocuteur, et craignant quela secousse ne fut trop forte : car par son histoire et celle de son enfant ilavait reconnu le mari et lenfant de M Saint-Aubin.

    Son nom, rpta-t-il, en se fermant les yeux, comme sil eut craintleet quil allait produire en le donnant. Lorsquil les ouvrit, les quatretrangers taient ses genoux et limploraient en pleurant et demandantson nom, son nom !

    Son nom, reprit le prtre, vous lavez nomm en vous nommant ;cest celui que vous portez, et cee femme, M. Saint-Aubin, cest. . . cestla mre de votre enfant, cest votre pouse !. . .

    Un cri schappa de toutes les poitrines ! O est-elle ? O est-elle ?Ce fut avec peine quil russit les calmer et leur faire comprendre

    quil fallait apporter de grands mnagements en annonant M Saint-Aubin le bonheur inespr qui laendait. Le bon cur se chargea de cee

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  • Le Cap au Diable Chapitre VIII

    mission et il fut convenu quon entrerait dans