Deleuze Difference Et Repetition

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Difference et repetition, deleuze

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Un concept de diffrence implique une diffrence qui n'est pas seulement entre deux choses, et qui n'est pas non plus une simple diffrence conceptuelle. Faut-il aller jusqu' une diffrence infinie (thologie) ou se tourner vers une raison du sensible (physique) ? A quelles conditions constituer un pur concept de la diffrence ? GILLES DELEUZE Un concept de la rptition implique une rptition qui n'est pas seulement celle d'une mme chose ou d'un mme lment. Les choses ou les lments supposent une rptition plus profonde, rythmique. L'art n'est-il pas la recherche de cette rptition paradoxale, mais aussi la pense (Kierkegaard, Nietzsche, Pguy) ? Quelle chance y a-t-il pour que les deux concepts, de diffrence pure et de rptition profonde, se rejoignent et s'identifient ? G. D. Gilles Deleuze, n en 1925, professeur de philosophie, a enseign l'Universit de Paris VIII - Vincennes jusqu'en 1987. nu i i m ni:i ii 951016.. RHM? gl REPEfl '" Rea 186 FF 22409292/3/93 9 "7821 50455T6! i i il 11 pi n p. Porun 185 .OOf. 175.80F PIMTHE ESSAIS PHILOSOPHIQUES Collection fonde par Jean HyppoUte et dirige par Jean-Luc Marion DIFFERENCE ET RPTITION GILLES DELEUZE PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE isbn 3 13 045516 6 ISSN O768-O708 Dpt lgal 1 dition : 1968 7# dition : 1993, mars @ Presses Universitaires de France, 1968 Bibliothque de philosophie contemporaine 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris AVANT - PROPOS Les faiblesses d'un livre sont souvent la contrepartie d'intentions vides qu'on n'a pas su raliser. Une dclaration d'intention, en ce sens, tmoigne d'une relle modestie par rapport au livre idal. On dit souvent que les prfaces ne doivent tre lues qu' la fin. Inversement, les conclusions doivent tre lues d'abord ; c'est vrai de notre livre, o la conclusion pourrait rendre inutile la lecture du reste. Le sujet trait ici est manifestement dans l'air du temps. On peut en relever les signes : l'orientation de plus en plus accentue de Heidegger vers une philosophie de la Diffrence ontologique ; l'exercice du structuralisme fond sur une distribution de caractres diffrentiels dans un espace de coexistence ; l'art du roman contemporain qui tourne autour de la diffrence et de la rptition, non seulement dans sa rflexion la plus abstraite, mais dans ses techniques effectives ; la dcouverte dans toutes sortes de domaines d'une puissance propre de rptition, qui serait aussi

bien celle de l'inconscient, du langage, de l'art. Tous ces signes peuvent tre mis au compte d'un anti-hglianisme gnralis : la diffrence et la rptition ont pris la place de l'identique et du ngatif, de l'identit et de la contradiction. Car la diffrence n'implique le ngatif, et ne se laisse porter jusqu' la contradiction, que dans la mesure o l'on continue la subordonner l'identique. Le primat de l'identit, de quelque manire que celle-ci soit conue, dfinit le monde de la reprsentation. Mais la pense moderne nat de la faillite de la reprsentation, comme de la perte des identits, et de la dcouverte de toutes les forces qui agissent sous la reprsentation de l'identique. Le monde moderne est celui des simulacres. L'homme n'y survit pas Dieu, l'identit du sujet ne survit pas celle de la substance. Toutes les identits ne sont que simules, produites comme un effet optique, par un jeu plus profond qui est celui de la diffrence et de la rptition. Nous voulons penser la diffrence en 2 DIFFRENCE ET RPTITION elle-mme, et le rapport du diffrent avec le diffrent, indpendamment des formes de la reprsentation qui les ramnent au Mme et les font passer par le ngatif. Notre vie moderne est telle que, nous trouvant devant les rptitions les plus mcaniques, les plus strotypes, hors de nous et en nous, nous ne cessons d'en extraire de petites diffrences, variantes et modifications. Inversement, des rptitions secrtes, dguises et caches, animes par le dplacement perptuel d'une diffrence, restituent en nous et hors de nous des rptitions nues, mcaniques et strotypes. Dans le simulacre, la rptition porte dj sur des rptitions, et la diffrence porte dj sur des diffrences. Ce sont des rptitions qui se rptent, et le diffrenciant qui se diffrencie. La tche de la vie est de faire coexister toutes les rptitions dans un espace o se distribue la diffrence. A l'origine de ce livre, il y a deux directions de recherche : l'une, concernant un concept de la diffrence sans ngation, prcisment parce que la diffrence, n'tant pas subordonne l'identique, n'irait pas ou n'aurait pas aller jusqu' l'opposition et la contradiction l'autre, concernant un concept de la rptition, tel que les rptitions physiques, mcaniques ou nues (rptition du Mme) trouveraient leur raison dans les structures plus profondes d'une rptition cache o se dguise et se dplace un diffrentiel . Ces deux recherches se sont spontanment rejointes, parce que ces concepts d'une diffrence pure et d'une rptition complexe semblaient en toutes occasions se runir et se confondre. A la divergence et au dcentrement perptuels de la diffrence, correspondent troitement un dplacement et un dguisement dans la rptition. Il y a bien des dangers invoquer des diffrences pures, libres de l'identique, devenues indpendantes du ngatif. Le plus grand danger est de tomber dans les reprsentations de la belle-me : rien que des diffrences, conciliables et fdrables, loin des luttes sanglantes. La belle-me dit : nous sommes diffrents, mais non pas opposs... Et la notion de problme, que nous verrons lie celle de diffrence, semble elle aussi nourrir les tats d'une belle-me : seuls comptent les problmes et les questions... Toutefois, nous croyons que, lorsque les problmes atteignent au degr de posiliuit qui leur est propre, et lorsque la diffrence devient l'objet d'une affirmation correspondante, ils librent une puissance d'agression et de slection qui dtruit la belle-me, en la destituant de son identit mme et en brisant sa AVANT-PROPOS bonne volont. Le problmatique et le diffrentiel dterminent

des luttes ou des destructions par rapport auxquelles celles du ngatif ne sont plus que des apparences, et les vux de la belleme, autant de mystifications prises dans l'apparence. II appartient au simulacre, non pas d'tre une copie, mais de renverser toutes les copies, en renversant aussi les modles : toute pense devient une agression. Un livre de philosophie doit tre pour une part une espce trs particulire de roman policier, pour une autre part une sorte de science-fiction. Par roman policier, nous voulons dire que les concepts doivent intervenir, avec une zone de prsence, pour rsoudre une situation locale. Ils changent eux-mmes avec les problmes. Ils ont des sphres d'influence, o ils s'exercent, nous le verrons, en rapport avec des drames et par les voies d'une certaine cruaut . Ils doivent avoir une cohrence entre eux, mais cette cohrence ne doit pas venir d'eux. Ils doivent recevoir leur cohrence d'ailleurs. Tel est le secret de l'empirisme. L'empirisme n'est nullement une raction contre les concepts, ni un simple appel l'exprience vcue. Il entreprend au contraire la plus folle cration de concepts qu'on ait jamais vue ou entendue. L'empirisme, c'est le mysticisme du concept, et son mathmatisme. Mais prcisment il traite le concept comme l'objet d'une rencontre, comme un icimaintenant, ou plutt comme un Erewhon d'o sortent, inpuisables, les ici et les maintenant toujours nouveaux, autrement distribus. II n'y a que l'empiriste qui puisse dire : les concepts sont les choses mmes, mais les choses l'tat libre et sauvage, au-del des prdicats anthropologiques . Je fais, refais et dfais mes concepts partir d'un horizon mouvant, d'un centre toujours dcentr, d'une priphrie toujours dplace qui les rpte et les diffrencie. Il appartient la philosophie moderne de surmonter l'alternative temporel-intemporel, historique-ternel, particulier-universel. A la suite de Nietzsche, nous dcouvrons l'intempestif comme plus profond que le temps et l'ternit : la philosophie n'est ni philosophie de l'histoire, ni philosophie de l'ternel, mais intempestive, toujours et seulement intempestive, c'est--dire contre ce temps, en faveur, je l'espre, d'un temps venir . A la suite de Samuel Butler, nous dcouvrons le Erewhon, comme signifiant la fois le nulle part originaire, et le ici-maintenant dplac, dguis, modifi, toujours recr. Ni particularits empiriques, ni universel abs4 DIFFRENCE ET RPTITION trait : Cogito pour un moi dissous. Nous croyons un monde o les individuations sont impersonnelles, et les singularits, prindividuelles : la splendeur du on . D'o l'aspect de sciencefiction, qui drive ncessairement de ce Erewhon. Ce que ce livre aurait d rendre prsent, c'est donc l'approche d'une cohrence qui n'est pas plus la ntre, celle de l'homme, que celle de Dieu ou du monde. En ce sens, c'aurait d tre un livre apocalyptique (le troisime temps dans la srie du temps). Science-fiction, encore en un autre sens, o les faiblesses s'accusent. Comment faire pour crire autrement que sur ce qu'on ne sait pas, ou ce qu'on sait mal ? C'est l-dessus ncessairement qu'on imagine avoir quelque chose dire. On n'crit qu' la pointe de son savoir, cette pointe extrme qui spare notre savoir et notre ignorance, et qui fait passer l'un dans l'autre. C'est seulement de cette faon qu'on est dtermin crire. Combler l'ignorance, c'est remettre l'criture demain, ou plutt la rendre impossible. Peut-tre y a-t-il l un rapport de l'criture encore plus menaant que celui qu'elle est dite entretenir avec la mort, avec le silence. Nous avons donc parl de science, d'une manire

dont nous sentons bien, malheureusement, qu'elle n'tait pas scientifique. Le temps approche o il ne sera gure possible d'crire un livre de philosophie comme on en fait depuis si longtemps : Ah ! le vieux style... La recherche de nouveaux moyens d'expression philosophiques fut inaugure par Nietzsche, et doit tre aujourd'hui poursuivie en rapport avec le renouvellement de certains autres arts, par exemple le thtre ou le cinma. A cet gard, nous pouvons ds maintenant poser la question de l'utilisation de l'histoire de la philosophie. Il nous semble que l'histoire de la philosophie doit jouer un rle assez analogue celui d'un collage dans une peinture. L'histoire de la philosophie, c'est la reproduction de la philosophie mme. Il faudrait que le compte rendu en histoire de la philosophie agisse comme un vritable double, et comporte la modification maxima propre au double. (On imagine un Hegel philosophiquement barbu, un Marx philosophiquement glabre au mme titre qu'une Joconde moustachue). Il faudrait arriver raconter un livre rel de la philosophie passe comme si c'tait un livre imaginaire et feint. On sait que Borges excelle dans le compte rendu de livres imaginaires. Mais il va plus loin lorsqu'il considre un livre rel, par exemple le Don Quichotte, comme si c'tait un livre imaginaire, lui-mme A VANTPROPO.S > reproduit par un auteur imaginaire, Pierre Mnard, qu'il considre son tour comme rel. Alors la rptition la plus exacte, la plus stricte a pour corrlat le maximum de diffrence ( Le texte de Cervantes et celui de Mnard sont verbalement identiques, mais le second est presque infiniment plus riche... ). Les comptes rendus d'histoire de la philosophie doivent reprsenter une sorte de ralenti, de figeage ou d'immobilisation du texte : non seulement du texte auquel ils se rapportent, mais aussi du texte dans lequel ils s'insrent. Si bien qu'ils ont une existence double, et, pour double idal, la pure rptition du texte ancien et du texte actuel l'un dans l'autre. C'est pourquoi nous avons d parfois intgrer les notes historiques dans notre texte mme, pour approcher de cette double existence. Introduction RPTITION ET DIFFRENCE La rptition n'est pas la gnralit. La rptition doit tre distingue de la gnralit, de plusieurs faons. Toute formule impliquant leur confusion est fcheuse : ainsi quand nous disons que deux choses se ressemblent comme deux gouttes d'eau ; ou lorsque nous identifions il n'y a de science que du gnral et il n'y a de science que de ce qui se rpte . La diffrence est de nature entre la rptition et la ressemblance, mme extrme. La gnralit prsente deux grands ordres, l'ordre qualitatif des ressemblances et l'ordre quantitatif des quivalences. Les cycles et les galits en sont les symboles. Mais, de toute manire, la gnralit exprime un point de vue d'aprs lequel un terme peut tre chang contre un autre, un terme, substitu un autre. L'change ou la substitution des particuliers dfinit notre conduite correspondant la gnralit. C'est pourquoi les empiristes n'ont pas tort de prsenter l'ide gnrale comme une ide particulire en elle-mme, condition d'y joindre un sentiment de pouvoir la remplacer par toute autre ide particulire qui lui ressemble sous le rapport d'un mot. Au contraire, nous voyons bien que la rptition n'est une conduite ncessaire et fonde que par rapport ce qui ne peut tre remplac. La rp-

tition comme conduite et comme point de vue concerne une singularit inchangeable, insubstituable. Les reflets, les chos, les doubles, les mes ne sont pas du domaine de la ressemblance ou de l'quivalence ; et pas plus qu'il n'y a de substitution possible entre les vrais jumeaux, il n'y a possibilit d'changer son me. Si l'change est le critre de la gnralit, le vol et le don sont ceux de la rptition. Il y a donc une diffrence conomique entre les deux. Rpter, c'est se comporter, mais par rapport quelque chose d'unique ou de singulier, qui n'a pas de semblable ou d'quivalent. Et peut-tre cette rptition comme conduite externe fait-elle cho pour son compte une vibration plus 8 DIFFRENCE ET RPTITION secrte, une rptition intrieure et plus profonde dans le singulier qui l'anime. La fte n'a pas d'autre paradoxe apparent : rpter un irrecommenable . Non pas ajouter une seconde et une troisime fois la premire, mais porter la premire fois la o nime puissance. Sous ce rapport de la puissance, la rptition se renverse en s'intriorisant ; comme dit Pguy, ce n'est pas la fte de la Fdration qui commmore ou reprsente la prise de la Bastille, c'est la prise de la Bastille qui fte et qui rpte l'avance toutes les Fdrations ; ou c'est le premier nympha de Monet qui rpte tous les autres1. On oppose donc la gnralit, comme gnralit du particulier, et la rptition comme universalit du singulier. On rpte une uvre d'art comme singularit sans concept, et ce n'est pas par hasard qu'un pome doit tre appris par cur. La tte est l'organe des changes, mais le cur, l'organe amoureux de la rptition. (Il est vrai que la rptition concerne aussi la tte, mais prcisment parce qu'elle en est la terreur ou le paradoxe.) Pius Servien distinguait juste titre deux langages : le langage des sciences, domin par le symbole d'galit, et o chaque terme peut tre remplac par d'autres ; le langage lyrique, dont chaque terme, irremplaable, ne peut tre que rpt*. On peut toujours reprsenter la rptition comme une ressemblance extrme ou une quivalence parfaite. Mais, qu'on passe par degrs d'une chose une autre n'empche pas une diffrence de nature entre les deux choses. D'autre part, la gnralit est de l'ordre des lois. Mais la loi dtermine seulement la ressemblance des sujets qui y sont soumis, et leur quivalence des termes qu'elle dsigne. Loin de fonder la rptition, la loi montre plutt comment la rptition resterait impossible pour de purs sujets de la loi les particuliers. Elle les condamne changer. Forme vide de la diffrence, forme invariable de la variation, la loi astreint ses sujets ne l'illustrer qu'au prix de leurs propres changements. Sans doute y a-t-il des constantes autant que des variables dans les termes dsigns par la loi ; et dans la nature, des permanences, des persvrations, autant que des flux et des variations. Mais une persvration ne fait pas davantage une rptition. Les constantes d'une loi sont leur tour les variables d'une loi plus gnrale, un peu comme les plus durs rochers deviennent 1. Cf. Charles Pguy, Clio, 1917 (N.R.F., 33 d.), p. 45, p. 114. 2. Pius Servien, Principes d'esthtique (Boivin, 1935), pp. 3-5 j Science et posie (Flammarion, 1947), pp. 44-47. INTRODUCTION des matires molles et fluides l'chelle gologique d'un million d'annes. Et, chaque niveau, c'est par rapport de grands objets permanents dans la nature qu'un sujet de la loi prouve

sa propre impuissance rpter, et dcouvre que cette impuissance est dj comprise dans l'objet, rflchie dans l'objet permanent o il lit sa condamnation. La loi runit le changement des eaux la permanence du fleuve. De Watteau, lie Faure dit : Il avait plac ce qu'il y a de plus passager dans ce que notre regard rencontre de plus durable, l'espace et les grands bois. C'est la mthode xviii* sicle. Wolmar, dans La Nouvelle Hloset en avait fait un systme : l'impossibilit de la rptition, le changement comme condition gnrale laquelle la loi de la Nature semble condamner toutes les cratures particulires, tait saisi par rapport des termes fixes (sans doute eux-mmes variables par rapport d'autres permanences, en fonction d'autres lois plus gnrales). Tel est le sens du bosquet, de la grotte, de l'objet sacr . Saint-Preux apprend qu'il ne peut pas rpter, non seulement en raison de ses changements et de ceux de Julie, mais en raison des grandes permanences de la nature, qui prennent une valeur symbolique, et ne l'excluent pas moins d'une vraie rptition. Si la rptition est possible, elle est du miracle plutt que de la loi. Elle est contre la loi : contre la forme semblable et le contenu quivalent de la loi. Si la rptition peut tre trouve, mme dans la nature, c'est au nom d'une puissance qui s'affirme contre la loi, qui travaille sous les lois, peut-tre suprieure aux lois. Si la rptition existe, elle exprime la fois une singularit contre le gnral, une universalit contre le particulier, un remarquable contre l'ordinaire, une instantanit contre la variation, une ternit contre la permanence. A tous gards, la rptition, c'est la transgression. Elle met en question la loi, elle en dnonce le caractre nominal ou gnral, au profit d'une ralit plus profonde et plus artiste. Il semble difficile pourtant de nier tout rapport de la rptition avec la loi, du point de vue de l'exprimentation scientifique elle-mme. Mais nous devons demander dans quelles conditions l'exprimentation assure une rptition. Les phnomnes de la nature se produisent l'air libre, toute infrence tant possible dans de vastes cycles de ressemblance : c'est en ce sens que tout ragit sur tout, et que tout ressemble tout (ressemblance du divers avec soi). Mais l'exprimentation constitue des milieux relativement clos, dans lesquels nous dfinissons un phnomne en fonction d'un petit nombre de facteurs slectionns (deux au minimum, par exemple l'espace et le temps pour le mouvement 10 DIFFRENCE ET RPTITION d'un corps en gnral dans le vide). Il n'y a pas lieu, ds lors, de s'interroger sur l'application des mathmatiques la physique : la physique est immdiatement mathmatique, les facteurs retenus ou les milieux clos constituant aussi bien des systmes de coordonnes gomtriques. Dans ces conditions, le phnomne apparat ncessairement comme gal une certaine relation quantitative entre facteurs slectionns. Il s'agit donc, dans l'exprimentation, de substituer un ordre de gnralit un autre : un ordre d'galit un ordre de ressemblance. On dfait les ressemblances, pour dcouvrir une galit qui permet d'identifier un phnomne dans les conditions particulires de l'exprimentation. La rptition n'apparat ici que dans le passage d'un ordre de gnralit l'autre, affleurant la faveur, l'occasion de ce passage. Tout se passe comme si la rptition pointait dans un instant, entre les deux gnralits, sous deux gnralits. Mais l encore, on risque de prendre pour une diffrence de degr ce qui diffre en nature. Car la gnralit ne reprsente et ne suppose qu'une rptition hypothtique : si les mmes circonstances sont

donnes, alors... Cette formule signifie : dans des totalits semblables, on pourra toujours retenir et slectionner des facteurs identiques qui reprsentent l'tre-gal du phnomne. Mais on ne rend compte ainsi ni de ce qui pose la rptition, ni de ce qu'il y a de catgorique ou de ce qui vaut en droit dans la rptition (ce qui vaut en droit, c'est n fois comme puissance d'une seule fois, sans qu'il y ait besoin de passer par une seconde, une troisime fois). Dans son essence, la rptition renvoie une puissance singulire qui diffre en nature de la gnralit, mme quand elle profite, pour apparatre, du passage artificiel d'un ordre gnral l'autre. L'erreur stocienne , c'est d'attendre la rptition de la loi de nature. Le sage doit se convertir en vertueux ; le rve de trouver une loi qui rendrait la rptition possible passe du ct de la loi morale. Toujours une tche recommencer, une fidlit reprendre dans une vie quotidienne qui se confond avec la raffirmation du Devoir. Bchner fait dire Danton : C'est bien fastidieux d'enfiler d'abord sa chemise, puis sa culotte, et le soir de se traner au lit et le matin de se traner hors du lit, et de mettre toujours un pied devant l'autre. Il n'y a gure d'espoir que cela change jamais. Il est fort triste que des millions de gens aient fait ainsi et que d'autres millions le fassent encore aprs nous, et que par-dessus le march nous soyons constitus de deux moitis qui font toutes deux la mme chose, de sorte que tout se produit deux fois, Mais quoi servirait la loi morale, si elle ne sanctifiait INTRODUCTION 11 la ritration, et surtout si elle ne la rendait possible, nous donnant un pouvoir lgislatif dont nous exclut la loi de nature ? Il arrive que le moraliste prsente les catgories du Bien et du Mal sous les espces suivantes : chaque fois que nous essayons de rpter selon la nature, comme tres de la nature (rptition d'un plaisir, d'un pass, d'une passion), nous nous lanons dans une tentative dmoniaque, dj maudite, qui n'a pas d'autre issue que le dsespoir ou l'ennui. Le Bien, au contraire, nous donnerait la possibilit de la rptition, et du succs de la rptition, et de la spiritualit de la rptition, parce qu'il dpendrait d'une loi qui ne serait plus celle de la nature, mais celle du devoir, et dont nous ne serions pas sujets sans tre aussi lgislateurs, comme tres moraux. Et ce que Kant appelle la plus haute preuve, qu'est-ce, sinon une preuve de pense qui doit dterminer ce qui peut tre reproduit en droit, c'est--dire ce qui peut tre rpt sans contradiction sous la forme de la loi morale ? L'homme du devoir a invent une preuve de la rptition, il a dtermin ce qui pouvait tre rpt du point de vue du droit. Il estime donc avoir vaincu la fois le dmoniaque et le fastidieux. Et tel un cho des soucis de Danton, telle une rponse ces soucis, n'y a-t-il pas du moralisme jusque dans l'tonnant support-chaussettes que Kant s'tait confectionn, dans cet appareil rptition que ses biographes dcrivent avec tant de prcision, comme dans la fixit de ses promenades quotidiennes (au sens o la ngligence de la toilette et le manque d'exercice font partie des conduites dont la maxime ne peut pas sans contradiction tre pense comme loi universelle, ni donc faire l'objet d'une rptition de droit) ? Mais l'ambigut de la conscience est celle-ci : elle ne peut se penser qu'en posant la loi morale extrieure, suprieure, indiffrente la loi de nature, mais elle ne peut penser l'application de la loi morale qu'en restaurant en elle-mme l'image et le modle de la loi de nature. Si bien que la loi morale, loin de nous

donner une vraie rptition, nous laisse encore dans la gnralit. La gnralit, cette fois, n'est plus celle de la nature, mais celle de l'habitude comme seconde nature. Il est vain d'invoquer l'existence d'habitudes immorales, de mauvaises habitudes ; ce qui est moral essentiellement, ce qui a la forme du bien, c'est la forme de l'habitude ou, comme disait Bergson, l'habitude de prendre des habitudes (le tout de l'obligation). Or, dans ce tout ou cette gnralit de l'habitude, nous retrouvons les deux grands ordres : celui des ressemblances, dans la conformit variable des lments d'action par rapport un modle suppos, tant que 12 DIFFRENCE ET RPTITION l'habitude n'est pas prise ; celui des quivalences, avec l'galit des lments d'action dans des situations diverses, ds que l'habitude est prise. Si bien que jamais l'habitude ne forme une vritable rptition : tantt c'est l'action qui change, et se perfectionne, une intention restant constante ; tantt l'action reste gale, dans des intentions et des contextes diffrents. L encore, si la rptition est possible, elle n'apparat qu'entre ces deux gnralits, de perfectionnement et d'intgration, sous ces deux gnralits, quitte les renverser, tmoignant d'une tout autre puissance. Si la rptition est possible, c'est contre la loi morale autant que contre la loi de nature. On connat deux manires de renverser la loi morale. Tantt par une remonte dans les principes : on conteste l'ordre de la loi comme secondaire, driv, emprunt, gnral ; on dnonce dans la loi un principe de seconde main, qui dtourne une force ou usurpe une puissance originelles. Tantt, au contraire, la loi est d'autant mieux renverse qu'on descend vers les consquences, qu'on s'y soumet avec une minutie trop parfaite ; c'est force d'pouser la loi qu'une me faussement soumise arrive la tourner, et goter aux plaisirs qu'elle tait cense dfendre. On le voit bien dans toutes les dmonstrations par l'absurde, dans les grves du zle, mais aussi dans certains comportements masochistes de drision par soumission. La premire manire de renverser la loi est ironique, et l'ironie y apparat comme un art des principes, de la remonte vers les principes, et du renversement des principes. La seconde est l'humour, qui est un art des consquences et des descentes, des suspens et des chutes. Faut-il comprendre que la rptition surgit dans ce suspens comme dans cette remonte, comme si l'existence se reprenait et se ritrait en elle-mme, ds qu'elle n'est plus contrainte par les lois ? La rptition appartient l'humour et l'ironie ; elle est par nature transgression, exception, manifestant toujours une singularit contre les particuliers soumis la loi, un universel contre les gnralits qui font loi. Il y a une force commune Kierkegaard et Nietzsche. (Il faudrait y joindre Pguy pour former le triptyque du pasteur, de l'antchrist et du catholique. Chacun des trois, sa manire, fit de la rptition non seulement une puissance propre du langage et de la pense, un pathos et une pathologie suprieure, mais la catgorie fondamentale de la philosophie de l'avenir. A INTRODUCTION 13 chacun correspond un Testament, et aussi un Thtre, une conception du thtre, et un personnage minent dans ce thtre comme hros de la rptition : Job-Abraham, Dionysos-Zarathoustra, Jeanne d'Arc-Clio). Ce qui les spare est considrable, manifeste, bien connu. Mais rien n'effacera cette prodigieuse rencontre autour d'une pense de la rptition : ils opposent la

rptition toutes les formes de la gnralit. Et le mot rptition , ils ne le prennent pas de manire mtaphorique, ils ont au contraire une certaine manire de le prendre la lettre, et de le faire passer dans le style. On peut, on doit d'abord numroter les principales propositions qui marquent entre eux la concidence : 1 Faire de la rptition mme quelque chose de nouveau ; la lier une preuve, une slection, une preuve slective ; la poser comme objet suprme de la volont et de la libert. Kierkegaard prcise : non pas tirer de la rptition quelque chose de nouveau, non pas lui soutirer quelque chose de nouveau. Car seule la contemplation, l'esprit qui contemple du dehors, soutire . Il s'agit au contraire d'agir, de faire de la rptition comme telle une nouveaut, c'est--dire une libert et une tche de la libert. Et Nietzsche : librer la volont de tout ce qui l'enchane en faisant de la rptition l'objet mme du vouloir. Sans doute la rptition est-elle dj ce qui enchane ; mais si l'on meurt de la rptition, c'est elle aussi qui sauve et qui gurit, et qui gurit d'abord de l'autre rptition. Dans la rptition, il y a donc la fois tout le jeu mystique de la perte et du salut, tout le jeu thtral de la mort et de la vie, tout le jeu positif de la maladie et de la sant (cf. Zarathoustra malade et Zarathoustra convalescent, par une seule et mme puissance qui est celle de la rptition dans l'ternel retour). 2 Ds lors, opposer la rptition aux lois de la Nature. Kierkegaard dclare qu'il ne parle mme pas du tout de la rptition dans la nature, des cycles ou des saisons, des changes et des galits. Bien plus : si la rptition concerne le plus intrieur de la volont, c'est parce que tout change autour de la volont, conformment la loi de nature. D'aprs la loi de nature, la rptition est impossible. C'est pourquoi Kierkegaard condamne, sous le nom de rptition esthtique, tout effort pour obtenir la rptition des lois de la nature, non seulement comme l'picurien, mais ft-ce comme le stocien, en s'identifiant au principe qui lgifre. On dira que, chez Nietzsche, la situation n'est pas 14 DIFFRENCE ET RPTITION si claire. Pourtant les dclarations de Nietzsche sont formelles. S'il dcouvre la rptition dans la Physis elle-mme, c'est parce qu'il dcouvre dans la Physis quelque chose de suprieur au rgne des lois : une volont se voulant elle-mme travers tous les changements, une puissance contre la loi, un intrieur de la terre qui s'oppose aux lois de la surface. Nietzsche oppose son hypothse l'hypothse cyclique. Il conoit la rptition dans l'ternel retour comme tre, mais il oppose cet tre toute forme lgale, l'tre-semblable autant qu' l'tre-gal. Et comment le penseur qui poussa le plus loin la critique de la notion de loi pourrait-il rintroduire l'ternel retour comme loi de la nature ? Comment lui, connaisseur des Grecs, serait-il fond estimer sa propre pense prodigieuse et nouvelle, s'il se contentait de formuler cette platitude naturelle, cette gnralit de la nature bien connue des Anciens ? A deux reprises, Zarathoustra corrige les mauvaises interprtations de l'ternel retour : avec colre, contre son dmon ( Esprit de lourdeur... ne simplifie pas trop de choses 1 ) ; avec douceur, contre ses animaux ( 0 espigles, ressasseurs... vous en avez dj fait une rengaine ! ). La rengaine, c'est l'ternel retour comme cycle ou circulation, comme tre-semblable et comme tre-gal, bref comme certitude animale naturelle et comme loi sensible de la nature elle-mme.

3 Opposer la rptition la loi morale, en faire la suspension de l'thique, la pense de par-del le bien et le mal. La rptition apparat comme le logos du solitaire, du singulier, le logos du penseur priv . Chez Kierkegaard et chez Nietzsche, se dveloppe l'opposition du penseur priv, du penseur-comte, porteur de la rptition, avec le professeur public, docteur de la loi, dont le discours de seconde main procde par mdiation et prend sa source moralisante dans la gnralit des concepts (cf. Kierkegaard contre Hegel, Nietzsche contre Kant et Hegel, et de ce point de vue Pguy contre la Sorbonne). Job est la contestation infinie, Abraham, la rsignation infinie, mais les deux sont une seule et mme chose. Job met en question la loi, de manire ironique, refuse toutes les explications de seconde main, destitue le gnral pour atteindre au plus singulier comme principe, comme universel. Abraham se soumet humoristiquement la loi, mais retrouve prcisment dans cette soumission la singularit du fils unique que la loi commandait de sacrifier. Telle que l'entend Kierkegaard, la rptition est le corrlat transcendant commun de la contestation et de la rsignation INTRODUCTION 15 comme intentions psychiques. (Et l'on retrouverait les deux aspects dans le ddoublement de Pguy, Jeanne d'Arc et Gervaise.) Dans l'athisme clatant de Nietzsche, la haine de la loi et Vamor fali, l'agressivit et le consentement sont le double visage de Zarathoustra, recueilli de la Bible et retourn contre elle. D'une certaine manire encore, on voit Zarathoustra rivaliser avec Kant, avec l'preuve de la rptition dans la loi morale. L'ternel retour se dit : quoi que tu veuilles, veuille-le de telle manire que tu en veuilles aussi l'ternel retour. Il y a l un formalisme qui renverse Kant sur son propre terrain, une preuve qui va plus loin, puisque, au lieu de rapporter la rptition une loi morale suppose, elle semble faire de la rptition mme la seule forme d'une loi par-del la morale. Mais en ralit, c'est encore plus compliqu. La forme de la rptition dans l'ternel retour, c'est la forme brutale de l'immdiat, celle de l'universel et du singulier runis, qui dtrne toute loi gnrale, fait fondre les mdiations, prir les particuliers soumis la loi. Il y a un au-del de la loi, et un en-de de la loi, qui s'unissent dans l'ternel retour comme l'ironie et l'humour noirs de Zarathoustra. 4 Opposer la rptition non seulement aux gnralits de l'habitude, mais aux particularits de la mmoire. Car peuttre est-ce l'habitude qui arrive tirer quelque chose de nouveau d'une rptition contemple du dehors. Dans l'habitude, nous n'agissons qu' condition qu'il y ait en nous un petit Moi qui contemple : c'est lui qui extrait le nouveau, c'est--dire le gnral, de la pseudo-rptition des cas particuliers. Et la mmoire, peut-tre, retrouve les particuliers fondus dans la gnralit. Peu importent ces mouvements psychologiques ; chez Nietzsche et chez Kierkegaard, ils s'effacent devant la rptition pose comme la double condamnation de l'habitude et de la mmoire. C'est par l que la rptition est la pense de l'avenir : elle s'oppose la catgorie antique de la rminiscence, et la catgorie moderne de l'habiius. C'est dans la rptition, c'est par la rptition que l'Oubli devient une puissance positive, et l'inconscient, un inconscient suprieur positif (par exemple l'oubli comme force fait partie intgrante de l'exprience vcue de l'ternel retour). Tout se rsume dans la puissance. Lorsque Kierkegaard parle de la rptition comme de la seconde puissance de la conscience, seconde ne signifie pas une deuxime

fois, mais l'infini qui se dit d'une seule fois, l'ternit qui se dit d'un instant, l'inconscient qui se dit de la conscience, la puissance n . Et quand Nietzsche prsente l'ternel retour comme 16 DIFFRENCE ET RPTITION l'expression immdiate de la volont de puissance, volont de puissance ne signifie nullement vouloir la puissance , mais au contraire : quoi qu'on veuille, porter ce qu'on veut la nime puissance, c'est--dire en dgager la forme suprieure, grce l'opration slective de la pense dans l'ternel retour, grce la singularit de la rptition dans l'temel retour lui-mme. Forme suprieure de tout ce qui est, voil l'identit immdiate de l'ternel retour et du surhomme1. Nous ne suggrons aucune ressemblance entre le Dionysos de Nietzsche et le Dieu de Kierkegaard. Au contraire, nous supposons, nous croyons que la diffrence est infranchissable. Mais d'autant plus : d'o vient la concidence sur le thme de la rptition, sur cet objectif fondamental, mme si cet objectif est conu de faon diverse ? Kierkegaard et Nietzsche sont de ceux qui apportent la philosophie de nouveaux moyens d'expression. On parle volontiers, leur propos, d'un dpassement de la philosophie. Or ce qui est en question dans toute leur uvre, c'est le mouvement. Ce qu'ils reprochent Hegel, c'est d'en rester au faux mouvement, au mouvement logique abstrait, c'est--dire la mdiation . Us veulent mettre la mtaphysique en mouvement, en activit. Ils veulent la faire passer l'acte, et aux actes immdiats. Il ne leur suffit donc pas de proposer une nouvelle reprsentation du mouvement ; la reprsentation est dj mdiation. Il s'agit au contraire de produire dans l'uvre un mouvement capable d'mouvoir l'esprit hors de toute reprsentation ; il s'agit de faire du mouvement luimme une uvre, sans interposition ; de substituer des signes directs des reprsentations mdiates ; d'inventer des vibrations, des rotations, des tournoiements, des gravitations, des danses ou des sauts qui atteignent directement l'esprit. Cela, c'est une ide d'homme de thtre, une ide de metteur en scne 1. Dans la comparaison qui prcde, les textes auxquels nous nous rfrons sont parmi les plus connus de Nietzsche et de Kierkegaard. Pour Kierkegaard, il s'agit de : La rptition (trad. et d. Tisseau) ; des passages du Journal (IV, B 117, publis en appendice de la traduction Tisseau) ; Crainte et tremblement ; la note trs importante du Concept d'angoisse (trad. Ferlov et Gteau, N.R.F., pp. 26:28). Et sur la critique de la mmoire, cf. Miellea philosophique/ et Etapes sur le chemin de la vie. Quant Nietzsche, Zarathoustra (surtout II, Del rdemption; etles deux grands passages du livre III, Del vision et de l'nigme et Le convalescent , l'un concernant Zarathoustra malade et discutant avec son dmon, l'autre, Zarathoustra convalescent discutant avec ses animaux) ; mais aussi Les notes de 1881-1882 (o Nietzsche oppose explicitement son hypothse l'hypothse cyclique, et critique toutes les notions de ressemblance, d galit, d'quilibre et d'identit. Cf. Volont de puissance, trad. Bianquis, N.R.F., t. I, pp. 295-301). Pour Pguy, enfin, on se reportera essentiellement Jeanne d'Arc et Clio. INTRODUCTION 17 en avance sur son temps. C'est en ce sens que quelque chose de tout fait nouveau commence avec Kierkegaard et Nietzsche. Ils ne rflchissent plus sur le thtre la manire hglienne. Ils ne font pas davantage un thtre philosophique. Ils inventent, dans la philosophie, un incroyable quivalent de thtre, et par l fondent ce thtre de l'avenir en mme temps qu'une philosophie nouvelle. On dira que, au moins du point de vue

thtre, il n'y a pas du tout ralisation ; ni Copenhague vers 1840 et la profession de pasteur, ni Bayreuth et la rupture avec Wagner, n'taient des conditions favorables. Une chose est certaine, pourtant : quand Kierkegaard parle du thtre antique et du drame moderne, on a dj chang d'lment, on ne se trouve plus dans l'lment de la rflexion. On dcouvre un penseur qui vit le problme des masques, qui prouve ce vide intrieur qui est le propre du masque, et qui cherche le combler, le remplir, ft-ce par l'absolument diffrent , c'est--dire en y mettant toute la diffrence du fini et de l'infini, et en crant ainsi l'ide d'un thtre de l'humour et de la foi. Quand Kierkegaard explique que le chevalier de la foi ressemble s'y mprendre un bourgeois endimanch, il faut prendre cette indication philosophique comme une remarque de metteur en scne, montrant comment le chevalier de la foi doit tre jou. Et quand il commente Job ou Abraham, quand il imagine les variantes du conte Agns et le Triton, la manire ne trompe pas, c'est une manire de scnario. Jusque dans Abraham et dans Job, rsonne la musique de Mozart ; et il s'agit de sauter , sur l'air de cette musique. Je ne regarde qu'aux mouvements , voil une phrase de metteur en scne, qui pose le plus haut problme thtral, le problme d'un mouvement qui atteindrait directement l'me, et qui serait celui de l'me1. A plus forte raison pour Nietzsche. La Naissance de la Tragdie n'est pas une rflexion sur le thtre antique, mais la fondation pratique d'un thtre de l'avenir, l'ouverture d'une voie dans laquelle Nietzsche croit encore possible de pousser Wagner. Et la rupture avec Wagner n'est pas affaire de thorie ; elle n'est pas non plus affaire de musique ; elle concerne le rle 1. Cf. Kierkegaard, Crainte et tremblement (trad. Tisseau, Aubier, pp. 52-67) sur la nature du mouvement rel, qui est rptition et non pas mdiation, et qui s'oppose au faux mouvement logique abstrait de Hegel, cf. les remarques du Journal, en appendice la Rptition, trad.-d. Tisseau. On trouve aussi chez Pguy une critique profonde du t mouvement logique . Pguy dnonce celui-ci comme un pseudo-mouvement, conservateur, accumulateur et capitalisateur : cf. Clio, N.R.F., pp. 45 sq. C'est proche de la criti que kierkegaardienne. 18 DIFFRENCE ET RPTITION respectif du texte, de l'histoire, du bruit, de la musique, de la lumire, de la chanson, de la danse et du dcor dans ce thtre dont Nietzsche rve. Zarathoustra reprend les deux tentatives dramatiques sur Empdocle. Et si Bizet est meilleur que Wagner, c'est du point de vue du thtre et pour les danses de Zarathoustra. Ce que Nietzsche reproche Wagner, c'est d'avoir renvers et dnatur le mouvement : nous avoir fait patauger et nager, un thtre nautique, au lieu de marcher et danser. Zarathoustra est conu tout entier dans la philosophie, mais aussi tout entier pour la scne. Tout y est sonoris, visualis, mis en mouvement, en marche et en danse. Et comment le lire sans chercher le son exact du cri de l'homme suprieur, comment lire le prologue sans mettre en scne le funambule qui ouvre toute l'histoire ? A certains moments, c'est un opra bouffe sur des choses terribles ; et ce n'est pas par hasard que Nietzsche parle du comique du surhumain. Qu'on se rappelle la chanson d'Ariane, mise dans la bouche du vieil Enchanteur : deux masques, ici, sont superposs celui d'une jeune femme, presque d'une Kor, qui vient s'appliquer sur un masque de vieillard rpugnant. L'acteur doit jouer le rle d'un vieillard en train de jouer le

rle de la Kor. Et l aussi pour Nietzsche, il s'agit de combler le vide intrieur du masque dans un espace scnique : en multipliant les masques superposs, en inscrivant dans cette superposition l'omniprsence de Dionysos, en y mettant l'infini du mouvement rel comme la diffrence absolue dans la rptition de l'ternel retour. Lorsque Nietzsche dit que le surhomme ressemble Borgia plutt qu' Parsifal, lorsqu'il suggre que le surhomme participe la fois de l'ordre des Jsuites et du corps des officiers prussiens, l encore, on ne peut comprendre ces textes qu'en les prenant pour ce qu'ils sont, des remarques de metteur en scne indiquant comment le surhomme doit tre jou . Le thtre, c'est le mouvement rel ; et de tous les arts qu'il utilise, il extrait le mouvement rel. Voil qu'on nous dit : ce mouvement, l'essence et l'intriorit du mouvement, c'est la rptition, non pas l'opposition, non pas la mdiation. Hegel est dnonc comme celui qui propose un mouvement du concept abstrait, au lieu du mouvement de la Physis et de la Psych. Hegel substitue le rapport abstrait du particulier avec le concept en gnral, au vrai rapport du singulier et de l'universel dans l'Ide. Il en reste donc l'lment rflchi de la reprsentation , la simple gnralit. Il reprsente des concepts, au lieu de dramatiser les Ides : il fait un faux thtre, un faux drame, un INTRODUCTION 19 faux mouvement. Il faut voir comme Hegel trahit et dnature l'immdiat pour fonder sa dialectique sur cette incomprhension, et introduire la mdiation dans un mouvement qui n'est plus que celui de sa propre pense, et des gnralits de cette pense. Les successions spculatives remplacent les coexistences, les oppositions viennent recouvrir et cacher les rptitions. Quand on dit que le mouvement, au contraire, c'est la rptition, et que c'est l notre vrai thtre, on ne parle pas de l'effort de l'acteur qui rpte dans la mesure o la pice n'est pas encore sue. On pense l'espace scnique, au vide de cet espace, la manire dont il est rempli, dtermin, par des signes et des masques, travers lesquels l'acteur joue un rle qui joue d'autres rles, et comment la rptition se tisse d'un point remarquable un autre en comprenant en soi les diffrences. (Quand Marx critique aussi le faux mouvement abstrait ou la mdiation des hgliens, il se trouve lui-mme port une ide, qu'il indique plutt qu'il ne la dveloppe, ide essentiellement thtrale : pour autant que l'histoire est un thtre, la rptition, le tragique et le comique dans la rptition, forment une condition du mouvement, sous laquelle les acteurs ou les hros produisent dans l'histoire quelque chose d'effectivement nouveau.) Le thtre de la rptition s'oppose au thtre de la reprsentation, comme le mouvement s'oppose au concept et la reprsentation qui le rapporte au concept. Dans le thtre de la rptition, on prouve des forces pures, des tracs dynamiques dans l'espace qui agissent sur l'esprit sans intermdiaire, et qui l'unissent directement la nature et l'histoire, un langage qui parle avant les mots, des gestes qui s'laborent avant les corps organiss, des masques avant les visages, des spectres et des fantmes avant les personnages tout l'appareil de la rptition comme puissance terrible . Il devient ais, alors, de parler des diffrences entre Kierkegaard et Nietzsche. Mais mme cette question ne doit plus tre pose au niveau spculatif d'une nature ultime du Dieu d'Abraham ou du Dionysos de Zarathoustra. Il s'agit plutt de savoir ce que veut dire faire le mouvement , ou rpter, obtenir

la rptition. S'agit-il de sauter, comme le croit Kierkegaard ? Ou bien s'agit-il de danser, comme pense Nietzsche, qui n'aime pas que l'on confonde danser avec sauter (seul le singe de Zarathoustra, son dmon, son nain, son bouffon, saute)1. Kierke1. Cf. Nietzsche, Zarathoustra, liv. III, Des vieilles et des nouvelles tables i, 4 : < Mais le bouffon seul pense : on peut aussi sauter par-dessus l'homme. 20 DIFFRENCE ET RPTITION gaard nous propose un thtre de la foi ; et ce qu'il oppose au mouvement logique, c'est le mouvement spirituel, le mouvement de la foi. Aussi peut-il nous convier dpasser toute rptition esthtique, dpasser l'ironie et mme l'humour, tout en sachant, avec souffrance, qu'il nous propose seulement l'image esthtique, ironique et humoristique d'un tel dpassement. Chez Nietzsche, c'est un thtre de l'incroyance, du mouvement comme Physis, dj un thtre de la cruaut. L'humour et l'ironie y sont indpassables, oprant au fond de la nature. Et que serait l'ternel retour, si l'on oubliait qu'il est un mouvement vertigineux, qu'il est dou d'une force de slectionner, d'expulser comme de crer, de dtruire comme de produire, non pas de faire revenir le Mme en gnral ? La grande ide de Nietzsche, c'est de fonder la rptition dans l'ternel retour la fois sur la mort de Dieu et sur la dissolution du Moi. Mais dans le thtre de la foi, l'alliance est tout autre ; Kierkegaard la rve entre un Dieu et un moi retrouvs. Toutes sortes de diffrences s'enchanent : le mouvement est-il dans la sphre de l'esprit, ou bien dans les entrailles de la terre, qui ne connat ni Dieu ni moi ? O se trouvera-t-il mieux protg contre les gnralits, contre les mdiations ? La rptition est-elle surnaturelle, dans la mesure o elle est au-dessus des lois de la nature ? Ou bien est-elle le plus naturel, volont de la Nature en elle-mme et se voulant elle-mme comme Physis, parce que la nature est par elle-mme suprieure ses propres rgnes et ses propres lois ? Kierkegaard, dans sa condamnation de la rptition esthtique , n'a-t-il pas mlang toutes sortes de choses : une pseudo-rptition qu'on attribuerait aux lois gnrales de la nature, une vraie rptition dans la nature elle-mme ; une rptition des passions sur un mode pathologique, une rptition dans l'art et l'uvre d'art ? Nous ne pouvons maintenant rsoudre aucun de ces problmes ; il nous a suffi de trouver la confirmation thtrale d'une diffrence irrductible entre la gnralit et la rptition. Rptition et gnralit s'opposaient du point de vue de la conduite et du point de vue de la loi. Il faut encore prciser la troisime opposition, du point de vue du concept ou de la reprsentation. Posons une question quid juris : le concept peut tre en droit celui d'une chose particulire existante, ayant alors une comprhension infinie. La comprhension infinie est le oorilat d'une extension == 1. Il importe fort que cet infini de la INTRODUCTION 21 comprhension soit pos comme actuel, non pas comme virtuel ou simplement indfini. C'est cette condition que les prdicats comme moments du concept se conservent, et ont un effet dans le sujet auquel ils s'attribuent. La comprhension infinie rend ainsi possible la remmoration et la rcognition, la mmoire et la conscience de soi (mme quand ces deux facults ne sont pas infinies pour leur compte). On appelle reprsentation le rapport du concept et de son objet, sous ce double aspect, tel qu'il se trouve effectu dans cette mmoire et celte conscience de soi.

On peut en tirer 1rs principes d'un leibnizianisme vulgaris. D'aprs un principe de diffrence, toute dtermination est conceptuelle en dernire instance, ou fait actuellement partie de la comprhension d'un concept. D'aprs un principe de raison suffisante, il y a toujours un concept par chose particulire. D'aprs la rciproque, principe des indiscernables, il y a une chose et une seule par concept. L'ensemble de ces principes forme l'exposition de la diffrence comme diffrence conceptuelle, ou le dveloppement de la reprsentation comme mdiation. Mais un concept peut toujours tre bloqu, au niveau de chacune de ses dterminations, de chacun des prdicats qu'il comprend. Le propre du prdicat comme dtermination, c'est de rester fixe dans le concept, tout en devenant autre dans la chose (animal devient autre en homme et en cheval, humanit, autre en Pierre et Paul). C'est mme pourquoi la comprhension du concept est infinie : devenu autre dans la chose, le prdicat est comme l'objet d'un autre prdicat dans le concept. Mais c'est pourquoi aussi chaque dtermination reste gnrale ou dfinit une ressemblance, en tant que fixe dans le concept et convenant en droit h une infinit de choses. Le concept, ici, est donc constitu de telle faon que sa comprhension va l'infini dans son usage rel, mais est toujours passible d'un blocage artificiel dans son usage logique. Toute limitation logique de la comprhension du concept le dote d'une extension suprieure 1, infinie en droit, donc d'une gnralit telle qu'aucun individu existant ne peut lui correspondre hic el nunc (rgle du rapport inverse de la comprhension et de l'extension). Ainsi le principe de diffrence, comme diffrence dans le concept, ne s'oppose pas, mais au contraire laisse le plus grand jeu possible l'apprhension des ressemblances. Dj, du point de vue des devinettes, la question quelle diffrence y a-t-il ? peut toujours se transformer en : quelle ressemblance y a-t-il ? Mais surtout, dans les classifications, la dtermination des espces implique et suppose une valuation continue des ressemblances. Sans doute la ressem22 DIFFRENCE ET RPTITION blance n'est pas une identit partielle ; mais c'est seulement parce que le prdicat dans le concept, en vertu de son devenirautre dans la chose, n'est pas une partie de cette chose. Nous voudrions marquer la diffrence entre ce type de blocage artificiel et un tout autre type, qu'on doit appeler blocage naturel du concept. L'un renvoie la simple logique, mais l'autre, une logique transcendantale ou une dialectique de l'existence. Supposons en effet qu'un concept, pris un moment dtermin o sa comprhension est finie, se voit assigner de force une place dans l'espace et dans le temps, c'est--dire une existence correspondant normalement l'extension = 1. On dirait alors qu'un genre, une espce, passe l'existence hic et nunc sans augmentation de comprhension. Il y a dchirement entre cette extension = 1 impose au concept et l'extension = oo qu'exige en principe sa comprhension faible. Le rsultat va tre une extension discrte , c'est--dire un pullulement d'individus absolument identiques quant au concept, et participant de la mme singularit dans l'existence (paradoxe des doubles ou des jumeaux)1. Ce phnomne d'extension discrte implique un blocage naturel du concept, qui diffre en nature du blocage logique : il forme une vraie rptition dans l'existence, au lieu de constituer un ordre de ressemblance dans la pense. Il y a une grande diffrence entre la gnralit, qui dsigne toujours une puissance logique du concept, et la rptition, qui tmoigne de son impuissance ou de sa limite relle. La rptition, c'est le fait pur d'un concept

comprhension finie, forc de passer comme tel l'existence : connaissons-nous des exemples d'un tel passage ? L'atome picurien serait un de ces exemples ; individu localis dans l'espace, il n'en a pas moins une comprhension pauvre, qui se rattrape en extension discrte, au point qu'il existe une infinit d'atomes de mme forme et de mme taille. Mais on peut douter de l'existence de l'atome picurien. En revanche, on ne peut douter de l'existence des mots, qui sont d'une certaine manire des atomes linguistiques. Le mot possde une comprhension ncessairement finie, puisqu'il est par nature objet d'une dfinition seulement nominale. Nous disposons l d'une raison pour laquelle la comprhension du concept ne peut pas aller l'infini : on ne dfinit un mot que par un nombre fini de mots. Pourtant la parole et l'criture, dont il est insparable, donnent au mot une existence hic et nunc ; le genre passe donc l'existence en tant que tel ; et 1. La formule et le phnomne de l'extension discrte sont bien dgags par Michel Tournier dans un texte a paratre. INTRODUCTION 23 l encore l'extension se rattrape en dispersion, en discrtion, sous le signe d'une rptition qui forme la puissance relle du langage dans la parole et dans l'criture. La question est : y a-t-il d'autres blocages naturels que celui de l'extension discrte ou de la comprhension finie ? Supposons un concept comprhension indfinie (virtuellement infinie). Si loin qu'on aille dans cette comprhension, on pourra toujours penser qu'il subsume des objets parfaitement identiques. Contrairement ce qui se passe dans l'infini actuel, o le concept suffit en droit distinguer son objet de tout autre objet, nous nous trouvons maintenant devant un cas o le concept peut poursuivre indfiniment sa comprhension, tout en subsumant toujours une pluralit d'objet elle-mme indfinie. L encore le concept est le Mme indfiniment le mme pour des objets distincts. Nous devons alors reconnatre l'existence de diffrences non conceptuelles entre ces objets. C'est Kant qui marqua le mieux la corrlation entre des concepts dous d'une spcification seulement indfinie et des dterminations non conceptuelles, purement spatio-temporelles ou oppositionnelles (paradoxe des objets symtriques)1. Mais prcisment ces dterminations sont seulement les figures de la rptition : l'espace et le temps sont eux-mmes des milieux rptitifs ; et l'opposition relle n'est pas un maximum de diffrence, mais un minimum de rptition, une rptition rduite deux, faisant retour et cho sur soi, une rptition qui a trouv le moyen de se dfinir. La rptition apparat donc comme la diffrence sans concept, qui se drobe la diffrence conceptuelle indfiniment continue. Elle exprime une puissance propre de l'existant, un enttement de l'existant dans l'intuition, qui rsiste toute spcification par le concept, si loin qu'on pousse celle-ci. Si loin que vous alliez dans le concept, dit Kant, vous pourrez toujours rpter, c'est--dire lui faire correspondre plusieurs objets, au moins deux, un pour la gauche 1. Chez Kant, il y a bien une spcification infinie du concept ; mais parco que cet infini n'est que virtuel (indfini), on ne peut en tirer aucun argument favorable la position d'un principe des indiscernables. Au contraire, selon Leibniz, il importe beaucoup que la comprhension du concept d'un existant (possible ou rel) soit actuellement infinie : Leibniz l'affirme clairement dans De la libert (t Dieu seul voit, non certes, la fin de la rsolution, fin qui n'a F as lieu... ). Lorsque Leibniz emploie le mot t virtuellement pour caractriser inhrence du prdicat dans le cas des vrits de fait (par exemple, Discours de

mtaphysique, 8), virtuel doit alors tre entendu, non pas comme le contraire d'actuel, mais comme signifiant. envelopp , impliqu , impresse , ce qui n'exclut nullement l'actualit. Au sens strict, la notion de virtuel est bien invoque par Leibniz, mais seulement propos d'une espce de vrits ncessaires (propositions non rciproques) : cf. De la libert. 24 DIFFRENCE ET RPTITION un pour la droite, un pour le plus un pour le moins, un pour le positif un pour le ngatif. Une telle situation se comprend mieux si l'on considre que les concepts comprhension indfinie sont les concepts de la Nature. A ce titre, ils sont toujours en autre chose : ils ne sont pas dans la Nature, mais dans l'esprit qui la contemple ou qui l'observe, et qui se la reprsente. Ce pourquoi l'on dit que la Nature est concept alin, esprit alin, oppos soi-mme. A de tels concepts, rpondent des objets qui sont eux-mmes dnus de mmoire, c'est--dire qui ne possdent et ne recueillent pas en soi leurs propres moments. On demande pourquoi la Nature rpte : parce qu'elle est parles extra parles, mens momenlanea. La nouveaut alors passe du ct de l'esprit qui se reprsente : c'est parce que l'esprit a une mmoire, ou prend des habitudes, qu'il est capable de former des concepts en gnral, et de tirer quelque chose de nouveau, de soutirer quelque chose de nouveau la rptition qu'il contemple. Les concepts comprhension finie sont les concepts nominaux ; les concepts comprhension indfinie, mais sans mmoire, sont les concepts de la Nature. Or ces deux cas n'puisent pas encore les exemples de blocage naturel. Soit une notion individuelle ou une reprsentation particulire comprhension infinie, doue de mmoire, mais sans conscience de soi. La reprsentation comprhensive est bien en soi, le souvenir est l, embrassant toute la particularit d'un acte, d'une scne, d'un vnement, d'un tre. Mais ce qui manque, pour une raison naturelle dtermine, c'est le pour-soi de la conscience, c'est la rcognition. Ce qui manque la mmoire, c'est la remmoration, ou plutt l'laboration. La conscience tablit entre la reprsentation et le Je un rapport beaucoup plus profond que celui qui apparat dans l'expression j'ai une reprsentation ; elle rapporte la reprsentation au Je comme une libre facult qui ne se laisse enfermer dans aucun de ses produits, mais pour qui chaque produit est dj pens et reconnu comme pass, occasion d'un changement dtermin dans le sens intime. Quand manque la conscience du savoir ou l'laboration du souvenir, le savoir tel qu'il est en soi n'est plus que la rptition de son objet : il est jou, c'est--dire rpt, mis en acte au lieu d'tre connu. La rptition apparat ici comme l'inconscient du libre concept, du savoir ou du souvenir, l'inconscient de la reprsentation. Il revient Freud d'avoir assign la raison naturelle d'un tel blocage : le refoulement, la rsistance, qui fait de la rptition mme une vritable contrainte , une compulsion . Voil donc un troiINTRODUCTION 25 sime cas de blocage, qui concerne cette fois les concepts de la libert. Et l aussi, du point de vue d'un certain freudisme, on peut dgager le principe du rapport inverse entre rptition et conscience, rptition et remmoration, rptition et rcognition (paradoxe des spultures ou des objets enfouis) : on rpte d'autant plus son pass qu'on s'en ressouvient moins, qu'on a moins conscience de s'en souvenir souvenez-vous, laborez le souvenir, pour ne pas rpter1. La conscience de soi dans la

rcognition apparat comme la facult de l'avenir ou la fonction du futur, la fonction du nouveau. N'est-il pas vrai que les seuls morts qui reviennent sont ceux qu'on a trop vite et trop profondment enfouis, sans leur rendre les devoirs ncessaires, et que le remords tmoigne moins d'un excs de mmoire que d'une impuissance ou d'un rat dans l'laboration d'un souvenir ? Il y a un tragique et un comique de rptition. La rptition apparat mme toujours deux fois, une fois dans le destin tragique, l'autre dans le caractre comique. Au thtre, le hros rpte, prcisment parce qu'il est spar d'un savoir essentiel infini. Ce savoir est en lui, plonge en lui, agit en lui, mais agit comme une chose cache, comme une reprsentation bloque. La diffrence entre le comique et le tragique tient deux lments : la nature du savoir refoul, tantt savoir naturel immdiat, simple donne du sens commun, tantt terrible savoir sotrique ; ds lors aussi la manire dont le personnage en est exclu, la manire dont il ne sait pas qu'il sait . Le problme pratique en gnral consiste en ceci : ce savoir non su doit tre reprsent, comme baignant toute la scne, imprgnant tous les lments de la pice, comprenant en soi toutes les puissances de la nature et de l'esprit ; mais en mme temps le hros ne peut pas se le reprsenter, il doit au contraire le mettre en acte, le jouer, le rpter. Jusqu'au moment aigu qu'Aristote appelait reconnaissance , o la rptition et la reprsentation se mlent, s'affrontent, sans confondre pourtant leurs deux niveaux, l'un se rflchissant dans l'autre, se nourrissant de l'autre, le savoir tant alors reconnu le mme en tant qu'il est reprsent sur scne et rpt par l'acteur. 1. Freud, Remmoration, rptition et laboration, 1914 (trad. Berhan, _ *---_:.- ____I____l..i:... D-nc.n0 !n;iraMitiifWta Ho FranrpX - Dans de rigueur que Ferdinand Alqui, Le dsir d'ternit (1943, Presses Universitaires de France), chap. 1I-IV. 26 DIFFRENCE ET RPTITION Le discret, l'alin, le refoul sont les trois cas de blocage naturel, correspondant aux concepts nominaux, aux concepts de la nature et aux concepts de la libert. Mais dans tous ces cas, on invoque la forme de l'identique dans le concept, la forme du Mme dans la reprsentation, pour rendre compte de la rptition : la rptition se dit d'lments qui sont rellement distincts, et qui, pourtant, ont strictement le mme concept. La rptition apparat donc comme une diffrence, mais une diffrence absolument sans concept, en ce sens diffrence indiffrente. Les mots rellement , strictement , absolument sont censs renvoyer au phnomne du blocage naturel, par opposition au blocage logique qui ne dtermine qu'une gnralit. Mais un grave inconvnient compromet toute cette tentative. Tant que nous invoquons l'identit absolue du concept pour des objets distincts, nous suggrons seulement une explication ngative et par dfaut. Que ce dfaut soit fond dans la nature du concept ou de la reprsentation mmes n'y change rien. Dans le premier cas, il y a rptition parce que le concept nominal a naturellement une comprhension finie. Dans le second cas, il y a rptition parce que le concept de la nature est naturellement sans mmoire, alin, hors de soi. Dans le troisime, parce que le concept de la libert reste inconscient, le souvenir et la reprsentation, refouls. Dans tous les cas, ce qui rpte ne le fait qu' force de ne pas comprendre , de ne pas se souvenir, de ne pas savoir ou de n'avoir pas conscience. Partout c'est l'insuffi-

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sance du concept et de ses concomitants reprsentatifs (mmoire et conscience de soi, remmoration et rcognition) qui est cense rendre compte de la rptition. Tel est donc le dfaut de tout argument fond sur la forme d'identit dans le concept : ces arguments ne nous donnent qu'une dfinition nominale et une explication ngative de la rptition. Sans doute peut-on opposer l'identit formelle qui correspond au simple blocage logique, et l'identit relle (le Mme) telle qu'elle apparat dans le blocage naturel. Mais le blocage naturel a lui-mme besoin d'une force positive supra-conceptuelle capable de l'expliquer, et d'expliquer du mme coup la rptition. Revenons l'exemple de la psychanalyse : on rpte parce qu'on refoule... Freud ne s'est jamais satisfait d'un tel schma ngatif o l'on explique la rptition par l'amnsie. Il est vrai que, ds le dbut, le refoulement dsigne une puissance positive. Mais INTRODUCTION 27 cette positivit, il l'emprunte au principe de plaisir ou au principe de ralit : positivit seulement drive, et d'opposition. Le grand tournant du freudisme apparat dans Au-del du principe de plaisir : l'instinct de mort est dcouvert, non pas en rapport avec les tendances destructives, non pas en rapport avec l'agressivit, mais en fonction d'une considration directe des phnomnes de rptition. Bizarrement, l'instinct de mort vaut comme principe positif originaire pour la rptition, c'est l son domaine et son sens. Il joue le rle d'un principe transcendantal, tandis que le principe de plaisir est seulement psychologique. C'est pourquoi il est avant tout silencieux (non donn dans l'exprience), tandis que le principe de plaisir est bruyant. La premire question serait donc : comment le thme de la mort, qui semble recueillir le plus ngatif dans la vie psychologique, peut-il tre en soi le plus positif, transcendantalement positif, au point d'affirmer la rptition ? Comment peut-il tre rapport un instinct primordial ? Mais une seconde question recoupe immdiatement celle-l. Sous quelle forme la rptition est-elle affirme et prescrite par l'instinct de mort ? Au plus profond, il s'agit du rapport entre la rptition et les dguisements. Les dguisements dans le travail du rve ou du symptme la condensation, le dplacement, la dramatisation viennent-ils recouvrir en l'attnuant une rptition brute et nue (comme rptition du Mme) ? Ds la premire thorie du refoulement, Freud indiquait une autre voie : Dora n'labore son propre rle, et ne rpte son amour pour le pre, qu' travers d'autres rles tenus par d'autres, et qu'elle tient elle-mme par rapport ces autres (K, Mme K, la gouvernante...). Les dguisements et les variantes, les masques ou les travestis, ne viennent pas pardessus , mais sont au contraire les lments gntiques internes de la rptition mme, ses parties intgrantes et constituantes. Cette voie aurait pu diriger l'analyse de l'inconscient vers un vritable thtre. Toutefois, si elle n'aboutit pas, c'est dans la mesure o Freud ne peut s'empcher de maintenir le modle d'une rptition brute, au moins comme tendance. On le voit bien quand il attribue la fixation au a ; le dguisement est alors compris dans la perspective d'une simple opposition de forces, la rptition dguise n'est plus que le fruit d'un compromis secondaire entre les forces opposes du Moi et du a. Mme dans l'au-del du principe de plaisir, la forme d'une rptition nue subsiste, puisque Freud interprte l'instinct de mort comme une tendance revenir l'tat d'une matire inanime, qui maintient le modle d'une rptition toute physique ou matrielle.

28 DIFFRENCE ET RPTITION La mort n'a rien voir avec un modle matriel. JJ suffit de comprendre au contraire l'instinct de mort dans son rapport spirituel avec les masques et les travestis. La rptition est vraiment ce qui se dguise en se constituant, ce qui ne se constitue qu'en se dguisant. Elle n'est pas sous les masques, mais se forme d'un masque l'autre, comme d'un point remarquable un autre, d'un instant privilgi un autre, avec et dans les variantes. Les masques ne recouvrent rien, sauf d'autres masques. Il n'y a pas de premier terme qui soit rpt ; et mme notre amour d'enfant pour la mre rpte d'autres amours d'adultes l'gard d'autres femmes, un peu comme le hros de la Recherche rejoue avec sa mre la passion de Swann pour Odette. Il n'y a donc rien de rpt qui puisse tre isol ou abstrait de la rptition dans laquelle il se forme, mais aussi dans laquelle il se cache. Il n'y a pas de rptition nue qui puisse tre abstraite ou infre du dguisement lui-mme. La mme chose est dguisante et dguise. Un moment dcisif de la psychanalyse fut celui o Freud renona sur certains points l'hypothse d'vnements rels de l'enfance, qui seraient comme des termes ultimes dguiss, pour y substituer la puissance du fantasme qui plonge dans l'instinct de mort, o tout est dj masque et encore dguisement. Bref, la rptition est symbolique dans son essence, le symbole, le simulacre, est la lettre de la rptition mme. Par le dguisement et l'ordre du symbole, la diffrence est comprise dans la rptition. C'est pourquoi les variantes ne viennent pas du dehors, n'expriment pas un compromis secondaire entre une instance refoulante et une instance refoule, et ne doivent pas se comprendre partir des formes encore ngatives de l'opposition, du retournement ou du renversement. Les variantes expriment plutt des mcanismes diffrentiels qui sont de l'essence et de la gense de ce qui se rpte. Il faudrait mme renverser les rapports du nu et du vtu dans la rptition. Soit une rptition nue (comme rptition du Mme), par exemple un crmonial obsessionnel, ou une strotypie schizophrnique : ce qu'il y a de mcanique dans la rptition, l'lment d'action apparemment rpt, sert de couverture pour une rptition plus profonde, qui se joue dans une autre dimension, verticalit secrte o les rles et les masques s'alimentent l'instinct de mort. Thtre de la terreur, disait Binswanger propos de la schizophrnie. Et le jamais vu n'y est pas le contraire du dj vu , tous deux signifient la mme chose et sont vcus l'un dans l'autre. La Sylvie de Nerval nous introduisait dj dans ce thtre, et la Gradiva, si proche d'une inspiration nervalienne, S INTRODUCTION 29 nous montre le hros qui vit la fois la rptition comme telle, et ce qui se rpte comme toujours dguis dans la rptition. Dans l'analyse de l'obsession, l'apparition du thme de la mort concide avec le moment o l'obsd dispose de tous les personnages de son drame, et les runit dans une rptition dont le crmonial est seulement l'enveloppe extrieure. Partout c'est le masque, c'est le travesti, c'est le vtu, la vrit du nu. C'est le masque, le vritable sujet de la rptition. C'est parce que la rptition diffre en nature de la reprsentation, que le rpt ne peut tre reprsent, mais doit toujours tre signifi, masqu par ce qui le signifie, masquant lui-mme ce qu'il signifie.

Je ne rpte pas parce que je refoule. Je refoule parce que je rpte, j'oublie parce que je rpte. Je refoule parce que, d'abord, je ne peux vivre certaines choses ou certaines expriences que sur le mode de la rptition. Je suis dtermin refouler ce qui m'empcherait de les vivre ainsi : c'est--dire la reprsentation, qui mdiatise le vcu en le rapportant la forme d'un objet identique ou semblable. rs et Thanatos se distinguent en ceci qu'rs doit tre rpt, ne peut tre vcu que dans la rptition, mais que Thanatos (comme principe transcendantal) est ce qui donne la rptition ros, ce qui soumet ros la rptition. Seul un tel point de vue est capable de nous faire avancer dans les problmes obscurs de l'origine du refoulement, de sa nature, de ses causes et des termes exacts sur lesquels il porte. Car lorsque Freud, au-del du refoulement proprement dit qui porte sur des reprsentations, montre la ncessit de poser un refoulement originaire, concernant d'abord des prsentations pures, ou la manire dont les pulsions sont ncessairement vcues, nous croyons qu'il s'approche au maximum d'une raison positive interne de la rptition, qui lui paratra plus tard dterminable dans l'instinct de mort, et qui doit expliquer le blocage de la reprsentation dans le refoulement proprement dit, loin d'tre expliqu par lui. C'est pourquoi la loi d'un rapport inverse rptition-remmoration est peu satisfaisante tous gards, en tant qu'elle fait dpendre la rptition du refoulement. Freud marquait ds le dbut que, pour cesser de rpter, il ne suffisait pas de se souvenir abstraitement (sans affect), ni de former un concept en gnral, ni mme de se reprsenter dans toute sa particularit l'vnement refoul : il fallait aller chercher le souvenir l o il tait, s'installer d'emble dans le pass pour oprer la jonction vivante entre le savoir et la rsistance, la G. DELEUZB 30 DIFFRENCE ET RPTITION reprsentation et le blocage. On ne gurit donc pas par simple mnsie, pas plus qu'on n'est malade par amnsie. L comme ailleurs, la prise de conscience est peu de chose. L'opration autrement thtrale et dramatique par laquelle on gurit, et aussi par laquelle on ne gurit pas, a un nom, le transfert. Or le transfert est encore de la rptition, avant tout de la rptition". Si la rptition nous rend malades, c'est elle aussi qui nous gurit ; si elle nous enchane et nous dtruit, c'est elle encore qui nous libre, tmoignant dans les deux cas de sa puissance dmoniaque . Toute la cure est un voyage au fond de la rptition. Il y a bien dans le transfert quelque chose d'analogue l'exprimentation scientifique, puisque le malade est suppos rpter l'ensemble de son trouble dans des conditions artificielles privilgies, en prenant pour objet la personne de l'analyste. Mais la rptition dans le transfert a moins pour fonction d'identifier des vnements, des personnes et des passions que d'authentifier des rles, slectionner des masques. Le transfert n'est pas une exprience, mais un principe qui fonde l'exprience analytique tout entire. Les rles eux-mmes sont par nature erotiques, mais l'preuve des rles fait appel ce plus haut principe, ce juge plus profond qui est l'instinct de mort. En effet, la rflexion sur le transfert fut un motif dterminant de la dcouverte d'un au-del . C'est en ce sens que la rptition constitue par ellemme le jeu slectif de notre maladie et de notre sant, de notre perte et de notre salut. Comment peut-on rapporter ce jeu l'instinct de mort ? Sans doute en un sens voisin de celui o

Miller dit, dans son livre admirable sur Rimbaud : Je compris que j'tais libre, que la mort, dont j'avais fait l'exprience, m'avait libr. Il apparat que l'ide d'un instinct de mort doit tre comprise en fonction de trois exigences paradoxales complmentaires : donner la rptition un principe originel positif, mais aussi une puissance autonome de dguisement, enfin un sens immanent o la terreur se mle troitement au mouvement de la slection et de la libert. 1. Freud invoque prcisment le transfert pour mettre en question sa loi globale du rapport inverse. Cf. Au-del du principe de plaisir (trad. S. Janklbvitch, Payot, pp. 24-25) : souvenir et reproduction, remmoration et rptition s'opposent en principe, mais il faut pratiquement se rsigner a ce que le malade revive dans la cure certains lments refouls ; le rapport qui s'tablit ainsi entre la reproduction et le souvenir varie d'un cas 1 autre >. Ceux qui insistrent le plus profondment sur l'aspect thrapeutique et libratoire de la rptition tee qu'elle apparat dans le transfert, furent Ferbnczi et Hanii dans Entwicklungziele dcr Psychoanalyse (Neue Arbeiten zur artzlichen Psychoanalyse, Vienne, 1924). INTRODUCTION 31 Notre problme concerne l'essence de la rptition. Il s'agit de savoir pourquoi la rptition ne se laisse pas expliquer par la forme d'identit dans le concept ou dans la reprsentation en quel sens elle rclame un principe positif suprieur. Cette recherche doit porter sur l'ensemble des concepts de la nature et de la libert. Considrons, la frontire des deux cas, la rptition d'un motif de dcoration : une figure se trouve reproduite sous un concept absolument identique... Mais, en ralit, l'artiste ne procde pas ainsi. Il ne juxtapose pas des exemplaires de la figure, il combine chaque fois un lment d'un exemplaire avec un autre lment d'un exemplaire suivant. Il introduit dans le processus dynamique de la construction un dsquilibre, une instabilit, une dissymtrie, une sorte de bance qui ne seront conjurs que dans l'effet total. Commentant un tel cas, LviStrauss crit : Ces lments s'imbriquent par dcrochement les uns sur les autres, et c'est seulement la fin que la figure trouve une stabilit qui confirme et dment tout ensemble le procd dynamique selon lequel elle a t excute *. Ces remarques valent pour la notion de causalit en gnral. Car ce qui compte, dans la causalit artistique ou naturelle, ce ne sont pas les lments de symtrie prsents, mais ceux qui manquent et ne sont pas dans la cause c'est la possibilit pour la cause d'avoir moins de symtrie que l'effet. Bien plus, la causalit resterait ternellement hypothtique, simple catgorie logique, si cette possibilit n'tait un moment quelconque effectivement remplie. C'est pourquoi le rapport logique de causalit n'est pas sparable d'un processus physique de signalisation, sans lequel il ne passerait pas l'acte. Nous appelons signal un systme dou d'lments de dissymtrie, pourvu d'ordres de grandeur disparates ; nous appelons signe ce qui se passe dans un tel systme, ce qui fulgure dans l'intervalle, telle une communication qui s'tablit entre les disparates. Le signe est bien un effet, mais l'effet a deux aspects, l'un par lequel, en tant que signe, il exprime la dissymtrie productrice, l'autre par lequel il tend l'annuler. Le signe n'est pas tout fait l'ordre du symbole ; pourtant, il le prpare en impliquant une diffrence interne (mais en laissant encore l'extrieur les conditions de sa reproduction). L'expression ngative manque de symtrie ne doit pas nous 1. Claude Lvi-Strauss, Tristes tropiques (Pion, 1955), pp. 197-199. 32

DIFFRENCE ET RPTITION abuser : elle dsigne l'origine et la positivit du processus causal. Elle est la positivit mme. L'essentiel pour nous, comme nous y invite l'exemple du motif de dcoration, est alors de dmembrer la causalit pour y distinguer deux types de rptition, l'un concernant seulement l'effet total abstrait, l'autre, la cause agissante. L'une est une rptition statique, l'autre, dynamique. L'une rsulte de l'uvre, mais l'autre est comme l'volution du geste. L'une renvoie un mme concept, qui ne laisse subsister qu'une diffrence extrieure entre les exemplaires ordinaires d'une figure ; l'autre est rptition d'une diffrence interne qu'elle comprend dans chacun de ses moments, et qu'elle transporte d'un point remarquable un autre. On peut tenter d'assimiler ces rptitions en disant que, du premier type au second, c'est seulement le contenu du concept qui a chang ou la figure qui s'articule autrement. Mais ce serait mconnatre l'ordre respectif de chaque rptition. Car dans l'ordre dynamique, il n'y a plus ni concept reprsentatif, ni figure reprsente dans un espace prexistant. Il y a une Ide, et un pur dynamisme crateur d'espace correspondant. Les tudes sur le rythme ou sur la symtrie confirment cette dualit. On distingue une symtrie arithmtique, renvoyant une chelle de coefficients entiers ou fractionnaires, et une symtrie gomtrique, fonde sur des proportions ou des rapports irrationnels ; une symtrie statique, de type cubique ou hexagonal, et une symtrie dynamique, du type pentagonal, qui se manifeste dans un trac spiralique ou dans une pulsation en progression gomtrique, bref dans une volution vivante et mortelle. Or, ce second type est au cur du premier, il en est le cur, et le procd actif, positif. Dans un rseau de doubles carrs, on dcouvre des tracs rayonnants qui ont pour ple asymtrique le centre d'un pentagone ou d'un pentagramme. Le rseau est comme une toffe sur une armature, mais la coupe, le rythme principal de cette armature, est presque toujours un thme indpendant de ce rseau : tel l'lment de dissymtrie qui sert la fois de principe de gense et de rflexion pour un ensemble symtrique1. La rptition statique dans le rseau des doubles carrs renvoie donc une rptition dynamique, forme par un pentagone et la srie dcroissante des pentagrammes qui s'y inscrivent naturellement . De mme la rythmologie nous invite distinguer immdiatement deux types de rptition. La rptition-mesure est une division rgulire du 1. Matila Ghyka, Le nombre d'or (N.R.F., 1931), t. I, p. 65. INTRODUCTION 33 temps, un retour isochrone d'lments identiques. Mais une dure n'existe que dtermine par un accent tonique, commande par des intensits. On se tromperait sur la fonction des accents si l'on disait qu'ils se reproduisent intervalles gaux. Les valeurs toniques et intensives agissent au contraire en crant des ingalits, des incommensurabilits, dans des dures ou des espaces mlriquement gaux. Elles crent des points remarquables, des instants privilgis qui marquent toujours une polyrythmie. L encore, l'ingal est le plus positif. La mesure n'est que l'enveloppe d'un rythme, et d'un rapport de rythmes. La reprise de points d'ingalit, de points de flexion, d'vnements rythmiques, est plus profonde que la reproduction d'lments ordinaires homognes ; si bien que, partout, nous devons distinguer la rptition-mesure et la rptition-rythme, la premire tant seulement l'apparence ou l'effet abstrait de la

seconde. Une rptition matrielle et nue (comme rptition du Mme) n'apparat qu'au sens o une autre rptition se dguise en elle, la constituant et se constituant elle-mme en se dguisant. Mme dans la nature, les rotations isochrones ne sont que l'apparence d'un mouvement plus profond, les cycles rvolutifs ne sont que des abstraits ; mis en rapport, ils rvlent des cycles d'volution, spirales de raison de courbure variable, dont la trajectoire a deux aspects dissymtriques comme la droite et la gauche. C'est toujours dans cette bance, qui ne se confond pas avec le ngatif, que les cratures tissent leur rptition, en mme temps qu'ils reoivent le don de vivre et de mourir. Revenons enfin aux concepts nominaux. Est-ce l'identit du concept nominal qui explique la rptition du mot ? Soit l'exemple de la rime : elle est bien rptition verbale, mais rptition qui comprend la diffrence entre deux mots, et qui l'inscrit au sein d'une Ide potique, dans un espace qu'elle dtermine. Aussi n'a-t-elle pas pour sens de marquer des intervalles gaux, mais plutt, comme on le voit dans une conception de la rime forte, de mettre les valeurs de timbre au service du rythme tonique, de contribuer l'indpendance des rythmes toniques par rapport aux rythmes arithmtiques. Quant la rptition d'un mme mot, nous devons la concevoir comme une rime gnralise ; non pas la rime, comme une rptition rduite. Il y a deux procds de cette gnralisation : ou bien un mot, pris en deux sens, assure une ressemblance ou une identit paradoxales entre ces deux sens. Ou bien, pris en un seul sens, il exerce sur ses voisins une force attractive, leur communique 34 DIFFRENCE ET RPTITION une prodigieuse gravitation, jusqu' ce qu'un des mots contigus prenne le relais et devienne son tour centre de rptition. Raymond Roussel et Charles Pguy furent les grands rptiteurs de la littrature ; ils surent porter la puissance pathologique du langage un niveau artistique suprieur. Roussel part de mots double sens ou d'homonymes, et comble toute la distance entre ces sens par une histoire et des objets eux-mmes ddoubls, prsents deux fois ; il triomphe ainsi de l'homonymie sur son propre terrain, et inscrit le maximum de diffrence dans la rptition comme dans l'espace ouvert au sein du mot. Cet espace est encore prsent par Roussel comme celui des masques et de la mort, o s'laborent la fois une rptition qui enchane et une rptition qui sauve qui sauve d'abord de celle qui enchane. Roussel cre un aprs-langage o tout se rpte et recommence, une fois que tout a t dit1. Trs diffrente est la technique de Pguy : elle substitue la rptition non plus l'homonymie, mais la synonymie ; elle concerne ce que les linguistes appellent la fonction de contigut, non plus celle de similarit ; elle forme un avant-langage, un langage auroral o l'on procde par toutes petites diffrences pour engendrer de proche en proche l'espace intrieur des mots. Cette fois, tout dbouche sur le problme des morts prmaturs et du vieillissement, mais l aussi, dans ce problme, sur la chance inoue d'affirmer une rptition qui sauve contre celle qui enchane. Pguy et Roussel, chacun conduit le langage une de ses limites (la similarit ou la slection chez Roussel, le trait distinctif > entre billard et pillard ; la contigut ou la combinaison chez Pguy, les fameux points de tapisserie). Tous deux substituent la rptition horizontale, celle des mots ordinaires qu'on redit, une rptition de points remarquables, une rptition verticale

o l'on remonte l'intrieur des mots. A la rptition par dfaut, par insuffisance du concept nominal ou de la reprsentation verbale, une rptition positive, par excs d'une Ide linguis1. Sur le rapport de la rptition avec le langage, mais aussi avec les masques et la mort, dans l'uvre de Raymond Roussel, cf. le beau livre de Michel Foucault (N.R.F., 1963) : La rptilion et la diffrence sont si bien intriques l'une dans l'autre et s'ajustent avec tant d'exactitude qu'il n'est pas possible de dire ce qui est premier... (pp. 35-37). Loin d'tre un langage qui cherche commencer, il est la figure seconde des mots dj parls. C'est le langage de toujours travaill par la destruction et la mort... De nature il est rptitif... (non plus la rptition) latrale des choses qu'on redit, mais celle, radicale, qui est passe par-dessus du non-langage et qui doit ce vide franchi d'tre posie... (pp. 61-63). On consultera galement l'article de Michel Butor sur Roussel (Rpertoire, I, Editions de Minuit) analysant le double aspect de la rptition qui enchane et qui sauve. INTRODUCTION 35 tique et stylistique. Comment la mort inspire-t-elle le langage, tant toujours prsente quand la rptition s'affirme ? La reproduction du Mme n'est pas un moteur des gestes. On sait que mme l'imitation la plus simple comprend la diffrence entre l'extrieur et l'intrieur. Bien plus, l'imitation n'a qu'un rle rgulateur secondaire dans le montage d'un comportement, elle permet de corriger des mouvements en train de se faire, non pas d'en instaurer. L'apprentissage ne se fait pas dans le rapport de la reprsentation l'action (comme reproduction du Mme), mais dans le rapport du signe la rponse (comme rencontre avec l'Autre). De trois manires au moins, le signe comprend l'htrognit : d'abord dans l'objet qui le porte ou qui l'met, et qui prsente ncessairement une diffrence de niveau, comme deux ordres de grandeur ou de ralit disparates entre lesquels le signe fulgure ; d'autre part en lui-mme, parce que le signe enveloppe un autre objet dans les limites de l'objet porteur, et incarne une puissance de la nature ou de l'esprit (Ide) ; enfin dans la rponse qu'il sollicite, le mouvement de la rponse ne ressemblant pas celui du signe. Le mouvement du nageur ne ressemble pas au mouvement de la vague ; et prcisment, les mouvements du maltre-nageur que nous reproduisons sur le sable ne sont rien par rapport aux mouvements de la vague que nous n'apprenons parer qu'en les saisissant pratiquement comme des signes. C'est pourquoi il est si difficile de dire comment quelqu'un apprend : il y a une familiarit pratique, inne ou acquise, avec les signes, qui fait de toute ducation quelque chose d'amoureux, mais aussi de mortel. Nous n'apprenons rien avec celui qui nous dit : fais comme moi. Nos seuls matres sont ceux qui nous disent fais avec moi , et qui, au lieu de nous proposer des gestes reproduire, surent mettre des signes dvelopper dans l'htrogne. En d'autres termes, il n'y a pas d'ido-motricit, mais seulement de la sensorimotricit. Quand le corps conjugue de ses points remarquables avec ceux de la vague, il noue le principe d'une rptition qui n'est plus celle du Mme, mais qui comprend l'Autre, qui comprend la diffrence, d'une vague et d'un geste l'autre, et qui transporte cette diffrence dans l'espace rptitif ainsi constitu. Apprendre, c'est bien constituer cet espace de la rencontre avec des signes, o les points remarquables se reprennent les uns dans les autres, et o la rptition se forme en mme temps qu'elle se dguise. Et il y a toujours des images de mort dans l'apprentissage, la faveur de l'htrognit qu'il dveloppe, aux limites de l'espace qu'il cre. Perdu dans le lointain, le signe

36 DIFFRENCE ET RPTITION est mortel ; et aussi quand il nous frappe de plein fouet. dipe reoit le signe une fois de trop loin, une fois de trop prs ; et entre les deux, se tisse une terrible rptition du crime. Zarathoustra reoit son signe tantt de trop prs, tantt de trop loin, et ne pressent qu' la fin la bonne distance, qui va changer ce qui le rend malade dans l'ternel retour en une rptition libratoire, salvatrice. Les signes sont les vritables lments du thtre. Ils tmoignent des puissances de la nature et de l'esprit qui agissent sous les mots, les gestes, les personnages et les objets reprsents. Ils signifient la rptition comme mouvement rel, par opposition a la reprsentation comme faux mouvement de l'abstrait. Nous sommes en droit de parler de rptition, quand nous nous trouvons devant des lments identiques ayant absolument le mme concept. Mais de ces lments discrets, de ces objets rpts, nous devons distinguer un sujet secret qui se rpte travers eux, vritable sujet de la rptition. Il faut penser la rptition au pronominal, trouver le Soi de la rptition, la singularit dans ce qui se rpte. Car il n'y a pas de rptition sans un rptiteur, rien de rpt sans me rptitrice. Aussi bien, plutt que le rpt et le rptiteur, l'objet et le sujet, nous devons distinguer deux formes de rptition. De toute manire, la rptition est la diffrence sans concept. Mais dans un cas, la diffrence est seulement pose comme extrieure au concept, diffrence entre objets reprsents sous le mme concept, tombant dans l'indiffrence de l'espace et du temps. Dans l'autre cas, la diffrence est intrieure l'Ide ; elle se dploie comme pur mouvement crateur d'un espace et d'un temps dynamiques qui correspondent, l'Ide. La premire rptition est rptition du Mme, qui s'explique par l'identit du concept ou de la reprsentation ; la seconde est celle qui comprend la diffrence, et se comprend elle-mme dans l'altrit de l'Ide, dans l'htrognit d'une apprsentation . L'une est ngative, par dfaut du concept, l'autre, affirmative, par l'excs de l'Ide. L'une est hypothtique, l'autre catgorique. L'une est statique, l'autre dynamique. L'une est rptition dans l'effet, l'autre dans la cause. L'une, en extension, l'autre intensive. L'une ordinaire, l'autre, remarquable et singulire. L'une est horizontale, l'autre verticale. L'une est dveloppe, explique ; l'autre est enveloppe, et doit tre interprte. L'une est rvolutive, l'autre, d'volution. L'une est d'galit, de commensurabilitc, de symtrie ; l'autre, fonde sur l'ingal, l'incommensurable ou le dissymtrique. L'une est matrielle, l'autre spirituelle, mme dans la nature et dans la INTRODUCTION 35 terre. L'une est inanime, l'autre a le secret de nos morts et de nos vies, de nos enchanements et de nos librations, du dmoniaque et du divin. L'une est une rptition nue , l'autre une rptition vtue, qui se forme elle-mme en se vtant, en se masquant, en se dguisant. L'une est d'exactitude, l'autre a pour critre l'authenticit. Les deux rptitions ne sont pas indpendantes. L'une est le sujet singulier, le cur et l'intriorit de l'autre, la profondeur de l'autre. L'