DELBOS, Victor_O Problema Moral Da Filosofia de Spinoza

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  • Le problme moral dansla philosophie deSpinoza et dans

    l'histoire du spinozisme/ par Victor Delbos,...

    Source gallica.bnf.fr / Bibliothque nationale de France

  • Delbos, Victor (1862-1916). Le problme moral dans la philosophie de Spinoza et dans l'histoire du spinozisme / par Victor Delbos,.... 1893.

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  • LE PROBLME MORAL

    DANS LA

    PHILOSOPHIE DE SPINOZA

    ET DANS

    L'HISTOIRE DU SPINOZISME

  • LE PROBLME MORALDANS LA

    PHILOSOPHIE DE SPINOZA

    ET DANS

    L'HISTOIRE DU SPINOZISME

    PAR

    VICTOR DELBOSANCIEN LVE DE L'COLE NORMALE SUPERIEURE

    PROFESSEUR AGRG DE PHILOSOPHIE AU LYCE DE TOULOUSE

    PARISANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLIERE ET Cie

    FLIX ALCAN, DITEUR108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN

    ,

    108

    LIBRAIRIE D. PRIVAT, RUE DES TOURNEURS, TOULOUSE

    1893

  • A MONSIEUR

    LEON OLLE-LAPRUNEMAITRE DE CONFERENCES A L'ECOLE NORMALE SUPERIEURE

    HOMMAGE

    DE RECONNAISSANCE, DE DEVOUEMENTET DE RESPECT

  • INTRODUCTION

    Le vif intrt que prsentent l'heure actuelle les pro-blmes de la vie morale ne peut manquer de se reporterpour une bonne part sur les doctrines qui d'autrespoques les ont poss et ont tch de les rsoudre. Sisurtout ces doctrines ont dpass et l'esprit de leur auteuret l'esprit de leur temps, si elles ont t capables de sur-vivre la forme premire qui les enveloppait et de secrer dans la varit des intelligences des formes nou-velles et diverses, il nous parat qu'elles ont reu de cecontact avec les consciences une empreinte d'humanit; etelles russissent nous occuper, moins peut-tre parcequ'elles sont des thories originales ou vigoureuses, queparce qu'elles ont eu ce don de longvit ou ce pouvoirde rsurrection.

    Il n'est certes pas tonnant que notre personnalit morales'attache vivement tout ce qui, dans le sens et la desti-ne des systmes, la sollicite ou la touche; mais il en estqui disent qu'une telle curiosit est bien dangereuse pourla vrit historique. Nous sommes gnralement fort

  • II INTRODUCTION.empresss exiger des diverses doctrines la solution deproblmes qu'elles n'ont pas poss et que nous leurimposons : c'est vite fait d'en accommoder les ides nosdsirs et les consquences nos prjugs, favorables oudfavorables. Et quand il s'agit surtout des problmesmoraux, la tentation est bien puissante : on se dcide mal les oublier, mme pour un temps; ils sont la pensede derrire la tte , qui vient juger de tout, qui critiquetoutes les penses, les penses hostiles que souvent elleimagine, les penses indiffrentes que presque toujourselle dtourne. Il y a l une tendance de l'esprit qui, pourtre trs forte, n'en parat pas plus lgitime; c'est uneprcaution ncessaire que de s'en dfier.

    Ces observations gnrales contiennent d'abord unevrit que notre travail ne peut que confirmer : la moraleque l'on a longtemps attribue Spinoza par voie de con-squence force n'a rien de commun avec la doctrine spi-noziste. Elles contiennent ensuite une sorte de critiqueprventive laquelle chappe, ce semble, le sujet denotre tude. Ce n'est pas de nos proccupations actuellesque la morale de Spinoza tire son importance, elle a tl'oeuvre dans laquelle Spinoza lui-mme a voulu parfairesa vie; le sens humain qu'elle a pris nos yeux ne lui estpas venu du dehors, c'est l'intrieur et au plus profondd'une me qu'elle est ne; si elle est apparue comme doc-trine, c'est qu' l'preuve elle avait t juge bonne.D'autre part, elle n'a pas dans l'ensemble des ides spino-zistes une place que l'on puisse arbitrairement restreindreou accrotre; elle est, pour Spinoza, la philosophie toutentire: tout la prpare, rien n'est en dehors d'elle.

    On est donc dispens de mettre artificiellement en reliefun problme qui de lui-mme est au premier plan, etsurtout d'oprer dans le systme de Spinoza un travailmaladroit de discernement et de sparation. Aucune doc-trine ne se prte moins un triage d'ides. Il y a l unepuissance d'organisation que nos distinctions usuelles ne

  • INTRODUCTION. IIIdoivent pas essayer d'entamer. Ce que nous serions tentsde demander Spinoza, en partant du terme ordinaire de morale , est prcisment ce qu'il nous refuse, c'est--dire une conception ferme du devoir qui vaille par elle-mme et qui s'exprime en prceptes lgaux. Ce qui res-sort au contraire de sa pense, c'est qu'il y. a, commeenveloppe dans l'unit absolue qui comprend tout, uneunit indivisible de toutes les fonctions de la vie spiri-tuelle, c'est que les dmarches de la nature vers l'enten-dement n'ont pas besoin d'un moteur extrieur, ayant enelles leur raison intern. Le systme est comme la naturequ'il justifie et comme l'entendement qui le consacre : iln'admet pas que le problme moral vienne le susciter dudehors; il le dpouille sans piti des formes vaines quelui donne la conscience commune; il le pose en destermes qui lui soient expressment adquats; de tellesorte que le systme, dans son dveloppement, n'est quele problme en voie de s'expliquer, tendant de lui-mme sa solution.

    Mconnatre cette identit essentielle du problme et dusystme, ce serait aborder l'tude du spinozisme par uncontre-sens. Il s'agit de faire effort, non pour briserl'unit naturelle de la doctrine, mais pour la retrouver,au contraire, engendre et dfinie par la conceptionmorale laquelle tout le reste se subordonne. Il s'agit, nonpas de dtacher un fragment de l'oeuvre, mais de reconstruire l'oeuvre, autant que possible, en son entier, selonla pense matresse qui l'a difie. Les rapports que Spi-noza a tablis entre sa philosophie gnrale et sa thoriede la moralit sont tels qu'il faut avant tout viter de lesdtruire ou de les altrer. C'est les comprendre qu'ilfaut s'appliquer.

    S'il en est ainsi, on admettra que le caractre de ce tra-vail doit tre un attachement scrupuleux la forme sys-tmatique et mme la forme littrale du spinozisme. Yaurait-il dans ce respect quelque superstition? Serait-il

  • IV INTRODUCTION.

    vrai, qu' considrer les doctrines de la sorte, on ftexpos en poursuivre le fantme sans tre sr d'en tou-cher la ralit vivante? Dans le livre qu'il a consacr Spinoza 1, M. Pollock soutient qu'en toute philosophie lesystme, comme tel, rpond simplement un besoin d'or-donnance artistique ou encore une tentation d'immobi-lit intellectuelle. Il n'a pour l philosophe qui le composequ'une valeur accessoire, la valeur d'un symbole qui luirappelle sa pense; il affecte chez les disciples qui lereproduisent une valeur absolue, la valeur de la penseelle-mme : de parole agissante et fconde qu'il tait, ildevient formule inerte et strile. L'esprit s'est retir, lalettre reste. Ce qui fait donc la grandeur d'une philoso-phie, selon M. Pollock, c'est le noyau d'ides originalesqu'elle recle : les ides originales ont en elles une forceirrsistible de diffusion, et elles font clater de toute partl'enveloppe troite que le systme leur impose.

    Ces vues de M. Pollock sont certainement sduisantes;elles paraissent, en outre, confirmes par son ouvragetout entier. M. Pollock, en effet, s'est efforc de dcom-poser le spinozisme en ses ides constitutives. Reprenantces ides leur origine, il a voulu en marquer la signi-fication intrinsque plutt que l'enchanement ; il a mmeni qu'elles pussent arriver se fondre toutes en uneunit vraiment interne. Cependant, il ne semble pas quele spinozisme soit tout entier dans cette collection d'idesjuxtaposes. L'oeuvre d'organisation dans laquelle il s'estproduit est bien loin d'tre trangre son essence. Sielle et t simplement une oeuvre d'art sans intrt in-tellectuel, Spinoza l'aurait-il si vigoureusement conue etsi patiemment poursuivie? Au contraire, plus que touteautre doctrine, le spinozisme a d se mettre en qute

    1. F. Pollock:

    Spinoza, his life and philosophy (London, 1880; pp. 83-84,407-408). Sur le livre de M. Pollock, voir le compte rendu de M. Lagneau(Revue philosophique, mars 1882) et les articles de M. Renouvier (Critiquephilosophique, anne 1881, ns 29, 30, 31, 34, 35).

  • INTRODUCTION. Vd'une forme adquate : destin, dans l'intention de sonauteur, montrer la vanit de tant d'opinions fictives etde thories verbales, il a d travailler se crer son lan-gage. Gomme le Dieu qu'il pose l'origine, et sans doutepour les mmes raisons, il a tendu ncessairement servler sans sortir de lui-mme; sa parole est encore sanature, nature prissable assurment, nature nature,mais non pas extrieure, ni illusoire, puisqu'elle exprime sa faon l'ide ternelle qui la fonde. Que l'on songeen outre que, selon la pense de Spinoza, l'unit substan-tielle des choses et l'unit intelligible de la doctrine doi-vent exactement concider, qu'il ne doit pas plus y avoirde vide dans l'oeuvre du philosophe que dans l'oeuvre deDieu, que la raison philosophique doit participer lavertu de l'action divine, c'est--dire exclure de l'tre cequ'elle ne comprend pas : dira-t-on encore que l'unitsynthtique du spinozisme s'ajoute ou s'impose du dehorsaux lments qu'elle domine 1 ?

    On a peine d'ailleurs bien concevoir, quand ellessont pousses l'extrme, ces distinctions qu'invoqueM. Pollock entre l'esprit et la lettre, les ides et le sys-tme. Croit-on par hasard que l'esprit puisse se dtacherde la lettre sans perdre quelque chose de son sens et desa vie? La ncessit des signes expressifs ne constituepour la pense qu'une servitude apparente : elle la poussebien plutt s'affranchir, se dprendre de ses tendancesles plus immdiates pour s'approfondir et se critiquer.Elle empche le philosophe, comme l'artiste, de se com-plaire en des intuitions confuses, de laisser flotter son

    1. Non seulement la forme systmatique a t l'idal toujours prsent la pense de Spinoza, mais le contenu de cette forme n'a pas profondmentvari. Les diffrences que l'on constate dans les oeuvres successives de Spi-noza se rduisent des degrs diffrents de clart rationnelle. Aussi n'y a-t-ilpas lieu d'admettre la thse de M. Avenarins (Ueber die, beiden ersten Phasendes Spinozischen Pantheismus. Leipzig, 1868), qui distingue trois phases dusystme : une phase naturaliste, une phase thiste, une phase substantialiste(p. 11). M. Avenarius ne russit pas du reste marquer par des traits biennets les trois moments qu'il prtend distinguer.

  • VI INTRODUCTION.

    me dans un vague sentiment d'infini; elle impose auxoeuvres spontanes de l'intelligence une preuve qui, dansbien des cas, dcide de leur valeur. C'est le propre despenses fcondes d'engendrer avant tout leur propre for-mule, et cette formule qu'elles se donnent a un caractresingulier, incomparable, le caractre de ce qui se dit unepremire fois, souvent mme une seule fois. La lettre estdonc plus qu'un auxiliaire de l'esprit puisqu'elle en estd'abord le vivant produit. Comme aussi le systme estautre chose qu'un arrangement factice d'ides. Les idesne viennent pas au monde dans un tat d'abstraction etde solitude ; c'est par leurs rapports rciproques qu'ellesse soutiennent et s'appellent ; elles ne sont pas des espcesd'atomes intellectuels, indpendants de toute loi, prexis-tant tout ordre; c'est sous forme de synthse qu'ellesapparaissent et se dveloppent. Elles, sont dj, prises part, des units qui se composent, des systmes quis'bauchent : de telle sorte que l'unit systmatiquequi les comprend, loin de les dformer et de les r-duire, a plutt pour effet de porter l'acte et la vritce qu'elles contiennent de puissance latente et d'impar-faite raison.

    Cependant, si la force interne d'une doctrine se mesureau degr d'organisation qu'elle implique, on dirait aucontraire que son influence historique se mesure au degrde dsorganisation qu'elle est capable de subir sans trednature en son fond. Le problme qu'elle tenait pouressentiel n'apparat plus dans la suite comme le problmedominateur; les rapports qu'elle avait tablis entre lesides se brisent, ou se relchent, ou se transforment; leslments qui la constituaient s'en vont pars, destinspresque toujours ne plus se rejoindre. Il n'y a plusune vie unique qui absorbe et qui retienne tout en elle, ily a des germes de vie qui se dgagent et se rpandentcomme ils peuvent, qui vont dployer en des sens trsdivers leur secrte nergie. C'est le sort de toutes les

  • INTRODUCTION. VII

    grandes doctrines; 'a t particulirement le sort de ladoctrine de Spinoza. On peut bien affirmer avec M. Pol-lock que l'histoire du spinozisme est intimement mle toute l'histoire de la culture et de la pense modernes, etil faut bien reconnatre avec lui qu'il n'est pas un seulhomme qui ait accept en tout point et tel quel le systmede l'thique. Est-ce une raison pour procder la dislo-cation pralable de la doctrine, pour renoncer faire dusystme, considr dans sa pleine unit, l'origine et lacondition de tout un mouvement d'ides, pour refuserenfin de chercher dans les philosophies qui paraissents'inspirer du spinozisme la solution du problme que Spi-noza avait pos ?

    D'abord l'action d'un systme, mme entendue en unsens vulgaire, n'est pas aussi partielle qu'on veut bien ledire. Il se peut qu' un certain moment telle notion par-ticulire, longtemps obscurcie ou voile, se rvle avecclat; mais c'est encore du systme que lui viennent salumire et sa vertu. Alors mme qu'elle parat se produirepour elle seule, elle garde quelque chose de ses primitivesrelations, et la puissance nouvelle qu'elle conquiert n'estsouvent que la puissance antrieure de la doctrine toutentire, qui s'est dplace et comme concentre en elle.N'est-il pas prcisment arriv que tel ou tel concept aparu tour tour rsumer plus entirement que les autresl'intime et essentielle pense de Spinoza ? C'est l d'ail-leurs la preuve qu'il ne faut pas se mprendre sur lecaractre de l'influence qui revient une philosophie : ceterme mme d'influence, que l'on invoque volontiers, estici un symbole commode, destin dsigner un ensemblecomplexe de relations surtout idales et internes. L'actionqu'exercent les doctrines n'est pas comparable une im-pulsion mcanique qui produit ses effets aveuglment etpartout, et l'histoire des ides ne se rsout pas en unebanale reprsentation de forces qui se repoussent ou s'at-tirent, se dsagrgent ou se combinent : il faut rserver

  • VIII INTRODUCTION.

    les droits entiers de l'esprit libre, qui ne reoit en lui quece qu'il se sent, plus ou moins distinctement, capabled'accepter. Des penses antrieures ne sauraient pntrerentirement du dehors dans les intelligences, ni peser surelles de la brutalit d'un poids mort ; mais elles peuventse reconstituer lentement en elles, les faonner et les mo-deler de l'intrieur par un travail incessant qui a toutela souplesse de l'art et toute la fcondit de la vie; etc'est en.suscitant d'autres penses qu'elles se ressuscitentelles-mmes. Cependant ces oeuvres de rgnration spon-tane et de gnration nouvelle n'apparaissent pas auhasard, et ce ne sont point de purils procds de rap-prochement qui peuvent en rvler le sens et la porte :il faut reconnatre l'existence d'une dialectique qui en-chane les ides, non par accident et par caprice, maispar raison et par ordre.

    De l la ncessit, en apparence singulire, de montrerpresque toujours chez les philosophes qui paraissent pro-cder de Spinoza une sorte de spinozisme virtuel et pra-lable. Spinoza n'a pu revivre que dans les esprits qui,par nature ou par culture spciale, avaient en eux ous'taient donn peu peu la plupart de ses raisons d'tre.Il a t pour ces esprits un modle, distinctement aperuou confusment entrevu, souvent retouch et transfigur,en qui ils aimaient se contempler, ou selon lequel ilstchaient de raliser leurs puissances spirituelles. Ajou-tons qu'il n'a pas toujours t pour eux l'unique et im-muable modle. Les plus grands en ont us librementavec lui sans vouloir lui tre infidles; ils l'ont dj pro-fondment modifi quand ils songeaient le reproduire;ils ont encore cru pouvoir, le prenant tout entier, le sou-tenir et l complter par des penses qui ne venaient, pasde lui. Mais il est aussi, certaines heures, devenu telle-ment intime aux intelligences philosophiques qu'il a tconsidr comme l'indispensable promoteur de toute sp-culation et de toute vrit. Faut-il donc, puisqu'il en est

  • INTRODUCTION. IXainsi, limiter exactement ce qui lui revient dans la cons-titution des doctrines modernes, n'exposer de ces doctrinesque ce qu'il a pu leur donner, rduit aux proportions lesplus justes? On ne voit pas ce que la vrit historiquegagnerait une telle mutilation, puisque les doctrines setrouveraient ainsi dformes de parti pris. On voit pluttce qu'elle y perdrait, l'avantage de comprendre ce que lespinozisme a eu de vitalit, l'occasion de saisir sur le vifla merveilleuse aptitude qu'il a eue se transformer, se rajeunir, se fondre avec les ides nouvelles qu'iln'avait pu prvoir, mme avec les ides adverses qu'ilavait expressment exclues. Ne vaut-il pas mieux lais-ser se dployer librement dans toute sa largeur latrame vivante des penses qui ont apport travers lesdoctrines diverses l'esprit sans cesse renouvel du spi-nozisme?

    Ce que nous tcherons donc de retrouver et de dgager,c'est l'unit flexible et forte d'une philosophie qui a su,sans s'altrer essentiellement, se plier aux plus diffrentesconditions d'existence. Toutefois cette philosophie, en seprolongeant ainsi, n'a-t-elle pas perdu la significationsurtout pratique qu'elle avait l'origine? Une mme phi-losophie peut se poursuivre dans le temps sans que sepoursuive pour cela le mme problme. N'est-ce pas icile cas? Peut-on dire que les doctrines modernes qui sesont rattaches au spinozisme, se soient rattaches dumme coup la question que Spinoza tenait pour la plusimportante? Et n'est il pas artificiel de les incliner d'au-torit dans une direction qui n'est pas la leur ? L'objectionserait srieuse si l'on prtendait contraindre ces doctrines moraliser en dpit d'elles; mais, outre qu'elles ont pourla plupart franchement abord le problme moral, on peutdire qu'elles l'ont toutes impliqu en elles des degrsdivers et sous une forme originale. Sans cloute, il estncessaire qu'un problme soit pos absolument pourlui-mme quand l'nonc et la solution qu'on en donne g-

  • X INTRODUCTION.

    nralement apparaissent comme inintelligibles ou inad-quats ; c'est ce qui est arriv avec Spinoza. Mais la nces-sit de cette importance extrme disparat mesure quel'esprit dans lequel le problme a t pos et rsolu estplus victorieux de ses premiers obstacles; cette loi se.vrifie ici avec une singulire rigueur. Spinoza avaitmontr qu'il n'y a pas de morale en dehors de la vrit,et, d'autre part, que la vrit comprise est par elle-mme,sans addition extrieure,' toute la morale. Les doctrinesqui procdent du spinozisme se sont constitues commedoctrines de la vie par cela seul qu'elles taient des doc-;trines. Elles ont cru, comme le spinozisme, que la solutiondu problme moral n'tait pas dans les formules imm-diates de la conscience commune, et que la dernireraison de notre destine n'tait pas dans les motifs empi-riques et purement humains de notre conduite; elles ontaffirm que la notion de moralit devait se rsoudre enune notion plus large, plus comprhensive, plus spcu-lative, qui ne ft pas resserre et touffe dans les limitesde notre action ; elles ont pouss l'horreur de tout forma-lisme au point de considrer la moralit proprement dite,avec ses distinctions et ses commandements, comme laforme infrieure ou illusoire de l'existence absolue ; ellesont enseign que notre rle est de nous affranchir detoutes les oppositions qui partagent notre me, soitpar la connaissance intellectuelle qui les exclut ou lesdomine, soit par l'art qui les ignore ou s'en dtache;elles se sont efforces de reconstituer le sens de la vievritable par del les catgories dans lesquelles elle taitdisperse, par del le dualisme dans lequel elletait brise.Elles ont donc dpouill la morale de tout ce qu'elle paratavoir de limitatif, d'impratif, de juridique; elles l'ontramene par son principe une mtaphysique de la vie, une dialectique de l'tre, une intuition rationnelle, une inspiration libre. On conoit ainsi qu'il y ait commu-nication directe entre la pense matresse du spinozisme

  • INTRODUCTION. XIet la pense matresse de ces doctrines, que l'ide d'imma-nence, logiquement dveloppe et applique, fasse deplus en plus entrer la vrit pratique dans la vrit de lavie et la vrit de la vie dans la vrit universelle. Etnotre objet se dtermine par l-mme. Nous aurons montrer avant tout dans les philosophies issues de Spi-noza comment la conception qu'elles se sont faites de lavrit universelle engendre leur conception de la vie etde l'activit pratique.

    A tudier ainsi l'volution la fois logique et relle del'thique spinoziste, nous gagnerons peut-tre de mieuxvoir quel en est le fonds solide, quels en sont les l-ments caducs, quelles doivent en tre les limites; noussentirons mieux que le spinozisme n'est pas essentielle-ment tout entier dans les ngations souvent violentesqui en ont paru l'origine le caractre le plus saillant,et nous pourrons conqurir le droit de chercher ta-blir ce qu'il garde nos yeux d'incomplet. Nous avonseu pour principal souci d'en saisir et d'en restituer lesens, estimant qu' cette condition seule nous pourrionstenter de le juger. Si nous nous permettons de dcla-rer cette intention, c'est uniquement pour qu'elle nousserve d'excuse au cas o ce travail la trahirait trop. Lerespect que l'on doit une grande philosophie serait biensuperficiel s'il n'engendrait pas, au moment mme ol'on croit entrer en elle, toutes sortes de rserves et descrupules. Ici surtout on ne saurait allguer qu'on n'apas t prvenu. Au tmoignage de Jacobi, tout lecteur qui une seule ligne de l'thique est reste obscure doitdouter qu'il ait compris Spinoza. Nous avons le sentimenttrop vif de tout ce qui dans le spinozisme dpasse notreeffort pour ne pas professer trs loyalement ce doute.Volontiers nous dirions de Spinoza ce que, dans le Th-tte, Socrate dit de Parmnide 1 : Parmnide me parat,

    1. 183 E.

  • XII INTRODUCTION.

    pour parler comme Homre, la fois vnrable et redou-table..., et il m'a sembl qu'il avait une profondeur trssingulire. Aussi ai-je bien peur que nous n'entendionspas ses paroles, et encore plus que nous ne laissionschapper l pense de ses discours.

  • PREMIRE PARTIE

    LE PROBLEME MORAL DANS LA PHILOSOPHIE DE SPINOZA

  • CHAPITRE PREMIER

    LES DONNEES ET LE SENS DU PROBLEME MORAL.

    Ce n'est pas sans raison que Spinoza a donn le titred'Ethique son principal ouvrage : ce titre indique laproccupation matresse de son esprit et l'intention domi-nante de son systme. Une infinit de choses, nous dit-ilau dbut de la deuxime partie, rsultent ncessairementde l'essence de Dieu et vont se modifiant l'infini. Il neprtend pas les expliquer toutes, mais celles-l seule-ment qui peuvent nous conduire comme par la main laconnaissance de l'me humaine et de son souverain.bonheur 1. Je veux, dit-il ailleurs, ramener toutes lessciences une seule fin, un seul but, en sorte que l'onpuisse arriver cette souveraine perfection de l'hommedont nous avons parl; et ainsi, tout ce qui dans lessciences ne nous fait avancer en rien vers cette fin qui estla ntre, devra tre rejet comme inutile; c'est--dire,d'un seul mot, que toutes nos actions et toutes nos pen-ses doivent tre diriges vers cette fin 2. Spinoza ledclare donc plusieurs reprises : la connaissance du vrail'intresse beaucoup moins par ses procds et ses rsul-tats thoriques que par ses consquences pratiques; ilaffirme mme que c'est le problme de la batitudehumaine qui doit imposer aux sciences diverses leur unit.Aussi peut-on dire avec Schleiermacher que la doctrine

  • 4 LES DONNEES ET LE SENSmorale de Spinoza est comme le centre o s'unissenttoutes ses ides1.

    D'o vient donc que Spinoza ait pos avant tout le pro-blme moral? En quels termes l'a-t-il pos et sous quellesinfluences?

    Spinoza, nous apprend Colerus, dlibra longtempssur le choix qu'il devait faire d'un matre...; mais enfinles oeuvres de Descartes tant tombes entre ses mains,.illes lut avec avidit, et, dans la suite, il a souvent dclarque c'tait l qu'il avait puis ce qu'il avait de connais-sance en philosophie2. On ne saurait conclure de ce pas-sage que le systme de Descartes ait t le premier moteurde la pense philosophique chez Spinoza. Spinoza ne lutDescartes qu' une poque o il avait dj pris consciencede ses dispositions personnelles. Ds l'ge de quinze ans,il tait entr, sinon en lutte, du moins en discussion avecles rabbins, et, peu satisfait de leurs rponses, il s'taitrsolu, nous dit Lucas, ne plus consulter que lui-mme3. Donc, s'il fut charm de cette maxime de Des-cartes, qui tablit qu'on ne doit jamais rien recevoir pourvritable qui n'ait t auparavant prouv par de bonneset solides raisons 4, c'est qu'il trouva dans cette maximela formule rigoureuse de la rsolution qu'il avait djprise et du principe qui avait suscit ses objections contreses matres juifs. Sans doute cette maxime traduisantdans une langue prcise les tendances de Spinoza leurimprimait une nouvelle force; mais le problme moraldont elle venait rgler la solution tait de ceux que laphilosophie cartsienne avait ngligs ou mme, en finde compte, limins.

    Ce n'est pas cependant qu'on ne puisse trouver dans la

    1. Es vereinigen sich in der That auch in Spinoza's sittlicher Theorie alleseine Ideen wie in einem Brennpunkte.

    2. La vie de Benot de Spinoza, par Colerus, en tte du tome II des OEu-vres de Spinoza, par Saisset; nouv. d., p. IV.

    3. La vie de M. Benot de Spinoza, par Lucas, dans Saisset, t. II, p. XLII.4. Colerus, p. IV.

  • 6 LES DONNES ET LE SENSde l'me par la raison 1 ; enfin, l'ide de la libert infiniecorrespond une morale de la. volont dont l'objet propreest la fermet dans la rsolution intrieur, la foi en lavertu interne du libre arbitre2. Ne faut-il donc pasadmettre qu'il y a dans Descartes une philosophie moraleet que cette philosophie morale a pu contribuer engen-drer l'thique de Spinoza ?

    Ces considrations sont loin d'tre dcisives. Quelleque soit la part du cartsianisme dans la formation de ladoctrine spinoziste, on ne saurait en faire driver la no-tion du problme moral tel qu'il a t pos par Spinoza.Ce qui n'est pas dans Descartes et ce que Spinoza aconu, c'est l'ide d'une synthse rationnelle des chosesuniquement constitue pour dcouvrir le sens et les loisde la destine humaine. Assurment Descartes croyait l'utilit matrielle et la puissance effective de la science;mais il ne concevait la science, par rapport aux finspratiques de l'homme, que comme un moyen extrinsqueet pour ainsi dire indpendant. C'est en dduisant deses principes des consquences plus ou moins lointaines,que la raison arrivera gouverner la vie; ce n'est pasdirectement qu'elle s'y applique. Aussi Descartes est-ilbien loin d'avoir trait les problmes moraux comme il atrait les problmes spculatifs; il les a rencontrs sur s'aroute, peut-tre contre son gr; en tout cas, il ne les apas sollicits et ne les a jamais abords de front; on peutmme affirmer qu'il n'y a touch qu' regret 3. Invit donner son sentiment sur cet ordre de questions, il s'en

    1. Voir surtout la troisime partie du Discours de la Mthode et les lettres la princesse Elisabeth. Dans une belle lettre Chanut (t. X, p. 3 sqq.), Des-cartes montre comment l'amour de Dieu peut provenir des lumires naturellesde la raison.

    2. Outre que le libre arbitre est de soi la chose la plus noble qui puissetre en nous, d'autant qu'il nous rend en quelque faon pareils Dieu et sem-ble nous exempter de lui tre sujets, et que. par consquent son bon usage estle plus grand de tous nos biens, il est aussi celui qui est le plus proprementntre et qui nous importe le plus. Lettre la reine de Sude,X, p. 64.3. C'est de quoi (de la morale) je ne dois pas me mler d'crire. Lettre Chanut, IX, p. 416.

  • DU PROBLEME MORAL. 7

    rapporte principalement aux stociens et en particulier Snque. Le motif de cette prfrence, c'est que sansdoute le stocisme rpondait l'lvation naturelle de sespenses; c'est aussi que la littrature morale des stocienstait pleine de sentences gnrales dont la valeur luiparaissait indpendante des systmes. Ainsi, tandis queclans la philosophie thorique il se montrait novateurhardi et qu'il se flattait d'imposer l'ensemble des con-naissances humaines l'unit rigoureuse de sa mthode,dans la philosophie morale il revient surtout une colede l'antiquit, et, peu soucieux de l'unit mthodique, ilse contente de proposer des prceptes au lieu de prin-cipes, des maximes au lieu de raisons.

    Son caractre et ses croyances expliquent suffisam-ment cette rserve. Il avait peut-tre souponn que l'ap-plication de son doute aux questions pratiques ne seraitpas sans offrir quelque danger; il craignait pour les idesmorales autant que pour les institutions politiques ceshumeurs brouillonnes et inquites qui sont toujours larecherche de quelque nouvelle rformation1; il avaitsoin d'affirmer que l'indcision mthodique du jugementne doit pas entraner l'indcision dans la conduite, et ils'tait form pour lui-mme une morale provisoire qu'ilmettait part avec les vrits de la foi 2. Or, c'taient pr-cisment les vrits de la foi qui garantissaient cettemorale, aux yeux de Descartes; il se sentait non seule-ment empch, mais encore et surtout dispens de faireporter sur le problme moral l'effort de sa raison. Croyantsincre, il trouvait dans les enseignements de la Religiondes rgles suffisantes pour la direction de la vie. Par l,les vrits morales, insparables des vrits religieuses,relevaient au fond de la volont seule 3, qui leur conf-

    1. Discours de la mthode, 2e partie.

    Je ne crains pas qu'on m'accused'avoir rien chang en la morale. Lettre la princesse Elisabeth, IX, p. 186.

    2. Dise, de la mth., 3e partie.3. Rgles pour la direction de l'esprit. Rgle III.

  • 8 LES DONNES ET LE SENSrait une certitude part et les protgeait contre lesatteintes de la critique, mme contre les curiosits del'entendement1.

    Tout'autre tait la situation de Spinoza. Excommunide la synagogue d'Amsterdam, il tait forc de se crerune demeure spirituelle hors de la maison qui ne voulaitpas de lui 2; il n'avait pas cet abri qu'offrait la Religion Descartes, tandis qu'il travaillait rebtir le logis 3. Il ne crut pas cependant que le dernier mot de la raisonpt tre la ngation ou le doute; il tait trop persuadque la' valeur essentielle de l'intelligence est dans sapuissance d'affirmation. Il ne voulut pas non plus se lais-ser reprendre, mme partiellement, par les doctrinesqu'il avait une fois rejetes de son me; il tait trop dis-

    pos considrer que les actes accomplis ne doiventsusciter aprs eux ni regrets ni scrupules. Avec autantde tranquillit que d'audace, il demanda la pense deremplacer en lui ce que la pense avait dtruit. C'est parune transition naturelle qu'il passa de la critique larecherche, et il fut sans cloute le premier dans les tempsmodernes poser sous une forme radicale ce principe,que l'esprit peut trouver en lui seul et par lui seul toutela vrit ncessaire la vie. Mais si la vie trouve enl'esprit de quoi l'clairer et la gouverner, l'esprit qui seretrancherait de la vie perdrait du mme coup toute forceet toute clart. Il est d'ailleurs impossible que l'existencehumaine soit un songe creux ou un mauvais drame, quel'exprience qui s'en dgage soit dpourvue de sens, queles convictions qui la soutiennent soient de tout pointmenteuses. Voil pourquoi Spinoza, si durement ddai-gneux pour les croyances communes quand elles prten-daient s'riger en spculations, eut toujours gard cesmmes croyances quand elles ne lui parurent qu'une

    1. Cf. Liard, Descartes, p. 245.2. E. Renan, Nouvellestudes d'histoire religieuse : Spinoza, p. 607.3. Dise, de la mth., 3e partie.

  • DU PROBLME MORAL. 9faon d'ordonner dans le sens du bien la conduite deshommes; voil pourquoi encore il laissa sa raison s'appli-quer d'abord la foi religieuse, d'essence irrationnellecependant, afin d'y dcouvrir et d'en extraire ce quitait le plus conforme sa nature propre, avant de cons-truire un systme qui ft absolument, en sa matirecomme en sa forme, l'expression adquate de ses ten-dances; voil pourquoi enfin il travailla raliser l'unitde la pense et de l'action en sa personne, par sa vie.

    Sa vie fut vraiment une oeuvre qu'il composa avecautant de soin que son thique. Elle se constitua lafaon d'une organisation vigoureuse et mthodique, quilimine, comme causes possibles de mal, tous les l-ments trangers, qui traverse les circonstances au lieud'tre traverse par elles, qui se dveloppe par son prin-cipe interne sans se laisser entamer par les luttes et lescontradictions du milieu. Elle fut d'abord, selon la devisemme qui l'inspirait 1, un acte de perptuelle prcautioncontre les accidents extrieurs qui auraient pu l'tonneret la dtourner de sa voie; elle s'exprima toujours, l'gard de tout ce qui tait obscur et instable, par uneattitude de dfiance souponneuse; elle ne se livra jamaisqu' bon escient; comme elle redoutait au dehors les sur-prises des choses, elle redoutait en elle les surprises dela sensibilit. Le contraste peut paratre grand entre lasimplicit prudente de l'homme qui mne la vie la plusmodeste, qui semble prendre tche de se faire petit dansle grand univers, qui se drobe obstinment aux hon-neurs, aux richesses, la gloire, et la hardiesse rflchiedu philosophe qui proclame la puissance infaillible de laraison, qui prtend faire entrer le monde dans sa pense,qui ose affirmer qu'il a trouv par lui-mme, avec lavrit certaine, la joie imperturbable. Cependant en Spi-noza plus qu'en tout autre le philosophe et l'homme ne

    1. Caute.

  • 10 LES DONNEES ET LE SENSfont qu'un. L'homme ne veut rien rpudier de ce qui estl'attrait et le charme de l'existence; il loigne de lui toutsentiment d'amertume comme toute ide de sacrifice; ilne veut rien immoler de ses puissances, de ses dsirs, desa vie ; il aspire tre tout ce qu'il peut tre ; il cherchela mesure du bien vritable dans le bien senti et prouv;seulement, comme il s'est aperu qu'il y a pour l'me dessductions dcevantes et dangereuses, il se tient en gardecontre elles; simplement et patiemment il poursuit lebonheur dans ce qui l'assure, non dans ce qui le promettratreusement et le dtruit. Il ne craint rien ni de soi, nides choses; il craint tout des fictions et des vanits quialtrent les rapports de son tre et des autres tres. Or,les fictions et les vanits ne sont rien ds qu'elles sontreconnues comme telles; ne craindre qu'elles, c'est djs'lever au-dessus de la crainte; elles n'ont rien de relpour nous effrayer, rien de rel non plus pour nousattacher. Aussi Spinoza croyait-il vivre selon la sagessesans parler de mortification ni d renoncement. Quellemortification y a-t-il se dtourner de ce qui est pris-sable? Quel renoncement abandonner ce qui n'est quenant? Ce qui est mensonge finit toujours par tom-ber de soi : la vertu consiste ne jamais s'en laisseratteindre. Aspirer de toutes nos forces la flicite, c'estl notre nature mme et la forme immdiate de notresalut ; la grande faute, la seule faute, c'est de mal orga-niser nos forces, c'est de nous tromper sur les moyensquand la fin est bonne ; il n'y a d'autre mal pour nousque l'erreur. C'est donc tout naturellement que Spinozachercha dans la raison l'art certain d'arranger la vie.Aux yeux de ce juif cartsien, l'effort spculatif ne doitse produire que pour satisfaire des exigences toutespositives. Le gouvernement de l'homme par l'intelligenceest lgitime parce qu'il est la suprme habilet. L'arbrede la science ne vaut que par ses fruits, qui sont l'assu-rance dans la conduite, la paisible possession de soi, le

  • DU PROBLEME MORAL. 11bonheur. C'est sa bienfaisance pratique que l'esprit doitsa souverainet.. Si Spinoza ne se ft pas senti heureux,il aurait dout de la raison. Au fait, il n'a pas pens uninstant que la vrit pt tre triste et que la science n'etpas droit au succs, mme dans les affaires d'ici-bas.

    Ds lors, la raison participe pour lui la puissanceinviolable et aux intrts sacrs de la vie ; il en proclamerigoureusement l'autorit contre ceux qui la traitent enennemie, la limitent ou l'humilient : ses plus grandesvivacits de langage ont t pour la dfendre. Autant il ade zle la cultiver en lui, autant il a de soin ne pas lacompromettre par d'inutiles polmiques ou de vaines ten-tatives de persuasion. Au surplus, il n'y a pas de procdshumains qui puissent la transmettre et la rpandre; c'est elle seule qu'il appartient de se rvler : elle est elle-mme sa force et sa lumire. Ce serait la mconnatre quede prtendre l'imposer : son action n'est efficace qu' la

    condition d'tre intrieure. C'est par une foi entire laprdestination ou plutt aux destines singulires deshommes que Spinoza fut amen la plupart des vertusque l'on s'est plu louer en lui. Il considrait que touthomme tait comme une affirmation individuelle de cetteRaison, prsente au fond de l'tre, seule capable de secommuniquer; et par sa modration, son esprit de bien-veillance et de tolrance, il s'appliquait, pour ainsi dire, poser clans son tre ce que la Raison avait pos dans l'tre.Pour les mmes motifs, il vitait un contact trop imm-diat avec ceux de ses semblables qu'il sentait trop loi-gns de sa nature propre. Ne pouvant rien pour eux, iln'aurait pu que souffrir d'eux, et il repoussa toujours cequi devait restreindre la libert, entraver les dmarchesou troubler le repos de sa pense 1. Sa circonspection futmoins un ddain qu'un calcul. Il ne crut pas toutefoisque la vertu ft simplement un gosme suprieur; il eut

    1. Ep., XXX, t. II, p. 124.

  • 12 LES DONNEES ET LE SENSla conviction profonde que la raison tablirait d'elle-mmeentre les hommes une parent vritable, la parent selonl'esprit, qu'elle avait une puissance illimite d'unioncomme la vie avait une puissance illimite d'expansion;il eut le sens trs vif de cette sorte d'amiti qu'avaientrve les anciens, l'amiti des sages indissolublement lispar leur sagesse mme 1, et il provoqua sans relche auxjoies de la pense ceux qu'il se croyait capable d'aimerainsi 2. Jamais d'ailleurs il ne songea se priver desaffections qui sont la douceur de la vie : il prtenditseule--ment les puiser une source plus haute d'o elles pussentjaillir plus pures. Autant il tait nergique repousser laplupart des opinions humaines, autant il tait prt pro-clamer bonnes les inspirations d'humanit. Il ne se dfiaitde la vertu extrieure, qui se construit par artifice, qui secomplat aux apparences, que pour mieux affirmer lavertu intrieure, immdiatementproduite par la Raison etimmdiatement prsente aux oeuvres. Il ne voulut admettrecomme signe de la vraie moralit que la joie qu'elledonne, l'accord qu'elle tablit, les actes de justice et decharit qu'elle engendre. Parce qu'il dniait toute valeuraux jugements humains, jugements de caprice, de haineou d'orgueil, il reconnaissait sans rserve la valeur sacredu jugement que la. vie prononce sur ceux qui vivent. Cejugement, il ne le rcusa jamais, il l'accepta toujourspour son compte, et quand il fut attaqu, il se contenta,d'en invoquer l'autorit incorruptible avec une confianceabsolue, d'une me simple et fire 3.

    Cette sagesse semble faite pour les caractres naturelle-ment heureux qui sont ports d'eux-mmes vers la sr-nit, qui ignorent la lutte et la souffrance, qui n'ontqu' se sentir vivre pour tre en accord avec eux-mmes et avec les choses. Elle ne fut pas pour Spinoza

    1. Ep., Il, t. II, p. 5.; Ep., XIX, t. II, p. 65.2. Ep., XXVIII, t, II, p. 120.3. Ep., XLIII, t. II, p. 170.

  • DU PROBLME MORAL. 13un don spontan et gracieux; c'est par un effort. constantqu'il dut la conqurir et la soutenir. Rejet violemmentdans une solitude qu'il aurait pu par orgueil justifiercomme l'tat par excellence, il n'hsita pas dire quel'homme ne ralise pleinement son tre que dans la so-cit de ses semblables ; rejet douloureusement de lavie par le mal qui le minait et l'emporta si jeune, il nevoulut pas s'abandonner lui-mme et se reposer par avancedans la mort : il en loignait la pense, qui n'tait pourlui que la pense du nant. Pas plus qu'il ne se dcida se plaindre, il ne consentit jamais tre consol. Ilconduisit jusqu'au bout, sans dfaillance et comme d'uneseule teneur, en dpit de toutes les menaces extrieures,l'entreprise de sa vie. Il n'y employa pas seulement toutesa prudence, il dut y mettre aussi toute sa fermet et touteson nergie intimes. Dans son curieux roman sur Spi-noza 1, Auerbach a dit loquemment combien cette exis-tence, si calme et si simplement ordonne, avait sup-pos de force presque hroque et de raison dominatrice. Regarder la mort en face, dire adieu au monde de lacontemplation et du sentiment, quand on est rassasi dejours, c'est difficile, et l'on peut cependant se consoleren songeant qu'on a parcouru l'espace ordinaire de la vie.Mais la fleur de l'ge, avant mme les annes de matu-rit, sentir en soi le germe de la mort, lutter journelle-ment contre lui, veiller sur chaque motion, avoir perdula tranquille habitude de sentir la vie se conserver elle-mme, avoir constamment devant les yeux, comme unobjet de proccupation, le devoir de maintenir son tre,et avec cela se rjouir sans amertume et en toute fran-chise de la clart du jour, travailler fermement sans selaisser dtourner par aucun appel du dehors, trouver danssa seule pense le sanctuaire de sa vie et de ses joies :c'est ce que pouvait seul un homme pour qui la libert

    1. Spinoza, Ein Denkerleben.

  • 14 LES DONNES ET LE SENSet la ncessit, l'ternit et le temps ne faisaient plusqu'un... Un tel homme tait Spinoza. Le monde, avec lesmille oppositions, les mille contradictions que prsententles phnomnes particuliers, avait d, par son esprit, selaisser rduire l'unit. Il avait dpouill tout gosme,il avait refus de voir la mesure des choses dans lesimpressions qu'elles font sur les individus; c'est dansle Tout qu'il replaait sa vie avec toutes ses afflictions ;et, dans la joie de connatre la vrit divine, il vcut lavie ternelle. Il tait vritablement l'homme libre, pou-vant dire, : J'vite le mal, ou je cherche l'viter parce qu'il est en contradiction absolue avec ma nature et qu'il m'loignerait de l'amour et de la connaissance de Dieu, qui sont le souverain bien. C'est dans cetteconstante galit,

    la faon dont la lgende nousdpeint les dieux, dont nos yeux voient l'immuable na-ture,

    que vcut Bndict Spinoza. La science conquiselui devint une habitude de bonheur, et comme la viel'avait autrefois conduit la pense, ainsi la pense luidonnait maintenant la vie 1.

    On peut dire que dans cette existence la pure raisons'est exprime et glorifie tout entire. En Spinoza, elle amontr sans doute tout ce qu'elle peut produire et aussice qu'elle est incapable d'atteindre. En dpit du nobleeffort qu'elle a fait pour s'largir, pour donner accs enelle au plus grand nombre d'hommes et aux plus pro-fonds des sentiments, elle conu comme idal beau-coup plus la libert de l'esprit que la charit de l'me.Prcisment parce qu'elle est l'inaltrable, l'intangibleRaison, elle ne se reconnat pleinement que dans ce quiest raison comme elle; elle ne saurait, sous peine de secontredire, s'oublier elle-mme, se sacrifier l'absurditvaine de la faute et de la misre. Elle ne peut admettrequ'il y ait dans la souffrance une expression de Dieu et

    1. Cap. 26.

  • DU PROBLEME MORAL. 15

    un principe de rdemption. Elle proclame que la joie doitaller la joie, et l'gard de ce qui nie ou offense ce be-soin de bonheur, elle se montre son tour, malgr sondsir de n'tre qu'affirmation, aggressive et ngative. Cequ'elle a inspir avant tout, c'est une incomparable forcede caractre, une merveilleuse unit de conduite.' Elle afait de la vie de Spinoza un systme, qui n'a eu qu' serflchir dans son intgrit pour devenir une philosophie.

    Dj cette intime application de la raison l'existencepratique tmoigne suffisamment que l'esprit de Spinozatait tranger toute ide de vrit purement spcula-tive, dpourvue d'objet concret immdiat. Son intelligencerpugnait profondment la conception de ces possibi-lits abstraites qui ont besoin d'un art ultrieur et d'unepuissance supplmentaire pour devenir des ralits. Ledogmatisme de sa doctrine n'implique pas seulement quela raison affirme l'tre, mais encore et surtout que la

    raison ralise la vie. De l la forme humaine et mmepersonnelle sous laquelle il pose le problme essentiel desa philosophie : Depuis que l'exprience m'a apprisque tous les vnements ordinaires de la vie communesont vains et futiles, depuis que j'ai vu que toutes lescauses et tous les objets de mes craintes n'avaient riende bon ni de mauvais, si ce n'est par l'impression qu'ilsfaisaient sur mon me, je me suis enfin dcid re-chercher s'il n'y aurait pas quelque chose qui ft unvritable bien, capable de se communiquer, de remplirseul l'me tout entire quand tous les autres biens au-raient t rejets, tel, en un mot, que, si j'arrivais ledcouvrir et le conqurir, je pusse jouir pour l'ter-nit d'un constant et souverain bonheur 1.

    C'est donc dans son exprience propre que Spinozadcouvre les donnes et le sens du problme moral, etc'est par cette exprience mme qu'il cherche en dfinir

    1. De intell. emend., t. I, p. 3.

  • 16 LES DONNES ET LE SENSexactement les termes. Suscite par un' besoin de certi-tude, sa philosophie, comme la philosophie de Descartes,dbute par le cloute. Seulement le doute de Descartesn'avait qu'un caractre spculatif; il se poussait volon-tairement l'extrme par des raisons accumules de partipris. Le doute dont part Spinoza est un doute pratique,engendr et fortifi par des inquitudes, des dceptionset des tristesses relles : d'o la ncessit urgente de lesurmonter. On peut se dispenser de la science, non de lavie. Mais, d'autre part, faire de la vie un problme, n'est-ce pas en rpudier les bienfaits? Que vaudront, auprsde ce qu'on aura abandonn, des spculations peut-treinfructueuses? Et n'y a-t-il pas quelque danger sortirdes voies communes pour s'engager imprudemment clansdes voies peut-tre sans issue? La raison qui dcide Spi-noza, raison encore toute pratique, est qu'il n'y a rien perdre et qu'il y a tout gagner. Quand on dsire le bienet qu'on doit choisir, pour l'atteindre, entre deux syst-mes de moyens dont le premier est ncessairement mau-vais, il faut de toute rigueur opter pour le second. Il fautrenoncer un mal certain pour un bien simplement pos-sible. Mme tout prendre, plus on renonce au malcertain, plus on recherche le bien qui n'apparat d'abordque comme possible, plus on prouve qu'il y a un biencertain 1. La seule disposition conqurir le souverainbien nous en fait dj goter les avantages et la joie. Je voyais, nous dit Spinoza, que mon esprit, en se tour-nant vers ces penses, se dtournait des passions et m-ditait srieusement une rgle nouvelle. Ce me fut unegrande consolation; car je remarquais que ces maux nesont pas de ceux qui rsistent tout remde. Et quoique l'origine ces moments fussent rares et de trs courtedure, cependant, mesure que le vrai bien m'apparutmieux, ils devinrent plus frquents et plus longs 2.

    1. De intell. entend., t. I, p. 4.2. Ibid., t. I, p. 5.

  • DU PROBLME MORAL. 17Il faut donc, quand on dsire le souverain bien, faire

    un retour sur soi, et cet acte de rflexion, loin d'arrterla vie, marque le moment o elle commence se ressaisiret se gouverner. Il implique, au fond, l'affirmation quece besoin de bonheur infini qui est en nous est lgitimeautant qu'indestructible; il implique seulement la nga-tion des moyens ordinaires par lesquels les hommescherchent vainement contenter ce besoin. Il y a pour

    nous une incontestable certitude : c'est que nous aspirons tre infiniment heureux. Comment donc cette tendanceest-elle en nous si violemment refoule que nous finis-sions par sentir douloureusement l'incertitude de toutbien?

    C'est que cette tendance s'applique mal ; elle se laissesolliciter par des objets qui l'garent et la dispersent.Parmi ces objets, les hommes placent avant tout lesrichesses, la gloire, la volupt. Or, l'attrait qu'exercentsur nous ces sortes d'avantages est infiniment suprieurau bien rel qu'ils nous procurent, et les joies passagresqu'ils nous donnent se convertissent vite en dceptionset en misres. Le plaisir qui semble nous prendre toutentiers nous lasse bientt et nous abandonne nous-mmes, troubls, dsenchants ; la recherche des hon-neurs nous expose toutes sortes de perscutions et nousmet la merci des circonstances les plus fortuites, desopinions les plus capricieuses; enfin, le got des richessesne tarde pas s'exalter sans mesure et dgnre en unepre convoitise, constamment menace et constammentsouponneuse. Tous ces biens sont instables, et ils pr-tendent nous retenir sans rserve; ils sont exclusifs, etcependant ils nous chappent; ils promettent le bonheur,tout le bonheur, et ils nous abment dans la tristesse 1.Comment d'ailleurs nous contenteraient-ils, puisqu'ilssont finis et qu'en nous le besoin de la batitude est

    1. De intell, entend., t.I, pp. 8 et suiv.

  • 18 LES DONNES ET LE SENSinfini? Aussi vont-ils s'amplifiant de mensonges sansnombre afin de s'galer au dsir illimit qui nous cons-titue. Est-il donc tonnant qu'ils se combattent et s'entre-choquent, que l'homme, conduit par eux, ne soit leurimage que vanit et que contradiction?

    L'unit de la tendance qui est en nous ne peut sereconstituer que par l'unit de son objet; ou, pour mieuxdire, c'est seulement clans l'immdiation, naturelle oureconquise, de la tendance et de son objet que peut trela suprme certitude de la vie. Il n'y a, pour nous con-tenter pleinement, que l'Infini et l'ternel. L'amour quis'attache quelque chose d'infini et d'ternel nourritl'me d'une joie pure, exempte de toute tristesse, et c'estl ce que nous devons nergiquement souhaiter et pour-suivre de toutes nos forces 1. L'amour de Dieu, commele veut la vritable tradition religieuse, est toute la loi;il est aussi tout le salut 2. Celui qui aime Dieu ne sauraitse tromper, s'il l'aime d'un coeur pur, sans autre penseque cet amour. Mais comment nous assurer cet amour?La foi, qui l'impose comme une rgle, ne saurait nousen garantir la possession, car la foi est, selon Spinoza, undon gracieux qui ne se justifie pas directement lui-mme.N'est-il pas alors aussi prcaire, aussi incertain que tousces autres biens qui nous chappent?

    Certes, l'amour de Dieu ne peut tre notre tat si nousle poursuivons de la mme faon que les biens menson-gers. Il y a une gale erreur le vouloir pour nos app-tits sensibles et le vouloir comme un apptit sensible. Ilne peut tre nous si nous le recherchons d'une ardeursuperstitieuse, sous l'empire d'motions momentanes, simme nous nous contentons de l'esprer ; il ne peut tre nous que si nous le possdons par un acte d'intimitabsolue.' Il doit tre affranchi de toutes ces causes d'in-

    1. De intell. emend., t. I, p. 5,2. Tract. theol. polit., cap. IV, t. I, p. 423.

  • DU PROBLEME MORAL. 19quitude et de crainte qui nous menacent: constammentdans la jouissance des faux biens. D'o vient donc queles objets ordinaires de nos dsirs nous trompent? De ceque ces objets sont faussement reprsents en nous selonune nature qui n'est pas la leur. Il y a une disproportionsingulire entre l'ide qui les exprime et la ralit qu'ilsont; aussi nous chappent-ils forcment. Quand ils vien-nent nous, ils ne sont qu'une bonne fortune; apparussans raison, sans raison ils disparaissent. Nous ne se-rions srs d'eux que s'ils avaient en nous leur principe;alors ils seraient nos dsirs mmes dans la plnitude deleur puissance et la certitude de leur contentement.D'o il suit que le vrai bien est dans la. conscience exactede la vrit des choses, et qu'il faut amender l'entende-ment de tous ses vices pour lui faire produire, selon seslois propres, toute sa vertu 1.

    Ainsi la tche de l'homme consiste s'approprier parla raison ce qui est la fin de son amour, savoir l'treinfini et ternel. De meme que la raison est intrieure notre tre, de mme l'objet de la raison est intrieur laraison mme. Il y a donc une essentielle identit de notretre et de l'tre divin dans l'amour parfait qui se connatet se possde comme la vrit. Ds lors on peut dire quecet amour est la mesure infaillible de la valeur de nosdsirs. Tout n'tait pas faux dans ces biens qui attiraientinvinciblement notre me; ils n'taient vains et dangereuxque parce qu'ils s'rigeaient en fins dernires et com-pltes ; ils deviennent solides et bienfaisants ds qu'ils nesont plus que des moyens, dont l'importance est dter-mine par ce qui est notre unique et vritable fin. Tousnos dsirs sont bons quand ils sont rapports Dieu, etleurs objets sont certains quand ils ont leur principe enDieu. Dieu est le Bien de nos biens, la Joie de nos joies,parce qu'il est l'tre de notre tre. Le problme moral se

    1. Tract. theol. polit., t. I, cap. IV, pp. 422 et suiv.

  • 20 LES DONNES ET LE SENS DU PROBLME MORAL.rsout ainsi en une mtaphysique qui doit, selon Spinoza,nous restituer par la raison la vrit de la vie. Qu'estdonc au juste cette mtaphysique qui prtend fonder toutce que nous sommes dans ce qui est l'tre? En quoi con-siste ce qu'on appelle communment le panthisme de Spinoza?

  • CHAPITRE II

    LES PRINCIPES METAPHYSIQUES DE LA MORALE DE SPINOZA.LA MTHODE ET LA DOCTRINE.

    Toute doctrine panthiste est essentiellement un sys-tme d'identits en lesquelles doivent peu peu venir sersoudre les distinctions tablies dans l'ordre de l'intelli-gence entre les concepts et les diffrences aperues dansl'ordre du rel entre les choses. L'intention de la doctrinen'est pas ordinairementde nier ces distinctions ni de sup-primer ces diffrences, mais de les comprendre sous uneforme d'unit immanente, de telle sorte qu' la pensephilosophique elles apparaissent comme des expressionsdiverses d'un mme principe ou comme des modes diversd'un tre unique. Il y a une logique propre au pan-thisme, dont les formules ont sans doute vari, maisdont le fond est rest immuable; et cette logique peut sersumer ainsi : identit des diffrences, identit des con-traires , son dveloppement extrme : identit des con-tradictoires. L'identit est la loi ncessaire de l'espritpanthistique, puisque cet esprit pose l'origine la radi-cale identit de deux genres d'existence considrs par-fois comme opposs, toujours comme divers : l'existencede Dieu et l'existence de la nature, de l'Infini et du fini,)du Parfait et de l'imparfait. Toutefois il ne faut pas quecette identit absorbe jusqu' les anantir les diffrenceset les oppositions gnralement admises, mais il fautqu'elle leur laisse un degr quelconque d'tre et de vrit.Aussi peut-on dire que la proposition fondamentale dupanthisme Deus sive natura n'est pas une solution,

  • 22 LES PRINCIPES MTAPHYSIQUESmais seulement l'nonc d'un problme : Comment Dieupeut-il tre la nature sans cesser d'tre Dieu ? Commentla nature peut-elle tre Dieu sans cesser d'tre la nature?

    L'effort pour rsoudre ce problme marque le passagedu panthisme de sentiment et de tendance, du pan-thisme spontan, au panthisme logiquement dveloppet nettement constitu, au panthisme rflchi. Et le traitd'union entre ces deux formes ou plutt ces deux mo-ments du panthisme, c'est la mthode, grce laquellel'unit de l'tre, entrevue et poursuivie comme la vrit,devient la vrit mme, reconnue par l'esprit et objecti-vement dmontre.

    C'est Descartes que Spinoza emprunte sa mthode.Assurment il est permis de croire que les sources quiont aliment la philosophie spinoziste remontent par delDescartes aux traditions et aux doctrines juives dumoyen ge 1 ; ce qu'on appelait tout l'heure le pan-thisme spontan a t chez Spinoza un tat profond, ant-

    1. Sur la question des origines du Spinozisme, voir surtout : Sigwart : DerSpinozismus historischundphilosophisch erlatert; Tubingen, 1839.

    Jol :Lervi ben Gerson als Religionsphilosoph; Breslau, 1862.

    Don ChasdaiCreskas religionsphilosophische Lehren; Breslau, 1866.

    Spinoza's Theolo-gisch-Politischer Traktat auf seine Quellen geprft; Breslau, 1870.

    ZurGenesis der Lehre Spinoza's; Breslau, 1871.

    E. Renan, Averros et l'Aver-rosme; Paris, 3e dit., 1866. " Que Spinoza,comme on l'a prtendu, ait puisson systme dans la lecture des Rabbins et de la Cabbale, c'est trop direassurment. Mais qu'il ait port jusque dans ses spculations cartsiennesune rminiscence de ses premires tudes, rien n'est plus vident pour un lec-teur tant soit peu initi l'histoire de la philosophie rabbinique au moyenge. Rechercher si Averros peut revendiquer quelque chose dans le systmedu penseur d'Amsterdam, ce serait dpasser la limite o doit s'arrter, dansles questions de filiation des systmes, une juste curiosit ; ce serait vouloirretrouver la trace du ruisseau quand il s'est perdu dans la prairie. P. 199.

    Ad. Franck : La Kabbale; Paris, nouvelle dition, 1889, voir particulire-ment pp.. 19 et suiv.

    Kuno Fischer : Gesehichte der neuern Philosophie ;Munchen, 3te Aufl., 1880. I, 2, p. 242-265.

    Pollock : Spinoza his life andphilosophy, p. 80-120.

    Caird : Spinoza; Edinburgh and London, 1888,p. 36-112, etc.

    Inventaire des livres formant la bibliothque de BndictSpinoza, publi par A. J. Servaas van Rooijen; La Haye et Paris, 1889.

    La question des origines juives du spinozisme avait t dj souleve lafin du dix-septime sicle par J. G. Wachter : Der Spinozismus in, Judenthum,Amsterdam, 1699, et reprise en un autre sens par lui quelques annes plustard \ Elucidarius cabbalisticus; Rome, 1706.

  • DE LA MORALE DE SPINOZA. 23rieur tout systme, un tat d'me et d'intelligence quela pense cartsienne n'a pas cr, qu'elle est venuerejoindre et fortifier. Mais si la pense cartsienne n'apas produit le germe vivant d'o est sortie la philosophiede Spinoza, elle lui a d moins permis de devenir prci-sment une philosophie; et cela parce qu'elle fournissaitou suggrait Spinoza une mthode capable de rsoudrele problme pos par tout panthisme : rduire, sans lesdtruire, l'unit absolue de l'tre les distinctions et lesoppositions de la ralit.

    Cette mthode, dont Descartes pensaitdj qu'on pou-vait faire un usage universel, tait la mthode gom-trique. Or il est certain que la mthode gomtrique, parla dduction qu'elle emploie et l'intuition qu'elle suppose,enveloppe dans l'unit essentielle d'une notion une multi-plicit. de proprits distinctes. La notion est immanente) ses proprits, puisque ses proprits ne font que l'ex-pliquer, que la prsenter sous une forme particulire etnouvelle; d'autre part, les proprits, par cela mmequ'elles sont particulires, se distinguent les unes desautres et mme se distinguent de la notion prise absolu-ment, puisqu'elles expriment la notion un certainmoment de son dveloppement logique. Toute notion ana-logue la notion gomtrique peut donc devenir le centred'un systme qui en toutes ses parties dpend rigoureu-sement d'elle, car le systme ainsi construit rsulte durayonnement de la notion. Et de plus, le systme com-porte une certaine hirarchie, puisque la dduction parlaquelle les proprits particulires se rattachent lnotion peut tre plus ou moins immdiate.

    Cependant comment s'opre cette dduction? L'enten-dement qui l'accomplit ne se pose pas en_dehors d'elle;il ne vient pas, par une action transcendante, tablir unlien entre des ides qui lui sont pralablement donnes; ilest l'ordre mme des ides, en tant que ces ides sont clai-rement et distinctement conues et procdent les unes des

  • 24 LES PRINCIPES METAPHYSIQUESautres. Le propre de l'entendement, ce n'est pas de recon-natre des notions avec leurs rapports, mais d'engendrerdes notions par leurs rapports de principe consquence. Ainsi, le sr moyen de dcouvrir le vrai, c'est de formerses penses en partant d'une dfinition donne, ce quirussira d'autant mieux et plus facilement qu'une choseaura t mieux dfinie 1. La mthode n'est pas un instru-ment extrieur l'entendement ; elle est l'acte mme del'entendement. Que l'entendement, dans sa rflexion sursoi, produise et exprime la notion essentielle qui leconstitue, et il aura ainsi le principe de toute vrit.

    Mais cette notion initiale et gnratrice peut-elle_tredfinie? Toute dfinition n'a-t-ellepas pour caractre d'treune relation, la relation d'une espce un genre? Et parsuite n'est-il pas contradictoire d'admettre l'origine dela connaissance une dfinition absolue? En d'autres ter-mes, le genre suprme, qui est en dehors de toute relation,n'est-il pas par l mme en dehors de toute dfinition2?Cette difficult est tire tout entire de l'ancienne logique,que la logique cartsienne a dfinitivement limine etremplace. Ce qui la condamne, cette ancienne logique,c'est qu'elle repose sur un ralisme d'imagination, c'estqu'elle confond les notions abstraites avec les notionsvraies, et qu'oprant sur les formes vides et les tres deraison, elle ne peut jamais saisir le particulier et le con-cret3. Au contraire, la logique cartsienne, constitue surle modle des mathmatiques, a le privilge de franchir ledomaine des notions fictives et des universaux abstraits;elle substitue au rapport indtermin du genre et de

    1. De int. emend., t. I, p. 31.2. Dieu, l'homme, etc., partie I, ch. VII, p. 40.3. Ils disent (les platoniciens et les aristotliciens) que Dieu n'a pas la

    science des choses particulires et prissables, mais seulement des chosesgnrales, qui, dans leur opinion, sont immuables : ce qui atteste leur igno-rance; car ce sont prcisment les choses particulires qui ont une cause, etnon les gnrales, puisque celles-ci ne sont rien. Dieu, l'homme, etc., par-tie I, ch. VI, p. 38.

    Cf. De int. emend;, t. I, p. 33.

  • DE LA MORALE DE SPINOZA. 25l'individu le rapport pleinement intelligible de l'essenceet de l'existence, l'existence tenant l'essence comme lesproprits particulires tiennent la notion.

    La question de savoir si l'esprit humain peut entrer enpossession d'une notion premire pour en dvelopper lesconsquences revient donc celle-ci : Y a-t-il un tre dontl'essence soit conue comme enveloppant l'existence, untre qui puisse tre dit cause de soi? Ce qui est causede soi, c'est, par dfinition mme, la substance; car lasubstance est ce qui est en soi et ce qui est conu parsoi, c'est--dire ce dont le concept peut tre form sansavoir besoin du concept d'une autre chose 1. Le rappro-chement de ces deux ides cause de soi et subs-tance permet de comprendre la notion et l'tre Commeunis dans une vrit et dans une ralit indissolubles. Cequi est absolument rel, c'est ce qui se produit soi-mme ;ce qui se produit soi-mme, c'est ce qui s'explique soi-mme ; ce qui s'explique soi-mme, c'est ce qui est abso-lument vrai. Si maintenant on entend par Dieu un treabsolument infini, c'est--dire une substance constituepar une infinit d'attributs dont chacun exprime uneessence ternelle et infinie 2, on pourra dire que Dieuexiste ncessairement, puisque tant substance il est conupar soi, et qu' ce titre il enveloppe dans son ternelleessence son ternelle existence. Le principe absolu d'otout drive a un triple caractre : logique, ontologique,thologique.

    A quoi servent donc, dans le systme de Spinoza, lespreuves de l'existence de Dieu ? A tablir plus fortementle lien d'identit qui existe entre ces trois concepts : cause de soi, substance, Dieu. Que la subs-tance existe en soi, c'est ce qui n'a pas besoin d'tredmontr. La philosophie de Spinoza est trop foncire-

    1. th., I, df. 3, t. I, p. 39.2. th., I, df. 6, t. I, p. 39.

  • 26 LES PRINCIPES METAPHYSIQUESment dogmatique pour admettre un instant, mme titred'hypothse, que l'tre clairement conu comme existantn'existe pas : l'existence de la substance doit tre inf-re de sa seule dfinition 1. Ce qu'il importe surtout dedmontrer, c'est que la substance qui existe en soi existeaussi par soi; c'est que la substance ne peut pas tre pro-duite par une autre substance. L'argumentation tout faitscolastique de Spinoza revient dire qu'une chose ne peuten produire une autre qu'au moyen d'un attribut communaux deux, et que si deux substances avaient un mmeattribut, par la communaut de cet attribut elles se con-fondraient en une substance unique. De plus, si une subs-tance pouvait tre produite, la connaissance de cette subs6tance devrait dpendre, de la connaissance de sa causesuppose extrieure elle, et alors la substance ne seraitplus ce qui est conu par soi 2. Dans ce dtour logique quiva de l'affirmation de la substance l'affirmation de sacausalit absolue, Spinoza tablit la proposition essen-tielle de son systme, savoir que la substance est une.D'autre part, les raisons qui prouvent que la substance estcause de soi prouvent encore que la substance est Dieu,c'est--dire que Dieu existe rellement; car si la substanceest cause de soi, c'est qu'elle ne peut tre produite paraucune autre substance extrieure elle, c'est qu'ellen'est limite par rien : elle est donc infinie 3. Or, telle estla dfinition de Dieu, que Dieu est conu comme la subs-tance infinie. C'est en ralit clans la notion d'infini ques'opre la synthse des trois concepts. L'infini, c'est cequi existe en soi, puisqu'il est l'absolue affirmation del'existence 4; c'est ce qui est conu par, soi, puisqu'ildeviendrait le fini si sa raison tait en dehors de lui;c'est, enfin, ce qui tant en soi et tant conu par soi

    1. th., I, prop. 8, t. I, p. 44. A:2. Eth.; I, prop. 5-6, t. I, pp. 41-42.3. th., I, prop. 5-6, t. I, p. 46.4. Eth., I, prop. 8, t. I, p. 43.

  • DE LA MORALE DE SPINOZA. 27manifeste ternellement son existence. Il comprend doncen lui tout tre, toute raison d'tre et toute puissance.Ainsi se dduit pour Spinoza l'identit suppose par toutpanthisme entre Dieu et la nature. Si la dduction a tpossible, c'est que Spinoza a inflchi l'une vers l'autre,de manire les rapprocher, deux conceptions de l'in-fini ordinairement distingues, la conception naturalistequi fait de l'infini la totalit de l'tre en dehors delaquelle il n'y a rien, et la conception thologique quifait de l'infini la puissance absolue d'o tout drive : Dieupeut tout puisqu'il est tout; Dieu est tout puisqu'il peuttout : les deux propositions deviennent parfaitement con-vertibles; et elles trouvent leur expression intelligibledans cette autre proposition : Dieu tant soi-mme laraison de son tre est la raison de tout tre.

    Cependant, au sein mme de cette identit, il y a lieude maintenir sous une forme minente et idale la dis-tinction de la cause et des effets. C'est seulement commetotalit ou comme unit que la nature est identique Dieu. Mais si Dieu ne se distingue pas de la nature con-sidre dans son ensemble ou son principe, il se distinguetoutefois de la nature considre dans, la simple multi-plicit de ses manifestations. De mme, nous l'avons vu,la notion gomtrique est, dans son unit essentielle, dis-tincte des proprits qu'elle engendre. Spinoza conoitdonc que la nature universelle peut, se prsenter sous unedouble face : ramene son principe et sa cause, c'est--dire Dieu, elle est nature naturante ; disperse dansles formes mobiles des existences particulires, elle estnature nature 1.

    Le rapport de la nature naturante la nature natures'tablit par la thorie des attributs et des modes. De quelgenre doit tre ce rapport? Nous le savons dj, puisque

    1. Dieu, l'homme, etc., part. I, ch. VIII, pp. 44-45; Eth., I, prop. 29, Schol.,t. I, p. 63.

  • 28 LES PRINCIPES MTAPHYSIQUEStoutes les relations relles et vraies doivent, selon Spi-noza, tre tablies sur le modle des relations gomtri-ques. La nature nature doit tre une consquence de lanature naturante; encore faut-il que la nature naturantes'exprime en des notions dfinies d'o puissent driverdes consquences. Or, bien que l'affirmation de la subs-tance soit issue d'une dfinition catgorique, ne peut-onpas dire que la substance, par le caractre d'infinit quilui a t attribu, s'est leve au-dessus de toute dfini-tion, est devenue transcendante l'gard de toute ideclaire et distincte? La notion qui dfinit n'est-elle pas ina-dquate la substance qui est infinie ?

    Spinoza s'efforce de rsoudre la difficult en affirmantque le caractre de la substance divine, c'est d'tre cons-titue par une infinit d'attributs; chacun de ces attributsest une essence ternelle et infinie, par consquent estconu par soi et peut tre dfini en soi. De ces attributsen nombre infini deux seulement tombent sous notreconnaissance : l'tendue et la pense, qui. se manifestentpar des modes, les uns infinis et ternels, comme d'unepart le repos et le mouvement, d'autre part l'intelligenceinfinie, les autres finis et prissables, comme les objetscorporels et les ides. Les attributs et leurs modes se dve-loppent ncessairement et paralllement, sans jamais se

    confondre, sans entrer les uns dans les autres. L'ensembledes attributs infinis : voil la nature naturante; l'en-semble des modes finis ou infinis : voil la nature natu-re. Tout attribut exprimant par une notion dfinie l'tre,en soi infini, de la substance, tant en outre la raisonlogique et gnratrice de ses modes, les tres finis peu-vent de proche en proche se rattacher l'tre infini quiles explique et les produit 1.

    Mais la difficult est-elle bien rsolue ? Que le rapport

    1. Dieu, l'homme, etc., part. I, ch. III, pp. 29 et suiv.; Eth., I, dfin. IV, prop.10, 21, 22, 23; Eth., II, prop. 1,2, 6, 7, etc., t. I, pp. 45, 68, 59, 77, 78, 80, 81;Epist. LXIII, t. II, p. 214-217.

  • DE LA MORALE DE SPINOZA. 29des attributs aux modes soit pleinement intelligible, onpeut l'admettre. Mais le rapport des attributs la subs-tance ? Si la substance est en soi l'tre absolument ind-termin, ens absolute indeterminatum ; si, en outre,toute dtermination est une ngation, omnis determi-natio negatio est, n'est-on pas oblig de convenir quel'attribut, qui rend possible la notion dtermine, res-treint et mutile l'tre infini? Notre ide de la substance,que l'on supposait la plus claire et la plus parfaite desides, n'est-elle pas une ide confuse et tronque? Ainsi,s'impose, un dilemme dont les deux termes sont, semble-t-il, dcisifs contre le systme : ou bien la substance, pourrester vraiment l'tre en soi, ne se traduit que partielle-ment et inexactement dans ses attributs, et alors elle estrellement en dehors de ses attributs, l'ide d'imma-nence n'est pas fonde ; ou bien elle se traduit telle quelledans ses attributs, et alors les attributs qui la dterminentla limitent du mme coup, elle n'est plus l'tre infini.

    Pour sauver la logique du systme, dira-t-on que lesattributs sont des faons de penser, des formes par les-quelles l'entendement humain dtermine pour soi l'trede la substance, qu'ils sont purement relatifs notrenature intellectuelle 1 ? Mais outre que l'on interprtealors le spinozisme dans un sens subjectiviste qu'il necomporte gure, on se met directement en contradic-tion avec des formules de Spinoza trs prcises, commecelle-ci : Tout ce qui est est en soi ou en autre chose;en d'autres termes, rien n'est donn hors de l'entende-ment que les substances et leurs affections. Rien, parconsquent, n'est donn hors de l'entendement par quoipuissent se distinguer plusieurs choses, si ce n'est lessubstances, ou, ce qui revient au mme, les attributs des

    1. C'est l'interprtation de Erdmann : Versuch einer rvissenschaftlichenDarstellung der neuern Philosophie, 1836, I, 2, p. 60;

    Grundriss der Ges-chichte der Philosophie, 1878, t. II, p. 57-62.

  • 30 LES PRINCIPES MTAPHYSIQUESsubstances et leurs affections 1. Dira-t-on, au contraire,que les attributs sont des puissances relles, existantabsolument en soi, infinies en quantit et en qualit, pourmanifester l'infini de la substance 2? Cette interprtationsemble plus conforme l'esprit et la lettre du spino-zisme; et pourtant, elle ne tient pas suffisamment comptedu rapport reconnu par Spinoza entre les attributs divinset l'intelligence, humaine : J'entends par attribut, ditSpinoza, la mme chose que la substance, sauf qu'onl'appelle attribut par rapport l'intelligence, qui attribue la substance telle nature dtermine3.

    Quelque intressante que soit en elle-mme cette ques-tion 4, elle pourrait tre ici nglige ou tranche d'unmot si elle ne se rattachait trs troitement la solutiondu problme moral. Mais du moment que l'objet de lanature humaine doit tre l'tre infini, l'important est desavoir comment l'tre infini peut tomber sous les prisesde l'homme. Si l'tre infini est donn l'homme intgra-lement, on dirait presque dans son infinit totale, rien nedistingue plus l'homme de Dieu ; le mode devient la subs-tance; or,, cela est mtaphysiquement impossible, et Spi-

    nosa a trop vivement combattu en ce sens le dogme chr-tien du Dieu fait homme5 pour admettre l'adquationsubstantielle de la nature divine et de la nature humaine.Mais d'autre part, si rien de vrai, et de vrai absolument,ne vient l'homme de l'infini de Dieu, la connaissanceque nous avons de la substance reste toujours inadquate,et la certitude du bonheur s'croule en mme temps quela certitude de la science. Il faut donc chercher par quelmoyen l'homme, mode de la substance divine, peut entreren relation avec la substance sans prtendre s'galer

    1. Eth., I, prop. 4, t. I. p. 41.2. C'est l'interprtation de Kuno Fischer : Geschichte der neuern Philoso-,phie, 1880, I, 2, p. 366-369.3. Epist., IX, t. II, p.35.4. Cf. Epist., LXIII, LXIV, LXV, LXVI, t. II, p, 215-220.5. Cf. Ep., LXXIII, t. II, p. 340 ; Tract. theol, polit., cap. I, t. I, p. 383.

  • DE LA MORALE DE SPINOZA. 31elle, la saisir comme infinie sous une forme comprhen-sible, dtermine comme lui, vritable cependant.

    La conception des. attributs s'explique par les diffi-cults qu'elle est destine lever. L'attribut se rapprochede la substance en ce sens que, comme la substance, il estconu par soi; il est infini, mais seulement en son genre1,tandis que la substance est infiniment infinie; il est uninfini dtermin, infini, parce qu'il exprime l'essencede la substance, dtermin, parce qu'il l'exprime en uneforme qui puisse comprendre l'entendement humain.

    Il suit de l que nous pouvons avoir une ide adquatede la substance, bien que nous ne connaissions que deuxde ses attributs; car l'essence qu'exprime l'attribut est.une essence ternelle, qui enveloppe une tenelle vritet une ternelle ralit; et malgr cela, nous serions malfonds prtendre que nous sommes des dieux ou quenous pouvons le devenir, puisque l'infinit des attributsdivins dborde infiniment la puissance du savoir hu-main. Comment donc un entendement dtermin, qui faitpartie de la nature nature, peut-il connatre quelquechose d'absolument vrai, alors que des faces infinimentmultiples de la Ralit chappent ncessairement sonaction? C'est ce que Spinoza explique par un exempleemprunt aux mathmatiques : A votre question, sil'ide que j'ai de Dieu est aussi claire pour moi que l'idedu triangle, je rponds par l'affirmative... Je ne prtendspas pour cela connatre Dieu entirement ; je ne connaisde lui que certains-attributs, non tous, et je n'en connaispas encore la plus grande partie ; mais il est bien sr quel'ignorance de beaucoup de choses ne s'oppose pas laconnaissance de certaines. Quand je commenais ap-prendre les lments d'Euclide, je n'avais pas de peine comprendre que la somme des trois angles d'un triangleest gal deux droits, et je percevais clairement cette

    1. Eth., I; dfinit, t. I, p. 39.

  • 32 LES PRINCIPES MTAPHYSIQUESproprit du triangle, bien que je fusse ignorant de beau-coup d'autres 1. La dtermination de Dieu serait unengation si elle exprimait l'essence divine par des modesparticuliers, par des rsolutions volontaires ou ds mou-vements corporels. Elle devient une affirmation ds qu'elleexprime cette essence par l'attribut infini dont rsultentces modes particuliers. C'est la chose la plus claire dumonde que tout tre doit se concevoir sous un attribut;dtermin, et que plus il a de ralit ou d'tre, plus il ad'attributs qui expriment la ncessit, ou l'ternit, oul'infinit. Et c'est par consquent aussi la chose la plusclaire que l'on doit dfinir ncessairement l'tre absolu-ment, infini, l'tre qui appartiennent une infinit d'at-tributs dont chacun exprime certainement une essenceternelle et infinie2.

    D'un autre ct, le rapport tabli par l'attribut entrela substance et l'entendement humain ne rend d'aucunefaon la substance relative cet entendement. Tout cequi exprime une essence et n'enveloppe aucune ngationappartient l'essence de l'tre absolument infini; autre-trement dit, toutes nos penses expriment Dieu quand.elles sont vraiment affirmatives, et tout ce que l'entende-ment humain conoit comme une vrit ternelle estfond dans l'tre. Si les attributs constituent la vrit dela substance, la substance constitue la ralit des attri-buts. Il y a ici dans la philosophie de Spinoza unedmonstration analogue, celle que l'on a dnonce dans laphilosophie de Descartes sous le nom de cercle cart-sien. C'est un cercle, si l'on veut, mais un cercle nces-saire tout dogmatisme rflchi qui s'efforce de relier l'absolu de l'tre des connaissances dj certaines pour laraison. Selon Spinoza, tout ce qui exprime au regard denotre entendement une essence ternelle appartient en

    1. Ep., LVI, t. II, p. 203.2. Eth., I, prop., 10, Schol., t. I, p. 45; Epist., IX, t. II, p. 3 Dieu,l'homme, etc., premire partie, ch. Il, p.-14.

  • DE LA MORALE DE SPINOZA. 33

    propre l'tre infini, et, en retour, l'tre infini est lacause des ides par lesquelles nous percevons les essencesternelles. La vrit pour nous est identique la vrit ensoi. Ds lors nous participons rellement l'infini, dumoment que nous concevons l'infini comme une vritprimitive et ternelle, et le dveloppement de la puissancedivine est identique au dveloppement de cette vrit. Lasubstanceest prsente dans toute sa vrit chacun de sesattributs. La substance pensante et la substance tenduene sont qu'une seule et mme substance, laquelle estconue tantt sous l'un de ses attributs, tantt sus l'au-tre. De mme un mode de l'tendue et l'ide de ce modene sont qu'une seule et mme chose, mais exprime dedeux manires. Et c'est ce qui parat avoir t aperu,comme travers un nuage, par quelques Hbreux quisoutiennent que Dieu, l'intelligence de Dieu et les chosesqu'elle conoit ne font qu'un 1. La substance est doncl'unit absolue qui s'exprime en des attributs divers sanscependant se diviser. Voil pourquoi nous pouvons lacomprendre certainement, bien que nous soyons impuis-sants connatre tous ses attributs. Il suffit, pour notrebonheur comme pour notre science, que nous percevionsclairement et distinctement ceux des attributs qui nousintressent, c'est--dire que nous rattachions ces attri-buts, considrs comme des notions ternelles, tout ceque nous sommes, esprit et corps. Et cela nous est possi-ble, parce que notre entendement a la facult de conce-voir les choses sous la forme de l'ternel et que l'ternelest l'expression de l'Infini dans notre entendement. Noussommes des modes finis compris dans la substance infinie;cette proposition peut se traduire ainsi : Nous sommesdes ides particulires comprises dans la vrit ter-nelle; et la traduction, bien qu' fusage de notre intelli-gence, est d'une exactitude absolue. Quand nous nous

    1. Eth. II, prop. 7, Schol., t. I, p. 81.

  • 34 LES PRINCIPES METAPHYSIQUESrapportons l'ternel qui nous explique, nous nous rap-portons du mme coup l'Infini qui nous produit 1, etnous pouvons marcher dans la vie en toute assurance :nous sommes srs de Dieu autant que cle nous-mmes.

    Dans cette conception de la substance et de ses attributsparaissent se rencontrer les deux grandes influences quiont contribu produire la doctrine de Spinoza : l'in-fluence des doctrines juives et l'influence de la doctrinecartsienne. Selon certains philosophes juifs et en parti-culier selon Maimonide2, l'indivisible simplicit de Dieuest incompatible avec l'affirmation d'attributs positifs.Chercher dterminer Dieu, ce serait introduire en luiune essentielle multiplicit, ce serait transporter en luides qualits purement humaines. A Dieu ne conviennent,d'aprs Maimonide, que des attributs ngatifs, qui l'l-vent infiniment au-dessus de nos faons de sentir et depenser; il n'y a pas de commune mesure entre ce quenous sommes et Celui qui est l'tre. Cette critique del'anthropomorphisme se retrouve chez Spinoza. Pour luicomme pour Maimonide, il est vrai que toute dtermina-tion de Dieu par nous-mmes est une ngation de Dieu,que les formes empiriques de ntre tre ne sont quedes limites, inapplicables l'Infini de la substance. Ce-pendant, rencontre de Maimonide, Cbasdai Creskasavait montr que les attributs ngatifs peuvent tous rece-voir une signification positive; que, par exemple, nier deDieu toute draison et toute impuissance, c'est affirmerde lui toute raison et toute puissance3. L'intellectualisme-de Descartes permet Spinoza de concilier en une doc-

    1. Tout ce qui suit formellementde l'infinie nature de Dieu suit objecti-vement de l'ide de Dieu dans le mme ordre et avec la mme connexion. Eth., II, prop. 7, Coroll,, t. I, p. 81.

    2. Cf. Kaufmann, Geschichte der Attributenlehre in derjudischen Religions-philosophic des Mittelalters, Gotha, 1877, et en particulier dans ce livre lechapitre consacr Maimonide, pp. 363 et suiv. - Jol, Zur GenesisderLehreSpinoza's, pp. 17 et suiv.

    3. Jol, ibid., pp. 19 et suiv.

  • DE LA MORALE DE SPINOZA. 35trine ferme les vues de Maimonide et celles de Creskas.Il impliquait, en effet, que l'entendement est l'gard de,la sensibilit une facult impersonnelle, qui pose le vraiabsolument, qui ne le pose que,pour sa clart intrieure,non pour sa conformit telle ou telle de nos disposi-tions, qui enfin exclut de l'tre toute qualit empiriqueou imaginaire. Si donc tout est faux dans ce que les sensprtendent dterminer par eux seuls, tout est vrai dansce que l'entendement pur dtermine par soi. C'est parrapport aux sens seulement qu'il faut proclamer la trans-cendance et l'indtermination de la substance infinie.Mais entre l'entendement et la substance il y a relationintime, union immanente. L'acte absolu de l'entendement,.c'est l'affirmation de la substance. Et loin que l'entende-ment, par les attributs qu'il conoit, introduise la multi-plicit dans la substance, il l'lve par ses dterminationspropres au-dessus de toute catgorie de nombre; il posel'unit de l'tre non seulement sous la forme ngative quia t dj indique, par l'impossibilit d'admettre deuxsubstances infinies indiscernables, mais surtout sous uneforme positive et minente, par l'intelligibilit interne!de la substance infinie. On ne peut nombrer ls chosesqu'en les considrant dans l'existence et non dans l'es-sence, en les rduisant des genres qui permettent deles comparer. Or, comme la substance est au-dessus detout genre, comme en elle l'existence et l'essence ne fontqu'un, tout ce que l'entendement affirme de Dieu estenvelopp dans cette affirmation suprme que Dieu, tant soi-mme toute sa raison, exclut de soi, comme imper-fection, comme nant, toute pluralit numrique1.

    Ainsi toute cette doctrine des attributs s'entend par /la distinction que suppose Spinoza entre la dtermina- jtion interne et la dterminationexterne. La dterminationAexterne peut seule tre une ngation, car la chose dter

    1. Ep. L, t. II, pp. 184-185.

  • 36 LES PRINCIPES METAPHYSIQUESmine du dehors est celle qui n'est pas elle-mme saraison. La dtermination interne est la plus positive desaffirmations, puisqu'elle dcouvre la raison de l'tre dansl'tre mme. Les existences individuelles qui sont don-nes dans l'univers comportent cette double dtermina-tion : la ralit qu'elles ont et les effets qu'elles produi-sent dpendent la fois des circonstances extrieures etde leur nature propre; elles agissent la fois par leschoses et par elles-mmes. En mme temps qu'elles seposent dans leur tre, elles sont limites par les autrestres. Cependant la ngation qu'enveloppe la dtermina-tion externe s'attnue et s'efface mesure que les influen-ces extrieures apparaissent, non plus comme la forcequi engendre tout, mais comme l'occasion et l'instrumentdu dveloppement interne de chaque tre. Par exemple,en mathmatiques, si l'on prend une vrit particulire,on ne peut la dmontrer qu'en la rapportant d'autresvrits, c'est--dire en la dterminant du dehors ; mais ladfinition qui est l'origine de cette vrit comporteune dtermination interne puisqu'elle s'explique elle-mme avec les vrits qu'elle engendre. Et le rle de ladmonstration gomtrique, c'est, en quelque sorte, defaire participer une proprit particulire, par le moyende la dtermination externe, la vrit de la dtermina-tion interne. La dmarche des choses finies, quand elle

    est normale, est analogue la dmarche de la dmons-tration mathmatique: les choses finies ne se dterminentet ne s'expliquent les unes les autres que pour se ramenerdans leur ensemble ce qui est, pour l'entendement, leurraison ternelle, leur principe de dtermination interne 1.Elles se rattachent donc Dieu par un double lien de cau-salit, suivant qu'on les considre dans leur existence oudans leur essence. D'abord, comme leur essence n'enve-

    1. Quoi que prtende Camerer (Die Lehre Spinoza's, Stuttgart, 1877, pp. 293et suiv.), il n'y a donc pas une radicale htrognit entre la dterminationde l'tre par les causes extrieures et la dtermination par l'essence.

  • DE LA MORALE DE SPINOZA. 37loppe pas l'existence ; comme la nature humaine, par saseule dfinition, n'implique pas tel ou tel homme, tant outant d'hommes, on peut dire que l'existence de tout indi-vidu particulier est produite par l'existence d'autres indi-vidus particuliers. Ainsi les tres finis, pour que leur exis-tence soit explique, doivent rentrer dans la srie infiniedes causes et des effets ; ils se relient Dieu, non pasdirectement, mais comme termes d'une srie, qui, danssa totalit, dcoule ncessairement de Dieu. En secondlieu, les tres finis ont chacun une essence qui est enve-loppe dans un attribut, qui par consquent participe l'ternit de cet attribut. Ils peuvent donc, s'ils sont pour-vus de conscience et de raison, se reconnatre et s'expli-quer eux-mmes dans leur cause immdiate et interne. Nous concevons les choses comme actuelles de deuxmanires : ou bien, en tant que nous les concevons avecune relation un temps ou un lieu dtermin, ou bienen tant que nous les concevons comme contenues en Dieuet rsultant de la ncessit de la nature divine. Cellesque nous concevons de cette seconde faon comme vraiesou comme relles, nous les concevons sous le caractre del'ternit 1. L'homme peut donc se comprendre de dou-ble faon : par son existence dans le temps, par son es-sence dans l'ternel. Mais tandis que par son existencedans le temps il est l'tre qui dpend de la naturenature, par son essence dans l'ternel il est l'tre qui ;relve de la nature naturante. De la totalit des causesexternes qui dans la dure le font tre et le limitent enl'expliquant, il remonte ce qui est au-dessus de toutedure la raison interne, la vraie cause de son tre. MaisDieu, qui est l'tre dont l'essence enveloppe l'existence,ne connat pas cette dualit de dterminations : il est desa nature dtermin tre ce qu'il est, produire cequ'il produit, et cette dtermination intrieure, absolu-

    1. Eth., v, prop. 29, Schol., t. I, p. 269.

  • 38 LES PRINCIPES MTAPHYSIQUESment spontane, est l'expression de sa