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Romain Sardou.
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ROMAINSARDOU
DELIVREZ-NOUSDUMAL(2008)
[Rev2–13/11/2011]
XOEDITIONS
DUMÊMEAUTEURCHEZPOCKET
PARDONNEZNOSOFFENSESL’ÉCLATDEDIEU
DÉLIVREZ-NOUSDUMAL
PERSONNEN’YÉCHAPPERA
UNESECONDEAVANTNOËLSAUVERNOËL
L’ARCHEDENOËLETAUTRESCONTES
PROLOGUE
ArtémidoredeBrocaetlaputaindeSatan
En ce 12 décembre 1287, cela ferait bientôt neuf mois que le trône du pape était vacant ; lescardinaux électeurs réunis en conclave ne parvenaient pas à s’entendre sur le nom du successeurd’HonoriusIV,mortaumoisd’avril.CetteabsenceprolongéedesouverainpontifeàRomen’étaitpasunphénomènerare.Danslepassé,
des « interrègnes » de ce type avaient parfois duré trois années et plus. Les destinées de l’Églisetombaientalorsauxmainsd’uncollègerestreintdemembresdelacuriequiexpédiaientlesaffairescourantesdansl’attentedel’élection.Cecollègeétaitrégiparlegrandchancelieretmaîtredusacrépalais,ArtémidoredeBroca.Connudans sa jeunesse sous le nomd’AuresdeBrayac, soldat émérite de la septièmecroisade,
aujourd’huiâgédeplusdequatre-vingtsans,levieuxcardinalappartenaitàlachancellerieduLatrandepuis 1249. Dans l’intervalle, il s’était plu à devenir le confidentissime de onze papes, sans quejamaissonempiresurlacuriesoitremisenquestion.Ce fils de boucher, foud’orgueil, pétri de ruse et de patience, se fiant uniquement à sonpropre
génie,étaitreconnupourêtrel’«hommefort»desinterrègnes;ilcumulaitsixannéescomplètesoùRome,publiquementprivéedechef,s’étaittrouvéesoussaseuledomination.Tousprétendaientqu’ilavaitmaintesfoisrefusédeceindrelatiarepapale;celaendisaitlongsur
lepoidsqu’ilaccordaitàson titredechancelieretàsaconvictionéprouvéededétenir levéritablepouvoiràRome.Sesrivauxavaientrenoncéàledéstabiliserouàl’assassiner;ilavaitdéjouétoutesleurstentatives.
Mêmelesplusfarouchesenétaientréduitsàattendresamort;trépasquiserefusaitàeux,malgrélesmilletroublesquel’âgeluifaisaitéprouver.Le peuple de Rome ignorait les turpitudes de cet ancien soldat converti en cardinal ; pour lui,
ArtémidorerestaitleprestigieuxAuresdeBrayac,hérosdelabatailledeMansoura.Ces jours-ci, de quoi s’indignaient-ils, les Romains ? Du froid qu’il faisait et de la neige qui
tombait,des taxesquigrevaient leprixduboisseaudeblé,de lafind’unecontrebandedevinavecChypre qui les privait de Malvoisie, de l’affluence de pèlerins qui accaparaient leurs meilleursproduits,desporteursd’eauquirefusaientdetravaillersouslegel,enfindufroidqu’ilfaisaitetdelaneigequitombait…Del’absencedesouverainpontife?Pasunmot.Desdélibérationsduconclavequis’éternisaient?Àpeineplus.LesRomains étaient accoutumés à ces « interrègnes », persuadés que l’Église, comme l’Empire
autrefois,étaitungéantquiréussissaittoujoursàsemouvoir,mêmelatêtecoupée.ArtémidoredeBrocayveillait.SachancelleriesesituaitauLatran,résidencedespapesdepuisl’an313.Ancienpalaisromaincédé
àl’Égliseparl’empereurConstantin,iljouxtaitlabasiliqueSaint-Jeanetdominaituneplacetoujourspopuleuse.LeLatranétaitlesiègedelachrétientéapostolique.Lecabinetd’Artémidoreyoccupaitunevastepièceauxmursornésd’armesetd’écus,defigurines
émaillées et d’étendards conquis sur les champs de bataille. Rien de ce qui devait être le cadreapparentd’ungrandpersonnagedel’Égliseneseretrouvait.Levieilhommeétaitassisderrièresatabledetravailsurlaquelles’entassaientlesmissivessecrètes
d’Étatsetlesbullespontificales.Gras,vêtud’unépaismanteaufourréd’hermine,lecolchargédechaînesd’or,Artémidoreavaitla
peaudurcieetverdiedebile,lementonensevelisousleschairsducou,deprofondesridesautourdesyeux, le crâne chauve ; il était difficile d’imaginer que ce vieillard affaibli disposât encore dumoindrepouvoirauseindel’Église.Unhommejeunesetenaitdeboutdevantlui.FauveldeBazan.Secrétaireparticulier,fourbe,séduisantet terrible,parécommeunjeuneprince,Bazanétait l’œil
d’Artémidorelàoùilnepouvaitpasvoir,sonoreillederrièrelesmursetbiensouventlavoixdesaconscience.Àsagaucheattendaitunefemme.Grandeetmagnifique,levisageencadréparunecoiffedesatin
blancquivoilaitsescheveuxetsesoreilles,lecorpsadmirablementtenudansunelonguerobenoire.C’étaitAtédeBrayac,laproprefilled’Artémidore.Bazandéposasurlebureauunepoignéedefeuilletspliésendeux:lesbulletinssecretsdudernier
votedescardinaux.Artémidore les étudia en s’aidant d’une épaisse lentille de verre. Ilmit de côté quatre suffrages
attribuésauxprélatsPortaideBorgo,Philonenko,OthondeBieletBenoîtFillastre.IlditenfinàFauveldeBazan,lesévoquant:—Éliminez-les.Ilssontsurlepointdes’allieretjeneveuxsousaucunprétexted’unpapeavantle
printemps.Quoid’autre?—Votremortaétéannoncéeàdeuxreprisescettesemaine.Bazantenditunelistedenomssurunparcheminetajouta:—Ceux-làs’ensontréjouis,VotreGrâce.Cequelisant,Artémidorehaussalesépaules:—Ceshommesnevalentrien.Nenousenoccuponspas.IltournasesregardsversAté.—Turepars,lança-t-il.Ilrestedeuxélémentsàréunirpourterminerl’opérationencours.La jeune femmemasquamal son dépit devant cet ordre inattendu qui l’éloignait de Rome. Elle
venaitdepasserdelongsmoisau-delàdesAlpesetaspiraitàunpeuderepos.—Oùdois-jemerendre?—Danslepaysd’Oc.Illuiremitunplioùétaientconsignéessesinstructions.Sansplusdeprécision,lechancelierleur
signifialeurcongéd’unmouvementdetêteetreplongeadanslaconsultationdesacorrespondance.BazanetAtés’exécutèrent.Seulement,avantdequitterlecabinetdesonpère,lajeunefemmes’adressaunedernièrefoisàlui:—Ilm’estpénibledevousobéirsansriencomprendreàvosordres,VotreGrâce.Medirez-vous
unjourcequenoustramons?Artémidorerelevalefront.Ilnesemblaitnisurpris,niimpatientéparl’impudencedesafille.De
sesonzeenfants,Atéétaitsafavorite,néed’uneunionavecunechrétienned’Alep,vingt-cinqansplustôt.Elleavaitpassétoutesajeunesseloindelui,enPalestine,etiln’avaitfaitsaréelleconnaissanceque cinq ans auparavant. Até se révéla être d’un caractère aussi tranché et énergique que le sien.Intelligente et sans pitié. La providence lui offrait avec cette jeune femme de son sang, une alliéeféminine efficace, capable d’en remontrer aux hommes, fort utile pour l’accomplissement de sesbassesœuvres.Elleluiconvintsibienqu’illuioctroyasonnom.—Tranquillise-toi,répondit-il.L’aboutissementestproche.Illaissatombersatêtesursamainetsourit.Maislerireallaitmalàcevisageenflé.—Tuvasbientôtassisteràlaplusétonnantesurprisedel’èrechrétiennedepuis…depuisquedes
soldatsromainssontrevenusunmatinpourtrouvervideletombeauduChrist!
AtéquittaRomeetFauveldeBazanexécutaponctuellementlesdirectivesdumaîtreàl’égarddesquatrecardinauxélecteursquiavaienteul’audacedenepassuivresesrecommandations:PortaideBorgofutétoufféen l’églisedeSainte-Agnès-hors-les-Mursparunephalanged’hommesennoir ;Philonenko, ébouillanté alors qu’il prenait un bain de vapeur ; Othon deBiel, intoxiqué dans unechapelleabsidaleparlafuméedeciergesempoisonnés;BenoîtFillastre,dévorépardeschienslorsdesapromenadematinaledanssarésidenced’Aprilia.Comme toujours lorsque les hommes de main du chancelier intervenaient, ces diverses morts
passèrentpouraccidentelles,etlavieduLatrans’entrouvatrèspeuperturbée.Deraresintrépidesvoulurentdénoncerauprèsduvieuxchancelierdesmanœuvrescriminellesau
seinduconclave,maiscelui-ciécartacesaccusationsdureversdelamain.—Ecclesiaabhorretasanguine,aimait-ilàrépéterdansledroitfilduconcilede1163.«L’Égliseahorreurdusang…»
PREMIÈREPARTIE
CHAPITRE01
Ence9janvier1288,lepèreGuillemAbas’éveillaavantlejour.Il égrena consciencieusement son rosaire avant de quitter sa chambre à l’étage du presbytère,
toujoursenroulédanslescouverturesquil’avaientgardéauchaudpendantlanuit.Aupieddel’escalier,ilécartadesonpassagelesdeuxmoutonsetleporceletquipartageaientson
toitpourlasaison.Ilallumaunelampeàhuileavecunepierreàfusiletdel’amadou.Lapièceàvivres’éclaira:unplafondbas,d’épaissespoutrespliantsouslepoidsqu’ellesportaient,
deuxentrées,unefenêtrebouchéeavecdupapierhuilé,unelonguetable,unpoêle,desfagotsetuneéchelledontlesdegrésservaientdetablettesàunequinzained’ouvragesrangésàplat.Lamaisoncurialeétait,avecl’égliseproche,leseulbâtidepierreduvillage.Aucunfidèlenelalui
enviaitpourautant:sesmursétaientglacésethumides,malisoléspardutorchispauvreenpaille.LepèreAba activa les braises de sonpoêle à l’aide d’unpique-feu. Il se dirigea ensuite vers la
sortie,emportantunprofondrécipientd’étain.D’ordinaire ildescendait jusqu’auruisseletquisifflait sous l’églisepourse fournireneau,mais
cette année, le lit pris par le gel, il n’était plus possible de s’y approvisionner. Aba se contentad’amasserdelaneigedanssonrécipient.L’hiver1288étaitparmilesplusrudesqued’aucunseurentàpasserdepuisbienlongtemps.Lecielétaitencorenoir.Toutsetaisait.Abadevinaitcependantquelquesmaisonnéesalentour,elles
aussiilluminéesdel’intérieur.Deuxnouvelleshabitationsétaientenconstruction.Aussiétrangesoit-il,cettepauvreparoisse,isoléedurestedumonde,étaitenpleineexpansion.LevillagedeCantimpréétaitsituésurleplateaudeGramat,dansleQuercy;ilnecomptaitqu’une
vingtaine de toits anciens entourés d’arbres chenus et de pâturages d’altitude, dominant un défiléétroit.CelafaisaithuitansquelepèreAbayexerçaitsonministère,venuàpieddeParis(la«nouvelle
Babylone»honnieparlesgensd’ici)oùilsuivaitlescoursdephilosophiedelapetiteSorbonne.Desonpleingré,ilavaitrenoncéauxétudespourembrasserlaresponsabilitéd’unpetitpeuplefruste,àla simplicité laborieuse, difficile à émouvoir, craignant Dieu pour Dieu même et non pour sesreprésentants.MembredutiersordredeSaint-François,Abanes’étaitjamaisrepentidesonchoix.CequiétonnaleplusleshabitantsdeCantimpréàl’arrivéedeGuillemAbafutsonâge.Illeurparut
inconcevablequelapetiteégliseduvillagepuissereveniràunhommedemoinsdetrenteans.Cependantilétait trèsbeau.Desyeuxbrunset intelligents,unfronthaut, lenezminceetdroit, la
tonsure parfaite. Ses traits étaient sans irrégularités, un peu féminins. Son visage se distinguaitagréablement:«angélique»direntlesfemmes.Demémoiredebonneschrétiennes,onn’avaitjamaisvusibelhomme,pasmêmesurlesimages.Lesmainsengourdiesparlefroid,lepèreAbasereleva,sonrécipientemplideneige,etretourna
s’abriter.Pendantsacourtesortie,unjeunehommes’étaitintroduitdanslepresbytèreparlaportedufond.C’était Augustodunensis, son unique auxiliaire, fraîchement arrivé à Cantimpré du village de
DammartindansleNord.
L’évêché de Cahors avait accueilli favorablement la demande d’Aba de disposer d’un hommesupplémentaire à la paroisse et lui avait envoyé ce jeune frère, bon garçon, compréhensif et bienmorigéné.Augustodunensisétaitgrand,lesépaulesfrêles,levisageencorejuvénile,maisdotéd’unairdéterminédanstoutcequ’ilentreprenait.Ilrésidaitauvillagedepuisseulementdeuxsemaines,logeantau-dessusdelaresserreàbois.—Bonjour,Auguste,luiditleprêtreenrefermantsaporte.—Lanuitaétébonne,monpère?—Non.Unpeudefièvre,sansdoute.Ellem’aurasuscitédemauvaisrêves.Ilhaussalesépaules:—N’enparlonspas.Nousavonspluspressé.C’estaujourd’huimercredi!—Jenel’aipasoublié.Augustodunensismontra lagrosse jattede lait fumantqu’il venaitd’apporter. Il ladéposa sur le
poêle.Leprêtreyjoignitsonrécipientemplideneige.Aprèsquoilejeunevicairesaisitunfaisceaudebrindillesetunepelleetdéblayalesexcrémentsdes
troisanimaux.Ilrépanditensuitedelacendreetdesaiguillesd’épicéasurlesolafindechasserlesmauvaisesodeurs.Dufonddesonarmoire,Abadéfitunecroûtedepainenveloppéedansuntorchon.Levicairerompitlesilence:—Jedoismerendreàl’églisepréparerl’officedeprime.Passezunbonmomentaveclespetits,
monpère!Leprêtrepromitden’ypasmanqueretAugustodunensisdisparutparlaportedufond.Aba se félicitait que la providence lui eût envoyé ce jeune homme : il était actif, ne rechignait
jamaisàlabesogne,savaitsonpsautierparcœuretnourrissaitunagréabletempéramentoptimiste.Abaétaitlassédecesmembresdel’Églisequiannonçaientlafindumondepourlasaisonprochaine.Leprêtredisposaunedouzainedebolsenboissurlatableavecuncouteaudontlegrosmanchelui
servitàfendrelacroûtenoirciedupain.Il récupéra l’exemplaire de L’Introduction à l’Évangile éternel de Jean de Parme qu’il lisait la
veilleausoirprèsdupoêleetleremitàsaplacesurl’échelle.Puisilattendit,surveillantlelaitd’Augustodunensisquifumaitsurlefeu.Bientôt la porte d’entrée principale s’ouvrit brutalement. Une petite tête blonde apparut dans le
chambranle:ungarçondecinqans.—Bonjour,pèreAba.Ilentra,suivipresqueaussitôtparuneribambelled’autresenfants:douzeautotal,âgésentrequatre
ethuitans,dontdeuxfilles,plusblonds,plusroses,plusfraislesunsquelesautres.Abaversal’eautièdepourqu’ilssenettoientlesmainsetsedécrassentlevisage.Lesbancsautour
delatablefurentinvestisetlesregardssuspendusàlajattedelaitetauxtranchesdepainblanc.LepèreAbaremplitchaquebolàproportionégale.On récita les remerciementsauSeigneurpour lanourriture,puis le signaldudébutdu repas fut
donné.Deséclatsdejoiefusèrentdetoutesparts.LepèreAbasourit:c’étaitunadorablespectaclequecespetitsenfants.Ilsétaientle«miracle»de
sonvillage…
Toutavaitcommencéavecsonprédécesseur.Cinquanteansdurant,lepèreEvermacheravaitétél’âmeetlavieduvillagedeCantimpré.Exerçant
lesvertuschrétiennesjusqu’àl’héroïsme,ilavaittraversélesdécenniesdetroublesdesonpayssansdommage.Evermacherfutuncatholiqueexemplaire.Sapuretéd’âmeavaitpréservésesouaillesdestentations
del’hérésiequiproliféraitgrâceàladénonciationdesmœurscorrompuesduclergé.Lachasseauxcatharesetauxvaudoisquidévastaitlarégionavaitépargnésapetiteparoisse.Des
frèresprêcheursvinrentbienen1240,1258eten1274opérerunepetiteinquisitiondeslieux,maissanstrouverpersonneàcondamner.Orçà,etbienquelapopulationsesoittoujourssentieprivilégiéesousleministèred’Evermacher,
elleallaitencorepluss’émouvoirdesbienfaitsquisuivirentlavenuedesonjeunesuccesseur.Lecasdesnouveau-néspréludaàtout.Les villages isolés comme Cantimpré enduraient une forte mortalité infantile et un nombre
importantdedisparitionsdesaccouchées.Néanmoins,sansqueriennipersonnepuissesel’expliquer,quelquesmoisaprèsl’arrivéed’Aba,mèresetnourrissonssemirentàsurvivre.LepremierenfantfutfêtécommeunsignefavorableenvoyéduCielpourlenouveauprêtre,ledeuxième,letroisième,ettouslesautresenfin,inspirèrentstupéfactionpuisferveur.Ondutserendreàl’évidence:onnemouraitplusavantl’âgeàCantimpré!Lamultiplication des enfantsmétamorphosa la physionomie du village.Aujourd’hui encore, cet
élandevienedonnaitaucunsignedefléchissement:cinqfemmesétaientenceintes,dontuneprochedesonterme.Aveccela,onsemitàguérirdebiendesmaux.Lascrofuleetlateignedisparurent,unefilleaux
poumons mutilés depuis la naissance put s’ébattre dans les bois, les sanies se clarifièrent et lesvieillardsreverdirent.Lapâtedupainlevatoujoursetrapidement.Demoisenmois,siunelégendeavaitpréditquelaSainteViergevisiteraitCantimpré,celan’auraitplussurprispersonne.L’étrangerestaitquecesmiraclessetrouvaientsansobjetdevénération: iln’yavaitpasdesaint
vouéàCantimpré,aucunesourcepaïenneprodigieuseàchristianiser,l’églisen’étaitjamaislethéâtredesmerveillesetleboncuréEvermacheravaitsouhaitéêtreenterrédanslevillagenataldesamère,àSpalatro en Italie. De sorte qu’on n’avait ni relique ni personnage sur qui reporter sa gratitude,hormis Guillem Aba. Mais celui-ci se récria. Au cours d’un prône qui fit date dans le cœur desvillageois,ilattribualesbénédictionsrécentesàla«bellecommunautéd’âmes»deCantimpré.Cenefutquepourcontenterleurgoûtd’unlointainpaganismequ’ilacceptad’associer–horssesprêches–l’espritdefeuEvermacheràlafélicitédesesfidèles.N’était la belle vertu de ses habitants, Cantimpré ne pouvait être reconnu comme un lieu de
miracleschrétiensetrienn’embarrassaitplusl’Église.Toutefoisplusieursfamillesdupaysdélaissèrentleurlieudenaissancepourrejoindreleshabitants
comblésdeCantimpré.Unetellefortunefaisaitdireàcertains–maisàmi-voixsurtout,pournepointromprelecharme–
queCantimpréétaitunvillage«bénideDieu».Confrontéà la soudaineproliférationde jeunesenfants, lepèreAbadutajuster sonsacerdoceet
imaginerunenouvelleconceptiondel’enseignementdespetits.Ilremitàplustardlesparabolesdudogmeetlesabrégésdel’Histoiresaintepourleurinculquer,àlaplace,depetitsadages.—Apprendreundicton,c’estaussitôtpouvoirletraduireenacte,professait-il.Il s’inspirait de maximes antiques, favorisant des formules qui sauraient frapper la jeune
imaginationdesonauditoire:Iln’yapasdeplacepourdeuxpiedsdansunemêmechaussure.Quandlefeuestàlamaisondetonvoisin,latienneestendangerIlvautmieuxavoirl’œufaujourd’huiquelapouledemain.Crachercontreleciel,c’estsecracherauvisage.Abaétaitconvaincuquedetelsconsommésdesagesselogésquelquepartdansunetête,mêmesans
lumières,pouvaientàtermeneproduirequedubien.Sur la douzaine d’enfants présents ce matin devant lui, l’un d’eux se faisait remarquer par sa
réserve.Alorsquechacundévoraitsaportiondepain,luirestaitmesuré,étrangeràl’excitationquil’environnait.SonnométaitPerrot.Il portaitun sarrauneufvert-de-gris.Blond, lesyeux trèsbleus, il captait toujours l’attentiondu
pèreAbatantilcomprenaitmieuxetplussoudainementquelesautres.C’étaitunenfantmystérieux,prometteur,filsuniquedeJerriclemenuisieretdesafemmeEsprit-Madeleine,ditela«boiteuse».Ilétaitlefavoriduprêtre,fascinéparsesaptitudesnaturelles.Aujourd’hui, sans raison apparente, Perrot se montrait taciturne et inquiet. Aba se promit de
l’interrogeràlafindelaleçon.—Silence!lança-t-ilsitôtlesécuellesvidéesetlepaindisparu.Les enfants quittèrent la table et jouèrent des coudes pour occuper lameilleure place auprès du
poêle.Leprofesseuravaitchoisipourcematinundictonqu’ilsavaitpromisàunbeausuccès:Nuln’estdégoûtédesapropremauvaiseodeur.Dès qu’il l’eut énoncé, ce fut un tonnerre d’éclats de rire. Et l’on commença d’échanger des
plaisanteriessurteloutelduvillage.Aba conduisait insensiblement les petits vers les finsmorales recherchées ; il était un excellent
conteuretunpédagoguené.
Au-dehors,Augustodunensiss’occupaitdel’officeliturgique.LapetiteéglisedeCantimprés’étaitrempliedelapresquetotalitédesparoissiens.Lesentimentdegrâcequihabitaitcessimplesbergerslesavaitrendusassidusauculte.Cematin,seulescinqfemmes,interditesd’entrerdansl’égliseparcequ’elles étaient enceintes et considérées comme impures, et quelques nourrissons restaient dans levillage.Augustes’apprêtaità réciter l’ordinaire lorsqu’unfracasébranla leportailde l’égliseet résonna
danslamodestenef.Toutlemondetournalatête.Aranjuez,ledoyendeCantimpré,quittasonrangpourallervoircequisepassait.Iltrouvalaporteclosedepuisl’extérieur.
L’angoissemontadansl’église.Leshommeseurentbeaus’épuiseràheurterettirerleportail,ilscomprirentqu’ilsétaientprisonniers.Aupresbytère,lepèreAbaneperçutpastoutdesuitelepaslourddeschevauxquiapprochaientde
samaison.Unhennissement recouvrant soudain lesparolesdes enfants, il dressa la tête et leva lebras.Les
petitsseturent.Laportedupresbytèrefutsecouée.Ils’agissaitdelaportedufond,celleemployéeparAugustodunensisetquidonnaitsurlaresserre.
Elleétaittoujoursferméeàclef,lefroids’yinsinuantlorsqueleverroun’yétaitpas.Augustel’avaitverrouilléeavantderejoindrel’église.Touslesvillageoissavaientquecetteporterestaitferméeencettesaison.Seulunétrangerpouvait
vouloirl’emprunter.Lesenfantss’inquiétèrentduvisaged’Abaquiblêmissaitàvued’œil.—Approchez,leurdit-ilensemunissantdesonpique-feu.C’est alors que la porte du fond vola en éclats. Les enfants crièrent et se pressèrent contre les
jambesdeGuillemAba.Deuxsilhouettespénétrèrentdanslapièce.Leur surgissement fut si violent qu’ils en renversèrent la table, les bols, la jatte et les bancs.
Terrifiés,lesanimauxs’échappèrent.Trèsgrands, vêtusdenoir depied en cap, lesbottes alourdiespar laboue, une capuche sombre
rabattuesurlefrontdissimulantleurstraits,lesdeuxhommess’avancèrentversAba,unecourteépéeàlamain.Danslemêmetemps,deuxautressilhouettessimilairess’introduisirentdanslamaisonparlaporte
dujardin.Leventetlefroidgagnèrentlapièce.Abavoulutprotégerlesenfantsenbrandissantsonpique-feu…—Quiêtes-vous?…maisl’undeshommeslerefoulaetluiarrachal’outil.Leprêtresedébattit.—Cessedetedémener,lecuré,ditl’hommeennoir.Cen’estpasaprèstoiquenousenavons.Aban’entendaitpasselaisserarrêter,ilrepoussal’hommeduplatdelamain.—Calme-le,ditsimplementunautreassaillantderrièreeux.L’hommebousculésaisitunenfantparlecoletlesoulevaenledésignantàsescompagnons.L’und’euxluiréponditparunsignepositifdufront.—Non!hurlaleprêtrequiavaitcompris.Ilvouluts’élancer,maisunhommel’empoigna.Celuiquitenaitlepetitl’adossacontreunepoutreetluienfonçasonépéeàtraverslecorps.Ilforça
tantsurl’armequ’ellepénétraleboisetnesedémitpassouslepoidsdugarçon;cedernierrestaensuspension,agitédetremblements,sevidantdesonsang.Cettevisiond’horreurpétrifiaAbaetlesenfants.—Si tu faisencoreungeste, lecuré, j’enépingled’autrescommecelasur tous tesmurs,mugit
l’assassinendirectionduprêtre.
MaisAba,sourdauxmenaces,révolté,renversal’hommequileretenaitetvoulutsauteraucoudel’assassin;cedernierlefitreculerenglissantuncouteausoussagorge.Dusangfilasursalame.Leprêtrenefaiblitpas.Ilgrondait,rugissait,invectivait:—Vouspaierezcecrime!Les hommes en noir furent surpris de la férocité qui émanait de lui. D’un mouvement vif,
l’assaillantlibérasonpoingetluiassénauncoup,delatempeaunez,ouvrantsonœilgauche,puis,toutdesuite,unautrecoupaumenton.LepèreAbaperditconnaissanceets’écroula.Transisdepeur,lesenfantsnesavaientversoùsetourner.Ilsregardaientavecunemêmeterreur
leurmaître inerteet leurcompagnondont lesang jaillissaitparsaccades.Lesilencesefitsoudain,pesantaprèslescrisduprêtre,seulementtroubléparlesfaiblesrâlesdugamin.Les hommes s’approchèrent et alignèrent les enfants de force. L’un des quatre, celui qui avait
accordéd’unsignelemeurtredugarçon,s’avança.Samain,gantéedecuiretdefer,glissalentementsurleursfronts,l’unaprèsl’autre.Chaqueenfantfutdévisagé.Auboutdurang,l’hommes’arrêta,agacé.Iltournalestalons,regarda
autourdelui,puis,d’unbond,sedirigeaverslatablerenversée.Illareleva.Dessoussedissimulaitunpetitgarçonblond.Sursonordremuet,undesassassinstendit lamain
verslevisageapeurédel’enfant,l’empoignaetdit:—Onl’emmène.
CHAPITRE02
SurleversantnorddelacollineduJaniculeàRome,àmi-cheminentrelapiazzaTriventoetlaviaGiolitti,setenaituneboutiqueoùl’onmarchandaitautrefoisdesrouleauxdesoie,destapisd’Orientetdesparuresdecorailimportésd’Antioche.Aujourd’hui,quisepromèneraitdanscequartierpopuleuxdelarivedroiteduTibretrouveraitla
devanturedel’échoppeassezpeuchangée,l’enseigneenformed’écuflamandsebalançanttoujourssoussahampe;seulement,iln’yliraitpluslenomdel’anciennemercerie,maisuneinscriptionenlettrescapitalesdontl’intitulénesouffraitaucunecontestation:
BÉNÉDICTGUIARÉPONSEÀTOUT
Lesétagèresetlesétalsdebijouxavaientlaisséplaceàdesrayonnagesdelivres,demanuscritsetautres dossiers serrés entre des couvertures de cuir. Mais aussi des fioles d’onguents, des peauxd’animaux,des tablesd’éclipsés lunaires,desmétauxrares,unefrondenormande,desossaturesdechatetdesprélèvementsdivers.Unbric-à-bracàl’imageducerveaufourmillantdupropriétairedeslieux.Ce dernier jouissait d’une formidable renommée dans cette partie de la ville ; jamais personne
n’avaitosébrocarder l’affirmationdesonenseigne tantcelle-ciexprimait laplusétrangeet strictevérité.BénédictGuiavaitbeletbienréponseàtout.L’improbable traduction latine d’un commentaire arabe ? Il se la procurait. Une énigme de
mathématiquequipersistaitdepuisl’Antiquité?Illaperçait.Uncrimedesang?Ilfaisaitlejoursurl’auteur et sonmobile, devançant les gardes de la ville et l’officialadexcessus de l’évêché, agentaffecté à la résolution des assassinats.Un charlatan se donnait en spectacle pourmieux vendre unélixir de longue vie ou une poudre capable de muter les métaux ? Bénédict Gui le confondait etsauvaitlafouledesasottecrédulité.Sesréussitesnesecomptaientplusetn’épargnaientaucundomaine,mêmelesplus légers :alors
qu’ils’étaitrenduinvincibleauxjeuxdecartes,plusieurstripotsdeRomesemirentd’accordpourluiverserunepensionafinqu’ilrenonceàruinerleursrichesclients.LepetitpeupleraffolaitdeBénédictGui.Diversprélats,seigneursetgrosnégociantss’étaientvu
traîner devant les tribunaux parce queGui avait pris en estime le sort d’unmodeste bedeau, d’unpalefrenieroud’unfournisseurquel’onfrappaitd’injustice.Persuasifetlimpide,ilfaisaitlajoiedesjugesetétaitlecauchemardesjurisconsultes.Ilauraitpufairefortune,devenirunpersonnagedecourgrassementdotécommelesconseillers,
lesministresoulesastrologues,maisilpréféraitvivreàl’écartdesperturbationsdupouvoir.Àsesyeux l’argent n’avait aucune valeur ; seuls les défis, l’enthousiasme et la passion de la preuvel’excitaient.Bel homme, petit, à la figure franche, blond, le front clair, il vivait seul. Contre la coutume, il
portaitde longscheveuxetunebarbe incultequi luimangeaitpresque tout levisage.Constammentvêtudenoir,ilpersistaitàporterledeuildesafemme,sixansaprèssadisparition.Ilavaittrente-deuxans.Guiavaitacheté,deuxansauparavant,lapetiteboutiquesituéeviadelliGiudei.Illogeaitdansune
chambresituéeàl’entresol,nesouffrantauprèsdeluiqu’unevieilledomestiquenomméeViolaquis’occupaitchaquematindesonlingeetdesesrepas.Saintefemmequisupportait leshumeursd’unhommetoujoursperdudansdescombinaisonsmentalesetquis’emportaitaumoindredérangement.Ilnesortaitdechezluiquepourallerenrichirsesenquêtesdenouveauxindices.Ilselevaitavantle
jour, allumait une forte quantité de bougies, car il détestait la pénombre qui fatiguait ses yeux, sechauffait du vin sur un poêle (même en été, Bénédict buvait journellement son demi-pichet) puiscommençaitderéfléchirsurlederniercasquil’occupait.Encetteaubedu9janvier1288,alorsqu’ildéverrouillaitsaported’entrée,ilaperçutlasilhouette
d’une jeune fille,qui attendaitde l’autre côtéde la rue, enplein froid, contemplant sespiedsetneremuantqueseslèvres.Guiretournaàsatabledetravail.Plusieursfoisilrelevalatêtedesonécritoire,etplusieursfoisil
vitlajeunefillequin’avaitpasquittésaplace.Ildécidaderaviversonpoêleetdechaufferunbrocdelait.Lademied’uneheurepassaetlajeune
fillesedécidaenfinàheurteràsaporte.L’enfantn’avaitpasquinzeans.Vêtuedehaillons,elleavait le teintpâle,despetitsyeuxfatigués,
descheveuxchâtainfoncéetunesilhouettefluette,presquemaladive.Illafitasseoir,jetasursesépaulesunecouverturedelaineetluiservitunboldelaitfumant.Lapetiteparaissaittrèsémuedesetenirdevantlui:—Jesuisdésoléedevenirvousdéranger,maître!…—Nedispascela.Tudoisavoirunebienbonneraisonpouroserfranchirmaporteaprèstousces
atermoiements.La plupart des gamines comme toi finissent par s’enfuir.Cemotif,maintenant quenousysommes,jesouhaitevivementleconnaître.Quelesttonnom?—Zapetta.JesuislafilledeSimonl’ébénisteetd’Emilialadinandière.NouslogeonsviaRegina
Fausta,derrièrelesbainsdeDioclétien.Guilevalessourcils.—Tuasparcourutoutelavilleparcefroid?Lajeunefilleréponditd’unevoixvibrante:—Onm’acertifiéquevousétiezunhommedebienetquevouspouvieztoutrésoudre.Mêmesi
vousaviezdemeuréàViterbe,jeseraisvenuevoustrouver!Bénédictluisouritets’assitenfaced’elle.—Jet’écoute.—Jenesaisparoùcommencer.J’aieubeauformulerdesphrasesdansma tête, làdevantvotre
porte…—J’aivu.Neteprécipitepas.Commenceparledébut.Quet’est-ilarrivé?Ellepritunelongueinspiration.—Monfrèreadisparu.—Tonfrère.Sonnom?—Rainerio.—Quandl’as-tuvupourladernièrefois?—Celaremonteàcinqjours.Deuxhommessesontprésentéscheznous.Noushabitonsavecnos
parents.Monfrères’estentretenuseulaveceux.Laconversationn’apasduré.Auboutdequelques
instants,ilestsortipourlessuivre,mefaisantunsignedelamainquisevoulaitrassurant.Nousnel’avonspasrevudepuis.—Cinqjours?Lafilleacquiesçaetajouta:—Notrepèreetnotremèresontâgés,monsieur,ilssontaujourd’huiunfardeauplusqu’unsoutien.
C’estmonfrèrequisubvientànotreboireetànotremanger.Elles’exclama:— Jamais il n’oserait s’absenter si longtemps sans nous prévenir ou nous faire porter de ses
nouvelles.Ilfautqu’unmalheurluisoitarrivé!—Jevois.Bénédictsortitdesonécritoireunetablettedecireetunstyletenos.—Quefaittonfrèrepournourrirsafamille?Zapettaavalaunegorgéedelaitetdit:—IltravailleaupalaisduLatran.Àpeineeut-ilcommencé,Bénédicts’arrêtad’écrire.Danssesenquêtes, ilétaitprécautionneuxen
biendespointspourlui-même,dontceluiquicommandaitdenejamaistrops’approcherduLatranetdesesprélatspuissants.Lesintriguesquis’ynouaientétaientlesplusdangereusesquisoient.—Vraiment?s’étonna-t-il.Etcommentlefilsd’unébénistesetrouve-t-ilenunlieusiprestigieux?
A-t-ilprononcésesvœux?—Non,Rainerioestunlaïque.Maislorsquenousétionsenfants,nousavionspourvoisinunvieil
hommesolitairequiaprismonfrèreenaffectionetluiaenseignéàlireetàécrirelelatin.Àseizeans,Rainerioestdevenusonsecrétaire.CemonsieursenommaitOttoCosmasetilvenaitduroyaumedeBohême;ilrestaitrecluschezluiettravaillaitàlarédactiond’unlivrequi,selonRainerio,devaitrelater la vie des saints.Mon frère assurait que c’était une commande du Latran et que l’ouvrageferait date. Il était fier d’yparticiper.Mais levieuxOttoCosmas estmort avantde l’achever.Monfrères’estalorsmisentêtedeletermineràsaplace.Celaluiaprisunan,unanoùils’estprivédetout, s’enfermant dans le réduit dont il avait hérité duBohémien. Il a remis l’ouvrage complété àceux-làquinel’attendaientplus.Lasœursourit:—Sontravailasuscitétantd’élogesqueRainerioaétérecrutésur-le-champdansl’administration
du Latran ! Depuis lors, dès qu’il évoquait l’homme auprès duquel il avait été attaché, il disait :«Monsieur lePromoteurdeJustice.»Etparfois il lançaitavecfierté :«Cematin je retourneà laSacrée Congrégation ! » Nous n’en savions guère plus. Il affirmait qu’il n’avait pas le droit deparler;quecelapourraitporterpréjudiceauxaffairesqu’ilinstruisait.Ilramenaitdésormaisl’argentquenotrepèrenepouvaitplusgarantiravecsonatelier.Nousluienétionstrèsreconnaissants.Bénédictrestaunmomentsilencieux.Ilsoulignasursatablettelenomd’OttoCosmas.Aprèsavoirvidésonbol,lafilledemanda:—Voussavez,vous,maîtreGui,cequesontcette«SacréeCongrégation»etce«Promoteurde
Justice»?—Jen’enaipaslamoindreidée!—Jecroyaisquevousaviezréponseàtout?Ilsouritd’unairbénin.
—Jenepeuxpastoutconnaîtreàchaqueboutdechamp!Maissoistranquille,cequejenesaispas,jenemetsjamaislongtempsàledécouvrir.IlsoumitalorsZapettaàunebatteriedequestionsetfixasesréponsessursatablettedecire.—Tonfrère,depuisquandtravaillait-ilauLatran?—Presquedeuxans.—Etilnes’absentaitjamais?Ilpartaitlematinetrentraitlesoir?—Sansjamaisvarier,maître.—Cesdeuxhommesquisontvenusletrouver,àquoiressemblaient-ils?Zapetta fronça les sourcils, comme font les enfants pour obliger leur pensée à s’arrêter sur une
image.—Ilsétaientgrands,assezforts.Jen’aipasvuleurshabitscarilsportaientunlongmanteaunoir.—Armés?—Jenesaispas.—Leursvisages?—Hélas, jene lesaipasgardésenmémoire.Jem’inquiétais troppourRainerio.Toutcelas’est
passésivite…Elledécrivitlasilhouettedesonfrère,sonvisage,sonâgeainsiquelesvêtementsqu’ilportaitle
jourdesadisparition.Guinotasoigneusementlesindices,enhommequisaitqu’aucommencementd’uneenquêterienne
comptequelesdétails.Ildemanda:—Àquipourrais-jem’adresserpourmieuxconnaître tonfrère?Ses fréquentations?A-t-ildes
camarades?Unejeuneamie,peut-être?—Pasàmaconnaissance.Rainerioatoujoursétéunsolitaire.CommesonmaîtreCosmas.Jenelui
connaisqu’unamid’enfance ;mais j’ignore s’ils se fréquentent toujours. Il senommeTomasodiFregi. La dernière fois que j’ai entendu parler de lui, il travaillait à l’hospice des pèlerins, piazzaSegni. J’ai voulum’y rendre, hier, dans l’espoir de le rencontrer,mais il y avait tant demonde !Quant à seprésenter auLatran, il ne fallait pasy songer ; les gardesnem’auraient jamais laisséegravirlapremièremarchedupalais…GuiinscrivitlenomdeTomaso.Ensuiteilrenversasatêteenarrière,emboîtantsonmentonentre
sonpouceetsonindex,cequiétaitsamanièredèsqu’ilpensait.Ilrestalongtempssansriendire.Lapetitefille,unpeudésappointée,commençaitdecraindrequ’ilsesoitmisàsongeràautrechose.—Sijeviensvousvoir,monsieurGui,insista-t-elle,c’estquenousauronsbientôtmangélesrares
économiesdeRainerio.Jevaisdevoirépisserdescordesetblanchirdesdrapspourunaubergiste,ensecret de mes parents, pour essayer d’apporter un complément de vivres et de charbon, mais siRainerionereparaîtpas,enpleinhiver,jelesperdraieuxaussi.—J’entendsbien,mapetite.Ilnelaregardaitpas,combinantdeshypothèsesdanssoncerveau.—Etpuis…etpuis…—Etpuis?Ilsavaitd’avancecequ’elleallaitluidire.
—Nousnepourronsjamaisnousacquitterdevoshonorairessansque…ehbien…—…sansquejeretrouveRainerio,c’estcela?Zapettafitunouiembarrassé.—C’estégal.Ne tepréoccupepasd’argentpour lemoment.Dansbiendescas,Dieupourvoità
tout!Bénédict ouvrit un tiroir d’un petitmeuble derrière lui, encombré par unemontagne de feuilles
éparses,etsortituneboursedontiltiradeuxdeniersqu’iltenditàZapetta.—Aucontraire,c’estmoiqui tepaye ;prendsceladans l’attentedemespremiersrésultats.Ton
frère, lorsque nous l’aurons retrouvé, y parfera, je n’en doute pas. Reviens dans trois jours. SiRainerion’estpasrentréd’icilà,j’auraiapprisdunouveau.Romeestunemoinsgrandevillequ’elleyparaît:toutsesait,toutsevoitettouts’entend.Pourpeuquel’onsoitobservateur,onapprendbiendeschoses!Unhommenedisparaîtpasaussifacilementdelacirculation.LevisagedeZapettarayonna,elleessuyasesyeuxavecledosdesesmainsmenues.—Rentrecheztoiàprésent,luiditGui.Envoieaudiablecetaubergistequiveuttefairelaverses
drapsenpleinhiveretresteauprèsdetesparents.Jetedemandedelapatiencepourtroisjours.Lajeunefillebonditpourluisaisirlesmains.—Jeprierai,maîtreGui,jeprierailaViergedevoustenirensasaintegarde.Jeprierai…Bénédictlaraccompagnaauseuildesaboutique.Illuilaissaemportersacouverturepournepas
qu’elleprennefroidenretournantàl’autreboutdeRome.Zapettafitunsignedecroixavecsonpoucesurseslèvresetdisparuttrottinantsurlespavésglacés.Guiretournaàsatabledetravail.«LaSainteCongrégation?UnPromoteurdeJustice?…»Ilinspectasatablettedenotes.Rainerio.Vingt ans, grand et osseux, le visage en longueur, de grands yeux, comme sa sœur, des lèvres
minces, un nez relevé, des cheveux clairs frisottants, vêtu de chausses neuves, d’un pourpointmatelasségrisetd’unecapenoire.Cen’étaitpaslapremièrefoisqu’onluiconfiaitlecasd’unepersonnedisparue.Jusqu’àprésent,illesavaittousexplicités.Mais ce qui différait aujourd’hui, c’était l’appartenance du garçon au personnel administratif du
Latran.JamaisBénédictGuines’occupaitdesujetstraitantdeladoctrine,oudurègnedeteloutelpontife.Lorsqu’unévêqueluiavaitdemandésonavissurlaTrinitédansunprocèscontrelesthèsesbyzantines,lorsqu’unautre,enhardiparl’écoledeChartres,avaitvoululuifairedémontrerquel’eaudu Déluge s’était évaporée grâce à l’action des arcs-en-ciel, ou qu’on l’avait invité à justifier laprimauté de l’autorité du pape sur celle de l’empereur, Bénédict Gui s’était toujours défaussé, enévitantdesecompromettre.Ilcomptaitresterprudentcettefoisaussi.MaisBénédictnepouvaitrésisteràladétressed’unejeunefilletellequeZapetta.Unefoisencore,il
luifaudrait,sanssefaireprendre,alleraupluscourtparlepluspressé.Oùseréunissait la«SacréeCongrégation»etquelenétait l’objet?Quiétait le«Promoteurde
Justice»dontRainerioseprévalaitauprèsdessiens?Bénédict fouilla sa bibliothèque à la recherche d’un rôle de parchemin qui contenait
l’organigrammedeschambresadministrativesduLatranautempsdupapeMartinIV,quelquesannées
plustôt.Rôlequ’ilpossédaitdepuisuneenquêtesuruntraficdefaussemonnaiecompromettantdesprélats.Illetrouvaetserassitàsonbureaupourlirel’intitulédesdiversescommissions,congrégationset
diversdicastèresduLatransurlesquelss’appuyaitlepouvoirdupontiferomain:—Pénitencierapostoliquepourl’octroidesdispensesetlesuividescensures.—Commissionépiscopalepourladisciplinedessacrements.—Juridictionpourlerecouvrementdesimpôtsecclésiastiquesetdesconfiscations.—Commissioninterdicastérialechargéedelacompositiondesordresmonastiques.—CommissionpourlacanonisationdesserviteursdeDieu.—DicastèrepourlasurveillancedespèlerinsdelaTerresainte.—OfficepourlaprotectiondesécritsduSaint-PèreetduSaint-Siège.—Commissionsdesambassadesavecl’empereuretleroideFrance.—Grandeetpetitechancellerie.Sous leurs abréviations latines, chacune de ces structures se prévalait de l’épithète de « sacré ».
Seulement, nulle part ne se lisait l’intervention d’un « Promoteur de Justice » ni d’une « SacréeCongrégation».Contrarié,BénédictseditquesurRainerio,ilnesavaitpourl’instantpresqueriend’autrequeson
nom!…Surcesentrefaitesentrasavieilleservante,Viola.Ellevitaufrontdesonmaîtrequ’iln’étaitpas
mêmesouhaitabledelesaluer.Peuavantonzeheures,unnouveauclientvintfrapperàlaportedelaboutique.Bénédictl’avaitvu
descendredanslarued’unelitièreferméeportéeparsixhommes.Ilarboraitungrosventre,uncrânechauveetluisant,despetitsyeuxmobilesetunpastraînantdesénateur.Ilentra,accompagnéd’unvaletdetaillemédiocre,sec,levisageimpassible.Legroshommes’affalasurunechaisedevantl’écritoiredeGui.—ParlaCroix,leSocleetleCalvaire,nepourriez-vouspasvoustenirdanslesbeauxquartiers?
pesta-t-il.Ceseraitpluscommode.Etplusdécent.Bénédictsecoualatêtepourdire:—Siunhommetelquemoidemeuraitdanslesbeauxquartiers,commevousdites,ilyseraitpendu
aupremierbois.Personneneveutd’unpoulpeaumilieud’unpanierdecrabes.L’hommefronçalessourcils.Àl’évidence,ilignoraitquelapieuvreétaitleprédateurducrabeet
que,àRome,lescrabesétaientlesrichesdesonespèce.—MonnomestMaximedeChênedollé,fit-il.J’exploitevingtbâtimentsdecenttonneauxàOstie.
J’aidubien,jem’apprêteàm’installeràRomedansunnouveaupalaisdetrentepièces,jesuismariéàmaquatrièmefemme,j’entretiensdeuxmaîtressesdontunepersane,douzeenfants,etjecompose,avecbonheurmedit-on,desfacétiesriméesdansletond’Anacréon.Mesamisontconfianceenmoi.Ilesquissaunsourire:—End’autrescirconstances,jamaisilnemeseraitvenuàl’idéed’userd’unindividutelquevous,
seulement…jen’aipersonned’autreversquimetourner!BénédictGuiavaitl’habitudedecegenred’introductionpeuspontanée:«Çadevait…Maisçan’a
pas…Aussimevoilàobligéde…»
MaximedeChênedollélevaunemainetsonserviteurluiremitplusieursdossiersdefeuillets.—Voilà,dit-il.Ils’agitd’unproblèmequitouchemesnégoces.Plusprécisémentdestransactions
passéesavecunimportantfournisseurdeVenise.Depuisquelquetemps,jesensqu’ilmebernesurlaprovenancedesesproduits.Seulement,chaquefoisquejem’enouvreàlui,ilmerenvoieàunalinéatortueuxdenotrecontratquipencheensafaveur.Sauriez-vousmedirecequisecached’autreentreceslignes?Depuis que les traités commerciaux sur parchemin remplaçaient l’antique serment oral, des
hommes comme Bénédict Gui étaient de plus en plus recherchés. Ils savaient rédiger clauses etdispositions,maisaussidénoncerlanullitédecertainsaccords.Onvenaitlesvoirpourcontesterdestestamentsoudespactes.Unpeulasdevantceténièmecontentieuxcommercial,etvoulantenterminerauplusvite,Bénédict
pritlesfeuillets.—C’estécritenmauvaislatin,constata-t-ilpourcommencer.Chênedolléhaussalesépaules:—MonVénitienestunrustredeBrindisi.Guipoursuivitlalecture.Ilrepéraaussitôtunpièged’écriture:—Plusieursclausessontestampilléesavecl’abréviationA.P.,dit-il.—C’estexact.—QuiestunraccourcipoussédusigleAd.Pr.Endroitcourant,cedernierveutdireadpraesens.
C’est-à-direquelesclausessontliéesauxexigencesdumoment:prixdesdenrées,coûtsdutransportenmer,tauxpéagers,etautresvariables.—Ehbien?Jesaiscela!—Ehbien,lerisqueenusantdeA.Rc’estquel’abréviationpeutaisémentselire:adpatres.Sipar
malheurvousretourniez«chezvosancêtres»,soitsivousmouriez,lecontenudececontratseraitsanctuariséetreviendraitintégralementàvotreVénitien.—C’estabominable!—Oui.Uneusurpationassezrépanduedenosjours…Maistrèsvite,Bénédictentradansuneconcentrationmuetteinattendue,usantdesabouledeverre
grossissantpourmieuxdéchiffrercertainsmots.Chênedollé regarda autour du bureau, se rendant soudain compte du désordre hétéroclite de
l’endroit, du nombre impressionnant de livres et de quelques pièces surprenantes telles qu’unsquelettedechatsurlequelpendaitnégligemmentunefrondeenpeaud’anguille.Iljetaunœilàsonvalet,maiscelui-cirestaitlesyeuxbraquéssurGuiquiscrutaitintensémentles
textes.SoudainBénédictdemanda:—Vousrencontrezdesproblèmesdesommeil?Chênedollésursauta.—C’estpossible.—Lalanguelourde,l’appétitquinevientplus,desdifficultésd’attention,desfluxdeventrepeut-
être?
—Ahça,commentlesavez-vous?ÀsontourBénédicthaussalesépaulesetdit:—C’estécritlà…IltournalespagesversChênedollé.—Enréalité,votreVénitienn’aaucunproblèmeavecle latin, ilse trouveseulementquedansle
protocolequevousavezsigné,ilaglisséunsecondaccord,dissimuléderrièreuncodagesecret.Cethommeemploieune techniqueanciennededécalagede lettres,parfaitementdésuèteetquisauteraitauxyeuxdupremierdéchiffreurvenu;enplusils’yprendmal,aussiest-ilcontraintdecommettredesfautesdesyntaxepourpouvoirrespecterlechiffredesoncode!Chênedolléémitungrognementrageur.—Quedit-il?Bénédict saisit son stylet et, à toute allure, pointant dans l’ordre, les premières, deuxièmes et
troisièmeslettresdechaquemotdeplusdedeuxsyllabes,constituadenouvellesphrases.—Ils’adresseenparticulieràvotrecontremaîtreQuentin…Chênedollétressautaàl’énoncédecenomvéritable.—… qui semble être…ma foi, l’amant de votre épouse ! Tous deux se sont accordés avec le
Vénitien pour vous acculer à la faillite et récupérer votre clientèle. Ils ont établi un commercesimilaire au vôtre à Ravenne qui perçoit les bonnes marchandises dont vous êtes privé. Quant àaccélérerleursfins,leVénitienlesainvitésàvousempoisonneravecdesinfusionsdejusquiame.Chênedollélevalesbrasauciel.—Ah!Maisc’estprécisémentlebreuvagequel’onm’aprescritpoursoignermesulcérations.—C’estfin:selonsondosage,cetteplantealaparticularitéd’êtresoitunremède,soitunpoison.
Ces trois personnages se sont entenduspourvous tuer àpetit feu…Vousm’envoyezbiendésolé,monsieur.Blême,lespoingsserrés,Chênedollénesavaitquechoisirentrelaconsternationdesesavoirvolé,
cocuetassassiné,etl’étonnementqueluiinspiraitlebien-fondédelaréputationdeBénédictGui.—Onm’avaitditquevousétiezl’hommedetouteslessituations!…Éludantlecompliment,Bénédictseleva,commepoursignifierquel’entrevuetouchaitàsonterme.—La techniquedecodageestmédiocre,ajouta-t-il,mais il faut reconnaîtreque leprocédén’est
pasdénuéd’avantages:pourdissimulerunecorrespondanceàquelqu’un,quoidemeilleurquedelaluimettresouslenez?Le gros Maxime de Chênedollé grogna une nouvelle fois puis déposa trois ducats d’or sur
l’écritoiredebois,prèsdelacorneàencre.—Merci,l’ami,dit-il.Neditesriendecelaàpersonne.Simesconcurrentsapprenaientquel’onest
enmesuredemeflouer,dequoiaurais-jel’air?Guifitunmouvementdufrontquilaissaitentendreàquelpointils’enfichait.Toutefoisilsoupesa
lesducatsetpromit.Ilraccompagnal’hommeetsonvalet,coupantcourtauxexclamationsdurichemarchand.—Lesfemmes…l’argent…latrahison…Rienn’estjamaiscequel’oncroit!…EnfinChênedollérepartitcommeilétaitvenu,confortablementvoituré.Bénédict le vit disparaître avec soulagement. Il n’aimait pas se compromettre avec la vie
domestiquedecesgens-là.«Às’enmêler,iln’arrivejamaisriendebon.»Ilregrettaitmêmed’avoirdélivrélesecretdesafemmeetdesonamant.S’ilsallaientvouloirsevengerdelui,ilauraitencoreàsetirerd’affaire,engâchantdesontempsprécieux.IlrefermasaporteetconsidéralestroisducatsdeChênedollé.—Voilà qui sera suffisant pour faire le jour sur la disparition du frère de Zapetta, se dit-il en
souriant.Commeannoncécematinàlajeunefille,laprovidenceavaitpourvuàtout.Gui serra l’argent dans une bourse et reprit le fil de ses pensées là où Chênedollé l’avait
interrompu.Quelquesminutesplus tard, lemarchandd’Ostieetsapiteuseaffaired’escroquerieavaientquitté
soncerveauaussibienques’ilsn’avaientjamaisexisté…
CHAPITRE03
ÀCantimpré,levicaireAugustodunensisetlesvillageoisréussirentenfinàselibérerdel’égliseoùilsétaientretenusprisonniers,aprèsavoiremboutileportailaveclesocledesfontsbaptismaux.Ilspercevaient clairement les cris des enfants qui se répandaient dans le village après le départ deshommesennoir.Lescinqfemmesenceintessortirentdechezellesaveccrainte.Dèsl’ouverturedel’église,lespetits
enlarmesrejoignirentleursparentspourracontercequ’ilsavaientvécu.AugustodunensisseprécipitaverslamaisondupèreAba.Ilytrouvalesmeublesrenversés,unedesportesemboutie,lecadavredel’enfantéventrélelong
d’unepoutreetleprêtreàterre,baignantdanssonsang.Ilordonnaqu’ondescendelegarçonetquel’ontransportelepèreAbadanssachambreàl’étage.Onétendit leblessé sur son lit.Lapièce respectait l’ascétisme franciscaindes fraticelles :videà
l’exceptiond’unecroixaumur,d’unprie-Dieuetd’uneplanchedeboisquiservaitdecouchage.Le vicaire et les trois villageois présents défirent leurs manteaux pour couvrir le prêtre et lui
releverlanuque.Sonteintétaitblafard,sarespirationauplusbas,lamoitiéduvisagedéfiguréeparlescoupsreçus.Lesang,spumeuxetsombre,avaitrouléjusqu’autorse.Pasquier, le barbier-chirurgien, lui étancha le front et la gorge avec un linge imprégné d’eau
vinaigrée.Leprêtreneréagitpasauxmorsuresdelasolutionacide.Latempegaucheétaitouverteetlesangjaillissaitparpulsionsmollesetespacées,lecouptransversalportéparl’hommeennoiravaitentièrementdécollélacornée:leshumeursaqueusessevidaient,mêléesausangetauxlarmes.Pasquierpritunefineaiguilleauboutdesdoigtsetdufilpincéentreleslèvres.Augustodunensiss’étaitmunid’unebibleetd’unflacondechrême,aucasoùildevraitadministrer
lesderniersrites.La vieille Ana vint les rejoindre. Elle avait en toute hâte étudié une carte du ciel et l’heure de
l’attaqueduprêtre.Lecalculfutvitefait:aujourd’huiMarsredevenaitascendant.C’étaitleprésaged’autresdangersàvenir!…Pasquier releva une peau du cou ensanglantée pour faire pénétrer la pointe de son aiguille d’un
coupsecdupouceetdel’index.Ilmarquaainsiundeuxièmepointenfaisantglissersonfil,puisuntroisième,unquatrième…Ensuite,ilobserval’œiletdit:—Apportez-moidelacendre…
Àl’étageinférieur,lesvillageoisavaientdécrochélecadavredugarçon.Révoltés,tousvoulaientparlersansattendreleurtour.Ons’interrogeaitsurlenombred’hommes
ennoirquiavaientassiégélevillage:oncomptalesquatreassaillantsdupresbytère,maisaussihuitautrescavaliersrépartisdansCantimprépourbarrerleportaildel’égliseavecunmadrieretcontenirlesfemmesenceintesquin’assistaientpasàl’office.On s’inquiétade leursmises sombres, de leurs capuchons rabattus, de leurspuissants et coûteux
coursiers,etdeleurcruautéabsolue.L’enfantassassinésenommaitMaurin.LegarçonenlevéétaitPerrot.
—Ilsontabandonnél’arme,constataunvillageoisaprèsqu’oneutdescendulecorpsdeMaurin.— Ils savent qu’ils ont commis une monstruosité, murmura Aranjuez, le doyen du village. Un
soldat ne recouvre pas sa lame lorsqu’elle a trempé dans le sang innocent d’un enfant. Elle luiporteraitmalheur.Maisl’undesgarçonsprésentspendantlaleçond’AbaracontaqueMaurin,endépitdesablessure,
refusait demourir et qu’il s’était agrippé aupommeau.Avantdepartir, l’hommeennoir, hésitant,n’avaitpasvoulureprendrel’épée.Dégoûté,Aranjuezpritl’armeetlaposaprèsdeslivresduprêtre.Àl’étage,Pasquieravaitcouvertl’œildupèreAbaavecdelacendrejusqu’àcequelesangetles
fluidesnepuissentplusl’imbiber.Lepoulsdublessés’étaitrelevé,mieuxfrappé,plusrégulier.Aprèsquoilebarbierposaunedizainedeventousessurletorseduprêtrepourlecongestionner.—Ilfautattendre,dit-illorsqu’ileutterminé.Lafièvrevatomber.Lescinqhommesetlafemmes’agenouillèrentdevantlelitd’Abaetsemirentàprier.
DehorslesvillageoisavaientdécidédeformeruncordondesécuritéautourdeCantimpré;quatrebergerssepostèrentdans leshauteursafindeprévenir tout retourde la troupeennoir.Ondécrétaaussidevoirallumerungrandfeuetdestorchestoutlelongdelanuitafindenepasrisquerd’êtresurpris.Dans la journée,Auguste conduisit prière collective sur prière collective pour la sauvegarde de
GuillemAba.Lafamilledugarçonmortlesuppliadecélébrerunofficefunèbresanstarder.Sourdsaurèglementdelaliturgie,ilsnesupportaientpluslavuedececorpséventré.Oncreusaunepetitefosseprèsdel’église.Ladépouilledugarçonfutlavée,vêtuedelinetétendue
lesmainsjointessurleventre.Samèreglissaàsescôtésunhochet,uneballeetsatoupiefavorite.Augustodunensissentitcombiencedrameaffectait lesparoissiens :depuissixans, lesenfantsne
mouraientplusàCantimpré.Illesobservait,alignésensilenceautourdelatombe,lesvisagesdurs,lapeauhâlée,lescheveux
en broussaille.Ces paysans laborieux et tenaces, qui ne laissaient jamais paraître leurs sentiments,avaientl’airperdu.LevicairerappeladanssonoraisonlasoumissionnécessaireauxdécretsdeDieu,sicruelssoient-
ils, dans l’attente de la délivrance du Ciel, sachant qu’il n’y avait, en la circonstance, d’autreéloquencequecellequiprometunpeudebienderrièrelemal.LepèredeMaurinensevelitsonfilssouslaterreamasséeauborddelafosse.Après la cérémonie, alors que les villageois se dispersaient d’un pas calme et digne, Auguste
retournaaupresbytère,pensif,etrestaseuldanslapièceàvivre.Àl’étage,Ana,lafilledudoyenAranjuez,veillaitsurlepèreAba.Pours’occuper, levicairenourrit les troisanimaux,activa lespoêlesquiavaientétéapportésen
supplément pour chauffer lamaison du blessé, et travailla à reconsolider la porte détruite par leshommes en noir. Il mettait beaucoup de soins à éviter de regarder la poutre vermoulue encoremaculéedusangdeMaurin.Sonœilseposasurl’échelleoùlevieilAranjuezavaitdéposél’épéeensanglantée,prèsdeslivres
dupèreAba.Augusten’avaitencorejamaisprêtéd’attentionàcesouvragesdepuissonarrivée.Il reconnut des titres célèbres. Avant son premier diaconat, Auguste avait passé cinq ans au
monastèreduFuldaquidétenaitl’unedesplusrichesbibliothèquesd’Occident.Sonéruditionn’étaitplusàfaire.Illut:L’IntroductiondeJeandeParme,lesœuvrescomplètesdeGuillaumed’Auvergne,leSicet
Nond’Abélard,lesDécrétâtesdeGrégoireIXcompiléesparRaymonddePennaforte,unmanuelenoccitanpourdémasquerlesPétrobusiensetleLivredesprodigesdeJuliusObsequens.Maisce futun toutautreouvragequi intrigua levicaire ; ilétaitépaisde troisdoigts, sans titre,
reliéd’unepeauneuve.Enl’ouvrant,Augustedécouvritsoudaincequ’ilnecherchaitpas:nonpointunouvragepieux,ni
unepièceromancée,maisdespagesnoirciesdelaplumemêmedeGuillemAba!LeprêtredeCantimprétenait là lecompteminutieuxdetouslesfaitsetgestesdesesparoissiens
depuis 1282. Pas un jour, pas un acte, même anodin, ne manquait : brève venue d’un marchandambulantle4aoûtdernier,départd’unbergerpourleplateaudeGageaunordduvillagepourdixnuits en septembre, passage d’un ingénieur des travaux de la grand-route le 9 juin de l’annéeprécédente,jeuxd’unebanded’enfantsdescendusdanslagrotteduMauconseilauprintemps1286…Le père Aba fixait par écrit l’observation des actes et de certaines paroles, sans émettre de
commentaires.Pourquoi?Ilavaitlaréputationd’unhommeplutôtréservé,componctueux,sobredegestesetconcisdeparoles.Àl’évidence, iln’étaitpasvenuàCantimprépourenquêter,nantid’unemissioninquisitoriale,ninepossédaitlamaniedusoupçon.Malgrétout,rienn’échappaitàsavigilance.Intrigué,Auguste seporta à lapagedatéedu jourde sonarrivéeàCantimpré. Il fut ébahi :Aba
savaitcequ’onluiavaitoffertàmanger,lecontenudesessacsdevoyage,jusqu’àcequ’unteletuntelluiavaientprodiguécommeformulesdebienvenue.Augusten’avaitjamaisentenduparlerd’unetelleastreintedanslachargedévolueauxprêtres.—Vouslevoyezparseslectures,lepèreAbaestunvrailettré.Levicairesursautaenentendantlavoixs’éleverdanssondos.C’étaitAnaquiétaitdescenduedela
chambreetlesurprenaitdevantleslivres.Lafilled’Aranjuez,ledoyenduvillage,étaitaussilafemmelaplusâgéedeCantimpré.Toujours
vêtuedenoir,elleressemblaitàunesorcière.Elleavaitconsacrésavieauservicedel’ancienprêtreEvermacher.Àl’arrivéedujeuneGuillemAba,elleavaitnaturellementreprissaplaceaupresbytère.—Notre père n’en parle jamais, reprit-elle d’une voix de gorge,mais avant de s’en venir chez
nous,c’étaitunétudiantsolide,disputailleurd’idéesetpartisanded’Aquin.—VousconnaissezThomasd’Aquin?s’étonnaAugustodunensis.Anapointalesouvragesdudoigt.—Ilestcitélà.Fautpascroire,Evermacherm’aenseignéàlireetàécrire,autrefois!Elle se tourna vers le poêle où elle avait placé une cuve d’eau à bouillir et y trempa les linges
souillésdepusdublessé.CependantAugustetâchaitderemettrelelivredenotesàsaplace.—Jesaisaussipoursa«surveillance»deshabitants,fit-elledutondelaconversation.Onesttrois
auvillage,avecBeaujeuetJaufré,àlesavoir.Elleleregarda:—Enfinquatremaintenant.Augustesursautaunesecondefois.Anareprit,souriante:
—Voussaviezoùvousmettiezlespiedsenvousrendantparminous,frèreAuguste?— Je connaissais cette réputation demiracles perpétuels en acceptant l’offre de l’évêché, admit
Auguste.Toutefois,voilàdeuxsemainesquejevisicietjen’aitoujourspasétéletémoindumoindreprodige.Anahaussalesépaules.—C’estparcequevousvousfaitesdefaussesidées.Vousn’êtespasprèsdevoiràCantimpréune
croix de feu dans le ciel ou des hosties volant pendant la messe ! Nos merveilles sont moinsspectaculaires:quel’onparledesnaissancesd’enfants,delaguérisondesmaladies,deladisparitionduloup,delasourcesousl’églisequisemouraitetquiadoublésondébit,touteslesbénédictionsdeCantimpré sont celles despetites gens.On est loindes simagréesde laBibleoudes racontars desévêques. C’est d’ailleurs ce qui inquiète le père Aba. Et ce qui gêne Cahors. Vous froncez lessourcils?Toutenpoursuivantsonexplication,Anabaignaitseslinges,insensibleàl’eaubouillante.—Depuishuitans,onnesaitpasquoidécideràl’évêché,surCantimpré.Aucunprodiged’icine
peut être endossé par l’évêque ! Et pourtant, selon le dogme, seuls les saints sont des faiseurs demiracles…LepèreAbasouventnousditque lorsque l’ÉgliserendrasasentencesurCantimpré, lechoix sera restreint : soit le village sera reconnu et prospérera comme les plus célèbres lieux depèlerinage,soitilserarayédelafacedumonde!Elledésignalelivredenotesduprêtre.—C’est pourquoi il fixe en secret la vie du village par écrit. En cas de procès, il veut pouvoir
défendresesfidèlesetrépondreàceuxquiprétendrontquenotrevillagevitsouslacouped’undiable.Voilàcequ’ilnousadit.Et…LavieilleAnaregardatristementl’épéeensanglantéequiavaitôtélaviedeMaurin.—Cette troupe d’hommes en noir…C’est sans doute le début des hostilités avant le procès. Ils
n’ont pas enlevé Perrot au hasard. Nous sommes attachés à cet enfant ici. Il est le premier desnourrissonsmiraculeuxdeCantimpré!Lepremieràavoirvulejourenparfaitesanté,etsansavoirfaitcriersamère.Vousleverrezsouspeu,cheznouslesenfantsnaissentsanspresquedesangsurlecorps,sanscris,lesyeuxouverts…LepetitPerrotestunesortedesymbolepournousautres.Savoixsefitgraveetmenaçante:—Ceuxquisontvenusleravircematindevaientlesavoir!Aprèsunmomentdepause,ellesecoualatêteetsetournaversl’escalier.—Le temps n’est pas en notre faveur ! Si leCiel est derrière les bénédictions deCantimpré, il
serait bon qu’il se fasse connaître ! Au moins un miracle qui nous mette en conformité avec lareligion…SurcetteinvitationlancéeauSeigneur,elledisparutàl’étage.Augustodunensisétaitbouleversé.LesmiraclesdeCantimpré. Iln’yavait jamais tant réfléchique
cela.Lesréputationsdeprodigesétaientchosecourantedanslesparoissesfrustes.Ilavaitacceptéceposteenpaysd’Ocdanslaperspectivedesedressercontreleshérétiques;ilnepensaitpasmettrelespiedsdansuneparoissesisensible.Toutàsessombrespensées,ilseremitàlaréfectiondelaportebrisée.Uneheureplustard,Anal’appelait.Auguste se précipita dans la chambre. Le père Aba, son œil valide mi-clos, déglutissait
douloureusement,entrouvrantleslèvrespourparler.Ilressentaitdeterriblesélancementsaucou,àlamâchoireetàl’œilgauche.Ilrevitenpenséel’hommeennoirs’élancersurlui.D’instinct,ilvoulutbondirdesonlit,maisle
vicaireetlavieillefilleserécrièrent.Écrasédefatigue,Abaselaissaretombersursacouche.—Ques’est-ilpassé?Qu’ont-ilsfait?demanda-t-il.Iln’avaitpasencoreprisconsciencedeladisparitiondesonœilgauche.—IlsontassassinélepetitMaurin,murmuraAuguste.Abafronçalessourcils.— Je ne l’ai pas oublié. J’ai assisté à cettemonstruosité.Mais ensuite ?Ensuite, je n’ai plus de
souvenirs!Augusteraconta:—Latrouped’assaillantsadisparuainsiqu’elleétaitvenue,rapideetsilencieuse.Pendantl’attaque,
nousétionsprisonniersdansl’église.Anaajoutaaussitôt,d’unevoixperçante:—IlsontfuienemportantPerrotaveceux!Ilsn’ontvisitéaucunemaison,ontignorélesfemmes
enceintesetn’ontpasmêmesaccagél’église,niexigédeprovisions.RienquePerrot!Àl’énoncédunomdupetitprodigedeCantimpré,levisaged’Abasefigea.UninstantAugustecrut
qu’ilallaitdenouveaudéfaillir.—Perrot,murmuraleprêtresanspluss’arrêter,Perrot…Perrot…Perrot…
CHAPITRE04
DébarrassédeMaximedeChênedolléetdesapiteuseaffairedecontrat,BénédictGuiputquittersaboutiquedelaviadelliGiudeietdébutersonenquêtesurRainerio.Sitôtdans la rue il s’entendit interpellerpar lespassants.Bénédictétait renommépourêtre l’ami
despetitesgens;riend’importantnesedécidaitsansqu’ilfûtconsulté.Sesarbitragesétaientdroits;sesconseils,justes;etsesavis,bienveillants.Ilenrésultaitquechacun,àuntitrequelconque,luiétaitredevable.MarcelloDoti,unnégociantentissu,luitombadessusausortirdesaboutiquepourleremercier:
celafaisaitdesmoisqu’ilétaitvictimedeterriblescauchemars.Sonconfesseurparlaitdepossessiondiabolique;engalénisteconvaincu,BénédictGuiallégealemenudesesrepasdusoiretlesommeildeDotiéchappaaux«attaques»desdémons…AprèsDoti, ce fut legrosVincenzoPorticcio, l’undesmarchands lesplus richesde laviadelli
Giudei, qui voulut l’entretenir d’un sujet d’importance ; mais Bénédict rétorqua que le temps luimanquait. Il savait que Porticcio n’avait qu’une idée en tête : lui faire épouser l’une de ses filles,estimantqu’iln’yauraitmeilleureaffairequedecompterunhommeaussihabilequeluiparmilessiens.Personnen’ignoraitqueBénédictétaitveuf.Chasteetsolitaire,toujoursenhabitsdedeuil,ondisait
de sa vie qu’elle se passait entre ses deux oreilles, tant ses jours étaient consacrés à la réflexion,coupésdespassionsdumonde.BénédictfinitparéchapperauxsalutationsdesesvoisinsetsedirigeaversleTibredontillongea
lesbergesendirectiondupontMilvius,nonloindesremparts.Ildut,àunmoment,interrompresamarche:desmonceauxdedétrituscondamnaientlepassagequi
menait sous le pont. D’aucuns auraient fait demi-tour ; Bénédict gravit des caissons entassés à larenverseetcontournal’amasd’ordures, lepiedposésurdesbarriquesinstables,suivantuncheminconnuseulementdeschatsetdesrats.D’ordinaire,dèslespremièreschaleurs,l’endroitétaitenvahidegrossesmouchesetderelentspestilentiels.Sansfaillir,ilgagnal’autrecôté.Là,toutétaitnetetimpeccable;quelquesstructuresdeboisétaientrangéeslelongdupourtouren
pierredelaberge.Lesolétaitpavéetlavé.Bénédictavançaversunfeudecampoùsetenaienttroishommesquiluifirentunbrefsalutdela
main.Quatrecadavresnusmoisissaientnonloind’eux.Auborddel’eau,ungaillardsetenaitaccroupi,lesbraiesdescenduessurlescuisses,sespiedssur
deuxrondins.IlsouritenvoyantparaîtreBénédictGui.Ilterminasesbesoinsetvintàlui.—Tutefaisrare,vieilami!L’homme n’était pas surpris de voir Gui : ce dernier avait été annoncé par les guets qui
protégeaientcetteportionduTibre.Legrouped’hommesprésentssurlabergerépondaitdansRomeaunométrangedes«Laveurs».Ilsnequittaientjamaisleseauxdufleuve.
Le libre, fidèle à sonnomqui venait d’unnomméTibèrenoyédans ses eaux, était une sorte demonstre qui avalait les morts de la ville : trois quarts des suicidés ou des assassinés finissaientbasculésdanssonlit.Charriésàlasurface,ilsnedisparaissaientpaspourtoutlemonde:lesLaveurs,postésaudernierpontavantlasortiedeRome,rattrapaientleursdépouillesflottantes.Ilslespillaient,les détroussaient, lesmettaient complètement à nu, avant de les rendre au courant.Aucun corpsneleur échappait, pasmême ceux que l’Église avait enveloppés dans un sac avec lamention écrite :«LaissezpasserlajusticedeDieu.»Cecommercemorbideétait florissant et tenait tout entier entre lesmainsdecesgensquevenait
visiterBénédictGui.Une autre équipe, celle des « SansMerci », avait, elle, la charge de dépiauter les pendus et les
décapitéscondamnésparl’ordrepublic.Ensemble,ilssepartageaientàRomelesfruitsdecetraficinfâme,surlequellesautoritésfermaientlesyeuxpourprixdeleurtranquillité.PlusieurscrimesavaientétédémêlésparGuigrâceauxLaveurs.—Jechercheunjeunehomme,leurexpliqua-t-il.Disparudepuisunesemaine.IldécrivitlepersonnagedeRainerio,d’aprèslesinformationsfourniesparsasœur.Lechefdelabandesecoualatête:—Ces derniers jours, le fleuve ne nous a offert qu’un soldat du Latran, une femme aux habits
déchirésetauvisagebleuidecoups,etunnouveau-nédontonavaitarrachélecordonombilical,sansdoutepourconfectionnerunphiltre.Rienquicorrespondeàtongarçon.Cettenuit,nousavonslevécesquatreimbéciles-là…Ilmontralescadavres.—L’ivresselesanoyés.Rienn’arrêtaitlesLaveurs,pasmêmeleseauxglacées;ilsplongeaient,leurscrochetsàlamain,et
récupéraientlescorps.Bénédictnesavaits’ildevaitseréjouirdenepasretrouvericiladépouilledeRainerio.C’eûtété
unefinprévisible.—Sivousrepêchiezmonhomme,dit-il,avertissez-moi.—Ceserafait.LechefdebandesavaitBénédictaumieuxaveclesjugesdelaville.Depuisdeuxans,leurentraide
avaitportésesfruits,d’uncôtécommedel’autre.GuileremerciaetretournadanslesruesdeRome.
AprèsavoirvisitéleCrime,BénédictallavisiterlaLoi.IlseprésentaàlacasernedesgardesdelaVilleavecl’intentiondequestionnerMarcodegliMiro,
lechefdelapoliceromaine.MarcodegliMirodevaittroisrésolutionsd’importantesénigmesàlacirconspectionintelligentede
Gui. Et Gui fut une fois tiré de prison par Miro après une enquête qui avait irrité un prince del’Église. De gré à gré, les deux hommes avaient trouvé un terrain d’entente et avaient mêmefraternisé.Àlacaserneilluifutréponduquelechefdelapoliceétaitabsent,maisBénédict,habituédesmurs,
futautoriséàvisiterlescellulessouterrainesdeprisonniers.PointdetracedeRainerio.
Ildemandaalorssideuxgardesn’avaientpasétéenvoyés,sixjoursplustôt,viaReginaFaustaafind’arrêteroud’interrogerunjeunehommedunomdeRainerio,travaillantauLatran.Lesregistresluiapprirentqu’iln’enavaitrienété:lesdeuxhommesaperçusparZapettaavantla
disparitiondesonfrèren’appartenaientpasauxeffectifsdeMarcodegliMiro.
Bénédictquittalacaserneets’arrêtaviadelMacellaioprèsd’unabreuvoirpublicoùpiétinaientdeséquipagesdemules.Illançaàunmeneurd’attelage:—Àl’égliseSant’Elena,piazzaConstantino!Endépitdelapermanentebousculadedesrues,ilyfutrenduunquartd’heureplustard.L’étatdel’égliseSant’Elena,consacréeauXesiècle,étaitpiteux:sonportailavaitétécondamnépar
depuissantesplanchestransversales,saflècheétaitémoussée,lescloches,ainsiqueletabernacleetlatabledel’hostieavaientététransférésdansunautrelieudeculte.Cette maison de Dieu n’était plus fréquentée depuis cinq ans. Les risques d’éboulement sous le
chœuravaientétéconsidéréscommetropgrands.Bénédict Gui contourna le corps principal pour entrer par une petite porte de bois branlante
couronnéed’unecroixenfer.À l’intérieur, les piliers avaient verdi sous les infiltrations d’eau, des champignons croissaient
commedeschapeletslelongdesrainuresdudallage.Danslescoinsdelanef,protégésdescourantsd’airglacés,dormaientplusieursgroupesdeclochards.Bénédictappela:—PèreCecchilleli?Savoixrésonna.Deuxcorneillesbattirentdesailesetdisparurentparunebrèchedanslesvitraux.Àhauteurdujubé,Bénédictrejoignitunepoternequiconduisaitàlasacristie.—PèreCecchilleli?répéta-t-ild’unevoixmoinsforte.L’hommequiapparutàl’appeldesonnomtenaitunebougied’unbrastremblant.Ilétaitvieux,le
crânechenu,lapeauridée,ledosàmoitiéployésousunecouverturegrasseetpoussiéreuse.Ilclignadel’œil,hagard,avantdereconnaîtreGui.—Bénédict?Guiconsidéralevieillardavectristesse.«Qui pourrait croire qu’il y a trois ans ce personnage était encore l’un des cardinaux les plus
éminentsdeRome?»FrancescoCecchillelideRavenneavait siégésaviedurantauxcôtésdesmembresduconseildu
pape.Sacarrièredansl’Égliseétaitcitéeenexemple.Sachutefutd’autantplusretentissantequ’elleétaitinattendue.Lecardinalavaitréussiàmettreaujouruntraficdefaussemonnaiefrappéedumonogrammedes
papesetdontlafabriquesetenaitàquelquespasduLatran.IlledénonçaaucamerlinguedupapeHonoriusIV,l’administrateurdesfinancesduSacréCollège.
Lesouverainpontife,par lavoixdesonchancelierArtémidoredeBroca, refusadedonnersuiteàcetteplainteetluienjoignitdenepaspoursuivresesinvestigations.CecchillelieutlaconvictionquecetraficétaitcoiffépardesprélatsduLatran.Résoluànepasse
taire, il voulut porter l’affaire sur la placepublique.Mal lui enprit.L’accusationde simoniequ’il
portait contre les hautes figures duLatran se retourna en sa défaveur ; il fut lui jugé coupable ducrimequ’ildénonçaitetdéchudetoussesdroits.On le dégrada au rang de simple prêtre et on lui attribua l’insignifiante paroisse de Sant’Elena,
avecsonégliseenruineprivéedefidèles.—Unecuredecampagneauraiteumapréférence,avait-ilavouéàGui,maisilsontrésoludeme
teniràl’œil.Interrogésurlesidentitésprésuméesdeces«ils»,Cecchillelisecontentaitdehausserlesépaules
etdedemander:—Quipeutabattreuncardinalenmoinsdetroissemaines?MêmemonamiArtémidoredeBroca
m’aditqu’iln’avaitrienpufairepourmesauver!…Cela faisait trois ansquecet anciencardinal croupissait ici.Bénédict fut scandalisédedécouvrir
qu’iln’avaitquequelquesfagotspoursegarderdufroidetunsolsanspaille.—C’estunejoiedetevoir,Bénédict.Tuesledernierdemesbonsamisquisepréoccupeencorede
savoirsijesuisvivant!Depuismadisgrâce,toutlemondememontreledos,ycomprismafamilledontj’aiassislafortune.LesfidèlesdeRavenneflétrissentmonnom…Ses yeux fatigués et irrités produisaient de la chassie, il semblait porter d’épaisses larmes qui
refusaientdecouler.—Vois-tu,c’estunsortcruel,pourunhommecommemoiquis’estefforcésaviedurantd’assurer
lesalutéterneldesautres,deneplusrencontrerquedesvisagesquisedétournent.Ilhochalatête:—JerelislesMoralessurJobetj’éprouvemapatience.Nesommes-nouspaslesenfantsd’unDieu
quiréprouvelaviequ’ilnousadonnée?IlnesertàriendeseplaindreduCiel.Etpuis,jenesuispassiseul!J’aimespécheurs.Cecchillelientendaitparlàlesmendiantsréfugiésdans«son»église.Illevaunbras:—Maisnousparlonstropdemapersonne;quepuis-jefairepourtoi,Bénédict?Les deux hommes s’assirent sur des tabourets. Bénédict voulut offrir son manteau, mais le
religieuxrefusa.—Tuprendraisfroid.—J’ysuisaccoutumé.BénédictluirésumaenquelquesmotslesélémentsqueZapettaluiavaitrapportéssurladisparition
desonfrèreRainerio.Ildemanda:—Savez-vouscequ’estcetteSacréeCongrégation?Pour simple prêtre qu’il était redevenu,Cecchilleli n’avait pas perdu lamémoire ; sa splendeur
cardinalice lui avait permis de voir et de savoir beaucoup de choses. L’Arcane de la curie n’avaitaucunsecretpourlui.Cen’étaitpaslapremièrefoisqueGuil’interrogeaitpourunedesesenquêtes.—LaSacréeCongrégation?répétaCecchillelid’unairréfléchi.Peux-tum’endiredavantage?— Il semblerait qu’il y siège une personne qualifiée de « Promoteur de Justice » auprès de qui
travaillaitlejeuneRainerio.Cecchillelifronçalessourcils.
—AlorstuveuxparlerdelaSacréeCongrégationdesrites,pourlacausedessaints.Mêmesiellechangedenompresqueàchaquenouveaupape.Ilnefaitpasdedoutequ’ils’agitd’elle.Ils’expliqua:—Lepapeest seulhabilitéàdécréterquipeutêtreélevéà ladignitédesaint.Autrefois, lavoix
populaire suffisait. De nos jours, la Sacrée Congrégation se charge d’opérer le tri entre lescandidatures.Dèsqu’unefiguredesaintetéestestiméepossible,lepapesigneunebulled’ouverturedeprocèsetlaCongrégationinstruitunecommissiond’enquête.Laviedupostulantyestexaminéedanssesmoindresdétails,sesmiraclessontvérifiés,sesœuvresévaluéesetjugées.Lesdélibérationssontremisesaupapequirendalorssonverdictinfaillible.Telestl’objetdelaSacréeCongrégation:c’estunefabriquedesaints.Bénédict se rappela que dans son rôle du Latran daté du papeMartin IV, il avait lu l’intitulé :
CommissionpourlacanonisationdesserviteursdeDieu.Ilseditquepourunjeunehommesortidenulle part comme Rainerio, c’était une chance bien incroyable d’approcher une institution aussiimportante.—EtlePromoteurdeJustice,dequis’agit-il?—Durantleprocèsdecanonisation,défenseetaccusations’affrontent.D’uncôté,le«Promoteur
delaCause»défendlesméritesdufutursaint;del’autre,le«PromoteurdeJustice»apourdevoirdeprouverqueledéfuntnepeutêtreretenuaunombredesélus.Ilinstruitàcharge.Onl’appelleaussil’«avocatduDiable».—Jeconnaiscescommissionslocalesquienquêtentsurlessaints,j’aimêmeassistéàdesprocès
publics.Leprêtresourit.—Ce qui se passe en public ne sert qu’à divertir la foule. En réalité, les choses sérieuses sont
décidées bien avant, à huis clos, au sein de la SacréeCongrégation.Tous les diocèses catholiquesrêventdeposséderleurpropresaint;lesrequêtesencanonisationsecomptentparcentaineschaqueannée.Certains évêques et fidèlesne reculeraientdevant aucunebassessepour faire canoniser l’undes leurs. Le rayonnement d’un nouveau saint attire des pèlerins et permet à toute une région des’auto-célébrer.Ilhaussalesépaules:—Beaucoup de profits sont en jeu, et tous les Promoteurs ne sont pas incorruptibles. Aussi la
véritable Sacrée Congrégation s’efforce-t-elle de rester secrète afin de ne pas prêter le flanc auxpressions et auxmanœuvres financières. Hormis sesmembres, personne ne connaît ses véritablesmodalités.Mêmeuncardinalcommemoi.Bénédict songea que si Rainerio était, comme il le prétendait devant sa sœur, au service d’un
PromoteurdeJustice,ilétaitaucœurdesdébats,maisducôtéleplushonniquisoit.—OùlaCongrégationtient-ellesessessions?—LesdiscussionssefinalisentaupalaisduLatran,parfoisenprésencedupape.Maisjesaisqu’il
existe des satellites dans les États pontificaux, ne serait-ce que pour enregistrer les nombreusessuppliquesdenouvellesfigures.Bénédictmitlepeudeboisquirestaitàbrûlerdanslepoêle.Ilconstatacombiencettesacristieétait
triste,privéedetouslesornementssacrésquiservaientàlamesse.Leplacarddesciergesétaitvide,ilnerestaitqu’unvasegrisdepoussièreposéàterreetquiressemblaitdeloinàuncalice.BénédictvitsurunlutrinleseullivreenlapossessiondeCecchilleli:lesMoralessurJob rédigéesparlepape
GrégoireleGrand.Ill’interrogeadenouveau:—Connaissez-vousquelqu’unquipourraitysiégerencoreetauprèsdequi jeparviendraisàme
renseigner?OuunPromoteurdeJustice?Cecchilleliréfléchit.— En ce qui regarde les Promoteurs de Justice, je n’en connais qu’un, mais c’est le plus
prestigieux : Henrik Rasmussen, un Flamand, ancien archevêque de Tournai. Je sais qu’il a trèslongtemps occupé ce rôle de Promoteur de Justice à la Congrégation. Il s’est fait reconduire denombreusesfois,éprouvantunplaisirmanifesteàbrisertouteslesprétentionsàlasainteté!Ilsourit.—LesserviteursdeDieuquiontétédéfiésparRasmussenontimmanquablementperduleurprocès
decanonisation.Iln’estpasimpossiblequ’ilsoittoujoursenposte.—Etoùpuis-jetrouverHenrikRasmussen?—Il possèdeunpalais viaNomentana.C’est l’undesplusbeauxde laville.Sa sœur et lui sont
immensémentriches.Bénédictleremerciapoursesprécisions:—Commetoujours,vousm’êtesd’unsecoursinégalable!—Ne tardepasà revenirmevoir, l’avertitCecchilleli.Vumonâge, iln’estpasprudentde trop
remettresesvisites…Levieilhommeraccompagnasonami.Ilss’étreignirent,levieilhommepartitvisitersesmendiants
etBénédictquittal’égliseSant’Elena.Nonloindelà,ilpénétradansundébitdeboisetdecharbonetpassauneimportantecommandede
combustible à livrer à Cecchilleli. Il requit aussi que l’on tapisse la sacristie avec deux doigts depaillefraîche.EnsuiteilrepritunevoituredelouagepourrejoindrelaviaNomentana.Surlaroute,BénédictGuiréfléchitauxproposdeZapetta.D’aprèselle,lemaîtredeRainerio,Otto
Cosmas,écrivaituneviedessaintsetsonfrèreauraitfinil’ouvrageaprèssamort.Lesconnaissancesévidentes qu’il avait acquises sur les vertus et les qualités des grands saints pouvaient idéalementservirlaSacréeCongrégationlorsdesesdébats.CelaexpliquaitsansdoutesonascensionrapideauLatran.Bénédictseditqu’ildevraitd’urgenceensavoirplussurcelivre…
La place dominée par le palais d’Henrik Rasmussen était assiégée par la foule. Un voile noirrecouvrait la façade. Les badauds commentaient le nombre inusité d’équipages aux carrosséesprestigieusesquis’immobilisaientdevantl’entréedelabâtisse.Bénédict comprit qu’Henrik Rasmussen était décédé et que tout ce que Rome comptait de
personnagesimportantsvenaithonorersadépouille.Ilentraperçutlesplusfameuxcardinauxgravirles marches du parvis, mais aussi des grands seigneurs, des dames célèbres, des moines et denombreuxcourtisansdemoindre rang, individusquinesont jamais rienmaisqui sont toujoursdetout.Au-dessusdelamaréedestêtes,Bénédictreconnutunpersonnageàl’embonpointconsidérablequi faisait le vide autour de lui, souriant aux vivats : Artémidore de Broca, chancelier du Latran,l’hommelepluspuissantdelavilleaprèslepape.
Lafouleapplaudissaitcevieilhommegrasqu’ondevaitsoutenirpourqu’ilpuissemarcher.Bénédict circula parmi la foule, écoutant d’une oreille, tendant l’autre ailleurs ; il finit par
interroger,onluirépondit:—L’archevêqueRasmussenasuccombéàunaccident.Ici:—Ils’estfaitrenverserparunchar.Là:—Ilaroulédanssongrandescalierdemarbre.Plusloin:—Unearêtedepoissonl’aétouffé.Làencore:—Ilasuffoquédanssonbain.Ilposalamêmequestionàunofficier,parmilessoldatsquisurveillaientlescarrosses,maiscette
fois, il lui glissa le premier des trois ducats d’or de Maxime de Chênedollé qu’il réservait à larésolutiondel’affairedeRainerio.Par le truchementde cegradé, il apprit qu’enguised’accident, l’archevêqueHenrikRasmussen,
cinqjoursauparavant,avaiteulanuqueouverted’unpuissantcoupd’épée.Cettemort,annoncéequed’aujourd’hui,correspondaitaujourdeladisparitiondeRainerio…
CHAPITRE05
ÀCantimpré,lepèreAbarestatroisjoursalité.Ilpassaitdel’accablementàlarévolte,delarévolteàl’abandon.Sesfidèless’étonnèrentdecessautesd’humeurqu’ilsneluiconnaissaientpas.Ilslesmirentsurle
comptede ses souffrances et de lapertede sonœil gauche.Sous l’actionde la cendredebois, cedernieravaitséchécomplètementetluiinfligeaitdeterriblesmauxdetête.—Ilfaudrabientôtl’ôter,prescrivitPasquier.La vieille Ana lui confectionna un bandeau noir qui se nouait derrière le crâne, ainsi que des
ligaturesd’herbesetdesbreuvagesquiréduisirentsesatrocesmigraines.—Jusque-là,onmenommaitle«pèreAba»,dit-il,lecurédeCantimpré;désormais,jeseraile
«prêtreborgne»…Letroisièmejour,deuxjeunesbergersdeCantimprérevinrentauvillage.Dèsqu’ilsavaientappriscequis’étaitdérouléaupresbytèreaprèsleursortiedel’église,cesdeux
hommesintrépides,BeaujeuetJaufré,s’étaientprécipitésàchevalàlapoursuitedelatroupeennoir,espérantquelestracesdeleursdestriersdanslaneigelaisseraientdevinerladirectionprise.Mais le peloton funeste semblait s’être évanoui dans l’hiver. Beaujeu et Jaufré réussirent à les
suivresurplusdeneuflieues:despassantsleuravouèrentavoirvufilerdescavaliersennombre,sipressésqu’onn’avaitpudires’ilsdonnaientlachasseous’ilsétaientpourchassés.—Seulementnousavonsabouti,peuaprès,àuncroisementdetroisroutesquipermetdeserendre
danslesdirectionsdeParis,dumarquisatdeProvenceoudel’Aragonais…Autantdirepartout!Lesdeuxbergersn’eurentpluslesmoyensdesuivrelapistedeshommesennoir.Cetéchecdésespéra tout lemonde ;onattendaitdésormais lesgrandesdispositionsquevoudrait
prendrelepèreAba.Ce dernier et Augustodunensis demeurèrent seuls à peser la situation après les révélations de
BeaujeuetJaufré. Ilsse tenaientdans lachambredupresbytère ; leprêtren’avaitpasencorequittésonlit.Le vicaire trouvait que s’il se remettait exceptionnellement vite de ses blessures, il tardait
néanmoinsàarrêterdesdécisions:— Sans doute est-il temps de quérir de l’aide, mon père ? suggéra-t-il. Informer le bailli de
Cahors?Ouleseigneurdenotredomainequipourraitfournirsesgensafind’assurernotredéfenseetallerrécolterdeplussûresinformationssurlesravisseurs?Abaréponditparlanégative.—D’abordlebaillinequittejamaisCahors.QuantaucomtedeChaumeil,ilestauplusmalavec
l’Église:ils’enestprisàsesvoisinslorsdejoursfériésetilluiestreprochéd’employerdesjuifsdanslagestiondesamaison.S’enremettreàluiseraitnousdéconsidérerauxyeuxdenossupérieurs.— L’évêché, alors ? estima Augustodunensis. Monseigneur Beautrelet de Cahors doit nous
soutenir!LepèreAbasecoualatêteenhommequidoute.— Posons qu’un envoyé de l’évêque soit dépêché entre nosmurs : nous ne pourrons plus l’en
déloger. S’il est inquisiteur, il cherchera à prouver que le malheur de Cantimpré ne vient pas de
cavaliers impossibles à identifier,maisdeCantimpré lui-même ! Il lui importerapeude retrouverPerrotoudevengerMaurin.Ilfautnousdébrouillerseuls.Iln’enditpasplusauvicaire.Lorsqu’ilfutassezremispourselever,Abafitveniraupresbytèrelesparentsdesenfants.Illeur
narra les événements de son point de vue et tâcha d’atténuer leurs souffrances par desmots de laSainteLettre.Augustodunensisfutsurprisdelevoirs’entreteniràpartavecEsprit-Madeleine,lamèredePerrot;
lorsqu’illaraccompagna,illuipromitderetrouveretderamenersonenfantauvillage!Depuis l’attaque,Auguste etAna se relayaient auprès dublessé.Lavieille femme s’occupait des
joursetlevicaires’étaitinstalléuncouchagedanslasalleàvivredupresbytèreafinderesteravecleprêtrelanuit.Auquatrièmematin,ilfutréveillépardepetitsbruits:iltrouvalepèreAbadeboutlongtempsavant
l’aube,l’épéequiavaittuéMaurindanslamain.Levicairenelereconnutpasinstantanément:était-cesonbandeaunoir,sescicatricesauxvisageset
au cou, lesombresportésde la faible lampe?La figure« angélique»d’Abaavait perdu toute sagrâceetviréàquelquechosed’inquiétant.Leprêtredemandad’unevoixgrave:—HormisBeaujeuetJaufré,quidenosfidèlesaquittélevillagedepuisl’enlèvementdePerrot?Levicaireseredressaetrépondit:—Personne,monpère.—Enes-tucertain?—Jepeux l’affirmer.Lorsde l’enterrementdupetitMaurin, l’ensembledenosparoissiensétait
présent,exceptéAnaquivousveillaitetEsprit-Madeleine,reclusechezelle.LorsduretourdeJaufréetdeBeaujeu,toutlevillages’estprécipitépourlesinterroger.Personnenemanquait.Abaneréponditpas.Iltenaittoujoursl’armeaupoing.— Ne m’as-tu pas rapporté que quelques-uns s’étaient postés sur le plateau pour surveiller les
alentoursduvillage?—Oui,monpère.—Oui?—Ehbien…Martin,Orgas,PaulinetDenislefils.Maisàcetteheureondoitencorepouvoirles
apercevoird’ici.Ilsn’ontpasquittélesenvirons!LepèreAbas’approchad’Auguste.Cederniervitqu’iltenaituncrucifixdanssamaingauche.Le
prêtreleluitendit:—PortecelaàEsprit-Madeleine.LacroixétaittailléedansunosdemorseavecunChristsculptéencristalderoche.—Dis-luideprierpourleretoursainetsaufdesonpetitPerrot.—Mais…?—Va!ordonnaAba.Malgrél’heure,Augusterenonçaàquestionnersonmaître;ilsevêtitetsortit.Dehors, le jourétaitencore loin.Commechaquenuit, lesvillageoisavaientalluméungrandfeu
surlaplacecentraleetdestorchesauxquatrecoinsdeCantimpré.
Unéclatrougeetdorébaignaitlaparoisseendormie.LevicaireseportadanslamaisondeJerriclemenuisieretdesafemme.Esprit-Madeleinenedormaitpas;ellenedormaitplusdepuisladisparitiondesonfils.C’étaitune
femmetrèsbelle,blondeetlesyeuxbleuscommePerrot.Maislapauvreavaitlevisagedéfaitparleslarmesetlemanquedesommeil.Ellereçutdesmainsduvicairelecrucifixd’Abasansrienrépondreàladélicateattentionduprêtre.«NousprieronspourleretourdePerrot»futlaseulephrasequetrouvaàajouterAuguste.Ilretournaaupresbytère.Lasalleétaitvide.—PèreAba?Ilmontaàl’étage.Leprêtren’yétaitpas.Ilredescendit.Auguste s’aperçut que l’épée deMaurin avait disparu.L’armoire avait été déplacée ; derrière se
cachaitunenichecreuséeàmêmelapierre.Augusteypassalamain.Elleétaitvide.Ilremarquaalorslelivredenotesd’Abaouvertsurlatable:deuxfeuilletsenavaientétéarrachés.Ilressortitprécipitamment.Entrelesombresetlesflammesdesbûchers,aucunetracedupèreAba…
Lanuitseterminait.LevillagedeCantimpréétaitétabliaubordd’unprécipiceaufondduquelroulaituntorrentcoupé
derapides.LeplateaudeGramatsurplombaitlesmaisonsdequelquesdizainesdemètres.C’estlàques’étaient postés les quatre guets qui surveillaient les chemins et les environs, une corne à lamain,prêtsàsonnerl’alarmeaumoindremouvementsuspect.LejeunePaulinsetrouvaitleplusaunord.Emmitouflésousdeslingesépais,munid’unehoulette,
ilobservaitCantimpréilluminé,luttantcontrelafatigue.Lanuitétait totale ; les ténèbresenveloppaient lesdétourset lesescarpementsduvillage.Aucune
ville,aucunehabitationneselaissaitvoiràl’horizon.Soudain,Paulinentendituncraquement.Ilselevaetserejetaenarrièreparunbrusquemouvement,voulantsaisirsacorne,maisunevoix
retentit:—Cen’estquemoi.LepèreAbasurgità lafaveurdequelquesrayonsdelunejaunepâle.Ilportaitunehouppelande,
une gibecière et un long sac à l’épaule. C’était la première fois que Paulin le revoyait depuisl’accident:ils’inquiétadesonbandeaunoiravantdefaireunsignedesoulagementenposantlamainsursoncœur.Calme,AbaobservalaperspectivesurCantimpré.—C’estunexcellentposted’observation,fit-il.Paulintrouvaitquesavoixavaitchangé,lablessureaucoularendaitplusgraveetéraillée.Ildit:—Denislefils,MartinetOrgassetiennentavecmoisurd’autrespointsduplateau:delasorterien
nepeutnouséchapper.LepèreAbas’assitsurlarocheoùsereposaitPaulinauparavant.Ildemeuraunmomentsilencieux,
puisdemanda:—Depuiscombiendetempsvis-tuauvillage,Paulin?—Ehbien…celaferatroisans.—Tuesvenuiciavectamèrequiétaitmalade,n’est-cepas?—Nous avions entenduparler desmiracles deCantimpré, et comme lesmédecins deBellac où
nousvivionspronostiquaientsamortprochaine,nousavonstentélevoyagejusqu’ici.—Etelleaétéguérie…—Oui,grâceàDieu!QuelquesjoursàCantimpréontsuffiàluirendrelasanté!Abafitalorsunsigneverslevillage.—Ilseraitbienmalheureuxquecepetitarpentdeparadisdisparaissesouslescoupsdepersonnes
quinesaventriendesesmerveilles.—Maisnousnelaisseronspasfairecela,monpère.Jamais!AbaregardaPaulin:—Sansdoute.Iln’ajoutarien.Paulinnesavaitcommentinterprétersaprésenceàsescôtés.—Vois-tu,repritenfinleprêtre,j’aibeaurepasserdansmonespritcequinousestarrivé,ilyaun
pointquejen’arrivepasàéclaircir.Ilcroisalesbras:— Cantimpré est coupé du monde. Cette saison, plus qu’aucune autre. Voilà des semaines que
personnen’estvenunousvisiter,niqu’undesnôtresnes’estportédansuneparoissevoisine…Ilpoursuivitgravement,sansquitterdesyeuxleslueursduvillage:—Lesdouzehommesennoircherchaient lesenfants,c’estévident ; ilscherchaientPerrot,c’est
certain;etilssavaientoùletrouvercematin-là,c’estirréfutable.AbaregardaPaulin:— Comment le connaissaient-ils ? D’autant que c’est depuis l’arrivée d’Augustodunensis à la
paroisse que je consacre lemercredimatin aux enfants.Les ravisseurs dePerrot ne peuvent avoiratteintsi facilement leurobjectifsans la traîtrisede l’und’entrenousàCantimpré.Quelqu’unlesarenseignés.Paulinsursauta.—Cedoitêtrenotrenouveauvicaire!protesta-t-il.Ilnevitparminousquedepuisdeuxsemaines.
Ilauraétéenvoyépournousespionneretpréparerl’attaque!Abahochalatête.—J’yaisongé.Cependant,jefaissurveillerAugustodunensissansrelâchedepuissonarrivéeetil
n’apaseuunesecondeàluipourpouvoirtransmettredesinformationsàdestiers.Abasortitdesagibecièrelesdeuxfeuilletsarrachésdesonlivredenotes.—Leseulvillageoisquimontreuncomportementsuspectcesdernierstemps,reprit-il…c’esttoi,
Paulin.Lejeunehommeseraidit.—Moi?
—Ilyasixjours,tuespartiverslesboisenprétextantvouloirramasserdesfagots.—Oui.—C’étaittondroit.Tuesrevenuuneheureplustard.Lesmainsvides.Abacontemplal’horizonoùmontaitlapremièrelueurblanchedumatin:—Lelendemain,tuesressorti,prèsdedeuxheures,cettefois.Ettun’asrapportéauvillageque
quelquesbranchesmisérables…Quesuis-jecenséenpenser?Paulinrestaitsansbouger.Ilbalbutiaquelquesmotsincompréhensibles.—Jesavaisquecelaarriveraitunjour,lançaAbaenramenantsesyeuxverslegarçon.Quiapris
contactavectoi,Paulin?—Maisje…Personne…Jenecomprendspascequevous…—Nemecacherien,tuleregretterais.Jenesuispasunprêtreaussiaccommodantquejel’ailaissé
paraîtrecesannées…Ilyadeschosesqu’onpardonnedifficilement.Lacoulpechrétiennenepeutpastout…Paulinsecoualatête.—Vousvoustrompez…Vousvoustrompez…Je…Soudainlegarçonsetournaetvoulutfuir;mais,enuneseconde,Abaétaitsurlui,lesmainssur
soncou.—Qui?Qui?—Pitié,monpère…—Réponds!—Personne…Leprêtretiradesonsacl’épéequiavaitserviàtuerMaurinetlapointasurlagorgedePaulin.—Aubesoin,jeneferaipreuved’aucunepitié,mongarçon!Parleetjet’épargne.Qui?—Mais…jel’ignore,monpère…Jel’ignore!…J’aiquittélevillagepourlesfagots,etjesuis
tombésurdeuxhommesquis’étaientégaréssurlespistesducausse.Lorsquejeleuraiapprisqu’ilssetenaientnonloindeCantimpré,ilsonteupeur.—Peur?— Ils m’ont dit qu’ils arrivaient de Cahors et qu’à Cahors, Cantimpré avait été condamné par
l’évêchéetquejedevraisfuird’iciavantlesreprésailles.—Commentas-tuimaginéque,sicelaétaitseulementvrai,jen’enauraispasététenuaucourant?
Tut’eslaisséprendreàdevulgairesmensonges.—Maisjenelesaipascrus,justement!…C’estpourcelaqu’ilsm’ontrecommandéderevenirle
lendemain.IlssontapparusavecunarchidiacredeCahors.Cedernierm’aprésentélesdocuments.IlyétaitditqueCantimprédevaitêtrepurgédesesmauvaisesprits.Etquepoureux, ils’agissaitdesenfants.Cesenfantsnésdemanière«peunaturelle»,selonleurstermes!…Abaaccentualapressiondel’épéesurPaulin.—Lesenfants?Pourquoin’es-tupasvenum’enparler?Paulintremblaitetsuait:—Ilsontditquec’estvousquiseriezchâtiélepremier,monpère!Quevoussaviezdeschosessur
les enfants, que vous cachiez un secret à vos fidèles depuis toutes ces années !… Je leur ai alorsconfirmévotreemploidutempsetlesmomentsquevouspassiezaveclespetits…Maisjenepensais
pasàmal!Aba, gardant le jeune homme sous la menace de son arme, tourna la tête pour contempler de
nouveauleslumièresdeCantimpré.Ilfinitparmurmurer,avectristesse:—Tun’aspasidéedecequetuasfait,Paulin…Ilseredressa,abattu.Legarçonrestaallongé,lapointedel’épéesuspendueau-dessusdesatête.—Jen’aimêmepasbesoindetetuerpourtatrahison,luiditAba.Ilss’enchargeronteux-mêmes.Leprêtreôtal’épéeetsecoualatête:—Etdirequetamèreaétésauvéeici…Adieu,Paulin.LepèreAbasetournaetmarchadanslaneigeversl’intérieurducausse.Legarçonsedressaalors,etlança:—Jen’aipastrahi.Lesvillageoisparlaientdéjàdecequesontvenusmedirelesdeuxinconnus:
vousnouscachezquelquechose!VousdissimulezdesvéritéssurlesmiraclesdeCantimpré!…Cen’estpasmoiquiaifaitvenircettetroupenoire…Ceseraitvous!Abas’arrêtanet,serralespoings,enrageantdes’entendreaccuser.D’unbond,ilseruasurPaulin
etledécapitad’unpuissantcoupd’épée.LepèreAbarestaunmomentstupéfaitdesonacte,contemplantlecadavrequisaignaitàsespieds.Il leva lesyeux,observa le journaissantetsesignaàquatrereprises :aufrontpoursespensées
noires, à labouchepour sonmanquede repentir, aucœurpour la soifdevengeancequi l’habitaitdepuis l’attaqueduvillage ;enfinsur lebusteentierpour lescrimes irrémissiblesqui l’attendaientdanslesjoursàvenir.Sessignesdecroixachevés,ilsejuradenejamaispluss’enremettreàDieu,niparlavoixnipar
legeste.Ils’engouffradanslasolitudeducaussedeGramat.
CHAPITRE06
BénédictGuiserenditàl’atelierd’écrituredeSalvestroConti,situéviaBonagrazia,àunecentainede pas du palais duLatran, atelier qui produisait le plus grand nombre de livres de tous les Étatspontificaux.SalvestroConti,s’ilnebrillaitpasparsongéniecréateur,avaitledondel’industrieetdunégoce.
Sa fabrique était la plus vaste de la ville, pas moins de soixante-dix compagnons et apprentistravaillaientsoussesordres.Chaqueparcelledubâtimentétaitdévolueàuntyped’ornementetàunefamille d’artisans : les graveurs, les brocheuses, les coloristes, les peaussiers, les encreurs, lesabréviateurs, les correcteurs. Tout ce qui sortait de chez Salvestro Conti respectait une qualitésupérieurementcatholique.Lorsqu’onsollicitaitsesservices,onétaitassuréd’obtenirlesSentencesdel’évêquePierreLombardouL’HistoireecclésiastiquedePierreleMangeur,dansuntextecertainetsanslamoindrelettredéfectueuse.SalvestroConticonnaissaitbienBénédictGui.Lesdeuxhommescollaboraientfréquemment;Gui
pour authentifier une pensée de Plotin dans une anthologie douteuse, Conti pour le laissers’imprégnerd’ouvragesraresetcoûteuxcommeleRomandeBrutouPyramusetThisbé.La légende voulait que Bénédict Gui sache par cœur plus d’une dizaine d’œuvres majeures de
l’Antiquité.SalvestroContiétaitunhommed’unequarantained’années,grand,froid, l’air intelligent,unpeu
rudemaispleind’usage,parlantviteparcequenéimpatient.GuilepratiquaitdepuissoninstallationàRome.CesoiroùBénédictentradanssonbureau,unevastepièceauxmursornésdesplusbellesreliures
piquéesd’oretdecabochonsprécieux,commeàchacunedeleursrencontres,Conticommençaparseplaindre:—Lescommandess’amenuisent,jedoiscongédiermesmeilleursartisans.Lelivreétaitencore,il
y apeu,unobjet devaleurque l’onenchâssait commeune relique et pour lequelon sacrifiait desfortunes;aujourd’hui,onaffectelegoûtdel’économiepourplaireàlamodedel’ascétisme,sinistrevictoire des hérésies. Plus demargelle, plus d’ornementation, plus de clou en or, rien qui chatoiel’œil. Ne me demande-t-on pas de laisser les cases d’enluminures et les cartouches vides, sousprétextequ’onlesferaembellirdansdestempspluspropices?Bénédict compatit du bout des lèvres, réprouva l’austérité de façade de certains,mais entra sans
plustarderdanslevifdesonsujet:— Je cherche une nouvelle et récente hagiographie, dit-il. L’œuvre devrait avoir été remise au
Latranilyaenvirondeuxans.Unecommandeofficielle.SalvestroContilevalessourcils.—UnenouvelleViedessaints?Ilencirculedéjàdenombreuses,etd’excellentes!Maistoutessont
defactureancienne.Onlesrectifieparendroits,onyadditionnedenouveauxmotifsdesainteté,maispas davantage. Hormis ce chroniqueur génois, Jacobus da Voragine et son œuvre qu’on ditprésomptueusesur laSainteCroix, jen’ai jamaiseuventd’unecommandeparticulièreémanantduLatrancesdernièresannées.Dequiserait-elle?—UncertainOttoCosmas,originaireduroyaumedeBohême.Contis’esclaffa:
—UnBohémien!Jamaisentenducenom.Desurcroît,aveccesÉglisesvaudoisescondamnéesparRomequi résistent enMoravie et enBohême, jeme figuremal leLatran confier uneœuvre aussisensiblequ’uneViedessaintsàunhommenédanscepaysd’hérétiques.Àquelordreappartient-il?—Jel’ignore.Iln’apparaîtpascommeunreligieux.IlvivaitsolitaireàRomederrièrelesbainsde
Dioclétien.SalvestroContitressautadenouveau:—Un laïque ? Alors c’est impensable. Pas un évêque ne le tolérerait. Si cela était, je serais le
premieràleconnaître!Jecomptedesinformateursimplantésdanstouslesscriptoriad’Italie.ParoledeSalvestroConti,cetOttoCosmasestunbonimenteuretsonlivre,Bénédict,n’existeprobablementpas!Quit’amissurcettemauvaisepiste?—UnjeunegarçonduLatranadisparu…Salvestrohochalatête:—DuLatran?L’hommetoujoursnerveux,bourrédetics,devintsubitementimpassibleetsérieux.—Cen’estpaslemomentdes’approcherduLatran,monami,conseilla-t-il.—L’électiondunouveaupape?suggéraBénédict.—Quoi d’autre ? Seulement cette fois il se raconte que le conclave est divisé pour une raison
inédite.D’ordinaire, lorsque lescardinauxn’arriventpasàs’entendresuruncandidat,c’estdûauxpressions diplomatiques de l’Empereur et du roi de France qui défendent respectivement leurschampions;maisaujourd’hui,ils’agiraitd’unequerelleentrelespartisansetlesadversairesduvieilArtémidoredeBroca.—Toujourslechancelier!…SalvestroContiditentresesdents:—TantqueDieune l’aurapas rappeléàLui (et il fautcroirequeBrocasait se faireoublierdu
Ciel),lanervositéauLatrannecesseradecroître.Quelquesprélatsveulentseservirdecetteélection,sansdouteladernièred’Artémidore,poursedébarrasseraugrandjourduvieuxchancelier.Bénédictsourit:—N’ont-ilspasdéjàéchouéàdenombreusesreprises?L’évictiond’Artémidoreestlemerleblanc
del’Église…—C’estvrai.MaisArtémidores’affaiblit.Onditquechaquemoisquipasseselitsursonvisage
comme une année. Le lion effraie moins. Ses détracteurs ne se dissimulent même plus pourconspirer!Lafind’uneèreasonné.Entoutcas,sitongarçonduLatranestliéàcettecontroverse,écarte-t-enautantquepossible!Iln’yaquedesmauvaiscoupsàprendre.Bénédictapprouva:—Oh,moi,jeveuxjusterassurersapetitesœur…SalvestroContihaussalesépaules:—LesAnciens ont écrit de belles choses là-dessus.N’oublie pas le récit deBaruch : ce pauvre
hommepensaitallerchercherduboispoursa familleet ila finidans lesEnfersaprèscentannéesd’aventuresetdecombats.BénédictGuisourit:—Mais leshérosde légendemanquent toujours cruellementde circonspection.MêmeUlysse le
Rusés’yestlaisséprendre!Moi,jenecourspasdetelsdangers;d’abord,jen’airiend’unhéroset
puis…jen’intéressepaslesdieux.
Bénédict retournaàsaboutiqueà lanuit tombée,aprèsavoirpartagéunbonrepasavecsonamiSalves tro Conti durant lequel ils parlèrent d’une traduction d’Algazel, récitèrent des strophes deVirgile et se divertirent de leur jeu favori : l’un débutait une citation que l’autre devait achever.Commetoujours,BénédictbattitSalvestro.Samémoireétaitinfaillible.Lelendemain,avantl’aube,Guifitcequ’ilsavaitfairelemieux:ilréfléchit.Ilsassaetressassasesvues,lespiedscaléssurleschenetsd’unfeuquifinissaitdeseconsumer,un
livredetragiquesgrecsouvertentrelesmains,leregardfixésurunpointvidedesachambre.Unoragedeneigegrondaitau-dessusdeRome.Àsonhabitude,Bénédictavaitalluméunequantité
alarmantedebougiespourpallierlemanquedejour.Viola,safemmedeménage,entréepeuavantdanslaboutique,engrelottant,degrosfloconssurles
épaules,neputs’empêcherdeprotester:—Quelledépense,cesbougies!Unjourl’uned’ellesserenverseraetvoslivresetvosparchemins
disparaîtrontenfumée!Bénédictrelevalefront.Ilconsidérasesrayonsetsescasesremplisd’ouvrages:—S’ilsvenaientàbrûler,répondit-ild’unevoixdouce,mesécritsresteraientàl’abri…Ilpointasonindexverssoncrâne.—…là!La bonne vieille estima les milliers de pages qui devaient être empilées ici et dans la pièce
inférieure.—Tout?fit-elle.Vaincueparunetelleprobabilité–qui,chezBénédictGui,relevaitdudomainedupossible–Viola
pritsonbalaietsonépoussette.Bénédictrévisa,pourlaénièmefois,lasituationdesonenquête.Dansunversd’Euripide,ilavait
trouvél’expression«fumerlerenard»,d’aprèsl’artdontseservaientleschasseurspourdébusquerlegoupildesatanière.Cetteméthodeancestraleluidonnaitbeaucoupàréfléchir.Rainerio avait, selon les dires de sa sœur, acquis grâce à son vieux mentor de Bohême
d’excellentes connaissances sur la vie des saints ; il n’y avait donc rien de singulier à ce que cegarçonfinisseattachéauserviced’unPromoteurdeJusticedanslaSacréeCongrégation.Jusque-làtoutsetenait.« Hormis la disparition inexpliquée de Rainerio qui frappe sa famille d’indigence et la mort
violentede l’archevêqueHenrikRasmussen intervenue lemême jour.Et le faitquece livred’OttoCosmasnesoitpasconnud’unhommeaussirenseignéqueSalvestroConti.»LaSacréeCongrégation.LepèreCecchilleliavaitétéclairsurcesujet:c’étaituneforteresseimprenable.Bénédict Gui savait que, àmoins de disposer de beaucoup de temps et d’y employer des soins
infinis, ilneparviendraitpasàsefrayerunpassagedanscetorganesecretdel’Église.Aureste, lapolice deRome le connaissait bien : siGui semontrait trop insistant, il serait démasqué et stoppéavantd’apprendrequoiquecesoit.«Dèslors,ilvafalloirtrouverunmoyende“fumerlerenard”…»
IlsetournaverssadomestiqueViola.—Viola,vousquiêtesladépositairedetouslesragots…ViolaappartenaitàcesRomainesàquipasunerumeur,pasunenouvellenepouvaitéchapper.—…n’auriez-vouspasentenduparlerd’unmiraclequiseraitadvenurécemment?Violahaussalesépaules:—Unmiracle?Commentvoulez-vousquel’onaitencoredeschancesdemiracledèslorsquedes
bonshommesdevotreespècedoutentdetout?—Unmenteur.—Et celui-là de Padoue qui disait avoir le don deme rajeunir enm’apposant lesmains sur la
nuque?—Uncharlatan.—EtleprêtreGédéonquiexorciselesépousesinfidèles?—Untruqueur.Àbout,lafemmes’écria:—Et puis après ? Le Christ-Jésus l’a dit : les petites gens, crédules commemoi, serontmieux
accueillisauparadisquedeslettréscommevous,quidivisezenpartiescequisupporteparfaitementl’unité, prouvez avec méthode ce qui est déjà clair et enseignez enfin ce dont tout le monde semoque!Bénédictapplauditlaprestationduboutdesdoigts.Viola n’était pas fâchée d’avoir défendu son point de vue et cloué le bec de l’homme qui avait
réponseàtout.—Vousferiezunremarquablemaîtred’université,reprit-ilensouriant,vousavezdéjàlamaniede
décomposervosdémonstrationspartrois.Maisrevenonsàmaquestion.Unnouveaumiracle?Violaréfléchit.—IlyabienlesangdesaintTomoquidoitseliquéfieràlaToussaint.OulastatuedelaViergequi
souritlejourdel’Assomption.CommenouveauténousavonslamoussepousséesurletombeaudupèreGoulonqui,mélangéeavecduvin,guéritdepuispeulesparalytiques.Horsça,ilexisteaussilevillagedeSpalatrooùvivaientilyaquelquesannéesmasœuretsonmari.—EhbienquoiàSpalatro?—Riendenotableaujourd’hui,maiscelanesauraittarder.Ilyadixanslecorpsd’unreligieuxya
étéenseveli.Ceuxquisaventprétendentquetoutannoncesesprochainsmiracles.Bénédicthochalatête:—Ceuxquisaventdisentcela?—Oui.Entoutcas,masœuretsonmari.Bénédictrestaunmomentsilencieux.Puisilselevaetallaouvrirlebattantdesonsecrétaireprès
dulit.Ilentiraunmorceaudepierrerougeâtred’unelivreetunsachetdepoudreblanche.Ilcomptaensuitelespiècesd’unebourse,ajoutalesdeuxducatsd’orquiluirestaientdeChênedollé,puisserraletoutdansunepetitesacoche.Satisfait,ilretournaauprèsdesonfeu.—Merci,Viola. Jeme souviendraidu tombeaumoussudeGoulon,duvillagedeSpalatroetdu
sangdesaintTomo.Cequedisant,ilreplongeadansEuripide.
Lafemmehaussalesépaulesetrepritsonménage.Lorsque la cloche d’une église proche sonna l’heure liturgique de tierce,Bénédict se leva pour
sortir.Alorsqu’ilrevêtaitsonmanteaunoir,Violal’arrêta:—Serez-vousderetourpourledéjeuner?Dois-jevouspréparerunplat?—Non.Unelonguejournéem’attend.Elledemandasielleavait,aujourd’hui,l’autorisationd’astiquersonécritoire.—Netouchezàrien.Ellel’interrompitunedernièrefoispourluidemandersielledevaitaussirenonceràdéplacerun
dossierquitraînaitparterresoussonbureau.Bénédict s’étonna : il ne connaissait pas cette couverturedeveauàgrosses lanières. Il découvrit
qu’ils’agissaitd’undestextesapportéslaveilleparMaximedeChênedollé.Lerichemarchandavaitdû l’oublier.Ce n’était qu’un traité comptable de plus avec son fournisseur vénitien. Par acquit deconscience, Bénédict vérifia s’il ne s’y trouvait pas de nouvelles lignes encodées selon le chiffresecretdelaveille,maisnon;ilneparcourutquedespagesfastidieusesdedescriptifsd’étoffesetdepierresrares.Bénédictpestaàl’idéequeceChênedolléviendraitlerechercher.Ildéposaledocumentprèsdela
porte,ditàViolaqu’onleferaitpeut-êtreprendreetsortit.
Cematinencore,ildutesquiverlegrosPorticcioquiavaitentraînéavecluisacadettenubile.—Un homme comme toi ne doit pas vivre comme tu le fais, Bénédict, protesta-t-il. C’est une
femme,qu’iltefaut!Unefemmeetdesenfants.Oubien,prendslefrocetn’enparlonsplus!Tunepeuxcontinueràpassertesjournéesseulàréfléchir!Cen’estpassain,Bénédict!Guiluiréponditensouriant:—J’yréfléchirai.—Àmafille?—Aufroc.IlgagnaàpiedlapiazzaSegni.Cinq ans plus tôt, une caserne militaire y avait été transformée par les hospitaliers en station
d’hébergementpourlespèlerinsdepassageàRome.LesmarcheursdeDieu,partantourevenantdelaTerresainte,yétaientaccueillisquelquesheuresouquelquesjoursdansl’attented’unconvoi.L’hospiceétaitassiégédemonde.DesRomainesvenaientoffrirleursvêtementsusésauxpérégrins,
un dominicain arbitrait une confession publique, des pèlerins psalmodiaient, alors que d’autresjouaientauxosselets.C’étaitunemeutepriantetbraillant,recueillieetagitée.Maislagrandeaffaire,àl’hospice,c’étaitlamangeaille.Un immense réfectoire servait aux pénitents. On y pouvait entendre parler onze langues, les
chrétiensdetouslespointsdumondes’yretrouvaientlelongdetablesgigantesques.Bénédictcirculaparmilesbancsàlarecherchedequelqu’un.Ilreconnutunhommequipassaitlui
aussi auprès des pèlerins, vêtu d’un large manteau d’où il sortait, pour les vendre, une kyrielled’objetsetderemèdes«essentiels»àlabonneconduited’unpèlerinage:flacond’eauduJourdain,croix en bois d’olivier, baume cicatrisant ampoules et inflammations, effigie chaldéenne censée
réduirelafaim,monnaieslocales,allumettessoufrées,etc.CecamelotanglaisdeGuyennesenommaitSaverdunBrown.C’étaitunhommed’uncertainâge,
braveetbon,aimédespèlerinsetquipassaitsavieà l’hospice. Ilévoquait leLevantcommes’ilyavaitvécu,alorsqu’iln’avaitjamaisquittélesbordsduTibre.Bénédictallaàlui:— Je cherche un garçon nommé Tomaso di Fregi qui travaille ou travaillait ici, lui dit-il en
reprenantlesindicationsdeZapetta.Peux-tum’aideràletrouver?— Il y a un Tomaso, répondit Saverdun Brown qui possédait l’hospice comme sa poche, il
appartientaupersonneldescuisines.Bénédict le suivit dans les sous-sols où il découvrit de nombreux fourneaux, des chaudrons
fumants,desmontagnesdegrainsd’épeautreetd’épices,unparcdevolaillesprêtesetdescuvesàboudin:dequoinourrirdescentainesd’hommesparjour.Tomasodevaitêtredel’âgedeRainerio,lecheveunoir,leteintmat,uncoudepaysan,sansdoute
originaireduSud.Ilavaitunairgoguenard.Legarçons’étonnaqu’onvienneletrouverici.Onn’avaitpasl’habituded’yvoirdesvisiteurs;les
autrescuisiniersetmarmitonsobservaientGui.—C’estausujetdeRainerio,luiditBénédict.Safamilleestinquiète;iladisparudepuissixjours.
Sais-tuquelquechose?Legarçons’essuyalefrontdureversdesamanche,unpeuembarrassé:—Rainerio?Ilregardaautourdeluietvitquel’attentions’étaittournéeverseux.—Nousnepouvonspasparlerici.Saverdun Brown les quitta et le jeune homme escorta Bénédict à travers l’abattoir à cochons
jusqu’àuneréserveoùl’onemmagasinaitlestonneletsd’huile.—Quiêtes-vous?demandalegarçonlorsqu’ilssefurenttrouvésseuls.—Zapetta,lasœurdeRainerio,estvenuemetrouver,luiditBénédict.Àcequej’aicompris,tues
laseulepersonnequipuissemerenseignerunpeusursonfrère.—Probable.Luietmoiavonsgrandiensemble.Maiscelafaituncertaintempsquenousnenous
fréquentonsplus.Ilyadeuxoutroissemaines,ilestpasséàl’hospice.Ilvenaits’entreteniravecnotreprincipal.Nousavonséchangéquelquesmots.Jel’aitrouvévieilli.Etl’airperdu.—Perdu?Tomasofitunsignepositifdufront:—Ilm’amarmonnédeschosesdifficilesàcomprendre;j’aiseulementsaisiquelavieaupalaisdu
Latranétaitdifficileencemomentd’interrègne,voiredangereuseselonquel’onappartenaitàteloutelcamp.Cen’étaitpasleRainerioheureuxetposéquej’avaisconnu.—Tul’asquestionné?—Jen’enaipaseuletemps!Ilatoutdesuitefilé.Unhommeentradans la réserve, sesaisitd’un tonneletet ressortitprécipitamment, sansomettre
d’ordonneràTomasodecesserdeperdredutempsàpalabrer.Legarçonrepritlorsqu’ilfutdenouveauseulavecGui:—Vousrecherchezunhommequiaprispoursecondenaturedecachersavie.Jedoutequevous
puissiezleretrouver.Bénédicts’étonna:—Était-ilsecretàcausedesafonctionauLatran?—Non,c’estplusancien.Celadatedujouroùsonvieuxfoudevoisins’estintéresséàlui.—OttoCosmas?LeBohémien?—Oui.Drôlede type. Il ne sortait jamais de samaison, il parlaitmal, jurait dans sa langue, ne
fréquentaitquelessiens,pourtantRaineriol’idolâtrait.—Zapettam’aditqu’illuiauraitapprisàlireetàécrire.Lejeunehommehaussalesépaules.—Nullement par bonté de cœur.OttoCosmas perdait la vue, il était terrifié à l’idée de ne plus
pouvoirécrire.DèsqueRaineriofutcapabledetenirunstylet,ilenfitsonesclave.Raineriovoulaitme le faire aimer,mais cela n’a pas pris.Àmesure qu’il embrassait les secrets du vieillard, il nevoulaitpluss’enouvriràpersonne.Bénédict fit signe qu’il comprenait : Otto Cosmas avait amené du froid entre les deux jeunes
hommes.Dufroid, ilsétaientpassésàlabrouillelorsqueRainerioavaitrefuséd’endiredavantagesursonnouveaumaître.—Nousnenoussommesreparléqu’àlamortduBohémien,repritTomaso.Jesavaisquelevieux
étaitmalade ; j’aiessayéde renoueravecRainerio,mais ilétait tropchangé.Curieusement, ilétait«devenu»OttoCosmas:ilavaitreprislarédactiondesonmanuscrit,maisaussisesmanies.LuinonplusnesortaitguèreducabinetdetravailqueCosmasluiavaitlégué,ilnevoyaitpersonne,refusaittout. Homme comme enfant, Rainerio a toujours été un bon garçon, naît généreux maisimpressionnable.LevieuxCosmasl’avaitfarcidesesidéesetdeseslivres.JelecroyaisheureuxauLatran.Çam’aétonnédeleretrouversihagardetinquiet.BénédictsedemandasiZapettaluiavaitvolontairementcachél’étatmélancoliquedesonfrèreousi
ellel’ignorait.—Avait-ild’autresamisquetoi?—Non.Les seulespersonnesqu’il fréquentait étaientdeshommesdeBohêmeetdeMoraviedu
cercledeCosmas.Lejeunehommeouvritlaporte.—Jedoisretournertravaillermaintenant.BénédictGuin’étaitpassatisfait,illesuivit:—Ladisparitiond’OttoCosmasn’a-t-ellerieneudedouteux?—Uncrime?Non,pasque je sache. Il avaitdes fluxdeventredepuis longtemps. Il crachaitdu
sang.C’estmêmeunmiraclequ’ilaitvécusivieux…Tomasoseremitàsesfourneaux.IlpritletempsdedireunderniermotàGui:—Alorsqu’ilmequittait,ladernièrefoisquenousnoussommesvus,jeluiaiditquej’espéraisle
revoir ; ilm’a répliquéque laprochaine foisque j’entendraisparlerde lui, jepourrais fairemondeuildelerevoirvivant.Tomasohochalatête.—D’unecertainemanière,c’estpeut-êtrevous,lemessager…
CHAPITRE07
LepèreAbasavaitque,selonlespentesàdescendreouàgravir,ilpouvaitparcourirhuitlieuesparjour.Maislefroid,laneigeetsesmauxdetêteleralentirent.IlfitunpremierrelaisàMordac,puisunautreàSambuse,prenantpourgîtel’endroitoùlanuitlesurprenait.Partoutsonbandeaunoiretsescicatrices inquiétaient.Luiquivoyaitnaguère lespopulationsseprécipitersursonpassage,attiréespar ce jeuneprêtre auvisaged’ange, était traité commeunvagabondcarondoutait de sa robedefranciscain.Aprèsquatrejoursdemarche,ilatteignitlecroisementderoutesévoquéparlesbergersBeaujeuet
JaufréàleurretouràCantimpré;làoùilsavaientperdulatracedelatrouped’hommesennoir.LepèreAba seditque s’il avait étéunancienRomain il eût lancéuneplumeauvent et suivi la
directionquelafortuneluieûtindiquée.Maisilpréféraits’enremettreàuncalculdebonsens:danslesconditionsactuelleslesmeilleurschevauxnepouvaientfournirquequinzelieuesdepaysentroisou quatre heures ; chaque lieue supplémentaire les meurtrirait durablement. Il savait que dans ladirectiondeToulouse,àtroislieuesd’ici,senichaitlepetitvillagedeDisard.Enune traite, la troupedes hommes ennoir, partie deCantimpré lematin, ne pouvait pas avoir
espéréallerplusloinqueDisard.Ils’yporta.
AucuneraisonnedestinaitlaparoissedeDisardauxfaveursdel’Histoire,sicen’estquesoixanteansplustôt,uneescouadedeSimondeMontfortétaitvenuemassacrerl’intégralitédelapopulation,infestéepar laverminecathare,et la remplacer,enunseul jour,pardebonset loyauxcatholiques.Depuislors,Disardétaitgouvernépardesprêtresimplacables.Toutelavieduvillages’enressentait:lepropriétairedel’uniqueauberge,LeFleuret,nepouvaitservirdevin,carcelui-ciétaitréservéàl’eucharistie ; il ne pouvait servir d’agneau, car celui-ci était pour Pâques ; les femmes y étaientinterditespournepasinciterauxadultèresetleslitsyétaientdursetrêchesafinderappelerquecettevien’étaitpasunvoyaged’agrément.Le pèreAba se présenta à l’auberge. Il était épuisé par samarche, sonœilmutilé l’accablait de
mauxdetête.L’auberge comptait une quinzaine de lits, la bâtisse était solide, la paille souvent renouvelée, sa
chèrelouéedanslarégion.Lorsqu’il entra ce soir-là, la salle commune était comble, et, ce qui ne se rencontre nulle part
lorsqu’uninconnuseprésentedansuneaubergeoccupéepardeshabitués:personnenefitattentionàlui.Lesconversationsétaienttropanimées.Abasefrayauncheminjusqu’aucomptoir.Ilconservasahouppelandeferméeetseprésentasous
l’identité d’un pèlerin voulant rejoindre l’hospice de Roncevaux avant de piquer vers Rome etJérusalem.IljustifiasesplaiesencorefraîchesparuneattaquedebrigandssurlesbordsduTarn.Ilfutconduitdansunechambreinoccupéeoùunsommierpourquatreluifutattribué.Restéseul,il
enprofitapournettoyersescicatricesavecunlingevinaigré.Puisildéfitsonbandeauetlelava.Ilétaitforcéderegarderdroitfaceàlui,caràchaquemouvementdesonœilvalide,l’œilmeurtri
suivaitetluiinfligeaitdesdouleursintolérables.
Abausadesligaturesd’Anapourtâcherd’atténuersesmigrainesetsanévralgie.Àlatombéedelanuit,ilretournadanslasallecommunepoursenourrird’unpotagedepois.Ilse
mitauboutd’unetabledontlesoccupantsdiscutaientâprement.Il ne tarda pas à comprendre les raisons du scandale qui frappait Le Fleuret et à avoir la
confirmationdesonintuitionsurleshommesennoir:leschevaux,leshabitssombres,lescapuches,lesarmes,toutétaitréuni,ilsétaientbienpassésparDisard.Ilss’étaientimposésàl’auberge,vidantlegarde-mangeravantderepartiraumilieude lanuit,ayantpayé leurpassageavecdegros tournoisd’argent.L’aubergisteavaitdûpartiràlafoiredeBèzepourregarnirsacuisine.Mais le sujet favoriqui était sur toutes les lèvresdesclients c’étaitqu’une femmesedissimulait
danslatroupeetavaitpassélanuitavecleshommes!Pas question pour elle de passer inaperçue : elle portait une très longue chevelure.Des cheveux
roux.Rougevif.L’onaffirmaitqu’elleétaitlechef.—Une femme ? s’indigna intérieurementAba. Comment une femme peut-elle êtremêlée à ces
abominations?S’enprendreàdesenfants?Cette présence féminine avait provoqué l’ire du curé de Disard. Il avait décrété, aujourd’hui,
d’abattre pierre par pierre l’auberge et de la reconstruire plus loin, lavée de ses péchés. Il enprofiteraitpourchanger lenomdeFleuretquisentait trop lachevaleriecontreceluid’AubergeduSalut.Abademandaalors,dutondelaconversation:—Setrouvait-ilunenfantparmilatroupe?Sesvoisinsn’avaientrienvuquiressemblâtàunjeunegarçon.EnquittantDisard,lescavaliersavaientabandonnéleurscapuchesetleurshabitsnoirs.Selonl’un
destémoins,ilsaffichaientdestêtesdebrigandsetderoutiers.Onvantacependantlapuissanceetlabeautédeleurschevaux.Aba effectua sur lui-même un bien violent effort pour ne point interroger encore ses voisins et
risquerdetropsefaireremarquer.Maisunprojetavaitjaillitoutformédanssonesprit.Ilvoulaitétudiercestournoisd’argentlaissésparlatroupe.
Aupetitmatin,ilfutlepremierdebout.L’aubergiste,maîtreLordenois,étaitderetourdeBèze.Lesdeuxhommesseparlèrentprèsducomptoir,lasalleétaitvide;l’aubergisterangeaitsespains
etsuspendaitdelacharcuterie.Après quelques formules d’usage sur les pèlerinages, la difficulté des routes et les dangers de
voyagerseul,l’aubergisteservitàAbadestranchoirsetdubouillon.Ilssemirentàunetable.Abafinitpardemander,àbrûle-pourpoint:—Combienestimez-vouslavaleurd’unepiècedegrostournoisd’argent?Devantl’étonnementdemaîtreLordenois,ildutrépétersaquestion.—Unepiècedegrostournoisd’argent?
—Mafoi,réponditl’aubergiste,selonlecoursofficiel,celavautunsou,soitdouzedeniers.Maisd’aprèslecoursmarchand,j’opteraispouronzedeniers,avecpeut-êtreuneoboledeplus.LepèreAbasortitunebourse.C’étaientleséconomiesdedouzeannéesqu’ildissimulaitdansson
presbytère,derrièresonarmoire.Ilcomptaquarante-huitdeniersetlesposadevantmaîtreLordenois.—Jevouschangeungrostournoicontrecesquarante-huitdeniers.L’hommefronçalessourcils.—Quatrefoissoncours?Pourquelleraisonferiez-vousunsipiètremarché?—Jesouhaitequevousmecédiezl’unedespiècesdontsesontservisleshommesennoirvenus
chezvous.L’aubergistehaussalesépaules.Ilselevaetallachercherlegrostournoienquestion,maisavantde
lecéder,ilvérifialenombredesdeniersd’Abaetleurpoids.—Marchéconclu,dit-il.Tantpispourvous!Illuidonnalapièce.—Voici.LepèreAbal’examina.Ilespéraitqu’ellerévéleraitdesindicessurceuxquil’avaientpossédée.Elleétaitneuve.Pasderayuresnid’écorchements,aucuncoupportésurlefildelabordure,point
de saletés dans le sillon des reliefs. La pièce était frappée sur son avers du monogramme deGrégoireIX,unpapedisparudepuisplusdequaranteans.«Cequiveutdirequ’elleaappartenuàquelqu’undesuffisammentrichepourdisposerd’untrésor
etlelaissercroupirpendantdesdécenniessansavoiràs’enservir.»—Ilsvousenontcédéunemajoritécommecelle-ci?demanda-t-il.Lemaîtreacquiesça.—Onn’envoitjamaisdetellesàDisard!dit-il.J’enconservedeuxautres.Aba observa le revers de la pièce ; il n’indiquait aucun atelier de frappe ni l’identité du
seigneuriage,celuidunoblequiaprivilègedebattremonnaie.« Cette pièce aura été frappée au cours du pontificat de Grégoire IX, mais sous une patente
d’exceptionvalablepeudetemps.Onafaitbattreunesommefixeetl’ons’estarrêté…»Abaremercial’aubergiste.Sansacheversonrepas,ilvoulutquitterl’aubergemaisajoutaavantdepartir:—Vousn’avezpasaperçud’enfantaveccettetroupe?Ouaveclafemme?—Unenfant?Non.—Rien ne vous a intrigué ? Leur nombre, leur comportement ?Vous n’avez rien pensé à leur
sujet?—Oui-da.L’hommesoupesal’argent.—J’enaipensébeaucoupdebien!…Dehors, lepèreAbadissimulalapiècedanslecuird’unedeseschaussuresetrepritsaroute.Le
froidétaittoujoursaussimordant,maisleciels’étaitéclairci.À trois lieues, il retrouva le nœud de chemins qui conduisaient en Provence, à Paris et vers
l’Aragonais.
IlyrencontraunmuletierquicheminaitendirectiondeCarcassonne.—JevaisàNarbonne,luiditAba.—Montez!JevousdéposeraiàRodés.Vousfinirezsixlieuesàpied.Delasorte,Abamittroisjourspouratteindrelacité.
CHAPITRE08
BénédictGuirentraitchezluiaprèssonentrevueavecTomasodiFregiàl’hospicedespèlerins.À sa grande surprise, il découvrit qu’il était attendu.De loin, il repéra l’attelage deMaxime de
Chênedolléquiencombrait laviadelliGiudeidevant saboutique.Riennepouvaitmoins luiplairequeceretourdurichemarchand.Pourcomble,lesporteurs,levoyantabsent,avaientforcésaporte!Circonspect,Bénédictentra.Surleseuil,ilreconnutlevalet.Il porta son regard vers la chaise devant l’écritoire mais n’y aperçut pas la silhouette de
Chênedollé;unefemmeétaitassisededos.Àlanuqueraide,auxcheveuxprisdansunecoiffeétroiteetpointuesurmontéed’unvoile,ildevinaitunearistocrate.BénédictGuis’assitfaceàelle,plusquejamaissurladéfensive.—Jesuisl’épousedeMaximedeChênedollé.Elledevaitavoirunesoixantained’années.Des traitsvolontaires,unebeauté figéepar l’âge,des
yeuxbleustrèspâles.—Monmariestmort,dit-elle.Chênedolléaété retrouvécematin, sadépouillecouléesousune
dalledecimentsurlechantierdenotrenouvellemaisonàRome.Aucuneinflexiondanslavoix.Nipeinenicolère.Justelesnarinesetleslèvrespincées.Lasurprisepassée,Bénédictimaginaitfacilementlesévénementsaprèssonpassage:lemarchand
avait cru bon de provoquer un esclandre dans sa maison. Bénédict se dit que cette épouse, à laphysionomieautoritaire,pouvaittrèsbien,suivantlesrévélationsducodeduVénitien,avoirséduituncontremaîtreetfroidementrésolud’empoisonnersonmari.Àcausede l’esclandrequi lescompromettait, sescomplicesetelleavaient sûrementprécipité sa
disparition.—Maintenant,ajouta-t-elleen relevant lementon,vousallezmedire,BénédictGui,cequemon
mariétaitvenuvousconfier.Bénédicthochalatête.Cefurentsestoutpremiersmots:—Votreépouxestvenumeprésenterdesdocumentsdecommercequileliaientàunfournisseur
vénitien.—Jesaiscela!Jelesaiconsultésavantdevenir.Bénédictregardalevalet:àl’évidence,cedernieravaitdéjàrapportédansledétaill’entretienavec
Chênedollé.Laveuveposasesmainsàplatsurlescuisses.—Leproblèmeestquemonmarin’ajamaiseuaffaireavecquiquecesoitàVenise.Cemarchand
n’existemêmepasdanscetteville!Jeconnaislesentreprisesdemonépoux;ellesnetraitentnullepartd’importationsorientales.Bénédictfronçalessourcils.—Quedites-vous?Ellepoursuivit:
— Il vous aurait aussi prétendu avoir desmaîtresses, posséder de nombreux enfants, écrire despoèmes ? Tout cela est également faux. Chênedollé était un homme réservé et fidèle, hélas sanshéritier. Faire des rimes ? Il était incapable d’aligner deux vers correctement. Enfin, en dépit desdocumentschiffrésqu’ilvousaprésentés–etdontjenem’expliquepaslemotif–,croyezbienquejen’avais aucune raisondevouloir empoisonnermonmari à la jusquiameet que jen’ai, demavie,nourrilemoindregoûtpoursoncontremaîtreQuentin!Savoixs’étaitfaitecinglante.Bénédictadmitvouloirlacroiresurparole,maisdemanda:—Alorsquereste-t-ildevéridiquedansladémarchedevotremari?Lafemmehésita.Guisentitqu’elleétaitagacéededevoirselancerdansdesconfidencesdevantcet
inconnudepeu.Elleexpliqua,posément,fixantGui:—Chênedolléétaitunmarchandbanquiertrèsfortuné.Àmaintesreprises,ilaavancédessommes
considérablesàdesseigneurspartisansdelacausedupape,ainsiqu’àlachancellerieduLatran.Monmari n’a jamais eu à seplaindrede ses débiteurs. Jusqu’à cesderniersmois. Inquiet du tempsqueprenaitl’électiondunouveaupape,Chênedolléaémislevœudefairevaloird’anciennestraitesnonrecouvréesàlachancellerie.J’ignorequelleréponseluiaétéfaite,maisellen’apasétécellequ’ilespérait:saconfianceensesalliésdelacuries’estévanouie.Monmariestdevenuunhommeinquiet,méfiant, traqué, craignant jusqu’à ses proches collaborateurs.Au point de vouloir quitterRome etd’abandonner lesÉtatspontificaux.Notredépart secretà tousdeuxétait imminent.Seulement il estvenu vous consulter, sans m’en avertir ; et la nuit suivante, il a perdu la vie. Aussi, je vous leredemande:quevousvoulait-il?Bénédict était stupéfait d’entendre les révélations de la veuve de Chênedollé. Sa droiture était
désarmante;ilnesavaitquoipenserd’elle.Ilréfléchitunmomentavantderépondre:—Madame, je reçois ici toutes sortes de gens.Bien souvent, ils espèrentme voir résoudre des
affairesembarrassantesqu’ilscachentàleursassociésouàleursfamilles.D’emblée,jenejouispasdeleurconfiance;ilscommencentengénéralparm’éprouver.J’ignorepourquoivotremariamentisursaviedefamille,pourquoiilm’adonnécestexteschiffrés.Peut-êtrecherchait-ilàvérifiermestalents ?Voulait-il s’assurerque j’étais l’hommequ’on lui avait indiquéavantdepouvoir s’ouvrirplussérieusementdevantmoi?La femme de Chênedollé eut beau insister, pousser les questions sur divers sujets, Bénédict ne
trouvaitriend’autreàluiavouer.—Jenesaisrien.Ilobservaitlevaletqui,cettefoisencore,restaitimmobileetmuet.Déçue,laveuveseleva.—Iln’estplusquestionquejequitteRome,déclara-t-elle.Jecomptedécouvrircequiacausélafin
odieusedemonmari.Nousnousreverrons.Ellefitsigneauvalet.Celui-cidéposaquelquespiècesdevantGui.—Pourlesdégâtscausésàvotreporte,lâchalafemmeavecdédain.Ellesortitdanslefroidetdisparutavecsonéquipage.AussitôtBénédicts’élançaàlarecherchedudossierqueChênedolléavaitoubliésoussonécritoire
etqu’ils’étaitbiengardédementionneruninstantplustôt.
Ils’installaàsatabledetravailetl’ouvrit.Ilparcourutlespremiersfeuilletssansrienremarquerdesingulier;ilnevoyaitquedescolonnés
de produits adressés au marchand banquier par un Vénitien qui, selon la veuve de Chênedollé,n’existaitpas,àproposd’uncommercequi,toujoursselonelle,n’avaitjamaiseulieu!Brusquement,Guisaisitl’astuce.Il se munit d’une réglette à curseurs sur lesquels étaient inscrits des chiffres arabes et des
expressionsnuméralespositivesetnégatives.Il s’attarda plus de cinq heures sur ces pages, sans presque jamais relever la tête.La journée se
passajusqu’ausoir,ilallumasesbougies,ignoratousceuxquifrappaientàsaporte.Enfinilfinitparlaisseréchapperunlongsifflementadmiratif.AutantlespremiersdocumentsprésentésparChênedolléétaientridiculementchiffrés,révélantune
maîtriseenfantinedescodessecretsqui,volontairement,sautaientauxyeux,autantcelui-ciemployaitunchiffreàplusieursdegrésd’une formidablecomplexitéetd’uneexécutionquipassait toutes leslouanges.Ces premiers documents n’avaient pour objectif que de le mettre sur la voie, et ce dossier,
habilement oublié sous son écritoire, devait échapper à la vigilance du valet qui accompagnait lemarchand.Primo,ChênedolléavertissaitBénédictGuiqu’ilsesentaitsuivi,surveillé,qu’ilcraignaitpoursa
vieetqu’iln’avaitpasd’autresmoyensdes’adresseràlui.«Toujourslevalet»,songeaGui.Secundo,ilconfirmaitsondésirdefuirlaVilleetdeneplusrienentreprendre,aprèscetextecodé,
quirisquedecompromettresonexistenceoucelledesafemme.«Laveuven’avaitpasmenti.»Tertio, il évoquait les disparitions au mois de décembre des cardinaux Portai de Borgo,
Philonenko,OthondeBieletBenoîtFillastre.Insinuantqueleursmortsn’étaientniaccidentelles,niliéesàl’électiondupapecommecertainspouvaientlelaissercroire.Àcettelistedequatrenoms,ilajoutaitceuxd’HenrikRasmussenetdeRainerio!Bénédict dut s’y reprendre à plusieurs fois avant d’être certain d’avoir déchiffré correctement :
«Ouvrezl’œiletsuivezlapistedeRainerio…»Ébahi,Bénédictserenversasursachaise,serrantsonmentonentresonpouceetsonindex.« Que vient faire Rainerio dans l’affaire de Chênedollé et son meurtre ? Pourquoi ces folles
précautions?»Ilbonditetouvritsaportepourhélerungarçonduquartier,lejeuneMatthieu,petit-neveudeViola
auquel ilavaitapprisà lireetàécrire.Il luidonnalespièces laisséespar lafemmedeChênedollé.Moinsd’uneheureplustard,malgrélanuit,ZapettaétaitderetourchezGui,heureuseetinquièteàlafoisd’êtrerappeléesitôt.—Commentas-tueuventdemonexistence?luidemandaBénédict.Tonfrèreconnaissait-ilmon
nom?Est-celuiquit’aunjourparlédemoi?—Non,monsieur,jamais.— Qui alors ? Tu m’as confié qu’on t’avait dit que je pouvais tout résoudre et que, sur cette
promesse,tuseraisalléejusqu’àViterbepourmetrouver?—C’estunhomme.Unhommequis’attardaitprèsdecheznous.Jel’airemarquédeuxjoursaprès
ladisparitiondemonfrère.Jeneleconnaissaispas.Ila luladétressesurmonvisage.Jeluiaiditmonmalheuretilm’aalorsconseillédevenirvoustrouver.Elleluidécrivitlepersonnage.Pasdedoute:ils’agissaitdeMaximedeChênedollé.«Ouvrezl’œiletsuivezlapistedeRainerio…»—Vousn’allezpasabandonnerlesrecherches?s’inquiétaZapetta.BénédictluiparladesrévélationsdeTomasosurlamélancoliedeRainerio.—C’estimpossible!s’exclamalajeunefillesurcedernierpoint.Rainerion’étaitpasmalheureux.
Aucontraire. Ilnouspromettaitquebientôt,dèsqu’il auraitprononcésesvœux, il serait avancéetnouspourrionsnousinstallerdansunemeilleuremaisonavecnosparents!BénédictseditqueRaineriocachaitsadétresseauxsiens.—J’aibesoindetemps,dit-ilàlajeunefille.Netironsencoreaucuneconclusion.J’aurailefinmot
decetteaffaire…Ilraccompagnalajeunefilledanslarue.Elles’éloigna.Illasentaitravagéed’inquiétudes.Restéseul,BénédictsongeaàRainerio,OttoCosmas,HenrikRasmussen,MaximedeChênedollé,
TomasodiFregi,àlamortdesquatreévêques,àlaveuveetauvalet…Unesautedeventfitgrincerl’enseignedesaboutique.Illevalefront.
BÉNÉDICTGUIARÉPONSEÀTOUT
Ilhaussalesépaulesetrentra.
CHAPITRE09
SeptjoursaprèssondépartdeCantimpréetdouzejoursaprèsleraptdePerrot,lepèreAbaentradansNarbonne.Cela faisaitquatre ansqu’iln’yavaitpasmis lespieds,mais il retrouva sa route sans faillir : il
franchitlequartierdesétudiants,passadevantleperrondel’écolehébraïque,puiss’engageadansladirectionducouventdesdominicains.Ilarrivadevantunemaisonquiformaitunanglecoupéparunerueetuneruelleetquiétaitautrefoisunemasure;aujourd’hui,lesdominicainsavaientacquistoutesleshabitationsvoisinesetconvertileurmodestelogisenunesortedepalais.Abatraversauncloîtreremisàneufetserenditàl’étageduprincipal.Ilsetrouvanezànezavecun
frèrelaiquidéfendaitl’entréedubureaudumaître.—PèreAba,quelplaisirdevousrevoir!fitlejeunereligieuxenselevant.Ils’arrêtanet.Effaréparlescicatricesduprêtre.—Quevousest-il…—LepèreTagliaferroest-ildisponible?coupaAba.—Paspourlemoment.JorgeAja,lenouvelarchevêquedeNarbonne,estauprèsdelui.Maiscet
entretienterminé,lepèreTagliaferrovousrecevraaussitôt.Vousvoussentezbien?Désirez-vousquejefassevenirfrèreJanvier?IlalongtempsversédanslamédecineavantdeseconsacreràDieu.Ilpourraitinspectervosplaies?—Nonmerci.Paspourlemoment.Abanevoulutrienfairequ’iln’eûtexpliquélebutdesavisiteàTagliaferro.Le jeune frèrevitque lesbraiesduprêtreétaientmaculéesdeboue, sahouppelandecouvertede
poussièreetdeterreséchée:enplusd’êtredéfiguré,ilétaitépuiséparlamarcheetravagéparsesmauxdetête.LefrèrelaileconduisitdanslesappartementsdumaîtreoùAbaétaitinvitéchaquefoisqu’ilvisitait sonamiTagliaferro.Cedernier,prochede la familledeGuillemAba, était intervenuhuitansauparavantpourluifaireoctroyerlacuredeCantimpréaprèssondépartdeParis.Le prêtre de Cantimpré put manger et changer ses vêtements à sa guise. Mais il fit tout avec
empressementetnervosité.Comme convenu, il fut appelé auprès de Jacopone Tagliaferro dès ce dernier libéré de ses
obligationsenversl’archevêque.Ledominicainavaitunesoixantained’années.Encorefortpoursonâge, sans graisse superflue, le cou puissant, il portait la robe blanche et le scapulaire noir de sonordre,uniformed’inquisiteurquifaisaitfrémirtousleschrétiensendélicatesseavecledogme.Son bureau se composait d’une longue table encombrée de piles de dossiers, de rôles et de
parchemins.Prèsdeluitenaientenéquilibreunsablierpoursécherl’encre,delacirechaudepourlessceaux,despoinçonsetdesciergesquipleuraientleurgomme.L’abbésetenaitàunboutdelatable,embrassantduregardlesdernièresinformationsrapportéesparsesfrèresprêcheurs.Tagliaferro sursauta en découvrant le visage du père Aba. Ce dernier, dès son entrée, s’était
précipitépourluibaiserlecordondufroc.Abaressemblaitàl’EcceHomo.—Dieu!s’exclamaledominicain.Illefitasseoir.
—Laisse-moit’examiner.Illevalebandeauduprêtreeteutunmouvementdereculquandfutrévéléelahideurdelaplaiede
l’œildesséché.—Tunepeuxpasresterainsi,objecta-t-il.Tudoisêtresoigné.Quet’est-ilarrivé?LepèreAbaluiexposacequis’étaitdéroulécematinmillefoismauditàCantimpré.LafiguredeTagliaferrosecreusa:— Je redoutais qu’un drame survienne un jour dans cette paroisse ! Tous ces miracles
inexpliqués…Sourdauxprotestationsdujeuneprêtre,Tagliaferrofitvenir,séancetenante,lefrèreJanvier.LepèreAbaseretrouvaentrelesmainsdecetanciencolonduLevant,petithommerepletetplein
decivilitéquiavaitappris l’artdesoignergrâceàunArabeauxcôtésduquel il suivait lesarméeschrétiennes. Jamais apprenti chirurgien n’eut autant de cadavres à se mettre sous la main et àdisséquerenpaix!FrèreJanvierjugeahonorableletravailaccompliparlebarbierdeCantimpré.—Ilvafalloirmaintenantôtercetœilmort,sansplustarder,dit-il.Desabcèss’épaississentdansle
fondosseuxdel’orbite.C’estunmiracleque,sousunetellenévralgie,vousteniezencoredeboutetnevousrouliezpasàterrededouleur.—J’aiquittéCantimpréavantquePasquierpuisseterminerdemesoigner.Lejourmême,frèreJanvier,surordredesonsupérieurmaisenviolationdesrèglesimposéespar
leconciledeTourscontrelachirurgie,énucléaGuillemAba.Lescrisdecederniers’entendirentjusquedanslesruesdeNarbonne.
Troisjoursplustard,Tagliaferrovintlevisiterdanssachambre,satisfaitdesonétatgénéral;Abaétaitplusreposé,lestraitsmoinscrispésetlevisageretrouvantquelquescouleurs.Lejeuneprêtredutreconnaîtrequesesterriblesmauxdetêteavaientenfincessé.Sachambrechezlesdominicainsétaitluxueusementdécorée;lescraquementsd’unebûchedansla
cheminéeconsolaientdelavuequ’offraitlacroisée,depuislelit,surlesruesdelaville:ilneigeait,l’airétaitglacial;leciel,noir.—Jemesuisrenseigné,commençaTagliaferro.Lesdouzemercenairesennoirquit’ontattaquéet
ont enlevé Perrot n’ont été repérés nulle part ailleurs dans la région ces derniers temps. Ladescriptionquetum’enasfaiterappelleseulementlecasdel’assassinatd’unévêqueàDraguan.Nousnesavonsriend’autre.LepèreAbaévoqualespiècesdegrostournoisd’argentlaisséesàl’aubergedeDisard.—Ilspeuventêtreà lasoldeden’importequi!Vousnecroyezpasàuneinterventioncachéede
l’Église?demanda-t-ilaudominicain.L’abbésecoualatête.—De l’Église ?Non.Rienne se fait sansnousdans la région.Et puis le casde tonvillagen’a
toujourspasététranché.Pourquois’enprendreàCantimpré?Dèslespremiersprodiges,huitansplustôt,monseigneurBeautrelet,l’évêquedeCahors,étaitvenu
en personne à la paroisse accompagné d’une suite riche et nombreuse. Il avait félicité la bonne«santé»deCantimpré,sanss’appesantirsurlesprodiges.Pourlui,iln’yavaitaucunediablerie,pas
d’idolesuspecte,nideritedefertilité,d’incantationoudemystification.Selonundécretprovisoiredel’évêché,leshabitantsduvillageétaientsimplementrécompensésden’avoirjamaisprêtéleflancauxperditionsdeshérétiques,grâceaupèreEvermacher.Seulement,à l’évidence,cen’étaitqu’unemanièredegagnerdu temps ; lesautoritésàRomene
savaient comment interpréter les événements deCantimpré et avaient résolu d’attendre avant de seprononcer.— Un rapt d’enfant, murmura Tagliaferro. C’est hélas trop fréquent. Certains malheureux sont
arrachés à leurs parents pour être voués à la prostitution ou au vol, d’autres servent à des ritessataniques,lacendredeleurscorpsentredanslacompositiondeshostiesinfernales,leurlangueestmélangée à du sang de huppe, les cordons ombilicaux sont changés en porte-bonheur. Il existe untraficdiaboliqued’enfantsdesdeux sexesmorts avantbaptême.Quelques femmesdehaut lignage,infertiles,fontravirdesnourrissonspourselesapproprierensecretetnepluscourirlerisqued’êtrerépudiées. D’autres, celles-là mères d’enfants morts en bas âge, font enlever des enfants qui leurressemblenttraitpourtrait,pouraussiduperleurmarietconserverleurinfluence.—MaislesenfantsdeCantimprénesontpascommelesautresenfantsdelarégion,ditlepèreAba
aprèsavoirblêmiàl’énoncédecechapeletd’horreurs.Ilsnaissentparmiracle.—Celapeutavoirattiréd’autantl’attentiondequelqueshorriblespervers.Quecomptes-tufaire?—Jesouhaiteraisavoiraccèsàvosarchives.Tagliaferrolevasessourcils:— Tu es franciscain, Guillem. Nos ordres ne sont plus vraiment alliés. J’aurais dumal à faire
accepterunetellefaveur.—Illefaut.Pourmoi!
Àsonorigine,l’ordredesdominicainsdevaitsevoueràlaprédication,louanger,béniretprêcher.Aujourd’hui, ils faisaientofficed’émissairesdans les conflits entrenobles,veillaient à l’exécutiondes brefs apostoliques, supplantaient l’autorité des évêques, archivaient les interrogatoires,recueillaientlesdélations,traquaientleshérétiques,sansparlerducontrôledelabonneconduitedeleurscoreligionnaires.Leurrôled’inquisiteurslesfaisaithonnirparlapopulationdesfidèlesquineprenaient jamais tantdeplaisirquelorsquel’undes leurssevoyaitchâtiépar lesévêques.Évêquesqu’ilshaïssaienthier!Les archives du couvent dominicain de Narbonne occupaient dix-sept salles et trois caves. Les
bâtiments contigus de la maison avaient été acquis par l’ordre mendiant pour y faire pénétrer lacathédrale de papier qui s’amoncelait chaque année sous son autorité. Ici, tout était conservé : desaveuxdeconcussionducomtedeToulouseaveclescatharesjusqu’àladénonciationinfamanted’unboulanger cocu sur les mœurs de sa femme ; la moindre déposition, les comptes rendusd’investigation,lessévicesexercéssurunsuspectétaientenregistréslelongdecesétagères.Même sous l’ère des empereurs romains, nul n’avait réussi à compiler une si vaste somme de
renseignementssurdespopulations;personnen’avaitportéàunteldegréd’efficacitéuninstrumentdesubornation.Les archives étaient protégées par des gardes dispersés dans le dédale de corridors et par de
puissantsbarreauxdeferdressésauxcroisées.JacoponeTagliaferrofinitparaccéderàlademandedupèreAba.
LeprêtredeCantimprépénétradanscelabyrinthedeCnossos,iln’yrencontraqueseptpersonnes:deuxarchivistesproprementdits,troiscopistes,etlesdeuxplaceurs.Ces placeurs étaient des femmes : sœurDominique et sœur Sabine.VéritablesArgos, créatrices
d’unprocédédeclassificationunique,ellesétaient,disait-on,devenueslesarchivesdeNarbonne.Petites, habillées de blanc, elles se ressemblaient comme des jumelles.Malgré leurs visages qui
voyaientrarementlesoleil,ellesavaienttouteslesdeuxunœilmagnifiqueetsanscesseallumé.LepèreAba,quilesrencontraitpourlapremièrefois,nesutnidireleurâgenipréciserquiétaitSabineetquiétaitDominique.Deleurcôté,lesreligieusesobservèrentavecindifférencesescicatrices.— Je voudrais consulter ce qui se rattache à des enlèvements ou des tentatives d’enlèvements
d’enfantsdanslarégion,demanda-t-il.—Queltyped’enlèvement?Trafic,satanisme,orgie?Surcombiendetemps?—Tous.Pourlesdeuxdernièresannées.Lesnonnesyconsentirentetdisparurentdanslesrayonnages.Ellesavaientenmémoire toutes leshorreurs imaginablesperpétréesdansune régionaussivaste
queleToulousain,riennepouvaitpluslesémouvoir.Lesmursdesarchivesétaientgarnisd’étagères,etlesétagèresrempliesdedocumentsserrésentre
descouverturesdepeau.Lescavesvoûtées,creuséesàmêmelaroche,etferméespardesportesdefer, recélaient les écrits les plus sensibles. Les deux femmes virevoltaient avec une rapidité et uneprécisionconfondantes.Vingtminutesplustard,lepèreAbasetrouvaitenprésencededeuxlourdsvolumes.Dèsqu’ilcommençadelire,ilfutstupéfait:«PerduàGensac-sur-TarnlefilsdeGaudinVéra,lequelestpauvrehommeetvaàl’aumône.«DisparuàMartellefilsdeDuboislerémouleur,qu’onasignaléunjourpéchantsurl’Azlouet
quin’apasétérevudepuis.« Introuvable à Montauban Adélaïde de Montravel, fille du vicomte de Carcassonne, emportée
selontémoinspardeuxcavalierssurlarouted’Albi.«PerdusàSabel-sur-CauxlesjumeauxdujuifArthropode.«DisparuàRocamadourlefilsdeSylvainTampis,lequelestmédecin.Similitudes,seloncertains
témoins,avecleraptdemademoiselleAdélaïdedeMontravel.«EnlevéàSaint-Georges-la-TerrasselenourrissondeFabienneLepœuvre,dinandièreetfemmede
Richardl’Âne,vendeurdecouteaux.« Rapt de Matou, grand-fils de Robert Quercay, au sortir de la messe en l’église de Sainte-
FrançoiseàRochebrune.«PerdueàMagrado la filledeGeorget leBarbierqu’ona cruepartiepour rejoindre sa tante à
Bèzeetquin’ajamaisétérevuedepuis.»Etcaetera.Les dossiers représentaient plus d’une soixantaine d’enlèvements et de disparitions irrésolus et
circonscrits à la seule province deToulouse.Aux vues des dates, le prêtre s’aperçut que les raptss’étaientintensifiéscesdixderniersmois.Ababénissait lefrèreJanviersansqui ileûtété incapablede lirecesnombreuxfeuillets,accablé
parsesmigraines.
Il rejoignit sœur Dominique et sœur Sabine qui travaillaient dans une cellule exiguë, assisesderrièreune tableoù étaient empilésdes fiches et des rôles.Lesdeux femmes faisaient aller leursbrasàtoutealluredansleclassementdesfiches,sanss’interromprepourrépondreauxquestionsdupèreAba.—Despoursuitessont-ellesdiligentéessurcesdifférentesaffaires?Ellesdirentoui,pourcertainesd’entreellesseulement.L’uneajouta:—Ilyadanscettelistedesfugues,desquerellesdefamille,desfaussesdéclarationsaussi.Abainterrogea:— Avez-vous des enquêtes résolues qui traitent d’un véritable trafic d’enfants ? De plusieurs
enlèvementsliésauxmêmesravisseurs?Lessœurss’arrêtèrentdeclasser.L’uned’ellesallafermerlaportedelacellule.Cettepièceeûtété
obscuresansl’éclatdedeuxmincesbougiesdelégisteetd’unfeudecheminéequirépandaitplusderéconfortquedechaleur.—Depuisdix-neufansquenousœuvronsauxarchives,ditl’une,nouspouvonsévaluer,sanspeur
denoustromper,quec’estarrivédeuxfois.—Maiscelaa toujoursétédesaffairesdélicates,dit l’autre,étantdonné l’implicationdegrands
seigneurs.—Desseigneurs?s’exclamaAba.Ont-ilsétéarrêtés?—Arrêtés,jugésàhuiscloseuégardàleursrangs,puisexpédiésaubûcher,ditlapremière.—Le seigneur deFarcy en 1271 et le comte deBargaudeau en 1280, compléta la seconde.Des
monstresquiforçaientlesenfantsjusqu’àlamort.Lesnonnessemirentàparleravecuneententeadmirable,l’unepoursuivantlaphrasedel’autre;le
pèreAbaeutl’impressiondenes’entretenirqu’avecuneseulepersonne:—Nousavonsapprisàdistinguercegenredepersonnagesdiaboliques.—Ilssonttoujours,enpremierlieu,lemaridenombreusesépouses,carilsselassentvite.—Audébut,ilslesrépudient,puis,enhardis,ilsserésolventàlesfairedisparaîtreparl’assassinat.— Lorsque enfin, ils s’aperçoivent que les femmes ne suffisent plus à leur satisfaction, ils se
portentverslesjeunesgens.—Puisverslesenfants.—Ceshommessontassezrichesetpuissantspourdépêcherdesrabatteurshorsdeleurdomaine.—Plusleraptestéloignéetmoinsilspensentcourirderisques.—Cespervers,nouslesbaptisonsdes«Conomors».—Dunomd’uncertainroibretond’autrefoisquicouvaitcespenchantscommepersonne.LepèreAbalesinterrompit:—Commentest-onremontéjusqu’àeux?Commentsesont-ilsfaitprendre?Les nonnes firent un mouvement de tête qui voulait dire « moitié la chance, moitié
l’acharnement»:—Desenfantssesontenfuisetontparlé,desfamillesontoséporterplainte.—Uncompagnondedébaucheduseigneurs’estrepentidesespéchés.Sanscesdiverséléments…—…ungrandseigneurpeutresterindéfinimentinvulnérable.
—SaufauregarddeDieu!Abaétaitestomaqué.—Savez-vouscommentlesenfantssontchoisis?s’enquit-il.—Certainssontenlevésauhasard.—D’autresdoiventrépondreàuncapriceparticulierduseigneur.—Cedernierpeutvouloirdesvictimesayanttellecouleurdecheveuxoutelgraindepeau.—Desenfantsdevieuxoudesjumeaux.—LecomtedeBargaudeau,parexemple,avaitunfaiblepourlesgarçonnetscontrefaits.—LecomtedeFarcypréféraitlesfillesnonbaptisées.—Leurshommesdemains’élancent,enquêtentdanstouteslesrégions,fontparlerlesgens…—…seconstituentdescomplices,traquentleursproies…—Puiss’abattentsurelles!
Trèsfortementtroublé,lepèreAbademandaàrestercinqjoursauxarchives.Illutl’intégralitédesdossiersetdesenquêtes,notantlemoindredétailquipouvaitl’intriguer.Ildormitauseinmêmedesregistresdominicains,nequittantpluslesrayonsdelivres,commençantàconnaîtrecertainesalléesparcœur.Les nonnes s’occupaient de lui comme d’un enfant. Installé dans les caves, Aba ne discernait
presquepluslejourdelanuit.Ils’étaitmunid’unecartedelarégionetinscrivaitméthodiquementunemarquesurchaquelieuoù
unenfantétaitdéclarémanquant.—Jevaisportermespassurchacundecespointsetenquêter,dit-ilenfinàTagliaferrolorsqu’il
crut avoir récoltéassezd’informations. Jemisemonsalutque l’enlèvementdePerrotn’estpasunacteisolé.Maislesupérieurdominicains’inquiétait:—Tucoursbiendesrisquesdetevoirtrompé.SiPerrotaétéenlevépourleplaisirsanglantd’un
seigneurpervers,tudevraisrenoncer.Seul,tun’espasdetaille.Mêmenous,lesinquisiteurs,avonslesplusgrandesdifficultésànousenprendreauxpuissants.Certainsnoblescommecertainsprélatssontinvincibles.Jerenonceparfoisàlancermesfrèressurcertainespistes,depeurderegretterlesdécouvertesqu’ilspourraientfaire…—Mais justement,moi je suis trop petit, arguaAba.Dans leur infinie précaution, ceux qui ont
enlevéPerrots’attendentàtouslescoupsetàtouslesadversaires,maispasàl’insignifiantprêtredeCantimpré…Tagliaferrosecoualatête.ToutdanslaphysionomiedeGuillemAbadisaitque,sarésolutionprise,
ilnes’endessaisiraitplus.—Jesaisqu’unhommeavertinevautrien,ditledominicain,maislevieuxtrumeauquejesuiste
conseille, à toutes finsutiles,de renonceràcetenfant.RetournedoncàCantimpré, reprends tavieordinaire.LaisseleSeigneurexprimersesvoix.LepèreAbaseraidit:—Non,monpère,cela,jenelepourraijamais.
CHAPITRE10
ÀMonseigneurBeautrelet,évêquedeCahors,delapartdunouveauvicairedelaparoissedeCantimpré,AugustodunensisdeTroyes.
Monseigneur; jemevois forcédevousremettrelerécitdesdernièresheuresvécuesenmaparoisse.Jel’écrisafindevousapprendrelesraisonsabsoluesquim’ontpousséàcetteextrémité:
J’aianathématisélacommunautédesfidèlesdeCantimpré.
Augustodunensis était seul à la grande table du presbytère. Il écrivait sur un vélin clair, d’uneécritureétroiteetnerveuse.Lamoitiédesonvisageétaitbrûléeàvif.Ilsouffraittantquechaquemotrédigéétaitcommeunevictoire.
DepuisledépartdupèreAba,ledestins’étaitacharnésurlevicairedeCantimpré.Enpremierlieu,ladisparitioninexpliquéeduprêtreetl’assassinatdePaulinsurleplateauavaient
indignéetterrifiélapopulation.En second lieu, l’unedes femmes enceintes, bouleverséepar les événements,mit prématurément
sonenfantaumonde.Le jour de ses couches, l’inquiétude se lisait sur tous les visages qui l’entouraient ;
Augustodunensis sentitune fébrilitéplusaiguëencoreque lorsde l’enterrementdupetitMaurin. Ilsemblaitquel’existencedesvillageoisdépendîttoutentièredel’issuedecelabeur,etileûtsuffiquelenouvelenfantfûtnécoiffé,malformé,troppoilu,ouétrangléparlecordondel’ombilic,pourquelapaniquelessaisisse.UnemauvaisenaissanceseraitlesignequelecycledesmiraclesdeCantimpréétaitconsommé…Laréponseàleurspressentimentsfutpirequetout:lafemmeaccouchad’unmort-né.Cenefutquecrissansparoles,clameursversleCiel,effroi…Confrontésàlamultiplicationdescoupsdusort,lesvillageoisvoulaientsedonneruneexplication.
Aprèsmaintestergiversationsetrétractations,ilsidentifièrentlasourcedeleursmauxdanslaseuleprésenceàCantimpréd’Augustodunensis!Lesdésastresduvillagenepouvaientprovenirquedecevicaire inconnu,débarquéduNord,qui
devaitsemer,partoutoùilallait,ladésolationetlamort.Avantsavenue,arguait-on,Cantimpréétaitheureux,délivrédumal:Augustodunensisavait«brisé
lecharme»!Lepeupledressaunbûcherpourprécipiter le responsableetcalmer,parsamort, ledéplaisirdu
Ciel.Levicairefutpourchassé.Deshommeslefrappèrentavecdesbranchesdeboisardentesafindelefaireplieretdel’emporter
danslebrasier.Raresétaientceuxquiosaients’interposer.Esprit-Madeleine,lamèredePerrot,étaitdeceux-là.
Pour toute défense, un instant avant d’être jeté dans les flammes, Augustodunensis réussit à sedépoitrailleretàbrandirunemagnifiquecroixpectorale.ElleportaitunChristenargentincrustédepierreries.Augustodunensislaconservaitsurluicommeuntalismansecret.Ilfulmina,lesbrashautlevés:—Sacrisinterdicere,dirisdevovere,execrari!C’étaitlaformuled’excommunication.Lataesertentiae.Laplussévèredetoutes.MêmedesvillageoisfrustescommeceuxdeCantimprémesurèrentlaportéedecetteimprécation.Par chance extrêmeou grâce particulière, devant lamenace, personne n’osa plus avancer sur le
vicaire.Augustodunensis, ivre de rage, pénétra dans l’église, jeta une torche à terre, la foula au pied,
renversalesornementsetcouchalagrandecroix.Illança:—PouravoirportélamainsurunémissairedeDieu,vousêtesexclusducorpsdel’Église!Aucun
devousneserainhumédanslaterreconsacréeducimetière.VousavezfaillidevantleChrist!Ceuxqui s’enétaientprisà lui tombèrentàgenoux, frappésdestupeur,conscientsde la foliede
leurs actes ; des femmes s’évanouirent, d’autres l’exhortèrent à revenir sur sa sentence. MaisAugustodunensischassalesproscritsdel’égliseetcloualaporteafinquepersonnen’ypuisseplusentrer.
Àcompterdecejour;jesuisrestébarricadédanslamaisoncurialedupèreAbaetjemetiensprêtaucasoùlesvillageoissesoulèveraientunenouvellefoiscontremoi.
Dans sa lettre adressée aux autorités deCahors,Augustodunensis réclamait de l’aide, une forceimportanteétantindispensablepourremettrecesfidèlesdanslabonnevoie.Maisalorsqu’ilcherchaitlemeilleurmoyendefaireparvenirsonmotjusqu’àl’évêqueBeautrelet,
levicaireentenditfrapperàlaportedupresbytère.D’unemain, il prit sa croix.De l’autre, il se saisit d’un long couteau.Les brûlures et les coups
reçusletenaientdansunefièvrepermanente,aveclapeurnourriedusentimentd’êtreseulaumilieud’uneparoisserenduefolle.Ilouvritlaporteavecprécaution.Unefemmeattendaitsurleseuil.Esprit-Madeleine.LamèredePerrot.Tout comme son fils unique, elle avait de profonds yeux bleus et des cheveux blonds. Esprit-
Madeleineétaitbelle,saineetvigoureuse,maisunedéformationdenaissancel’avaitrendueboiteuse.Elledemandaàentrer.Sursesgardes,AugustodunensisobservaalentourpourvoirsiEsprit-Madeleineétaitaccompagnée
ousiquelqu’unsetenaitenembuscade.MaislesruesdeCantimpréétaientdésertes.Levicaires’écartaetlaissapasserlafemme.Ils restèrent un long moment silencieux, Esprit-Madeleine campée droite et immobile devant
Augustodunensis,lesmainscroisées.Sabeautéétaitàpeinealtéréeparladouleuretsonmanquedesommeil,elleconservaitunegrâce
néedel’équilibreparfaitdesestraits.Levicaireremarquaque,depuislejouroùill’avaitvueavantladisparitiond’Aba,uneétincelledevieétaitrevenueaufonddesesyeux.Elleleregardaitavecuneautoritédemère,calmemaisdéterminée.Ilserappelaqu’ellen’avaitenrienparticipéàsachasseàmort.—Vousdevez lever l’excommunication, lui dit-elle d’unevoixdouce.Vous agissez sans savoir,
frèreAugustodunensis.Ilyatroppeudetempsquevousêtesparminous.—Suffisamment,ilmesemble,pourêtrevouéaubûcher!Esprit-Madeleine posa ses regards sur la croix et le couteau que levait l’homme. Ce dernier,
embarrassé,mitl’armesurlatable.—Vous devezm’écouter, reprit la femme. Promettez-moi d’abord, que dès que vous saurez la
vérité sur Cantimpré, vous reconsidérerez votre condamnation. Les fidèles de notre village neméritentpasd’êtreprivésdeleurDieuetdeleuréglise.Ilssontmalheureux,leurscœurssontminésparlatristesseetlapeur.Jevoussuppliedem’entendreetdegarderl’espritouvert.Promettez-vous?—Parlez,réponditAugustodunensis.—Promettez-vous? insista lafemme.Cequejemeprépareàvousrévélerestunsecretque j’ai
jurédetoujoursgarder,mêmeauprixdemavie.Si jedoisfailliraujourd’huiàmaparole,quecesoitaumoinspoursauver lesâmesdeCantimpré.Sivousnepromettezpoint, jenebriseraipas leserment.Il n’y avait ni menace ni impatience dans sa voix ; mais plutôt une simplicité, une sérénité qui
valaientlesexigenceslesplussévères.—Jepromets,s’entenditdireAugustodunensis,curieuxetsubjuguéparlafemme,troubléqu’elle
s’exprimeencemomentavecdesmotsplusrecherchésqu’enprésencedesvillageois.Esprit-Madeleines’assitdevantlagrandetabledupresbytèreetcommençasonrécit:—La crainte desmariages incestueux dans les petits villages isolés oblige les hommes à partir
chercherdesépousesloindechezeux.CefutlecasdeJerric,monmari,ilyahuitans.Commeilestunhommesansbeauté,niforce,nibien,iladûseporterplusaunordquelesautres.Aucunefemmenevoulaitdelui.C’estàLimogesqu’ilafaitmarencontre,alorsquej’avaisquittéParisetvoyageaisversPérigueux.Malgrémamisère,indifférentàmamalformation,Jerrics’estmontrétrèsbonavecmoi. Iln’apas tenucomptedesmoqueriesquinaissaient surmonpassageetadaigném’accueillirsoussontoit,etm’aimer.MaislorsquelesvillageoisdeCantimprém’ontaperçue,ilsonteuxaussivoulumerenvoyer,émusdecompterunecontrefaiteparmieux!Seulementj’étaisenceinte…PerrotestnéetilaétélapremièrenaissancemiraculeusedeCantimpré.Ensuite,grâceàlui,lesprodigessesontmultipliésauvillage…Augustodunensisfronçalessourcils.—GrâceàPerrot?Esprit-Madeleineacquiesçad’unlentmouvementdelatête:—VousêtesàCantimprédepuistroppeudetempspourvousenêtreaperçu,maisPerrotn’estpas
ungarçoncommelesautres.Ilguérit.Augustodunensiss’assitàsontour.Ilneparvenaitpasàcomprendre.—Ilguérit?
— En vérité, reprit Esprit-Madeleine, j’ai été la première à bénéficier de son don. Je me suisrelevée tout de suite de mes couches, sans douleur, et claudiquais moins qu’autrefois. Ceux quiapprochaientPerrot,s’ilsétaientmalades,recouvraientlasanté.Lesscrofuleux,lafillequirespiraiten sifflant… Ils ont tous été sauvés. Le pèreAba s’en est aperçu,mais ilm’a sommée de ne rienavoueràpersonne.IlatoutfaitpourlaisseraccroireauxvillageoisquelesprodigesleurvenaientdeshautesbontésduCielpourCantimpréetdel’âmed’Evermacher.AugustodunensisrevitenpenséelevisagedéfaitduprêtreaumomentoùAnaluiavaitapprisque
leshommesennoiravaientenlevélegarçon.IlsesouvintaussidesonapartéavecEsprit-Madeleineàl’issueduquelilluiavaitpromisderamenerPerrotauvillage!—CeseraitpourcemotifquelepèreAbaadisparu?Ilseraitpartiàsarecherche?Ils’imagine
queledestindeCantimpréestliéàcepetitgarçon?Augustodunensisavait,pourunefois,l’impressiondecomprendre.MaisEsprit-Madeleineledétrompa.Ellerepritd’unevoixfaible:—LorsqueJerricm’adécouverteàLimoges,j’étaisdéjàenceinte…
Le père Aba avait rencontré Esprit-Madeleine à Paris alors qu’elle résidait dans un hospice defemmesmaladesetquelejeunefranciscainvenaitdistribuerlesaumônesqu’ilavaitrécoltées.Sitôtqu’illavit,ilnesutpasrésisteràsabeauté.Ilssefréquentèrentdesmoisdurant,dansleplusgrandsecret;elleluiappritàaimerlavie,illuienseignaàaimerleslivres.Lorsqu’elle découvrit qu’elle était enceinte, Esprit-Madeleine prit peur et décida de quitter Paris
pournepascompromettrelacarrièrebrillanted’Abaàl’universitéetdansl’Église.Elles’enfuitsansrien luiavouer ;mais,éperdu, il réussitàapprendre lemotifdesadisparition,
quelquessemainesplustard,delabouchedel’unedesesamies.L’idéed’êtrepèreneluiavaitjamaiseffleurél’esprit.S’enflammeràl’amourd’unefemmefutune
secousse salutaire. Alors qu’il avait la tête farcie des catégories d’Aristote, qu’il ne s’intéressaitqu’auxartslibéraux,ilcompritsoudainqu’ilétaitmieuxfaitpouraimerunefemmeetvoirgrandirleurs enfants que pour disputer sans cesse sur les universaux ou sur l’homo faber. De là sadéterminationà fuirParispour retrouverEsprit-Madeleineetvivreauprèsd’elle. Iln’avoua rienàpersonneetdéguisasondépartsousleprétexted’unretourà laprédicationdespauvresselonsaintFrançois.Ilremontapatiemmentlatracedelaboiteusejusqu’àLimoges,puisàCantimpré.Là,grâceàl’interventiondesonamiJacoponeTagliaferro,quiignoraittoutdesapassion,ilputse
faireélireàlasuccessiondupèreEvermacher.—Mais à son arrivée, continua Esprit-Madeleine, j’étais déjà mariée à Jerric le menuisier. Et,
commelui,toutlemondepensaitquel’enfantquejeportaisétaitlesien.J’airefuséquelepèreAbadévoile notre secret ou qu’il renonce à son sacerdoce pour vivre avec moi. Personne n’en avaitjamaisriensu…Le jeune vicaire était abasourdi. Il observait sa douce beauté. Il comprenait qu’Aba ait été
ensorcelé:sonregard,sonsourire,savoix…Elleétaitdecesfemmesquirassurent,apaisent,saventconsolerdetout.— Et pourtant, malgré nos précautions pour ne rien laisser paraître des dons de la Nature que
détenaitnotrefils,poursuivitEsprit-Madeleine,ceuxquil’ontravidevaientlesconnaître.Ilsnel’ontpaschoisiauhasard!Endépitdelagravitédesonrécit,endépitdelapeinequ’elleressentaitàl’évocationdesonenfant,
elletrouvalaforcedelaisserflotterunsouriresursonvisage:—Seulementcedontilsnepouvaientpassedouter,c’étaitdel’identitédel’hommequiallaitles
prendre en chasse… Le père Aba n’est pas un simple prêtre parti retrouver l’un de ses fidèlesdisparus,ilestunpèrequiveutsauversonfils!S’illefaut,ilrendradesamainlesarrêtsdelajusticedivine.Jesaisqueriennel’arrêtera.Perrotmeserarendu!
Aupresbytère,seul,Augustodunensisrepritsamissivepourl’évêquedeCahorsetyadjoignitlesrévélationsd’Esprit-Madeleine.Ilterminaitsalettred’unequestiondésespérée:Quefaire?
DEUXIÈMEPARTIE
CHAPITRE01
Unemainôtalesacdetoilequicouvraitlatêtedel’enfant.Perrot découvrit une chambre richement décorée ; les pierres de taille, un versant au contour
arrondi, ainsiqu’unecroiséemi-ouvertedonnant sur le cheminde ronded’un rempart,prouvaientqu’ilsesituaitaudernierétaged’undonjon.Aucentredelapiècetrônaitunlitenboismassifclosparunecourtinedeveloursbleu.Legarçonobservalestenturesdetapisseriequiservaientautantàornerlesmursqu’àréprimerlescourantsd’air.Une femme se tenait à ses côtés. Elle avait abandonné sa tenue noire pour une robe grise et un
hennin à deux cornes d’où pendaient des franges blanches. Il reconnut ses yeux, son teint pâle, samaigreur gracieuse,mais surtout sa longue chevelure rouxvif qui lui tombait sur l’épaule enunelargeetlourdetresse.—JesuisAtédeBrayac,luidit-elle.Necrainsrien,avecmoitunecoursaucundanger.Il avait passé de longues heures enfermé dans un sac, jeté sur la croupe d’un cheval depuis son
départdeCantimpré.La femme l’avaitgardéauprèsd’elleàchaqueétape,maisc’était lapremièrefois qu’elle lui adressait la parole. Il était terrifié. Les images de son ami Maurin éventré aupresbytèredupèreAba,laviolencedesonrapt,lacoursefollequiavaitsuivi,lehantaient…L’enfantdehuitansétaitblême,lesyeuxrougisparleslarmesetlafatigue.Dans la chambre, un évêque et un archevêque l’observaient. Vêtus de robes pourpre et blanc,
doublées de fourrure, traînant au sol, ils se gardaient à distance, comme s’ils redoutaient del’approcher.Perrotleurtrouvacetairsecettombaldecorbeauxjuchéssurunecroix.—Commentl’ont-ilsnommé?s’enquitl’archevêquequisereconnaissaitàsonpalliumblancaux
épaules.—SonnomestPerrot,réponditAté.Desoncôté,l’évêquefitlamoue:—Cen’estpastrèsheureux.Lajeunefemmehaussalesépaules.—Quelleimportance?Ellesetournaverslegarçonetluidésignaunplateaud’argentposésurunetablenonloindulit.—Tudoisavoirfaim?demanda-t-elle.Tutrouveraslàdequoireprendredesforces.Le garçon ne répondit rien ; il obéit etmarcha lentement jusqu’à la table. Il avait aux pieds ses
socques deCantimpré quimartelaient le parquet. Sur un escabeau, il reconnut les vêtements noirsd’Aténégligemmentjetés,ainsiquesonépée,lamêmequecellequiavaitserviàtuersoncompagnonMaurin.Danssondos,ilsentaitlesregardsdestroisadultesbraquéssurlui.Leplateaud’argentétaitchargé
demetsetdefriandises.LepetitenfantduQuercynes’étaitjamaisimaginéunetellevariétédepainsauxépicesetdefruitscuisinés.Lesmainstremblantes,ilsesaisitd’unepoireconfite.—Ilal’airbieneffrayé,commental’archevêque.—Sait-ilpourquoiilestlà?demandal’évêque.Pressent-ilcequiluiarrive?Lit-ildansl’avenir?
Entend-ildesvoixquil’informent?—Qu’allez-vous imaginer ? rétorqua la femme.Les enfants ne sont pas tous doués desmêmes
facultés.Perrotn’estpascommeceluiauquelvouspensez!—Vousêtessûredenepasvousêtretrompéecettefois?grondal’archevêque.—Quandbienmêmecelaserait,nousseronsfixéssouspeu.—Letempspresse…—Jesaiscela!Até avait répliqué d’un ton cassant.Les deux princes de l’Église ne protestèrent pas.Cette jeune
femmeétaitlafilleduchancelierArtémidoredeBroca,celaluiconféraitunascendanttacitesurtouslesreligieuxdelarégion.Le fracas d’un charroi sur des pavésmonta par la croisée.Un chariot-cellule à quatre chevaux,
entourédegardesépiscopaux,franchissaitlepont-levispourpénétrerdanslabasse-courduchâteau,entrel’enceinteetledonjon.—Ne sont-ce pas les condamnés au gibet que l’on véhicule d’ordinaire de la sorte ? demanda
l’évêqueaprèsavoirregardéparlafenêtre.Est-cehéànotreaffaire?Atésecoualatête:—Dequelleaidepourraitnousêtreunprisonnier?Enbas,lacours’agita.Desfemmescrièrentetonlesentenditfuiràtoutesjambes.Peude tempsaprès, laportede lachambres’ouvritetunhommevêtucommeunseigneur,petit,
l’air craintif, portant un étonnant collier de barbe mal entretenu, apparut. Il jeta un œil rapide etinquietversPerrotpuisfitunsignedufrontendirectiond’Até.Celle-ciditauxprélats:—Ilestpréférablequevousnousattendiezici.Elleregardaleseigneur:—Celavautpourvousaussi,Montmorency.Puisauxtrois:—Jeprétendsquecelanedurerapaslongtemps.EllerejoignitPerrot.—Suis-moi,dit-elle.Unefoisencore,terrifié,Perrotluiobéitsansmotdire,maisavecunerépugnancemarquée.
TalonnéspardeuxgardesvêtusetarméscommeleshommesquiavaientsurgidansCantimpré,ilsdescendirent un escalier en spirale pratiqué dans l’épaisseur d’unmur.Le froid s’insinuait dans ledonjonparlesnombreusesfentesoblonguesdesmeurtrières.Até conduisit Perrot dans les parties solitaires du château, au niveau des fossés. Là, au froid
s’ajoutèrent l’humidité et l’obscurité, cette dernière déchirée par les torches levées par les gardes.Perrotdécouvritdesgeôlesquidevaientavoirserviautrefoisauxcondamnationsdes litsde justiceseigneuriaux.Lesmursgrêlésdesalpêtre, lesportesdecelluleàlaferraillerouillée,et leschaînesdéroulées sur les sols de terre battue l’impressionnèrent beaucoup. Il s’imaginait qu’on allaitl’abandonnericidanslenoiraprèsl’avoirbattu.Sesjambesnelesoutenaientplus,Atédutlerattraperaucolpourqu’ilsuivesonpas.Touteslescellulesétaientdésertes.Saufune.Perrotdistinguaunechaisedepaille,unenonnenerveuseserréeprèsd’unebougiefichéedansune
coupelleetunhommeétendusurunbrancard.Atéfitdisposerlestorchesdesesgardessurdespiedsscellésdanslesparois.Lascènelugubres’illumina.Lelitdel’hommeétaitsingulièrementassemblé:souslematelassetrouvaituneplaquedemétal
sur laquelle étaient répandues des braises. Peu d’hôpitaux bénéficiaient de ce type de litières quipermettaientdetransporterlesmaladesmalgrélefroid.L’hommehaletait.Àmoitiénu,sahideurétaitàpeinesoutenable : soncorpsn’étaitqu’uneplaie
répugnante, rongée de chancres et de bouffissures, la peau sèche et écaillée. Ongles, cheveux etsourcilsavaientdisparu.Sesaissellesétaientnoires,uneglandetuméfiéeaucoufaisaitlatailled’unecoquilledenoix.Lareligieusequis’affairaitàsonchevetétaitunemonialedel’ordreduSaint-Esprit,congrégation
desœursdévouéesàl’agoniedesmalades.Dèsqu’ellevitAtéapprocher,elleprotesta:—Jesuis lasœurportièrede l’Hôtel-DieudeMontauban.Cethommepeutmourirà tout instant.
Pourquoilefairedéplaceravectantdesouffrances?C’estindigne.—Quelestlenomdesonatteinte?demandaAté,sanssesoucierdesrécriminationsdelamoniale.Celle-cirépondit:—Commentlesavoir?Peste,maldesardents,écrouelles,lèpre,éléphantiasis…Peut-êtretoutàla
fois!Aucunmédecindupaysn’asuexprimerunavisformel.Atésemblaapprécierqu’ilenfûtainsi.—Entend-ilquenoussommesprèsdelui?demanda-t-elle.—Non.Depuishuitjours,sonmalluiaôtélessens.Pourtantilsurvit.Lapesteseuleemportesa
victimeenmoinsdequatrejours.Cen’estpassoncas.Cemalade–unvoleurdoubléd’unassassin–représentepournotreordreune imageexemplairedupéché.Savueauprèsderebellesnousadéjàprocuréunevingtainedeconversions!IldoitauplusviteêtrerenduàMontauban.—Vousavezraison,masœur.Sansnuldoute.Àprésent,laissez-nous.—Monsupérieurm’aordonnédenejamaislequitterduregard.Atéhochalatêteetdit:—Soit vous vous retirez,ma sœur, soit je vous fais traîner dehors par la chevelure comme la
dernièredescatins.Elleavaitfaitclaquerchaquesyllabedesamenace.Lamonialesesignaetsortit,scandalisée,accompagnéepardesgardes.AtésetournaversPerrot.—Decombiendetempsas-tubesoin?Legarçonlaregarda.Ilcompritcequ’elleattendaitdelui.Sansmotdire,ilallas’asseoirsurlachaiseenpaille.Ilsemitàbalancersespiedsetàlesregarder
rebondir sur le cadreenbois. Ilneportaplusattentionà rienni àpersonne, commeunenfantquinéglige,letempsd’unjeu,lesadultesquil’environnent.Inquiète,Atéexamina lemoribond.Ellenesavaitquoi faire,niquoiattendre.Elleespéraità tout
prixqu’il sepassequelquechose.Au-dehors, lamonialeseplaignaitencoreauprèsdesgardesquis’entenaientàleurmutisme.
Ils’écoulaquelquesminutesquidurèrentcommedesheures.Perrotnequittaitpasseschaussures,lemourantrâlait.Ilhoqueta.Delabilemêléeàdusangrouladeseslèvresdesséchées.Toutsetaisait.Pendant d’interminables instants,Até ne perçut que le jeu de l’enfant, le souffle dumalade et le
grésillementdestorches.Lamonialeavaitcessésesjérémiades,tenueàl’écartdanslecouloir.Unbubonlogéprèsdelapommed’Adamdupauvrehommeseperçaetdupusjaillit.Presquedans
lemêmemoment,d’autrespochesd’humeuréclatèrentaussi.Dontl’énormeexcroissanceaucou.Leseffusionsétaientgrassesetjaunâtres,horrifiques.Bientôtl’odeurdevintinsoutenable.Effarée,Atérecula.Ellen’encroyaitpassesyeux:toutecette
massedechairpétrifiéeparlamaladies’agitaitsoudain.Unedartreéclatéeauniveaudel’épaulegauchelaissasubitementapparaîtredel’eau.Uneeaupure.Le liquide lava l’infection, emportantdans son sillon les résidusdepeaumorte.Unautreulcère
l’imita.De toutesparts, leschancresenflaient,puis sedéchiraient, et lepuset le sangs’évacuaienten se
diluantdanscetteeautoujourslimpide.Dèsqu’ellestouchaientlesoloulesbraises,lesgouttesdisparaissaientsansrienlaisserdudéchet
destuméfactions.Lecorpsfutinondé,commes’ilétaitbattuparunepluied’eaubénite.Àcelaprèsquecettepluielui
naissaitdesporesdelapeau.Stupéfaite,Atécommençaitdevoirreparaîtreparendroitsdesparcellesdepeausaine.ElleregardaPerrot.Sonattituden’avaitpaschangé.Ilignoraitcequiarrivaitàquelquespasdelui;
ellelesurpritseulementàfrissonner,maissansenêtrecertaine.Lestachesnoiressouslesbrasdumoribonddel’Hôtel-DieudeMontaubans’atténuèrent.Seslèvres
retrouvaientunsemblantdecouleur. Il s’ébrouait, reprenaitvie. Ildressa lanuque,ouvrit lesyeux,essayadecomprendreoùilsetrouvait,puis,hagard,défaillitets’écroula.Horslescheveuxetlesongles,horssespartiesbasses,samaladienesevoyaitpresqueplus.Ilétait
libérédesesconvulsions,lefrontapaisé.Atécompritqu’ils’étaitassoupi.Elle entendait les gardes qui marmonnaient dans son dos, terrifiés comme elle par ce qu’ils
venaientdevoir.Lamonialeprotestaitdeplusbelleparcequ’ilsl’empêchaientd’approcher.—MonDieu…fitsimplementAté.Perrotrelevalatête.—Oui?
CHAPITRE02
ÀRome,levieilArtémidoredeBrocasetenaitderrièresonbureaudemarbredanssoncabinetdelachancellerieduLatran.Ilyrégnaitunechaleurétouffante,unfeuavaitétéflambédanssacheminéepourfairedisparaîtredesdocuments.Artémidoreexigeaitquelesparcheminssensiblesdelapapautésoientdétruitssoussesyeux; ilnefaisaitconfianceàpersonne.Lefoyerétaitencore incandescentdescorrespondancessecrètesetautresprojetsdedécretsdel’interrègne.Artémidoreregardaitunpetithommedeboutdevantlui.C’étaitunabbéfrêleetosseux,lescheveuxblancs,lesépaulesperduesdansunecouletropample
pourlui.Lechancelieressuyasonfrontbaignédesueur.—Ehbien,Profuturus,ysommes-nous?demanda-t-il.L’abbéapprouvad’unsignedetêteenaccomplissantunpasverssonmaître:—Votrefilledoitencoreretrouveruneenfantetnousseronsprêts.—Bien.Nousavonssuivitoutesvosrecommandations,l’abbé!IlluitenditunrôledetextesqueDomenicoProfuturuss’empressadesaisir.—Toutestlà,ditlechancelier.Ilfixal’abbéd’unœillourddereproches:—Vousavezconsciencequ’ils’agitdel’opérationoùvousnousfaitescourir leplusderisques,
Profuturus?Aveclessuitesquecelapeutengendrer?Artémidorepritundocumentsurlequelilfitpassersalentilledelecture:— Je vois que près de cent vingt détentions d’enfants ont eu lieu au cours de ces neuf derniers
mois?—C’estexact,monseigneur.Lechanceliersecoualatête:—Tirezdemesparoles lesconséquencesqu’ilvousplairad’en tirer,mais jepenseque tropde
personnesontétéimpliquéeset lancéessurtropdefrontsdifférents.Deserreursontétécommises,desfuitesaussiqu’ilaétédifficiledecontenir.Jusquedansnospropresrangs!Vousl’avezapprisenvenant à Rome : certains de nos alliés, trop inquiétés par l’ampleur de notre projet, ont dû nousquitter…Illuitenditunsecondfeuillet:—Voici les noms des remplaçants de Portai de Borgo, Philonenko, Henrik Rasmussen, Benoît
FillastreetOthondeBiel.Profuturuslereçut.—Etmaintenant?fitArtémidore.Combiendetempsencore?—Quelquessemaines,monseigneur,pasdavantage.Commejevousl’aidit,j’attendslesderniers
enfants.Jesuisconvaincudelapertinencedeschoixquiontétéarrêtés.L’expérienceseraconcluante.Lechancelierémitungrognementindistinct:—Quelquessemaines?…Hmm…Ilhaussaseslourdesépaules.
— Je peux encore retarder l’élection du pape. Si vous voyez juste et que ces enfants peuventproduirecequevousprétendez,jeveuxbienvousaccorderunpeudetempssupplémentaire.L’abbéProfuturuscourbalefront:—Vousneserezpasdéçu,monseigneur…Laconvictiondel’abbénesemblaitpasrassurerArtémidore:—Les dangers encourus sont déjà pourmoi un sujet de déception, Profuturus.Allez, retournez
travailler!L’abbé,troubléparl’agacementdesonmaître,etcroyantàuneprochainedisgrâce,pritcongé.Passé la porte du bureau du chancelier, il se retrouva devant une vaste salle vide, marbrée et
inondéedelumièregrâceàdegrandescroiséesvitrées.Unpetitbureausedressaitsurladroitedelaporte.LesecrétaireFauveldeBazans’ytrouvait.— Le chancelier semble préoccupé par la sécurité de notre entreprise, déplora Profuturus. Ses
craintessont-ellesfondées?Fauvelécartaceproblèmedureversdelamain:—Lasécurité,c’estmonaffaire.Trèspeudepersonnesgravitentencoreautourdenosintérêts.Et
ellesignorenttoutdenosobjectifs.Jelesstopperai.Necraignezrien,Profuturus.L’abbédéroulalerôledeparcheminqueluiavaitadresséArtémidore.Ilylutque,entrelesmoisd’aoûtetd’octobreprécédents,lesreliquesdeverredetroiséglises,à
Bologne,àBambergetàÉvora,avaientétésecrètementdérobéespardeshommesauxservicesduchancelieretquequelquesgouttesdesanginaltérédedeuxsaintsetd’unesaintedesVIIeetXIesièclesyavaientétéprélevées.Àcelas’ajoutait laprofanationdedeux tombeauxdesaints,àLucquesetàAire-sur-l’Adour,endécembre:surl’un,onavaitôtéunmorceaudechairimputrescible,surl’autre,onavaitrognéunfragmentd’osdel’humérus.Lerôleindiquaitaussique,troissemainesplustôt,unehostiemiraculeused’Agenstransforméeentissuhumainsanguinolentaucoursd’uneeucharistieen1244, avait été volée et remplacée par un leurre par les équipes d’Artémidore de Broca. EnfinProfuturuslutquelenavireLeSaint-LinquitteraitsouspeulaCorned’Oravecàsonbordplusdequatrecentsouvragesarabesnouvellementtraduits,dontuntraitésurlesnomsvéritablesdesdémons.—Satisfait?demandaFauveldeBazan.Ilyalàtoutcequevousnousaviezdemandé.L’abbérefermasonrôleetsourit:—Quandtoutseraréuni,oui,jeseraisatisfait…
CHAPITRE03
La lettre de détresse écrite par Augustodunensis et adressée à l’évêque de Cahors partit deCantimpréle21janvier.RemiseauxmainsdePasquier,elleatteignitSaint-Corcqle25janvier.Delà,unmessagerembarquésurleTarnsuivitlecourantjusqu’àCahors,etle31janvieravantcomplies,les révélations du vicaire sur le père Aba et sur son fils Perrot se trouvèrent sous les yeux del’évêque.Cedernier,embarrasséparleraptdel’enfantetparlapaternitéd’unprêtredesondiocèse,choisitderenvoyerleproblèmeauxdominicains,plusàmêmedejugercegenred’affaire.LalettredeCantimpréétaitarrivéeàCahorsverssixheuresdusoir,ilenétaitneuflelendemain
matin lorsqu’elle reprit sa route en direction de Narbonne où résidait Jacopone Tagliaferro,supérieurdesinquisiteursdupays.Cethommenedevaitcependantjamaisrecevoirlemotd’Auguste.IlfutinterceptéparJorgeAja,le
nouvelarchevêquedeNarbonne.Illalut,labrûla,puisrédigeaunmessagechiffréqu’ildépêchaendirectiondeRome,auxbonssoinsduchancelierArtémidoredeBroca…Danslemêmetemps,lepèreAbaavaitquittéNarbonnedepuistroisjours.Ilavaitrevêtudesloques
échangéesavecdesmiséreuxquipassaient l’hiverdansunhospicede laville. Il se trouvaavecunbliaudmal raccommodé,devieilleschausses,unmanteaumité,desgantsde laineetunbonnetquidissimulait sa tonsureet sonappartenanceau tiersordre.Cet accoutrement, complétéd’unegrossecroixpectoraleetd’unbâtonenboisd’yeuse,avaitpourobjectifdeluidonnertoutel’apparenced’unpèlerin. Il conserva sagibecièreet sa sacocheoù il rangeait lesquelquesélémentsde sonenquête.Soussonmanteau,ildissimulaitlalistedesenfantscopiéeauxarchives,ainsiquelacarteoùétaientindiquéesleursdisparitions.LefrèreJanvier,quil’avaitdébarrassédesonœilmort,luiavaitretirélesfilscoususparlebarbier
deCantimpréetfourniplusieursbandeauxdetissunoirderechangeenluiprescrivantdenejamaislaissersonorbiteà l’air.LepèreAbadevraitattendrequelquessemainesdecicatrisationavantqueJanvierpuisseétudierlapossibilitédeluifairesoufflerunœildeverre.Tagliaferro,desoncôté,luicédaunesolidemulenoirepoursonpériplesolitaireetjuradenerévélersessecretsàpersonneetdetaire son passage aux archives. Les deux sœurs, Sabine et Dominique, lui promirent de resterattentives à tout ce qui pouvait toucher de près ou de loin à de nouvelles disparitions d’enfants,commeausignalementdelatroupeennoir.LepèreAbaquittanéanmoinsNarbonnesansavertirsesamisdelastratégiequ’ilavaitmûriepour
retrouverlatracedePerrot.IlseportaenpremieràneuflieuesdansladirectiondeToulouse,dansunvillagequinefigurait
nullepartsursacarte,nidanslesregistresdominicainsconsultés:Aude-sur-Pont.Cetteparoissedudiocèse de Montpezat était plus isolée encore que Cantimpré. Plus misérable aussi, n’ayant étéépargnéeniparleshérétiquesniparlesreprésaillescatholiquesquisuivirent.Unetrentainedefeuxconstituaientlevillage,certainsétaientàl’abandon.Dès son arrivée, en dépit de son bandeau, de sa barbe sale et de son air pitoyable, plusieurs
villageois se précipitèrent pour l’accueillir. Il n’existait pas d’auberge à Aude-sur-Pont, aussi lesrares voyageurs étaient-ils sollicités par les habitants pour être hébergés chez eux au tarif d’unehôtellerie.Le père Aba repoussa leurs offres. Il alla frapper à la porte d’unemasure, la plus éloignée de
l’égliseenbois,làoùrésidaitunecertaineMeffraye.Cenom,toutlemondeleconnaissaitdanslepays.C’étaitceluid’unesorcière.Selonlespointsde
larégion,onl’appelaitlaMeffraye,laMalvenueoulaThessalienne.Leslégendesquil’entouraientprétendaient qu’elle se cachait dans les ruines d’une tour wisigothique près de Martel,métamorphoséeenscorpionblancouensalamandre.Enréalité, sonnométait JeanneQuimpoixetelle vivait paisiblement à Aude-sur-Pont où elle confectionnait, sans l’aide d’aucun maléfice, despotionspourlessouffreteux.LepèreAbaétaitdéjàvenulavoir,septansauparavant.IlluiavaitamenéPerrot.Dèssanaissance,lecomportementdunourrissonnefutpasnaturel.Ilnemangeaitpascommeles
autres,refusantsonlaitlesjoursmaigres,ildormaitpeusansjamaispleurer.Samèreétaitremisedesonaccouchementmais se trouvaitmaldès lorsqu’elle était éloignéede son fils, lepèreAba lui-mêmesetrouvaitrevigoréensaprésence;lorsqu’ileutàlebaptiser,ill’immergeadansl’eaufraîchedesfontsquidevintchaudeetargentineaucontactdupetitcorps…Convaincud’unsortilège,mêmepositif,lepèreAbas’inquiétaetenjoignitàEsprit-Madeleinede
neriendireàpersonnedecesétrangetés,pasmêmeàsonmariJerric,avantqu’ileûtmisunnomsurcephénomène.Ilnesavaitversquisetournerpourcomprendrecequiarrivaitàsonfils.C’estalorsqu’ilentenditparlerdelaMeffraye.Avecl’accordd’Esprit-Madeleine,ilemportaPerrot–quin’avaitpasencoreunan–jusqu’àAude-
sur-Pont,souslefauxprétextedefaireétudierl’osdesontalonquipourraitêtrecontrefaitcommeceluidesamère.Ilprésental’enfantàJeanneQuimpoix.Impassible,aprèsavoirconsultéunrecueildevieuxtextesgénéthliaques,elleposaunefeuillesèche
deguiblancdanslapaumedroitedugarçon.Auboutdequelquesinstants,elleseressaisitdelaplanteetenexprimalelaitentresesdoigts.Ellesentitsonparfumetsursauta.—Quiestaucourantpourlesdonsdecepetit?demanda-t-elleaupèreAba.—Personne,hormissamèreetmoi.—Quecelaresteainsi!s’exclama-t-elle.—Qu’a-t-ildonc?s’inquiétaAba.— Si vous divulguez ses capacités de guérison, des seigneurs voudront vous le prendre et se
l’approprierpoureux-mêmesoulefaireparaderdanslescoursdesrois.Sil’Églisel’apprend,elleleremettraaubourreau.Àsesyeux,seulslessaintssontdesfaiseursdemiraclesdepleindroit.Ilfautluilaisserletempsdegrandir,àl’abridesmauvaisesprits.Quisaitquelsautrespouvoirsl’attendent?Protégez-le!—Iln’yadoncriendedémoniaquechezlui?Lasorcièreavaitsouri.— Je gage que les démons ont plus à craindre de Perrot que Perrot des démons. Ce sont les
hommes,levraidangerpourcegarçon!Qu’ilsnesachentjamaissonexistenceavantqu’ilsoitenâgedesedéfendrelui-même.LepèreAbaavaitscrupuleusementsuiviceconseil.ÀsonretouràCantimpré,ilappritque,pendant
lestroisjoursd’absencedePerrot,touteunesuitedemalheurss’étaitabattuesurlevillage.AbaavertitEsprit-MadeleinedesrecommandationsdelaMeffraye.IlvoulutquitterCantimpréavec
Perrotetelle,allerseterrerloindesregards.Maislafemmerefusa:pieuse,elleconsidéraitquesiDieulesavaitconduitsjusqu’ici,malgrélesmillepéripétiesdepuisleurrencontreàParis,ilfallaitserésoudre à son choix. Le pèreAba finit par obtempérer. C’est alors qu’il résolut, pour détournerl’attention de Perrot, de répondre à la volonté de ses fidèles et d’associer son prédécesseurEvermacherauxmiraclesquibénissaientCantimpré…Cestratagèmeavaitparfaitementfonctionnépendanthuitans.LorsqueEsprit-Madeleineetleprêtre
interrogeaientPerrotsursesdons,ilrépondaitinvariablement:«Cen’estpasmoi.Jenefaisrien.Jenedécidederien.»Lesecretparaissaitbiengardé.
JeanneQuimpoix ouvrit sa porte au pèreAba et le pressa d’entrer pour ne pas laisser le froidenvahirsamasure.Levisiteursecouasonmanteautrempéetobéit.Ilfutdenouveausurprisdedécouvrirunintérieurnet,sansgrimoires,nicreuset,niplanteséchée,
ni riende cequi évoquait l’antre d’une sorcière. Il se souvenait aussi de son étonnement lorsqu’ilavaitdécouvert,septansplustôt,quelaMeffrayen’avaitqu’unetrentained’annéesetque,alorsqu’ils’attendait à lui voir lamauvaisemine qu’inspire sa condition, elle était plutôt jolie : les cheveuxblondscoupéscourt,lataillefineetlapeaublanche.Elleportaitunbliaudclairserréparunecordedechanvrequiluidonnaitl’aird’unejeunefilleàmarier.—Jesuis JeanneQuimpoix, luiavait-elleannoncé,commemamèreavantmoiet samèreavant
elle,etainsidesuiteenremontantjusqu’auxtempsdeFredelondeRouergueauIXesiècle.Selon le gré des générations, lesMeffraye se déplaçaient dans le comté deToulouse. Leur plus
grandmal?Nejamaisprendredemari.ChaqueJeanneQuimpoixdisparaissaitquelquessemainesdesonlieud’habitation,pourrevenirgrosseetaccoucherd’unefille…LafemmeproposaaupèreAbadeseréchaufferprèsdesonfeuetdeluipréparerunreconstituant.
Elle ouvrit l’un des bahuts où elle rangeait méticuleusement ses composants minéraux, fluides etherbeux.Elle se saisit d’antimoineetdemercurequ’elle lia avecquelquesgouttesd’huile etd’eauchaude.—Buvezcela,luidit-ellealorsqu’ils’étaitassisaucoindufoyeroùtrônaientdeuxchaudrons.Je
vaisvoircequejepeuxvousoffriràmanger.Depuiscombiendetempsêtes-voussurlesroutes?—Moinsdejoursquemonapparencelelaissepenser…—Vousn’avezqu’unœil, lepérégrin,maisilestéloquent.Vousêtesensouffrance.Etencolère.
Un homme vous a trahi ?Une femme peut-être ?Ou bien traînez-vous derrière vous le faix d’unremords?Avez-vouspéchéenTerresainte?Nevousa-t-onpasremistoutesvosfautes?LepèreAbaeutunsouriretriste.Il se dit que la « sorcière » voyait juste. Depuis le ravissement de Perrot à Cantimpré, il ne se
passaitpasd’heuresansqu’ilysongeniqu’ilensouffre.JeanneQuimpoixs’approchaetditd’untonderegret:—Jen’aiquedesviandesmélancoliquesetdeslentillesquiontgermé.Silegoûtestdouteux,au
moinssera-cechaudetrevigorant.—Jen’endemandaispastant.Encoremerci.Il but le breuvage de la sorcière. Il sentit aussitôt l’extrémité de ses mains et de ses pieds se
réchauffer.
Peu de temps après, il dévorait le repas à table. Cela faisait des années qu’il ne s’était pas tantprécipitésurunplat.SédentaireàParis,sédentaireàCantimpré,lepèreAban’avaitpaslaconstitutionfaitepourendurerdesjournéesentièressurunemule,dansdescheminsvallonnés.Ilsouffraitdubasdudos,maislapotiondelaMeffrayeavaitfaitdisparaîtresesélancements.Pendantqu’ilterminaitsonrepas,lasorcièresortits’occuperdesonanimalenlerentrantdansune
stallequifaisaitlamêmetaillequelapetitepièceprincipaledesamasure.— Votre mule souffre de l’antérieur droit, dit-elle en revenant. Je la guérirai avant que vous
repreniezvotrevoyage.Elleposauncreusetdepierreremplid’huile.Elleallumaleliquideetdespetitesflammesbleuet
rougesemirentàvoleter.Elleapprochaalorssamaindroite:sesonglesétaientlongsetvernis.Elleobservalesrefletsdupetitfeuauboutdesesdoigts.—Ah,vousêtesdéjàvenumevoir…ditlapyromancienne.Le père Aba lui conta son passage sept ans auparavant avec le petit Perrot, lui rappelant les
circonstancesdesavisiteetlesavisqu’elleluiavaitalorsprodigués.— Jeme souviens du gentil Perrot. Sujet de la nature tout à fait étonnant. Surtout pour son très
jeuneâge…AbaluiexpliquacequiétaitarrivéàCantimpré.—J’aisuivivosconseils,dit-il.J’aiœuvrépourcacherlesfacultésdePerrot.Maisilapparaîtque
cesprécautionsn’ontpasétésuffisantes.Illuicontalacruauté,larapiditéetlaprécisiondel’assautquiavaitfrappésonpresbytère.—Sivouscomptezsurmoipour retrouvercetenfant,voussurestimezmamagie, luidit Jeanne
Quimpoix.—Cen’estpascelaquejesuisvenuchercherici.Ilouvritsachainseentoilegrossièreetensortitlacarteetlesdocumentsrapportésdesarchivesde
Narbonne.—LesdominicainsducomtédeToulouseontenregistrélesdisparitionsd’enfantsdanslarégion.IldéroulalacartesouslesyeuxdeJeanneQuimpoix.Ilexpliqua:—Ilyaseptans,dèsquejemesuisaperçudesdonsdePerrot,jemesuisinterrogépoursavoir
versquimetournerafindedemanderconseil.Etjevousaitrouvée.Ilposasamainàplatsurlacarte.— Je suis convaincu que d’autres parents dont les enfants auraient produit des phénomènes
similairesn’auraientpasagiautrementquemoi.Voyez:unetrentainedepointssontidentifiéssurcedessin.Chacun indiqueunedisparition. Jesouhaitequevousmedisiezsiparmieuxsecachentdesgarçons ou des filles quimanifestaient des facultés naturelles étonnantes, des enfants qu’on seraitvenuvousprésenterouausujetdesquelsonvousauraitinterrogée.CommepourPerrot!Il avança la carte sous les yeuxde JeanneQuimpoix.Cette dernière y jeta un rapide coupd’œil
avantdesecouerlatête.—Quecesoitlecasounon,jenepeuxpasrépondreàcettequestion.Quimeditquevousn’êtes
pasauservicedecettetrouped’hommesennoiretque,parmonintermédiaire,vousnecherchezpasàpisterd’autresenfantsàravir?Regardez-vous.Vousêtesunprêtre,maisvousvousdissimulezsousdes oripeaux. Vous êtes armé, vous dites avoir perdu votre œil en défendant les enfants de votre
presbytère.Quimel’affirme?Abasedressa,défitsonbandeaupour laisservoirsonhorribleorbitecreuse. Ilsaisitsasacoche
d’oùiltiral’épéeetlapiècedegrostournoiqu’ilmitsurlatable.—Voicil’armequiaserviàtuerlepetitMaurin.Voicilapièceaveclaquelleleshommesennoir
ontpayéleurpassageàl’aubergedeDisard.IlpritsesécritsdeNarbonneetlut:—«DisparulejeuneMaubert,àSaint-AignanledeuxièmemardidemaiVandernierDisparusla
jeuneAnneetsonfrèreColinàPouillanges.DisparuPhilippin,filsdeJulesleFroid,àMessapienpeuavantladernièrePâques!»IlrépanditsesfeuilletsdevantJeanneQuimpoix.—Enmeportant au secours dePerrot, je suis convaincu de sauver d’autres petits avec lui.Ces
hommesennoiretcettefemmeauxcheveuxrouxnesontpasdesimplesmercenaires!Ilyeutunlongmomentdesilence.JeanneQuimpoixleregardadroitdanslesyeux,puiselleprit
unegrainebleueetlaplongeadanssacoupelleenfeu.Aussitôtlesflammess’activèrentetprirentdescouleursvertes.Lasorcièreobservasesonglespuishochalatêtedemanièreaffirmative.—Recouvrezvotreœil,dit-elled’unevoixdouce.Leprêtreobéitetserassitlentement.—Jeconnaislecasd’uncertainJehan,enfantduvillagedePonzac,situéàsixlieuesaunordde
Montauban.Le prêtre examina la carte de Narbonne. Mais cet endroit n’était pas indiqué dans les archives
dominicaines.—Sondonétait aussi étrangeque celuidePerrot, poursuivit la femme.Cegarçon sommeillait,
sans raison et dans n’importe quelle circonstance. Ses parents ont craint qu’il s’agisse d’unchangelier,unpetitcorpsd’enfantpossédéparundémon.Ilsmel’ontamenéafinquejeleguérisse,maismascienceetsontrèsjeuneâgenemepermettaientpasd’identifierlemal.Onnecompritqu’unpeuplustard,lorsqu’ilappritàparler.Dèsquel’enfanttombaitensommeil,ilétaitassaillidevisionsmiraculeuses. Il suffisaitalorsde lequestionnersurn’importequelsujetquisoithorsdesaportéepourque,aprèsquelquesminutesdetorpeur,ilrestituelabonneréponse.L’enfantestdevenucélèbredanslarégion.Toutlemondevoulaittirerprofitdesondon.Lasorcièresoupira.—CommechezvousàCantimpré,lejourdesessixans,l’étédernier,unetroupearméeadébarqué
àPonzacpourleravir…Jeanne Quimpoix se munit d’une mine de plomb et prit la carte du père Aba. En silence, elle
inscrivitdescroix.Quatorzecroix.Huit d’entre elles se situaient dans des villages qui n’avaient pas été repérés par le père Aba à
Narbonne.—Voilàd’autresvillagesoùl’onpeutdirequedesenfantsmiraculeuxontvulejouraucoursdes
dernièresannées.LepèreAbaétaitabasourdi.—Comment croire qu’autant demanifestations de cette nature soient ramassées dans unmême
pays?
Jeannehochalatête:—M’estavisquecelas’ajouteauxnombreuxmystèresqu’ilvousresteàlever.Elle se ressaisit de samine de plomb et dessina un cercle qui enfermait dans son aire tous les
villagesqu’elleavaitdésignés.Cantimprésesituaitaubeaumilieu.—Laclefestsansdoutelà…
CHAPITRE04
AtéôtalesvêtementsdePerrot,lefitlaveretétrilleretlerevêtitdelinblanc.L’enfantvivaitdansunepetitechambrepratiquéedansl’épaisseurdumurd’enceintequicernaitledonjon.SeuleAtéavaitle droit de l’approcher, ainsi qu’un frère augustin,muni d’un cahier de parchemin et d’un jeu deminesdeplomb,quidessinaméticuleusementsonportrait.Le moribond miraculé dans les souterrains réussit à se lever et à parler. Avertie de son état
encourageant,Atéordonnadeluidonnerlamort.Ilfutconduit,enprésencedePerrot,danslacourprincipaleduchâteau,etpendu.Son agonie ne dura pas les quelques minutes ordinaires de ce supplice, mais cinq fois plus
longtemps.Lemalheureuxserévulsait,gesticulait,sansjamaisperdreconnaissance.Alorsquelebrasséculierfavorisaitlapendaisonpoursarapiditéetsonabsenced’effusiondesang,là,lependusevidalittéralementparlesyeux,lenez,lesoreillesetlabouche.Sonvisagedevintmauve,presquejusqu’aunoir.Cetabominablerefluxdesangnes’interrompitqu’avecsontrépas.—Bien,secontentadedireAté.Trèsbien.Elle regarda Perrot. Il avait adopté une position presque prostrée. Elle savait que son don avait
interférédansl’agoniedupenduetretardésamort.CommeaupresbytèredeCantimpréoùelleavaitfaitsigneàl’undeseshommesdepercerdepartenpartunjeuneenfantetqueluinonplusn’étaitpasmortsurlecoup…LasœurportièredeMontaubanavaitperdularaisondepuisqu’elleavaitrevusonmaladesurpied.
Elle appelait les anges à sa rescousse, prétendait que le diable habitait le corps dumiraculé et fitd’invraisemblablesdansesdejoielorsdel’agoniedupendu.Lasse,Atélafitgarrotter.Lelendemain,Perrot,Atéetsatroupereprirentlaroute.Cettefoislegarçonnefutpascachédansunvulgairesacmaisconduitdansunecharrettebâchée,si
étroitequequatrepersonnesnes’yseraientpasassises,leschevillesentravéesparunechaîne.Leshommesennoirquivirentl’enfantpasserprèsd’euxsemblaientinquiets.Certainsnes’étaient
pasremisdelaguérisondanslessous-solsduchâteau.Dans la charrette,Perrotdut s’agripperauxportantsde labâche tant levéhicule fut lancéàvive
alluresurdescheminsdifficiles,rivalisantdevitesseaveclatroupequil’accompagnait.Chaque soir, Até ordonnait une halte dans une abbaye, une auberge ou un château. Aux relais,
l’ensembledeschevauxétaitchangéàprixd’or.Depuissonrapt,Perrotétaitdominépardeuxsentiments:lapeuretlechagrin.Lapeurdesevoir
assassinersuruncoupdetêted’Até,etlechagrindeslieuxetdespersonnesdontilétaitprivé.Ilavaiteulaprémonitiondecemalheur;lematinmêmedel’enlèvement,ilétaitinquiet,maussade,
sentaitundangerpoindresanspouvoirl’identifier.Iln’avaitpasdormidelanuit.Aujourd’hui,toutluimanquait:sesparents,sesamis,lesleçonsdupèreAba,sesjeuxsurleshauts
plateaux,l’humeurenjouéeduvillage.Avecsescamaradesilselivraitchaquejourauxdistractionsdesonâge,lesballes,lestoupies,les
batailles de boules de neige, lesœufs roulés à travers le village, les activités des adultes que l’onsingeait:lachasse,laviedeberger,larécolte,lelavoir.
Cantimpréserepeuplait.Ilyavaitdésormaisplusd’enfantsqued’adultesauvillage.SaufauseindelafamilledupetitPerrot.Esprit-Madeleine et son mari Jerric ne parvenaient pas à faire naître de second enfant. Perrot
dormaitseuldanssonlit,etnonencompagniedecinqousixfrèresetsœurscommepartoutailleurs.LeshabitantsdeCantimpréavaientmissaréservenaturelleetsamélancoliesurcecompte.Maiscen’étaitpascela.Perrotsentitqu’iln’étaitpasfaitcommesescompagnons.Unjourqu’ils’amusaitàidentifierdesfiguresd’animauxdanslesamasdenuagesquipassaientau-
dessusdeCantimpré,l’undesesamisbranditunbâtonetsemitàordonnerauxnuéesdechangerladirectiondeleurcourse.Plusieursl’imitèrentenriant.LorsquevintletourdePerrot,ilcommandadubâton : les nuages lui obéirent. Il recommença par trois fois, toujours avec succès. D’abordinterloqués,lesenfantsparièrentsuruncoupdechancepuis,vitelassés,setournèrentversunautrejeu.Quelquefoisilmodifiaitleritueld’unjeuparungestequipouvaitserévélerédifiant:àlaSaint-
Jean, les enfants s’en allaient danser autour d’un chêne ossifié qu’on disait être le plus vieux duplateaudeGramat.Lapremière foisqu’ils’y rendit,Perrotpréférasedéplacerunpeuplus loinetdemanderàtousdevenirencerclerunpetitchênefrêleàpeineplushautquelui.L’annéesuivante,levieuxchêneétaitmortetsondélicatvoisinresplendissaitdevigueur.IldevintlenouveausymboledeCantimpré,arbrisseauquileurpromettaitdesdécenniesetdesdécenniesdebonheur.Perrotn’avaitpeurderien,nidelanuit,niduvide,nidunoir.Ilfutl’enfantidéalpourallerrécurer
lespuitsétroitsdeCantimpré.Toutlemondes’extasiaitsursoncourage.Unmatind’hiver,une fillette fit unechuted’un toit et sebrisa la cheville.Perrot seprécipita en
entendant lescris.Sitôtprèsd’elle,unétrangefrisson lui traversa lecorps,puissantet insistant ; ilcompritdès lors,demanière indéfinissable,que la fracturede l’enfantétait en trainde se soigner,qu’elleguérissaitgrâceàlui. Ilavaituneconscienceaiguëdecequiarrivait :cen’étaitpas luiquiprovoquaitcefrémissement,nilaguérison,maisunmystérieuxinfluxseservaitdeluipouragir.Toutefois,cematin-là,iln’appritpascetteseulevéritésurlui-même:lafillette,lorsqu’ellesefut
relevée, indemne, l’accusa de l’avoir poussée du toit. Perrot se récria, arguant que la fillementaitpournepasêtreréprimandéeparsesparents,maispersonnenelecrut.OnleblâmaetilfutcorrigéparsonpèreJerric.Detellesorteque,lejouroùildécelaitl’existencedesondon,ilfaisaitaussiconnaissanceavecla
méchancetéhumaine.Ilavaitquatreans.Blotti dans la charrette, Perrot sentit le convoi s’arrêter. Tout de suite il perçut l’agitation des
hommesennoiretd’Até ; ilsdevaientêtrearrivésdansunnouveauvillage.Perrotnepouvait rienvoir de l’extérieur. Il écoutait.Bientôt desvoixde femmes inconnues se levèrent.Doucesd’abord,interrogativesensuite,ellesnetardèrentpasàsemuerencris.Accompagnésdehurlementsd’enfants,d’échangesdecoupsd’épée,derâlesd’hommesblessés.Perrotcompritquelatroupes’attaquaitàunvillagecommeellel’avaitfaitquelquesjoursplustôtà
Cantimpré.Ilreconnutlavoixd’Atéquilançaitdesordresàsestroupes.Lefeufutmisàplusieursmaisons.La
fuméeenvahitl’airetpénétrajusquesouslabâchedelacharrette.L’assauts’éternisait.C’étaient des appels à la révolte, c’étaient de longs échanges de coups, c’était le ralliement des
hommesennoirlorsqu’ilfutdécouvertquel’und’euxavaitététué.Perrotserappelaqu’àCantimpré,leshommesn’étaientrestésquequelquesminutes!…Ici,plusletempspassaitetpluslescombatss’intensifiaient.Labâchedufonddelacharrettes’élargitsoudain.Leslonguesflammesdévoraientlesmaisonset
léchaientlacimedesarbres.Perrotaperçutdanslechaoslevisageapeuréd’unvillageoisquiavaitreçu un coup au crâne et qui saignait abondamment. Des toits s’effondraient dans des colonnesd’étincelles,despaysansluttaientcontreleshommesd’Até,armésdebâtons,defourchesetdepiques.Até,sangléedanssatenuenoire,apparutsouslabâchedePerrot.Elleavaitl’épauledroiteblessée,
unboutdechairétaitàvifetensanglantaitlecuirdesonbras.Elletenaitunejeunefilleparlecol,qu’ellebasculaàl’intérieurdelacharrette.Lafilleétaitterrorisée.Atél’attachaàunechaîne,puisdonnauncoupduplatdesonépéesurlaridelledelacharretteen
ordonnantledépart.Lecharroisemitaussitôtenroute,laissantlescombatsderrièrelui.Il s’arrêta aubout dequelquesminutes, en rase campagne, attendant que les hommes ennoir en
finissentaveclesvillageois.Perrotregardalajeunefille.Elledevaitavoirunequinzained’années.Ellepleurait.Maislorsque
sonregardcroisaceluidugarçon,elleparutserasséréner.Elles’approchaetseblottitcontrelui.Lescavaliersrevinrent.Latoiledebâcheserouvrit.Até,maintenantàvisagedécouvert, lecapuchonsur lesépaules,observa la jeune fillequi s’était
misesouslaprotectiondupetitgarçondehuitans.Elleportasonregarddel’unàl’autre,répétantentresesdentscemonosyllabeexpressif:—Bien!Bien!Bien!Puislança:—Àprésent,nouspartonspourRome.
CHAPITRE05
BénédictGuiseditqu’ilnepasseraitpastroisjoursavantdesevoirarrêtéparlapoliceduLatran.Si le secret de la disparition de Rainerio tenait à cette « Sacrée Congrégation » qui faisait et
défaisaitlessaints,si,d’aprèslabrèveévocationdeChênedollédanssonderniertexte,legarçonétaitauservicedefeulecardinalRasmussen,Bénédictvoyaitvenirl’issuedesonenquête:approchantdetropprèsd’immensesintérêts,ilséraitrepéréavantmêmed’avoirpuposerassezdequestionspourentrevoirlenœuddel’affaire.«Troisjours»,serépéta-t-il.Celanel’empêchapasderessortirdechezlui,résoluàprendreledestindeceRainerioenmainet
àfourniruneexplicationàsasœur.Sacuriositéetsapassiondujustel’emportaientsursesréticences.SapremièreidéefutderetourneraupalaisducardinalHenrikRasmussen.Sur la via Nomentana, le ballet des dignitaires venus se recueillir sur les restes du prélat avait
disparu, pourtant l’animation populaire ne s’était pas tarie : une partie de la foule assistait à unnouveau spectacle. On défaisait la tenture noire qui couvrait la façade, des silhouettes entraient etsortaientd’unpasaffairé,mais,surtout,deschariotsavaientpénétréennombredanslacourdupalaisetdesgardesencerclaientl’édificeàchaquepointclef;toutl’inversed’undeuil.Bénédict ne tarda pas à deviner la fonction de ces multiples charrettes : des gens du palais y
entassaientmeubles,portantsdevêtements,rideaux,maisaussicoffresdevaisselleetd’ornements.Le déménagement était si volumineux que certaines carrioles ne purent entrer dans la cour du
palaisetdurentstationnersurlaplaceoùellesétaientbondéespardesdomestiques.PrèsdeBénédict, lebaspeuplepoussaitdessifflementsadmiratifsetdesbordéesd’injuresselon
qu’unlargemobilierdeboisprécieuxvenaitdeselaisserentrevoirsousdescouvertures,ouqu’unmagnifiquecrucifix fût remarqué.L’opulencepouvait aller auSeigneur,mais auSeigneur seul.Lafortunedesprélatslerévoltait.Eninterrogeantautourdelui,BénédictGuiappritqueRasmussenavaitpourtoutefamilleunesœur
aînée,KarenRasmussen.Sitôtletrépasdesonfrère,elleavaitdécrétéqu’ilseraitvoiturédansleurcomtédeFlandrenataloùellevoulaitlevoirmisenterre.Elles’étaitviolemmentélevéecontrelescardinauxquisouhaitaientconserverlecorpsàRome.Avecladépouille,ellefaisaitemportertoutesles richesses dupalais, tous lesmeubles, jusqu’auplusminceobjet devaleur. Il semurmurait quedemainavantmidileconvoiseraitenrouteetquetoutauraitdisparu.Celan’arrangeaitpaslesaffairesdeBénédictGui.Heureaprèsheure, la rumeur sur l’assassinatdeRasmussen s’amplifiait ;maison s’interrogeait
avecautantdefièvrepoursavoirquioccuperaitlepalaisaprèslesRasmussenoupourdéterminersilavieilleKarenvolaitl’Égliseenaccaparanttouslesbiensdesonfrèredéfunt.Surletoitdupalais,Bénédictremarquadeuxconduitsdecheminéequicrachaientdestourbillons
defumée.Ilsseremployaientennuages,lentementdéfaitsparlabrisenocturne.Auxseulescouleurset densités des amas de particules, il fut à même de reconnaître qu’on brûlait des livres, desparchemins, et même du papier. Étant donné le coût de ces matériaux, il fallait une raison bienimpérieusepourvouloirlesjeterdanslesflammes.Ildécidadesecalernonloinduportailprincipaldefaçonànerienperdredel’actiondupalais.Iln’étaitpasleseulàagirdelasorte:unhommel’observait,lui.Ils’agissaitdeMarcodegliMiro,
lechefde lapolicedeRome.Unhommed’unecinquantained’années,anciengalérienquiavait sumater seul une révolte de ses frères d’infortune au large d’Agrigente et qui depuis ne cessait degravir leséchelonsde lasécuritédeRomeetduLatran. IlconnaissaitbienBénédictGui.Lesdeuxhommess’appréciaient:MarcodegliMiroavaitplusd’unefoisprofitédeslumièresdeBénédictdanscertaines affaires d’assassinat crapuleux, et Bénédict estimait sa franchise et son indépendanced’esprit,rarespourunhommedesonrang.—Jenetecroisejamaisparhasard,Bénédict,ditMarcodegliMiroenl’abordant.Pourquoiviens-
tutraînerparici?—Jemeposecertainesquestions…Lechefdelapolicehochalatête.—Pasd’histoires,jesaispourquoitueslà.N’es-tupasvenul’autrejouràlacasernet’intéresserà
un certain Rainerio ? Je n’ignore pas que ce garçon a disparu. Et il était le premier assistant deRasmussen…Bénédicttenaitlà,àpeudefrais,laconfirmationdesproposcodésdeChênedolléquirapprochaient
RainerioetRasmussen.MarcodegliMiroregardalepalaisetfitunmouvementdufrontensadirection:—Cen’estpasunendroitpour toi,Bénédict.Suismonconseil, retourneà tes affairesde lavia
delliGiudei,ceseraplussage…—LarumeurprétendqueRasmussenauraitétéassassiné?—Lavoixpubliquesetrompe!Lecardinalasuccombéàunaccidentdanssonbain.Pourtonbien,
crois-moisurparole.Leseulfaitqu’onspéculesurlamortd’uncardinal,encestempsdeconclaveetd’électiondepape,devraittelaisserdevinerl’importancedesgensàmêmedes’enmêler.Desgenscontrequinitoinimoinepouvonsrien.Nerestepaslà…—Merciduconseil,jenecomptaispasm’éterniser.MarcodegliMiroluifitunsourired’approbation.—Montre-toiprudent.Surceconseil,lechefdelapolices’éloigna.Bénédict Gui s’intéressa alors à deux hommes qui semblaient commander les préparatifs du
déménagement.Ilsvenaientparintermittencedanslarueinspecterl’organisationdeschariots,lancerdesordrespourquetelsettelsmeublesnesoientpasséparés,pestercontredesvaletsquilambinaient.L’undesdeuxsemontraitplustyrannique;cependant,cenefutpassonmauvaistempéramentqui
attiral’attentiondeBénédictGui.Dès que l’homme disparaissait dans le palais, les fumées de cheminées ne tardaient pas à
s’intensifier.Cetindividuparticipaitmanifestementàlacombustiondeslivresetdesdocumentsécrits.Mécontents,lesdomestiqueslebrocardaientdèsqu’ils’absentait,aussiBénédictcomprit-ilqu’ilse
nommaitMarteenetqu’ilétaitunFlamanddebasseextractionayantrejoint lesRasmussenàRomedixansauparavant.Petit,privédecou,lesépaulesendedans,descheveuxgrisclairsemés,unvisageétroit,ilaffichait
unedisproportionflagranteentre lebaset lehautdesoncorpsquifaisaitde luiungrandnain.Onsentaitl’exaspérédenature,lecontrariépermanent,leréfractaireperpétuel.—Retourner s’enterrer enFlandre après avoir vécu àRome ! pestait-il. Jeme sens aujourd’hui
pluslatinqu’unvieilAlbain.Voilàqu’onmedéplantecommedelasaugedesprés!
Celaexpliquaitsansdoutesamauvaisehumeuretletraitementqu’ilinfligeaitauxdomestiques.—Forcéd’habiterdenouveausousl’horribleclimatdelaFlandre!Unpéripledeneufsemaines
auxcôtésdelasœurrombière.Enpleinhiver!Bénédicts’approchaetl’entenditseplaindreencoreauprèsdesoncompagnon.IlregretteraitlesbanquetsauLatran,ladiversitédesvictuaillesdébarquéesàOstîe,ladouceurdes
bords du Tibre, la limpidité de la lumière romaine au printemps, mais aussi certaines filles desmauvaisquartiersquisavaientluidonnersonplaisircommepersonne,etquelquestavernesauxvinsrenommés.Àl’estime,BénédictseditqueceMarteen,navréetexcitécommeilétait,projetaitcertainementde
fairecettenuitsesadieuxàlaVilleÉternelleavantdeleverlepied.Unmagnifique cercueil en acajou aux attaches dorées fut livré peu après au palais. Un silence
respectueux accueillit ce long coffre funéraire destiné à véhiculer Rasmussen jusqu’à sa dernièredemeuredeTournai,maisnedurapas.LesRomainsglosèrentdeplusbellesurladépensed’unetellebière, versée en pure perte pour n’héberger qu’un sac d’os et des asticots semblables à ceux ducommun.Àmoinsqu’HenrikRasmussennefûtundéfuntaucorpsimputrescible,audouxparfumdesainteté,probabilitéquirecueillaitpeudesuffrages.Bénédicts’enallainspecterlesenvirons…
CHAPITRE06
LepèreAbanerestaquequelquesheuresdanslevillagedeJeanneQuimpoix.Ilemportalacartedelarégionannotéeet,sursamulepanséeparlasorcière,ilpritladirectionde
Toulouse.Trois joursaprès, ilarrivaitauxportesde lagrandecitéetparvintà franchir les rempartsavant
leurfermeture,évitantainsidepasserlanuitdanslesmasuresquiavaientfleuriaupieddelaville.IlneconnaissaitToulousequederéputation,capitalemeurtrieparlesguerresetrenduesousl’autoritédu roi de France depuis la capitulation de ses comtes. Il découvrit une effervescence qu’il croyaitn’existerqu’àParis.Lesruesgrouillaientdemondemalgrélatombéedujour,lemanteaudeneigeavaitviréàlaboue;ilcirculaitencontournantd’énormesflaquesquidétrempaientlachaussée.Après avoir demandé son chemin, il se trouva dans la rue des Auberges-du-Pont où se
concentraientlaplupartdesquarantehôtelleriesdelaville.Àchaquefaçadeoscillaientdesenseignesaux noms évocateurs et aux couleurs rabattues. Le père Aba opta pour L’Image Notre-Dame. Lecouple d’hôteliers qui le reçut l’hébergea dans une petite chambre, à la propreté bienséante, sanschauffage,avecunecroiséedont levoletfermaitmal,maisaulitpourvud’unépaisédredonqu’ilsbattirent avec de la touaille enflammée pour tuer les punaises.À L’ImageNotre-Dame, les clientspouvaientacheterleurviandeetleurvolaille,maisdevaientlarôtireux-mêmesàlabroche.LepèreAbas’établitdanssachambreàl’étagepuisredescenditsecomposerunplatdefèvesetde
la bouillie d’orge. Il demanda ensuite à l’aubergiste où se situait le principal hospice des enfantstrouvés,ainsiquelameilleurefabriqued’armes.Lebravehommeluirépondit:«RueduGuetetruedesAcacias.»Aprèsavoirdîné,ilremontaprendredurepos,écrasédefatigueparsonpéripledepuisNarbonne.Lelendemainmatin,ilserenditàl’hospicedesenfantstrouvésJean-le-Baptiste,réputépourêtrele
plusvasteducomté.LebâtimentétaitauxmainsdeschanoinesdePrémontréettiraitsasubsistancededonsetdechamps
agricoles exploités à la périphérie de Toulouse. L’édifice était princier, ancien logis d’une richearistocrateapparentéeauxvicomtesdeCarcassonnequil’avaitcédéauxchanoinesdanslesderniersinstantsdesavie.Sonfrontonétaitaussiornéquelestympansd’église;sesvolumesétaientfabuleux,onavaitl’impressiondefranchirtoujoursleseuild’ungrandseigneur.LepèreAbademanda au frère portier à visiter les petits enfants trouvés, prétextant le cas d’une
disparitiondanssaparoisse.Onluifitconsulterlesregistresdel’hospice.Maisleprêtren’ylutquedesindicationsdedate,detailleetdepoidssansvaleur.Ilfutcependantsurprisdedécouvrirque,danscemême lieu, on entassait non seulement les orphelinsmais aussi les fous, les filles publiques, etqu’un décret récent venait seulement de faire expulser hors lesmurs de Toulouse la quinzaine delépreuxquiydépérissaient.Unchanoineleconduisitverslepréaucouvertoùvivaientlesenfantstrouvés.— Les nourrissons abandonnés sur notre parvis restent peu de temps parmi nous, expliqua-t-il.
Nouscédonslesgarçonsàl’abbayedeCuissyoùilssontélevéspourdevenirdebonsprémontrés,etlesfillesàl’ordredesclarissesoùellesgrandissentsouslaprotectiondelaCroix.Lesorphelinsplusâgés,noustâchonsdeleurtrouverdesplacesd’apprentissageenville,ouauprèsd’artisansitinérants.Sinouséchouons,etsi lesenfantssemontrent troprétifsàembrasser lavoiemonastique,ehbien,
monDieu,nouslesrendonsàlarue;aprèsquoilediables’occuped’eux…IlescortalepèreAbadansunesalleoùs’entassaientunesoixantained’enfantsdetouslesâgeset
desdeuxsexes.Lepréauservaitautrefoisauxbanquetsprinciers, lesvoussuresbadigeonnéeset lespiliers finement sculptés tranchaient avec la misère qui y régnait désormais. La lumière du jourentraitpardescroiséesenogiveàgrosmeneaux,plushautesquelesenfants.—Puissiez-vousredonnerunnometunefamilleàl’unoul’autredecesdéshérités,ditlechanoine.Lesenfantsfirentsilenceettournèrentleursregardsverslenouveauvenu.Sonbandeaunoiretses
cicatrices les impressionnèrent. Mais ce moment de flottement ne dura pas : ils se précipitèrent,agrippant ses habits, l’apostrophant, le suppliant de les emmener à sa suite.Certains profitaient duchahut pour fouiller sa ceinture ou sa gibecière. Le chanoine dut brandir une badine pour fairereculerlapetitefouledéchaînée.Ému,etpourlemoinsalarmépartantdedétresse,lepèreAbaserappelasesenfantsdeCantimpré
auxquelsilprofessaitdespetitsadages.Douloureux,cesouvenirluiparaissaitdéjàvieuxdemilleans…Lecalme revenu, il sortit sa listedenomsdedisparus recopiéeàNarbonneet commençade les
appeler.Inévitablement, tous lesgarçonsou toutes les filles se réclamaientduprénoménoncé.Aumilieu
des«Moi!Moi!»Abarequéraitàchaquenom:—Pourlui,quelestsonvillaged’origine?Silence.Le père Aba ne retrouva personne ici. Il lui avait cependant semblé que, sur le nombre
d’enregistrements de disparitions signalé par les sœursDominique et Sabine àNarbonne, certainsdevaients’êtreégarésouenfuisetavoirabouti,parunbiaisouunautre,danslaplusfréquentéedesvillesducomté.Ilseretiradupréau,lamortdansl’âme.Maisverslasortiedel’hospice,alorsqu’ils’approchaitduportail,ils’interrompitetfitdemi-tour.Unenouvellefoisils’adressaaufrèreportieretdemandaàconsulterlesregistres;ilvoulaitêtre
instruit de la liste des enfants qui avaient été retrouvés par leurs familles et repris légalement àl’hospice.Lechanoinequi l’avaitaccompagnédans lepréaupartit luichercher lesdocumentscouvrantces
cassurlesdeuxdernièresannées.LepèreAbaplongeadansl’étudedecesquelquesfeuillets.Desoncles,des commères,desmères,desparrains, avaient eu lebonheurde retrouver ici leurs
petits.Certains s’étaient égarésdans les rues,d’autresdans les champs,d’autres encore avaient étéenlevésous’étaientenfuis.Dejeunesgarçonsfugueursvoyaientleurspèresautoritaireslesrattraperàl’hospicedeToulouse.Aba reconnut quatre noms qu’il avait relevés dans les archives de Narbonne, mais ils ne
correspondaientpasauxenfantsmiraculeuxdésignésparJeanneQuimpoix.Ilpassaaucriblelesenregistrementsdeplusieursmoisavantdereleveruncasquil’intrigua:ConchaHermandad.Ellenefaisaitpaspartiedesenfantstrouvésmaisdesdémentesenferméesàl’hospice.Elleétaitdénomméela«Vierged’AragonMiraculeuse».
Abainterrogealechanoineàsonsujet.Ilappritqu’ils’agissaitd’unejeunereligieusevenueduroyaumed’Aragondansunconvoiquifut
dévastépardespillardsnonloindeRoncevaux.Elleréchappaseuleduterribleassautets’enfuitsurlesroutes.Lamalheureusedevintalors lepointdemiredetousleshommesmalveillantsqu’ellecroisaiten
chemin.Plusd’unedouzainedefois,ellesevitenlevée,séquestréeetfrappéeavantd’êtreviolée.Seulement,etc’estlàquelacuriositédupèreAbanaissait,touthommequiladénudaitets’apprêtait
àbrisersavirginitétombaitmortdansl’instant!Àchaquetentativedeviol,uneforcesupérieuregardaitintactelafleurdeConchaHermandad.Ses
violeursétaientfrappésparleCiel.Maiscefutauprixdelaraisondelajeunefille;affoléequ’elleétait par ces corps robustes qui expiraient entre ses jambes… Elle fut recueillie à l’hospice deToulouse,muréedanslesilence,sedéclarantseulementpourchasséepardeshordesderevenantsquienvoulaientàsavirginité.Devant l’incroyable portée de ce prodige, le supérieur de l’hospice diligenta une enquête : trois
hommes,témoinsd’unviol,confirmèrentlesdiresextraordinairesdeConcha.Peudetempsaprès,l’histoiredela«Vierged’AragonMiraculeuse»commençadecirculer.Lesofficiersd’ungrand seigneurvinrentunbeau jourdemanderque sœurHermandad leur soit
remise.Lesupérieur,quiavaitprisConchaenaffectionetsavaitsa fragilitémentale,s’opposaauxexigencesduseigneur.Deuxmoisplustard,unordreexprèsémanantdurecteuretdel’archevêqued’Ancônesommaitle
supérieur de remettre la vierge à une délégation de religieux dépêchée pour l’occasion jusqu’àToulouse.—L’ordreétaitformel,expliqualechanoineàAba.Contresignéparl’évêquedeToulouse.Concha
devait rejoindre unmonastère situé sur le diocèse d’Ancône dans les États pontificaux afin d’êtresoignée.Notresupérieurnepouvaits’yopposer.Illeuracédélajeunefille.—Àquoiressemblaientceuxquisontvenuslachercher?—Desreligieuxd’Italie.Ilsétaientnombreuxetnemanquaientpasdepompe.«Unmonastèreprèsd’Ancône?»Abademandasilefrèreavaitlesouvenird’unautrecasàl’hospicequi,commeceluideConcha,
impliquaitdesmiracles,desdonsparticuliers,desprodiges?Descasd’enfants,peut-être?Lefrèreréponditquenon:—Nousn’avonsjamaisrienrencontréd’aussiétrangequel’histoiredecettejeunefille!—Desnouvellesdepuissondépart?—Aucune.LepèreAbaremercialefrèrepoursontempsetsasollicitudeetquittal’hospice.Ilrentrasongeuràsonauberge.«Iln’yapasdelienapparententrecetteConchaHermandadetPerrot,etlesautresenfants!…»Leprêtresedemandaittoujourspourquelleraisonilseproduisaitautantdeprodigesetdemiracles
danscetterégiondepuisquelquetemps.Iln’avaitpasoubliélaphrasedeJeanneQuimpoix:«Voilàl’undesnombreuxmystèresqu’ilvousresteàlever.»
CHAPITRE07
Lanuit venue,Marteen sortit dupalais deRasmussenviaNomentana, vêtud’unmanteau et d’uncapuchonquilecouvraientdespiedsàlatête.L’hommeavait dans l’idée de visiter des lieux chers auxnoctambules et aux débauchés romains
avantsondépartlelendemain.Ildébutasatournéed’adieuxparLaPoupéeViolette,unbougeoùlevinétaitgratispourquipayait
les faveurs de deux filles galantes. L’endroit était l’un des plus mal fréquentés de la ville. On netrouvait jamaisàs’asseoirniàresterdeboutsansêtrebousculépardesivrognesoudesfemmesleboutondesseinsàl’air.Àl’étageinférieursetenaientlescuveauxd’étuveetlesbainsglacésoùlesdeuxsexesvenaientse
faire étriller avantde segrouperdansdes lits.Les« servantes»de l’auberge se reconnaissaient àleurslongscheveuxdénoués,ostensiblementdéployéssurlesépaules.Deschambresgarniesdelitsmatelassés de bourre de roseaux servaient à ces catins. Ce qui n’empêchait pas certains clientsscabreux, peugênésde semontrer enpublic, de culbuter uneDalmateouuneMoravederrière unrideau ou sur l’angle d’une table.Lemaître des lieux, qui s’enorgueillissait du fait que sa famillepossédâtcettemaisondeplaisirdepuislafindel’empireromain,avaittoutefoisl’odoratdélicat:descroixdeboisétaientclouéessurlesmurspourempêcherleshommesivresd’yuriner.Marteenétait l’undes familiersdubouge ;dès sonarrivée, il saluaplusieurs tablées, se laissant
offrirdespotsetdébitant sansvarier lachansonqu’ilentonnaitdepuisqueKarenRasmussenavaitdécrété leur retour en Flandre : « Je dois partir… Ne reviendrai plus à Rome… Tristesse…Douleur…»À l’évidence, la complaintede l’exil exaspéra.On était heureuxdevoir cegrosnain jovial à la
tavernemaisaussisoulagédelesavoirbientôthorsdupays.Surtoutlesfilles.Ilaffectaitavecelleslesmêmesmanièresqu’aupalais:bêtesetsansretenue.Seulement cettenuit,Marteen s’était arméd’uneboursemieuxgarniequ’à l’accoutumée, et sitôt
qu’ilincitaletenancieràrempliràlarondedespotsd’hypocras,onsefitundevoirdepleurersondépart.Certains lui donnaient une tape amicale dans le dos en remerciement d’un godet, d’autres lui
promettaient,pourleremonter,qu’ilreviendraitàRomesanstarderetqu’ilsl’attendraient;d’autresencore,passablementéchauffés,s’unirentpourluipayerunedernièrefille.Certes,leurchoixs’arrêtasurlaplusvieilleetlamoinscoûteusedelamaison,maisMarteennefutpasinsensibleàcegestedebonscompagnons.Ilperdit toutefois lasympathiedupublic lorsqu’ilsepiquadedécrire laFlandreetdedresser le
portraitdececomteGuideDampierredontpersonneàRomen’avait jamaisentenduparleretqui,paraît-il,sefaisaitplumerparleroideFrance.Marteen, égal à tous les hommes désagréables qui ne s’aperçoivent jamais qu’ils sont détestés,
décidaqu’ilavaitsuffisammentsacrifiédesapersonneencelieu.Déjàgris,ilsortitdelataverneet,danslaruesombreetdéserte,sehâta,l’espritenpaix,d’uriner
contreunmur.Ilobservaautourdelui,ajustasoncapuchonetsonmanteaupuisrepritsamarchedanslanuitfroide.Ilchoisitladirectiond’unenouvelletaverne,LaMaindeCatherineBelle.C’étaituntripot.Ons’y
défiaitauxjeuxdesgobelets,auxdés,auxcartes,auxosselets,onypariaitsurdescombatsdecoqs,sur la longueurdes jambesdu roid’Angleterre, sur lenombreordinalduprochainpapeousur laquantitédelitresdeviningurgitéed’affiléeavantderendresonrepassursesbottes.Uneheureplus tard, en chœuravecd’autres ivrognes, il entonnaitdes refrainsqui ridiculisaient
l’empereurduSaintEmpiregermanique,semoquaientdesmahométansetdesByzantins,déversaientdes obscénités sur les Templiers, et invitaient, cognant du poing contre la table, à brûler tous leshérétiquesenlesliantdansunemanned’osier.Peu avant matines, Marteen fit ses adieux, la larme à l’œil, et retourna dans les rues afin de
rejoindrelepalaisdeRasmussen.Samarche était chaloupée ; il sifflotait des bribes de chansons rendues incompréhensibles sous
l’effet de l’alcool. Il ne détecta pas les ombres qui, dissimulées dans les rentrants d’une porte,s’étaientmisesàlesuivre.Ils’arrêtaàl’anglededeuxrues,levalatêteafind’examinerlecieletsedemandersi,àTournai,il
n’y aurait pasmoitiémoinsd’étoiles à admirer, étant reconnuque le firmamenty était là-baspluséloignédelaTerrequ’àRome.Ilallaitserépondreunouinavrélorsquequatrebrigandstombèrentsurlui.Marteeneutlatêtefourréedansunsacetfutembarquéàdosd’homme;ivreetsonné,ilnecriani
mêmeneparla:seulunlonggrognementembarrasséluiéchappa.Ilfutemportéàtraverslaville.Lorsqu’il retrouva le contact du sol, ce fut pour chuter lourdement sur un plancher de bois qui
sonna lecreux ;Marteencrut,prisde tournis,que lemondesedérobait sous sespieds, jusqu’àcequ’on lui libère la tête et qu’il découvre, dans la pâle lumière de la lune, qu’il se trouvait sur unpontonflottantenborddeTibre,unebargestationnairequiservaitàchargerdesembarcations.Ilsetenaitsousunpont,nonloindel’îleTibérine,répliquedulégendairepontSubliciusquivitle
hérosHoratiusCoclèsmettreseulendéroutetouteunearméeétrusque,sixsièclesavantJésus-Christ.Icisedressaitdésormaisl’arsenaloùlesbâtimentsfluviauxendommagésdelacitéétaientradoubésparlescalfats.Encettesaison,laplupartd’entreeuxavaientététiréssurlariveetrenverséssurlesberges,empiléslesunscontrelesautres.Lesrayonsdelunelescouvraientd’unelueurfantomatique:leurscoquesressemblaientàdemonstrueusestortuesaurepos.L’endroitétaitdésert.Marteen aperçut quatre hommes debout autour de lui, chacun estimant, en le regardant, ce qu’il
allaitluidépiauter.Ilscommencèrentparledélesterdesonmanteauetdeseschaussures.Marteeneutbeauimplorer,ilreçutdesgiflesetdescrachats.Soudain, laperspectivedequitterRomepour laFlandre luiparut laplusenviableaumonde ; si
seulementilparvenaitàvoirlesoleildulendemain!Lechefde labandedécouvritsabourse.Bienqu’entaméeparsa longuesoiréededébauche,elle
contenait encore de quoi réjouir les voleurs. S’ensuivit une empoignade entre ces derniers quis’attribuaient tous le mérite d’avoir vu Marteen le premier et donc de disposer de droitssupplémentairesdanslepartagedubutin.L’algarade s’envenima. Le Flamand se recroquevilla sur le ponton. La violence des brigands le
médusait. Soudain il entendit siffler un objet au-dessus de sa tête puis un bruit mat ; un homme,promptementsuiviparunsecond,tombaàl’eau.Marteentournalatête.Unesilhouettes’avançaitsurlaberge,protégéeparl’ombreprofondedupont.
Les deux voleurs sur la barge sortirent des couteaux et essayèrent de tirer d’une main leurscompagnonshorsdesflotsglacés.C’estalorsqueMarteen,sesentantnégligé,gagnéparleculot,enprofitapoursereleveretprendre
sesjambesàsoncou.Piedsnus, ilbonditsur labergeet,sansadresser lemoindreregardà l’hommequise tenaitnon
loindelui,filasouslepontenglissantentrelescoquesdebateaurenversées,certaind’enréchappers’ilnefaiblissaitpas.Ilseditqu’iln’étaitpasprèsd’oubliersadernièrenuitàRome!Maissacourseaboutitàune impasse.Lequais’achevaitparunmurdepierreobliqueet lepont
étaittrophautpours’ysuspendre.Prisaupiège,Marteenn’avaitnullepartoùfuir.Il entendait les cris des hommes qui s’étaient rassemblés et élancés à sa poursuite. Il voulut se
rencogner,sepelotonnerdanslenoir,maisilsaisitdeuxmotsmurmurésau-dessusdesatête.—Parici!Unhommelui tendait lamaindepuis lepremierpilierdeboisdupontSublicius.Marteeneutun
instantdedoute,ilneconnaissaitpascepersonnage.—Iln’yapasd’autrevoie.Venezouvousêtespris!—Quiêtes-vous?—Troptard!CecriducœurpoussaMarteenàsaisirlamaintendue,aumomentmêmeoùlesvoleursarrivaient
àsahauteur.Illeuréchappadejustesse.Lesquatrehommesfirentdemi-tour.—Pressons,ditl’hommeàMarteen.Ilsvontcontournerlabergeetnousrejoindre.IlconduisitMarteensurlepontdeboisjetépar-dessusleTibre.Commeprévu,lesquatrehommes
surgirentderrièreeux;Marteen,lespiedspétrifiésparlefroid,éprouvaitdesdifficultésàsuivre.Ilfinit par chuter à mi-parcours. Seulement, à sa grande surprise, ses agresseurs renoncèrent à lepourchasseretrebroussèrentchemin.—Qu’ont-ils?s’inquiéta-t-il.—Cesvoyousappartiennentàunebandedequartier.En franchissant lepont,nouspénétronsun
nouveaudistricttenuparunautregroupedemalfaiteurs.Nospoursuivantsnerisqueraientsousaucunprétexted’êtredécouvertssurunterritoirequin’estpasleleur.C’estalorsqueMarteenreconnutlevisagedesonsauveur:ils’agissaitd’undeshommesquilui
avaientoffertlafillepubliqueàLaPoupéeViolettepourfêtersondépartdeRome!—Commentm’avez-vousretrouvé?—Relevez-vous,luiditBénédictGui.Nousparleronsplustard.Il entraîna le Flamand de l’autre côté du fleuve, dans les ruelles labyrinthiques du Trastevere,
jusqu’àunvaste atelier deverrerie qui dominait leTibre. Ils y pénétrèrent par une lucarne laisséeouvertesouslestoits.L’intérêtdecesateliersétaitquelefeudeleursfourneauxn’étaitjamaiséteint,carlerallumerau
matinrequéraitplusdeboisquesonmaintienàbasrégimependantlanuit.Ilyrégnaitunechaleurbienvenueenhiver.Les deux hommes s’engouffrèrent derrière les réserves de sable et de plomb et choisirent un
endroitoùilspourraientparlertoutenéchappantàl’apprentiquipassaitdetempsàautresurveillerlesfours.
Marteenessayaitdeseréchaufferlesmainsetlespiedsenlesfrictionnant.—Commentm’avez-voustrouvé?répéta-t-ilàvoixbasse.Bénédictsouritetdit:—JesuissortipeuaprèsvousdeLaMaindeCatherineBelle.Lesquatrebrigandsavaientdûvoir
dans la taverne laboursequevousagitiezavecunecertaine inconscience. Ilsontattendu l’heureetl’endroitpourfondresurvous.Ensuite,jen’aifaitquedétournerleurattentionàl’aided’unefronde.Illuimontrasonimposantearmenormande.—Vousavezaccomplileplusimportantentrouvantlecranpourleuréchapper.—Dieuvousbénisse,l’ami!Àlacharged’autant.JequitteRomedemain,commentvousrevaloir
lafaveur?Quiêtes-vous?Guihochalatête.—Disons que je suis un de ces hommes qui a coutume demériter son boire et sonmanger en
assouvissantlacuriositédecertains…Marteensourit.—Jevois.Unindicateur.Jeconnaislesgensdevotresorte…Romeneseraitriensanssonréseau
d’espionsetd’informateurs,jesuisbienplacépourlesavoir.Interrogez,jerépondraiautantquejelepuis,sicelapeutfairevotrefortune.Bénédictapprouvalemarché:—JevousaientenduvousplaindrededevoirretournerdanslecomtédeFlandreauprèsdeKaren
Rasmussen.Sonfrère,lecardinal,a-t-ilsuccombéàunaccident,commeleprétendlapolice?Oua-t-ilétéassassiné,commelemurmurelavoixpublique?Marteeneutundoute,puisilseditquecesquestionsn’avaientriend’extraordinairepuisquetoutela
villeenparlaitdepuisdeuxjours:—Ilabeletbienététuéd’uncoupd’épée,concéda-t-il.Celaestd’ailleursextraordinaire,caràma
connaissance, il n’existait pas d’homme à Rome qui se souciât davantage de sa sécurité quemonmaîtreRasmussen.Pasmêmelepape.Lecardinalsesavaitcernéd’ennemis,disposésàtoutpoursedébarrasserdelui.Nilefernilepoisonnepouvaientl’atteindre.Etpourtant…Avantdemouririlatrouvélaforcedeblesseràmortsonassaillant:unmercenairevêtudenoirqu’onaretrouvéétenduprèsdesoncorps.—A-t-onuneidéeducommanditaire?Marteenfronçalessourcils:—Lorsquej’aiassistéàlaprocessiondeshautspersonnagesvenusaupalaishonorersadépouille,
j’étais persuadé que l’un d’eux était le responsable de la mort. Les intrigues du Latran sontabominables…Ildressaunindexpourappuyersonpropos:—LasœurdeRasmussenelleaussienestconvaincue.D’oùlahâtequ’ellemetànotredépart:elle
veutfuirRomeetsescomplots!Bénédictattenditledépartdugarçondesfourneaux,entrédepuispeu,pourmurmurer:—PourquoiRasmussencomptait-ildesinombreuxennemis?Qu’est-cequil’incitaitàseprotéger
autant?Marteensoupira:
—D’abord, Henrik Rasmussen était l’adversaire le plus farouche du chancelier Artémidore deBroca.Onsaitbienqueceluiquibravel’autoritédeBrocapeuttoutredouter,ycomprisdeperdrelavie.
MalgréquoiRasmussensiégeaitàlaSacréeCongrégation;uncollègequistatuesurlessuppliquesdenouveauxsaints.Imaginezqu’entrenteans,iladûfaireéchouerplusdedeuxcentscandidaturesdeserviteursdeDieu!—Celanedevaitpasplaireàtoutlemonde…Marteenacquiesça:—Ces candidatures étaient défendues par des prélats, des princes, des villes et des villages tout
entiers !Rasmussen recevait des lettres d’intimidation.Des cabales étaientmontées pour ruiner saréputation,onaessayédelecorrompre.Envain.Ilnerestaitqu’àl’éliminer…Bénédict n’était pas surpris. Les indications fournies par le père Cecchilleli sur Rasmussen le
désignaientcommeunhommeinexorableetaccrochéàsonpostedePromoteurdeJustice.IlportaalorsladiscussionsuruncertaingarçonnomméRainerioqu’ilcroyaittravaillerauservice
deRasmussenetqui semblaitavoirdisparu. Ilprétenditqu’on lepaieraitunebonnesommes’ilendécouvraitunpeusurlegarçon.Le visage de Marteen s’illumina, trop heureux de ces coïncidences qui lui permettaient de
s’acquitterdesadetteenverssonsauveur;oui,ilconnaissaitceRainerio!— Il est depuis deux ans aux côtés demonseigneur Rasmussen, dit-il. J’ignore comment un tel
garçonestparvenuàdevenir l’assistantd’unsigrandprélat ! Iln’apasdefamillepour lepousserdans lemonde, ni d’appui d’aucune sorte à Rome. Il aidait Rasmussen à constituer les plaidoyersprésentésàlaCongrégation.—RasmussenetRaineriotravaillaientrécemment?Noussommesprivésdepapedepuisprèsd’un
an.Seul lesouverainpontifepeutautoriserunesanctification;commentunprocèsdecanonisationpourrait-ilsetenir?Marteenhaussalesépaules:—Dès son élection, chaque pape nouveau s’empresse de sanctifier des bienheureux en nombre,
afindesignifierparseschoixledébutdesonapostolat.Celaesthautementpolitique.Rasmussensepréparait aux nombreux procès qui allaient bientôt être instruits. Seulement depuis quelque temps,Raineriosefaisaitrare,ilrechignaitàlatâche,venaitdemoinsenmoinsaupalais.Rasmussens’enplaignait.BénédictrepensaauxrévélationsdeTomaso,l’amideRainerio,quiavaitparléd’untempérament
mélancolique,voirecraintif.«Laprochainefoisquetuentendrasparlerdemoi,tupourrasfairetondeuildemerevoirvivant.»LeFlamandcontinua:—Aupointquej’aidû,lasemainedernière,faireenvoyerdeuxhommespourl’allerchercher.Bénédictsursauta.—Lesdeuxhommesvenusleprendrechezlui,c’étaitsousl’ordredeRasmussen?demanda-t-il.Marteenacquiesça.—Quiétaient-ils?—DesagentsduLatranaffectésàlasécuritédelaCongrégation.Celas’estpassélejourdelamort
deRasmussen.Raineriones’est jamaisprésentéaupalais.Sansdoutea-t-ilété impressionnépar la
policequiavaitenvahileslieux.Depuiscejour,jen’aiplusdenouvellesdelui.—Etlesdeuxgardes?Quedisent-ils?—Leur rapport prétend que leurmission a été accomplie de bout en bout : Rainerio aurait été
conduitaupalaisd’HenrikRasmussen.Bénédict resta un moment silencieux. Il tenait là un élément de poids. Encore difficile à
circonscrire,maisquidevaitêtrecapital.Marteen avait réussi à se réchauffer et à se remettre de ses émotions, appuyé contre du sable,
toujourssansmanteauetsanschaussures.Bénédictinterrogeaencore:—Pourriez-vousmedire surquelsdossiersdecanonisation travaillaientRasmussenetRainerio
cesdernierstemps?LeFlamandsecoualatête.—Jenem’occupaispasdecesaffaires…Jesaisseulementqu’unproblèmeliéàuncertainvillage
deCantimprélesoccupaitcesderniersmois.—Cantimpré?—Oui,levillageauxmiracles.Comme beaucoup à Rome, Bénédict avait entendu parler de ce petit village du Quercy où l’on
disait,ilyacinqousixans,qu’ilsevoyaitquantitédeprodigesinexplicables.Cependantlamontagneavaitaccouchéd’unesouris:pluspersonnen’enparlait.—Pourlereste,ajoutaMarteen,surordredesasœurKaren,j’aimislefeuàtouslesdocuments
d’HenrikRasmussen.Ilsontbrûlé,jusqu’audernier.Personnen’ensaurarien.Plusjamais.— Si je voulais découvrir les travaux de la Sacrée Congrégation pour en savoir plus, dit Gui,
commentm’yprendrais-je?Marteensourit.—Nerêvezpas.Savez-vousseulementcequereprésentececollègedeprélats?Cen’estpasrien
d’élireunsaint!ImaginezquelaSacréeCongrégationtombeauxmainsdesennemisdelapapauté…C’estpourçaqu’elleestsisecrète.Lesmembreschangentfréquemment,elleseréunitdansdeslieuxdifférents et ses débats ne sont jamais consignés par écrit. J’ai passé les dix dernières années auxcôtésdeRasmussen,etpasunfait,pasunindice,n’atranspiréjusqu’àmoi.—EtKarenRasmussen?Marteenhaussalesépaules:—Oh,elle,ellenepensequ’àfuiretàenterrersonfrèreàTournai.ElleatoujoursexécréRome.
L’assassinat, et surtout l’acharnementde lacurieà faireaccroireenvillequ’il s’agitd’unaccidentn’ontfaitqu’attisersondégoût.Etsongezqu’ellem’emporteavecelle!…BénédictcompritqueleFlamandallaitreveniràsachanson.Aprèsl’avoirsubiehuitfoisaucours
delanuit,ilestimaqu’ilétaittempsdeseséparer.Ill’invitaàsuivreundétourparlesuddelavillejusqu’auprochainpontafind’éviterderetomber
entrelesmainsdesesagresseurs.Lui-mêmerepritlepontSubliciusquilesavaitsauvés.RendusurlariveopposéeduTibre, il lançaunsignederemerciementàsesamisinstalléssurla
berge.
LesLaveurss’étaientadmirablementchargésducasdupauvreMarteen…
CHAPITRE08
ÀToulouse,lepèreAbaserenditruedesAcaciasdanslafabriqued’uncertainSouletin,taillandieretarmuriercélèbrequiavaitfaitfortuneenfourbissantlesarmesdescatharesetdescatholiques.LepèreAbaemportaitavecluil’épéequiavaitservipourtuerlepetitMaurin.«Sicemodèledelamecourteestrépertorié,sielleaétéfaçonnéepourlecompted’unrégimentou
d’unegardeseigneuriale,j’aibonespoirdel’apprendreici.»Laforgesesituaitdansl’ancienhangard’untailleurdepierre.Abadutpatienteruneheureparmi
les fourneaux et le fracas du martèlement des artisans sur les enclumes. Il aperçut des grappesd’enfantsquicouraientchargésdeboisetdebottesdepaillepouralimenterlesflammes.D’autressetenaient en équilibre sur des soufflets géants qu’ils activaient de leur poids. Le prêtre se dit quecertainsd’entreeuxavaientdûêtreplacésicicommeapprentisparl’hospicedesenfantstrouvésdelarueduGuet.Ilfutenfinintroduitdanslebureaudupropriétairedeslieux.MaîtreSouletinétaitunpetithomme
d’unesoixantained’annéesauxmainsetauvisageconstellésdemarquesdebrûlures.Sonmanteaudeveloursetsoncollierd’argentdisaientl’ampleurdesaréussite.Lesmursdesoncabinetétaientornésd’épées, de sabres, de lances et de guisarmes mais aussi d’outils tranchants pour le travail deschamps.LepèreAbaluiprésentasonarme.Souletinlasaisitetfutsurprisparsalégèreté.—Elle estmaniable, la préhension est excellente, la taille un peu courte,mais les quillons sont
droitsetlapoignéeestanneléecommeilconvient.Ill’auscultadeprès.—Toutefoislefilestirrégulieretpiqué.Lemétaldoitêtreimpur;lesbandesbombéesservantau
vifvontàl'encontredesloisléguéesparlesNormands.Ilhaussalesépaules:—Cetteépéenem’évoquerien.Jepencheraispourunearmedepacotille;ellenerespecteaucune
desrègles,sansdouteparmanquedetempsetdemoyens.Vouspermettez?Ilposa l’épéeàplat,sonextrémitéretenuesurunétai,puisassenaunpuissantcoupduplatde la
main.Alors qu’il s’attendait à ce qu’elle se courbe, la lame ne se déforma pas d’unmillimètre. Ilrenouvelasoncoup.Rien.Surprisetvexéquesonpronosticnefûtpasvérifié,Souletins’exclama:—Lavoilàaussiraidequ’unbrandd’arçon!—Quedoit-onenconclure?demandaAba.L’armurierinspectalepommeauetlabasedelalameàl’entréedelagarde.—Iln’yaaucunpoinçon.Cen’estdoncpasunearmeforgéeparunatelierfameux…Illevaànouveaulafineépéedanslesairs.LepèreAbalesentaitdeplusenplusadmiratif.—Pourmarier une telle légèreté à une telle résistance, reprit-il, il aura fallu des connaissances
nouvellesetbeaucoupd’argent.Dansnotreprofession,onn’innovepasàvilprix.Jedonneraischerpourconnaîtrelemaîtreàl’originedecetteprouesse!Commentvousl’êtes-vousprocurée?—Desmainsd’unebandedemercenaires.
Souletinfronçalessourcils.—M’estavisquecesreîtresnesontpasàlasoldeden’importequi.Ungrandseigneur,unroi,ou
mêmel’Église.—L’Église?—Depuis deux siècles qu’elle poursuit les rebelles hérétiques, nous lui sommes redevables de
quelques précieuses nouveautés. N’ayant pas d’armée en titre, lorsqu’un seigneur lui refuse leconcoursdesessoldats,elleestcontrainted’enrôlerdeshordesdemercenairesetdelesarmer.Souletin fit appeler trois de sesmeilleurs ouvriers afin de recueillir leurs avis sur l’épée. Tous
furentébahisparl’arme.L’und’euxparlamêmedemiracle.Maisaucunnepouvaitseprononcersursaprovenance.—Dictez-moivotreprix, lançaSouletin aupèreAba, car il comptait conserver cemodèlepour
l’étudier.Jepeuxvousl’échangercontredespiècesraresdemafabriquequevousmonnayerezcheràToulouse!MaislepèreAbarepoussal’offre.—Elledoitencoremeservir.Souletininsista,voulutluiserviràboireetàmanger,l’invitachezlui,maisrienn’yfit.—Jesuisseulementvenuvousconsulterpourconnaîtrel’originedecettearme,répliqualepère
Aba.Souletinsecoualatête:—Jedispose icidesmeilleuresreproductionsd’épéesayantserviauxguerresquiontsaignéles
Albigeois.JepossèdelesexemplairesdeslamesdécouvertesenOrientdepuislerecouvrementdelaTerresainteetjecroisnerienignorerduproduitdesforgesdeBrindisiàParis,deParisàAix-la-Chapelleetd’Aix-la-ChapelleàCadix.Cetteépéenesetrouvenullepartdansmesouvrages.Sijamaisvouslavendiez,jevousdemandelapréférence!—Jem’ensouviendrai,maîtreSouletin.Merci.EtlepèreAbaquittal’atelier.Ilretourna,pensif,versl’auberge.«L’Église?…»Il regagna L’Image Notre-Dame en se disant qu’il comptait repartir sur-le-champ. Un hôte
partageait désormais sa chambre. Il grommela en découvrant qu’il n’était pas seul, mais Aba lerassurasursondépart imminent.Ilcomptal’argentqui luirestaitafindechangerlamuleofferteàNarbonne par Jacopone Tagliaferro pour un meilleur cheval. Mais, alors qu’il rassemblait sesaffaires,ilperçutdesvociférationsàl’étageinférieur.Deshommesétaiententrésdansl’aubergeetréclamaientle«borgne».Ilsefigea.Despasrésonnèrentenrafaledansl’escalier.Abaregardaautourdeluid’unairtraqué,jetaunœil
parlaporteetvitplusieurshommesenarmesescortésparl’aubergistequiprenaientladirectiondesachambre.Sansmesurerseschances,àlastupéfactiondesonvoisin,ilbonditàtraverslafenêtredontlevolet
fermait mal ; il fit une terrible chute, manquant de s’embrocher sur la pique d’une palissade. Lachevilledouloureuse,ilseredressapourfuiretchoisituneruellesombre,encombréededétritus,quipartaitaudosdel’auberge.
Ilentenditdescrisdonnerl’alertedepuislachambre;soncompagnondechambreavaitparlé.À l’anglede lamaison,alorsqu’ilcherchaità seperdredans la fouledes rues, il fut repérépar
deuxgaillardsqui,dèsqu’ilsl’aperçurent,appelèrentleurscompagnonsàeux.Enquelques instants, sanspouvoirs’élancer, lepèreAbafutceinturéparunebandedebrigands,
sales,puantsetl’œilavili.Ilsletraînèrentsuruneplacettequisevidadesesoccupantssitôtleurarrivée.—Ehbien,est-celui?grommelal’und’eux.Un jeune homme s’approcha. On s’écarta pour le laisser atteindre Aba. Le prêtre le reconnut
aussitôt:ilétaitl’undestroisouvriersappelésparSouletinpourexaminersonépée,celui-làquiavaitparlédemiracle.L’hommeapprouvad’unrapidemouvementdetête.—C’estlui,affirma-t-il.Pasd’erreurpossible.
CHAPITRE09
PerrotsetrouvaitseulsousunetenteaumilieudelaforêtavecAtéetlatrouped’hommesennoir.Ilfaisaitnuit.Lesquelquessonsquiluiparvenaientétaientceuxdeschevauxquidormaientdeboutetducrépitementdufeudecamp.Soudain:—C’estparici…—Iln’yaaucundanger…—Suivez-nous…Deshommesparlaientbas.—Nefaitespasdebruit…—Toutaétéprévu…—Nousysommes…Perrotseredressa:leursvoixs’étaientapprochées!Ilavaitlesjambesentravéesdefersetnepouvaitpass’enfuir.Unpandesa tentes’entrouvrit.Unfiletde lumièrepénétraetunegrossemaingantéedenoirse
tenditverslui.—Approche!Effrayé,legarçonobéit.Il sortit la tête et se trouva nez à nez avec deux hommes en noir de la troupe d’Até qui
accompagnaient un troisième homme couvert d’un grand manteau de velours et deux femmesdissimuléessousdescapesfourréesd’hermine.—C’estlui!s’exclamaunefemme.Lesgardesluidemandèrentdecontinuerdeparleràmi-voix.LestroispersonnagesdemarqueregardaientPerrotavecfascination.—Vousêtescertainqu’ilmeferaavoirdesenfants?demandal’unedesfemmes.—Ilpeutguérirdesabcès?s’étonnal’homme.—Ilferamourirmonmari?interrogealasecondefemme.—Payez-nousetvousleverrez,réponditungarde.—Cegarçonarriveàtout,assural’autre.Subjugué,l’hommeaugrandmanteausortituneboursedesequinsqu’illeurremit:—Vous le conduirez demain enmon château, dit-il, et si vous dites vrai, vous deviendrez plus
richesquevousl’avezjamaisimaginé!Lesgardessourirentd’aise.L’une des femmes s’approcha de Perrot et leva lamain pour lui caresser la joue,mais l’enfant
reculad’instinct,commeunchientropsouventbattu.—N’aiepaspeur,petit…Ellepassasesdoigtsdanssescheveuxblonds.Aprèsquoi,toutsedéroulaàlavitessedel’éclair.
LafemmesouriaitàPerrot,maisseslèvressefigèrentetunflotdesangrubisenjaillit.Unepointed’épéevenaitd’apparaîtreentresesseins,latransperçantdepartenpart!Enquelquessecondes,lesdeuxgardesetleurstroisinvitésfurentpassésaufildel’épée.AtédeBrayacavaitsurprisletrafic.—Toutlemondeenselle!hurla-t-elle,ivredecolère.Ellefitréunirtoutesatroupeautourd’elle.–Pluspersonnen’approchedugarçon.Jetueraidemesmainsquiconqued’entrevousdésobéira.Ellepritlegarçonavecelle,commes’ileûtétélachoselaplusimportantedesavie.
CHAPITRE10
BénédictGuifutréveilléensursaut.LatêtealourdieparlanuitpasséeàsuivreMarteendanslestavernes,puisàétudierderetourchez
luilesdocumentsqu’ilpossédaitsurlevillagedeCantimpréévoquéparleFlamand,ilavaitdormibienplustardqued’habitude.Maiscenefutnilemaldetêteprovoquéparl’ivressenimêmel’heuretardivequilefitsedressersursonlit:desbruitsinhabituelsmontaientdelarue.Dehorslejours’étaitfait.Lalumièreentraitdanslachambrepardeuxfinescroisées,l’unefermée
parunvolet,l’autreobstruéeparunecolonnedelivres.BénédictGui,quiavait l’oreilleexercée,nereconnutpas lessonsordinairesdespassantsoudes
commerçants:ilentendait,àlaplace,unesoldatesqueennombreavecsoncliquetisdeferraille.Etlatroupevenaitdes’arrêternonloindesaporte.Il se précipita hors de son lit et se glissa vers la fenêtre cachée derrière la pile d’ouvrages. Il
déplaçaquelques livrespourobserver la rue.Sanssurprise, ilconstataqu’unequinzainedesoldatsétaientenpostedevantsaboutique.IlreconnutMarcodegliMirodedos.« Je vieillis, se dit Bénédict.Moi qui pensais que cela leur prendrait trois jours pour me faire
arrêter…Unseulaurasuffi!»Ilsehâtad’enfilersesvêtements,semunitdelabourseoùilconservaitseséconomiesetlesdeux
ducatsd’orrestantsdeMaximedeChênedollé.Ilpritaussilapierrerougeâtreetlesachetdepoudreblanchequ’ilavaitmisdecôtéetfitdisparaîtreletoutdanslereversdesaceinture.Unpremiercoupviolentfutfrappéàlaportedubas.Sansrépondre,ilrevêtitsonmanteaunoir.Lechefdelagardeordonnaitquelaporteluifûtouverte,menaçantdel’enfonceràlaprochaine
sommation.Bénédictseportadevantunrayonnagedelivres.Ilélargitcemurd’étagèreenl’entraînantverslui,
lefaisantpivotersurdesgonds,puisseglissadansl’issuesecrètequ’ildissimulait,enrefermantlemeublederrière lui. Il longeauncouloirexiguetsans lumière, jusqu’àatteindreune trappequi luidonnait accès aux toits. Il grimpa sur un escabeau disposé à cet effet et sortit avec quelque peine,s’agrippantàdevieillestuilesgrasses.Puisilfitquelquespasendirectiond’uneplate-formeoùsetrouvaituneéchelledeboisquidevaitleconduiredansunerueperpendiculaireàsaboutique.Bénédicts’arrêtanet:l’échelleavaitdisparu!Unevoixs’élevaalorsdanssondosetilsentitlapointed’uneépéeseficherentresesomoplates.—BénédictGui,j’attendaismieuxd’unhommederessourcescommetoi!Bénédict tourna lentement la tête et mit un certain temps avant de reconnaître l’homme qui
s’adressaitàlui,tantilluiparaissaitimpossibledel’imaginerlà,sursontoit,aupetitmatin:FauveldeBazan,lacréatured’ArtémidoredeBroca,encadrédequatresoldats.Bénédict pâlit.ÀRome,Fauvel deBazan incarnait la corruption, l’impunité et la scélératessede
toute la curie. Le peuple gardait un fond d’indulgence pour son vieux maître Artémidore, maisconcentraitsurBazantoussesgriefs.Comme tous les Romains, Bénédict savait qui il était, à quoi il ressemblait et de quoi il était
capable.—NousconnaissionscepassagebienavanttoninstallationàRome!luiditFauvel.Ilservaitaux
marchandagesdesancienspropriétairesdetaboutique.IlfitbrutalementrentrerBénédict.Àl’intérieur,MarcodegliMiroavaitfaitbriserlaporteetlaissépénétrerseshommes.Tousseretrouvèrentdanslasalledubas.LorsqueBénédictcroisaleregarddeMarcodegliMiro,celui-cifitunsignediscret,commes’ileût
voululuidire:«Net’avais-jepasavertideresteràl’écartdecetteaffaire?»Bénédict s’inquiétade l’importancedudispositif engagépour sonarrestation.Bazanobserva les
rayonnages de ses livres et de ses documents, passa ses doigts gantés de blanc sur un busted’Empédocle, referma le couvercle de plomb de la corne à encre de l’écritoire, le tout avec unenégligencepleined’affectation.—Cela fait longtempsque j’attends ce jour,murmura-t-il. Jen’ai jamais admis la légèreté avec
laquelle lapoliceet les jugesdecetteville t’ont laissé impudemment joueraubonSamaritain, t’enprendreauxpuissants,encombrerlesprétoiresdetesplaidoiriesdelogicien!…Bénédictn’ignoraitpasquesonactivitéderedresseurdetortsétaitmalvueparlesautorités.—Ilfautbienquequelqu’uns’yemploie,osa-t-ilrépondre.Romen’estpasexempted’iniquités,et
beaucoupdesespauvresn’ontpersonneversquisetourner.FauveldeBazanhaussalesépaules:—Ilsontlesprêtresetlesévêques.Lajusticeesttoutentièreentrelesmainsdesreprésentantsde
Dieu.—Mais qui leur reste-t-il lorsque ce sont précisément les évêques qui compromettent les droits
et…Bénédict ne put achever sa remarque, Fauvel de Bazan avait bondi sur lui et le roua de coups.
Immobilisépardeuxgardes,Guipliasouslespoingsdusecrétaireduchancelier.Sonsangluicouladunezjusquesurlabarbe.— Tu vois, reprit Fauvel de Bazan, essoufflé, c’est exactement ce que je répétais à ceux qui
trouvaient que tu étais un brave garçon, un « mal nécessaire » pour assurer la tranquillité de lapopulace : tu esun impie,BénédictGui !Mesagents l’ont relevé, tun’assistes à aucun sermon, tuprofesses des idées qui défient le dogme, tu dissimules ta vie comme ces hérétiques qui ont despensées et des actions inavouables, tu portes la barbe comme l’Apostat. En vérité, tu méprisesl’Église!Illuirelevalatêteenluiagrippantlescheveux:—Sil’onm’avaitécouté,tuneseraisqu’untasdecendresdepuislongtemps.LevisagedeGuiétaitdéfaitparladouleur.—Quemereprochez-vous?parvint-ilàarticuler.Fauvel deBazan sourit. Il fit deuxpas en arrière et reprit d’une voix allégée, comme si de rien
n’était:—Onselèveunmatin,unejeunefilleinnocenteentrenousvoirpourréclamerdel’aideausujetde
sonfrèredisparu,et,commentdire…?Onperdsatranquillité.Sait-onjamaisparqueldétailnotrechutedoitêtreprovoquée?—Zapetta?s’inquiétaBénédict.Jechercheàdécouvrircequ’ilestadvenudesonfrère.Ai-jeen
celacommisunacteexécrableauxyeuxdeDieu?FauveldeBazanhochalatête:—Necommencepastarhétoriqueavecmoi.Tuasunvraitalent,Bénédict:laprévoyance.Tusais
éviterunmalou,mieuxencore,enatténuerleseffetslorsqu’ilsurvient.Jepeuxjugerdetesméritescarnoussommesfaitsdelamêmetrempe,toietmoi.Seulement,riennerésistemieuxàlavolontéméthodiqued’unespritfroidetcalculateur…Ilsourit:—…qu’uneautrevolontéméthodique,froideetcalculatrice!IlfitunsignedelamainetMarcodegliMiroapprocha.Iltenaitunsacdetoilenoirequ’ilremitàFauveldeBazan.Cedernierdéfitlenœuddecordequi
étranglaitsonouverturepuisversalecontenusurl’écritoiredeBénédictGui.Unetêted’hommeroula.C’étaitcelledeMarteen,leFlamand,levisagemarbré,leslèvresnoires,lecoutranchéd’uncoup
précis.Bénédict reconnaissaitaveceffroi les traitsdupersonnagequ’ilavaitquittéquelquesheuresplustôt.Bazanpoursuivit,satisfaitdesoneffet:—Tuesledernieràavoirvucepersonnagevivant.PourMarcodegliMiroetlajusticeromaine,tu
esdonclepremiersuspect.Et,sansdifficulté,tuserasjugécoupabledececrimeodieux.TesamislesLaveurs saventque j’ai lepouvoirde leur faire rejoindre la cohortede cadavres immondesqu’ilspillentsurlesbordsduTibre.IlstémoignerontcontretoidetonsimulacredelanuitdernièreaveccethommedeRasmussen.Etcettefois, lebrasséculiers’abattrasanshésitationsurl’assassinBénédictGui.Bénédictn’envoulaitpasauxLaveursdeleurtrahison,ilconnaissaitlesmoyensd’intimidationque
pouvaientdéployerBazanetlachancellerie.Lesecrétaired’ArtémidoredeBrocaregardaencorelesrayonnagesdelaboutiquedeGuietdità
seshommes:— Emportez tout cela au Latran. Je veux détailler le moindre parchemin, le moindre indice
d’enquête.ÀBénédict:—Quantàtoi,tuvasêtreremisauxprisonsdeMatteoliFlo,oùl’ontequestionnera.Des geôles immondes en bord de Tibre, voilà ce qu’étaient les cellules de Matteoli Flo, un
bourreaudeSicilequiavaitperfectionnésonartaucoursdevoyagesenAsie.Bénédictleconnaissaitcar il expédiait ses corps en morceaux dans le fleuve par une bouche d’égout et les Laveurs lesrécupéraientpourlesvendreàdesanatomistescurieuxpourchassésparl’Église.Lesgardesluilièrentlespoignets.IlserappelaalorslesavertissementsdesonamiSalvestroContisurlestroublesduLatran.Qu’est-
cequipouvaitpousserFauveldeBazanàintervenirdelasorte,enpersonne?SilachancellerieétaitcoupabledumeurtredeRasmussen,l’était-elleaussideladisparitiondeRaineriolemêmejour?MarcodegliMirol’observaitaveccefonddetristesseamicale.Bénédictlevalesyeuxverslesecrétaired’ArtémidoredeBrocaetluiditd’unevoixcalme:—Vousvous trompez.LematinoùZapetta est entréedansmaboutique, cen’estpasmoiqui ai
perdumatranquillité,c’estvous…
FauveldeBazanhaussalesépaulesetordonnaqu’onl’emmène.Dehorsunefoules’étaitmasséedevantlaboutiquedeBénédict.Desenfantscouraientderueenrue
et de porte en porte pour annoncer son arrestation. Les hommes et les femmes s’écartèrent pourlaisserpasserlatroupearméeetleprisonnier.Iln’échappaàpersonnequeBénédictavaitétéviolenté.Fauvelmurmuraauchefdelapolice:—Ouvrezl’œil.Lapopulaceescortalentementleconvoi.Lafoulecroissait.DanslesrangsBénédictreconnutdenombreuxvisagesamis,desgensqu’ilavaitaidés,desvieilles
quilevénéraient,Matthieulepetit-neveudeViola,Porticcioquiavaitdésespérémenttentédeluifaireépousersesfilles,unanciencroiséaveclequelildiscutaitladoctrinedesmahométans.De son côté, Fauvel de Bazan observait la foule dont les mines exprimaient la tristesse ou
l’interrogation.BénédictavançaitentourédesoldatsquiempêchaientlesRomainsd’approcher.Deshommesetdes
femmes se mirent à le remercier de loin, certains crièrent même depuis leur fenêtre pour luiexprimerleurgratitude.Despetitslesaluaient,glissésentrelesjambesdeleursparents.Fauveln’aimaitpascesmanifestationsspontanéesdesoutien.Depuislasortiedelaboutique,latroupen’avaitfranchiqu’unecinquantainedemètres.C’est alors que le plateau d’une charrette qui négociait le virage de la première rue adjacente
renversasonchargementdecopeauxdeboisdevantlepeloton.Ilyeutsitôtungrandtapage,descriset des mouvements hâtifs autour de l’accident. Marco degli Miro, qui s’inquiétait du nombre deRomainsdanslarue,ordonnaàsesquinzehommesdebrandirleursguisarmes.SurordredeFauvel,certainsd’entreeuxaccoururentàl’aideducharretierpourhâterledéblaiementdescopeaux.Maisbrusquement,d’unefenêtresituéeaudernierétaged’uneantiquemaison,unlongcordagefut
projetéettombaprèsdeBénédict.Aumêmemoment,unedizained’hommesjaillirentdelafouleetbousculèrentlessoldatsdeMarcodegliMiro.FauveldeBazanfutrenverséàterre.Bénédictsaisitlacorde des mains et courut prendre pied contre la façade. Donnant à la corde un mouvementd’oscillation, il fut soulevé dans les airs, semblant courir sur la maison, comme eût fait un êtresurnaturel,avantdedisparaîtrederrièrelacroisée!Le chef et ses gardes restèrent estomaqués par la rapidité de l’évasion. Un hourra formidable
accompagnal’envoléedeGui.PartiedelaviadelliGiudei,l’acclamationretentitdanstoutlequartier.—Rattrapez-le!hurlaFauveldeBazan,alorsquelessoldatss’enprenaientaupeuple.Lamaisonfutinvestie.MaislorsqueFauvelarrivadanslapiècequiavaitserviàl’évasiondeGui,iln’ytrouvapersonne,
niaucunindicequitrahiraitladirectionpriseparlefuyardetsescomplices.Bénédictavaitétéemportédanslesairsgrâceàuningénieuxmécanismedepouliesetdemasses.— Comment est-ce seulement possible ? laissa échapper Marco degli Miro en découvrant le
procédé.Unpoidsdecentvingtlivres,unecordedechanvre,huitpouliesdoublesetquatrefollesavaientété
employéspourl’extrairedelarue.FauveldeBazanhaussalesépaules.—Ilétaitàcraindrequelepeuple luiviendraitenaide.Guiaura toutprévu.Sinousavionsopté
pour un chemin différent au sortir de sa boutique, je vous garantis que nous serions tombés surd’autresdispositifs.Ilsavaitqu’ilseraitarrêtéunjour…Il s’approcha de la fenêtre et observa la foule en train de se disperser pour échapper aux
représailles.—Dieusaitoùetquandnousallonslevoirreparaître…
Arrivéenhautdelabâtisse,Bénédictavaitbasculéparlestoitssurlamaisonvoisined’oùilétaitredescenduàl’aided’uneéchellejusquedansuneruelle.Quatrehommesl’yattendaient;ilsavaientrevêtulemêmemanteaunoirqueluiets’étaientégaillés
danslequartierpourtrompersespoursuivants.Bénédicts’enfouitdansunecharrettedepaillepuis,quatreruesplusloin,dansunconvoidevieilles
pierres.Enmoinsdetempsqu’iln’enfallaitàFauveldeBazanpourdonner l’alerteetordonner lafermeturedesportesdelaville,BénédictGuiavaitquittéRome.Ildemandaalorsàl’undesespartisansderetournerenvilleetd’envoyerlepetitMatthieus’assurer
delasécuritédeZapettaetdesesparents.S’illestrouvait,ildevaitlesforceràseréfugierchezsonamiSalvestroConti,sansprévenirpersonneautourd’eux!—Matthieusauraoùmeretrouver.EnsuiteildisparutseuldanslesboisquilongeaientlaviaFlaminianonloindesbergesduTibre…
CHAPITRE11
ÀToulouse,lepèreAbafuttraînéparsesravisseursversl’undesquartierslesplusmalfamésdelaville,del’autrecôtédelaGaronne.Pasundespassantsn’esquissalemoindregesteensadirection,les gens d’armes eux-mêmes détournèrent le regard comme si de rien n’était et des enfants enguenilleslesuivirentenpoussantdescris.LeprêtreétaitconvaincuqueSouletin,l’armurier,nepouvantluifairecédersamystérieuseépée,
s’enprenaitàluipard’autresmoyens.Lescolossesleportèrentjusqu’àuneprisoncontiguëàunancienchâteaudescapitouls,aujourd’hui
enruine.Par un revirement du sort, cette vaste prison était devenue le quartier général de la troupe de
brigands la plus dangereuse du pays. Ces criminels résidaient dans les mêmes cellules qui, hier,devaientlespriverdeliberté.Enypénétrant,lepèreAbadécouvritlerebutdeToulouse.Anciensforçats,renégats,catins,vieux
paladins,diseusesdebonneaventure,écorcheurs,évadés,proscrits…toutelaliedugenrehumain.Ilaperçutmêmedepetitsenfants,lecouteauàlaceinture,jouantavecdeschiensfaméliques.Cepandémoniumbaignaitdans la lumièreblonded’unemultitudedeciergeshautsdecinqpieds
dérobés dans les cathédrales. Les murs étaient lépreux, il régnait un froid terrible et des odeursinfectes.Lesparoisdesgeôlesavaientétéenpartieabattuesafind’élargirl’espaceetdefaciliterlespassages.LepèreAbaseretrouvajetéàterredanslacellulelaplusvaste.Embellie,ellen’avaitrienàvoir
avec le reste de la prison : tentures et voilages, meubles de bois précieux, caisses regorgeant debutins, chandeliers en or, huiles parfumées dans des coupelles de nacre.Un sultan aurait admis derésiderdanscecachot.Aba aperçut un hommedressé devant lui, vêtu d’un corselet demétal. Il était gigantesque, assez
jeune,labarbenouéeendeuxfinestressesquiluitombaientdepartetd’autredumenton,lescheveuxbienplantésrelevéssurlefront;unebalafreledéfigurait.Ilmanquaitundoigtàsamaingaucheetses incisives avaient été arrachées : Aba comprit que cet homme avait survécu à des séances detorture.Ilfallutunmouvementpresqueimperceptibledanslefonddelapiècepourqu’ilserendecompte
de la présence d’un second personnage : un très vieil homme aux cheveux blancs, chenu, la peaugrêlée,enfouisousd’épaissescouvertures.Àsonairinexpressif,Abacompritqu’ilétaitaveugle.Le géant tenait la courte épée deCantimpré entre lesmains. Il la regardait d’un air sévère.Aba
repérasasacochedevoyage,quiluiavaitétéravieaprèssafuitedel’auberge,poséeouvertesuruntabouret.Il se dit que l’hommedeSouletin qui l’avait dénoncé et ces brigands se connaissaient à un titre
quelconque.—Quies-tu?Commentt’es-tuprocurécettearme?demandalegéant.Lavoixcorrespondaitaupersonnage:grave,sévère,cassante.— Je suis le père Guillem Aba, prêtre franciscain d’une petite paroisse du Quercy nommée
Cantimpré.Undesenfantsdemonvillageaétéenlevéparunetrouped’hommesennoir.L’und’euxaabandonnécetteépée.Depuis lors jechercheàsavoird’oùelleprovientetcequesontdevenusces
ravisseurs.Jeveuxretrouvermongarçon.Riendeplus…Àcesmots,legéantavaitfroncélessourcilset,derrièrelui,levieillards’étaitredressé.Delapointedel’épée,l’hommefitvolerlebonnetdelainequirecouvraitlatêtedupèreAba.Sa
tonsureselisaitencoresurlehautdesoncrâne.—Ceseraitvrai?murmural’homme.Turessemblesdavantageàunvauriendematroupeouàun
mendiantborgnequ’àunfranciscain.Sais-tuquijesuis?—Non,réponditAba.Legéantsenomma:—Isarn.Leprêtrepâlit.Labanded’Isarnétaitfameusedanslarégionpoursesrapines,sesviolsetsesattaquesenversles
grandset les évêques.Onappelait sonchef Isarn le«marteaudeshonnêtesgens» ;d’autres,pluslaconiques,ledésignaientcomme«LeBoucher».Lestroupesdetruandscommelasiennes’enorgueillissaientd’unelonguehistoire : l’Église,aux
prises, comme les grands seigneurs, avec la rébellion larvée des Albigeois, dut s’allier avec ceshordesdemercenairespourporterleferenleurnomcontrelescathares.Cesgueuxétaientrecrutéspour quarante jours et toutes leurs infamies leur étaient remises par les évêques. BeaucoupaffirmaientquejamaisleCieln’avaitétéoffertàsivilprix.Les hommes d’Isarn étaient les héritiers directs de cesmercenaires.On lesmaudissait,mais ils
étaientessentielsàlaconduitedelapolitiquedel’Église.Isarns’assitsurunecathèdresurélevée.—Beaucoupdepersonnesontàgagneràmevoir tuer,dit-il.Surtout lesaristocrates.Leroi lui-
même a offert une prime pour ma tête. Je dois m’entourer d’hommes fidèles et me cacher sansrelâche. Ilenvademêmepourmafamille.Mafemmeetmafille sontdescibles facilespourmesadversaires,aussivivent-ellesdansunvillageécartédeToulouse,ensecretetàl’abridetous.Levisagedubrigandsecreusa:—Mais il y a six jours, une bande d’hommes en noir est venue ravirmon enfant. L’un demes
comparsesaréussiàembrocherundesassaillantsetm’afaitrapportersonépée.Iltiraunesecondeépéelelongdubrasdesonsiègeetlamontraauprêtre;elleétaitidentiqueà
celledeCantimpré.Abaseredressa.Ilobserval’armeavecfascination.Salamereflétalalumièredestorchèresfichées
danslesmurs.Isarnreprit:— Il se peut que ce soit la vengeance d’une bande rivale ou d’un prince dont j’aurais pillé les
coffres.Situtiensàlavie,leprêtre,tumedirascequetusaispourquejelesretrouve.LepèreAbaréfléchissait.—Troisjours,dites-vous?fit-ilsoudain.Cevillage,oùsetrouve-t-il?Quelestsonnom?Isarntournalatêteverslevieillard.Celui-ciluifitsignederépondre.—MafamilleétaitréfugiéeàCastelginaux.LepèreAbademandalapermissiondesesaisirdesdocumentsqu’ilgardaitdanssasacoche.Isarn
lelaissafaireetleprêtredéroulasacartedelarégion.Castelginauxsesituaitàhuitlieuesausudde
Montauban;nilesarchivesdeNarbonne,nilesindicationsdeJeanneQuimpoixnel’avaientidentifié.AlorsAbademandafrontalement:—Vousêtescertainqu’ils’agitd’unevengeanceàvotreencontre?Votrefille?Ilavançad’unpas:—Quelétaitsondon?Isarnblêmit.Prisdecolère,ilvoulutseruerversAba,maislevieillardl’enempêchad’unmot:—Assez!L’injonctionsuffitàstopperl’élanduchefdesbrigands.Ilserassit.—Approche,ditlevieilhommeaupèreAba.Le prêtre obéit. Il découvrit le visage ridé, la peau à la fois blafarde et vineuse de l’étrange
personnage,sesyeuxlaiteux,sesoreillespointuesgarniesdepoils.Luiaussiexhibaitdescicatricesde combats ou des séquelles de torture. Il était emmitouflé sous d’épaisses couvertures auxmotifsorientaux.Aban’osapasluidemanderquiilétait.—Dis-nouscequetusais,marmonnal’aveugleàsonintention.Maisleprêtresebraquaetrépondit:— Je ne vous révélerai rien tant que vous ne m’aurez pas conduit à Castelginaux. Quelqu’un
pourraityavoiraperçulegarçonquejerecherche.S’iln’yaquetroisjoursquelatroupeennoirafrappé,ilsepeutqu’ellesoitencoreànotreportée!Cetteréponseagaçal’aveugle.Isarns’étaitrapproché.—MonnomestAlthoras,ditlevieillardcourroucé.Isarnestmonsuccesseurdésigné.Siturefuses
deparler,noustesupplicieronsavecplusd’acharnementquedesdominicainspourtefaireavouercequetusais!CenefutpaslamenacequifitpeuraupèreAba,maislenomdel’aveugle.Ilavaitaussientendu
parlerplusieursfoisdupersonnaged’AlthorasdepuissonarrivéeàCantimpré.Ilavaitlaréputationd’avoir été un redoutable brigand alchimiste qui accaparait autant les richesses des nobles que lesdécouvertesetlesformulesdecertainsnécromanciensfameux.Personnenesavaits’ilétaittoujoursvivant ;condamnétreizefoisàêtrebrûlé, toujours libérépar lessiens, ilétaitprésuméaussi richequeleroideFranceetl’onprétendaitqu’ilavaitréussiàexpérimentersurluiundosagesecretquil’avaitrenduimmortel.—Si je vous parle, objectaAba, vous n’aurez plus de raison deme faire partager ce que vous
savez.J’aitoutquittépourretrouvercetenfant.Jen’aipluspeurdepersonne.Aidez-moi,etjevousaiderai…Abafutjetédansunecellule.Pendantplusieursheures,AlthorasetIsarnvérifièrentsesdires,étudièrentsacarteetsesdocuments
deNarbonne,réclamèrentdesprécisionsàleurshommesquiconnaissaientteloutelvillage.Lorsqu’ilfutétabliqu’AbaétaitbienleprêtredeCantimpré,etnonunespion,Althorascéda:—C’estentendu.
La levée du camp de la prison de Toulouse pour Castelginaux ressemblait à celle d’uncaravansérail.IsarnetAlthorasnesedéplaçaientjamaissanslegrosdeleursforces,suiviespardes
filles publiques et des petits vauriens qui espéraient trouver à piller après leur passage dans lesbourgs.Labandeformaitunserpentquis’étiraitsurlesroutes.Lesbrigandsétaientchargés,carilsavaientpourcoutumed’emporteraveceuxtoutesleurspossessions.Aba,ébahiparlebranle-basetleconcoursdepersonnesquiprenaientpartàl’expédition,comprit
pourquoicettebandeétaitréputéeimbattableparlesdéfenseursdel’ordre:elleétaitplusnombreuseetmieuxéquipéequelesgardesdelaville.Latroupeprogressaenbeletbonordre,terrifiéeparl’autoritédesesdeuxchefs.Pourlevoyage,Althorassefaisaitporterdansunelitièrefermée.LepèreAbasuivaitsurunâne.
IlsarrivèrentàCastelginaux,lesurlendemain,àl’heuredesexte.Lecield’hiverétaitbleu,unventtenaceglaçait lesbêteset leshommes.Levillagen’étaitpasaussidélabréqueCantimpréouAude-sur-Pont.Uneroutelargededeuxtoisesfilaitnonloinetassuraitsasubsistanceentoutessaisons.Desmuretsdepierresoutenaientlesmaisonnées,lestoitsparaissaientsolidesetleshabitantssevêtaientcommedanslesvilles.Hors ça, près de cinqmasures avaient brûlé et partout se lisaient des traces de combats féroces.
L’habitationquiservaitde refugeà la familled’Isarnn’étaitplusquecendres, la femmeayantpéridanslesflammesaprèsqu’onluieutarrachésonenfant.Legéantdescenditdecheval.Ils’immobilisapendantdelonguesminutes;deslarmessilencieuses
coulaientlelongdesesjoues.L’ensemble du village se réunit pour accueillir les brigands, crier sa colère et implorer l’aide
d’Isarn.Ilsracontèrentlaviolencedesaffrontements:leshommesennoiravaientsurgienpleinjour,armes aux poings. Ils pensaient pouvoir aisément imposer l’ordre, mais les partisans d’Isarn àCastelginauxavaientrésistéetentraînélapopulation.Laconfusionrégnauntempsdanslecampdesravisseurs. L’un d’eux avait même été tué.Mais la riposte des hommes en noir ne s’était pas faitattendre:ilsétaientplusaguerrisauxcombatsquelespaysans.Ilsprirentledessus,assassinèrentneufvillageois, emportèrent la fille et mirent le feu à plusieurs maisons avec le désir d’incendier levillage. Ensuite ils profitèrent des fumées noires pour disparaître aussi subitement qu’ils étaientarrivés,abandonnantlecorpsdeleurcompagnonderrièreeux.Althoras demanda que l’homme qui l’avait tué soit présenté au père Aba. Il se nommait Leto
Pomponio,unLombardimpitoyablequiappartenaitàlabanded’Isarndepuisdesannées.Poursauverla fille de sonmaître, il avaitmassacré l’homme en noir et fait porter son épée àToulouse. LetoPomponioavaitaussiconservésatenuedecuirsombre,sesbottes,sonceinturonetseséperons,dansl’espoird’entirerprofitsurunmarché,avantquelesvillageoisnes’acharnentsurladépouilleetnelamettentenpièces.Il tira le costumed’unbagage roulé à l’arrièrede la sellede soncheval et lemontra àAba.Ce
dernierreconnutlamatière,laprofondecapucheetlaceinturedeshommesquiavaientpénétrédanssonpetitpresbytère.—Cesontlesmêmes,murmura-t-il.Lesmêmesqu’àCantimpré…Ilcalculaque la troupeétaitvenueàCastelginauxhuit joursaprès sonpassagedans saparoisse.
Plusdetrente-quatrelieuesséparaientcesdeuxpoints:oùavaient-ilslogépendantcepériplesiviteavalé?Ilquestionnachaquevillageois.Avaient-ilsremarquéunjeunegarçonaveclatroupenoire?—Oui,concédaenfinl’und’euxquiportaitunelargecicatriceaufront.Lesravisseurspossédaient
unecharrette.Ildécrivitsommairement legarçonquis’y trouvaitseulà l’intérieur.Septouhuitans, lecheveu
blond.Abasutqu’ils’agissaitdePerrot.—Quelledirectionont-ilsprise?Personneneputrépondreàcettequestion.
Aprèscesrévélationsquiredonnaientdel’espoiràAba,AlthorasdemandaàluiparleravecIsarn.Ils s’isolèrent dans sa litière de voyage. Son aménagement ressemblait à celui du cachot de
Toulouse,partoutdescoussinsetd’épaissescouvertures,labâchedegrossetoileétaitcachéederrièredesvoilagesdesatin.Unfeucrépitaitentredesbriquessousunconduitd’aération.—Commeconvenu,nous t’avonsamené ici.Legarçonque tucherchesétaitduvoyagedecette
troupeennoir.Noshistoiressontliées.Maintenantparle.Pourquoias-tuévoquéundon?Tenuderespectersapromesse,lepèreAbaluiexpliquaquiétaitl’enfant.Ilavouamêmeleurlien
deparenté.— Perrot est guérisseur. J’ignore l’étendue de ses pouvoirs. Depuis sa naissance, une série de
merveillesaeulieudansmaparoisse.—JeconnaisCantimpréetsesmiracles,ditAlthoras.— J’ai tout fait pour qu’aucun des prodiges ne soit attribué à mon fils, afin de le protéger de
l’Église.Jelesairangéssurlecomptedelacommunautéetdel’âmed’uncuréquialongtempssiégéàCantimpréavantmoi.—J’aiconnulepèreEvermacher,fitlevieilaveugle.Abapoursuivitenserrantlespoings:—À l’évidence,mesprécautionsn’aurontpasété suffisantes. Je suis convaincuquePerrot aété
raviparlafautedesondon.Commed’autresenfantsmiraculeuxdansplusieursvillagesdupays!Althorasluiditqu’ilavaitconsultésesdocumentsavecIsarn.— Il ne s’agit pas àCastelginaux d’un enlèvement qui visait Isarn ou votre troupe de brigands,
protestaAba.C’estpluscompliqué.IlsetournaversIsarnquin’avaitpasencoreditunmot,immobile,lesmâchoirescontractées.—Quiestvéritablementcettefillequiadisparu?Isarnfituneffortimmensesurlui-mêmepourrépondre:—Son nom estAgnès, dit-il d’une voix blanche.Elle a quinze ans.L’hiver de ses sept ans, des
phénomènes ont commencé de lui arriver.Chaque vendredi, elle se plaignait demauxde tête.Despetitspointsrougeâtressontapparussursonfront.Desgouttelettesdesang.Celas’estaggravéparlasuite;aprèsunan,lesangsedéversaitenabondance.—LesstigmatesdelaSainteCouronne!s’exclamaAba.Althorasacquiesça:—Oui.Mais,au-delàdeceprodige,c’estunautremiraclequinousaleplusimpressionnés:sur
leslingesquesamèreemployaitpournettoyercetétrangeruissellementdesang,nousdécouvrions,aprèscoup,dessentenceslisibles!Lesangnefaisaitpasdessalissuresinformes,maiscomposaitdesmots,etcesmots,desphrases.Quellequesoitlamatièredulingeetlemouvementqu’onimprimait
pourluiessuyerlefront!LepèreAbaétaitstupéfait.Althoras ouvrit une cassette et en tira des bandelettes de lin qu’il présenta au prêtre. Ce dernier
déroulal’uned’elles.Isarndétournalesyeuxpournepaslesvoir.Ce qu’avait dit le vieillard se révéla vrai : le sang, aujourd’hui noirci, formait des lettres
parfaitementlisibles.Enlatin.Abalut:LaLoioulesprophètes,jenesuispasvenulesabolirmaislesaccomplirEt,occupantdeuxlinges:Lève-toi,parcequevoilàquelesténèbrescouvrirontlaterre,etuneobscurité,lespeuples;maissur
toiselèveraleSeigneur;etsagloireentoiseverra.Leprêtremaniaitlesbandelettesavecd’infiniesprécautions,fasciné.—Sepeut-ilquecesoientdesfaux?demanda-t-il.— Qui aurait pu les fabriquer ? répondit Isarn. Personne ne parle le latin à Castelginaux, et
certainementpassamère.—Enexiste-t-ild’autres?Althorashaussalesépaules:—Nousenavonsconservéplusd’unecentaine!Jelesaifaitstraduire:cesonttoujoursdesversets
delaBible.Impossibletoutefoisdeleslierlesunsauxautresnidefairejaillirunsenscachéderrièrecesmessages.LepèreAbaseditquecesbrigandsmanquaientsansdoutedepersonnessuffisammentlettréespour
déchiffrerlesecretdefragmentsdisparatesdelaBible.—Oùsontconservéescesbandelettes?demanda-t-il.— En lieu sûr. Comme vous avec Perrot, nous avons voulu garder secret le prodige d’Agnès,
redoutantqueleclergén’yvoiequelquesdémoneriesetnel’enpunisse.Mais,commeavecPerrot,notredéfiancen’aurapasétésuffisante…—Pourrais-jeavoiraccèsàcesbandelettes?s’empressadedemanderAba.—S’ils’avèrequec’estlànotreseulepiste,nousvouslesprocureronssansdifficultés.—Agnèsavait-elled’autresfacultés?Desrêvesprémonitoires?Levieillardsecoualatête.—Lapauvreneressentaitquelesmaux.Etvoyaitsesstigmatescommeunehorriblemalédiction
dontellevoulaitsedéfaire.Abaremitlesbandagesdansleurboîte.—J’auraispréféréapprendrequemafilleavaitétéenlevéeparnosennemis,avouaIsarn.Aumoins
unerançonauraitpulasauver.Maisàprésent…— Nous manquons d’éléments, dit Althoras. La troupe s’est évanouie dans la nature. En une
semaine,ilspeuventavoirempruntén’importequelcheminduroyaume.Noshommescontrôlentlespéagesde la région.Nulne les a repérés.Sansdoute les ravisseurs traversent-ilsdesdomainesdeseigneursoudemonastèresquileursontfavorables.LepèreAbadéfit sachaussuredroiteet sortit lapiècedegros tournoid’argentqu’ildissimulait
depuisDisard.
—AprèsCantimpré,dit-il,j’aiapprisquelatroupeagîtédansuneaubergedeDisardetpayéaveccettemonnaie.Ilvoulutcéder lapièceà Isarnafinqu’ilpuisse lavoir,maiscedernier lui indiquade ladonner
plutôtàl’aveugle.CequefitAbaavecunpeudesurprise.Althoraslaglissaentresesdoigts.Sesmainsosseuses,perclusesdegoutte,remuaientcommedes
pattesd’insecte.—Lapièceestneuve,estima-t-il,sonaversportelemonogrammedupapeGrégoireIX.Illacaressait.—Aucunpoinçondefrappe,nideseigneuriage.LajustessedesesremarquessurpritAba.—C’estincroyable.Althorassourit:—Voilàtrenteansquej’aiperdulavue,depuisj’aiapprisànejamaisoublierlegrammaged’un
parchemin,lepoidsd’unjoyauoulesreliefsd’unepiècerare.Peuaprès,levisageduvieillardsecontracta.Ilréfléchitintensément.Ilagitauneclochetteetlevisaged’unjeunehommeapparutenlevantunrabatdetoilesurlabâche.—JobCarpiquet,apporte-moimonacided’esprit-de-vin.Un instant plus tard,Althoras levait unepipette d’un liquideblanc sur la pièce et y déposait une
goutte.L’argentdugrostournoisemitàmousseretàcrépiter.L’aveugle essuya la solution avec un drap et réexamina la pièce du bout de ses doigts. Aba
remarquaqu’elleavaitchangédecouleur.—C’estunfaux,ditAlthoras.Ilrenditlapièceauprêtre.L’argents’étaitdissouspourlaisserapparaîtreunaversquiavaitrévélé
denouvellesindicationsauvieillard.LepèreAbaétaitébahi.Althorascriaàl’attentiond’Isarn.—HuedeMontmorency!Legéantfronçalessourcils,fitunsigneaffirmatifetsortitsansunmotdelalitière.Leprêtrenepouvaitcontenirsonimpatience.—HuedeMontmorency?Quiest-ce?—Nousavonspilléilyatroisansl’unedescargaisonsdeceseigneur.Dansmessouvenirs,cefut
lapremièreetlaseulefoisquej’aimislamainsurdepareillesfaussespiècesfrappéesduprofild’unpape.—EtoùtrouverceMontmorency?s’enquitAba.—IlrésideauchâteaudeMollecravel,prèsdeCouizadansleRazès.Deshistoirescourentcomme
quoiilauraitdisparuenItalie…J’ignores’ilestencoreenvie.Ilfautallervoir.Dehors,Isarnrassemblaitseshommes.
CHAPITRE12
LeplateaudeLecciones’étendaitenOmbrieàunetrentainedelieuesaunorddeRome.Isolée,sansarbres,dominanttroiscourtesvallées,battueparlesventsetrecouvertedeneige,cette
curiositétopographiqueavaitservidanslepasséàdesarméesouàdessénateursromainsquifuyaientlacapitaleetvoulaients’assurerqu’ilsn’étaientpassuivis;l’horizonétaitsivasteetplatqu’ilétaitimpossiblepourdespoursuivantsdes’ydissimuler.Aujourd’hui,vingt-deuxchariotsbâchés,unevingtained’hommesenarmesàpiedetunedizaineà
chevaltraversaientleplateaudeLeccione.Ilsétaientseulsaumonde,posésaumilieud’undésertblanc,avançantpéniblement.Le maître d’attelage du premier chariot, le plus somptueux de tous, leva soudain un bras et le
convois’interrompit,àlastupéfactiondeshommes,quis’inquiétèrentdecettepauseintempestive,aumilieudenullepartetàmoinsd’uneheuredelafindujour.Lerideauduchariots’ouvritetunefemmeapparut.C’étaitKarenRasmussen.Elleétaittrèsâgée,le
visageenveloppédansunhenninnoirdegrossetoilequilaprotégeaitdufroid.Ellemurmuraunmotàsonmaîtred’attelageetcelui-ciappelaunsoldatàchevalquiseprécipita
pourvenirseplaceràsahauteur.—Ilesttemps,luiditKarenRasmussenavantdedisparaîtreàl’intérieurduchariotoùdeuxjeunes
monialesluitenaientcompagnie.Lesoldatenselle,unhommed’unecinquantained’années,leregardfixe,labarbelongueetbien
peignée,l’airfierqu’ontrouvaitchezlesancienscroisés,fitreculersamontureafind’êtrevuparleresteduconvoi:ilbranditsonépée.Aussitôtlesdixautrescavaliersseruèrentsurleursvoisinsàpiedpourlesassassiner.Cefutcruel,
expéditif et sanglant ; leshommes, tous lescochers,plusquelquesâmesqui se tenaientà l’abridufroid,furentégorgésoutranspercésdepartenpart.Ceuxquitentèrentdefuirsevirentrattrapésetdécapitéssurlesolenneigé.Unprofondsilencesuccédaaumassacre.Leventsifflaitetcouvraitlescadavresdegrésil.LabâcheduchariotdetêteserelevaetKarenRasmussensortit,escortéedesesdeuxservantesqui
l’aidèrentàmarcherdanslaneige.Ellecontemplalebaindesangsanssourciller.Lentement,lavieillefemmeremontaleconvoijusqu’àrejoindrel’attelagedumilieu.Lescavaliers
s’étaient approchés, rassemblés derrière leur chef. On ouvrit la capote qui fermait le chariot : uncercueilenacajoutrônaitàl’intérieur.KarenRasmussenfitunsigneauxsœursmonialesquimontèrentprèsdelabière,dévissèrentdeux
écrousetrelevèrentlecouvercle.Le cardinalHenrikRasmussen se dressa, vêtu de sa tenue d’apparat de tombeau, la peau encore
maculéedublancqu’onavaitappliquésursonvisagepourfairecroireàsamort.Rasmussenétaitungéantaucheveuetàlabarbegris,lesyeuxclairs,levisagecarréetvolontaire.Il bondit hors du sarcophage et arracha la cape brodée traînante et le surcot de velours qui
l’étouffaient.—J’aifaitcommevousmel’aviezordonné,monfrère,luiditKaren.Personnenes’estdoutéde
rien.NiàRome,niici;ceuxquin’étaientpasdenosgensviennentd’êtreéliminés.—C’estparfait.Ilsortit,respiracommes’ilrevenaitpourdebond’entrelesmorts.Ilobservalesconvois:—Àprésent,ilfautfairedisparaîtrenotrechargementettoutincendier.—Comment ? s’écria la sœur.Mais il y a là tous nosmeubles, nos richesses dupalais que j’ai
emportéesdeRome!Neconservons-nousrien?—Rien,Karen.Toutdoitfaireaccroireàuneattaquedebrigandsquiauramaltournépournous
surceplateaudeLeccione.Onneretrouverapasmoncorpssouslescendresetlesdécombres.LesfidèlesducardinalRasmussenobéirentetbientôtungigantesquefeuembrasalacaravane.KarenRasmussencontemplaitcespectacleaveceffarement.Letempsdetoutincendier,lanuitétait
tombée.Lesflammessereflétaientsurlaneige,aumilieudel’obscurité.—Àprésent,repritHenrik,ilesttempspourmoid’enfiniravecArtémidoredeBroca.ToutRomesavaitqueRasmussenétaitl’adversaireprincipalduchancelier.Lui était persuadé que le chancelier avait commandité son meurtre, tout comme il avait fait
éliminer,depuisdécembredernier,quatreautresprélatsquiperturbaientsapolitique.SeulementlecardinalRasmussen,obnubiléparsasécurité,endurciaprèsdenombreusestentatives
d’assassinats,avaitmisaupointuncercledesûretéinviolableautourdelui.L’hommeennoirexpédiéparBrocapourletueravaitétérepérédanslepalaisdelaviaNomentanabienavantqu’iltentedeluiplanter son épée dans le corps. Rasmussen avait alors décidé, avec le renfort de sa sœur et dequelquesprochespartisans,detromperArtémidoredeBroca.Sonassassinfuttué,maisRasmussenpasseraitpourmort.Onluimaquillaunecicatricedecoupd’épéeàlanuque,commesioneûtvoululedécapiterpar-derrière.Sadépouillefutexposéeauxyeuxdesdignitairesromains,afindeconforterArtémidoredeBrocadansl’idéequesonplanavaitfonctionné.Ensuite,Karensuivitlesinstructionsdesonfrère:lesdocumentsrécentsducardinalfurentbrûlés
etelleorganisaledépartimmédiatpourlaFlandre.Rasmussensetrouvaenfermédansuncercueiloùilpouvait respirergrâceàdefinesouvertures.Sur laroute,quatrefoispar jour,Karenet lesdeuxsœursentraientdanslechariotfunéraireafinde«prierpourledéfunt»,maisaussideluidonneràboireetàmanger.Celajusqu’auplateaudeLeccioneoùlecardinalRasmussenavaitprévudeserelever,sansrisquer
d’êtreespionné,etoùtousleshommessuspectésd’ententeaveclechancelierdevaientêtrepassésaufildel’épée.—Nosroutesseséparent,annonçalecardinalàsasœur.—JecroyaisquenousretournionsensembleenFlandre?Quevousvouliezdisparaîtreetneplus
rentreràRome?—Ilenserafaitainsi,répondit-il.NousnousretrouveronsàTournai.Auparavant,ilmeresteune
choseàaccomplir.Quatre cavaliers semirent enpositiond’assurer la sécurité du chariot deKaren épargnépar les
flammes,jusqu’àl’arrivéedanssonpaysnatal.HenrikRasmussen,lerestedesesfidèlescompagnonsàsescôtés,sehissasurunchevaletpiqua
droitversl’est,emportantavecluiungrimoireprécieuxqu’ilavaitconservédanssoncercueil…
CHAPITRE13
ÀRome,unjeunegarçon,grandetfortpoursestreizeans,vêtudebraiesécruesetd’uneépaissechainsedelaine,sortitdelavilleendéboulantparlaporteFlaminiaetcourutverslarivebasseduTibre.Ildévala le taluset rejoignitundébarcadère.Cequaipourvudedeux jetéesenéquerre servait à
l’approvisionnementdelaville.Situéhorsdesremparts,ilprofitaitd’untauxpéagerplusfavorablequeceuxpratiquésàl’intérieur.Toutencourant,legarçonsefaufilaentrelescaquesetlescaissonsdemarchandises.Ungardedes
douaneslesurpritetl’attrapaparlecol.Illesecouatantquelegarçonmanquades’étrangler.—Jetravaillesurunbateau,dit-ilpoursadéfense.—Tonnom?—Matthieu.—Pourquitravailles-tu?—MaîtreJeanSoulié.J’accusedéjàunterribleretard!Le garde traîna le gamin vers la jetée de départ où une barge à fond arrondi et à voile carrée
attendaitd’appareiller.LebâtimentservaitàcharrierdespierreschargéesàOstiepourlarénovationdupavementdeRome.JeanSouliéétaitungéantauventrerond;siplein,sihautetsipesant,qu’onprétendaitquesesdéplacementssurlapasserellesuffisaientàdonnerdelabandeàsabarge.L’embarcationdevaitregagnerOstieàvide,avecseulementdeuxfûtsdecolonnesdoriquesrefusés
pourmalfaçonetquelquescaissesdevictuailleursquiprofitaientdeceretouràmoindrecoût.—Tevoilààlafin,enfantdemalheur!cria-t-ilsitôtqu’ilaperçutlegarçoninterceptéparlegarde.Illuiservitunegigantesquegiflequilerenversacontreleboisdelajetée.—Merci deme l’avoir ramené, dit-il au garde. Je n’attendais plus que lui pour naviguer.Mon
chargementaétévisé.Gagnetonposte,traînard!Sitôtlejeunematelotremissursespieds,illegratifiad’uncoupdebottedanslebasdudos.—C’estenordre,conclutlegarde.Peuaprès,labargequittaitlequai.Souliéétaitseulàbordaveclegarçonpourbarrercettelongue
embarcation.Àvide,ilrefusaitdes’encombrerdebrassupplémentairesetiln’employaitsavoilequepourrebrousserlefleuve,nonpourretourneràOstieenaval.LeTibreétait enpartiegelé,degrosblocsdeglaceglissaient lentementavec lecourantprèsdu
bateau,sansressautsmaisaussidangereuxquedestêtesdebélier.Matthieu seplaçaà l’avant, couvertd’unépaisdrapde lainepour segarderduvent. Ilobservait
l’eauafind’avertirsonmaîtreencasd’obstaclesinattendus.Souliérestaunlongmomentdansunsilencecourroucécontresonsecond,neluiadressantpasla
paroleavantquelecourantleseûtportésau-delàduMonsGaudiietque,favorisésparlacourburedufleuve,ilséchappentàlavuedesdouaniers.—Va!luiordonna-t-il.Tupeuxàprésent.Matthieurejoignitlesfûtsalignésaucentredubateau.Cescolonnesétaientcreuses.Àl’intérieurde
l’uned’elles,unhommes’étaitengouffrépouréchapperàsespoursuivants:BénédictGui.Ils’extirpadelacache,aidéparlejeunegarçon.—Jesuisheureuxdetevoir,petit!—Etmoidonc,maître!Nousétionstousinquietspourvous.L’hommeetl’enfantserangèrentlelongdescolonnes.—Votresignalementaétédonnédanstouslesquartiers,racontaMatthieu.Iln’yapasungardedu
sacré palais qui ne soit à votre poursuite,maîtreGui !Après l’évasion, les hommes deFauvel deBazanontmis laviadelliGiudeià sacetontdécouvert lesautresprocédésquevousaviezprévuspourfuir.Matthieuditcelaensouriant,commesiunefarceavaitétéjouéeauxgardes:—Maisilsontaussiarrêtéceuxquiviventdanslamaisonparoùvousavezdisparu.Prèsdetrente
autrespersonnesontétéécrouées…Bénédictbaissalatête;Matthieuajouta:—Croyezbienquepasuneneprononceradeparolehostileàvotreencontre!Guisourit:—J’aiconfianceeneux.N’est-cepasleurcourageetleurbontéquimevalentmaliberté?—Aprèsvotredépart, la fouleest restéemobiliséepourdéfendrevotreboutique,car lessoldats
s’apprêtaientàemportervoshvresetvosécrits.Leshabitantsontpréféréymettrelefeu!Lessoldatsonteubeaujouerduplatdel’épée,ilsn’ontrienréussiàsauver!—Dieulesbénisse!s’exclamaGui.Ilsontparfaitementagi.Ilnetrahissaitpaslemoindreregretdesavoirl’œuvredesesdernièresannéesréduiteencendres.Matthieupoursuivit:—J’aivoulusauvervotreenseignedesflammes,maisl’undessoldatss’enestsaisiavantmoiet
l’aemportée.Bénédictsourit.—C’estégal.Àlavérité, jenel’ai jamaisappréciée.Dis-moiplutôtsi tuaspuentrerencontact
avecZapettaetsesparents…Lesas-tualertés?—Oui,maître.Encela,toutestbien;jelesaiconduitschezvotreamiSalvestroContiquiaaccepté
deleshébergerdanslabâtissedesesapprentis.IlsysontensécuritéetZapettaattendvosinstructions.Ilajouta:—Qu’allez-vousfaireàprésent,maîtreGui?—Disparaître.Mefaireoublierunmoment.—VousreviendrezàRome?—Jeveuxlecroire.Unjour.Maissousuneautreidentité.Matthieubaissalatête.—Ilfautgarderespoir,repritGui.Jedémêleraicetteénigme.JeledoisàZapetta,commeàceux
quisesontsacrifiéspourmoiviadelliGiudei.Cetteaffaireestmaintenantlamienne.Matthieuhochatristementlatête.Devantlabarge,lesarcsdupontMollésedessinaientlentement.JeanSouliépoussaunsifflementet
legarçonsedressa.—C’esticiquejedoisvousquitter,maître.
L’hommeetl’enfants’étreignirentlonguement.—QueleSeigneurvoustienneensabonnegarde,maîtreGui!—Toiaussi,monpetitami.Resteprudent.AvantquelebateaudeJeanSouliénepassâtsouslepont,Matthieugravitunepiledecaisses;une
cordesedéroulaàpointnomméetflottadanslesairs,ils’yagrippaet,auseuljeudesespoignets,sehissajusqu’aupont,rapideetsouplecommeunpetitsinge.Aprèsavoirfranchilepont,BénédictseretournaetvitMatthieufairedelongssignesdelamain.Bénédict Gui, voyant ce doux visage disparaître peu à peu au rythme de l’eau, ressentit un
pincementaucœur.Sansparents,sansvieuxamis,Matthieuetsagrand-tanteViolaétaientdefamillecequ’ilavaiteudeplusprochedepuisbienlongtemps…
Quatreheuresplustard, ilrejoignaitavecSouliéOstieet lecanaldePortus.Ceportcommercialn’avaitplusrienàvoiravecsonopulencedutempsdesempereursClaudeetTrajan.Toutefoisils’ydressaitencored’immensesentrepôtsetlaviemarchandeyrestaitimportante.BénédictGuimitpiedàterresansêtreinquiété.LemanifestedeborddeJeanSouliéfaisaitétatde
deuxmembresd’équipage,toutparaissaitenrègle.—Merci,Soulié.Legroshommeétaitheureuxd’avoirpusecourirBénédict.L’annéeprécédente,unrichenégociant
avait voulu lui disputer sa licence de navigateur,maisBénédict avait plaidé sa cause et sauvé soncommerce.—Jedésespéraisdejamaispouvoirvousrendreservice,protestalemarin.Enquittantleport,BénédictGuisedirigeaverslescomptoirsetlesquaispopuleuxdesmarchands.
Ilytrouvauneéchoppedevêtementsdestinéeauxcommerçantsdelaville.Ilacquitunepanopliequivoulait faire accroire qu’il était un marchand prospère : larges braies, surcot de couleur, longmanteauàreversdefourrure,colliersetbraceletsvoyants,chapeauàbordsdessinés.L’undesdeuxducatsdeMaximedeChênedolléfutabsorbéparcetravestissement.C’étaitlapremièrefois,ensixans,queBénédicttoléraitd’abandonnerseshabitsdeveuf.Ilacheta
unesacochedecuirdeCordouepuispritladirectiondesateliersdesarsenauxd’Ostie.Là,ilacquitquelques menus outils : un foret de diamètre très mince, une drille et une coupelle de granit quiservait à moudre les pigments pour colorer les noms des bateaux. Il se munit en bougies et enamadou.Ilfranchitenfinlaported’unbarbier.—Raseztout,luidit-il.EtBénédictperditsa légendairebarbeinculteetses longscheveux.C’étaitsamanièreà luidese
travestir:ilnecachaitpassonvisage,illedécouvrait.Maislorsqu’ilaperçutsonnouveaureflet,sansseshabitsdedeuil,costumécommeunnégociantde
vin,retrouvantcettefigurequ’ilfuyaitdepuistantd’années,ilpâlitaupointquelebarbiercrutqu’ilallaitdéfaillir.
Aprèsquoi,BénédictGuiserenditdanslequartierdeMilàoùseconcentraientlesantiquespalaisromains desmaîtres des riches corporationsmaritimes du passé. Sur cette petite colline résidaienttoujoursceuxquidominaientletraficcommercialàl’embouchureduTibre.
Bénédict approcha de l’une des plus belles bâtisses. Il la contourna et rejoignit un jardin ensurplombdéfendupardesgrilles.Ilescaladalaclôtureetpénétradanslapropriétéprivée.Il longea une allée bordée de jardinières et de fontaines, atteignit un second jardin carré où se
dressaitunancienpetittempleantiquedédiéàCérès,aujourd’huiconvertienchapelle.Ilfranchitleportique.Unescalierpiquaitversunsouterrain.Aubasdesmarches,Bénédictallumaunebougie.Ilentraitdansuncaveaumortuaire.La flamme vacillante éclairait des tombes encastrées dans la roche et des vases cinéraires. Il
circulaitparmilesancêtresdelafamilleSalutati,richesmarchandsquihabitaienttoujourslepalaisdeMilà.Bienqu’ilnelesvîtplus,ninecorrespondîtaveceuxdepuisdeuxans,ilsétaientdegrandsamisde
BénédictGui.Ils’immobilisadevantunsarcophageàl’inscriptionpeintesurdumarbrerose,plusrécentequeles
autres.AuréliaGui.Safemme.Il se recueillit, les yeux brillants, l’esprit pour une fois vidé de toute pensée, sans prier, sans
s’adresseràlamorte,retenantdeslarmes.JamaisBénédictneparlaitdesafemme.Ninesupportaitqu’onévoquâtsamémoireensaprésence.Aprèssabrutaledisparition,sixansauparavant, ils’était faitvagabond,vivantd’expédientsetdu
commercefaciledesonintelligence,sansdomicile,niobjectif,ouvertàlacompagniedequiconque,pourpeuqu’ilacceptâtdes’enivreraveclui.Lejeuneveufdépérissait.LesSalutati, parents d’Aurélia, se désolèrent de le voir sombrer dans lamélancolie.Aubout de
quatreans,cefurenteuxquiluisoufflèrentl’idéedes’installeràRome,d’ouvriruneboutiqueàsonnom et de faire profiter les gens de ses dispositions de logicien. Ils lui avaient acheté l’ancienneboutiquedebibelotsetl’installèrentenlesuppliantderetrouvergoûtàlavie.CequeBénédictfit.Maisauprixdusouvenird’Aurélia.Il décida de rayer ce chapitre de son existence, comme de fuir tous ceux qui en avaient été les
acteursetlestémoins.Y compris lesSalutati. Ils étaient assez fins pour ne pas y voir un signe d’ingratitude,mais une
mesuredesurvie.Ilneconservadecetteépoquequeseshabitsdedeuil et sonsermentdene jamaisaimerd’autre
femmequ’Aurélia.OronteetJuliaSalutatiauraientétésurprisd’apprendrequ’ilétaitencemomentdansleurcaveau,
seulavecunebougie,pétrifiédevantlenomdesafemme.Lesyeuxclos,Bénédictpassa lapaumedesamaindroitesur lapierreglacéeoùellereposait. Il
reconnutduboutdesdoigtslescarabéesacréégyptiensculptédansundisque.«Non,BénédictGuin’apasréponseàtout…»L’énigmelaplusimportanteàlaquelleilfûtjamaisconfronté,iln’avaitpularésoudre:iln’avait
riensuexpliciterduvioletdumeurtreatrocedesajeuneépouse.
Auréliaavaitétéretrouvéenue,latêteséparéeducorpsdansunedessallesdelabibliothèqued’unmonastère de Mantoue. Pas le moindre indice, pas le moindre témoin ; il ignorait même cequ’Auréliaétaitvenuefaireencelieu!Aprèsmille impasses, Bénédict avait fini par renoncer : dès lors il s’engagea dans ses longues
annéesd’errance.Annéesd’errancequiavaientachevédeforgersonespritétonnant.C’étaitl’échecsurlemassacred’Auréliaquiluiavaitenseignéàréfléchirjusqu’àl’épuisement,quiluiavaitapprisàretourner un élément dans tous les sens, à revenir sans se lasser sur des successions infinies dedétails,àsedoterd’unemémoireinfaillible.La frustration d’une vérité qui le fuit lui avait donné la passion du juste et lesmoyens les plus
irrévocablesdefairejaillirlevraidufaux.Mais c’était aussi cette même frustration qui le faisait souffrir atrocement à chaque résolution
d’énigme:pourquoiréussirtoutescelles-làetavoiréchouésurlapluscapitaledetoutes?Le souvenir d’Aurélia était son ver rongeur, il savait qu’il subsisterait en lui jusqu’à la
consommationdetoussesjoursetdetoutessesnuits…Bénédictrouvritlesyeuxetbaisalecouvercledepierredelatombe.Ildemandapardon.Surceseulmotétranglé,ilabandonnalecaveaudesSalutati.
Le jourmême, il quittaitOstie.Blotti dans des voitures qui faisaient des relais autour deRome,malgrélesmauvaisesconditionsdel’hiver,ilpassad’abordparDominiapuisfituneétapeàFelicoCompatti.ÀTraventino,sonavancéefutinterrompuependantsixheuresàcaused’unrangd’arbreseffondrés enplein chemin sous l’effet de laneige.ÀVarezzo, ilmontadans lavoitured’un jeunearistocrate qui se rendait àAncônepuis àVenise, avant d’aller découvrir l’Orient.Legarçon étaitprolixe et verbeux commeon l’est à son âge lorsqu’on croit avoir lu tous les livres.Bénédict futforcé de le corriger dans bien des domaines : il lui récita des passages entiers de commentateursarabesd’Aristote,luiexpliquacommentÉratosthèneavaitréussi,troissièclesavantJésus,àmesurerlacirconférencedudisquedelaTerreens’aidantdel’ombred’unbâtonetdecelled’unepyramide.Illuiparlaavecpassiondesesmaîtresde lecture,dont lagrandeur l’emportait selon lui sur tous lesautres : Robert Grosseteste, Hugues de Saint-Victor et, surtout, ce Roger Bacon qui professait àOxfordquelesmathématiquesétaientlesocledetouteslessciencesetqu’ellesnousconduiraientunjouràlavraiecompréhensiondeDieuetdel’univers.—Certainsprétendentquec’estoffenserleCréateurquedevouloircomprendrel’ordonnancede
saNature.Jeveuxcroire,moi,quelejouroùl’hommeauratouchéauxmystèresdumondeparsespropresbiais,Dieuneserapasfâchédulongcheminparcouruparsesenfants,ditBénédict.—MaislaprièreestsuffisantepouratteindreDieu!s’indignalejeunenoble.—Eneffet.Cependantlaprièren’expliquepaspourquoileglandsefaitchêne,nipourquoil’aube
succèdeàlanuitsansjamaisfaillir.La seule chose qui retînt réellement l’attention du jeune aristocrate était qu’il fallait toujours se
défier des apparences et que desmarchands d’Ostie pouvaient être aussi instruits que desmaîtresd’universitéetdétenirunemémoirephénoménale!Lesdeuxhommesseséparèrentàl’entréedelabourgadedeSeronomia.Bénédictygîtaseuldans
uneaubergedéserteoùildévoraunplatdechâtaignesgrilléesetdupainnoir.Ildormitsurunlitsanscustode dans une chambre basse qui pouvait accueillir jusqu’à dix hôtes. Ses vêtements de riche
marchandfaisaientinvariablementgrimpersondû,maisiln’enavaitcure.Lelendemain,ilarrivaàSpalatro,petitvillagedontluiavaitparlé,quelquesjoursauparavant,sa
domestiqueViola.Il se rendit au cimetière, erra entre les tombes cariées jusqu’à ce qu’il découvrît une double
sépulturedominéeparunestatuedesainteMonique.C’étaitletombeaudupèreEvermacher,ancienprêtredeCantimpré.
Pendant la nuit qui avait précédé son arrestation à Rome, après les nombreuses révélations deMarteen surRainerio,Bénédict s’était intéressé à ce village deCantimpré qui occupait le cardinalRasmussenetsonassistantdepuisquelquetemps.IlpossédaitdanssaboutiquedescopiesderapportsfaisantétatdesmiraclesprétendusdecevillageduQuercy.Cefutlàqu’ildécouvritquel’anciencuréEvermacheravaitétéenseveliàSpalatro.Bénédictcherchaitdepuisquelquetempsunprétextepour«fumerlerenard».Ilétaittouttrouvé.
CHAPITRE14
Até conduisit Perrot dans une riche abbaye cistercienne. Vaste, aux murs blancs, aux espacesinondésdelumière,l’édificeépoustouflal’enfant.Depuis l’incident du campement en forêt, il ne quittait plus la femme aux cheveux roux. Les
hommesennoirquilesescortaientavaienttousdisparu,lajeunefilleduvillageenflammesaussi,etilvoyageaitàprésentdansunattelageluxueux,biencapotéetauxsiègesmatelassés.Atéavaitdélaisséseshabitsdemercenaireetnerevêtaitplusquesesplusbeauxatours,desrobesamplesetretrousséesenplis,des corsagesà encolures rondes,descoiffesde soie,desgantelets auxpoignetsbrodésdeperles.Àchaqueétape, ilss’arrêtaientdansdeschâteauxoudesmonastèresimportants.Perrots’entendit
unefoisprésentercommeleproprefilsd’AtédeBrayac.Cettedernière,portéeparsaprestigieusefiliation,étaitpartoutreçueavecbeaucoupd’égards.Ce soir, le garçon se trouvait dans une chambre de l’abbaye, celle d’ordinaire dévolue à
l’archevêquelorsqu’ilétaitdepassage.Il n’avait jamais imaginé une si grande hotte de cheminée ; le lit était aussi large que la pièce
principale de sa maison de Cantimpré et une baignoire de laiton était remplie au ras d’une eaufumantequisentaitlalavande.Le soleil tombait ; toute l’abbaye vibrait aux chants des centaines demoines qui célébraient les
vêpres.Perrotétaitassissurunechaise.Commed’habitude,Atévaquaitdanslachambreetluidemeurait
immobileetmuet.Celafaisaitplusieursjoursqu’iln’avaitpasprononcéunmot.Ilnepouvaitchasserdesespenséeslavisiond’Atépassantsonépéeautraversdelapoitrinedela
femme.Etlesvastesdistancesparcouruesquil’éloignaientchaquejourdeCantimpréleplongeaientdansuneterriblemélancolie.La femmepassauneheuredevant sonmiroirdebronzeà lisser sescheveuxet refairesa lourde
tresse.Elle n’était vêtuequed’une chemiseblanchequi traînait au sol.Elle se levapourverser del’eaubouillantedanssonbain.Aprèsquoielleallavérifierquelaportedechêneétaitbienferméeauverrouetquelesvoletsdescroiséesétaientbloqués.EllevitPerrotsuivresesgestesduregard.—J’aiconnuunenfantcommetoi,ilyaunan,dit-elle,ils’estjetédanslevide,préférantlamort,
avantmêmedesavoiroùjel’emmenais!Jenesouhaitepasquecelasereproduise.Ellepénétradanssonbainavecsachemise,retenantsatressed’unemain.Elledénudasonépaule
droiteetobservalacicatriceducoupqu’elleavaitreçulorsdel’enlèvementdelafille.Laplaienesevoyaitplus.—Magnifique,dit-elle.Tuasfaituntravailremarquable!—Jen’ysuispourrien,murmuraPerrot.Atésursauta:—Tuparles?Diable,j’avaisrenoncéàattendrelesondetavoix…Perrotbaissalatête:—Pourvotrecicatrice,reprit-il,jen’ysuispourrien.Aucunedesguérisonsquisedéroulentenma
présencen’estvoulueparmoi.Ilhaussalesépaules:—Celasepasse,voilàtout.Atésourit:—Quelétrangepetitgarçontufais!Elles’installaconfortablementdanssonbain.—J’aiétéélevéeenOrient,loindemonpère.Là-bas,unphénomènetelquetoiauraitattiréàlui
lesplusgrandssavants,ont’auraitétudié,protégé,accompagné.Alorsqu’ici,ilfauttecacher,nepasébruitertesdons,mentir!…Tunet’enrendspasencorecompte,maissijesuisaujourd’huiavectoi,Perrot,c’estaussipourtesauverlavie…Legarçonrelevalefront.—EtMaurin?—Qui?—Maurin.MonamideCantimpréquevousavezfaittuerd’uncoupd’épée.Vousneluiavezpas
sauvélavie!…Atéréfléchitetsesouvintdugarçonmassacrédanslepresbytère.—Eneffet,dit-elle.Commentt’expliquer?CepèreAbanevouséduquait-ilpasenvousexposant
desproverbes?—Oui.C’estvrai.Commentlesavez-vous?—J’étaisrenseignéesurtoncomptebienavantdevenirtechercher.Ehbien,cepèreAbaauraitdû
vousinculquercevieuxdicton:Pouravoirl’amande,ilfautromprelenoyau.Lamortdetonamiétaitunmalnécessaire.Elleamontrénotredéterminationàtetrouveretnousafaitpasserpourunebandedemonstressanguinaires…Ellesourit:— Cela compliquera d’autant la tâche de ceux qui voudraient nous retrouver. Crois-tu qu’ils
pourraient nous imaginer ici, tous les deux, accueillis comme une noble qui voyage avec sonhéritier?Perrotrestaunmomentsilencieuxavantdereprendre:—LepèreAbanousaentoutcasenseignécequel’onrisquaitàôterlavieàquelqu’un.Vousirez
enenferpourlamortdeMaurin!Atééclataderire.—Tu seras un jour familier avec des textes anciens qui t’expliqueront en quoi les femmes sont
privéesd’âme.Oui,Perrot,jen’aipasd’âmeetjesuisunedesraresdemaraceàm’enféliciter:jenepeux pas être damnée pour les horreurs que je commets !Tu ne t’es jamais demandé pourquoi lafemmeincarnaitsifacilementlasorcièreetlamagicienne?Maisc’estquelediablen’aaucuneprisesurnous.Jen’aipasd’âme,Perrot,toutm’estpermis!Legarçonfronçalessourcils.—Jenevouscroispas.Mamèreauneâme,jelesais!Atéhaussalesépaules.—Situledis…Elles’amusadupetitairfâchéquevenaitdeprendrel’enfant.
—Jeveuxretournerchezmesparents,dit-ilsoudain.JeveuxrentreràCantimpré!—Celanedépendpasdemoi,réponditAtéredevenuegrave.—Queva-t-ilm’arriver?Quandpourrai-jerevoirlesmiens?—Celanonplus,cen’estpasàmoid’endécider.Jesaisseulementquevousêtesattendus,lafilleet
toi.Jedoisvousremettreàcertainespersonnes.Ensuitedegrandeschosesdoiventarriver!—Quisontcespersonnes?demandalegarçon.Ilavaitlevisageferméetleregardfixe.Ellen’aimaitpasletonqu’ilemployaitavecelledepuispeu.—Qui?insista-t-il.SoudainAtépoussauncrietseredressadanssonbain.Ellepassalamainsursonépauledroiteoù
ellevenaitderessentiruneatrocebrûlure.Elles’aperçut,effarée,quesachemiseétaitrougedesang;sacicatrices’étaitrouverteetsaignait
abondamment!EllejetaunregardterrifiéversPerrot.Lui-mêmeavaitpâli.Troubléparcequ’ilavait,dansunaccèsdecolère,réussiàprovoquer…
CHAPITRE15
Juchésurunâne, lepèreAbaavançait le longd’unchemindeforêtavec,àsadroite, lebrigandIsarnmontésuruncheval.CelafaisaitdelonguesjournéesqueleprêtrecheminaitàtraverslecomtéencompagniedesmalfaiteursdeToulouse.Aujourd’hui, Aba et Isarn avaient devancé les troupes et s’étaient arrêtés à l’orée d’un bois, un
quartdelieueendeçàduchâteaufortifiédeMollecravel.L’enceinte maçonnée était impressionnante, circulaire, dressée sur une motte d’une centaine de
mètres de côté, entourée d’un fossé d’eaux bourbeuses. Le donjon principal s’élevait au cœur del’enceinte, dominant les mâchicoulis ; il faisait quarante mètres de haut, bien appareillé, avec unéperondansl’alignementdupont-levis,cedernierdéfendupardeuxtourellesensaillie.—C’est iciquerésideHuedeMontmorency,ditIsarn,cousinparsamèredelafamilleanglaise
desMontfort.Cechâteauluiaétécédéparl’Église,aprèsavoirétéconfisquéàdesrebellescathares.La forteresse était en pleine nature ; aucune maisonnée, aucun bâtiment fonctionnel ne lui était
accolésurl’extérieur.Elleétaitcernéedeforêts.—Cetteplaceneserendrapasfacilement,jugeaIsarn.Letablierdupontestlevé.Iln’existeaucun
autremoyenpourypénétrer…—Vouscomptezvousattaquerauchâteau?demandalepèreAbaincrédule.IsarnetAlthorasnes’étaientpasencoreouvertsdeleurplan.Isarnacquiesça.—Tuasdesraisonsdedouter,dit-il.Sansmangonneauxouuneartilleriesurtour,onn’obtiendra
rienici.—Alorscommentallez-vousvousyprendre?Isarnsourit:—Laseulefaçon:latrahison.NousdissimulonstroishommesànouschezMontmorency,comme
dans tous les lieux sensibles de la région. Au moment choisi, ils nous ouvriront le pont et nousprendronspossessiondeslieuxparsurprise.Maisilfaudraagirvite:dèsqu’ilsseverrontattaqués,lesoccupantsduchâteauembraserontungrandfeuausommetdudonjon,signaldedétressevisibledepuisquatreautreschâteauxàlaronde.Enpeudetemps,nousverronsdesrenfortsarriver.Durant leurpéripledeCastelginaux jusqu’au châteaudeMollecravel, une centained’hommesen
maldepitanceavaientrejointlesrangsdelabandepillarde.Clansdemalfaiteurs,banditsisolés,gensdetoutesconditionsquiluiemboîtaientlepas.Isarnétaitdésormaisàlatêted’unepetitearmée.Lechefdebandeordonnaàsestroupesdesedisperserdanslesboisquicernaientlechâteauetde
posterdesguetsprèsdesroutes.Étonnéparcebranle-basguerrieretparladisciplinedecesvoyous,lepèreAbarejoignitAlthoras.
Levieilaveugleparaissaitépuiséparlevoyage.Ilnequittaitjamaissalitièrechaufféeetsesgrossescouvertures.Cetteexpéditionenpleinhiverétaitentraindeletuer.Abaneputs’empêcherdesongeràcettelégendequiprétendaitqu’Althorasétaitdevenuimmortel.Lafatigueetlafièvren’empêchèrentcependant pas le vieil homme d’écouter les informations que ses partisans dans la région deMollecravelavaientàluifournirausujetduseigneurdeslieux.Aban’enperditpasunmot.
Hue de Montmorency traînait une réputation abominable. L’homme était un soudard, violent,tempétueux;ilétaitnotoiredanslepaysqu’ilavaitétouffésesdeuxpremièresfemmesdesespropresmains.Leprêtresongeaaussitôtàce«Conomor»dontl’avaiententretenulesdeuxsœursdominicaines
desarchivesdeNarbonne.Cetypedemonstrequicommençaitparrépudiersesépousespuisfinissaitpars’enprendreàdesenfantspoursatisfairesespulsions.Maisunjour,Huedisparut.Letempsdetroissaisons,onnelerevitplusauchâteau.Ondisaitqu’il
avaitétéconduitenItalie,surordreexprèsdel’Église.Lefaitestque,lorsqu’ilrevintàMollecravel,labruted’hieravaitétéchangéeenagneau.L’hommeétaitméconnaissable:pieux,doux,àl’écoutedeshumiliés,etprisderâlesdéchirantsetdevomissuresdèslorsqu’onluirappelaitsesturpitudesdupassé.HuedeMontmorencyestdevenuunobjetdevénérationdanslarégion,àl’imaged’ungrandrepentanttouchéparlaGrâce.Onaffirmaitquedepuissaconversion,sixansauparavant,nombredeprélatsvenaientenvisiteau
château.Cesmursquiavaientabritélesplusillustresgarcesducomtéétaientàprésentlelieufavoridesévêquesdepassage.Lespostespéagersdelarégionetlesindicateursdesbrigandsavaientremisleursinformations:on
ne connaissait pas d’équipée en noir dans les parages. Mais des hommes à cheval sortaientoccasionnellementduchâteauàlanuittombée.D’enfantsenlevés,nuln’avaitentenduparler.Enrevanche,prèsdeMollecravel,lafemmeauxlongscheveuxroux,toutlemondelaconnaissait.
C’étaitunefigureappréciéeetrespectéedelapopulation;lorsdesesséjoursréguliers,elleaidaitlesnécessiteux, secourait les malades, portait, au nom d’Hue deMontmorency, des dons à toutes lesœuvresbienfaitricesduseigneuriage.ElleseraitapparueàMollecravelpeuaprès laconversionduseigneur.Elles’appelaitAtédeBrayac.Lafemmeauxcheveuxroux,lafaussepiècedeDisard,PerrotquiétaitpasséàCastelginaux,une
autreenfantmiraculeuseenlevée…pourlapremièrefoisAbasentaitqu’ilapprochaitd’unmomentimportantetqu’ilremontaitpourdebonlapistedesonfils.Toutleconduisaitici.HuedeMontmorencyneselaissaitjamaisvoir,horslesprocessionsdePâquesetdelaToussaint.
Son pont-levis ne s’abaissait que pour permettre des entrées et des sorties d’hommes et demarchandises.Beaucoupd’aménagementsdedéfenseavaientétéentreprisdanslesdernièresannées.Leseigneur,bienqu’ilfûtdevenuunesortedesainthomme,semblaitavoirpeurdetout.—S’ildétientmafilleprisonnière,grondaIsarn,ilauradebonsmotifspourtrembler.—Attaqueruneplacefortifiée,celan’estpastropaventureux?demandaAba.Althorassourit:—Parmi lessouteneurs, les tricheursauxcarteset les tueursàgagequigarnissentnosrangs, tu
trouverasune trentainedegaillardsquiontporté le fer enOrientpour la recouvrancede laTerresainte.Ilnefautpassefieràleurmine;ilsontétéd’éminentssoldats,certainsdevinrentprincesences pays lointains. Pourquoi finissent-ils aujourd’hui parmi nous ? C’est leur histoire. S’ils nousrejoignent,c’estaussiparcequenousneposonsjamaisdequestionsàunhommequiaperdulapeurdemourir…Entoutcas,cedonjonnesauraitlesémouvoir.Le père Aba regardait les hautes murailles grises du château, imaginant ce qu’elles pouvaient
cacher.Le lendemain, Isarn réussit à faire entrer un homme dans le château en compagnie de quelques
habitantsduvillagevoisinquiallaientassisteràunemessedanslachapelleduseigneur.Cethommeluirapportauneestimationdesforcesd’HuedeMontmorency:unevingtainedesoldats,desarchersetplusieursappareilsdedéfenserépartissurlecheminderonde.Beaucoupdelaïquesconstituaientlacour du seigneur. Y avait-il des évêques ? Oui. Deux. Ainsi qu’une confrérie de trois moinesaugustins.Aveclesalliésd’Isarndanslechâteau,l’hommeavaitétablilamarcheàsuivrepourlancerl’assautàlatombéedelanuit.—Riend’insurmontable,conclutIsarnsatisfait.LepèreAbainsistapourparticiperàl’offensive.Ilavaitrécupérél’épéedeCantimpré.Fébrile,ilnecraignaitpasdeverserlepremiersang.Il se retrouva coudes au corps avec des hommes de toutes encolures, la plupart descendus au-
dessous du niveau de la brute. La sauvagerie de leur physionomie ne l’impressionnait plus ; il semettaitlui-mêmeàaffecterlesdehorsdecesbrigands.Àlanuittombée,Isarnfitcirculerunordreétonnant:—Queceuxquiontdessentimentsreligieuxfassent leurprière,car tousneréchapperontpasde
l’attaquedecettenuit.EtAbafutsurprisd’apercevoirdesbrigandsmarmonnercoupsurcouptouteslesprièresdeleur
enfance.Depuiscombiendetemps,lui,leprêtredeCantimprén’avait-ilpasressentil’urgencedeprier?«Onsaitdesassassinsquiontreniéleurscrimesetquisontdevenusdebonsprêtres,maiscombien
deprêtresontabandonnéleursacerdocepourdevenirtueurs?»Ilrevitsoudainenpenséelessouriresd’Esprit-Madeleineetdeleurfils, lebonheuràCantimpré,
leuramouréperduàParis…Souvent,àCantimpré,ilexposaitdevantsesfidèleslerécitdusacrificed’Isaacetvantaitlabeauté
dugested’Abraham.Aujourd’hui,iln’ycroyaitplus.MêmepourDieu,iln’immoleraitpassonfils.Lanuittombait.Avecelleapparurentlespremièreslumièresauxcroiséesétroitesdudonjon;elles
confirmaientlenombreimportantdesoccupantsdeslieux.Onentenditletimbreténud’uneclochedechapellemarquerlestempsliturgiques.Après plusieurs heures d’attente, qui représentaient autant d’heures de torture pour Aba, les
lumièress’estompèrentsurlafaçade;touts’endormait.Uneflècheàlapointeenflamméefilaenfindanslesairsdepuisl’enceinteduchâteau,dessinantuneparaboled’étincellesdansl’obscurité.—Amis,ilesttemps!s’exclamaIsarn.Leshommessemirentàavancerverslamotteduchâteau,sanstorchesniflambeaux,gravissantle
talusjusqu’aufossé,setenantdepartetd’autredelabutéedupont-levis.LepèreAbalessuivait.Ilsentaitlesnerfsànudesesvoisins,latensiondeleursmuscles,ilvoyait
sedresserl’ombredesrempartsduchâteau,deplusenplusmassifsàmesurequ’ilapprochait.Unedemi-luneseréverbéraitsurlaneige.Abaconservaitl’épéedeCantimprédanslamaindroite,
les jointures des doigts blanchies par la crispation sur le pommeau. Les hommes autour de luiportaientdesmasses,destranchoirs,desarbalètes,deshaubertsetdescorseletsdemailles.Lepont-leviss’abaissalentement,sansbruit,retenupardeuxchaînes,misenmouvementgrâceàla
machinerietombéeauxmainsdespartisansd’Isarn.
«Ceshommessontbeletbieninvincibles,pensaAbaenobservantcepontmobilequiobéissaitàlavolonté des brigands. Le roi de France est-il lemaître d’un pays lorsque les bandes pillardes quil’infestentsontinfiltréesdanslamoindredesesplaces?»Lepontsecalasursabutée,enjambantlefosséd’eauxnoires.Àl’intérieurdel’enceinte,Aban’aperçutquedeuxtorchesalluméesencadrantuneporteàgrosses
têtes-de-clou au pied du donjon. Dans l’intervalle entre la tour et l’enceinte de défense, aucunesilhouette.Labrècheouvertepourlespillardsn’avaitencoreéveillépersonne.—Lesguetsdenuitontétémaîtrisés.Allons!ordonnaIsarn.Les forces en place se composaient de deux groupes d’une quarantaine d’hommes. Le premier
enfonçaitlapositionennemieetlesecondinterviendraitpeuaprèspourremporterlesiège.Isarn,LetoPomponioetquatreautrescombattantsétaientàcheval. Ilscaracolèrentsur lepontet
Abaetsesvoisinslessuivirentencourant.Dès qu’il eut franchi le mur d’enceinte, le prêtre regarda autour de lui. La cour déserte était
encombréederéservesdebois,depailleetdecharsàbrasrenversés.Lesolétaitpavé.Lessabotsdeschevauxlemartelèrentbruyamment.Aucunelumièreneserallumaitpourtantdansledonjon…Abaaperçutunpuitsetconstataque,contre toutehabitude, lamachineriede levagedupont-levis
n’étaitpassituéeaurasdusolmaisaudernierdegrédesremparts,cequiempêchaitlesassaillantsdes’enrendremaîtresàleurarrivée.Isarncommandad’attaquerlesportesdudonjon.Ildescenditdechevaletpénétradanslatourdès
quelepassagefutemboutiparlescoupsdeseshommes.Maissoudain,lesommetdelatours’embrasa!Un immense feusemitàprojetersa lumière toutautourdudonjon :c’était lesignaldedétresse
redoutéparIsarn.Aumêmemoment,desflèchessifflèrent.C’étaitunpiège.LepèreAbaroulaà terrepouréviter lespremiers traits.Lepont-levisse referma ;deuxmasses
libéréesdanslesairsletractaientdetoutleurpoids.Les«traîtres»d’HuedeMontmorencyavaientenréalitétrahiIsarnleBoucher.Leprêtremanquadesefaireécraserparunchevalfrappédecinqflèchesauxflancsetaupoitrail.Il
enjambadescorps,mortsetblessés,poursemettreàl’abriderrièreunecharrette.Les bandits s’écroulaient les uns après les autres. Des soldats vêtus de blanc surgirent de trois
portespratiquéesdanslesmurailles.Leurtenueclairelesprotégeaitdestirsdesarchers.LepèreAbaengagealeferavecdeuxsoldats.Iltualepremierettranchalamaindroitedusecond,
lelaissantsetordrededouleursurlespavés.Ilpritconsciencedescombatsquisévissaientdansledonjonausondescrisetdescoupsd’épée:
Isarnetseshommesgravissaientlesétages.Abasentitdusangluibrûlerlevisage,sanssavoiràquiilappartenait.Ilrésolutd’arracherlatenue
blanchedusoldatqu’ilavaittuéetdes’enrevêtirpourdévierl’attentiondesarchers.Cependant,ilfutattaquéetachevasonagresseurenluipassantl’épéedeCantimpréàtraverslecorps.Ilrepérasursadroitelachapelled’oùavaitétécarillonnéelaprime.Ilbonditets’yglissaenbutant
detoutessesforcescontrelaporte.
Unfrèreaugustinquiobservaitsecrètementlemassacreroulasouslabrusqueentréeduprêtre.La chapelle était éclairée par deux coupelles suspendues sur des trépieds. L’augustin, qui devait
occuperlachargedessonneriesaucoursdelanuit,étaitpâled’effroi.—Sanctuari!cria-t-ild’unevoixétranglée.MaisAbarefermaleportailetsaisitl’augustinparlecolenluiplaquantsalamesouslementon.—Ya-t-ildesenfantsdanscechâteau?demanda-t-il.L’augustinfitnondelatête.—Jenesaisrien,murmura-t-il.—OùsetrouveAté?—Jenesaispas,réponditl’augustin.Jeneconnaispersonnedecenom.LepèreAbadevinaitàsonarrogancequel’hommevoulaitsetaire.—Parle,oujetetranchelagorge!L’augustinletoisaduregard:—Vousprécipiterezmonentréeauparadisetvousvouscondamnerez,monfils…Abaentenditdubruitdanslefonddelachapelle.Ilaperçutunautreaugustin,plus jeune,pétrifié
derrièreunpilierdeboisetquileconsidéraitavecterreur.Aba releva la têtede l’augustin et luiouvrit lagorge.Legeste futnet ; le sang jaillit.Ensuite il
bonditpoursesaisirdel’autrereligieux.—Répondsoutusubiraslamêmefin!Le garçonparaissait faible et impressionnable, le pèreAba était convaincuqu’il le ferait parler.
Sontempsétaitcompté; latrouped’Isarnnetarderaitpasàêtrerenverséeparlesgardesd’HuedeMontmorency.—Ya-t-ildesenfantsquiontétéconduitsici?répéta-t-ild’unairmenaçant.L’augustindevaitavoirdanslesdix-huitans,iln’arrivaitpasàôtersonregardduspectacledeson
aînéentraindesevidersurledallagedelachapelle.—Ya-t-ildesenfants?insistaAba,levantl’épée.L’augustinserecroquevillacommepouréviterlecoupetacquiesçaduboutdeslèvres.Abasentitsoncœurbondir.—Où?Où?Conduis-moiàeux!Ilremitl’augustinsurpied.Celui-cisemunitfébrilementd’unecoupelledelumière.—Ilfautsortirdelachapelle,marmonna-t-il.—Allons.Maisnet’avisepasdemetromper.Dehorsledonjons’enflammaitdeplusbelle.Isarnettroisdeseshommesavaientatteintlesommet.Unecuved’huilenourrissaitlesflammesdu
signald’alerte.Lechefdesbrigands,quivoyait ses troupesdécimées,décidade la renverserpourrépandre l’incendie et susciter la panique dans les rangs : ses trois hommes et lui se saisirent demadrierspourbasculerlacuve.L’huileincandescentedébordaetserépanditlelongdelafaçadedudonjon,enveloppantl’édificedeflammes,quiroulaientcommelagommedesciergesetpénétraientparlesmeurtrières.C’étaitunevisiond’apocalypse.L’affolementgagnatoutlechâteau.
Isarnetsescompagnonsselancèrentd’unbonddanslesairsafinderejoindrelecheminderondeetcontinuerlecombat.Cependant,lepont-levisvenaitd’êtrerabaissé!Lesbrigandsdu secondgroupeseprécipitèrentpourporter seccoursà leurscompagnons,mais,
alorsqu’ilsfranchissaientlepont,celui-ciseredressa,enmêmetempsqu’uneherses’abattaitàsonembouchure ! Sous les yeux horrifiés d’Aba, certains furent renversés dans les eaux du fossé etblesséspardesarcherssurgisdesdeuxtourellesdesaillie,tandisquelesautres,hommesetchevaux,étaientprisentenailleetécrasésentrelepontlevéetlaherseseméedepointes.L’augustin,atterré,manquatomberàgenoux.IlconduisitAbaversunepoterneouvertederrièrela
chapelle.Elledonnaitaccèsàunescalierpratiquédansl’épaisseurdurempart.L’augustinhésita.LepèreAbalebousculapourluifairedoublerlepas.Ilss’engouffrèrent…
CHAPITRE16
Sixlieuesàvold’oiseauséparaientSpalatrodunorddeRome.Malgrécetteproximité,personnen’espéraitdevisiteurencettesaison.LavenuedeBénédictGuisuscitapresqueunincident;lorsqu’ons’aperçutqu’ils’agissaitd’unmarchandaisé,onsebousculapourl’inviteràlogerchezsoi.Bénédictsevitl’heureuxhôted’uncertainDémétriosetdesafemmeNorma.Leurmaisonétaitpetitemais agréablement entretenue.La femme lui aménageaunechambrequi
jouxtait lepressoiroù travaillait sonmari.Elle luiattribuaunepairededraps,desserviettes,deuxoreillersetunbonnetdenuit.ÀlademandedeGui,elleluiporta,pourtroissoussupplémentaires,unsecondpoêle.Resté seul, Bénédict se défit de sonmanteau trempé et de ses chaussures lourdes de boue et de
neige.Ilallumaunpoêleetlaissasesaffairesfumerdevapeursurledossierd’unechaise.Il glissa sa sacoche sous le lit puis inspecta la fenêtre de la chambre : elle donnait sur la place
principaledeSpalatro.Lesmainsetlevisagelavésgrâceaubrocd’eauposéprèsdesonchevet,ilallarejoindreseshôtes.—Qu’est-cequivousamènedansnotrebonvillage?luidemandaDémétriosaprèsleurinstallation
autourd’unetabledresséeparNorma.Bénédictrépondit:— Jem’appelle PietroMandez et suis unmarchand qui doit àDieu d’avoir fait fortune dans le
commerceduboisprécieuxd’Orient.LevisagedeDémétrios s’illumina ;cemotde« fortune» luiplaisait. Il engrèveraitd’autant le
tarifdesonhospitalité.—Pourunhommeaisé, fit-il cependant remarquer,vousvoyagezsanséquipageetavecunbien
mincebagage.Bénédicthochalatête:—Voussavezcequelesprêtresprofessent:unpèlerindoitallersurlesroutessansautrebagage
quesespéchés.Démétrioshaussalessourcils:—VousêtesunmarcheurdeDieu?—Onpeutdirecela.Lafemmeapportaunplatdefèvesetdelentillesainsiqu’unpichetdevin,puisretournaàpetitspas
àsonfourneau.—Pourvouslediretoutnet:jem’intéresseaucasduvillagedeCantimpré,avouaBénédict.Le sourire s’effaça aussitôt du visage de Démétrios. Il échangea un regard avec sa femme qui
s’étaitretournéeauseulnomdeCantimpré.Bénédictfeignitden’avoirrienremarqué:— L’été dernier, reprit-il, je suis tombé malade. Les médecins d’Ostie m’ont prédit d’atroces
souffrancesetunemortimminente.Aulieudemeruineravecleurscoûteusespotionssanseffet,j’aipréférémerendreenTerresainteafind’allerexpierlespéchésquimevalaientcetteterriblemaladie.C’est alors que l’on m’a parlé du village miraculeux de Cantimpré où les guérisons étaientnombreusesetquiétait,pourmoiàl’époquesiaffaibli,unvoyageplussagequeceluideJérusalem.
JemesuisrendudanscetteparoisseduQuercyetleprodigeaétéaccompli:leSeigneurm’aaccordésagrâceetrendulasanté!Telquevousmevoyez,jesuisunmiraculé!ToutaulongdurécitdeBénédict,Démétriosavaitgardélatêteplongéedanssonboldelentilleset
ydonnaitdefrancscoupsdecuiller.Bénédictpassaoutrecettenervositéetachevasonhistoire:—LeshabitantsdeCantimprém’ontexpliquéqueleursbénédictionsleurvenaientdel’âmedupère
Evermacherquiavaitsi longtempsvécuauprèsd’eux.Ilsm’ontditqu’ilétaitenterréàSpalatro.Jeviensdoncaujourd’hui,toutnaturellement,merecueillirsurlatombeduprêtrequiestàl’originedemarésurrection!Démétriosrelevalefront.—Jevois, dit-il en seversant duvin.En effet, le pèreEvermacher est enseveli avecnosmorts.
Après avoir passé sa vie d’adulte àCantimpré, il a émis le souhait d’être couchédans sonvillagenatalauprèsdesamère.Ilfronçalessourcilsetforçasavoixdontledébits’accélérait:—MaispourcequiestdesmiraclesdeCantimpré,cen’estpasiciqu’ilfautenparler,l’ami!On
nousaassezrebattulesoreillesaveccesfadaises!—Desfadaises?—SiEvermacheraccomplitdesprodigesdepuisleCieldanssonancienneparoisse,ici,iln’enest
rien!Ilbutsonvinàlarégaladeetreposalegobeletsurlatabled’uncoupsec:—Ilyacheznousdesgensquisesouviennentd’Evermacher.C’étaitunbravehomme.Lorsquesa
mèreestmorte,ilafaitéleverunestatuedesainteMoniquesursatombeetapayélarénovationdenotrepetiteéglise.Ilétaitsérieux,sansdoutecompétent,maistouslesanciensdeSpalatros’accordentpourdirequ’iln’avaitpasl’étoffed’unsaint!Bénédictvoulutrépliquer,maisDémétriosneselaissapasinterrompre.—JediraismêmequenotreexistenceàSpalatroaempirédepuisqueladépouilledeceprêtreyest
enfouie!Vousêteslapremièrepersonnequejevoisici,ensixans,setarguerd’avoirétéletémoind’unmiracleàCantimpré. Jene remetspasvotreparoleenquestion,messirePietroMandez,maissachezquenoussommesnombreuxdanscetteparoisseàdouterdeceshistoires.Démétriosseservitunnouveaugobeletdevinqu’ilsifflad’unetraiteavantdelancer:—EtsivousretournezàCantimpré,dites-leurqu’ilspeuventlereprendre,leurEvermacher!Norma déposa sur la table des cuisses de lapin et renouvela le broc de vin que sonmari avait
liquidéseul.Ellesemblaittrèsaffectéeparlaconversation.—Jevousgarantis,ditBénédictd’unevoixposée,que je suis lapreuvevivantedesbienfaitsde
Cantimpré.Jeveuxrendrehommageàsonancienprêtre,riendeplus.Démétriosapprouva,unsourireencoin:—Jevousconseilledenepastropraviverlesouvenird’EvermacheràSpalatro.Toutlemondea
nourri de grandes attentes après les premières nouvelles deCantimpré, etEvermacher les a toutesdéçues.Bénédictpromitden’ypointmanquer.—VousavezunprêtreàSpalatro?demanda-t-il.—NoussommestropprochesdudiocèsedeCardonna,aussiest-ceundiacredelà-basquivient
cheznouspourconduirelesofficesdelasemaine.
—Est-ilprésentcesjours-ci?—Vouspourrezlevoirdemainmatin.C’estlejouroùilentretientlaflammedelatabledel’hostie.Le repas se poursuivit en bavardages divers, aussi éloignés que possible de Cantimpré et
d’Evermacher.Toutefois, lorsqu’il fut l’heure de se quitter,Démétrios abordaunedernière fois lesujet:—Àvotreplace,jenementionneraismêmepasvotreguérisonàCantimpré.Vousferiezrenaître
defaussesespérances…Bénédictacquiesçapuisditqu’ilallaitprendreunpeud’air.IlvisitaSpalatro.Ilfitlaconnaissanced’autresvillageois,auprèsdequiilnes’ouvritpasdeCantimpré,maisapprit
diversesinformationssurlevillage.La paroisse comptait une cinquantaine d’âmes. Depuis que la grand-route la reliait à Rome en
moins de deux heures, tout lemonde ici avait cessé de travailler aux champs.Un tisserand s’étaitinstalléetemployaitlesfemmes,Démétriospressaitdesolivesvenuesdenullepartquel’onrevendaitenvilleenassurantqu’ellesétaientimportéesdeGrèce.Bénédict eut le temps d’observer la petite église et de retourner dans le cimetière où il inspecta
soigneusementlatombed’Evermacher.C’étaitunedoublesépulturequilesaccueillait,samèreetlui.Bénédictdécouvritlastatuedesainte
MoniquementionnéeparDémétrios.Hormiscela,lecaveauétaitdépourvud’ornementsparticuliers,unrectangledessinédanslaterredehuitpiedsdecôté,recouvertdeneige.Bénédictobservalecieletlejourquibaissait.
Ilretournadanssachambreetpoussaunbahutafindebloquerlaporte.Pourcommencer,ilravival’undespoêles.Ilentrebâillalafenêtrepuisouvritsasacochedecuir
d’où il tira lemorceaudepierre rougeet lesachetdepoudrequ’ilavaitemportésavantdefuirsaboutiquedeRome,ainsiquelecreuset,leforetetladrilleachetésàOstie.Ilrelevalagrilledupoêleetposalecreusetàmêmelesbraises;puis,patiemment,pendantplus
d’uneheure,ils’évertuaàréduiresapierrerougeenéclatsfins.Sesmainslebrûlaient,sesyeuxluipiquaientetilétouffaitparmomentssouslesfuméesacides.Ilallaréclamerdel’eauàlafemmedeDémétrios.Elleluiditqu’iltrouveraitunpuitssurlaplace
duvillage.Bénédictluidemandas’ilpouvaitgoûteràl’huilequeproduisaitsonmari.Normaluienfournitdansunefiole.Elleajouta:—Ilne fautpasprêterattentionauxproposdeDémétrios, il s’emporte surEvermacher.Moi, je
l’aimaisbien,cevieuxprêtre.Ellevérifiaquesonmarin’étaitpasprésentetdemandad’unevoixrapideetbasse:—Est-ilvraiqu’àCantimprétouteslesfemmestombentenceintesetdonnentlejouràleursenfants
sansendurerdesouffrances?Bénédictacquiesça,cequisemblaréjouircettefemmeàlafoidouce.Avantderetournerdanssachambre,ils’assuraqu’àdroitedelaported’entréesetenaient,comme
danstouteslesbonnesmaisons,plusieurstorchesàrésine,aucasoùdesévénementsseproduiraientdanslanuit.Il poursuivit sonopération sur le poêle : s’il en avait demandéun second àNorma, c’était pour
pouvoiruserd’uneréservesupplémentairedebois.Deuxheuresdurant,iltravaillasurlefeulesrésidusardentsdesapierre.Enfin,demincesdépôts
carboniséssemirentàondoyeràlasurfaced’unliquideargenté.Cettepierreétaitducinabreetilvenaitd’enextrairequelquesgrammesdemercure.Satisfait,Guilerecueillitdansunecoupelleetlaposasurlerebordenneigédelafenêtre.L’opérationsuivantefutdepluscourtedurée.Ilsublimaunpeudemercureaveclapoudreblanche
desonsachet,quiétaitdusoufre.—Nousyvoilà.Ilpritdeuxheuresderepos,s’assuraquelecoupled’hôtesdormaitprofondémentpuisrouvritle
voletdesafenêtre.Ilobservalaplaceduvillage,attentifaumoindrebruitetaumoindremouvement.Il sortit de sa chambre, amortissant ses pas, glissant devant la porte deDémétrios et Norma, et
quittalamaison.Dehors,toutétaitcalmeetglacé.La lune perçait les nuages, quelques animaux rôdaient dans les bois, Bénédict vit s’échapper un
blaireauetentenditlecripousséparunoiseaudenuit.Ilnecraignaitpasdesefairesurprendrepardesvillageoisàcetteheureindue,ilsavaitcombienla
nuitimpressionnaitleshommesdelacampagne,surtoutlorsquedesforêtssedressaientsiprèsdeshabitations.Ilchemina jusqu’aucimetièreetatteignit lasépultured’Evermacher. Il s’approchade lastatuede
sainteMonique.Ilsortitleforetetladrilleetsemitàpercerunconduitauniveaudechaquepaupièreinférieuredelasainte,enprenantsoinderécolterlapoussière.Ensuite, à la seule lumièrede la lune, il trempa le foretdans lemercureet,portionparportion,
introduisitceliquidedanslesdeuxtrous.Alorsilsemunitduvermillonqu’ilavaitproduitensublimantlemercureavecdusoufre.Ilétait
d’un rouge éclatant. Mêlé à un peu d’huile de Démétrios, il le fit entrer par petites touches avecl’extrémitéduforet,puisfinitparcomblerlesorificesaveclapoussière.Ilsesaisitd’unegrossepierreetmartelalaterregrasseafind’effacersesempreintesdepassousla
statue.Ilretournaensuitedanssachambre.
Avant l’aube, ilquittaunenouvelle fois lamaisondeDémétriosetsedirigeavers lachapelledeSpalatroenemportantavecluil’unedestorchesàrésinesuspenduesprèsdelaported’entrée.Il pénétra dans l’édifice étroit, sans ornements, qui comptait six bancs rangés devant un autel
entourédedeuxlumignonsquibaignaientdeleuréclatmoribonduncrucifixenboisetuneicônedelaViergeàl’Enfant.Bénédictilluminasatorcheàlaflammedeslampesàhuile;larésinecrépita,inondantlachapelle
delumière.Ildécouvritaufonddel’absideunostensoirquiscintillait.Ils’agenouillaetsemitenpositiondeprière.Celaneluiarrivaitjamais.FauveldeBazanavaiteuraisondesoulignersonpeud’assiduitéauculte.BénédictGuiavaitpassé
sajeunesseencompagnied’unebandedegoliards,cesclercsitinérantslettrés,sansattaches,rimeurs,
musiciens,dévergondés,grosbrasseursd’idéesnouvelles.Deleurfréquentationilavaitconservéunecertaineméfianceà l’égarddesdogmesetconnaissait tropbien lescontradictionsdes textessacréspour supporter les discours prosaïques des prêtres. Il fuyait lesmesses, qu’il assimilait à des ritescannibales.L’hommequ’il était,principalementdepuis ladisparitionde sa femme, trouvaitplusderéconfortdansCicéronetSénèquequedanslaculpabilitépesantedesPèresdel’Église.Néanmoins,cematin,l’isolement,lesilenceoulafatigueaidant,unpsaumeapprisdansl’enfance
luirevintàl’esprit:
Situretienslesfautes,Yahvé,Seigneur;alorsquisubsistera?Situretienslesfautes,Yahvé,Seigneur;alorsquisubsistera?…
Ilsentit,dansleréduitdesonâme,quelesilencequi luirépondaitaujourd’huiétait lemêmequirépondaitautrefoisauxbergersdeJudéesouslerègneduroiDavid…LediacredeCardonnaentrapeuaprèsdanslachapelle.IlavaitlemêmeâgequeBénédict,grandet
maigre, portant une bure rapiécée sous un vieuxmanteau. Il tenait dans lesmains une petite jarred’huiledestinéeàregarnirlesentonnoirsdeslampesdel’autel.Ilsursautaàlavuedel’étranger.Bénédictseredressa.Lediacresehâtadeprotester:—Jem’envoudraisd’interromprevotreintimitéavecleCiel,monfils.Guisourit:—Nousnoussommestoutdit.Ilseprésentasoussonnomd’empruntdePietroMandezetréitéral’histoiredumarchandmiraculé
àCantimprévenuàSpalatroserecueillirsurlecaveaud’Evermacher.—Jesuisallévisiterlatombeduprêtre,dit-il.Jesouhaiteraisfairecélébrerunemesseensonnom
etparticiperàl’élévationd’unmonumentdignedumiracledontilm’agratifié.Bénédict sortit le dernier ducat d’or deMaxime de Chênedollé qui lui restait et le présenta au
diacre,affichantsonintentiondeprodiguerdenombreuxdonsàSpalatro.Lediacres’ébahitenvoyantcettepetitefortuneluitomberdanslamain.—Jedoisenfairepartànotreévêque!dit-il.Ilseratouchédevotrebellecharité,monfils.—Jenefaisquemondevoirdechrétien.Cependant…—Oui?—Cependantjem’étonnequ’Evermachersoitenseveliavecsipeud’égards.Lediacreécarquillalesyeux.—Jem’attendais à le trouverau seindecette chapelle, à l’ombreduChristdansun sarcophage
ouvragé!Cetraitpiqualediacreauvif.— Que dites-vous là ? Evermacher et sa mère profitent de la plus belle sépulture de notre
cimetière!CependantBénédictconsidéraquecen’étaitpassuffisant:
—N’est-ilpaslefaiseurdemiraclesdeCantimpré?fit-ilremarquer.Lediacrepritunairembarrassé:—Monfils,voilàdesannéesquelesfidèlesdeSpalatroespèrentdeluiunsigne,unprodige;mais
sonâmerestesourdeà leursprières.Cequ’iladaignéaccompliràCantimpré, il lerefuseici.Desdoctesférusdesaintetésontvenusl’étudier,rienn’yafait.Lapopulationestamèreetilneviendraitàpersonne l’idéede fleurir sa tombe.Vouspouvez la couvrir d’or, elle ne fera point de lui le saintqu’onattendait.LesfidèlesontperdufoienEvermacher.Bénédictrépliquad’untonnet:—Jeveuxcroirequ’ilssetrompent.Cantimprén’est-ilpasuneréalité?N’ensuis-jepaslapreuve
vivante?L’âmed’Evermachern’est-ellepasendroitdesesentirblesséeparletraitementinfligéàsadépouille?Et,decefait,devouloirdemeurersilencieuse?Bénédictentraînalediacredanslecimetièreafindeluifairepartdesesidéesd’embellissementqui
pourraientcontenterl’âmeoffusquéed’Evermacher.—Sisasépultureétaitdavantagemiseenvaleur,ilauraitplusàcœurdesemanifester!arguait-il.Cequeparlant,ilapprochasatorchedelastatuedeMonique.Sousl’effetdelachaleur,lemercureinstillésoussespaupièressedilataetcoulasurlesjouesdela
sainteenemportantavecluilerougeduvermillonhuileux.SainteMoniquepleuraitdeslarmesdesang!Lediacre,quilevitlepremier,sesigna,sidéré,puispointadudoigtlastatueafinqueBénédictla
remarquâtàsontour.—JésusMarie!…s’écriaGui,etiltombaàgenoux.Lereligieuxfutmoinsdévot:ildéguerpitenvociférantcommeundément.Ilappelaitlesfidèlesàlui,heurtantlesportes,hurlantparlesfenêtres.Ilretournadanslachapelleet
semitàcarillonnerdetoutessesforces.L’ensemble du village se retrouva au cimetière devant la tombe d’Evermacher et la statue
miraculeuse. Le diacre expliqua ce qui venait d’arriver. La foule s’agenouilla et l’on célébra unemesseglorieuse!Bénédictobservaitleshabitantss’exclamerqu’ilss’attendaientàcemiracle,qu’ilsn’avaientjamais
perdu foi dans le bon prêtre de Cantimpré. Démétrios lui-même, hier si critique à l’égardd’Evermacher,prétendaitqu’ilétaitrestésonpluszélédéfenseur!L’enthousiasme,segonflantdelui-même,faisaitfeudetoutbois:Unevieillardeaffirmaitqu’ellen’avaitplusmalaudos.—Miracle!Leciels’éclaircissaitetunrayondusoleillevantatteignaitSpalatro.—Miracle!Souslaneigequirecouvraitlatombed’Evermacher,ondécouvraitunmaigrebrind’herbeverte.—Miracle!Certainsprétendaientliredesmessagessurletracédeslarmesrougeâtresquirestaitimprimésous
lesyeuxdelastatueblanche.—Miracle!La ferveur populaire, aidée en cela par le diacre exalté, ne mit pas longtemps à expliquer ce
prodige : l’âme d’Evermacher avait attendu toutes ces années la venue d’un pèlerin miraculé deCantimprécommePietroMandezpourenfinsemanifester!EtsisainteMoniquepleurait,c’étaitquelesfidèlesavaienttroplongtempsnégligésatombe!…BénédictGuisuivaitcelaentâchantdedissimulersaconsternation.Ilseditques’iln’étaitpas le
témoin d’un véritablemiracle, aumoins assistait-il à une surprenante illusion demasse, une foliedontlaréalitéétaitdeplusenplusassiseàmesurequelesparoissienslacommentaient.Lediacrerésolutd’alertersonsupérieurauvillagevoisindeCardonna.—UneèrenouvelleselèvepourSpalatro!Lemoindredesesmotsétaitsaluéparlesvivatsdelafoule.Bénédictseproposadel’accompagner.LevieuxpèreVivianireçutlesdeuxhommesdanssonpresbytèredeCardonna.Lerécitqueluifitlediacreétaitéloquent.Deuxheuresaprèslemiracle,ilenrajoutaitdéjàsurles
phénomènesobservés.— Il faut plaider la cause d’Evermacher auprès des autorités de l’Église ! s’exclama l’évêque.
Requérir une commission d’enquête sur le prodige et solliciter du pape une bulle d’ouverture deprocèsdecanonisation!Ilimaginaitlesnombreuxbénéficesqu’ilpourraittirerd’unestatuedesaintepleurantdeslarmesde
sang.Touslesfidèlesdelarégionviendraientdanssonpetitdiocèseobserverlemiracleetfairedesdons.— Avec votre autorisation, proposa Bénédict, laissez-moi me faire le postulateur du cas
d’Evermacherenvotrenom.Jeseraiunrequérantrichequisauradonnertoutlelustrenécessaireànotre supplique. De surcroît, je suis l’humble cause qui a provoqué ce matin la manifestation duprêtre de Cantimpré. Miraculé, j’aurai des arguments pour défendre Spalatro. N’est-ce pas laprovidencequim’aconduitsurlespasd’Evermacher?Lediacreprésentaleducatd’oroffertparBénédict.LepèreVivianilefitaussitôtdisparaîtredans
sa ceinture et accepta la proposition de Gui qui le délivrait des coûts inhérents aux premièresdémarchesadministratives.—Quellessontlesprocéduresqu’ilsiedderespecter?demandaBénédict.Enréalité,commeill’avaitditaupèreCecchilleli,ilavaitdéjàassistéàdesprocèspublics,ilsavait
quepourporterlacaused’unmiracle,ilfallaitréunirlessoutiensécritsduprêtredelaparoisseetdel’évêquedudiocèse,ainsiqu’unrécitcirconstanciédelamerveilleparplusdehuittémoinsoculaires.Aprèsavoirvulastatue,lepèreVivianirédigealalettredevéracitéattestantleprodigesurlaquelle
ilapposasonsceau.En la recevant, BénédictGui baissa le front, tout empreint du caractère sacré de lamission qui
venaitdeluiéchoir.Unpasimportantvenaitd’êtrefranchiquileconduiraitdroitàlaSacréeCongrégationduLatran.Au cimetière de Spalatro, il fallut empêcher les fidèles de déterrer le corps d’Evermacher ; ils
voulaients’assurerquesadépouillefûtencoreindemne,indicedéfinitifdesainteté…Bénédictparvintàréunirlesûrtémoignagedetouslesvillageoisquiavaientcontemplélespleurs
desangdesainteMonique.Àcelavints’ajouterl’appuiferventduseigneurdelarégion.Onorganisaunegrand-messerassemblantlesédilesdudiocèseautourdelatombed’Evermacher.Il fut enjoint àBénédict de se rendre sans tarder à l’abbaye de Pozzo, située àmi-chemin entre
Rome et les marais pontins, là où étaient enregistrées les déclarations d’activités miraculeusesobservéesdanslesÉtatspontificaux,etcellessoumisesparlesépiscopatsdeFranceetd’Espagne.Un examen préliminaire y serait conduit avant toute supplique officielle.Bénédict devait y faire
validerlestémoignagesdesfidèlespuisreveniràSpalatrod’oùl’évêquecommanderaitlasuitedesopérations,c’est-à-direl’obtentiond’unebullepapale.BénédictGuifutimmobiliséquelquesjoursauvillageparunetempêtedeneige.D’ordinaire,cela
auraitétéreçucommeunmauvaisprésage,maislà,suiteaumiracle,lesvillageoisseconvainquirentquecettetempêteétaitdebonaugure.Gui attendit chez Démétrios. Il prit le temps de revoir l’ordre de ses découvertes concernant
Rainerio:Zapetta,ladisparitiondujeuneassistantducardinalRasmussen,lemeurtredeMaximedeChênedolléetsesétrangesécritscodés,Tomaso,laveuvedeChênedolléetsesrévélations,lamortdeRasmussen, Marteen décapité, cette Sacrée Congrégation qui canonisait les serviteurs de Dieu, etenfinFauveldeBazanquifaisaitirruptionpourl’arrêteretinterrompresonenquête.Dèsqueletempssemontraplusclément,Bénédictseremitsurlesroutes.L’évêquedeCardonnalui
céda un âne et la population, des vivres en quantité. Il emportait avec lui, outre les précieuxdocuments,unefioleconstituéedusangrécupérésurlastatue.IlquittaSpalatrosouslesacclamationsduvillage.
CHAPITRE17
S’enfonçantdanslessoubassementsduchâteaudeMollecravel,alorsquelescombatsredoublaiententrelespartisansd’Isarnetd’HuedeMontmorencyaprèsl’incendiedudonjon,lepèreAbasuivaitlemoineaugustinàlarecherchedesenfants.L’escalierpratiquédansl’épaisseurdumurdelaforteressedébouchasurunegrillequidonnaitsur
unnouvelescalier,plusraideencore,plongeantdansl’obscurité.Descendant de nouvellesmarches, le pèreAba découvrit que lamotte sur laquelle se dressait le
donjonétaitcreuseetaménagéesurplusieursniveaux.Ilposalepiedsurd’épaistapis,dansuncouloirauxmursrecouvertsdetapisseries.Iln’yavaitni
fenêtrenisoupirail.Le jeune augustin alluma une torche plus vive que son lumignon et conduisit Aba jusqu’à une
chambrepourvuedenombreuxlits.—C’esticiquelogentlesenfants,dit-il.J’ailachargedeleurapporteràmangeretàboire.—Oùsetrouvent-ilsmaintenant?s’inquiétaAba,déçu.—Lesderniershébergésiciétaienttroisfillesetquatregarçons.Ilssontpartisprécipitamment,ily
adouzejours.Ilsneconvenaientpas.Ilsaurontétérendus.—Convenir?Conveniràquoi?s’écrialeprêtre.Queleurfaisiez-vous?—Celanefaitquequatremoisquejesuisauchâteauentantqu’aidedel’abbéSimon.Luiauraitpu
vousendiredavantage,mais…vousl’aveztuédanslachapelle.Le pèreAba insista pour que l’augustin lui décrive les garçons. Trois ne correspondaient pas à
Perrot.—Le quatrième enfant, il est arrivé plus tard et personne n’a eu le droit de l’approcher, dit le
moine.J’ignoreàquoiilressemble.Troubléàl’idéedesetrouverdansunendroitoùétaitpeut-êtrepassésonfils,Abaregardaittout,
soulevaitleslits,ouvraitlesbahutsàlarecherched’indices.Ilentradansuncabinetdetravailprochede la chambre qui abritait des rayonnages de livres et une écritoire. Il bouscula des ouvrages etdécouvrituncahierdeparcheminsrangéàpart.Il repéra des croquis à la mine de plomb représentant des portraits d’enfants. Fébrilement, il
feuilletachaquepage.Ils’encomptaitdesdizaines.Desgarçonsetdesfillesdetoutâge.Aucunnom,aucunedate,aucunementiondelieu.—C’estletravailqu’accompliticifrèreRavallo,letroisièmemembredenotrepetitecommunauté
àMollecravel,ditl’augustin.DameAtéluidemandederéaliserdesportraitsdesenfants.Vousvoyezlàsesfeuilletsd’esquisses.Lorsquelesœuvressontterminées,DameAtélesfaitenvoyeràRome…SoudainAbareconnut,sanslemoindrerisqued’erreur,levisagedePerrot!Illuimontraleportrait:—Leconnais-tu?L’as-tuvu?—Jevousjurebienquenon…Abaseretintaudossierd’unechaisepournepasserenverseretrestasansbouger,leregardfixé
sur l’image. Son fils montrait des habits différents de ceux qu’il avait revêtus le dernier matin àCantimpré.
—Croyez-moi,ditl’augustinquinesavaitcommentinterpréterl’effarementdesonagresseur,lesenfants sont traités ici avec beaucoup d’égards, mieux que les hôtes de marque d’Hue deMontmorency.Hormisquelqueschagrinsaumomentdeleurarrivée,jelesaitoujoursvusseplaireparminous.Ilssontentourésdepersonnesquilescomprennentetquipeuventleurvenirenaide.LepèreAbaexplosa:—Quedis-tulà?Quellespersonnes?Dequelleaideparles-tu?Ilattrapal’augustinparlecoletleplaquacontreuneparoi.— Pour ce que j’ai pu apprendre, dit le jeune homme d’une voix étranglée, ces enfants ont en
commund’avoircontractéunecertaine«maladie»,oudenourrirdessymptômessimilaires,etonlesconduiticipourdiagnostiquerleursanomalies.Maismoijeneparticipaispasàcela…Abaserraunpeupluslagorgedujeunehomme:—Dessymptômes?L’augustinacquiesça:—HuedeMontmorencyesttrèsattachéàcetteentreprise,surtoutquelui-mêmeaétésoignédeses
propresmaux!LepèreAba se souvint du récit d’Althoras surMontmorency : son tempérament cruel, sa subite
disparitionetsaconversioninexpliquéeàsonretour.Leloupchangéenagneau.—Est-cequedesclercsétaientprésentsauprèsdesenfants?Est-cequ’Atévenaitsouvent?—Desévêques,quelquefois…DameAtéa toujourseu lahautemainsur lesenfants…C’estelle
quidictaitlesordres…—Quiest-elle?—Jesaisseulementquec’estlafilledequelqu’undepuissant…Elleestcrainteetrespectée…—Lesenfants,oùsont-ilsdésormais?Oùsont-ilsconduitsaprèsMollecravel?—Sansdoutepartispourrecevoirleurcure…Ici,ilssontévalués,ensuitedequoi…ilsrejoignent
unmeilleurétablissement…oùilssontdéfinitivementguéris.LepèreAbabouillait:—Oùcelaest-il?Illibéralecoudel’augustinpourlelaisserrépondrecarilétaitprèsdeperdreconnaissance:—Peut-êtredanslelieuoùnotrebonmaîtreHuedeMontmorencyareçulessoinsquiontfaitde
luil’hommedigneduSeigneurqu’ilestdevenu…Jecroisqu’ils’agitd’unmonastèrequisetrouvedanslesÉtatspontificaux…—EnItalie?—Jen’ensaispasplus…Leprêtrerelâchalejeunehomme.Ilcraignaitd’avoiratteintuneimpasse,d’êtrearrivébientrop
tard.Ilregardaautourdelui,éperdu.C’estalorsquel’augustinfitunpasversleslivresetsesaisitd’unouvragequiressemblaitàune
biblerichementreliée.— Ce livre est consulté par Dame Até, dit-il. Je crois qu’il a été écrit sous le privilège de ce
monastèred’oùnousestrevenuHuedeMontmorency.Ill’ouvritdevantlepèreAba.Ilnes’agissaitpointdelaBiblemaisd’uneViedessaints.
Abalutsurlapagedegardelesceauofficielduprivilègeecclésiastiqueconférépoursarédactionetsonenjolivement,aucomptedumonastèreAlbert-le-Grand,proched’Ancône.Le sang de Guillem Aba se glaça : Ancône ! Le monastère… Les souvenirs de Toulouse lui
revinrentenrafale : l’Hospicedesenfants trouvés, lamalheureuseConchaHermandad, la«Vierged’Aragonmiraculeuse»emportéesurordredel’archevêqued’Ancônepourêtresoignée.—Dites-moi,ajoutal’augustind’unevoixcalme,vousavezattaquénotrechâteaudansleseulbut
deretrouvercesenfants?Abafronçalessourcils.—Monfilsestparmieux,rugit-il.L’augustinhochalatête.—Eh bien, quelmal lui souhaitez-vous ? Vous avez dû remarquer qu’il n’était pas comme les
autres…VousferiezaussibiendelelaisseravecDameAté.Àl’évidence,vousnesavezpascequevousfaites…Aba revit en pensée le corps du petit Maurin se vidant de son sang contre la poutre de son
presbytèreetrésistaàl’enviedetuerlejeuneaugustin.Ilarrachalefeuilletdulivre.—Reconduis-moidanslacour.L’augustin emprunta un autre couloir de chambres. Il s’arrêta devant une huis bardée de fer et
l’ouvritavecunepetiteclefsuspendueautourdesoncou.—D’aprèscequejesais,c’esticiqu’étaitlequatrièmegarçon.LepèreAbas’approchad’unlit.Desvêtementsétaientjetéssurlematelas.Il reconnut la tenue vert-de-gris que portait Perrot le jour de son enlèvement. Il s’en saisit et la
portaauvisage.Ilfermalesyeuxettoutsonêtrefrémitàl’odeurdesonfils.—Merci,dit-il,faisantdisparaîtrelesaffairesdePerrotsoussachemise.L’augustinleguidajusqu’àunepoternequidonnaitsurlacourduchâteaudepuislerempartopposé
àlachapelle.LepèreAbalesommadenepaslesuivre.—Adieu,luifit-il.Les combats faisaient encore rage, les brigands étaient en train de prendre le dessus. L’incendie
provoquéparIsarnavaitgagnétoutledonjon.Deshommesd’HuedeMontmorencyenfumésoulecorpsenflammes,sautaientdescroisées,pourseromprelesossurlespavésdelacour.LepèreAbaseprécipitasurlechevaldeLetoPomponio.Labêteetlemaîtrebaignaientdansleur
sang.Ilarrachalasacochenouéeàl’arrièredelaselleetemportaavecluileshabitsdel’hommeennoirtuéparPomponioàCastelginaux.Sonbutinsouslebras,ilgrimpajusqu’enhautdesremparts.Les soldats d’Hue deMontmorency s’étaient regroupés dans le donjon pour le défendre contre
Isarnetsauverlesleursdel’incendie.LepèreAbaatteignitl’unedestoursensailliequisurplombaientlepont-levis.L’hommeencharge
dumécanismedupontseruaverslui,unfléaud’armesdansunemainetunbouclierdansl’autre.Ilfaisaitdeuxfoislatailleduprêtre.Celui-cin’avaitquel’épéedeCantimprépoursedéfendre.Ilévitadejustesselabouledeciredurciehérisséedetessonslancéeauboutd’unechaîne.Ilsentitlesouffledel’armeeffleurersajoue.Sonassaillantlerenversaavecsonbouclier.LepèreAbatombasurlesplanchesdeboisdelaplate-formequientourait l’échafaudageautourdupont-levis.L’hommeavaitrelevélebrasetprojetaitdenouveausonfléaud’armesversAba.
Leprêtreroulasursadroiteaumomentoùleséclatsdeverres’imprimèrentdanslesplanchesdebois.Ilseretintd’unemainavantdebasculerdanslevide.Sebalançantauprixd’uneffortterrible,illâchaprisepouratteindreunniveauinférieurdelaplate-forme,horsdeportéedugéant.Au même instant, des archers d’Hue de Montmorency qui l’avaient repéré depuis la cour lui
décochèrentflèchesurflèche.LepèreAbas’abritaderrièreunmuret.Ilvitladépouilled’unbrigandd’Isarnétendunonloinde
là,sonarbalèteàlamain.Abas’approprial’arme,ainsiqu’uncarquoisdequatretraits.Ilavançasurlaplate-formeetvisaau-dessusdelui,glissantlapointedelaflèchedesonarbalète
entre les joursdesplanchesdebois.Legéantapparutdans sa lignedemire. Il tiraet l’atteignit enpleinecuisse.L’hommes’écroulaetchutasurlesolpavédelacour,huitmètresplusbas.AlorsAbas’élança.Il remonta jusqu’à la tour en saillie. Et de là, sans réfléchir, échappant aux tirs des archers, il
s’élançadanslevideetchutaaumilieudeseauxboueusesdufossé.
Au même moment, en lisière de forêt, Althoras, assis dans son chariot, se faisait décrire lescombatsquisedéroulaientauchâteauparsonjeuneaide,JobCarpiquet.Il sursautaenentendantque le frèreAbavenaitderessortir indemnedesdouves,endépitdeson
terriblesaut.—Quefait-il,àprésent?demanda-t-il,fébrile.Quefait-il?—Ilerreprèsdupont,réponditJobCarpiquet.Ilporteunsacàl’épaule,uneépéedansunemainet
unearbalètedansl’autre…Attendez.Voilàqu’ilsesaisitd’unchevalabandonnéparundesnôtres.Ils’élanceaugalop!—Vient-ilversnous?Legarçonhésitaunmoment.Puis:—Pasdutout.Ilaprisdanslesbois.Pleinest!Pourlapremièrefoisdepuislongtemps,lesang
montaauxjouesduvieillard.Ilordonna,àpleinevoix:— En selle, petit. Suis-le. Suis-le donc ! Il a dû découvrir quelque chose et peut nousmener à
Agnès.Neleperdspasdevueetrapporte-moitoussesgestes,toutessesparoles!…Enselle!
CHAPITRE18
Peu après son départ de Spalatro,BénédictGui s’entailla l’avant-bras et remplaça lamixture demercure et de vermillon, recueillie dans une fiole par les villageois sous les paupières de sainteMonique,parquelquesgouttesdesesveines.«Cesacrilègen’estqu’unemanipulationdeplusajoutéeaubasd’une longue liste», sedit-il en
reprenantlaroute.Pendant ses années d’errance dans le Latium, après la mort d’Aurélia, il avait pu faire la
démonstration facile de quatre supercheries prodigieuses initiées par des évêques. Apparitionsfrauduleuses,guérisontruquée,signauxduCieldénuésdefondement.Combienl’Égliseavait-elleperpétrédesimulacresdepuistreizesiècles?
Quinze lieues le séparaientde l’abbayedePozzooù ildevait remettre lesdocuments stipulant lemiracledelastatue.Trois joursplus tard,au trotdesamule, ilatteignit l’abbayebénédictinedePozzo.Elleoccupait
uneairedeplusdecentmètresdecôté,pourvued’uneégliseabbatialeàtroisautels,d’uneécole,d’uncloître circulaire, d’un jardinmédicinal, d’uneporcherie, de plusieurs fours à potier,mais surtoutd’unscriptorium etd’unebibliothèquequipouvaient rendredespointsà leurs rivalesclunisiennes.Sesmursétaientclairs,renvoyantlalumièredecejoursansnuages.BénédictseprésentaàlaMaisondesenregistrements,prèsduparloir.Lasalleétaitvaste,bruyante
etpopuleuse;cinqcomptoirsservaientàl’immatriculationdesmiracles.Ilfutébahiparlaquantitédemondequis’ypressait.Unedouzainede«souteneursdeprodiges»venaientvérifierl’étatdeleursdossiers.Ilsseparlaiententreeuxavecfamiliarité,employantdeslanguesoudesaccentsdifférents.Certainsétaientdesmoines,d’autresdeslaïquescommeBénédict.Ilfinitparseprésenterdevantunsous-abbéetunfrèreconvers,assisderrièreunelargeécritoire
couvertederegistresetderôles.Lesdeuxhommesportaientlatuniquenoireetlescapulairedeleurordre.L’abbégardasapose,sansleverlesyeuxverslenouveauvenu,classantlesdocuments:—Quelestl’objetdevotredemande,monfils?demanda-t-ilàBénédict.—UnsaintmiracleproduitenlaparoissedeSpalatro.DeslarmesdesainteMonique,verséesdans
uncimetière.—Surlatombed’unprofane,d’unlaïque,d’unclercoud’unbienheureux?—Unprêtre.—Dequeltypedepleurss’agit-il?Eau,huile,sang?Bénédict sortit sapetite fiole rouge.Le sous-abbé laprit et fit appelerun frère.Unvieilhomme
arriva,munid’unefinetigedefer.Ilouvritlafiole,relevaunegoutteetlaportaàsabouche.—Duvraisang.Humain,décréta-t-il.Lefrèreconverscommençaalorsàprendredesnotesparécrit.—Avez-vouslesdocumentsrequis?demanda-t-ilàBénédict.Celui-cidéposal’ensembledesfeuilletsapportésdeSpalatro.
Aprèsavoirconstatéqueriennemanquait,lereligieuxajouta:—Votrepropositionseraévaluéedanslesprochainsjours.RestezàPozzod’iciauverdict.—Puis-jemeprésenteraudortoirdel’abbaye?Lesdeuxhommessourirent.—Nousn’avonspaslacapacitéderecevoirtouslesrequérantsdansnosmurs.Voustrouverezdes
aubergesauvillage.Bénédictobservaleconversquiemportaitsesécritsetsafiolepourlesrangerprèsd’unepilede
dossiersdansuncoffre.Ildemanda:—SilecasdeSpalatropasselepremierexamen,combiendetempsexigeraladémarchesuivante?Lesous-abbéhaussalesépaules:—Cinqàsixans,aumieux.Noustraitonsplusdemillecaschaqueannée.Touteslesmanifestations
prodigieuses finissent sur nos pupitres, mon fils, dans l’espoir d’être remarquées par Rome etd’obtenirunebulled’ouverture.—Sixans…?répétaBénédict.Ilregardaautourdelui.Dumondeattendaitdéjàderrièrelui.—VouslirezqueleprêtrequiasuscitéleslarmesdelasaintesenommeEvermacher,etqu’ilest
l’anciencurédelaparoissedeCantimpré.VousconnaissezCantimpré?Àcenom,lesdeuxhommesavaientrelevélatête.—Cantimpré?fitl’abbé.C’esteneffetunvillagequirequiertnotreattention…Ilfitsigneauconversdereprendreleséléments.—Vousavezeuraisondelementionner.Celapourraitaccélérerlesdémarches.Ilreplongeadanssesdocumentsetdit:—Maisnerêvezpas,c’estunlongprocessus.Guiquittal’enceintedel’abbaye,sedisantqu’auvudelaquantitédepropositionsdesaintetéquiy
transitaient, il voulait bien être damné s’il n’y avait pas entre cesmurs quelqu’unqui connaisse lecardinal Rasmussen ou son secrétaire Rainerio, personnages incontournables de la SacréeCongrégation.IlseportaauvillagedePozzo,àunquartdelieuedelà.Le sous-abbé n’avait pasmenti ; l’activité hôtelière de cemodeste bourg était impressionnante.
L’affluence de solliciteurs de saints assurait une manne importante, très souvent renouvelée. Sixaubergesetdeuxhospicespouvaientaccueillirplusdedeuxcentainesd’hôtes.Bénédictfitsonentréedansl’aubergeduLivred’Osée.La salle commune était aussi animéeque si elle s’était trouvée àLondres ou àParis ; les tables
encombréesdebuveurs,duvinenquantité,uneodeurdecendreetdefumetflottaitdansl’air.TouslesoccupantsétaientdeshommesattirésàPozzopourdéfendreunecausedesainteté.Après avoir réglé une place de couchage, Bénédict comprit en les écoutant que les clients de
l’auberge se consacraient à la fonctionde«dénicheurde saints» commeunmétier : tout l’an, ilsparcouraient les diocèses à la recherche dumoindre indice demerveilleux puis, dès que l’argentd’une paroisse avait parlé, ils allaient porter la supplique des autorités locales à l’attention del’Église;unpactoleétantgarantiencasderéussite.Certainsenétaientàleurdixièmeouvingtième
tentative.Beaucoupdetrafiquantsseconnaissaientdelonguedate.BénédictGuis’attablaavecquatrehommesquil’accueillirentchaleureusement,commeilétaitde
coutume pour les « nouveaux ». Trois d’entre eux avaient à peu près son âge, deux Italiens et unLusitanien,etledernierétaitunhommeplusâgé,originairedesPouilles.—Quellecausedemiraclesoutiens-tu,l’ami?demandèrent-ilsàBénédict.—UnestatuedesainteMoniquequiapleurédeslarmesdesang.Lesquatresifflèrentd’enthousiasme.—Bien,trèsbien.—Bondébut!—Leslarmessontmoinsfréquentesqu’onneleprétend.—Tuasteschances!Onperçauntonneaudeposcaenl’honneurdelasaintebontédeMonique,sansoublierdemettrece
vinauxfraisdu«nouveau».Lasalledel’aubergenecessades’animerdurantlesheuresquivirentlejourtomber.Lesentréesetsortiesétaientnombreusesetl’onmitunmoutonàtournersurunebroche.Les compagnons de Gui lui narrèrent leurs dossiers respectifs, comme des soldats qui
s’enorgueillissentd’unebatailleoudelaconquêted’unefemme.L’undit:—J’ai laservanted’uncuré,morteau tempsdeGrégoire IX,quiapparaît toutes lesSaint-Denis
pourdénoncerlespécheursdesonvillage.Unautre:— J’ai un tombeau d’abbesse à Bourges qui s’est mis à sentir exceptionnellement bon et qui,
lorsqu’onyappliquel’oreille,faitentendrelespulsationsd’uncœur!Unautre:— Je soutiens une commune de Lombardie où un bienheureux fut enterré du temps de
Charlemagne.Sadépouilledevaitêtretransféréecetteannéedansuneparoissevoisineplusprospère,mais lorsqu’il s’est agi de soulever son cercueil, celui-ci est devenu si pesant que vingt gaillardsn’ontpasréussiàledéplacerd’unpouce.Lebienheureuxrefusaitdequittersaterre!Ledernier:—J’ai lacaused’unmanteaud’évêqueduVIIe sièclequiguérit lesmaladesatteintsd’ulcération,
ainsiquelapoussièred’untombeaudeviergequi,délayéedansduvin,rendlavueauxaveugles.Ycroyaient-ilsseulement,àcesmiracles?Bénédictnel’auraitpasjuré.Ildemanda:—Surquoisefondeleverdictdesmembresdel’abbayedePozzo?Tousrépondirentenmêmetemps:—Avant tout, il estpolitique.L’essentiel,pour les jugesdePozzo, estd’évaluer le rayonnement
posthume du serviteur de Dieu qui postule à la sanctification. Rien n’humilie tant l’Église que denommerunnouveausaintetdenevoirpersonneseprécipitersursatombe!—Denosjours,ellesouhaitegénérermoinsdesaints,maisconcentrerlespèlerinsetamasserplus
d’offrandes.
—Hormiss’ilyaeumiraclespectaculaireousileserviteuraétéunhommetrèsrenommédesonvivant, le processus dure désormais de nombreuses années, cela pour décourager les requêtesabusives.—Ah!l’horizondenotreprofessions’estobscurci,seplaignitlevieux.Autrefois,ilétaitplusaisé
defaireunsaint!Lavoixseuledupeuplesuffisait.Pasbesoind’enquêteetdepreuvesconsistantes!Onritdesuppliquesfarfeluesquiavaientnéanmoinsaboutiàunecanonisation.Onbutbeaucoup;lemoutonfutservi.Bénédictchoisitlemomentopportunpourcentrersespropos.Ilentretintlaconversationavantde
demander:—Connaissez-vouslecardinalRasmussen?Laquestionfitsetairelesquatreautourdelui.—EntantquePromoteurdelafoi,reprit-il,feignantlasurprise,ilestencharged’invaliderlescas
présentésici.Vousdevriezleconnaître…Cefutlevieuxquirépondit:— En effet, il invalidait… et il ne s’en privait pas ! pesta-t-il. Cet homme, Dieu me pardonne
puisquenousvenonsd’apprendresadisparition,aététrenteansdurantlecauchemardesrequérantsetpostulateurs de saints. On le surnommait le « Démosthène du Canon ». C’est bien simple, siRasmussensemêlaitdevotrecas,vouspouviezêtreassuréd’échouerdevantlaSacréeCongrégation,etce,quelquefûtlepoidsdel’argumentationpréparéeparladéfense.D’aprèsmoi,cethommeauraitdéclassésaintBenoîtetboutéleroiLouisdeFrancehorsdesoncoindeparadis,sionluienavaitdonnél’occasion!Bénédict poursuivit ses allusions et ses suggestions, avec habileté, jusqu’à ce que le vin eût fait
perdretouteidéedeméfianceàsescompagnons:—EtsonassistantRainerio?Vousleconnaissiezaussi?demanda-t-il.—Oui!Ilvenaitquelquefoisàl’abbaye,s’exclamaleplusjeunedesescompagnons.Guitressaillitetserralespoings.—IlvenaitàPozzo?Legarçonconfirmasonpropos:—Sansdoutepourlecomptedesonmaître.Àlavérité,onneseréjouissaitpasdelevoirtraîner
danslesenvirons.Sentantlepoissonferré,Bénédicts’enhardit:—L’und’entrevousleconnaissait-ilbien?Laquestion,cettefois,fitsourire.—Quiauraitoséfréquenterl’hommedeRasmussen?Ilnesemontraitpasicidanslebutdenous
soutenir,maispourcollecterdesargumentsetnousaccabler,tôtoutard!LevieilApulienajouta:—Toutefois il comptait un ami à l’abbaye. Le frèreHauser, qui a longtemps tenu la charge du
scriptorium.—Longtemps?Ilnes’ytrouveplus?s’inquiétaGui.—L’hommeestvieuxetilestenmauvaisesantéàcequel’onraconte.—Ilrésideàl’abbayedePozzo?
—Ilsemblebien…
Iln’enfallaitpasdavantagepourmettreBénédictenmouvement.Lelendemainmatin,avantmêmeque les cloches sonnent les laudes, il se présenta à l’abbaye et demanda à voir le frère Hauser,prétextant qu’il lui portait des nouvelles de l’un de ses lointains amis. Il dut attendre que le vieilhommesouffrantseréveillepourpouvoirêtreadmisdanssacellule.C’était une pièce exiguë et austère. Hauser était allongé sur un lit de paille, blême, le visage
squelettique,lecorpsrecouvertd’épaissescouvertures.Lesmursétaientgris,noircisparl’humiditéetlafuméedescierges.Unenonneâgéeétaitassisesurunechaisenon loinde lui,unpsautierouvertsur lesgenoux.La
garde-maladeobservaavecméfianceBénédictquientrait.Il s’avança auprès dumoribond. L’odeur était abominable ; il eut tout de suite le sentiment que
c’était un homme perdu. Hauser avait le crâne nu et décharné, osseux, la respiration bruyante etdifficile,desgouttesdesueurperlaientàlaracinedesesrarescheveux,l’extrémitédesesdoigtsétaitnoireetfroide.«Ilmeurtdeconsomption»,pensa-t-il.—Ilpeutvousentendre,luiditlagarde-malade,maisj’ignores’ilauralaforcedevousrépondre.
Ilnes’estjamaistrouvésimal.Bénédict leva la couverture et observa les veines des pieds : la peau était couverte d’entailles
pratiquées pour les saignées. Les médecins s’étaient acharnés sur le pauvre homme à coups delancettes.—Ilestàladièteabsolue,ditlafemme.Bénédictsecoualatête.—Riendemieuxpourquesavies’enaille.Quelgâchis!—Vousêtesmédecin?—Jenepratiquepas.Maisjesaislesnotionsprincipales.Alorslanonneselevaetluiconfia:—Toutsonmalluiestarrivétrèssoudainement.—C’estlecaspourlesvieillespersonnes.Nousn’ypouvonspasgrand-chose…—Oui,mais…ils’estmis,enquelquesjours,àperdretoutessesdents!Bénédict levaun sourcil.Tout à coup il sut cequecette femmecherchait à luidire et, d’unbref
échangederegards,ellevitqu’ill’avaitcomprise.Aussitôt,ilsaisitlepoulsd’Hauser,goûtasasueur,inspectasalanguenoireetlefonddesonœil,
passantdutoutàlapartieetdel’ensembleaudétail.Sonexamenterminé,Bénédictregardalanonned’unœilpréoccupéquidisait:«Poison!»Illuidemandaderéunirsur-le-champlescomposantsd’unantidote.—Dépêchez,luidit-il.Sinousn’intervenonspas,dansdeuxjoursilseramort.Lagarde-maladetrouvalessubstancesherbeusesduremèdedanslejardinmédicinaldel’abbaye.
Bénédictpratiqualemélangeetledonnaàboireaumaladeavecunpeudevinaigrepourraviversesglandessalivaires.
—Patientons.Troisheuresplustard,leréactifdeBénédictcommençadefaireeffet.—Ilfautlefaireboire.Abondamment.Cequifutfait,aupointqu’Hausergagnasoudainunpeudevie.—Jereviendraidemain,ditBénédict.
Cejour-là,Hauserétaitenmesuredeparler.Lanonnerestaitàsescôtés,émuedelerevoiravecl’apparenced’unvivant.—SœurConstanza a la grande bonté deme lire la SainteLettre pour le repos demes derniers
instants,ditHauseràBénédictd’unevoixéteinte.La femme avait à peu près le même âge que lui, elle portait l’habit des clarisses. Au regard
affectueux qu’elle posait sur le malade, Gui comprit que ces deux êtres partageaient une longuehistoireamoureuse.—Quiêtes-vous?luidemandaHauser.Mavuemetrahit,jen’aipaslesouvenirdevousconnaître.—C’estexact,monpère,nousnenoussommesjamaisrencontrés.—Vousm’apportezunmessage,m’a-t-ondit?—Cen’estpastoutàfaitlavérité…La nonne, qui avait rejoint sa chaise pour lire, releva la tête de son livre, retrouvant l’air
soupçonneuxqueBénédictluiavaitconnuàsonarrivée.—Auvrai,repritBénédictavecprécaution,j’enquêtesurladisparitiond’uncertainRainerio.On
m’aditquevousleconnaissiez?La nonne allait protester, mais le moribond trouva la force de lever une main, l’invitant à se
rasseoir.— Cela va bien, Constanza, cela va bien… Si j’ai compris, nous ne sommes pas sans certains
devoirsenverscejeunehomme.IlobservaBénédictdesonœilpâle,presqueblanc.Ilétaitédenté,leslèvressèches.—Quivousenvoie?—LasœurdeRainerio.Zapetta.QuiseravagedenepointrevoirsonfrèreàRome,nid’avoirde
sesnouvelles.Hauserhochalatête.—Rainerio…Ilm’asouventparléd’elle.Iladoresafamille.C’estvraimentunexcellentgarçon.
Hélas,Dieusaitcequ’ilsontfaitdelui…Bénédictbondit.—Quicela,ils?Lanonnevoulutànouveauintervenir.Hausersecontentadeluidemanderungobeletd’eauoùil
trempaseslèvres.Ilrepritensuite,lentement,accabléparleseffortsqu’ilfournissaitpourparler:—Vousconnaissiezsonmaître,lecardinalHenrikRasmussen?Bénédictacquiesça.—Savez-vousparquelmoyen,lorsdesprocèsdecanonisation,ilarrivaitàrenverserlescasdes
saintsqu’ilnevoulaitpasvoirsanctifier?—J’aientenduparlerdesaréputationd’infaillibilité,maisj’ignoresonprocédé.Hauserécarquillalesyeux,c’étaitlaseulefaçondesourirequiluirestait:—Rasmussens’étaitfaitunespécialitédesrécitssurlajeunessedesgrandssaintsdel’Église!Bénédictfronçalessourcilsetsemitàprêteruneattentioncroissanteaurécitd’Hauser.—Leurjeunesse?répéta-t-il.—Oui.Ilvoulaittoutsavoirsurcesujet.Ilavaitmêmecommandité,poursonpropreusage,une
vie des saints centrée exclusivement sur les légendes qui traitaient de leur enfance. C’est le braveRainerioquiaachevécelaborieuxtravailpourRasmussen…«Lelivred’OttoCosmas!»songeaBénédict.Hauserpoursuivit:—Lorsdesprocèsde laSacréeCongrégation,Rasmussenétablissaitdescomparaisonsentre les
premièresannéesdeviedeceuxquipostulaientàlasaintetéetlajeunessedessaintsreconnus,detellesorte qu’apparaissaient des contradictions.Ainsi il trouvait toujours un argument qui ne tenait pasdans lespreuvesde ladéfense.Commeilétait leseulàposséderunouvragedecettequalitésur lesujet,ildominaitsesopposants.LanonnejetaàHauserunregarddésapprobateur,maislebénédictinn’entintpascompte.Aprèsunmomentdetorpeur,ilreprit:— Rainerio venait quelquefois à Pozzo avec l’objectif de repérer, parmi les centaines et les
centainesdemiraclesenregistréschaqueannéecheznous, lesquels impliquaientdes jeunesenfants.Celaafind’étoffersonlivresurlessaintsetparcequ’ilétaitconvaincuqu’enétudiantlesdifférentspouvoirsdesenfantsmiraculeux,onpourraitdécelerlavenued’unnouveauhérosdel’Église.Hauser se pressait de parler ; soit qu’il sentait ses forces lui revenir, soit au contraire, qu’il les
voyaitdisparaîtreetcraignaitdenepouvoiracheversonrécitavantdedéfaillir.—Pourtant,auboutdequelquetemps,ajouta-t-illesyeuxmi-closcommes’ilrevivaitlascène,il
fituneétrangedécouverte:àchaquefoisqu’ilrédigeaitunrapportàRomesurungarçonouunefilledont lespouvoirs luiparaissaientdignesd’intérêt, cemêmeenfantdisparaissait subitement,peudejoursaprès!…Biensouventarrachéavecviolenceàsesparentspardesbandesdemercenaires.«Desraptsd’enfants?»Hauserajouta:—D’aborduncas,puisplusieursdesuiteassirentcettesombrevérité:touslesenfantscitésparlui
auLatranétaientenlevés…Bénédictblêmit.Untraficd’enfantsauseinduLatran,celadépassaitceàquoiilavaitpus’attendre.Bienqu’Hauserl’eûtregardé,ilcontinuacommesiderienn’était,troppréoccupédesespropres
penséespourfaireattentionàcellesquesonrécitpouvaitéveillerdansl’espritdeGui:—Rainerio et moi nous entendions très bien, dit-il. J’étais le seul ici à ne pas lui faire porter
l’animosité qu’inspirait son maître, Rasmussen. Il m’a dit qu’il s’était ouvert de ses sinistresdécouvertesàsonmaîtrequi,lui-même,étaitémudecesenlèvements.Hauserredemandadel’eau.—Etensuite?insistaBénédict,désormaistrophappéparlerécitpoursesoucierdelafatiguedu
vieilhomme.
— Ensuite ? fit Hauser. Je veux croire que Rasmussen et Rainerio ont tâché d’en savoirdavantage… Je constate que, depuis lors, le cardinal a succombé à un accident. Et vous venez dem’apprendrequeRainerioestintrouvable…Iltoussa.—Quantàmoi,jemesuisinquiétéparcourrieràRomedel’affairemiseaujourparRainerio…
Dix jours plus tard, j’étais à l’agonie… Une simple lettre aura suffi pour que l’on veuillem’empoisonner…C’esttoutcequejepeuxvousdire…HormisleconseildeneplusrecherchercemalheureuxRainerio…Vousneleretrouverezsansdoutejamais.Ilfitunmouvementlasdelamain.—Allezplutôtconsolersajeunesœur.Sivouspassiezoutrecetavis,vousrejoindriezlesortde
RasmussenetdeRainerio.Etlemien…Bénédict songea aussi auxmeurtres deMaxime deChênedollé retrouvé coulé dans une dalle de
ciment,etdeMarteen,décapité.—Vousrendez-vouscompte…?ajoutaHauserd’unevoixmourante.Desenfantsmiraculeux…des
saintsoudesmagesendevenir!…Lepireestàcraindre…Ilperditconnaissance.Lanonnepoussauncri,maisBénédictsefitrassurant:—L’épuisementestnormal,soncorpsendureautantdupoisonquedel’antidote.Illuifournitunelisted’alimentsetdecordiauxàluiadministrerdanslesjourssuivants:—Ildevraitpouvoirseremettre.PuisBénédict,occupéparlesconfidencesd’Hauser,quittalacellule.Ilmarchaautourducloîtrecirculairedel’abbayedePozzo.Desbénédictinspassaientprèsdelui,
leurssoutanesgonfléesauventdelamarche.« Les rapports de Rainerio étaient destinés au Latran. L’implication de l’entourage de la curie
devientdeplusenplusévidente.Ellejustifieraitl’audacedescrimesdescardinauxetl’interventiondeFauveldeBazanpourm’empêcherd’enquêter.»Le sujet du livre d’Otto Cosmas, enfin révélé, liait sans hésitation Rainerio aux activités de
Rasmussen.«Desraptsd’enfantsquipossèdentdesdons?»Maissoudainilentenditmarcherdanssondos.C’étaitConstanza,lagarde-malade,quis’étaitélancéepourlerattraper.—Jevousaimaljugé,luiavoua-t-elle;vousavezsauvéfrèreHauser.Seulementjenesouhaitais
pasqu’ilvousparledeRainerio…Jesaisquesonempoisonnementestdûàcequ’adécouverticicegarçonsurlesenfants…Jecraignaisquevousnefussiezunagentvenupouressayerd’apprendrecequ’ilsavaitavantdel’éliminer…Ellemanquaitdesouffleaprèssacourse.—Jevouscroishonnêtedésormais.Aussijepensepouvoirvousaider.Constanzadéfitunecordelettequ’elletenaitautourducouetauboutdelaquellependaituneclef.—Hauser a étépendant trente ans lemaîtrede labibliothèquedePozzo.Même s’il aquitté son
poste, il a conservé cette clef qui ouvre toutes les portes. Dès que j’ai eu compris qu’il avait étéempoisonnéaprèssalettreexpédiéeàRomeausujetdeRainerio,jemesuisempresséedecompiler
dansuneboîtetouslesdocumentsdelabibliothèquequecejeunegarçonétaitvenuconsulter!Bénédictsourit.Constanzapoursuivit:—J’aimis ces informationsau secret.Car je suispersuadéequ’ellespeuvent inquiéter ceuxqui
n’ontpasintérêtàcequelesrecherchesdeRainerios’ébruitent.J’aiagiainsidanslebutdemenacercespersonnagesquiveulentlamortd’Hauser,lejouroùjelesauraiidentifiés!Maisjesensquevouspouvezfairemieuxquemoi.Lafemmedonnarendez-vousàBénédictGuideuxheuresplustard.ElleiraitdanslabibliothèquereprendrelesdocumentsréunissurlesactivitésdeRainerio.—Pasunlivre,pasunfeuilletnepeutquitterl’enceintedel’abbayedePozzo,l’avertit-elle.Vous
devezlesconsulterici.—C’estégal.J’aiunemémoireexcellente…Bénédict mesurait l’incroyable chance qui lui était donnée : découvrir tout le cheminement des
découvertesdeRainerio!Dèslors,sentirsastupeuretsesangoisses,devinersespensées,imaginerquellespersonnespouvaientdevenirsesadversaires…
Aumomentdit,ConstanzatransmitleprécieuxcoffretàBénédictGui.— Frère Hauser se remet lentement, lui dit-elle. Il vous souhaite de longs jours et
l’accomplissementdetousvosvœux.Elledisparut.L’objetétaitenbois,recouvertdecuir,ferméavecunloquetenvermeil.Bénédictlesoupesaetl’examinaavecfascination.Iltenaitsansdoutelà,enfin,l’explicationquiallaittoutéclaircir!
TROISIÈMEPARTIE
CHAPITRE01
Levieuxchasseurn’aperçut lecorpsde l’étrangerqu’à son retourauvillagedeViska.Ses troischiensledécouvrirentencontrebasdusentierdeforêt,étendudanslaneige.Ilétaitpâle,vidédesesforces, incapable de se remettre sur ses pieds ; sans le flair des animaux, il aurait péri dès lespremièresheuresdelanuitsousleshêtresdeMoravie,àunedizainedelieuesausudd’Olomouc.L’étranger ne réagit ni à l’arrivée remuante des chiens ni aux appels répétés du chasseur. Ce
dernier,unclaque-faimdesoixanteans,labarbeetlessourcilsgris,vêtuchaudementd’unepelisseetd’ungrosbonnetaupelagedeblaireau,s’approchaavecprécaution.Le blessé était un homme d’une vingtaine d’années, grand et sec. Il ne portait qu’un pourpoint
matelassé et une cape de laine noire. Ces vêtements usés, poussiéreux et boueux, son extrêmemaigreurprouvaientqu’ilvoyageaitdepuisdesjours.Renversésurleflanc,ilsuait,grelottait,marmonnaitdesphrasesincompréhensibles.Lechasseur
l’aidaàsereleveretleramenapéniblementverslesentier.Levieillard traînait une longuepiècede toile sur laquelle reposaient son arc, son carquois et la
dépouilled’un faonqu’il avait abattu. Il camoufla songibier sous laneigeet étendit leblesséà saplace, puis tira le fardeau en direction du hameau ; la toile, enduite de suif de mouton, glissaitdifficilement.Illuifallutunedemi-heureavantdevoirparaîtrelespremierstoitsdeViska.Lesmasuresétaientenpierre,enterréesàmoitiéetcoifféesdetourbe.Ramasséeslesunessurles
autres,elles formaientuncerclesurunepetiteairedégagéeenpleine forêt.Descabanons installésdanslesarbresetreliéspardescheminsdecordageservaientauxvillageoispourabattreoudisperserlesmeutesdeloupsquirôdaient.L’hommefutalitésousletoitduvieuxchasseurquisenommaitMarek,etdesonépouse,Svatava.
Ilsluiôtèrentsesvêtementstrempésetlerecouvrirentd’undraprugueuxetdepeauxdebêtes.L’arrivéede l’inconnuprovoqua l’émoidesvillageois. Ilssortirentdechezeux lesunsaprès les
autres,certainscurieux,d’autrespréoccupés,d’autresvoulantserendreutilespourluisauverlavie.Bienqu’ilfûtcouchéprèsdufeu,l’hommenecessaitdefrissonner.Était-ilmalade?Contagieux?Laquestionposée,onn’osaplusletoucher.Était-ceunvoleur?Iln’emportaitriensurlui.Unvagabond?Iln’étaitpasarmé.Fallait-il prévenir le bailli châtelain ou quérir l’aide du prêtre qui officiait dans la paroisse
voisine?Dans l’assistance, lesmoins timorés accomplissaient des signes de croix, d’autres des signes de
cornes.L’und’euxestimaqu’ondevaitrendrel’inconnuàlaforêtetnepluss’ensoucier.Svatava,d’uncommunaccordavecl’ensembledesvillageoises,décidades’enremettreàGàta,la
géomancienne,seulecapabledecontrecarrerrapidementleseffetsdufroidsurlemalade.Unjeunehommepartitdanslesboispourl’avertir.
Moinsd’uneheureplustard,unefemmesansâgedont les longscheveuxargentéssedéversaientjusqu’auplidel’aine,vêtued’unecapeencrinnoir,arrivaàViska.Tout lehameausepressaità l’intérieuretà l’extérieurde lamaisondeMareketdeSvatava.On
s’écartapourlaisserpénétrerlasorcière.Elleallaaublessé,l’observa,puis,lesyeuxmi-clos,fitplanersesmainssursonfronthumide,les
paumestournéesversleciel.Elleditenfin:—Desannéesluisontencoreaccordées…Toutdesuitelesoulagementselutsurlesvisagesdelaquinzainedepersonnesquiencombraientla
pièce. Ils savaient ce queGàta entendait par cettemystérieuse affirmation : bien des fois, elle leuravaitexpliquéqu’hommesetfemmesdétenaientchacununnombrespécifiqued’annéesdevieprescritpar Dieu. S’ils mouraient avant leur heure, par accident ou victimes d’un crime, leurs esprits,prématurémentlibérésdel’enveloppecharnelle,continueraientderôdersurlaterrejusqu’autermedeleurtemps.Gàtadéfinissaitainsil’indiscutableexistencedesrevenants.Àplusieursreprises,elleavait refusé de soigner des personnes sous prétexte que leur durée avait été consumée et que leurmortn’étaitpasnéfaste.Parfoismêmedespetitsenfants.Maiscen’étaitpaslecasaujourd’hui,etlapopulationseréjouissaitdelavoiràl’œuvre.Ellefitmonterlatempérature,lançadespoignéesdesimplesodorantsdanslesflammesdufoyer,
mitletorsedel’hommeànupuisydéposadesgaletsd’ambre,dequartzetd’obsidiennequ’elletirad’unesacochependueàsonépaule.EllesemitàformulerdesincantationsdontpasundesMoravesprésentsnepouvaitdéchiffrerlesens.Les témoins, qui pressentaient que le Christ n’était pas convié par l’enchanteresse dans sa
cérémonieocculte,multipliaientlessignesdecroixpréventifs.Gàtasortitencoredesasacocheunecassolettedeparfumqu’elleallumasouslelitdublessé.Une
mincefuméeblondes’élevalentementpourl’envelopperetresterensuspensdansladoucelumièredelapièce.Chaquevisagereflétaitl’attentionlaplussoutenue.Lapeaudumaladebleuitàvued’œil;ilcessadefrissonneretdegrelotter.Enfin, il ne bougea plus, son regard perdit tout éclat, fixé au plafond, sa bouche se figea,
entrouverte.Àl’évidence,ilnerespiraitplus…Ilyeutunlongsilence.Ilétaitmort.Lesilences’éternisait.Gàtarestaimmobile.On s’entreregarda, déçu ou résigné selon la confiance qu’on accordait aux talents de la
géomancienne.Ellemurmuraunmotincompréhensible,d’unevoixposée.AlorslesépaulesdeRaineriosesoulevèrentd’uncoupdansunespectaculaireinspiration;ils’était
dressé demoitié sur le lit, les yeux écarquillés, les veines du cou saillantes. Il ne respirait pas, ilhaletait.Lamoitiédesgensprésentsquittèrentlamaisondansunmouvementdepanique;ilsfurentaussitôt
remplacéspard’autrescurieuxquiétaientretenusàl’extérieur.CependantRainerioretombaitsursacouche.Gàta considéra le prodige avec une indifférence confondante. Elle recouvrit le torse du jeune
hommequis’étaitendormi,levisageapaisé,lestraitsrecouvrantpeuàpeuleurscouleurs.—Duvindecynorrhodon,prescrit-elle,cegarçonabesoindereconstituersesforces.Danstrois
lunes,ilserasurpied.Ellerenâclaetcrachaparterre,rangeasespierresetsacassolettepuisfitungesteimpatientpour
qu’on lui libère un passage vers la sortie ; enfin, en compagnie d’une petite fille crasseuse quil’attendaitau-dehors,elles’éloignapourrejoindresoncabanondanslaforêt.LastupéfactionrégnaitàViska.Il fut convenu qu’il serait imprudent de rendre compte à l’évêque du passage de Gàta. Il ne
manqueraitpasdecrierà ladémoneetdeleschâtierdurement.Qu’aurait-ilaccomplià laplacedel’enchanteresse?Ilauraitcélébré,ensepressant,lesderniersritessurl’inconnu,mêmesanspreuvede son baptême, tout cela afin de percevoir l’obit, la taxe des funérailles, auprès deMarek et deSvatava.Et lemalade seraitmort avant son heure et aurait hantéViska pourDieu sait combien detemps…Le vieux chasseur et son épouse veillèrent Rainerio nuit et jour. Son teint mat et ses cheveux
sombresrévélaientdesoriginesméridionales.Ilavaitunechevilleenflammée,lescheveuxgâtésdeteignes,l’auriculairedroitdesséchéparlefroid.Paslemoindresousurlui,nilemoindredocument.Depuiscombiendetempserrait-ildelasorte,danslaforêt,enpleinhiver?Oncomptatroisluneset,commel’avaitaffirmélaguérisseuse,lejeunemiraculéouvritlesyeux,
retrouvalaparoleetfutàmêmedeselever.D’abordeffrayédesetrouverentourédevisagesinconnus,etsousuntoitdontilignoraittout,ilfut
rapidementapaiséparlesdoucesparolesdesesbienfaiteurs.—MonnomestRainerio,dit-il.JeviensdeRomeetsuisenroutepourOlomouc.Ilparlaituntchèquetrèssommaire,difficileàcomprendrecarilécorchaitlaprononciation.—MonmaîtredeBohêmem’aenseignéàRomelesrudimentsdevotrelangue,expliqua-t-ilaux
habitantsdeViska.Il mangea et but sans pouvoir se rassasier. Il ne présentait aucune séquelle de fatigue ni du
traitementmagiquedeGàtaetnecomprenaitpaspourquoilesvillageois leregardaientcommes’ilétaituneinquiétantecuriosité.—Quevenez-vousfaireici?luidemandaMarek.— J’ai dû prendre la fuite. Je me rends à Olomouc afin de rencontrer un certain Daniel
Jasomirgott,chefdelapolice,quidoitmevenirenaide.Il expliquaqu’il avaitquittéRomeen secret et traversé lesÉtatspontificauxvers l’est jusqu’à la
mer Adriatique. Arrivé au port de Pescara, il s’était embarqué sur un bâtiment de commerce quil’avait conduit àVenise.Ensuite, il avaitpris aunordencompagnied’unecaravanedemoinesquis’enallaientprêcherenCarinthie.— Le Danube franchi, j’ai cheminé à pied et ai été attaqué par une bande de reîtres qui m’ont
dépouillé de mes affaires de voyage, de mes vêtements d’hiver et de l’argent nécessaire à monpériple.Échoué dans un hospice près de Brno, il avait dormi deux jours d’affilée avant de reprendre,
intrépide,sonexpédition.— J’avais présumé de mes forces, avoua-t-il. Égaré sous vos forêts que je n’imaginais pas si
terrifiantes,j’aifiniparemprunterlepremiercheminsurlequelselisaientdestracesfraîchesdepas,afindetrouverlerefugeleplusproche.C’esttoutcequejemerappelle;dansmonderniersouvenir,jem’effondredanslaneigepuisj’entendsconfusémentdeschiensquimetournentautour…Marekluifitlerécitdecequiavaitsuivi.SansentrerdansledétaildelacérémoniedeGàta.Ilfinit
pardemander,incrédule:—Vous pensez que Daniel Jasomirgott peut vous secourir à Olomouc ? C’est un homme à la
réputationabominable.Lapopulationnel’apprécieguère.— Il avait pour amimon ancienmaître,OttoCosmas, originaire de votre pays.Ce dernierm’a
enjointdepartirmeréfugierauprèsdeJasomirgottsijerencontraisunjourdegravesennuis.Jesuissonconseil.JeveuxcroirequeJasomirgottm’écoutera.Ilestmonseulrecours.Marekhochalatête.—Vousdevezavoirdebonnesraisonspourvousêtreainsijetédansunsidangereuxvoyage!Rainerioacquiesçad’unmouvementdufront,maisn’approfonditpassesexplications.IldutrestertroisjoursàViskapourretrouversesforces,cequiluidonnaletempsderemercierles
bonnesâmesquis’étaientrelayéesàsonchevetetdepromettrederevenir,endesjourspluspropices,afindeseprésenterdevantlavénérableGàtaquiluiavaitrendulasanté.EndépitdesrécriminationsdeSvatava,levieuxMarekinsistapouraccompagnerRaineriojusqu’à
Olomouc,laplusgrandevilledumargraviatmorave.Ilspartagèrentlamêmemuleetpartirentaupetitmatin.Enfin lorsqu’ils furent seuls, longeant une sente à peine tracée entre les arbres tors couverts de
neige,Marek lui posa une question qui lui brûlait les lèvres, la question que personne au villagen’avaitoséformulerdepuisleréveildeRainerio.—Conservez-vousdessouvenirsdubrefinstantoù,chezmoi,nousvousavonsvumort?—Mort?Raineriopritunmomentpourréfléchir.Puisilrépondit,avecunsourirejuvénile:—Aucun.Dureste,jen’étaispasvraimentmort,puisquejesuistoujourslà!Marekhochalatête.Gàtaavaitbiendesfoisrétablidesmaladesenleslaissanttrépasserpourles
rameneràlaviequelquesinstantsaprès.«Lamortremetleshumeurscommelesflammesdelaterrebrûléerégénèrentlesoldeschamps…»,professait-elle.LeshuitlieuesquiséparaientViskad’Olomoucfurentavaléesenunejournée.Àl’entréedelagrandeville,RaineriorefusaqueMareklesuivedavantage.—J’ignorecomment lesévénementsvont tournerpourmoi, luidit-il. Jem’envoudraisdevous
nuire.Mercipourtout,Marek.—Méfiez-vous! leprévint levieuxchasseur,dansunvillageautrequeViska, leshabitantsvous
auraient certainement pendu aupremier bois.L’on se défie des visages inconnuspar ici. Surtout àOlomouc.Avantdeseséparer,ilss’étreignirentetlevieilhommerepritsaroutesurlamule,indifférentàla
nuitquitombait.Situé sur les rives de la Morava, Olomouc comptait plus de dix mille âmes, protégées par de
puissantsrempartsdepierre.Rainerioseprésentaàunpostedesoldatsoùildemandaàrencontrerle
chefdelapolice.Unfactionnaireluidésignadudoigtunebâtissefortifiéeaunorddelacathédrale.Là,Raineriofitlarencontred’unclercquiparlaitlelatinetquitraduisitsesquestionsàunofficiermorave.SarequêtepourrencontrerDanielJasomirgottéchouaaussitôt.— Nous sommes menacés de siège par une bande pillarde ! lui dit l’officier. D’après nos
informations,legrosdeleurstroupesserasousnosmursavantdeuxjours.Jasomirgottinterrogedesdétenusenprison,capturésdanslemêmecampdebrigands,afindedécouvrir leurarsenalet leursdesseins.Ilnes’interromprapourpersonne.Rainerios’étonna:—Lavilleentièrecraintunebandedepillards?L’hommeposasurluiunregarddédaigneux:—Ilssontprèsdedeuxmilleetbienplusredoutablesqu’unearméerégulière,croyez-moi!Ilhaussalesépaules:—Vousnesavezriendelaviedansl’Empire…Rainerioseditqu’enconséquencelesportesdelavilleenétatdesiègeseraientbientôtferméeset
qu’ilseraitpiégé.Ildevaitagirvite.—Peut-onfaireparvenirunmessageimportantàDanielJasomirgott?—L’accèsdelaprisonestdéfendu.Abandonnéparsonclerc,Raineriosevitrenvoyédanslesruesd’Olomoucalorsquelanouvelle
d’uneattaquesepropageaitetquelapopulationcommençaitàs’affoler.Ils’approchad’uneplacedemarchéoùl’onseruaitpourregrouperdesprovisionsdebouche.Il
repéraunhommequiavaitacquisplusieurssacsderaves.Ilrassemblasoncourageetpiquadroitsurlui.Iléventralessacsetlesravesroulèrentausol;ilfit
minedevouloirlesvoler.Sonaction,loindescandaliserautourdelui,suscital’imitationetl’onfutsoudainproched’unerévoltepopulaire,despersonnesdesdeuxsexesvoulantsesaisirdetoutcequitraînaitsurlesétalsdesmarchands.Lesgardesdurentinterveniretfairecesserlesoulèvementàcoupsdegourdinsetdelances.Cinq agitateurs furent appréhendés, dontRainerio ; tous promis à la potence du lendemain. Les
autoritésnetoléreraientaucuneindisciplineàl’instantoùilfallaits’armerpourprotégerlaville.Raineriofutsecouéavecvéhémencemaisn’opposaaucunerésistance.Onlejetaenprison.Dans sa cellule, en compagnie d’une vingtaine d’autres détenus, il fut mis aux fers par un
surveillant dont la peau grise et ridée ressemblait aux murs environnants ; il portait un épaistrousseaudeclefsàlaceinture.—VaprévenirDanielJasomirgottqu’undiscipled’OttoCosmasestici,luimurmura-t-il.Venude
Rome…Faiscelaettupourrast’enféliciter.Legardelevalessourcils.—OttoCosmas?Quiest-ce?—Jasomirgottlesaura.L’hommesegrattalatête.
—Jesuisleporteurdesclefs,c’esttout.Jedoisenréféreràmonsupérieur.—Faiscela,s’ilteplaît.N’oubliepas:OttoCosmas!Rainerioseblottitdansl’angledelacellule,entreunivrogneetungaminintimidé.Lamoitiédes
prisonniers se trouvaient être des femmes et il n’échappa pas au jeune homme qu’une grossematrone,crasseetàlavoixcaverneuse,étaitl’impératricedeslieux.Rainerios’apprêtaitàpasserunmauvaismomentlorsque,entrelesbarreauxdelacellule,apparutunvieilhommeaucrânechauve,àlabarbegrise tailléeencouteau.Saseuleapparitionsuffità figerd’effroi tous lesoccupantsde lacellule. Ilportaitunpourpointetdesbraiescousuesdans lemêmecuir,au-dessusd’unechainsedetissufin.Uncollierprécieuxachevaitdeluidonnerl’imaged’ungrandnoble.Seulundétailbrisaitcetteimpression:dusangfraiscoulaitdesamaingauche.C’étaitDanielJasomirgott.IlhaussalesépaulesenapercevantlejeuneRainerio.—C’estlui?demanda-t-ilauporteurdeclefs,quiacquiesça.Rainerioselevaets’avança.—Jesuislediscipled’OttoCosmas,dit-il.—Ottoestmort.—Celaferabientôtdeuxannées.Jesaisquevousétiezsonplusfidèlecompagnondutempsoùil
vivait sur sa terre natale ! À Rome, il m’a fréquemment recommandé de venir vous voir, ici, àOlomouc,sij’avaisunjourbesoind’aide.Jasomirgottfronçalessourcils:—D’aide?Quimeditquetun’espasunimposteur?Lepremiervenupeutseprétendrel’amid’un
mort…—Interrogez-moi.Voussaurezsijemens.Danielréfléchitetquestionna:—En1260,Ottoarédigéunopusculeimportantquiestpasséinaperçu.Quelétait-il?Rainerion’hésitapas:— Il s’agit deContre le traité des trois imposteurs de Simon deTournai en huit preuves.Maître
Cosmasnejugeaitpluscetravaildejeunessevalableetconsidéraitsonécheccommemérité.—PourquoiCosmasa-t-ildûfuirlaBohêmeets’installeràRome?—Larumeuraévoquéuneaffairedemaritrompé,maisenréalitéilaétéaccusédelamortd’un
archidiacreàPrague.—L’avait-iltué?Rainerioprituntempsetrépondit:—Oui.—Avait-ilpartagélelitdel’épousedumarifurieux?—Certainesdesespiècesrimées laissentpeudedoutessur laquestion : jecroismêmequ’il l’a
sincèrementaimée.—S’ilt’aparlédemoi…quet’a-t-ildit?—Ilvousasauvédelanoyadeàdixansetvousvousêtessacrifiépourqu’ilobtienneunpostequi
vousrevenaitdansuneécoledephilosophie.Intrigué,lechefdelapoliceordonnadelefaireélargir.Illeconduisitdansunesalledetorture.La
tabledestourmentsétaitdéserte,maistoutl’outillagesanglantétaitdéployésurdesétaux.Lorsqu’ilfutseulaveclejeunehomme,DanielJasomirgottordonna:—Parle,jet’écoute.Rainerios’expliqua:— J’ai vécu enfant dans lamême rue qu’OttoCosmas. Il s’est installé àRome en 1274. Je suis
devenu son secrétaire et son porte-plume. Un an après sa mort, grâce à l’ouvrage qui l’occupaitdepuis de nombreuses années et que je terminai à sa place, j’ai pu entrer au service del’administrationduLatran,attachéauprèsd’unpersonnaged’importance.Peuàpeu,dansl’exercicede mes fonctions, j’ai fait de terribles découvertes sur des membres de la curie romaine. Desforfaituresquidépassentl’imagination.Jasomirgotthochalatête;lapropagandeantipapale,partoutdansl’Empire,avaitaccuséRomedes
pires abominations invocables : dévoreuse de chair humaine, incestueuse, sodomite, adoratrice dudémon…—Cesdécouvertesontmismavieenpéril,poursuivitRainerio,et j’aidûm’échapperdeRome.
MaîtreCosmasm’avaitexpliquéquelesseulssoutienspossiblescontrelepapeétaientàtrouverducôté de l’empereur. Ilm’a parlé de vous àOlomouc, de votre lointaine amitié.Vous êtes la seulepersonnequejeconnaissedanscetteportiondumonde.Etjedoisrévélercequej’aiappris!Saurez-vousm’aider?Daniel Jasomirgotthocha la tête ; il songeaà sonvieil ami, à la concurrencequi sévissait entre
l’autorité du pape et celle de l’empereur, concurrence politique et spirituelle qui se ravivait aumoindreprétexte.Ildit:—Viensavecmoi.
CHAPITRE02
Après avoir échappé aux flammes du château de Mollecravel, le père Aba prit la direction deCarcassonnepuislagrand-routequiconduisaitàBéziers.Ilcomptaitqu’aumoinstroiscentslieuesleséparaient des Etats pontificaux et de cet archevêché d’Ancône où se trouvait un mystérieuxmonastère qui aurait accueilli Montmorency pour sa cure morale, la jeune Concha Hermandadmentionnéedanslesregistresdel’hospicedesenfantsperdusdeToulouse,etmaintenantlesenfantsenlevésdanslepaysd’Oc.DontPerrot.Aban’avaitjamaismislespiedsenItalie;toutcequ’ilsavaitdeRomeetdesonterritoirevenait
des rumeurs et des exagérations des étudiants parisiens qu’il avait fréquentés : pour ces derniers,Romen’étaitriendemoinsquela«PutaindeSatan»,lepape«unnouveauSaturnequidévoraitsesenfants»,etl’Église,la«synagogueduDiable».Ilsavaitentoutcasque,pourparcourirdevastesdistances,rienn’allaitmieuxquelanavigationsur
fleuveousurmer.Aussi décida-t-il de se rendre àAigues-Mortes dans l’espoir de trouver une embarcation qui le
rapprocheraitdescôtesitaliennes.Éperonnant jusqu’au sang lechevaldérobéàMollecravel,Aba fitune rencontre sur les rivesde
l’Orb;ilcroisaunecaravanedepèlerins.CettepoignéedepénitentsfrançaisavaientpourobjectifdeserendreàRomeet,delà,mettreleurs
pasdansceuxdesaintPaulafindeparcourirensensinversesesnombreusesroutesmissionnaires,pouracheverleurpériplesurl’illustrechemindeDamasquiavaitvulaconversiondel’«Apôtredesnations».Leconvoi,organiséparlesépousesd’uncomteetdedeuxbarons,étaitrichementdoté.Lefilsd’un
duc, condamné à plusieurs mois de pénitence pour mauvaise conduite, et qui avait passé les cinqdernières années à Paris, reconnut enGuillemAba un compatriote d’université ; à la faveur d’unmenu de poulardes partagé dans une auberge d’Olargues, ils s’entretinrent des bons et mauvaistraitements de tel ou tel professeur de la montagne Sainte-Geneviève, des querelles entre maîtresréalistes et maîtres universaux, et de la compétition obstinée à laquelle se livraient les écolâtresépiscopaux, qui taxaient leurs leçons, et leurs concurrents des ordres mendiants, qui instruisaientgratis.Le père Aba évoqua son besoin de gagner Rome au plus vite, et le jeune duc, conquis par ce
nouveaucompagnonrompuauxartslibéraux,l’invitaàserallieraupèlerinage.Enfaitde«marchedeDieu»,ceconvoideFrançaisétaitdéconcertant:lepèlerinageproprement
dit ne débutait qu’àRome, ville où Paul endura sonmartyre ; aussi les pénitents résolurent-ils deboire,demangeretdeseprélasserautantquepossibleavantd’yposerlepied;ilsfaisaienthaltedansdes châteaux majestueux, descendaient les voies d’eau sur de riches embarcations. Les femmesaristocratesnefaisaientpassecretdeleursappétitscharnels ;chaquesoir, lepèlerinagedevenait lethéâtre de débauches. Des évêques venus bénir les pénitents trouvèrent la comtesse et les deuxbaronnesàmoitiénues, ivresetencompagnied’hommesdebasseextraction.Ellesarguaient,avecune conviction désarmante, que leurs péchés actuels seraient rachetés grâce à la stricte abstinencequ’elless’infligeraientdèsleurarrivéeàRome.LepèreAbaobservaitsansfaçonslesinconséquencesdesesnouveauxcompagnonsdevoyage.Il
s’efforçait de satisfaire au désir de converser du jeune duc qui, sortant en sueur d’unemaison deribaudes,n’aimaitrientantquedephilosopher.Aba,quidissimulaitsonidentitédeprêtre–ilavaitdémontél’arbalètevoléeàMollecravelpourne
pasattirerl’attentionetenfouilacourteépéedeCantimprédansunsacdetoileoblongoùiltenaitsesaffaires–,ébahissaitlespénitentsparsaconnaissancedelaSainteLettreetdesfinessesdelaliturgieromaine.Bienqu’oneûtaiméqu’ilbanquettecommetout lemonde,onrespectasonsilenceetsonbesoindesolitude.Abaseditque,décidément,depuissondépartdeCantimpré,ilnecessaitde«changerdepeau»:
prêtreaustère,pèreblessé,fauxpèlerin,brigandauprèsdesToulousains,aujourd’huicompagnondedébauchées mystiques.Mais pour retrouver son fils, il savait qu’au besoin il se ferait rameur degalée,contempteurduChrist,mazelier,assassinsurgagesousectateurmahométan.LeconvoivouéauxtrajetsdesaintPauln’allaitjamaisàlacadencesouhaitéeparAba–quigrillait
d’atteindre lesÉtatspontificauxet lemonastèred’Albert-le-Grand;néanmoinsunbateauaffrétéauportSaint-Louis,desattelagesdisposàchaqueétape,despassagessimplifiésauxpéagesetunelancedesoldatsquilesprotégeaientdesbrigandsleconvainquirentqu’iln’auraitjamaisfaitsibienparsespropresmoyens.Après trois semaines de voyage, le convoi atteignit en Italie la cité de Viterbe, ville riche du
Latium,résidencedereplipourlespontifesmenacésparlepeupledeRome.Viterbe était la dernière étape des pèlerins avant d’atteindre laVille éternelle ; les Français, qui
n’étaient plus qu’à quelques heures de leur grand bond dans l’ascétisme, vivaient leurs ultimesinstantsderéjouissance.Suiteàunerapideconsultation,ilfutrésoludeprolongerd’unelunaisonleurétablissementàViterbe.C’est alors que le père Aba considéra que son temps parmi eux touchait à sa fin. Il s’éclipsa
discrètement,sansmêmesaluerleducquiluiavaitsibienfacilitélaroute.Ilsefitconduiredansunechambreàl’étagedelagrandeaubergeduParaclet,ruedelaFoulerie.Une fois seul, il déposa ses affairesprèsdu lit et remboîta lespiècesde l’arbalète.Peuaprès, il
sortit les vêtements noirs dumercenaire qu’il avait emportés sur le cheval de Leto Pomponio auchâteau de Mollecravel. Il découvrit dans une poche du pourpoint une étrange pièce de boisoctogonalerecouvertedecuir,portantlechiffre1611etunecroixcomprisedansuncerclesurl’unedesesfaces.Illamitdecôté.Ilsedévêtitdesatenuedepèlerinets’habillaavecleshabitsdel’hommeennoir.Ilnepossédaitpas
lacarruredusoldat,aussi,avecdufiletuneaiguille,réajusta-t-illalargeurdesépaules,lalongueurdesmanchesetdeschausses,puisilreprisal’ouverturepratiquéeàl’estomacparlecoupd’épéedePomponio.Le père Aba resta un moment immobile, habillé de pied en cap comme l’un des tueurs de
Cantimpré.Ilsaisitl’épéequiavaitserviàassassinerMaurinetlaglissasurl’anneaudubaudrier.Ilrelevalacapucheetselarabattitautourduvisage.Cetaccoutrementdemeurtrier l’oppressait,ungoûtâcreluivenaità labouche,sesmâchoiresse
contractaient…Ilhaïssaitcetteapparence.Maisilétaitprêt.
PourquitterViterbe,ilpayalelouaged’unsolidechevalauprèsdesonaubergiste.—Oùvousrendez-vous?avaitdemandécedernier.—Ancône.L’aubergisteluifournitunchevaldeselleàcrinslavés.Aban’avaitpasaperçulesmonturesdela
bandede ravisseursàCantimpré,mais il estimaquecelle-ciavait fièreallureetcorrespondait auxdescriptionsenthousiastesdeshabitantsdeDisard.Celaluiencoûtatrentedeniersetdeuxpairesdefers.Ilsemunitaussidelalistedesrelaisetdes
étapesquiponctueraientsaroutejusqu’àAncône.IlpritladirectiondeGriffignano,puiscontinuadroitversl’OmbrieetlesMarches,lesprincipales
provincesdesÉtatspontificaux.Bien qu’attentif aux réactions des gens à son déguisement demercenaire, il n’aperçut jamais le
jeuneJobCarpiquetlancéàsestroussesparAlthorasdepuisMollecravel.Cepoursuivanthabileet tenace,rompuà ladissimulation,avaitemboîté lepasdupèlerinagedes
FrançaisàOlargues;ilnes’étaitpaslaissétromperparlechangementdesilhouetted’AbaàlasortiedeViterbeetnel’avaitpasquittéd’unjour;àchaqueétape,ilexpédiaitunmotversAlthoras,pourluisignalersaposition.Traqué sansenavoir connaissance,pensant s’approcherdudénouementde saquête, lepèreAba
atteignitAncônesixjoursplustard…
CHAPITRE03
BénédictGuiallaseréfugierdansl’abbayedePozzo,derrièrelaboulangerieetlemoulin,afindecompulser,àl’abridesregards,lesdocumentscontenusdanslagrosseboîtedesœurConstanza.LaconcubineduvieuxfrèreHauseravaitexcellemmentfaitleschoses:ceboîtierdeboisplantéde
petites têtes-de-clou, recélait divers indices essentiels pour l’enquête menée par Bénédict sur ladisparitiondeRainerio.Enpremierlieu,ilylut,grâceaucalendrierdesentréesdel’abbaye,lenombredefoisoùlejeune
hommes’étaitprésentéàPozzoaucoursdesdeuxdernièresannées:dix-neuf.La fréquence avait augmenté l’automne dernier où l’assistant d’HenrikRasmussen fit le voyage
depuisRometouteslessemaines.BénédictexaminalalistedelabibliothèqueoùétaientnotéslesouvragescompulsésparRainerio.
Ladate,maisaussil’heured’empruntetderestitutiondesvolumes,yétaientmentionnées:legarçonneconservaitjamaislesdocumentsplusdequelquesheures.Chaquelecturecorrespondaitàunjourisolé.Constanzaavaitspécifiéqu’aucunlivreoudocumentdePozzonepouvaitêtreextraitdel’enceinte
del’abbaye:Raineriovenaitdonclematin,effectuaitsesrecherches,etrejoignaitRomelesoir.VoilàquiavaitleméritedecorroborerletémoignagedelajeuneZapetta,quiavaitaffirméqueson
frèrenes’absentaitjamais.La lecture du détail des ouvrages lus par Rainerio à Pozzo fut une avancée considérable pour
BénédictGui: ils’attendaità trouverdesempruntsliésà la jeunessedessaintsouàdessuppliquesconcernantdesenfantsmiraculeux. IlpensaitqueRaineriodevaitêtreaffectéparsadécouvertedesenlèvementsinexpliquésd’enfants,tellequeracontéeparHauser.Pasdutout.LorsdeladernièreSaint-Martin,RainerioétaitvenuétudierlecasduvillagedeGennano,oùune
Vierge était apparue deux ans auparavant pour désigner aux habitants un lieu où ils trouvèrent untrésor.Trésorfabuleuxquiservitàrestaurerlavieilleégliseavecfaste.À laSaint-Ludovic, ce fut le casde la sourcedePiù qui occupaRainerio ; unpland’eauy était
hanté par undémonqui sematérialisait auxyeuxdes voyageurs sous la formed’une coupe enorflottantàlasurface.Ceuxquil’apercevaientseprécipitaientpours’emparerdel’objetprécieuxmais,aumomentoùleursdoigtseffleuraientlacoupe,celle-cisemétamorphosaitenunepatteveluequilesagrippaitviolemmentetlestiraittoutentiersaufonddel’eau.Lalégendenarraitque,sixansplustôt,unmoineavaitrésistéauprestigedecettemaindémoniaque,arrachélemonstrehorsdelasourceetl’avaittuéenbrandissantunecroixdevantlui.Rainerios’attardaà laSaint-Nicolassur l’affairedumiracledeLaon.Ceprodige impliquaitune
jeune nonne accusée du péché de chair avec un seigneur et promise au bûcher. La veille de sonexécution,lafemmeprituncribleetlepassasousl’eaud’unefontaineducouventpourlenettoyer.Mais,parextraordinaire, l’eaunecoulaplusà travers lesmaillesetdemeuraentre lesmainsde lanonne.Unmalheureuxatteintdescrofulepassaàcemoment,ellel’invitaàvenirsedésaltéreret lemalade,sitôtseslèvrestrempées,retrouvalasantéetunvisagedébarrassédesesfistules.CemiraclefutcélébrépartoutLaonetétablissait,parpreuvedivine,l’innocencedelanonne.ToutautrequeBénédictGuin’auraitvudanscestroisexemplesqu’unintérêtpourlesprodigeset
leshistoiressurnaturelles.SeulementGuisavaitqueces troismiraclesn’étaientpasanodinsetque,peuaprèsleurdivulgation,desprotestationsavaientcontestéleurbien-fondé.ÀGennano,lemiraclepermettaitopportunémentderacheter laconfiancedefidèlesquise tournaientvers l’empereur.Lestracesd’unsimulacredel’apparitiondelaVierge(enginémettantdelafumée,tranchéespratiquéesàmainsd’homme…)furentdécouvertes.ÀPiù,lemoinequiavaitlibérélasourcedesondiableétaitunaugustinperclusdedettesde jeuqui se serait servidesdonsqu’ilperçut après lemiraclepourrembourser sescréanciers.Quantà lanonnedeLaon,accuséed’avoirpartagé le litd’unseigneur,elleétait lapetite-filled’unpuissantprélatdeRome.Lecribleet lemendiantmiraculeuxne furentjamaisretrouvés…«PourquoiRainerios’intéressait-ilàdefauxmiracles?»BénédictGuinetardapasàdevinerlecheminementdepenséedujeunehomme:«RaineriosaitquedesenfantsmiraculeuxsontenlevéspardeshommesduLatran.Pourquoi?»La
réponse se tenait sous sesyeux : «Les simulacresde l’Église !Raineriodevait savoir quede touttemps l’Égliseaorchestré,commeàGennano,defauxprodiges,desmisesenscènespectaculairesauxfinsd’édifierlespopulations.« Tous les moyens étaient bons pour gagner des partisans. En se servant d’enfants dotés de
pouvoirs miraculeux, toutes les manipulations à grande échelle devenaient possibles ! L’Églisedétiendraitaveceuxdeformidablesoutils.Desadultesserefuseraientdeseprêteràcesmensonges,maisdes enfants…?»Bénédict frissonnadevant cettemenace.Convaincuque lepauvreRainerio,avantlui,avaitressentilamêmeangoisse…Audosd’unfeuilletlistantleslivresempruntésparRainerio,BénédictGuifixaparécritlesthèses
quivenaientdenaîtredanssonesprit.IlpritsoindelaissercesmotsdansleboîtierdesœurConstanza.«S’ilm’arrivaitdedisparaître,cespistesneseraientpasperduespourtoutlemonde.»Ilagissaittoujoursdelasortelorsquesesenquêtesseprolongeaientoudevenaienttropcomplexes,
semantdesindicesdesonpassage.«IlestregrettablequeRainerion’aitpassongéàenfaireautant.»BénédictremitlaboîteàConstanzaquiluipromitd’allerlacacherdanslabibliothèque,audosdes
œuvresdesaintBenoîtd’Anianed’oùellenelesdéplaceraitplus.
Lelendemainmatin,lefrèreconversdelaMaisondesenregistrementsvinttrouverBénédictàsonauberge:—Votredossieraétéaccepté,s’exclama-t-il.VousêtesattenduauLatranoùvousdevrezsoumettre
sanstardervosargumentsàl’archevêqueMoccha,l’undesplusprestigieuxPromoteursdelaCause.Toutesmesfélicitations!Jen’aijamaisvudesuppliqueaboutirsirapidementàuneconvocation.Il lui remit un sauf-conduit pourRomeet leLatran,mais aussi les conclusionspréliminaires de
l’abbayedePozzo,etluirenditlesdiversdocumentsapportésdeSpalatroainsiquelafioledesang.«Moccha.UnPromoteurdelaCause?ÀlaSacréeCongrégation,ilestl’hommequis’opposeau
PromoteurdeJustice.»BénédictGuiseditqu’ilavait«fumélerenard»au-delàdesesespérances…
IlpritlaroutepourRome.
CHAPITRE04
Depuisdixjours,Perrotétaitcloîtrédansunecelluledontlepérimètrenedépassaitpassixpiedsdecôté.Lesolétait froidethumide,sans lamoindrebrasséedepaille ;privédesoupirail,avecpourseule lueur les refletsd’une torchequipassaientà travers lesclaires-voiesde laporte.L’enfantnepouvait plus différencier le jour de la nuit. Tout se taisait, les geôles voisines devaient êtreinoccupées.Seulunmoineemmaillotédansunebureblanchevenaitdeuxfoislejourluiservirsonboireetson
mangeretremettredufourragehuileuxdansl’encoignureoùl’enfantfaisaitsesbesoins.Horslui,Perrotétaittenuàlaplusstrictesolitude.Etpourtant,presquecontinuellement,ilressentaitcesaccèsphysiques,cesfrissonsquil’assaillaient
dèslorsquesondondeguérisseurétaitsollicité.Bienqu’aucuneactiviténefûtperceptibleautourdelui,ilacquitlaconvictiond’êtreobservé;ileutbeausonderlesmurs,ilneputnullepartdéceleruntrououunefailled’oùilauraitpuêtreépié.Ledouzièmejour,laportes’ouvritet,cettefois,cefutAtéquiapparut.Seslongscheveuxétaientrelevésetcouvertsd’unvoileflottant,sonvisagesoigné,lesyeuxfardés
dekhôl,lapeaupoudréeaublancdeSaturneetleslèvressoulignéesderouge;elleportaitunerobeplissée d’un seul tenant, couleur sable, ceinturée par une cordelette de cuir au bout de laquelletintaientdeuxboulesd’argent.Ilsquittèrentensemblelequartierdescachotspoursuivreunpromenoirrecouvertdepavésblancs
et planté d’ifs argentés. Le jour aveugla Perrot ; le ciel était bleu pâle, sans nuages. Le chemindébouchasuruncloîtreencadréd’unpréau-galerieoùdéambulaientunedizainedemoines.Lecœurdujardinétaitbordédehaiesdebuisaucentredesquellestrônaitunefontainejaillissante.Après avoir graviun escalier enhélice, l’enfant se retrouvadansune salle.Unpandemur était
occupéparungigantesquevitraildonnantsurlesjardins;vitrailauverrepur,sanspigmentcoloré,retraçantlesprincipauxchapitresdelaPassion.Unabbéfrêleetosseuxattendaitderrièreunbureau.Ilselevaàl’arrivéedel’enfantetdelafemme
etfitunsignedetêterespectueuxàl’égardd’Até.—J’aireçuunmessagedevotrepère,dit-il.MonseigneurdeBrocaestenroute.Ilseraparminous
d’icitroisjours.Atéapprouva.L’abbés’adressaàPerrot.—JesuislepèreDomenicoProfuturus.—Jem’appellePerrot,fitlegarçond’unevoixtimide.L’abbésourit.—Jesaisquitues.Il saisit une feuille de parchemin posée sur son bureau et la parcourut à haute voix, s’adressant
surtoutàAtédeBrayac.—Enquelques jours ici, cegarçonaguérideux lépreux,unepestiférée,unenflammédeSaint-
Antoine.Ilainterrompuunehémorragie,rendul’espritàdeuxdéments,libérélesabcèsdepoitrined’unvieillardetrééquilibréleshumeursdetroisdemesmoines.
Atéblêmit.—Avez-vousdéjàrencontréuntelphénomène?demanda-t-elle.L’abbésecoualatête.—Jamais!Pasmêmedanslesécritsdupassé!MaisPerrotprotesta:—Jen’airienfaitdecequevousdites,monpère!Jevousl’assure…Sicelaestarrivé,c’esten
dépitdemoi.IlsetournaversAtéd’unairdésespéré:—Dites-le-lui,madame,vouslesavezbien,vous,quejen’ysuispourrien!Maislafemmesetut.Elleétaitdeplusenplusimpressionnéeparsonpetitprisonnier.Profuturushochalatêteavantdereprendrel’examendesonparchemin:—Nous avions positionné plusieursmalades derrière une paroi de la cellule dePerrot.Dès les
premierssignesd’améliorationdeleursanté,nouslesavonspeuàpeuéloignés,celaafind’établir,parl’expérience,le«rayondemanifestation»desespouvoirsdeguérison.Noussommesparvenusàlaconclusionqu’ilcouvraitplusdedeuxcentspiedsàlaronde!Ilregardal’enfant:—Nousavonsaussifaitlapreuvequetondonagissaitlorsquetudormais.Profuturusjubilait:— C’est tout à fait extraordinaire : d’habitude les miracles sont circonscrits à un lieu ou à un
momentprécis.Perrot,enrevanche,estunesortedeprodigepermanentetimmédiat!Atés’inquiéta:—Qu’allez-vousfairedelui?—Nous allonsœuvrer pourmettre ses pouvoirs à l’épreuve, cerner ceux qu’il pourra un jour
pleinement maîtriser. Son sentiment de n’y être « pour rien » est normal. Au même âge, lesthaumaturgesdupassé,commenosgrandesfiguresdesaints,onteuxaussiétédesenfantseffrayésdeleurs aptitudes extraordinaires. Des personnages aussi prestigieux qu’Asclépios, Apollonios deTyane, Mithra, Honi le Traceur de cercles, Attis et Adonis, Théophile l’Indien, ont redouté cettenature.Jésusn’a-t-ilpassouffertl’occultationdesamissiondivinejusqu’àl’âgedetrenteans?—Ilseretournaversl’enfant.—Si tues toi,Perrot,par lagrâcedeDieu,unêtredecetordre, ilseraitdommagedete laisser
perdre,commedet’abandonneraveccefardeau.TupeuxremercierAtédeBrayac,ellet’asauvé.Laplupartdenosfrèresdansl’Églisepensentquesiunmiracleseréalise–qu’ils’agissed’uneguérisonoud’uneapparition–c’estlediablequiillusionneleshumainspourmieuxlesinduireententation.Dieu laisserait agir le diable afin demettre notre foi à l’épreuve. Lemiracle, même véridique etattesté, doit être combattu par la force.Cela est tellement vrai que si Jésus deNazareth revenait etqu’il produisait lesmêmesprodiges qu’il fit en son temps, l’Église serait la première à l’envoyerflamber!Horscesmurs,ilestcertainqu’unévêquezéléauraitfinitôtoutardparréclamertamort,aunomdel’ordrenaturel.Profuturusallaàlaporte.Ilfitunsigneaumoinequiattendaitderrière.Celui-cipartitencourant.Il
yeutunmomentdesilence,puislemoinerevintettenditàl’abbéunobjetrecouvertd’unepiècedetissuécru.Profuturusleposasurlatable.
—Approche.Perrotobéit.L’abbé releva l’étoffe.Elle dissimulait un reliquaire en cristal de roche à l’intérieur duquel était
conservéungroscaillounoir.Seulement,àmesurequePerrots’avançait,ilcommençadesemétamorphoser,deseliquéfier.Pour
devenir,d’abordunepâtesombrepuis,enquelquesinstants,unsangclairetrubis,aussibrillantques’ilétaitsortidesveinesd’unenfant.—Cesangaplusdehuitsiècles,ditProfuturus.IlappartientàsaintMaur,patrondesfossoyeurs.
N’es-tupasintriguédedécouvrirpourquoitaseuleprésenceluiredonnecetéclatdevie?Ehbien,monenfant,iln’yaqu’ici,ànoscôtés,quetutrouverasuneréponse!LepetitPerrothaussatimidementlesépaules:—Maispourquoim’avoirarrachéàmonvillage,àmesamis,àmesparents?Profuturusluiposaunemainsurlefront.—Les grandes choses relèvent toujours de grandes causes. Ton existence hors normes exigera
encorebiendessacrifices.Ill’entraînaavecAté.Aprèsêtrepassésparunelonguesuitedepièces,ilsarrivèrentdansunesalle
oùsiégeaientquatreenfantsgardésparunedemi-douzainedemoines.Unefilleettroisgarçonsâgésentrehuitetquinzeans.—Perrot,ditProfuturus, je teprésente Jehan,qui reçoitdes songesprophétiques, commesainte
Hildegarde;Simon,quidiscernelesdéfunts,commelapythonissed’Endor;Damien,quifaitfuirlesdémonsetlesexpulsedescorps,commeNotre-Seigneur;etAgnès,quetuconnaisdéjà,quisaignelesangdesstigmatesduChrist,commesaintFrançois.L’abbésouritetlança:—Réjouissez-vous,mesenfantscar,désormais,vousalleztravaillertouslescinqensemble…
CHAPITRE05
DèssonarrivéeàAncône,lepèreAbasemitàchercherl’emplacementd’unmonastèredénomméAlbert-le-Grand,appartenantauvasteterritoiredel’archevêché.Cen’estqu’àlamaisondumissionnairediocésain,ruedelaBûcherie,qu’ilfutenfinrenseignépar
unancienprincipaldominicain.L’hommeétaithautetsec,leregardclair,lapeauduvisagefinementcraquelée. Il se nommait frèreDamonCyprien et avait passé sa vie à voyager à la rencontre desgrandstraducteursjuifsetgréco-arabesdeCordoueàConstantinople,deConstantinopleauxconfinsdelaPerse.LepèreAbaleconnaissaitderéputation,sonouvragesurlesAchéménidesétaitcélèbre.— Lemonastère que vous appelez Albert-le-Grand n’existe pas véritablement sous ce nom, lui
avoua-t-il.Ils’agitd’uneforteressequiaétédétruitepar lesarméesdeBarberousseen1167.Ilyaquaranteans,elleaétérebâtie.Àl’initiativedequi?Personnenelesait.Onaprétenduqu’elleétaituneplace fortevoulueparRomedans lebutdedéfendre sacôteorientale,oubienqu’il s’agissaitd’une prison pontificale. Bien des noms ont circulé sur les détenus supposés de cette prison. J’aientendu affirmer que des papes et des saints que l’on prétendmorts depuis de nombreuses annéesseraientenfaitencorevivantsetréfugiésderrièrecesmurs.Assurément,riendetoutcelan’estvrai.Deslégendessimilairescirculentàtraverslespeuplesetlesâges;j’aiouïdepareillesfaribolesausujetdukrakdeMeloulouducrânedeBaphomet.—Si personne ne sait rien, pourquoi le désigne-t-on commemonastère ? demandaAba.Et que
vientfaireAlbertleGranddanscettehistoire?—Monastèreonleditparcequ’unecinquantainedemoinesontétéaperçusentraindes’yrendre
peuavantlafindestravauxderénovation.Ledominicainsourit.—Quantàsonnom,ilvientd’uneparoled’Augustin,lethéologiend’Ancône,quiauraitproclamé,
le jourde ladisparitiond’Albert leGranden1280 :«Àchoisir, il auraitpréférévoir sonâmeserendredanscemonastèreplutôtqu’auCiel.»Laformuleestrestée.Levaillantvieillardhaussalesépaules:—Quoiqu’ilensoit,etcelavautpourlekraketlecrâne,sivousn’yêtespasinvité,nevousen
approchezpas.D’expérience,j’aiapprisqu’ilexistedeuxtypesdesecretsqu’ilnefautjamaisvouloirpercer:ceuxquecachentdesfemmes,etceuxquecachentdesmurstropbienfortifiés.Auprèsd’eux,lesénigmesdesgrimoires,dessortilègesetdessectessontdeshochetspourenfants.Ledominicainsouffritnéanmoinsdeluiexpliqueroùlemonastèresesituait.Sanstarder,lepèreAbaseremitenselle,harnachéennoir,épéeàlaceinture,capucherabattuesur
lefront…Le surlendemain, il vit pointer lemonastère dans la brumematinale, dressé sur un promontoire
naturel qui dominait l’Adriatique, à mi-chemin d’Ancône au nord et de Varano au sud. La faiblevisibilitélefitsurgircommeleValhölldelégende,quisedéplaced’unlieuàl’autre,portéeparlesrayonsdujour.Damon Cyprien ne s’était pas trop avancé en disant que la forteresse était impressionnante ; la
bâtisseétaitgigantesque,carrée,hautedeplusdetrentemètres,sansportailapparent,nimeurtrière,nidonjoncentral:unredoutableblocdepierre.Iln’yavaitaucuneviealentour,aucunehabitation,sinonunminusculeportrécentélevésurlaplagedegalets.
Auxenvironsdumonastère,onnedistinguaitquedelacaillasseetdelabroussailleblanchieparlegel,desbosquetsquis’élevaientàgenoud’homme.Unfaiblecoursd’eaudévalaitdupromontoirejusqu’àlamer.Abaattachasonchevalàunedistanceraisonnable,nouantsabrideautroncduseularbrerabougri
quitenaitencoredebout.Puisils’avança,àpetitspas,arbalèteaupoing,ledoscourbé.Utile,maisdemauvaisaugure,labrumeleprotégeaitautantqu’ellel’épouvantait.Ileffectuauntourdumonument:pasd’entrée;iln’aperçutqueledessind’uneportepiétonnequi
avaitétécombléeaumortier.Aucunaccèsendépitdeladémesuredelabâtisse.«Peut-êtresetrouve-t-ildesouverturessouterrainessecrètescreuséesloindesmurailles?»Ilnevoyaitnullepartdesaillieoudebarbacanepar lesquellesdesguetspourraientobserver les
alentoursetsurprendresonarrivée.Lespierresdesrempartsétaientparfaitementéquarries,labretturesuivaitunerégularitéétonnante,
lesmursétaientdroitsetlisses.Leurbaseétaitévaséeen«fraises»,plansinclinésquigênaientlesattaques d’échelles et le travail des sapeurs, et sur lesquels des gros projectiles lancés du haut durempartricochaientpourserelancerdetoutevigueuràl’horizontale.«C’estdonclàqu’HuedeMontmorency,leseigneurdeMollecravel,auraitétéemmenéetpurgéde
ses démons pour devenir l’agneau qu’on prétend ? C’est entre ces murs qu’aurait été conduitPerrot…?»Ungrincementdechaîneetdepouliepuislesonmatd’uncorpschutantdansl’eauattirèrentson
attention.Abasecolladosà laparoi.Puis, le silence revenu, il avançaprudemmentet aperçutuneretenued’eauartificiellebordéedepierresidentiquesàcellesdumonastère,d’undiamètredequinzepieds et par laquelle s’écoulait le cours d’eau déjà repéré.Un cadavre flottait, la surface de l’eauencoreridéeparl’impact.Abalevalesyeux:unetrappebardéedeferétaitreferméeàunevingtainedemètresdehauteur.Ils’approcha,tâchaderetournerlecorpsquibaignaitsurleventreàl’aidedufûtdesonarbalète,
maisils’aperçut,horrifié,qued’autrescorpsdécomposésavaientsombrésouslui.Aumoinsquatre.Lecadavreserenversa:sonvisageétaitmutilé,illuimanquaitlesyeuxetlamâchoireinférieure.
Sonventreétaitouvertsurdeuxempansetentièrementéviscéré.L’abdomenressemblaità lapoched’uneoutre;Abaydistingual’ossaturedusquelette,lescôtes,lesternumetlesvertèbres.Lesautresdépouillesétaientellesaussiincomplètes:unbrasmanquait,oudeuxjambes,latête,le
bassinfendu,lespartiesbassesamputéesoulecrânetrépanéetouvertsurtoutesacirconférence.LepèreAbapritlafuite,courantsansparveniràchassercesimagesd’horreurdesespensées.
CHAPITRE06
ÀOlomouc,Rainerioquitta la ville à cheval, en compagniedeDaniel Jasomirgott, peu avant lafermeturedesportesquidevaientprotégerleshabitantsdespillards.IlsprirentladirectiondeMost,aunord-ouestdePrague,distantd’unecentainedelieues.Rainerion’avaitdemandéqu’unechoseà l’ancienamide sonmaîtreOttoCosmas : êtreconduit
auprèsduroideBohême,VenceslasII.«Mesrévélationssontd’abordpourlui.Ensuite,jesolliciteraiuneaudiencedevantl’empereur!»Lorsqu’il eût expliqué ses découvertes à Jasomirgott, celui-ci résolut de l’accompagner, quitte à
abandonnersavilledanslatourmente.—C’esttropgrave.Leur route se révéla jonchée d’obstacles. Rainerio découvrit des populations décimées par la
famine et par les affrontements pour le trônequi ravageaient le royaumedepuis quinze ans.Nullepart,depuissondépartdeRomeetlalonguetraverséedelaCarinthieetdelaStyrie,iln’avaitétéletémoind’autantdedétresse.Les bandes armées régentaient le pays. Les villages étaient incendiés, des familles jetées sur les
routes.Rainerio apercevait au loin les campementsde fortuneet traversait deshameauxquivenaientde
subiruncoupdefilet.IlcompritpourquoileshabitantsdeViska,levillagedeMarek,étaientallésseterrerenpleineforêt;ilspréféraientrisquerlesloupsplutôtquelesbandespillardesdesplateauxetdesvallées.Daniel Jasomirgott,quiconnaissait tous les raccourcisde forêt, leur faisaitéviter lesabordsdes
villes.Raineriodutinsisterpours’arrêterdansunbourgetallerserecueillirdevantl’auteld’uneéglise.Ilpénétradanslelieudeculteet,longuement,pria,ciergeenmain,pourlasauvegardedesasœur
Zapettaetdeleursparents,abandonnésàRome.IlsuppliaitleCieldecomprendreseshautesraisons.ArrivéàproximitédeMost, làencore,Rainerionepénétrapoint lacité ;aprèss’être renseigné,
Daniel Jasomirgott les fit entrer dans la forêt pour rejoindre un campement d’hommes en armesétabliautourd’unfeu,pourvudequelquestentesdresséescontrelesarbres.Unebandedepillards.Rainerios’étonna:—N’essayons-nouspasdeleuréchapper?—C’estlacourdeVenceslasIIdeBohême,réponditlevieuxcompagnond’OttoCosmas.N’est-ce
pasl’endroitoùtum’asdemandédetemener?Surpris, Rainerio approcha de ces personnages aux cheveux noirs, courtauds, crottés jusqu’aux
cuisses, que rien ne différenciait des crocheteurs qui infestaient les routes. Seules les femmesaffichaient ici un port et une élégance qui les distinguaient des catins entraperçues sur d’autresbivouacs.Lesdeuxvoyageursmirentpiedàterre.Ons’empressadelesfouiller.Jasomirgottsevitdémisde
sesarmes.Ils furent escortés sous la tente royale.Ellen’était niplusvaste, niplus fastueuseque les autres.
Cinq hommes s’y trouvaient accroupis, riant fort et mordant dans des quartiers de viande. Deuxd’entreeuxselevèrentetposèrentlepoingsurlepommeaudeleurépée.Lesilencesefit,lesregardstournésversRainerio.Jasomirgotts’étaitagenouilléderrièrelui,têtebaissée.Rainerio fit un pas vers l’un des hommes assis, le plus puissant, le visage buriné et barré de
cicatrices.Ilsalua.L’homme sourit et désigna du regard un autre personnage. Rainerio découvrit que le roi de
Bohême,VenceslasII,deladynastiedesPremyslides,étaitunjeunehommefrêle,àl’airmaladif,àpeineâgédedix-septans.Touss’égayèrentdelaméprisedel’étranger.Leshommeslâchèrentleursarmes.Raineriofitunelonguegénuflexion.— Je me nomme Rainerio, dit-il après que Venceslas l’eut engagé à parler. Je viens de Rome.
J’étaislediscipled’OttoCosmas.LenomdeCosmasfits’éclaircirlevisageencorejuvéniledusouverain.—Cosmasétaitleconfidentdefeuleroimonpère.Jel’aimaisbeaucoup.Iladisparuversmessept
ansetjen’aiplusreçudenouvellesleconcernant.Sinonpourl’annoncedesamort,ilyaquelquesmois.Raineriofournitquelquesexplicationssurlafiguredesonmaître:— Après son départ précipité de Prague, Otto Cosmas est allé se réfugier à Rome où vit une
importante communautémorave. Il a fait la connaissance de l’archevêque de Tournai, le cardinalHenrik Rasmussen, qui débutait sa carrière de Promoteur de Justice au sein de la SacréeCongrégation pour la cause des saints. Il traitait son premier cas : une religieuse de Bohême quiprovoquaitquantitédemiracles.Rasmussen,mandatépourdétruirelesargumentsenfaveurdecettereligieuse,eutl’idéed’allerinterrogerlesMoravesdeRomesurleslégendesquicirculaientaupaysàproposdecettefemme.OttoCosmasluicontadesfaitsquiserapportaientàsajeunesseturbulente.Ces éléments suffirent, avec l’éloquence de Rasmussen, à briser net les prétentions de saintetédéfenduesparsesrequérantsàlaSacréeCongrégation.CefutlepremiertriomphedeRasmussen.LePromoteurdeJusticecompritlepartiqu’ilpourraittirerd’unebonneconnaissancedesfaitsnégligésdelaviedessaints.Principalementdeleursjeunesannées.IldemandaàCosmasderédigerpourlui,ensecret,unesommed’exemplaregroupanttouslesrécitsetracontarsdejeunessedesgrandssaints,convaincuquecetoutilpermettraitd’établirdesanalogiesquiaideraientàdéterminerquipouvaitseprévaloirde laveinedessaintsetquine lepouvaitpas.Celaaassissagloireauseinde laSacréeCongrégation.Ilneperdaitjamaissesprocès!Leroisourit:—Otto Cosmas était réputé pour son savoir universel et son esprit deméthode. Je ne suis pas
étonnéqu’ilaittrouvéàsemontrerutiledansunevillecommeRome.—Iltravaillaitsansrelâcheauserviceducardinal;cedernierlefournissaitenargent,enouvrages
rapportésdumondeentier,expédiantaubesoindesémissairesdansdesdiocèsessituésauxconfinsdelachrétientéafindeconfirmeruneinformationsurunsaint.OttoCosmasnesortait jamaisdechezlui.Harassé,vieillissant,ileutrecoursàunassistant:cefutmoi.Rainerio expliqua que Rasmussen faisait parvenir à Cosmas des documents si nombreux que
l’ouvragederéférencesurlessaintsetleurjeunesseprenaitdesproportionseffarantes,sibienqu’ilneputêtreterminéavantlamortdumaître;Raineriopritlepartidel’acheverseul.—JesuisentréauserviceducardinalRasmussenqui retrouvaitavecmoi lesqualitésqu’ilavait
appréciéeschezOttoCosmas:travailetdiscrétion.Dèslors,jel’aiassistédanslapréparationdesesplaidoyersdePromoteurdeJusticeetj’aicontinuéd’étendrelesréférencesdelaViedessaintsd’OttoCosmasenm’intéressantauxcaslesplusrécentsdejeunesgarçonsetdejeunesfillesfaisantpreuvededonsmiraculeuxsusceptiblesdecorrespondreàceuxdesaints.Rainerio expliqua que ses recherches le conduisirent à mettre au jour un trafic d’enlèvements
d’enfantsmiraculeux,traficquiétaitpilotépardespersonnagesimportantsdelacurieromaine.— Avec Monseigneur Rasmussen, nous sommes allés de découverte édifiante en découverte
édifiante.Le résultatdenos travauxdémontraitqu’il existe,depuisplusd’une trentained’années, àRome, un convent clandestin de prélats dénommé Megiddo, présidant en secret à des miracles«grandeurnature»,desfauxprodiges,desfaussesapparitions,desprophétiesindûmentaccomplies,afind’asseoirlamainmisedeRomesurlesfidèlesetdesoutirerd’immensesoffrandes.Ilyeutunmurmuredansl’assembléeautourduroi.Jasomirgotts’étaitrelevé.Ilnelaissaencore
rienparaîtredesasurprise.IlordonnaàRaineriodepoursuivre.— Ce réseau secret, qui échappe à l’autorité du pape, semble fleurir pendant les périodes
d’interrègne.Dèsque,politiquement,lebesoins’enfaitsentir,uneViergeapparaît,unprêtrerevientd’entre les morts, un trésor chrétien est découvert et renverse alors les opinions en faveur del’Église!Cetterévélationscandalisa.—Oùsontlespreuvesdecequetuavances?demandal’undeshommesautourduroi.Raineriobaissalatête:—J’auraispuvouslesremettreenmainpropresijen’avaisétédépouillédemesaffairessurles
routes deCarinthie. J’emportais, en langage chiffré, toutes les conclusions de notre enquête.Voussecouezlatête,Messeigneurs,vousnedevriezpas.Avez-vousdequoiécrire?LesfidèlesdeVenceslasfournirentRainerioenencreetenpapier.Ils’assitderrièreuneécritoire.—Toutestimprimédansmonesprit,affirma-t-il.Ilécrivit,dansunlatinirréprochable,pendantuneheure,puisdeux,puistrois…Lanuittomba.Les
heuresdéfilaientetRainerionecessaitdenoircirdupapier.Lestémoinsdelascènel’observèrent,moitiécrédules,moitiéadmiratifs.Lorsque Jasomirgott voulut se saisir d’un feuillet couvert de son écriture, Rainerio se récria,
arguant que les ramifications du Convent deMegiddo ne pouvaient être comprises que dans leurensemble.Aupetitmatin,ilavaitfini.OnvidalatenteroyaledesesmeublesetRainerioétalaausolsesfeuillets,constituantdescercles
concentriquesetdestraitscommelesbranchesd’uneétoile.—Voilà,dit-ilépuisé.Il avait reproduit les différentes cellules duConvent et apporté la démonstration de soixante-six
manipulations.—LediableestdansRome,commentaRaineriod’unevoixblanche.Toutlemondelesait,toutle
mondeledit,maispersonnenesaitvraimentoùletrouver…Ildésignasontravail:—Levoicisousvosyeux.Jasomirgottemployadelonguesheuresàrestituerlesystèmeromainenbontchèquepourleroiet
sesfidèles.Les dernières dispositions duConvent deMegiddo explicitaient les raisons de la fuite subite de
RainerioàRome:—AveclecardinalRasmussen,dit-il,nousavonsmisledoigtsurlespréparatifsd’uneprochaine
manipulation.Noussavonsquecentdouzeenfantsdotésdedonsmagiquesprodigieuxontétéenlevésaucoursdestreizederniersmois,etque,pourcefaire,plusdequatrecentspersonnesontperdulavie;cetteopérationestd’uneenverguretellequ’elleaexigédesressourceseneffectifsetenargentexceptionnelles.Devantl’assembléemédusée,ilajouta:—Lemondeatoutàcraindred’unsimulacrequiréuniraitautantd’enfantsmiraculeux.ÀRome,
nosdémarchesnesontpaspassées inaperçues.LecardinalRasmussenaété lacibled’une tentatived’assassinat.Quant àmoi, suivant les injonctions demon ancienmaîtreOttoCosmas, et celles ducardinal qui m’apprit que seuls les partisans de l’empereur pourraient employer nos secrets surRome,j’aiquittélaville,j’aitrouvéJasomirgottpourm’aideràvousrencontrer,etmevoilà!Venceslas II étaitmarié à la fille de l’empereurRodolphe.Le jeune souverain se dit que s’il lui
portaitunetellearme,leconflitlarvéentrel’autoritédelapapautéetcelledel’empires’achèveraitparlavictoiredéfinitivedecettedernière.—Maisencore?dit-il,plusprécautionneuxquenelelaissaitdevinersonâge.Aussilumineuseque
soit cette démonstration, elle ne s’appuie que sur la parole d’un jeune homme sans titre. Est-cesuffisantpourabattredespersonnagescapablesdetantdedissimulation?IlpointaitdudoigtlesrameauxtentaculairesduConventdeMegiddo.Rainerioabondadanslesensdusouverain:—Vousavezraison.Aussijevousinciteànerienentreprendrepourl’heure.Donnez-moiquatre
oucinqjours.Venceslashochalatête:—Etquepeut-ilarriverd’icilà?
Lecinquièmejour,onentenditunbrouhahaàl’extérieurdelatenteroyale.Desbruitsdechevaux,quelquescristempétueuxpuisunevoixquiportaitloin.UngardeentraprécipitammentetannonçaàVenceslasIIl’arrivéed’unhommed’Église.LevaillantprélatRasmussenseprésentadevantleroi,tenantsouslebrasunépaisgrimoire.— Tout le monde à Rome croit mon maître mort, expliqua le jeune homme dans son tchèque
aléatoire.Ilapportedesdocumentsirréfutablesqu’ilaextraitsdeRomeenlesdissimulantdanssoncercueil.Ildésignalecardinalets’adressaencoreauroi:—VotreGrâce, vous détenez désormais la parole d’un des plus puissants cardinaux de la curie
poursoutenirlathèsequejevousailivréecontreleConventdeMegiddo.Lasituationestdésormaisentrevosmains…
CHAPITRE07
Hantéparlavuedescadavres,lepèreAbaestimaquepourpénétrerlemonastèreAlbert-le-Grand,ilnepourraitcompterquesursontravestissementd’hommeennoir.Auxalentoursdelaforteresse,aucuneroutenemenaitàlabâtisse,hormisdespistesrocailleuseset
étroites,àpeinetracées.Abareconnutsouslegivredesmarquesanciennesdesabotsetderoues;ildénombralespiedsquiséparaientcechemindel’arbrerabougriauquelétaitattachésoncheval.Làilétablit un campement de fortune, se servant de l’écran de brousse pour se dissimuler, parvenant àdresserunmuretdepierraillesafindecontrerleventquisoufflaitdepuislelarge.EnsuiteilpartitpourVaranoaveclecheval.Varanoétaitunepetitecitéportuaireausuddumonastèreenpleinessordepuisques’yétaitinstallé
unchantiernavalauxtarifsinférieursàceuxd’AncôneetdePescara.Ici, il perçut dans l’œil des habitants que sa silhouette sombre leur était familière ; et qu’ils la
craignaient.Ils’arrêtadansunefermeoùilréclamadequoisenourriretpansersamonture.Ons’empressade
luiobéir.Ilfutservideviandefraîcheetdelait.Ilrequitdesvivrespourunlongvoyageetquelquescouvertures. Lorsqu’il voulut payer son dû, ses hôtes, d’abord surpris, se récrièrent, refusant lamoindrepièce,pressésdelevoirs’enaller.LepèreAbafithaltedansunatelierquiconfectionnaitdesgréementsetacquituncordageraideà
troislacetsfins,longdevingt-deuxpiedsetneufpouces.En quittantVarano, il croisa un prêtre emmitouflé sous des peaux qui sortait d’une chapelle.Ce
derniernel’abordapas,ilfitseulementlegeste–curieuxauxyeuxd’Aba–delebénir.Ilrepritlaroutedesoncampement.Maisàmi-chemin,ildescenditdesamontureetlafitdétaler
verslenordenluiaffligeantlesflancsdelapointedesonépée.LepèreAbaregagnasonrefugedevantlemonastère.La journée était froide et brumeuse. Il alluma un petit feu, ce qu’il jugea sans risques, la fumée
s’évanouissantloindelarouteetlabrumeannulantlesindicesdefumée.Ilnevitpersonnevenir.Lanuit,ilréussitàdormirquelquesheuresdanslefroid,maisseréveillalesmembresengourdiset
douloureux.Ilnerallumapaslefeu.Lematinétaitplusclair.Delàoùilsetenait,ilavaitvuesurlepontonen
borddemer.«Lesmembresdumonastèreviendraient-ilsparvoiedemer?»Cejour-làsepassasanslamoindreapparition.Lanuitsuivantefutcalmeetglacée.Lelendemain,
sapatiencefutrécompenséepeuavantmidi:unetroupeapparutenfin.Neufcavaliersennoir,harnachéscommeàCantimpré,escortaientuncarrosse.Ilspiquaientdroit
verslemonastère.AussitôtAbasesaisitdesonarbalèteetserangeaàl’affûtaurasdesbroussailles.Leconvoidut ralentir.De la rocaille amonceléepar leprêtre sur le cheminobligea lavoitureà
faireuneembardéeetlescavaliersàsemettreàlafile.Commeill’avaitprévu,ilspassèrentnonloind’Abaàfaibleallure.
Aumomentpropice,ilsedressaetdécochauncarreaudansledosduderniercavalier;laflècheétaitattachéeàlacorderaidequ’ils’étaitprocuréeàVarano,dontl’extrémitéétaitnouéeautroncdel’arbre.LepèreAbaavaitcalculé ladistanceet l’anglede tirdesorteque,unefractiondesecondeaprèsl’impactdelaflèche,lecordagearriveàboutetdésarçonnelecavalier.L’hommefutprojetévers l’avantpar lapuissancedutraitpuisrenverséenarrière,arrachédesa
selle,jetéàterrecommeunepoupéedechiffon.Aba luipassasonépéeà travers lecorpset sautasursonchevalafind’attraper leconvoiquine
s’étaitaperçuderien;pasunbruit,pasuncrin’avaitétéémisaucoursdecemeurtreexpéditif.Il les rejoignit, quelques pas en arrière. La tenue des soldats était quasi identique à celle qu’il
revêtait.
Ilsavancèrentjusqu’aupieddumonastère.Abas’attendaitàvoirapparaîtreuneentréesecrète,unsouterrainquiconduiraitpar-dessouslesmurailles;riendecelaneseprésenta.Ilnecomprenaitpasparoùcelourdéquipageallaitpénétrerl’enceinte.Soudain, une agitation débuta en haut des remparts. Le père Aba n’en crut pas ses yeux : deux
puissantsmadriersdeboiss’avancèrentdanslesairs.Puisunlargecubedeboiss’ajustalelongdecesglissièresavantdedescendreàflancdemur,l’ensembletenuetmanœuvrélentementàl’aidedequatrepuissanteschaînes.Le père Aba connaissait ce procédé qui servait aux réfections des cathédrales pour hisser des
éléments lourds etvolumineux,mais c’était lapremière foisqu’il voyait cemécanismeemployéàleverhommesetchevauxdansuneforteresse.Lemonte-chargetouchalesol.Deuxhommessortirentducarrosse.L’unétaitgrasettrahissaitsongrandâgeparunpasdifficile.
Ilétaitrichementvêtu.L’autrel’épaulait.Laportièredelacagedeboiss’ouvrit;troishommes–unabbéetdeuxgardes–s’ytrouvaientet
invitèrentlesdeuxarrivantsàlesrejoindre.—Bienvenue,VotreGrâce,ditl’abbé.Lemonte-charges’élevadanslesairs.Le pèreAba était en selle auprès des huit autres hommes en noir. L’un d’eux ordonna que l’on
détellelecarrosse.Abaprêtalamain.Touts’accomplissaitdansleplusgrandsilence.Aprèscinqallersretours,leconvoientierfuthisséenhautdumonastère.Abacompritpourquoile
monte-chargeétaitclosdeplanchesdebois : il fallaitempêcher leschevauxdecéderà lapanique,danslapénombreilsnes’apercevaientderien.Toutefois,lorsqueleprêtredeCantimpréseretrouvasoulevédanslesairs,ilseditquemêmes’il
arrivait à entrer en vie dans le monastère, même s’il y retrouvait Perrot, il était bien incapabled’imaginercommentilpourraits’enéchapper…
CHAPITRE08
Cejour-là,pourlapremièrefois, lescinqenfantsmiraculeuxseretrouvèrentdansle jardind’uncloître,presquesanssurveillance.Tousvivaientdansdeschambresséparées,àunétageoccupépardessoldatsetdontonnepouvait
approchersansautorisation.Chaqueenfantdemeuraitenlacompagnieconstantedesesinstructeurs.Cesderniersœuvraient sans relâche afin d’approfondir et demesurer la portéede leurs différentsdons.Denuitcommedejour,lescinqotagesnejouissaientd’aucuneliberté.Maisl’abbéProfuturusdécrétaqu’ilsdevaientapprendreàsemieuxconnaître,etmêmesedivertir
commedesenfantsdeleurâge.Onleuravaitfournidesballesetdesraquettes.Maisilsn’avaientpaslecœuràs’amuser.Lescinqenfantsétaientassissurlerebordenpierred’unefontainequis’élevaitaumilieudutapis
d’herbemarronnasseducloître.Ilsportaientlemêmeuniformedelinécru,lemêmemanteaugarnidepeauxetlamêmeaumussesurlatête.Ilfaisaittrèsfroid.Desgardessetenaientàdistance.C’étaitlapremièrefoisquelesenfantssesentaientaussilibresdeseparler.Agnès,lajeunefilleaufrontmarquédestigmates,quiavaitpartagéuntempslepéripledePerrot
aprèssonenlèvementàCastelginaux,montraàsescompagnonssesavant-brasbleuisparlespiqûresd’unfintuyaudeplumedepigeonqu’onluiinséraitsouslapeau:—Ilsmeprélèventdusang.Damien,lejeunegarçonquelepèreProfuturusavaitprésentécommesachantchasserlesdiableset
lesmauvaisesprits,étaitoriginairedePamiers,dansl’Ariège.Ilavaitonzeans.Ilétaitpetitpoursonâge,avaitdescheveuxd’unnoirinquiétant,unnezfinetdeslèvrespresqueinexistantes.Son«don»s’était révélé deux ans auparavant lors de la présentation à la foule de Pamiers d’une dizaine depossédés.IlavaitsuffiquecesmalheureuxcroisentleregarddeDamienpourqueledémonquileshabitaitabandonnâtleurchair.Lephénomènefutconfirméquelquesmoisplustardlorsquel’évêquerésolut d’emmener Damien dans un asile de fous. Là encore, d’un simple regard, l’enfant chassanombred’espritsnéfastes.L’évêchédécrétaalorssonenfermementimmédiat,enraisondesrumeursquicirculaientsursoncompteetd’undébutdevénérationpopulaire.Damien,privédesesparents,vivaitsousbonnegardedansledonjonduchâteauépiscopaldePamiers.Cefutlàque,sixmoisplustôt,unetrouped’hommesennoiravaitprisd’assautl’édificeetenlevél’enfantàlabarbedel’évêque.Damienexpliquaàsescompagnons:—Jedoisretenirparcœurl’ordreetlavaleurdesdémons,avecleursnoms.Toutça,d’aprèsleroi
Salomon.CommePerrotet sesguérisons,Damienavouaqu’ilétait incapabled’expliquer sondonoud’en
maîtriserl’exécution.Simonétaitleplusâgédesgarçons;grand,déjàmusculeux,laid,uneépauleplusbassequel’autre,
ilavaittreizeans.OriginairedeGordon,ilavaitéchappéàhuitansàunenoyadedansleseauxd’unegrotteprèsdeMiers.Àcompterdecejour,ilsemitàdistinguerdesformesetàentendredesparolesdepersonnesinvisiblesaucommundesmortels.Enconversantaveceux,ilcompritqu’ils’agissaitdedéfunts.Cettenouvellesepropageajusqu’àl’évêchédeCahors.Lasentencedel’officialnetardapas:SimonétaitunagentdudiableetdevaitêtrebrûléavantlaSaint-Martin.Lejourdesonexécution,une
troupeennoirsurgitdanssaprison,ligotalesgardesetl’emporta.Simondit:—Ilsveulentm’apprendreàreconnaîtrel’identitédesmortsquiapparaissentdevantmoi.Perrotavouaàsontourlesujetdesexpériencesauxquellesilétaitconfronté:— Ils me mettent devant des animaux à qui ils ont arraché un morceau du corps, pour savoir
combiendetempsmondonvaralentirleurmort.LederniergarçonàparlerfutJehan,unenfantdedouzeans,frêleetcraintif,lefronttrèshautet
dégagé,etdesyeuxétroits.Depuissanaissanceiléprouvaitdessongesmiraculeux.Ilpouvaittomberàtoutinstantenétatcatatoniqueetilsuffisaitalorsdel’interrogersurn’importequelsujetpourquedes«voix»luiinsufflentlesréponsesexactes.Douédeglossolalie,illestransmettaitdanstoutesleslangues. Ses parents l’avaient conduit auprès de Jeanne Quimpoix, à Aude-sur-Pont, afin que lasorcière leur expliquât ce qui arrivait à leur enfant.Elle leur enjoignit de le cacher et de taire sespouvoirs. Cela n’empêcha pas une troupe d’hommes en noir de venir le ravir chez lui quelquesannéesplustard.Jehannegardaitaucunsouvenirdecequ’ilvoyaitetrépondaitaucoursdesonsommeil.—Dieuseulsaitcequ’ilscherchentavecmoi!Lesenfantsdécouvrirentqu’ilsétaienttousd’originesassezproches,issusduLanguedocetdeses
environs.SeulstroisavaientétéprisparAté.HormisPerrot,aucund’euxn’étaitpasséparlechâteaudeMollecravel;celalesurpritcarilavait
pourtantaperçudanslessouterrainsdemultipleschambresd’enfants.—Ya-t-ild’autresenfantsici?demandaDamien.Personnenesutrépondre.—Quenousveulent-ils?continuaDamien.—L’abbéProfuturusnousl’adit,réponditJehan.Surcepoint,Simonavaitsonavis:—S’ilsveulentnousfaireparticiperàdesexpériences tous lescinqensemble,cen’estsûrement
pas pour nous aider,mais pour lier nos dons, faire en sorte que nous soyons une seule etmêmepersonne,douéedenosdifférentstalents.—Ànoustous,nousformerionsunétonnantpersonnage!s’exclamaAgnès.Jehanhaussalesépaules:—Ilsoublientqu’uneseulechosenousrapprochevéritablement :aucundenousnemaîtriseson
don.Perrotguéritsanslesavoir,Agnèssaignesansledécider,Simonnechoisitpaslesespritsquiluiviennent,Damienn’apasidéepourquoilesdémonsfuientsonregard,etmoi,jeneprovoqueaucundemesendormissements.Commentpourrions-nousunirquelquechosequin’estpasdenotrefait?Simons’exclama:—C’estàcausedecetteincapacitéquenousavonsétéchoisis!Sinouspouvionsnouscontrôler,
nousaurionsaussilafacultéderefuserdeleurobéir!Ilsontbesoind’enfantsquinepuissentpasleurrésister.Desadultesdotésdepouvoirscommelesnôtressontmoinsfacilesàsoumettre…—Etsi,àtraverseux,nousservionsàquelquechosedemal?demandaJehanterrifié.—Cesontdeshommesd’Église,protestaDamien.Simonetmoin’avons-nouspasétésauvésdu
bûchergrâceàeux?
Perrot conta alors l’épisode du presbytère de Cantimpré et l’horrible mort de Maurin. Agnèsdécrivitl’incendiedeCastelginauxetlemeurtredesamère,jetéedanslesflammes.Tout lemonde réfléchit alors à l’hypothèse évoquée par Simon : un être doué des pouvoirs de
guérir,defairefuirlesdémons,d’incarnerlesangduChrist,devoirlesdéfuntsetdecommuniquerparlavoiedessonges.Simonrésumad’unequestionl’intuitionsecrètequinaissaitenchacund’eux:—Cesdonsnesontpeut-êtrequ’unemalédiction…?Unlongsilencerégnadenouveau.CefutPerrotquilerompit:— En ce cas, notre obligation consiste à faire échouer les plans de nos ravisseurs ! Nous ne
pouvonspasrestersansréagir,alorsquenousignoronscequ’ilscherchent.—Comment?demandaAgnès.Perrotexpliqual’incidentavecAtéalorsqu’elleprenaitsonbain.Cejouroùilluiavaitrouvertune
cicatrice…—Lacolère,affirma-t-il.Pourunmoment, j’aicesséd’avoirpeur.J’aihaïcettefemmepourles
méchanteschosesqu’elledisaitsurmamère.Mondons’estretournécontreelle.Lesenfantsseregardèrent.—N’est-cepascela,céderauxloisdudémon?Fairelemal?s’inquiétaDamien.—Peut-être,réponditPerrot.Maispourl’heure,nousn’avonsriend’autreànotreportée.Sinous
arrivonsàpervertirlesdonspourlesquelsilsnousontélus,ilsrateronttoutcequ’ilspréparent…Peu après, sous l’œil des gardes qui n’entendaient pas leur conversation, les cinq jurèrent de
respecter ce vœude désobéissance, quel qu’en fût le prix. Ils braveraient leurs ravisseurs, feraientfront, n’obéiraient plus, se tiendraient ensemble pour faire échouer Domenico Profuturus et seshommes…
CHAPITRE09
Le père Aba atteignit les remparts d’Albert-le-Grand grâce aumonte-charge en compagnie desdeuxderniersmercenairesetdetroischevaux.Du sommet, son regard embrassa l’intérieur de l’enceinte : elle était divisée en quatre carrés
formant autant de cloîtres agrémentés de jardins, avec fontaines et haies de buis. Le long desmurailles,pasmoinsdecinqétageshébergeaientlesoccupantsdumonastèreettouslesateliersetlesprestationsindispensablesàunesiimportanteviecommunautaire;ilaperçutleverger,lepotager,lecimetière, les étables, les écuries et une basse-cour circulaire à chaque angle de la forteresse. Lescroiséesétaientmontéesdeverreetlesmursagrémentésdesculpturesetdereliefs.Au-delà de la perfection formelle de l’ensemble et de l’absence d’une église abbatiale en son
milieu,Abafutsurtoutsurprisparleprodigieuxarsenaldedéfensedissimuléderrièrelesremparts.Ilyavaitlàdequoirefoulerunearméedemillehommes.Au sortir dumonte-charge, lepèreAbaaperçut lemécanismequimettait enmouvement l’engin
d’élévation:unjeudesixblocsdepierrescontrebalançaitlepoidsdelacagedeboisaucoursdeladescente;deuximmensesrouescrantéesdanslesquellessetenaientquatrehommesdeboutservaientàtracterleschaînesethisserlemonte-charge.Desdispositifscommecelui-ci,Abaencomptadeuxparversantdumonastère!Surlapasserelled’arrivée,uncheminpavés’inclinaitenpentedouceverslesol,assezlargepour
laisserdescendreleschevauxjusqu’auxécuries.Abasuivitleshommesennoir.Arrivé auniveaudes jardins, despalefreniers se saisirent de leursmontures et du carrosse ; les
mercenairessedirigèrentversunguichetoùattendaitunmoine.Chacund’euxdéposasurlecomptoirunmorceaudeboisoctogonal;identiqueàceluiqu’AbaavaittrouvédanslesaffairesdumercenairedeCastelginauxetqu’ils’étaitgardéd’égarer.Ils’avançaetprésentaluiaussil’objet.Leguichetierl’observaetfronçalessourcils.Abas’aperçut
que lesautresbois recouvertsdecuir, s’ilsaffichaientcomme lesienunnuméroàquatrechiffres,comportaientunsigledifférentdesacroixencerclée.Celavoulaitsansdoutedirequ’iln’appartenaitpasaumêmebataillon.Cependantlemoineneposaaucunequestionetlerangeaaveclesprécédentsdansunearmoireàcases.Abapoursuivitsarouteensuivantlesautreshommesennoir.Soussoncapuchon,sonfrontétaitmoitedesueur,ilsentaitsestempeslebrûler.Ilsesavaitensursis:lecadavredel’hommelaissésurlecheminseraitretrouvétôtoutardetson
laissez-passerinattendualerteraitlesautoritésenplace.Iln’avaitqu’unechoseàfaire:quitterauplusvitecetaccoutrementdemercenaire.Les hommes en noir pénétrèrent dans un bâtiment qui abritait leurs quartiers privatifs. Par une
croisée,lepèreAbadécouvritunearmurerieetplusd’unevingtained’autresmercenairesquiavaientravaléleurscapuchonsnoirs.Ilsavaientlescheveuxcoupésaurasetdesbarbesparfaitementtaillées,levisagepropre;riendecequel’onattenddereîtres.Aba bifurqua et pénétra quelques pas plus loin dans un lieu différent, vaste et lumineux :
l’herboristeriedumonastère.Troismoines étaient en train d’y étudier de longs alignements de bacs d’herbes, d’épices et de
massifsdefleurséclairésparuneverrièrezénithale.Abafutsurprisparlachaleuretlesarômesquirégnaientdanscelieu,maisaussiparladiversitéetl’étrangetédesplantesquis’étendaientsoussesyeux.Ilétaitcertainden’avoirjamaisvunientendudécrirebeaucoupdesespècescultivéessouscetteserre.Lestroismoinesherboristesleregardèrent,étonnésparsasubiteintrusion.LepèreAbaaperçutuneportedeverredel’autrecôtédugrandlocal.Ilsaluamécaniquementles
moinesets’yrenditd’unbonpas.Lepassagedonnaitsurundescloîtresdelaforteresse.Ici,pasdegardesnid’hommesennoir.Lejardinétaitdésert,d’uncalmesouverain.Seullebruitde
lafontainetroublaitlesilence.Sursadroite,Abarepéraunnovicemunid’unbalaietd’unseauquilavaitlepavementdelagalerie
couverte.Abaouvritunepetiteporteauhasardetvitqu’ils’agissaitd’uneresserreàboisdecordeoùune
étuveservaitàsécherlesrondinsetlesfagots.Il observaunedernière fois en tous senspuis se rua sur lenovice. Il plaquaunemaincontre sa
bouche, l’étranglade l’autre,et l’entraînadans laremise.Là, il l’assommad’uncoupdepommeaud’épée,avantd’empruntersesvêtements.Illuinouaunmorceaudesachainsedéchiréeautourdelabouche,luilialesmainsaveclacordeletted’unfagotavantdelebasculerderrièreunepiledebois.Ilcachasonarme.Ensuite,ilrécupéraseshabitsd’hommeennoiretlesmitàbrûlerdanslefoyerquialimentaitl’étuve.Ilressortitsousl’apparencedunoviceetsesaisitduseauetdubalai.Soudainilsefigea;undétail,jusque-làévacué,leterrassa.Sonœil.Cesinistrerubandetissunoirquiluibarraitlevisage.Quineleremarqueraitpas?Iln’eutpourtouteressourcequedereleverlacapuchedelacouleet
delarabattresursonvisage.Ilcommençasoninspectiondescloîtresetdesgaleries,sachantquecenouveautravestissement,lui
nonplus,neferaitpaslongfeu.«RetrouverPerrot.»Àmesurequelesvastesespacesdumonastèresedécouvraientàlui,l’objectifluiparaissaitdeplus
enplusinatteignable.Ilremarquatoutefoisquepersonnenefaisaitouvertementattentionàlui,qu’hormisdesmoines,on
nerencontraitjamaisdegardesoudesoldatssouslesgaleries.Unsentimentdepaixetdesécuritéhabitait les lieux,commes’ilétaitétabliunefoispour toutes,
queriennipersonnenepourraitfairecourirlemoindrerisqueàlacommunauté.Cetteimpressiondiffuse,aulieudelerassurer,l’inquiéta.Etsionl’avaitsciemmentlaisséentrer?Iljetaunregardauxnombreusescroiséesdeverrequilesurplombaient.Desyeuxnesuivaient-ils
paslemoindredesesfaitsetgestes?Abasentitquesafébrilitédeclandestinétaitentraindeluijouerunmauvaistour;s’ilcédaitàla
panique,iln’accompliraitriendevalable.Malgrétoutilseressaisitetrepritsoninspectionminutieuse.
En longeant les écuries, il découvrit une aile de la forteresse qui l’intrigua particulièrement.Jusque-là,iln’avaitrencontréquedesmoinessilencieux.Ici,deslaïquess’égaillaientdanslesalléesetlesjardins,etnesegênaientpaspourparlerhaut.Tousentraientetsortaientparlahauteported’unvastebâtiment.Unefoisencore,lepèreAbasechoisitunevictimeappropriée:unhommevêtud’unfrocsécuher
de couleur sable, encapuchonné.Aba attendit qu’il s’écartât de ses compagnons et, dès qu’il se futtrouvédansuncorridorvoûté,quimenaitàunechapelle,lepauvrehommesubitlemêmesortquelenovice.Abal’assomma,l’entraînasousl’échappéed’unescalieràvisetluidérobaseshabits.Nouvellementdéguisé,Abapénétradanscetteailedumonastèrequil’intriguait.Ildécouvritunesallegigantesque,quioccupaitpresquetoutunversantde laforteresse,soutenue
pardespilierscomposés,leplafondvoûtésurcroiséed’ogives,commelanefd’unecathédrale.Lesolétaitplusenterréqueceluiducloîtrevoisin.Tout l’espaceétaitdiviséenunemyriaded’établisd’étudeséparéspardescloisonsdebois.Àl’entrée,deuxfresquesaccueillaientlesvisiteurs:l’unereprésentaitlaMédecineselonAsclépios
leGrecetl’autre,selonThotl’Égyptien.Désertésparl’heuredurepasoud’unoffice,lesétablisétaientauxtroisquartsvides.LepèreAba
avançalentement,enexaminantcequ’ilvoyait,enregistrantlemoindredétail,évitantdesregardsquipourraientsefaireinterrogateurs.Il tombadevantun squeletted’homme.Élevéparun trépied, taillédans lebois,hormisquelques
piècesenosvéritable:desfragmentsdefémuretderadius,deuxpairesdecôtes,unerotuleetunevertèbre.Abas’approchadupupitrede travail :d’autresosétaientétaléssurun lingeainsiquedesécritsconcernantlesprodigessuscitésparlesreliquesd’Adalbert,unmystagoguehérétiqueduVIIIesiècle,condamnéparlepapeZacharieetparsaintBoniface.Abaconnaissaitlalégended’Adalbertetsaréputationdedémon.Surlepupitre,unecartedelachrétientédésignaitlesemplacementsoùsesituaient,aujourd’hui,les
autresrestesd’Adalbert.Effrayé,Abareportasonregardsurlesquelettedebois.«Essaient-ils de reconstituer le squeletted’unmagehérétique ?De rassembler les fragmentsdu
corpsd’Adalbertmortdepuisundemi-millénaire?»Commedansunjeudeconstructionpourenfants,lesosremplacerontlespiècesdebois.Nevoulantpaslaisserparaîtresoneffarement,Abarepritsaprogression.Sur le pupitre suivant, il reconnut un compas de géomancie très élaboré et des ouvrages qui
traitaientdesquatretechniquesdivinatoiresdeVarron.Nonloindelà,ilaperçutsurunétabliplusieursexemplairesdelacourteépéedeCantimpré,ainsi
quedesmodèlesdetailledifférentetrempésdanslemêmeferinflexibleetlégerquiavaitfascinélemaîtreSouletinàToulouse!«Alorstoutviendraitd’ici…?»Troispostesdetravailplusloin,ildécouvritunetablechargéed’ampoulesrempliesdegouttelettes
desang.Surdespatènesdecireétaientposésdesfragmentsdechairbaignésdansunliquidejaunâtre.Abas’approchapourlirelesplaquettesoùétaientgravésdesnoms.Illut:Ferrare1171,Lanciano
750,Offida1273,Bruges1216…Ilblêmit.
Besançon991,Milan810,Pescara1074,Oxford1200…«SeigneurJésus…»Dixansauparavant,àParis,ilavaiteuàétablir,pourlegaind’unedisputequodlibétique,ladéfense
d’un miracle qui s’était manifesté à Douai en 1254 : lors de l’eucharistie, une hostie avait ététransformée, sous les yeux de l’assistance médusée, en chair sanglante ! À l’époque, Aba s’étaitrenseigné sur les cas similaires de miracles eucharistiques, comme Alatri en 1228, Sainte-Claired’Assiseen1240,Riminien1227.Etilsétaienttouslàsurl’établi!Aba observa, fasciné, ces tissus adipeux, cesmorceaux demuscle, demembrane de cœur ou de
poumoninaltérésendépitdesannées;chairquin’avaitétéautrefoisqu’unpeudefarinecuite…Il repensaauxcadavresdépecés, amputéset éviscérésqu’il avait aperçusdans la retenued’eauà
l’extérieurdumonastère.Surunprésentoir, ildécouvritunesuitededentsdelait.Untexteencoursderédactionluiapprit
qu’il s’agissait de reliques saintes récupérées en Égypte au sein d’une secte chrétienne ditepharamondienne qui assurait les détenir depuis treize siècles et… le passage du jeune Jésus deNazarethdansleurpays!Lesdentsdelaitdel’Enfant-Jésus…Leregardd’Abaembrassa lamultitudedeplansde travail ; tousparaissaientaffectésà l’examen
d’unfaitoud’unenouveautéquicontrevenaitauxchampsd’étudeautorisésparl’orthodoxieromaine.«Oùdiableai-jemislespieds?»
CHAPITRE10
BénédictGuidevaitdésormaisretourneràRome.Il emportait avec lui les documents de Spalatro, les conclusions de Pozzo et une convocation
émanéedusecrétariatducardinalMoccha.IlseprésentaàlaporteElaminiaparlaquelleilavaitprislafuiteseizejoursauparavant.Lesclochesdelavillesonnaientl’officedetierce,unefoulesepressaitdevantleguichetd’entrée:
desmarchands, des voyageurs, des pèlerins, des soldats de fortune, des hommes qui tentaient leurchancecommemain-d’œuvrejournalière.Nuln’étaitsanssavoirquelespostesdedouaneromainscomptaientparmilespluscorrompusdu
monde;àmoinsdedétenirunsauf-conduit,ilfallaitgraisserlapattedel’agentpéagerourenonceràfranchirlesremparts.Bénédict Gui soupçonnait que, dès son évasion, Fauvel de Bazan avait fait circuler son
signalement;ilcomptaitsursonaccoutrementdemarchandetsurladisparitiondesabarbeetdeseslongscheveuxpournepasêtreremarquétroptôt.Dans la Rome antique, le Sénat avait tout pouvoir ; aujourd’hui, l’Église l’avait admirablement
remplacé:BénédictprésentalesdocumentslementionnantsouslenomdePietroMandez,mandatairedelaparoissedeSpalatro.RienneluifutdemandédeplusquelessceauxdeMocchaetdusupérieurdePozzo.Hierfugitif,ilfutsaluéparlesgardienspoursonretour.IlretrouvaRome:confuseetsale,dévoteetaventureuse.Moines,fillespubliques,pénitents,grands
seigneurs,portefaixetporte-croix,arracheursdedentsetdonneursdeleçons,saintesetmaquerellessecôtoyaientsansseconfondre,toussouillésdelamêmeboueindélébile.Bénédict,capuchonrabattu jusqu’aufront, filadans les ruelles,esquivant lesattroupementset les
unitésdesoldats.Ilserenditàl’atelierdesonamiSalvestroConti.Seulement,ilneseprésentapasdanslecorpsde
logis qui abritait la fabrique de livres et la résidence du maître, mais dans l’aile des chambresd’hébergementdesapprentisetdescompagnonsdeSalvestroConti.Le bâtiment comportait une large façade semée de fenêtres carrées.Bénédict gravit lesmarches
d’unescalierextérieurquidébouchaitsurunpassageàcouvert.Guis’arrêtadevantunehuis,regardas’il n’était pas observé puis, rapide et précis, descella une brique du cadre de la porte derrièrelaquelleétaitdissimuléeuneclef.Ilremitlapierreetdéverrouillalaporte.Ilmontaàl’étagesupérieuretusaunesecondefoisdelaclefpourouvrirl’unedesportesdupalier.Ilentrarapidementenrefermantl’issuedanssondos.Trois personnes étaient présentes dans cette chambre. L’une d’entre elles, après un instant
d’hésitation,bonditsurlespasdeBénédictGui.—MaîtreGui!C’étaitZapetta.— Je commençais à craindre que vous ne reviendriez plus, qu’ils ne vous laisseraient jamais
rentrerdansRome!Lesdeuxautrespersonnesétaient sesparents.Lamère restait alitée,hébétéeet inconsciente.Son
vieuxmari,assisàsonchevet,luitenaitlamain;ilneprêtaaucuneattentionàl’entréedeGui.—Mamères’estévanouielejouroùj’aidûluiavouerladisparitiondeRainerio,expliquaZapetta.
Ellen’apasreprisconnaissancedepuis.Lefaitd’avoirquittéprécipitammentnotrelogispourvenirnouscachern’apasarrangésonétat.Bénédicts’approchadelavieillefemme;illuiexaminalepouls,lefonddel’œiletlalangue.Puis
ilprescrivitàZapettaunedécoctionquipourraitluiredonnerquelquesforces.—Vousêtesbientraitésici?demanda-t-il.—Oh oui ! s’exclama la fille. Depuis que votre amiMatthieu est allé nous trouver pour nous
abriterdanscettechambre,ilnesepassepasunjoursansqu’ilviennes’inquiéterdenotreétatetnousapporter de quoi manger. Il nous a conté ce qui vous est arrivé, l’arrestation, l’évasion, votreboutique réduite en cendres. De surcroît, il se rend à intervalles fixes dans notre quartier afin devérifiersimonfrèreneseraitpasderetour,cequinousrassurebeaucoup.Bénédictsourit.—Jen’enattendaispasmoinsdelui,c’estunbravegarçon.Zapettatrépignait:—Qu’avez-vousappris?Avez-vousretrouvélatracedeRainerio?Àcesmots,lepèrelevaunregardmélancoliqueversBénédict.—J’aidécouvertdenombreuseschosessurRainerio.D’abordiltravaillepourunhautresponsable
delacurie, lecardinalRasmussen.Il lesecondelorsdesprocèsdecanonisationquiconsacrent lesnouveauxsaints.Zapettasouritenapprenantlafonctionprestigieusedesonfrère.—Mais,àcausedeceposte,Rainerioafaitunedécouvertequisemblel’avoirbeaucoupaffecté,
voireterrifié.SonamiTomasoetMarteen,unautreauxiliaireducardinal,m’onttousdeuxconfirméque,depuisquelquetemps,Rainerioétaitinquiet.Zapettaserembrunit.—C’estimpossible,fit-elle.Rainerioétaittoujoursd’humeurégale.Aucontraire,ilseréjouissait
depouvoir,souspeu,nousoffrirunnouveautoitS’ilavaitététourmenté,jel’auraisvu!Bénédictsourit:—Ilnesouhaitaitpasvousinquiéter.Lajeunefillesefigea:—Alors?Avait-ildesraisonsdes’effrayer?A-t-ilétéenlevé,tué,pourcequ’iladécouvert?—Desraisonsdecraindrepoursavie,jecroisqueoui,hélas,ilenavait.Guis’empressadeprévenirleslarmesdeZapetta:—Mais rien ne dit qu’il a couru de véritable danger, affirma-t-il. Les gardes qui sont venus le
chercher chezvousétaient envoyéspar sonmaître etn’avaient aucune raisonapparentede lui êtrehostiles.Rainerioacependantapprisàcemoment-là lamortdeRasmussen.Jesuis tentédepenserqueRainerion’apasétéenlevé:jepensequ’ilafui.—Fui?—Oui.Iladûcomprendrequesonmaîtreavaitététuépourladécouvertequ’ilsavaientfaite.Ila
penséêtresurlalistedesassassins.Ilestalléseréfugier!—Chezqui?
—Jel’ignore.Maisjesaisqueltypedetraficilamisaujour;aussi,dèsquej’auraiposéunnomsur les personnages queRainerio dérangeait au point de les pousser aumeurtre deRasmussen, jedéduiraiversquiilestallés’abriterpouréchapperàleursreprésailles.—Dieuvousaide!—Zapetta,sij’airaison,Rainerioadansl’intentionderevenirvouschercher,dèsquepossible.S’il
nevousapasfaitparvenirdesesnouvelles,c’estseulementqu’ilaquittéRome.Ilnefautpasperdreespoir.BénédictGuiassuraqu’ils’efforceraitd’agirvitemaisqu’ilneprojetaitpasdes’éterniserdansla
ville:— Mon signalement a dû être transmis par Fauvel de Bazan ; beaucoup de personnes me
connaissent;certaines,desjurisconsultes,desclientséconduitsoudeschasseursdeprimes,doiventrêverdem’attraper.PrévenezseulementMatthieuquejemeportebien.Ils’apprêtaitàpartir.—Quandnousreverrons-nous?—Sitôtque j’auraiduneuf surRainerio.D’ici là, restez ici,SalvestroConti estunami, ilvous
hébergeraletempsnécessaire.Levieuxpèreselevaet,sansunmot,lesaluaamicalementsursondépart.
BénédictvoulutserendresanstarderàlaconvocationducardinalMoccha.IlarrivaaupalaisduLatran.La bâtisse de bois et de pierre était monumentale, mi-palais, mi-cathédrale, assise en haut d’un
escalierdemarbre.Comme toujours,qu’ilgèle,qu’ilvente,qu’il fassebrouillard,qu’ilpleuveouqu’ilneige,lesmarchessecouvraientduva-et-vientincessantd’hommesderobe,deprélatsaffairés,d’ambassades,dedéléguésapostoliques,denoncesetinternonces.Sansomettreledéfilédescurieuxetlapiétaillelaïquequihanteleslieuxdepouvoir.L’escalierétaitdéfendupardejeunessoldatsdelagardeduLatran.Dèssonpremierpassurl’escalier,Bénédictfutinterpelléparunsoldatquiluireprochadeporter
sacapuche :pouraccéderauLatran,mêmelesmoinesavaient l’obligationdeseprésenter le frontdégagé.CetordreinquiétaGui;ilsavaitqu’ilentraitdansledomainedeFauveldeBazan;têtenue,ilse
sentaitvulnérable.LegardeduLatranluiindiquaoùprésentersaconvocation.Bénédictse trouvanezànezavecun jeunediacre juchéderrièreuneconsole,affectantunairde
lassitude, le teint rose et poudré, lesmains pommadées. Il visa les documents puis l’informa queMonseigneurBartholoMocchan’accordaitpas,cestemps-ci-d’audiencedanslademeuredupape,etqu’ilétaitàtrouverchezlui,viadelliTessitore.IlajoutaqueMocchafaisaitpartiedesélecteursduconclave.CequiincitaBénédictàpenserqu’il
étaitpeuprobablequececardinal,PromoteurdelaCause,s’intéressâtdeprèsàsoncasalorsmêmequelesdébatssurl’électiondusouverainpontifen’avaientpasencoreproduitunnom.IlrésolutnéanmoinsdeseprésenteraulogisdeMoccha.Ilétaitsituédansunquartierpopulaire,occupantunevastebâtissequiabritaitautrefoisuntemple
romain.MonseigneurMocchamenaitsavieloindesrésidencesopulentesdessommitésdel’Église.
Dèslevestibule,Bénédictaperçutdesenfantsquicoulaient,denombreusesfemmesquis’emportaientlesunescontre lesautres,deschiensqui rôdaientdans lesescaliers,desmoinesquis’entretenaientavecdessoldats,descheminéesgarniesdetournebrochesetdechaudrons.Guiavaitl’impressiond’entrerdanslechâteaud’unseigneurdutempsdesroischevelus,prodigue
etdésordonné,faisantcohabiterépousesetconcubines,s’enorgueillissantdesesnombreuxhéritiers,plutôtquedepénétrerdanslademeured’undesplushautsreprésentantsdel’Église.Untelcardinalàlavieexubéranteeûtfaitunbienmauvaisvoisinagedanslequartierdesprélats.Undiacre,impassibleaudésordrequil’entourait,l’accueillit.Petitetrond,l’airintelligent,lefrère
Deuxièmefaitétaitdeceshommesrevenusdetout,quipeuventfranchirsanss’émouvoirunchampdebatailleaprèslatuerieoulesruesd’unevilledéciméeparlapeste.Iljetaunœilsurlesdocumentsdel’abbayedePozzoetsurlemiracledutombeaud’Evermacher.—Hum,fit-ilenhochantlatête.Cantimpré?Bénédictacquiesça.—Suivez-moi.Danssonsillage,BénédictGuitraversadessallespopuleuses,certainesauxmursencoreornésde
vestigesdesmosaïquesdutempleantique;ilcroisaunemagnifiquefemmeperseauxlongscheveuxnoirs,à lapeaubruneetauxyeuxverts,unegaleried’armesdigned’unbaroncroisé,puispénétradansunepetitepièce.Lalumièredujourtombaitparquatresoupirauxpratiquésdansleplafond.Lesolétaitmarquetéet
lesmurscouvertsdepanneauxdebois.Aucentretrônaientuneécritoireetdeslutrinssupportantdeslivres.Derrièrel’écritoire,Bénédictremarqua,surunbuffet,lareproductiond’unbustegrecetunepietà,sculptéesdanslemêmemarbrerose.—LecabinetdeMonseigneur,ditlediacreenlefaisantentrer.Jevaisleprévenir.Bénédictseretrouvaseul.Sapremièreidéefutque,silesévénementstournaientmal,ilnepourrait
jamais fuird’ici. Il sedirigeavers lesparoisenboiset lesheurtaduboutdesongles : lesonétaitcreux.Lesconversationspouvaientêtreentendues.Il s’approcha d’un des lutrins pensant trouver un psautier : en l’occurrence, il s’agissait d’un
recueildepoèteslyriquesgrecs.«Mocchaestlettré»,pensaBénédict.Iltournaunepageettombasurl’HymnesulfureuxdeSapho.«Etilal’espritlarge…»L’écritoireétaitvide. Il s’intéressaaubustegrec. Il restaunmoment sanspouvoir se rappeler le
personnageantiquequ’ilreprésentait.AlorslecardinalMocchaentraparuneportedérobée,dissimuléederrièreunpanneau.Il avait une cinquantaine d’années ; gras et le visage gâté par de nombreux excès, il dégageait
toujoursuneimpressionnantevigueur.Hormissesbagues,riennepouvaitlaisservoirqu’ils’agissaitd’unprélat:ilétaittorsenu,latêtecouverted’uneserviette,leteintruisselantdequelqu’unquisortd’une étuve. Une jeune servante, l’étrille à la main, le suivait pour le forcer à se couvrir d’unmanteau.Ilcédasouslafeintecolèredelajoliefille.Celle-ciressortit.Mocchas’assitsurletabouretderrièresonécritoire.BénédictGui se demanda soudain pourquoi cet important personnage acceptait de le recevoir si
vite,interrompantsonbaindevapeurpourl’entendre.—Montrez-moi,luiditMocchasansautreformuled’introduction.Bénédictdéposasesdocumentssurlatable.L’hommesemitàlesparcourir,s’essuyantlefrontensueurdureversdelamain.— Êtes-vous l’une de ces petites vermines qui battent la campagne en promettant à de pauvres
fidèlesqu’enéchanged’argent,ilsvontleuroffrirunsaintetassurerlafortunedeleurparoisse?—Non,Monseigneur,réponditBénédict.— Pietro Mandez, marchand malade miraculé à Cantimpré, venu se recueillir sur le tombeau
d’Evermacher?lutMocchad’untonincrédule.—LaprovidenceavouluquejefusseletémoinprivilégiédeslarmesdesangdesainteMonique.Mocchahochalatête.—Privilégié,eneffet…Ilsesaisitdelafiole.BénédictsongeaquececardinalétaitPromoteurdelaCause; lorsdesprocèsdecanonisation, il
devaitsedressercontreRasmussen,renduirrésistibleavecsaViedessaints.—LecasduvillagedeCantimprém’intéresseénormément,ditMocchaaprèsavoirrelevélatête.À
l’abbayedePozzo,dèsqu’unsignalementmiraculeuxleconcernantestenregistré,jesuislepremieràêtreaverti.—CantimpréestunendroitbénideDieu.Mocchalevalessourcils.—Enterredechrétienté,ilestbeaucoupdelieuxquipeuventseprévaloirdelagrâceparticulière
duSeigneur:descathédrales,desmonastères,desrivièresbéniespardessaintes,desmontagnesoùse sont vus bien des prodiges…Mais rien qui ressemble àCantimpré.Ces enfants qui naissent enparfaitesanté,cesguérisonsspontanées…Mocchasecoualatête.— Pourtant, les fois où j’ai sollicité une position de l’Église, j’ai essuyé des refus. On est très
frileuxàRomeau sujetdeCantimpré.Àmadernière tentative, ilm’a été formellement interdit detraiter de nouveau ce sujet… à moins de présenter un nouvel élément conclusif devant laCongrégation.Ilagitalafioledesang:—Vraioufaux,cetéchantillontombeàpointnommé!BénédictGui fronça les sourcils.Moccha avait été débouté de son intérêt pourCantimpré ? Par
qui ? Rasmussen ? Marteen avait dit que, dernièrement, Rasmussen et Rainerio s’occupaient deCantimpré…—Lemiraclequevousm’apportezaujourd’hui,continuaMoccha,jel’attendaisdepuisdesmois.Bénédict se mit soudain, contre toute attente, à douter du regard qu’il portait sur Rainerio et
Rasmussen…—Unemanifestationchrétienne!poursuivitleprélat.SainteMoniqueestunefigurerévérée.Son
truchement va me permettre de relancer le dossier et, cette fois, de faire toute la lumière sur cemystère.BénédictGuin’écoutaitpluslecardinalMoccha.Biendesfois,lorsd’enquêtesdifficiles,ilsentait
envenirl’issue,sansenavoirencoretouteslesdonnées.Lasouplessedesonespritleprenaitparfoisdecourt.LesgensdupeupledisaientqueBénédictGuialliaitalorsladivinationàlaréflexion.Mocchaseredressa.—JevaisenvoyermesexpertsàSpalatro.Ensuite,jereprendrailedossierdeCantimpréauseindu
Latran.IlfitappelersondiacreetditàBénédict:—Vousallezdevoirrépondreàtouteunesériedequestions.Jedoispouvoirleverlesdoutessurce
prodige qui vont m’être rétorqués par les membres de la Congrégation. Vous êtes ma meilleurechancesurCantimpré.Sivouslesouhaitez,vousêtesmonhôteàRome.Merci,monfils.
Ildisparut.Lediacre,laminetoujoursimpavide,undossierdefeuilletssouslebras,etuneplumeetdel’encre
danslesmains,s’assitàl’écritoireetdébutasoninterrogatoire.Lesminutesquisuivirent,Bénédictentradans lesdétailsduprodigedeSpalatro, lediacrene lui
épargnantaucunpiège;maisGuiavaitl’intelligencesidéliéequ’ilrépondaitauxassautssanseffortsetavecbeaucoupdecohérence.Cependant,illorgnaitavecintérêtledossierdudiacreposésurl’écritoire;lasommedeMoccha
surlevillagedeCantimpré.Auboutd’uneheure,Bénédictdemandas’ilpouvaitexaminercesdocuments;lediacrehaussales
épaulesetl’autorisa,alorsqu’ilretranscrivaitparécritlesconclusionsdeleurentrevue.Bénédict Gui découvrit avec stupéfaction la liste des prodiges qui avaient eu lieu à Cantimpré
depuishuitans.Malgrécequ’ilsavaitdéjà,ilétaitloindes’imaginerdetellesmerveilles.Ilcompritque lesmoindres faits etgestesduvillageétaient rapportésparunespionducardinalMoccha : cedernier avait réussi à se gagner la bienveillance d’une certaine Ana, une vieille villageoise deCantimpré,filledudoyen,quiavaitacceptédetrahirlessecretsdessiensenéchanged’assurancessurson salut.Elle avait révélé que lesmiracles deCantimpré avaient une cause, et que celle-ci était àtrouverchezunenfant.UngarçonnomméPerrot.LeprêtreGuillemAbafaisaittoutpournepaslelaisserdécouvriretpourdétournerladévotiondesesfidèlessurEvermacher.Levillages’étaitlaisséjouer,maispaslavieilleAna.Bénédict haussa les sourcils en voyant que Moccha faisait référence au petit Perrot comme à
l’«Enfant-Dieu»!Mais son émoi atteignit son comble lorsque, visant la dernière note ajoutée au dossier quelques
semainesplustôt,ilappritl’enlèvementmystérieuxdePerrotàCantimpré!Là,Bénédictsepritlefrontentrelesmains.L’«Enfant-Dieu!»Sadérouteétaittotale.Ilavaitl’impressiond’êtreàlaplacedeRainerio,d’avoirluiaussitouchéà
quelquechosedetropsensibleettortueux.—Jen’airiencompris.Jemefourvoiedepuisledébut.Ilentenditlaporteducabinets’ouvrirdanssondos.Levisagedudiacresefigea.BénédictGuiseretournaetreconnutlecardinalMoccha,cettefoisvêtudesasoutanepourpre.DerrièreluientrèrentFauveldeBazanetquatregardesarmés.
Lacréatured’ArtémidoredeBrocasouriait.—Vois-tu,j’étaisconvaincudeteretrouvertôtoutard,BénédictGui,dit-il.Deuxgardesseplacèrentdevantl’issuesecrèteducabinet.Bénédictn’avaitnullepartoùfuir.Bazanreprit:—Ne t’avais-je pas averti de te défier d’une volonté aussi réglée, froide et calculatrice que la
tienne?LecardinalMocchaobservaitBénédictaveccourroux.Quandavait-ilétérepéré?Quil’avaitdénoncé?Moccha?Comment?Sivite?Pourlapremière
foisdepuislongtemps,Guinesavaitplusquoipenser…Ilfutassommé.Fauvelnevoulait risqueraucuneévasion.Il fut ligoté,poingsetchevilles liés, la
têtemisedansunsacdetoile,etemportéparlesgardes…
CHAPITRE11
—Enquoipuis-jevousaider?LepèreAbasefigea.Il continuait d’errer avec fascination entre les rangs d’établis de la grande aile du monastère,
découvrantdenouveauxsujetsd’étude,insolitesouterrifiants.LepèreAbaseretournapourvoirceluiquil’avaitinterpelléd’unevoixchevrotantemaisdouce.C’étaitunvieillard,ledoscourbé,despetitsyeuxchassieuxetfatigués,portantunelonguebarbeet
uneburebruneàliseréblanc.Cen’étaitpastantlefaitd’avoirétésurprisquiglaçalesangd’Abaquecetteimpressionsoudaine
deconnaîtrecevieilhomme!Ilessayadetoutessesforcesdenepaslaisserparaîtresursonvisageleflotdepenséesquil’assaillait.L’hommelegratifiad’unsourirepleindebonté.—JemenommeArthuisdeBeaune,dit-il.Là,lepèreAbaneparvintplusàdissimuler:lasurpriseselutsurtoutesafigure.ArthuisdeBeaune.CegrandsavantétaitvenuàParis,quinzeansauparavant;letoutjeuneGuillem
Abas’étaitprécipitépourl’entendrediscourirdesonBestiaire.Seulement,peuaprèscetexposéquifitgrandbruit,carilinvoquaitledroitd’étudierlibrementlanature,ArthuisdeBeaunedisparut;nulne savait où il s’était retiré, ni pour quelle raison il désertait le monde. Toutefois, à intervallesréguliers,illaissaitpublierlesrésultatsdesesnouveauxtravauxquiétonnaientparleurvariétéetleuraudace.«ArthuisdeBeaunes’estreclusici…?»Levieilhommerenouvelasaquestion:—Quecherchez-vous,jeuneami?Le père Aba, déguisé sous l’habit d’un laïque du monastère, resongea aux fragments d’hostie
miraculeusechangéeensangetenchair:—MonnomestCantaclerc,dit-ilhâtivement,jevienséclairerlesombresquipèsentsurlemiracle
eucharistiquedeDouaide1254.ArthuisdeBeaunehochalatête,signifiantqu’ilavaitàl’espritl’histoiredeceprodige.—Le pain de l’autel s’y est transformé dans la bouche d’une vierge en unmorceau de viande
sanguinolent,commenta-t-il.Laquestiondemeure:est-cedetissuhumainouanimal?Sivousvenezapporterlaréponse,vouslibérerezd’unpoidsnotrebonAiméDavrilquiétudiecesmiraclesdepuisdixans.Venez-vousd’arriveraumonastère?—J’ysuisdepuisquelquesheures.Beaunesourit:—Ilvousfaudradesjoursavantdevousfamiliariseravectoutcequ’abritecelieuformidable.Je
vousfélicited’yavoirétéinvité,jeunehomme.Riendanslavoixoulecomportementduvieilhommenelaissaitpenserausoupçon.LepèreAba
sedit,unenouvellefois,quelasécuritéétaitsibienressentieaumonastère,quepersonnenesongeaitàs’inquiéterd’unvisageinconnu:s’ilétaitici,c’étaitqu’ilenavaitlapermission.
Abaobservaautourd’eux,ilnevoyaitpasapparaîtredesoldatnidegarde:sesvictimes,lenovice,leclercetlecavalier,n’avaientsansdoutepasencoreétéretrouvées.—Maître,j’étaisprésentilyaquinzeansàvotreconférenceàParis.Arthuissourit.—J’auraismieuxfaitdegarderlesilencecejour-là.J’aiessuyéunetellelevéedeboucliers,dela
partdemesconfrères.—D’oùvotrerepli?ArthuisdeBeaunelevalebraspourpointerlapièceoùilssetrouvaient:— Observez. Ici tout le monde travaille ensemble ! Les grammairiens, les rhétoriciens, les
dialecticiens, les théologiens, lesarithméticiens, lesgéomètres, lesastronomes, leschirurgiens, lestraducteurset lesexplorateursd’alchimie.Aucunematièredel’espritn’estcloisonnée, interditeauxprofanes, cultivée dans le secret ou la conspiration, comme à Paris ou à Oxford. Chacun peut seportersurletravaildesonvoisinetoffrirsescompétencespourrésoudreuncas.Le père Aba dut admettre que c’était une des étrangetés de l’endroit qu’il n’avait pas encore
reconnuemaisdontilmesuraitlaportée.—Àl’abrientrecesmurs,noussommeslibresd’étudiersanslesentravesgénéréesparlacoutume
populaireouparlapusillanimitédeshautessphèresdel’Église.—Maispourtant…Aban’osaitpasacheversapensée.—Oui?—Cespiècesmiraculeusesquej’aiaperçuessurcesétablis…—Ehbien?—Ellesnesontpastoutesauthentiques?Arthuissourit.— En quoi des contrefaçons nous seraient-elles utiles ? Tout est vrai, mon jeune ami ! C’est
souvent le résultatde longuesannéesde recherches.Les reliquesquevous trouverezaumonastèresontvéridiques ; les«faux»,vous les trouverezplusvolontiersdans leséglisesoulesreliquairesparoissiaux, où nous les avons échangés. La célèbre clavicule de saint Benoît que l’on vénère àPadoueestenréalitéfaiteenivoiredemorse;lavéritableestici,avecnous.Le père Aba était stupéfait. Les hosties, les reliques d’Adalbert, les dents de lait de l’Enfant-
Jésus…?Arthuisexpliqua:—Noussommeslàpourcomprendrelanaturedesmiracles,fastesetnéfastes;nonpourfabriquer
desleurresoudesmystifications.Abaobservaquelquesétablisquilesentouraient.—Surquoitravaillez-vous,maître?Et Arthuis de répondre, avec une simplicité confondante, comme d’aucun dirait « Je vaque aux
champs»:—Oh,moi…jetravailleàpercerlemystèredelaDormitionetàreproduirelamultiplicationdes
painsdulacdeTibériade.
AtédeBrayacoccupaitunevastechambredanslemonastère,nonloindecelledesonchancelierdepère,quivenaitd’arriver.Laprésenced’ArtémidoredeBrocaavaitposécommeunechapedeplombsurlaforteresse;les
moinesétaientinquiets,lessoldatssurlequi-vive.Depuisquelquetemps,Atéétaitsaisiedemauvaispressentiments.Après son retour d’Orient et la confiance que lui accorda instantanémentArtémidore, elle avait
maintesfoisparcouruleSuddelaFranceetconduitl’enlèvementdedizainesetdedizainesd’enfants.Desonpère,elleavaithéritéuncœurdeferetuneconsciencecauteleuse.Riennel’émouvait,riennel’effrayait. Il luidemandaitde ravirdes innocents,elle s’exécutait. Il luidemandaitd’ôterdesvies,elletuait.Jusqu’àPerrot.Ilyavaitd’abordeucettescèneoùilluiavaitrouvertsacicatriceetoùelleavaitludanssesyeux,
unemenacetellequ’ellen’enavaitjamaisaffronté.Maisc’étaitsurtoutunenouvelleconvictionàl’égarddecetenfantquil’habitaitetlapréoccupait:«Perrotnesoignepasquelesplaiesducorps…»Ellesentaitqu’àsoncontact,ellechangeaitintérieurement.Cetenfantmystérieuxétaitentraindelaguérirdesonaveuglement,desafroideurdecriminelle,
deson«manqued’âme»…Àpersonneellen’avaitosés’ouvrirdesessentimentsvis-à-visdePerrot.«Ilsneserendentpascomptedecequ’ilestvéritablement…»CetenfantguérisseurdeCantimpréluifaisaitvraimentpeur.
Onfrappaàsaporte.L’abbéProfuturuslafaisaitappeler,ainsiquesonpère,afinqu’ilsvissent,pourlapremièrefois,
lescinqenfantsenaction.Elleseprépara.Ausortirdesachambre,deuxgardesennoirvinrentàsarencontre.Ilsluiprésentèrentla«clef»dupèreAba,l’octogonedeboisdel’hommed’AtétuéàCastelginaux.—ElleaétéremisecematinparundesgardesquiaccompagnaientMonseigneurdeBrocadepuis
Rome,ditl’und’eux.Atél’observaavecsurprise.—C’estimpossible.CetterecrueestmortedepuisdessemainesdansleToulousainetnousn’avons
paspurécupérersoncorps…Ellefronçalessourcils:—Retrouvezl’hommequis’enestservi.AtépartitrejoindreArtémidoredeBrocaetl’abbéProfuturus.
LepèreAbalaissaitArthuisdeBeauneetlavastesalledesétablisd’étude.Il ne pouvait s’empêcher d’essayer de jeter des ponts entre les révélations du grand homme et
l’enlèvementdesonfils.Guérisseur,amenéaumonastèredeCantimpréafind’êtreétudié,commela
claviculedesaintBenoîtàPadoueoutouteautreanomaliedelanature?Ilseretrouvadanslescloîtresdumonastère.Déconcerté.Depuis lanaissancedePerrot, il ne sepassait pasde jour sansqu’il s’inquiètededécouvrirune
personneouunendroitquipûtêtreenmesuredeluiexpliquercequiarrivaitàsonfils,quipourraitleprotéger,luienseigneràvivreaveccetteextraordinaireanomalie,ou,mieuxencore,l’aideràs’endéfaire.«Endéfinitive,etsilemonastèreAlbert-le-Grandétaitcetemplacementrêvé?»La présence d’un personnage aussi révéré qu’Arthuis de Beaune lui peignait d’une nouvelle
couleurcesremparts.Maissoudainilcessaderéfléchir:Ilvenaitd’entendreparlerdesenfants!Ilvirevolta,regardapartout,sentitsoncœurs’emballer.Ilcourutàmoitiépourrejoindrel’autreversantdelagalerieouverte.Àl’oreille,ilsentaitqu’ilapprochait.Lesvoixcristallinessefaisaientdeplusenplusdistinctes.Brusquement, il s’interrompit : il aperçutune trouped’enfants, entouréedegardesetdemoines,
qu’onconduisaitdanslejardinducloîtrevoisin.Ilcessaderespirer.Lescinqenfants,qu’ilvoyaitdedos,étaientvêtusdumêmemanteauetdumêmecapuchon,aussi
était-ilimpossiblededéterminerlaprésenceounondePerrot.LepèreAbaallaits’élancerpourenavoirlecœurnetlorsqu’ilsentit,par-derrière,deuxpairesde
mainsluiagripperlesépaules.Il reçutuncoupau foie ; ses reinsplièrent.Sesyeuxsevoilèrentetce futau traversdes larmes
qu’ilassistaàladisparitiondesenfantsderrièreunpilier…Ilfuttraîné.Lemondevacillaitautourdelui,leciel,lesrempartsdumonastère,lessilhouettesmaldécoupées
desesagresseurs,unmélangedetournisetdeterreur.L’excitation,lacolère,ledépit,toutlerendaitfou.Sesassaillantslelevèrentetlerenversèrentaussitôt:Abaeutlevisageplongédansuneeauglacée.Ilvoulutsedébattre,maisrestaitretenujusqu’aucousouslasurface.Ilsongeaauxfontainesjaillissantesqu’ilavaitvuesaumilieudesjardins.Deuxbrasluipressèrentleventreetsouslabrutalitédusoulèvement,sespoumonssevidèrentd’un
trait.Son œil valide commençait de le brûler au contact de l’eau froide, l’orbite creuse droite était
submergée,lesligamentsdelagorgeluisaillaientcommedeslamesdecouteau,ilsentaitsestempesvrombir,l’eauluiemplirlaboucheparlesnarines,sespoumonssetordresouslasouffrance…Ilfournitunultimeeffortpourselibérerdesesassaillants.Maislaforcedeluttercommençaitàle
fuir ;soncorpssecontractaitsouslemanqued’oxygène,sentaitsesfluidessechangerenpoisons,réclamaitdel’air.Le prêtre recevait coup sur coup. Son œil s’injecta de sang, un voile rouge passa, lumineux,
presqueaveuglant;puiscefutlanuit.Dansuninstantdelucidité,ilseditqu’ilquitteraitcemonastèreparlatrappedeferauxcadavres
entrevuelejourdesonarrivée…Ilnes’attendaitpasàmourirsitôt.Siprèsd’atteindresonbut.Sans plus de forces, son corps renonça à l’instinct de survie qui lui défendait de boire et laissa
pénétrerl’eau:unelonguerasadeabondanteetglacée,interminable,unecouléesansgoûtquiarrivaitcommeunedélivrance.Ilnesentaitplussesentrailles.Ildégurgitasesdernièresbullesd’air.Ladouleur s’était estompée. Ilne savaitplusoù il était,niqui il était ; tout était ramasséenune
seuleetmêmefractiondedurée.Cefutsurcetteimpressiondebrisure,deretouraucalme,quelaviequittaGuillemAba.
CHAPITRE12
ArtémidoredeBrocaarrivaauprèsd’AtéetdeProfuturus.Unjeunehommelesoutenait.IlvoyaitsafillepourlapremièrefoisdepuisleurentretienàRomeet
ledépartdelajeunefemmeauxcheveuxrouxpourCantimpréetCastelginaux.Até s’avança vers son père et, selon l’usage, lui baisa lamain. Lui caressa affectueusement son
front.Ensuite il prit la direction des souterrains du monastère, là où se trouvaient les cryptes
d’expérience.Ilsempruntèrentuncouloirsombre.Lalumièreprovenaitseulementdequelquesmincesouvertures
pratiquéesdanslesmurs.Artémidoreinvitasafilleàregarderavecluiautravers.Elle vit alors la jeune Agnès qui se trouvait au milieu d’une crypte illuminée de nombreuses
bougies,encompagniededeuxmoines.Sonfrontétaitmaculédegouttelettesdesang.L’undesmoiness’approchad’elle,maislapetitese
récriaetsedébattitpourl’empêcherdelatoucher.Lesecondmoinedutl’immobiliserbrutalement.Lepremierfitunprélèvementdesangàl’aided’unecuillerencuivre;ilallaensuiteàunpupitre
où se trouvait une fiole contenant un sangd’une autre couleur.À l’aided’unmorceaudeverre, ilcomparalesdeuxéchantillonsdansl’éclatd’uncierge.Aprèsquoi,ilsemunitd’unebandelettedelingeetlapassasurlecrânedel’enfant.Illadéroulasurlepupitre.Lestracesdesangd’Agnèsavaientdessinédesmotsetunephraseenlatin.Lemoinesetournaverslemurauxouverturesetfitunlentsigned’approbationdelatête.
Artémidoreseplaçadevantunautreorificequidonnaitsurunedeuxièmecrypte.Perrots’ytrouvait,solidementligotéàunechaise.Aténeputréprimerunmouvementderecul.—Pourquoil’attachez-vous?demandaàvoixbasseArtémidore.—Depuisquelquetemps,lesenfantssontdevenusréfractaires.Ilsneveulentpascoopérer…—Sedoutent-ilsdequelquechose?L’abbéfitunmouvementdedénégationdelatête:—C’estimpossible,VotreGrâce.Ilvouluttranquillisersonmaître:— Leur réaction est normale. Jésus lui-même doit à plusieurs reprises se faire prier pour
accomplir des miracles ; il reproche à ses solliciteurs d’avoir l’esprit grossier et curieux dessuperstitieux;parfoismêmeilrefusedes’exécuterouréclameleplusgrandsilencepossiblesursesprodiges. C’est un mouvement naturel chez les thaumaturges-guérisseurs de n’obtempérer qu’àcontrecœuràlaproductionmécaniquedeleursdons.Dans la crypte, Perrot était environné d’un réseau d’alambics aux longs cols, prolongé par des
cloches et des serpentins de verre. Cet entrecroisement de tubes était sous le contrôle d’un vieux
moine.Unepairedesouffletsetunjeudesoupapesyfaisaientcirculeruneénormequantitédesang.Les tubespartaientd’uncoinà l’autrede lacrypte,etentouraientPerrot.Sous lescols-de-cygne,
desrobinetspermettaientderécolterdeséchantillonsdesangselonleurproximitédel’emplacementoùsetenaitl’enfant.Le vieux moine préleva quelques gouttes et alla à une table sur laquelle un récipient d’argent
contenaitdelapoudred’unvieuxsangséché.Ildéposadessusuneinfimeparcelledusangfraiset,soussesyeux,lesrésidussemétamorphosèrent,retrouvantleurtextureetleurcouleurd’autrefois.Levieilhomme,pourtantrompuauxétudesexpérimentaleslesplushardies,neputs’empêcherde
laisseréchapperuncridestupéfaction.ProfuturusditàArtémidore:—Nous savons que, dans le corps de l’homme, le sang, lorsqu’il passe à travers les poumons,
ressort plus clair, plus vif qu’il n’y est entré. Il semble régénéré. Nous en ignorons la raisonpremière.Maisnousavonsremarquéqu’ilsepasselamêmechoselorsquedusangfrôlePerrot!Artémidoresourit.Até,quiobservaitlegarçon,étaittoujoursinquiète.Desoncôté,Perrotluttaitpourcontrecarrersesémotions,sesfrissons,pournepaslaissersondon
s’exprimeretsatisfairelevieuxmoine.Àforced’obstination,ilréussitàétouffersesfrissonnementsdeguérisseur;maisalorsilsemità
entendredesvoix!Denombreusesvoixquiparlaientsansconverser,sechevauchant.Ilpritpeurettoutdisparut…Lavisitecontinuaparune troisièmecryptedans laquellese trouvaientDamienetSimon,debout,
ligotésàdespiliersdebois.Plusdehuitmoineslesentouraient.Laportedelacryptes’ouvritetunhommeàmoitiénu, levisagedissimulésousunsacdetoile,
entra,lesbrastenuspardeuxgardes.—Regardezbien,ditProfuturusauchancelieretàsafille.L’undesmoineslibéralevisagedel’homme.L’ons’aperçutqu’ils’agissaitd’undémentoud’un
débile.Ilavaitlesyeuxexorbités,leregardagitéetlalippependante.DamienetSimonrestaientroides,tousdeuxs’obstinaientàgarderlesyeuxclos.—Euxaussirésistent,commentaProfuturus.Desmoinesapprochèrentavecdespincesdeplombetrelevèrentdeforceleurspaupièresenleur
immobilisantlecrâne.Il fallutuncertain tempsavantque le regarddu foucroiseceluideDamien.Dèsquece fut fait,
l’hommepâlitetfutsoudainprisdevomissements.Aumêmemoment, lesmoines lurent sur levisagedeSimonune subite agitation ; il suivait des
yeuxquelquechosed’invisiblequis’ébrouaitdanslacrypte.Profuturusdit,rayonnant:—DamienaexpulséledémonducorpsdecefouetSimonestleseulencemomentàpouvoirle
voirfuirets’ébattredanslacrypte!
Jehan,l’enfantdotédupouvoirderestituerdesvéritésgrâceàdessongesmiraculeux,étaitétendu
surunlitdecordes.Ilsommeillait.Quatremoinessetrouvaientàsescôtés;toustenaientunparcheminsurlequelétaitécritunmême
textegrec.ProfuturusletenditàArtémidoreetàAté.L’undesmoiness’approchadeJehanetluimurmuraàl’oreille:— Cent onzième interrogatoire des démons, conduit par Salomon, tel que décrit dans son
Testament.Jehanrestaunmomentsansréaction.Puissonfrontsecontractaetilsemitàdébiter,engrec:—«Tulescontraindrasd’agir,sansrequérirSonaval,parl’incantationdesquatreversetsde…»Etilparlaainsiletempsdedeuxcolonnesserréesdetexte.Àmesure que l’enfant récitait, les hommes suivaient des yeux le feuillet qu’ils avaient entre les
mains.Jehanlerépétadanssonintégralité,motpourmot.Lorsquecelafutfini,uneviveémotionétreignitlestémoinsdanslacrypte.L’abbéProfuturusditauchancelier:—Toutestenplace,Monseigneur.—Jevois.Alorsdépêchons...
CHAPITRE13
Dansunpremiertemps,BénédictGuin’aperçutrien.Sonregardétaitvoilé,ilseréveillait.Ilsentitqu’ilétaitnu,allongésuruneplanchedebois,leschevillesetlespoignetscompriméspar
descordes,sesjambesetsesbrastendusàl’horizontale,soncrânepresséentrelesmâchoiresd’unétau.Plusilrecouvraitsesespritsetplusladouleurdevenaitaiguë.Il découvrit un plafond bas, voûté, taillé dans lamasse d’un roc ; la fraîcheur et l’humidité lui
indiquaientqu’ilsetrouvaitdansunecave.Elleétaitéclairéepartroistorches.Latêteimmobilisée,iln’avaitpourluiquelemouvementdésordonnédesesyeux.Alors lui revint en mémoire son arrestation par Fauvel de Bazan dans le cabinet du cardinal
MocchaàRome.«Oùsuis-je…?»Il repensaauxgeôlesdeMatteoliElodont l’avaitmenacéBazan lorsde leurpremière rencontre
danssaboutique.Aumilieudelavoûte,au-dessusdelui,uncrucifixenboisétaitfichédanslaroche.Soudain,lacroixdisparutpourlaisserplaceàunvisage.FauveldeBazan,penchésurlui:—Ehbien?OùsontlesRomainsquiviendronttelibérer,Bénédict?Parquelingénieuxprocédé
comptes-tucettefoism’échapper?
Ilsourit:— Je le savais, rien n’est plus prévisible qu’un hommeméthodique. Il suffit d’être patient, son
parcoursestécritd’avance.Tupeuxcoupertescheveuxetteraserlabarbeautantquetulesouhaites,tunetravestirasjamaistafaçondepenseretd’agir.Ilajustal’étauafinqu’ilserrâtdavantagelecrânedeBénédict.Celui-ciretintunhurlement.— Tes amis à Rome ont mis le feu à ta boutique de la via delli Giudei. Tes documents m’ont
échappé.Vois…Jen’aipurécupérerquecela…Illevalebrasetmontral’enseignedeBénédictGui.—«BénédictGuiaréponseàtout.»Jedétestecetteformule.L’Église,Bénédict,l’Églisearéponse
àtout!Ilfitunsigneetungaillardauvisagemasquésesaisitdel’enseigneetlafixaauplafond,àlaplace
ducrucifixenboisquisurplombaitBénédict.—Voilà l’uniquechoseque tuverrasd’ici, etdequoi t’occuper lespenséespour lesprochaines
heures,repritBazan.Savoixsefitchantante:—Rassure-toi,iln’estplusquestiondetetourmenteravecbrochesettenailles,nidetefaireparler.
Àtonparcours, jedevinecequetuaspuapprendre,cequicomptepourmoi,àprésent,c’estde tefaireoubliercequetusais.Rainerio,Rasmussen,Chênedollé,lesenfantsmiraculeux…Toutceladoitdisparaître!
Bénédictfronçalessourcils.—Oublier?murmura-t-il.Fauvelapprouvadelatête.—Matteoli Flo est depuis longtemps passémaître en lamatière : la restrictionmentale, effacer
d’unemémoirecequis’ytrouvedecompromettantpourteloutel.Comment?Unpeud’eaufroideetuneattentionconstantesuffisent.Cinqjoursconsécutifssanssommeil,BénédictGui.Peut-êtresix,aubesoin.Voilàleplussûrmoyenderendreunhommeamnésiqueetfou.Ilsouritdenouveauets’approchapourluisusurreràl’oreille:—Ton esprit, si vanté par les gens, si brillant, vamollement, inéluctablement, irrévocablement
perdre toute consistance. Tu le sais ; à la centième heure de veille, ton cerveau aura subi tant delésionsquetuenaurasperdulamémoire,laparole,lavue,lacapacitédemarcher,tuserasentrédansunlongdélirequinetequitteraplus…—Pourquoinepasmetuertoutdesuite?FauveldeBazanseredressa.—Oh,tumourras.N’endoutepas.Maissurunbûcher,cernéparunefoulequiteconspuerapourla
mortducardinalRasmussenetdequelquesautresquenousauronsàcœurde te faireendosser.Tuvois,BénédictGui,tuvoulaisavoirlederniermotdecettehistoire…Ehbien,tuenseraslederniermot!Bellerevanche:anéantirBénédictGuiparlàmêmeoùilétaitinvulnérable.Satête!Illuienfonçaunepoired’angoissedanslaboucheetquittalacrypte.Bénédictavaitparfaitementsaisicequil’attendaitetlesdangerspoursaconstitutionmentale.Plus
d’unefois,aprèsunenuitdeveille,ilavaitsurprissonespritseralentir,saconcentrationlefuir.«Cinqnuits!…»Après le départ de Bazan, il perçut deux personnes qui l’entouraient dans la cellule, mais sans
pouvoirdistinguerleursvisages.Ilcontemplasonenseigne.Combiend’heuresavantquelesensdecettesimplephraseluiéchappe?
Combien d’heures avant qu’il se demande qui est Bénédict Gui qui a réponse à tout ? Combiend’heuresavantqu’ilnesoitplusmêmecapabledelire?Luiquiavaittantappris,quipouvaitréciterparcœurdesœuvresentièresdeBoèceetdespansde
LaNavigationdesaintBrendan,n’auraitbientôtplusquelescapacitésderéciterlestroispremièreslettresdel’alphabet…Ordodisciplinae.Toutesavieilavaitapprisàréfléchir,àcombinerdesfaits,àdresserdesplans,àmémoriserdes
indices,àpercerdesénigmes.Ordodisciplinae.Ç’avaitétésadevise.Elledevaitrester,encemoment,plusquejamais.Ilétaitseul,lecorpsinvalidé,prisonnierdesoncerveau,ce«mondeentresesdeuxoreilles»qui
fascinaittantlesRomains.Soncerveau.Sonseulallié.Sonarme.Lesévénementsdecesdernierstemps,depuislavenuedelajeuneZapettajusqu’àsonarrestation
chezMoccha,sepressaientdanssamémoire,traînantaveceuxungoûtamerd’inachèvement.Ilréfléchitàladernièrefoisoùilavaitdormi.C’étaitàl’aubergedePozzo,laveilledesonretour
àRome.Etilignoraitletempsqu’avaitdurésonévanouissemententrelepalaisducardinaletici.Unseaud’eauglacéeluifutjetésurtoutlecorps.
Celaluicoupanetlarespiration.Iltoussa,grelottadetoussesmembres.«Réfléchis!Réfléchis,tantquetulepeux…»Zapetta,Chênedollé,laveuve,Rainerio,OttoCosmas,Rasmussen,Marteen,Tomaso,Evermacher,
Cantimpré,Pozzo, lesenfantsprodigieux,Augustin,Constanza, leLatran,Moccha, l’Enfant-Dieu…Réfléchis.Danscettehistoire,unepiècemanquait.Queluiavait-iléchappé?
CHAPITRE14
Aprèsque l’abbéDomenicoProfuturus luieutprésentéadprovidam lescinqenfantsmiraculeux,Artémidore de Broca alla sous les brocards d’or et d’argent d’une vaste salle d’audience pourexpliciteràsafille,enprésencedel’abbé,l’expériencepourlaquelleilss’étaienttantdépensés.Atédécouvraitpourlapremièrefois,etlafonctionsuprêmedecemonastère,etleprojetfouqui
l’avaitconduiteàcommanderdesmercenairespendantdeuxanspourravirgarçonsetfillettes.Artémidoreexpliqua:—Lepremierobjectifdenotreorganisationestdeposerunéclairageneufsurlesvéritésdestextes
saints. Les authentifier. Que cette activité soit exercée ici ou in situ, nous passons au crible lesprodiges et les miracles de la Bible, des Évangiles, des actes de saints ; sans omettre les écritsmythiquesetpaïensquilesontdevancés.Ainsi,cesdernièresannéesontétééprouvésparnossavants,lamédecinemagiquedel’ÉgyptienneSekhmet,l’astrologiebabylonienne,lespréceptesdémoniaquesdeSalomon,lesprophétiessibyllines,lescalendriersdeJoachimdeFlore,lavéracitédelaracedesTitans.Maisaussi lesconditionsduDéluge, lepartagedesflotsde lamerRouge, lagénéalogiedeJosephetdeMarie,lepositionnementdel’AtlantideselonPlaton,lesliensdel’âmeetducorps,lesdixplaiesquiontchâtiéPharaon,lesfrappesd’Encelade,etc.GrâceàDieu,lalisteestencorelongue.IlregardaProfuturusquiluirenditunmouvementaffirmatifdufront.Le chancelier s’assit sur une cathèdre. Il porta à ses lèvres une coupe d’hypocras avant de
poursuivre:— L’effort de notre Convent de Megiddo est d’expérimenter l’authenticité du dogme avec les
nouveauxoutilsd’Aristote[01].Nous savonsque, quelle que soit la portéed’unemerveille – Jésusmarchantsurlesflots,Éondel’ÉtoileprojetantdufeudesesdoigtsouMoïsemétamorphosantsonbâtonenserpent–, ilnes’agit jamaisquedeperturbationsde l’ordrenaturelL’air, le feu, l’eau, laterre, le chaud, le froid, le sec, l’humide, la bile, le sang, la lymphe et l’influx sont lesmatériauxconstitutifs de la vie, rien ne leur échappe ; les miracles les plus édifiants n’en connaissent pasd’autrespoursemanifesterànosyeux.Dès lors,pournousqui savonscela, lesquestionsnaissentnaturellement:Commentcelafonctionne-t-il?Quelestlejeud’équilibresquifavoriselemiracle?Sommes-nousaptesàlecomprendre?Àlereproduire?Até observait son père. Le vieil homme usé était à l’origine de tout cela ; pour exister, un tel
monastèredevaitbénéficierd’uneimmunitéexceptionnelle,lesexpériencesqu’onymenaitheurtaientdetropprèslespréjugésdel’Église.Seullegrandchancelieretmaîtredusacrépalaisdétenait,surtoutescesannées,lepouvoird’ourdir,definancer,derégenteretdeteniràl’abridetellesopérations.—Venons-enàl’expérience,dit-il.Artémidorereposasacoupesurl’accoudoirdelacathèdre.—Ils’agit,d’aprèsmoi,delatentativelaplushardieconduiteauseindenotremonastère.L’undes
pointsproéminentsdenotrereligiondansleChristyestdirectementrattaché!IlfitunsigneàProfuturuspourluicéderlaparole;cederniersemitàfairejouerdésordonnément
sesmainspourarticulersadémonstration:—L’élémentdudogmechrétienquiapermisàl’Églisedesurvivredepuislespremiersmartyrs,la
promesse qui lui a lemieux servi pour convertir les peuples barbares, ce n’est point le rachat dupéché originel par le sacrifice de Jésus, ni la promesse du paradis pour les justes, ni la bonté du
messageduChrist,nimêmelesaintmystèredelaTrinité…—Expectoresurrectionemmortuorum,ditArtémidoredeBroca.Profuturusapprouva:—Larésurrectiondescorps.L’affirmationqu’ensusdel’immortalitédel’âmeet,delasurviede
lapersonnalité,l’hommeetlafemmeretrouverontleurenveloppecharnelleàlafindestemps.Pourles justes, ce relèvement s’effectuera au retour sur terre duChrist ; pour les pécheurs, ils devrontpatienter jusqu’au Jugement dernier.Mais tout lemonde habitera de nouveau son corps !C’est cegage particulier qui a convaincu les peuples barbares de se faire chrétiens. Ces brutes guerrièresvénéraientleurapparence;unhomme,filsdeDieutrépassésurlaCroix,leurgarantissaitque,s’ilsavaient foi en lui, ils retrouveraient, au-delà du temps, leurs muscles puissants et leurs longueschevelures.Séduits, ilsontabjuré leurscroyanceset,grâceàeux, l’influencedesévêquesabientôtsurpassécelledesgouverneursromains.Artémidoresourit:—Mais là encore une question se pose, ma fille : comment cela fonctionne-t-il ? Comment la
dépouillecorrompued’unhommepeut-elleêtre rendueàsonapparenced’autrefois?Commentcemiracles’exerce-t-il?Atéavaitdumalàcontenirsastupéfaction.Ellen’échappapasàArtémidore.Ilpoursuivit,d’unevoixlente:—Lesécritsdupasséabondentenrécitsd’hommesressuscitéspardes thaumaturges :d’Apollo-
niosdeTyaneàMarielaJuive,enpassantparlesapôtres,oulescasdeLazare,del’enfantdeJaïreetde l’esclave du centurion relevés desmorts par Jésus au cours de sonministère terrestre. J’ai faitétudier avec minutie les manuels anciens abordant ce sujet. Nous savons que des sorcières,aujourd’hui encore, se sont transmis ces dons et n’ignorent pas comment les enchanter. Nousconnaissons ces formules, ces incantations et l’ordre à respecter, mais, jusqu’à très récemment,l’essentielnouséchappait:lesmoyensd’exécution.Atédit:—Lesenfants?Profuturusrepritlaparoleetfitungesteverslaporte.—Sivousvoulezbienmesuivre…
CHAPITRE15
BénédictGuientenditlaportedelacryptes’ouvrir,frôlerlaterrebattue,puisletintementd’unpotd’étainqu’onreposaitausol.Unbourreauôtalapoired’angoissequiluidémettaitlesmâchoires.Ilintroduisitentresesdentsun
entonnoir;Guisentitunerépugnantemixtured’eauchaude,debouillidegrainsetdegrasdeporcluigonflerl’estomac.Il eut le tournis. Sonventre fut gonflé par le brouet ; il s’aperçut, après que le bourreau lui eut
replacélapoired’angoisse,quesalangueavaitdoublédevolume.Les effets de la fatigue commençaient à se faire sentir. La douleur incessante de ses membres
écartelés lepoussaitàun rythmecardiaquesoutenuqui l’épuisait.Lesnotionsd’instantetdeduréedevenaientconfuses,letempsrevêtaitcetteimmédiatetésanspassénifuturquel’onvitdanslesrêves.Ilnesavaitplusdepuiscombiend’heuresilsetenaitallongésurcettetabledetorture.Orçà,iltâchaitd’ignorersoncorps.Sestourmenteursveillaientàcequ’ilnefermejamaislesyeux.Ilconsacraitsesmoindresinstantsdeluciditéàressasserlesélémentsdel’intriguedeRainerio…Ilpartaittoujoursdumêmepoint:«L’évidenceveutquetout,absolumenttout,trouvesonorigine
danslejouroùRainerios’aperçoitquedesenfantsdotésd’étrangespouvoirsdisparaissentetquesesrapportsremisauLatranserventd’instructionspréalablesàleursravisseurs!« Le garçon a dû être dévasté par cette découverte. Ne s’est-il pas senti responsable de ce qui
arrivait aux enfants ? Ne les avait-il pas désignés malgré lui au cours de ses recherches pour laSacréeCongrégation?«Messenoire,viol,assassinat,rançonnage,bûcher,quen’a-t-ilpasimaginé?«Lapremièrepersonneàsuspecter,c’estsonmaître,HenrikRasmussen!Sesrecherchessur les
enfantspassaientparluiavantdecirculerauLatran…»SiBénédictn’avaitpaseulecrâneprisentredeuxmâchoiresdebois,ilauraitsecouélatête:«Non.ÀPozzo,HauserabienditqueRasmussens’étaitaussiémudeladécouvertedesonassistant
sur les disparitions d’enfants. Ils œuvraient côte à côte. » Alors qu’avaient-ils appris ? Bénédictréfléchitsurlanaturedeleursliens:«Leurrencontres’effectueparl’intermédiaired’OttoCosmas.Cedernier connaissaitRasmussenpuisqu’il l’avait commanditépour rédigerunehagiographiedessaintscentréesurleurjeunesse.« SeulementCosmas vieillit.Alors il se prend d’intérêt pour le petitRainerio, son voisin. Il lui
apprendàlireetàécrire.Ilgagnesonamitiéetsaconfiance.Lejourvenu,l’adolescentRainerioestprêtpourleseconder.« Quelques années plus tard, Otto Cosmas meurt et Rainerio reprend le flambeau. Il remet
l’ouvragecompletàcelui-làquinel’attendaitpeut-êtreplus:MonseigneurHenrikRasmussen.»Bénédictimaginal’étonnementducardinalenvoyantcegarçondupeuple,filsd’artisans,conclure
letravaild’unvieuxlettré;maisaussisasatisfaction:voilàunjeunehommehardi,latêtefarciedelaviedessaintsetinconnuduLatran;uneaubaine!Illeretientàsescôtés.«QuelleréussitepourRainerio!Sanstitres,sanséducation,levoilàadmisauseindupouvoirde
Rome!
«TomasodiFregi,l’amid’enfance,adécritunRainerioayanttoujoursétébrave,naïf,généreux,mais impressionnable. Il se serait entièrement conformé aux habitudes d’Otto Cosmas, changeantjusqu’àsontempéramentpourluimieuxcorrespondre.«Nul doute qu’il en a fait autant avecHenrikRasmussen, son bienfaiteur. Prompt à admirer, il
devaitlevénérer.«Rainerio est alors un garçon heureux.Tout lui sourit. Il seconde un personnage haut placé de
l’Église.«Zapettaparlemêmed’unenouvellemaisonoùaccueillirleursparents?»Puisvientlarévélationdesraptsd’enfants.« Lucide, il mesure que sa découverte, qui implique forcément des personnages puissants et
dangereux,metsavieenpéril.«Celaleterrifie.«Ce serait l’origine de cette sombre humeur, triste, inquiète, queTomaso avait notée lorsqu’ils
s’étaientrencontréspourladernièrefois.« De surcroît, Marteen a expliqué que Rainerio ne se rendait plus au palais de Rasmussen. Ce
dernieravaitdûfaireenvoyerdeuxhommespourl’allerchercherchezlui.«Pourluidirequoi?»BénédictGuirelâchasonattentionetfermasespaupières.Lasanctionfutimmédiate:sonbourreauaccrutlatensiondesliensquiluiécartelaientlesbraset
les jambes.Bénédict gronda de douleur. Il sentit une boule de feu lui traverser le corps. Ses dentss’empreignirentdanslapoired’angoisse.Concentre-toi…Neperdspas…Lebourreauexaminasespupilles;ellesétaientdilatées,leblancdel’œilavaitviréaubleufané,les
canauxsanguinss’étaientrompusetenchevêtrés.Concentre-toi…Bénédict,lecœurbattant,l’haleinecourte,repritlefilrompusurRasmussen:IlrevoyaitlafaçadedesonpalaisdelaviaNomentanarecouvertedudrapnoirdedeuil,lafoule
quis’amassait,laprocessiondecardinauxvenuerendrehommageàsadépouille.Et puis, le lendemain, l’empressement, la bousculade presque, pour déménager le mobilier du
palaisdansunconvoidecharrettespourlaFlandre.«PourquoilasœurdeRasmussenvoulait-ellequitterRomesirapidement?»De plus en plus décousue, sous l’effet de la fatigue, la pensée de Gui bondit sur la sœur de
RasmussenauvisagehautaindelaveuvedeMaximedeChênedollé.Lavoixdelafemmerésonnaitdanssatête,répondantàcelledesonmariassassiné:Lui:J’exploitevingtbâtimentsàOstie.Jesuisriche, jem’apprêteàm’installeràRomedansun
nouveaupalaisde trentepièces, jesuismariéàmaquatrième femme, j’aideuxmaîtressesdontunepersaneetdouzeenfants.Elle:Chênedolléétaitunhommeréservéetfidèle,hélas,sanshéritier.Luiencore:Jecompose,avecbonheurdit-on,desfacétiesriméesdansletond’Anacréon.Elleparcontre:Monmarin’ajamaissualignerdeuxverscorrects.«Pourquoiceslibertés?Voulait-ilm’éprouver?Etcesprécautionsafindelaisserderrièreluiun
documentcodé?…»SuivezlapistedeRainerio…«Laphraseclef?«Quicherchait-ilàtromperaveccesmensonges?»BénédictrevoyaitMaximedeChênedolléentrerchezlui,s’affalersursachaiseetgrommeler:Par
laCroix,leSocleetleCalvaire,nepourriez-vouspasvoustenirdanslesbeauxquartiers?Ceseraitpluscommode.Etplusdécent.«Selonlesdiresdesaveuve,ChênedolléétaitunmarchandbanquierquifaisaitcréditauLatran.
Inquietdel’électiond’unnouveaupape,ilavaitréclamédessommesnon-recouvrées,etvoilàqu’ils’alarmait,craignantpoursavieetqu’ildécidaitavecsafemmedequitterRome!Endépitdeleurpalaisenconstruction…«MaisquellienavecRainerio?«Unmarchandbanquieretl’assistantd’unPromoteurdeJustice?«Pourquoi,danssontextecodé,Chênedolléreste-t-ilaussiénigmatique?Endit-ilsipeu?»SuivezlapistedeRainerio.«HormisévoquerlesquatrecardinauxdéjàassassinésetajouteràlalistelesnomsdeRasmussen
etdesonassistant,ilnedévoilerien.«Pourquoia-t-ilincitéZapettaàvenirmevoir?»Bénédictsefigea.«Moccha!»Ilseremémorasonpalais,lesenfantsquicouraient,lesfemmes,soncabinet,leslutrinsdelivresde
poètes,lebustegrecderrièrel’écritoire…Quelquechosen’allaitpas.«Anacréon!»Guis’aperçutque,influencéparladémarchedestexteschiffrésdeChênedollé,ils’étaitefforcéde
décodersesécritsmaisavaitomisd’écouterattentivementsesparoles!«Lebustedans lecabinetdeMocchaétaitceluid’Anacréon!Ses femmes,sesenfants, lapoésie
grecque, la jolie persane aux yeux verts…En parlant de lui,Chênedolléme décrivaitMoccha ! Ilvoulaitmemettresursapiste!…«Ilnelecitenullepart,pasmêmedanssontextecodé,pourêtrecertaindenejamaisrisquerdele
compromettre…«Mocchaétaitsonallié!Etjenel’aipasvu!«Mesamisontconfianceenmoi…a-t-il répété à plusieurs reprises. » Là résidait le véritable message clef ! « Si je m’étais ouvert àMocchaàtemps,ilm’auraitéclairé…Peut-êtremêmesavait-ilcequ’ilestadvenudeRainerio…»BénédictGuisetrouvaseulfaceàdeuxinterrogationsmajeures:«Qu’ai-jemanquéd’autreparmilesindicesdeMaximedeChênedollé?»Etsurtout:«Pourquoimoi ?Pourquoi cemarchandbanquier, richeetpuissant,pourquoipense-t-il àmoi?
Commentcroit-ilqu’enmedotantdesipeud’éléments,jetrouverailefinmotdel’énigme?« Les femmes… l’argent… la trahison… Rien n’est jamais ce que l'on croit… avaient été ses
dernièresparoles.»Réfléchis…
CHAPITRE16
Uneportedefers’élargitsouslapousséededeuxmoines;Artémidore,l’abbéProfuturusetAtépénétrèrentdanslapièce.Lajeunefemmesoutenaitsonpère.Enentrant,elledécouvritunechambredechirurgie;lesmurs
étaientgarnisdebocauxdeverre remplisd’organes immergésdansune solution laiteuse.Certainsavaientété réduitsen tranches,cuitspar le liquidedeconservation.D’autres,descerveaux,unseinrongé par le cancer, un pancréas, des embryons, des vessies déshydratées, ressemblaient à destubercules.Surunchevalet,descroquisrévélaientl’anatomiehumainedesdeuxsexes.—Nous récupérons lescorpsdescondamnésàmortafindenousenservirdemodèle,expliqua
ProfuturusàAté.Lesdépouillessontjetéeshorsdumonastère.Iln’estpasquestiondeprofanernotrecimetièreavecdesdamnésexclusduCiel.Au milieu de la salle trônait un sarcophage de bois clair, fermé, posé sur quatre pieds. Deux
vasquesdecireplantéeschacunedetroispetitesmèchesenflamméesrépandaientsouslecercueilunemincefuméequil’enveloppait,avantd’êtreaspiréeparuneouverturegrillagéedansleplafond.Cettecolonne de fumée, tourbillonnante comme une vis sans fin, avait quelque chose de maléfique etd’inquiétant.Quatre moines vêtus de blanc, têtes couvertes, attendaient immobiles, prompts à répondre aux
ordres.Artémidorepritlecontrôledesopérations.Ilfitouvrirunouvrageposésurunlutrin,leLivredes
officesdesespritsdeSalomon,etinvital’undesmoinesàseprépareràlalecture.—Ce sont les incantations pour laRésurrectiondesmorts retranscrites de lamain de Salomon,
expliqua-t-ilàAté,prisessousladictéedesdémonsparleroijuif,dixsièclesavantnotreère.Voilàdesgénérationsetdesgénérationsquedesprofanesconsultentcesformulessanssavoircommentlesexécuter.Hormisquelquessorcièresvouéesausecret,etquelquessectesdisparues,personnen’asulesmaîtriser.Jusqu’ànous!Ilfitunsignedufront;aussitôt,unesecondeportes’ouvritetlesenfantsapparurent.—Lesvoilà.Atésentituneraideurdanslebasdudos.Elleétaitimpressionnéedesetenirsiprochedecescinq
jeunesprodiges.Euxnepouvaientdétacherleursregardsdessinistresbocauxquilesenvironnaient.Profuturus assigna à chacun une place autour du sarcophage. Perrot, Agnès, Jehan, Damien et
Simonfurentrespectivementplacésdepartetd’autredecadrestendusdetoileopaque;dèslors,ilsnepouvaientplussevoir,nicommuniquer.Ilsétaientseuls,lesarcophagesousleursyeux.Artémidore fit signe à deux moines qui s’approchèrent, en saisirent les côtés et levèrent le
couvercle.Toutlemonderetintsonsouffle.Profuturussesigna.Lecadavred’unhommeapparutdanslalumièreetlafuméeblonde.Hormissa
tête, son corps était entièrement enveloppé dans une épaisse peau de cerf, ouverte de quatre petits
troussurlethorax.—Quiest-ce?demandaAtéàProfuturus.— Nous avions cinq postulants pour cette expérience, répondit l’abbé. Ils étaient souffrants,
prochesdeleurfin,maislejeunePerrotlesaguéris!Nousattachonsdésormaisbeaucoupdeprixàétudierl’évolutiondeleurcondition.Cetintrusdanslemonastèreesttombéàpointnommépourlesremplacer…Intriguée,Atés’approcha.Elleblêmit.Endépitdespremièresatteintesdelamort,elleétaitcertained’avoirdéjàvucethommequelque
part.Soudain,elleserappelasonopérationdeCantimpré,lesenfants,leprêtrequilesenseignait…LepèreAba!C’était lui, l’intrusquiavaitemployélaclefdesonmercenairetuéàCastelginaux,lui,quidevait
l’avoirpistéedepuislepaysd’Ocetquiavaitréussiàs’introduiredanslemonastère!GuillemAbadeCantimpré.EllesetournaversPerrot.Ilétaitlivide.Luiaussiavaitreconnuleprêtre.Cefutlecoupleplusdouloureuxqu’ileûtreçudepuissonenlèvement.Lapièce,lesbocauxmorbides,ladépouillecousuedanslachairdecerf,Profuturus,lesmoines,le
mondetoutentiersedérobaitsoussespieds,aveccettesensationd’êtreavalé,aspirécommeaubordd’unprécipiceverscevisagemarbré,mutiléd’unœil.Ses yeux s’emplirent de larmes. Fébrile, Perrot se sentait cependant aux mains d’une volonté
supérieurequil’empêchaitdehurleretdeseprécipitersurlemort.Atécompritcela.Elleétaitaussiglacéed’épouvantequelui:ellevoyaitvenirdanssonregardfixe,toutcequ’elle
appréhendaitchezcegarçondouédeforcesterrifiantes.Ellevouluts’avancerprèsd’Artémidore,l’avertirdudanger,maiselleneputaccomplirunpas.Perrotl’avaitvue.Leursregardssecroisèrentunefractiondeseconde;suffisammentpourqu’Atéfûttétanisée,pour
qu’elle saisît que le garçon avait percé ses pensées et lui interdisait de révéler quoi que ce fût surAba;assezpourperdrepiedetlâcher,commefolle,uncristrident.Danslesilencemorneetprofondquirégnaitdanslasalledepuisladécouverteducadavre,cecri
futeffrayant.Atédemandaàsortir,àfuircetendroitmaudit.—Laissez-moi.Jeneveuxpasresterici!Maislaportedeferrésistaitàsesassauts.Surpris,puisbientôtagacé,Artémidoreordonnaqu’onlachasse.La femme hystérique, ceinturée par des moines, fut reconduite dans sa chambre, alors même
qu’ellehurlaitvouloirquitterlemonastère,s’éloignerauplusvite…—Nousallonspérir,nousallonstousêtrechâtiés!…
Autour du sarcophage, après quelques moments de flottement, tout retourna dans l’ordre.Artémidore, peiné par la réaction de sa fille, preuve d’une faiblesse qui la déclassaitirrémédiablement,invitaProfuturusàpoursuivrel’expérience.L’abbéenjoignitaumoinejuchéderrièrelelutrinetleLivredesofficesdesespritsdeSalomonde
commencersalecture.Lentement,celui-cisemitàréciterlemêmeversetgrec,sanss’interromprenibaisserlavoix.Pendant ce temps, Profuturus saisit trois galets d’ambre, de quartz et d’obsidienne et les déposa
danslesouverturespratiquéessurlapeaudebêtequienveloppaitAba,laissantlibrelequatrièmeetdernierorifice,situéauplexussacré.Perrotobservaittouslesmouvementscommes’ilsétaientarticuléspardesombres;ilnechgnait
plusdespaupières,sonsouffles’accéléraitetseraccourcissait.Jamaisiln’avaitéprouvéautantdesensationsneuves,deperceptionsquiluidonnaientl’effetque
son«don»étaitplusamplequ’ilnel’imaginait.À nouveau, il se mit à entendre des voix. Mais cette fois, il comprit : il surprenait les voix
intérieuresdeceuxquil’entouraient!Le processus débuta par celles de ses quatre compagnons. Agnès, Jehan, Simon et Damien, qui
devinaientquelesIncantationsdeSalomonluesparlemoineexcitaientchezeuxleurspouvoirs,s’enremettaientausermentqu’ilsavaientéchangé:refuser,faireéchoueràtoutprixl’expérience.Maisils’agissaitdésormaisderamenerlepèreAbaàlavie!Perrotavaitdevinélesintentionsd’ArtémidoredeBroca.Ilauraitvouluhurler,interpellerlesenfants,lespousseràrenonceràleurpacte,àl’aideràrendre
vie au bon prêtre deCantimpré…mais cette volonté supérieure qui avait établi son siège dans saconscience,cettevolontésupérieureluidéconseillaitdes’exprimer.Lesoutilsdevivisectiondelapièceétaientsuspendusàdeslanièresdecuir;l’abbéProfuturusprit
un couteau et s’approcha du corps d’Aba. Il découpa une ouverture dans la peau de cerf et, surl’avant-brasgauche,pratiquauneprofondeentailledanslachairblafarde.Il se munit ensuite d’une fiole de sang rubicond et, à l’aide d’une lancette, en déposa quelques
gouttessurlablessuresombrequ’ilavaitouverte.Perrot,dotédenouveauxdonsdepuisquesessenss’étaientmisenalerte,arrivaitnonseulementà
entendre ce que l’abbé se disait, mais aussi à reconstituer le cheminement de ses sentiments etl’originedesesespoirsactuels.Biendesfois;ilavaitpratiquédesperfusionsliantuncorpsàunautre,pourtenterdefaireprofiter
unmaladedusangd’uncorpssain;mais,sansqu’ilcomprîtpourquoi,certainestransfusionsétaientcouronnéesdesuccèsalorsqued’autrestuaientenquelquesinstantslescobayes.Il lui fallait découvrir le sang universel, appelé « sang du Christ », compatible entre tous les
humains et tous les animaux. C’était indispensable pour le bon déroulement de l’expérience derésurrectiond’aprèslesformulesdeSalomon.Profuturuscherchavingtansdurant,saignantdesmilliersdesujetsàtraverslemonde.Entuantla
grandemajorité.Jusqu’àcequel’idéeluivîntdes’intéresserauxstigmatisés.IldécouvritquelesangverséparcesélusauxsixplaiesduChristencroixn’étaitpasleleur…Et
qu’ilétaitcompatibleavecceluidetousleshumains.
IlavaittrouvélesangduChrist.PerrotobservaArtémidoredeBroca:La résurrection des corps !… Mais que dire des corps flambés, des décapités ; des dépouilles
dévoréespardesbêtes?Commentlesâmesretrouveront-ellescescorpsauretourduSauveur?Perrotallachercherlaréponsedansl’espritdeProfuturus.Toutcadavre,mêmeréduitencendres;conserveenluiunemarquedistinctive:une«empreinte»
del’âmequ’ilahébergée.C’estcesceau,propreàchaqueêtrevivant,quiestlagarantiequechacunretrouvera soncorpsauJugementdernierLadémonstrationétaitdepuis longtemps sousnosyeux :lorsqueJésusressusciteLazareenluiintimant:«Viensici!»,ilnes’adressepasàsonâme(commele font tous les pseudo-thaumaturges qui se piquent de résurrection), mais à sa dépouille étenduedepuisquatrejoursdansletombeaudeBéthanie.Ranimezlecorps,etvousluirendrezsonâme.LerelèvementdesmortspromisparleChristestinscritdansnotrechairdèslanaissance.Telleavait été l’immensedécouverteaccomplie ici parArthuisdeBeaune, suiteaudéchiffrement
desécritsdeDémocritesurl’atome,des«visions»desaintSélasetdelaphilosophiedel’UnselonParménide.Àl’heuredelarésurrection,lecorpssusciterasonâme,etnonl’inverse!Lemoine lecteurcontinuait, imperturbable, à réciterSalomon, lavoix lente,perpétuant lemême
versetqui,àforcedescansion,résonnaitcommeunchantlugubreadresséàdesforcesinvisibles.Damien et Simon, eux, les voyaient, ces forces invisibles convoquées par la litanie ! Elles
pénétraientdanslasalle,virevoltaientautourdusarcophageetdeladépouilledupèreAba…—Combiendetempscelava-t-ilprendre?demandaArtémidore.L’abbéProfuturussourit.—D’aprèsmoi,àpeinequelquesinstants!À l’extérieur, les moines s’étonnèrent d’une brusque déperdition de jour. Un astrologue qui se
préparaitsurlesrempartsàétablirl’ascensiondroitededeuxplanètes,vitlanues’assombrird’unemanièreinquiétante.Avec cela, une tiédeur insolite l’enveloppa, en plein hiver, alorsmême qu’il ne percevait pas le
moindre souffle de vent du sud ; pourtant les ifs des jardins bruissèrent, les chevaux ruèrent dansleursstalleset lecœurdesclochesd’airaindespetiteséglisesdumonastèresemitàvrombir sansexplication…Perrot,lui,danslesilencedelapièce,derrièrelamonotonelecture,entendaitdesmurmures!Il observait le cadavre du pèreAba, autant grâce à ses yeux qu’au travers de ceux de Jehan, de
Damien,d’AgnèsetdeSimon.Damienapercevaitdesnuéesnoirescoifféesd’unetêtedediableentreretsortirdelacolonnede
fuméequimontaitautourdusarcophage.Maislegarçondétournaitleregard,baissaitsespaupières,pournepasles«chasser»,commesondonleluipermettait,etcommeArtémidoreetProfuturusenavaientcertainementledessein.«Nepascoopérer»,serépétait-il.Illaissaitlesdiabless’accumulerdanslapièce.PerrotvoyaitaussicesombresspectralesappeléesparlesversetsdeSalomon,remuantau-dessus
delacarcassedeGuillemAba;certainespiquaientviolemmentsurlecorps,commedesoiseauxde
proie, mais rebondissaient, heurtées par la peau de cerf qui semblait leur être un rempartinfranchissable.Desoncôté,Simonnevoyaitpas lesdémonsmais les revenants.CommeDamien, il fermait les
yeuxpournepasparticiperàl’expérience.Maisilentendaitunevoix.Unevoiximplorante.Perrotl’avaitreconnue.L’âmedeGuillemAbaétaitderetour.Perrot sentit sesmains et ses pieds lui brûler. Il saignait soudain les six stigmates des plaies du
Christ ! Mais ce qui l’effraya davantage, ce fut que personne ne s’en aperçut ; Profuturus etArtémidoreleregardaientsansétonnementparticulier…Perrot,ensanglanté,braquasonregardsurceluidesdiables:aussitôtilss’évanouirentenpoussant
uncri,sansécho,etquis’interrompaitdèsleurdisparition.Damienfutsurprisd’assisteràcettedébandadealorsqu’iln’yétaitpourrien.Artémidores’avançaversAba.Sonvisageresplendit.—Venezvoir!lança-t-ilàProfuturus.Ce dernier constata que l’entaille pratiquée sur l’avant-bras du mort s’était éclaircie, les chairs
ramollies,etlesangd’Agnèsposéaveclalancettefrémissaitcommes’ilétaitenébullition.—Perrotestentrainderégénérersonsang!déclaraProfuturus.MaisPerrotne faisaitpasquecela. Il étaitdevenu, lui, cepersonnagedouéde tous lespouvoirs
qu’appréhendaientlesenfants,réunissantlesdonsdescinqcompagnons,etplusencore.Cependantiln’avaitpaspeur,ilnesesentaitpassubmergéparcetaccroissementdepouvoir,mais
plutôtguidéparcetteforcesupérieurequiagissaitetparlaitensonfor;cettemêmevoixdevéritéquis’adressaitaujeuneJehanchaquefoisqu’iltombaitdansdessongesmiraculeux!Perrotaperçuttroiscouleurs.Lestroispierresd’ambre,dequartzetd’obsidiennedéposéesparProfuturussurlecorpsd’Aba,se
mirentàdiffuserunéclatbleu,vertetrouge.Perrotétaitleseulàlespercevoir.Ilcompritquesondevoirétaitd’étendrecestroisirradiationsdecouleursquivoletaientau-dessus
d’Aba,lesétendreafinqu’ellesenveloppassentsoncorpsentier.Ilseconcentra,concentrasesdonssurceslumignonsvacillantset,puisantdanssapropreénergie,
leurdonnal’élandes’accroître…Maischaquevariation,chaquepoucegagné,entamaitterriblementsesforces.Lebleu,lerougeetleverts’enchevêtraient,oscillaient,roulaient,sedivisaientcommedel’huileà
lasurfacedel’eau.Ilsdevenaientsiintensesquelesvolutesdefuméeverticaleautourdusarcophages’enimprégnèrent.Perrotbataillaitcontreunarc-en-cieltourbillonnant.Dans son esprit, la pièce avait disparu, il était seul, suspendu dans l’espace avec le corps inerte
d’Aba.Seuldansl’éclatdel’auraenreconstruction.Ilposalebleuquisestabilisa,épousantparfaitementledessinducorps.Ils’acharnaaveclesdeuxdernièrescouleurs.Lorsque,enfin,lestroishaloseurentretrouvéleurplace,ils’évanouit.Maisavantdeserenverserà
terre,ileutletempsd’apercevoirunpuissantéclatblanc,longetfin,s’engouffrercommeunéclairdanslecorpsdeGuillemAbaparl’orificeouvertauniveauduplexussacré.Dans lapièce,ProfuturusetArtémidorevirent avec surprise lepetitPerrotperdreconnaissance,
ainsiqueJehan,Agnès,DamienetSimon!Lesenfantsdéfaillirentenmêmetempsettombèrentausol.Lesdeuxhommesseregardèrent.MaisProfuturuscria.Unfiletdesangcoulaitdepuisl’avant-brasd’Aba,commeunvivantblessé.Ils’approchapourobserverlevisage.GuillemAbaavaitretrouvésonsecondœil!Sesyeuxscintillaient,habités,fixantleplafonddela
pièce.Ilyeutunlongmomentd’épouvante…Touslesmoinesprésentsàl’expériencerapportèrentqu’alors,ilsentendirentdistinctement,dansle
silence,battrelecœurducadavre…
CHAPITRE17
BénédictGuivivaitl’agoniedesoncerveau.Rainerio.Sespensées et soncorps étaient captifsd’ununivers somnolent, ralenti, vulnérable à lamoindre
variation.Lafatiguelerongeait.Sessenss’émoussaient.Ilrâlait.Cerâlerésonnait.Lesosdesamâchoire,lesparoisdesoncrânevibraientaumoindresonémis.Lefonddesesyeuxluibrûlait.L’enseignecloutéeau-dessusdesatêten’étaitplusqu’uneinformetachedecouleur…Rainerio.Des imagesnaissaientetdéferlaientdanssonesprit.Desbribesdesouvenirs, intempestives, sans
lienslesunesaveclesautres,bouleversaientlaplusfragilelignedepensée.Deséclairsconcentraientunevieenunesecondederêve.Samémoirephénoménaleressemblaitàprésentàunvitrailbrisé,desmilliersd’éclatsdecouleurs
répandusausolentrelesmeneauxetlescroisillons…Toutsemélangeait:l’axiomed’Euclide…Si une droite coupant deux droites fait les angles intérieurs du même côté plus petits que deux
droits,cesdroites,prolongéesàl’infini……etlesouvenird’unvoyageàFlorenceentreprisàseizeanspourconsulteruneéditiondesNoces
deMercureetdePhilologiedeMartinCapella.Rainerio.LefrèredeZapettaadécouvertunterriblesecret;uncomplotquiliedesenfantsprodigieuxàdes
simulacresdemiracleorchestréspar l’Église!…Unegrandemachinationseprépare?Desprélatsimpliqués.Raineriosaitquesavieestenpéril.Soitilestmort.Soitilafui.Où?Alorsqu’ilperdaitlesensetlaliaisondesimagesquis’offraientàlui,Bénédictentrevitsoudainla
silhouetted’unefemme.Elles’approchait.Elleavaitdelongscheveuxblonds,desyeuxnoirs, leshanchespleines, leseinlourd.Unsourire
consolantsursonbeauvisage.Ellesepenchesurlatabledetorture.Ordodisciplinae.BÉNÉDICTGUIARÉPONSEÀTOUTRainerioestpartisecacher.Sitôtladécouvertedel’assassinatdeRasmussen?
Oùtrouverasile?Oùportersonsecret?IldétientdequoidiscréditerleLatran?Non…Rainerioment.Pourquoivient-ildemanièresibrèveàl’abbayedePozzo?Iln’ypassequequelquesheures.Fait-ilvraimentdesrecherches?Non.Ilsaitcequ’ilveut.Ilvientcollecter.BénédictrevitZapettadanssaboutique,lafigureinquiète,auborddeslarmes.Troplongtempscruquelefrèreétaitunevictime…Rainerioenservicecommandé.Lafemmeau-
dessus de lui approche son visage. Bénédict sent ses boucles de cheveux lui caresser les joues. Ilretrouvesonparfumdesantal.Aurélia,safemme.Elleposeseslèvressurlessiennes.Glacées.LecardinalMocchaetCantimpré…Onluiinterditd’enquêtersurlevillagemiraculeux.Qui?Rasmussen et Rainerio se dressent contre lui, l’empêchent de se renseigner… ? Mauvaise
distributiondesrôles.LorsqueMaximedeChênedollécitedanssontextecodélesnomsdesquatreprélatsassassinésdepuisdécembre…PuisceuxdeRasmussenetdeRainerio…Enréalité, ilne lesassociepasàcesmorts:Illesdésigne!Illesdénonce!Rainerioestunmenteur.Miseenscènedesadisparition.Bénédictétaitaffligédecoupsetdegiflesdelapartdesesbourreaux,nepouvantretenirsespaupièresdesefermer.Rainerioestuntraître.
CHAPITRE18
L’abbéProfuturusavaitfaitporterlecorpsressuscitéd’Abadansunecelluleenhautdumonastère,secrète,avecordredenejamaisleséparerdupetitPerrot.—Ilnefautpascourirlerisquequelepouvoirguérisseurdel’enfantdiminueavecl’éloignement.Riendesvariationsdelasantéd’Aban’échappaitàl’abbé.Ilrequéraitbeaucoupdesoins.L’homme
étaitfaible,lapeauterne,larespirationdifficile,éveillé,maissansaucuneconscienceparticulière.Profuturuscompulsaitavecfrénésiesabibliothèqueconsacréeauxrécitsderésurrectionoùilavait
misenévidenceque,hormislorsquelemiracleétaitexécutéparunmessietelqueJésusouMithra,lesressuscitésétaientsouvent,aumieux,desvivants«ensursis»;ilsparvenaientàsemettredeboutetàarticulerquelquesphrases,maisnepouvaientniboirenimanger,ni trouver lesommeil.Aussis’éteignaient-ilsauboutdequelquesjours,dansd’atrocessouffrances.Bienqu’ilnebougeât,nineparlât,Abbadormaitetsoncorpsavaittoléréunpeud’eaufraîche.Celaseulsuffisaitàéchaufferfurieusementl’espritdel’abbéProfuturus.«Noussommesàl’aubed’uneèrenouvelle!»étaitsonexclamationdumoment;illarépétaitpour
luiseul,commeunapôtre–pensait-ilens’identifiant–aprèslaPentecôte.Levisaged’Abaétaitcommedumarbre,sesyeux,bienqu’allumés,restaientfixes,regardantsans
rienvoir.Lesséquellesdesanoyadeétaientimperceptibles.Perrotdemeuraauprèsdelui.Ilsn’avaientpaséchangélemoindresigne,maisl’Enfant-Dieuétaitleseulàavoirsentileregard
duressuscitéseposervolontairementsurlui.Àcemoment,ill’auraitjuré,lepèreAbaluiavaitsouri…
Raviparlesuccèsdelarésurrectionetparlespossibilitésqu’ellelaissaitprésager,ArtémidoredeBroca allait quitter le monastère Albert-le-Grand pour retourner à Rome surveiller l’élection dunouveaupape.IlsefitconduiredanslachambreoùavaitétécloîtréeAtéaprèssonesclandre.La jeune femmen’avait toujourspas retrouvé lamaîtrisede ses sens ; elle s’entêtaitdanscequi
s’apparentaitàunlongdélire,criant,vociférant,proférantdesimprécationscontrelesmembresdecemonastère coupables selon elle de tenter le diable, d’offenser les lois de Dieu et de pousser à lanaissance,enlapersonnedupetitPerrot,d’unnouvelAngeexterminateurquis’abattraitbientôtsureuxtous!Atéavaitgriffésonvisagejusqu’ausang,sesyeuxlançaientdesflammes,sescheveuxdénouéslui
donnaientl’airhallucinéd’uneÉrinye.Àlavuedesonpèrequiavait l’intentiondelarameneràRomeaveclui,elleredoubladecriset
d’anathèmes. Une peur primale la dominait : elle déclara Artémidore de Broca agent du démon,accusédetouslescrimesetdetouteslesbassessesd’Albert-le-Grand;ilétaitleGanelondel’Églisequipréparaitlavoieàlacohortedel’Antéchrist…Lechancelierobservaavectristesseleserrementsdesafillefavorite.IlnepouvaitêtrequestiondelareconduireencetétatàRome.Iln’étaitplusquestiondeluifaire
confiance,malgrétoutcequ’elleavaitdéjàaccompli.
Artémidoresentitsoncœurseserrer.—Elleresteici.Letondesavoixfitcomprendrequ’ilauraittoutaussibienpudire:«Ellemeurtici.»
CHAPITRE19
Douzejoursplustard,Romeavaitunnouveaupape.À la surprise générale, pour la première fois, le frère d’un ordremendiant ceignait la tiare : le
franciscain Jérôme d’Ascoli devint, sous le nom de Nicolas IV, le cent quatre-vingt-neuvièmesuccesseurdesaintPierre.Lenouveausouverainpontife,aprèsavoirrécitéunlongcomplimentdevantleconclave,quittales
cardinauxélecteurspourtraverserlepalaisduLatranendirectiondelachancellerie.Escortédesonchambellanetdetroisprêtresdesasuite,ilpénétradansunevastesallenue,dallée
demarbre,auxplafondsélevésdeplusdedixmètres,sansautremobilierquelebureaudeFauveldeBazan.Ungardepostédevantlaporteducabinetd’ArtémidoredeBrocal’entrouvritetpassaunœildans
lapiècepuislarefermaetfitsigneàNicolasIVd’attendre.Le comble de cette situation n’était pas que le nouveau pontife se déplaçât lui-même afin de se
présenter au chancelier ; ce n’était pas que Broca eût l’insigne audace de faire lanterner lereprésentant de Dieu sur terre ; c’était que personne, ni le pape ni ses gens, ne s’émouvait de lamoindredecesatteintesàlamajestépontificale.Aucun Saint-Père ne saurait gouverner Rome sans l’appui de l’indéfectible chancelier ; c’était
l’ordredeschoses,tousl’avaientreconnu.NicolasIVaussi.Ilpatienta.
ArtémidoredeBrocaétait installéderrière sonbureau.Cinqpersonnagesgraveset silencieuxsetenaientdansdesfauteuils,formantunelignefaceàlui.D’abordFauveldeBazan,àladroiteduquelsetenaitArthuisdeBeaune,àladroiteduquelsetenait
HenrikRasmussen,àladroiteduquelsetenaitlejeuneRainerio,àladroiteduquelsetenaitlevieilAlthoras.Les quatre hommes âgés, Broca, Beaune, Rasmussen et Althoras étaient le quatuor de têtes qui
commandait depuis trente ans aux destinées du clandestin et puissantConvent deMegiddo.Malgréleursliensetl’importancedeleursfonctionsrespectives,personne,mêmeauseindel’organisation,ne suspectait que ces éminences si dissemblables pussent œuvrer main dans la main : le cardinalRasmussen,grandPromoteurde Justice, était considéréàRomecomme leplus faroucheopposantd’ArtémidoredeBroca,alorsqu’enréalitéilcoordonnaitavecluilesopérationsduConvent,àl’insumêmedesasœurKaren;Althoras,lechefaveugledelaredoutableforcedebrigandsduToulousain,étaitdepuisdenombreusesannées lerecruteursecretdescentainesd’hommesennoir,mercenairesquiexpédiaient lesbassesbesognesduConvent,sansqu’aucundesesproches,pasmêmeIsarnsonsuccesseur,nesachesonallianceavecuneofficinesecrètedel’Église;ArthuisdeBeaune,legrandordonnateur des expériences du Convent, savant universellement réputé, considéré comme unnouveau Pline l’Ancien, avait quitté le siècle pour profiter de l’incroyable aventure instiguée parBroca,etpersonnenedevinaitcequ’ilétaitdevenu;quantàArtémidoredeBroca,ilétaitaccusédebiendesmaux,maissansjamaisêtrejugécoupable.C’étaitlapremièrefoisenonzeansquecesquatrehommesseretrouvaientdanslamêmepièce.
Carl’heureétaitdécisivepourleConvent.ArtémidoreaccordalaparoleàFauveldeBazan.Cedernier,munid’unparchemin,commença:—GrâceauxrenseignementsquenousdevonsauxprécieusessourcesdemaîtreAlthorasdansle
paysd’OcetgrâceàlasurveillanceperpétuelledeBénédictGui,touteslesfaillesliéesàl’enlèvementdePerrotontétécomblées.Illut:—Auvillage deCantimpré, la traîtresseAna a été étouffée et son corps jeté dans un torrent.À
Narbonne,nousavonsexécutélefrèreJacoponeTagliaferro,ainsiquelesdeuxsœursdesarchives,etconfisquétouslesdocumentsliésauxenlèvementsd’enfants.ÀAude-sur-Pont,lasorcièreJeanneQuimpoix,ditelaMeffraye,aététorturéeavantdesevoirarracherlecœurparledos.ÀPozzo,nousavons achevé le frère Hauser et questionné sa maîtresse, sœur Constanza, jusqu’à ce que morts’ensuive. Et puis, nous avons enfin pu identifier et éliminer notre plus redoutable adversaire àRome: lecardinalMoccha!Toutesles informationsqu’ilavaitaccumuléescontreleConventsontdésormaisennotrepossession.ArtémidoredeBrocasourit:—Passonsàlasecondephasedenotreopération.Oùensommes-nous?Il tournases regardsversRainerioetRasmussen.Ce fut le jeuneassistantducardinalquiprit la
parole.Ilportaitunelonguerobedetissuprécieuxetuncollierd’argent:—Monseigneur,malgrémaintescomplications, touts’estdéroulécommevousl’aviezordonné:
lessujetsdel’empereuretl’empereurlui-même,grâceàsongendreVenceslasII,sonttombésdanslepiège.Ilsontaccueillipourvraietinfailliblemonfauxorganigrammequidévoileles«réseaux»duConventdeMegiddo.Laparfaitecombinaisondevéritéetdemensongevadésormaisretombersurtous nos ennemis qui y sont cités. De surcroît, mes révélations étant appuyées par la présence deMonseigneurRasmussen,nousavonsséduitlesimpérialistesetrevenonsàRomeenpossessiondelaliste de tous leurs espions disséminés autour et au sein duLatran ; ainsi que les noms des prélatsvendusàlacausedel’empereur!ArtémidoredeBrocahochalatêteetpensa:«Tantdemondecroyaitquej’étaisvieilli,usé,faillible,qu’illeursuffiraitdemebousculerpour
quejetombe.Jen’aijamaisaussibientriomphédemesadversaires!»IlregardaArthuisdeBeaune.—Combiendetempspourlenouveaumonastère?EnquittantAlbert-le-Grand,Artémidoreavait emporté avec luiBeauneetquatorze savants, ainsi
quedesgrimoiresprécieux.L’objectifétaitd’édifiersurl’îledeCorfouunnouveaulieusecretdédiéauxexpériencesduConventdeMegiddo,moinscompromisquelaforteresseprèsd’Ancône.—Toutestenplace,réponditArthuisdeBeaune.J’embarquedemainpourCorfou.—Leressuscité?demandaBroca.—L’expérimentationdeProfuturusest concluante,mais ilvanous falloir l’éleveràunmeilleur
niveau.Etpourcela,lapaixetladiscrétiondontnousallonsjouiràCorfouserontprimordiales.—Bien,fitlechancelier.Toutestenordre.—Pasentièrement.C’étaitlevieilAlthorasquivenaitsoudaindeparler.
—Ilnousresteàstatuersurlesortdumonastère.J’airéussiàfaireportermestroupesenItalieenlesforçantàsuivreleprêtredeCantimpré.Jecomptequecelaserve.Entrenteans,notremonastèreest devenu trop connu. Il intrigue. Comme au temps de notre installation à Sainte-Lucie. Lorsquel’empereurcomprendraqu’ilaététrompé,ilchercheraàsevenger.LemonastèreesttropimprégnédesactivitésduConvent.—Faiscequetujugesbon,Althoras,dictaArtémidore.Fauvellevalessourcils:—Vraiment,VotreGrâce?AtédeBrayacs’ytrouveencore!Levieuxchancelier,impavide,déclara:—C’estégal.Il congédia ses trois frères du Convent et ses deux meilleures recrues, Bazan et Rainerio, qui
quittèrentsoncabinetparuneportedérobée.Ildaignaalorsrecevoirlenouveaupape,quipatientaittoujoursdanssonantichambre.NicolasIVseprécipitapourbaiserlamaind’Artémidore,maislechancelierserécriaet,avecbien
despeines,posaungenouàterrepourembrasserlamainpontificale,commeleplushumbledesessujets.Aprèsquoi,difficilementremissursespieds,illuilança:—Asseyez-vous.
CHAPITRE20
ÀVarano,ausuddumonastèreAlbert-le-Grand,uneembarcationdevingtmètresdelong,grééeavecdeuxmâtsetsixvoiles,etnomméeleSaint-Linaccostaauquai.Unecommunautédevingtmoinessetrouvaitàbord,venuedeConstantinopleavecunecargaison
delivrestraduitsdel’arabe.Lacommunauté, sous lesordresd’unpèreabbé,devaitdécharger lesouvragesetMesporterau
monastère.Seulement,sitôtqu’ilsmirentpiedàterre,presquetousfurentpassésaufildel’épéeparunebande
debrigands.IsarnetseshommesdeToulouse.
JobCarpiquet, le jeune homme d’Althoras qui avait suivi le pèreAba jusqu’aumonastère, sansjamaissefairedécouvrir,avaitlaisséderrièreluilesinstructionsnécessairespourqu’Althoras,Isarnetseshommespussentlesuivreàquelquesjoursd’intervalle.LorsquelepèreAbaparvintàpénétrerdanslemonastèreensesubstituantàunhommeennoir,ce
futsouslesyeuxébahisdeCarpiquet.Dèslorsl’espionallaattendresesmaîtresàVarano.IsarnarrivasansAlthorascarlevieilaveugle,«épuiséparlacadenceduvoyage»,étaitpartise
reposeràRome.Delà,ilfitparveniràIsarndesinstructionsinouïessurl’existenceduSaint-LinetsurlemoyendepénétrerlemonastèreoùdevaitêtreretenueAgnès,safille.Grâce aux fortes sommes d’argent qu’il emportait avec lui, Isarn fit changer le contenu des
caisses…Il ordonna à ses hommes de se vêtir avec les aubes desmoines et tous semirent en route vers
Albert-le-Grand.Lepèreabbédelacommunauté,épargnépourl’instantparIsarn,leurservaitdeguide.Ilsarrivèrentaupieddumonastère.Surleversantnord,l’undesmonte-chargedescenditàterre.Onyinstallalepremierlotdelivreset
demoines.L’élévationcomplèteduchargementexigeacinqvoyages.Arrivéausommetdesremparts,Isarnnequittapasdesyeuxlepèreabbé,quitremblaitpoursavie.Lesmoinesetlescaissesdelivresfurentconduitsdanslessous-solsdelagrandebibliothèquedu
monastère.Là,Isarnordonnad’ouvrirlescaissesdebois.Le père abbé fut stupéfait : en lieu et place des grimoires et des livres qu’il avait fait charger à
Antioche,ilsdécouvraientdestonneletsremplisdebitumeetdesalpêtre,hautementinflammables.Ils’encomptaitdesdizaines;ensuffisancepourréduirelemonastèreencendres!—Maintenant,lesommaIsarn,situveuxvivre,aide-nousàtrouveroùsontcloîtréslesenfants!
CHAPITRE21
LestourmenteursavaientlibéréBénédictGuidesatabledetorture,quatre-vingt-seizeheuresaprèsledébutdesoncalvaire,considérantcetteduréesuffisantepouratrophiersonesprit.Touslesessaispratiquéssurlavictimeétaientconcluants:Guiavaitperdul’usaged’unœil,ilnesavaitplusniparlernimarcheretsetenaitpéniblementdebout.Agitédespasmesetdecontractionsnerveusesauvisage,ilavaitperdu jusqu’au souvenirde sonnometne savaitplusque se ruer sur lanourriturequ’on luijetait.Aprèslaséancedetorture,ilavaitétéconduitdansunepetitecelluledesgeôlesdeMatteoliFlo.Ildormitplusieursjoursd’affilée.Troissemainesaprèssonsupplice,sonétatnes’étaitpasamélioré;onvintalorslechercher.Guirestaitmuet,leregardhagard,réagissantàpeineauxmotsetauxbruitsqu’ilentendait.Deux
gardiensl’empoignèrentcommes’iln’eûtétéqu’unobjetouunanimalmort.Ilsletramèrentdansuncouloir.Bénédictallaitêtreprésentédevantuntribunaldebassejusticeecclésiastique.Sesrarespenséesneconstituaientplusqu’unmagmainforme,seremployantsurlui-mêmedansle
vide.Toutefois,à ladifférencede tous lesautressuppliciésquiavaientenduré lemêmetraitementque
lui, son cerveau ne s’était pas définitivement arrêté de fonctionner ; plus exercé que la grandemajoritédeshommes,pluspresteetvigoureuxquelamoyennedesessemblables, ilperpétuaitsonagitationnerveuse,emportéparsonpropremouvementd’inertie,maisprivédetoutecohésion.LesgardiensdéposèrentBénédictsurunbancdanslevestibuleenattendantl’arrivéedelacharrette
quilesconduiraitautribunal.Durantl’attente,unefemmeentra;elleapportaitdeslingesmaculésdesangetdechairsquiservaientànettoyerlesustensilesdetorturedeMatteoliFlo,etouvritunetrappeplongeanteoùellelesfitdisparaître.DelàsurgitlapremièreimpressionfamilièredeBénédictdepuisdesjoursetdesjours,lepremier
souvenirprécis.Uneodeur.Uneodeurd’eau.Uneodeuréveillaitconfusémentunpandesamémoire.Pendantuninstant,ilsefigea.Sesgeôliersnes’aperçurentderien,moinsencoredesonœilvalide
quiscintillait,scrutaitlapièceentoussens.Poureux,Guiétaitaussiinoffensifqu’unenfantquivientd’apprendreàfairedeuxpas,etlorsque
leprisonniermontradesvelléitésdesemettresursespieds,ilsétaientprêtsàs’esclafferenlevoyants’effondrerdébilement.En effet, Bénédict roula à terre, mais sans tomber ; il glissa, se contorsionna, les membres
désaccordés,puiss’approchadelatrappe.Là,d’unbondrapide,ildisparutdansl’horribleconduitquitombaitd’aplomb.Lesgardesn’eurentpasletempsdesedresserquelecorpsdeBénédictGuiavaitdéjàétérecraché,
sixmètresplusbas,dansleseauxpuantesduTibre.Ilsseprécipitèrentàl’extérieurdubâtimentdeMatteoliFlopourtâcherdedistinguerlecorpsàla
surfaceetdelesuivrepourlerécupérer,maiscelui-ciavaitsombréetdisparu…—C’enestfaitdecefou.Ilestnoyé.AumonastèreAlbert-le-Grand,l’abbéProfuturuséchafaudaitdesthéoriesfollesetnovatrices,nées
delaréussitedesonexpériencesurladépouilledupèreAba.Lanuitétaittombéesurlaforteresse.Danssonbureauaugrandvitrail,deuxmoinesfixaientparl’écrituresonflotdeparoles;depuis
prèsdetroissemaines,ilsesentaitcommeinvestid’unemissioncéleste.—Noussommesàl’aubed’unenouvelleère!Ilvaticinaitsurlaprobabilitédesefairerenaîtrelui-mêmeaprèssamort,deramenerunpapeàla
vie après un assassinat, de restituer au monde les plus hautes figures des saints. Et même, projetultime,deprovoquerlarenaissanceterrestredeJésus-Christ!Lesdeuxmoinesétaientterrifiésdevanttantdeblasphèmes.—N’êtes-vouspasunpeuabsolu,monpère?osainterrogerl’und’eux.Profuturussourit,l’œiléclatant;obnubiléetinspiréparsonmauvaisgénie,iln’entendait,nevoyait
etnesaisissaitquecequesadémenceluiinspirait.—DepuisMoïseetJésus,répondit-il,nesavons-nouspasquel’Histoireaunsens?Il s’immobilisadevant sesvitrauxpar lesquels tombaient les rayonspâlesde la lune, accrochant
dansleurchutelesrempartsdumonastèreetlesjardinsdescloîtres.L’abbépoursuivit:—Pendantdessiècles,lorsqueleshommesmouraientdesmauxdelamélancolie,c’étaitleprojet
deDieu.Etlorsqu’unjour,l’und’euxdécouvritlesvertusconsolantesdumillepertuisetlessauvadeleur tristesse,c’étaitencoredans leprojetdivin !Dieu faitun jour lemalade,unautre lemédecin.Rienn’existeencemondehorsdesonprojet.L’hommes’estdetouttempstrouvédémunifaceàlamort,mais voilà qu’avecmoi, aujourd’hui, il peut se libérer de ce joug.Ma place est clairementdésignéedanslesensdel’Histoire!Sontondevoixavaitforci,sondébitdeparolesaussi:—Jésusaétécrucifiédelamaindeshommes.Ilapromissonretoursurterrepournousdélivrer
duMal. J’ai bonne opinion queDieu veut que ce soient ses bourreaux eux-mêmes qui rendent auChristsonenveloppedechair!C’estànousqu’ilrevientderacheterl’affrontdelaCroix!DieunousadonnésonFils,nousallonsleLuirendre!Monexpériencederésurrectionnousouvrelesportesdecetteprouesse.Cen’estqu’unpréambule.Viendralejourbénioùd’unpeudesang,d’unesimpledentde lait,d’unequelconque reliqueauthentique,nouspourrons refaçonnerundisparuet rappelersonâme!Profuturusdélirait.Lemêmemoinequil’avaitdéjàquestionné,récidiva:— Si telle n’était pas la volonté de Dieu, si vous n’étiez qu’un nouveau Sisyphe courant après
Thanatos,n’encourrions-nouspaslaplusredoutabledeSescolères?L’abbénedaignapasseretourner;illevalesbrasauciel,commeunhiérophante,maisalorsqu’il
s’apprêtaitàrépondre,unegigantesquebouledefeu,tombéedelanuit,fitvolerenéclatssesvitrauxetlefauchaavecuneforceprodigieuse.D’autres foyers explosèrent enmême temps dans tout lemonastère, comme s’il s’agissait d’une
répliquedeDieuàl’intolérablehardiessedeProfuturus.
LemonastèreAlbert-le-Grands’embrasait.Leshommesd’Isarn,répartisauxpointsclefstiraientdesflèchesenflamméessurleurstonneletsde
salpêtre et de bitume. Les barils s’éventraient dans une puissante explosion et pulvérisaient leurliquideincendiaire,n’épargnantriennipersonne.Lapaniquesaisitlesmoines.Lesappelsd’unbuccinsonnèrentl’alerte.Lefeunaissaitdetouslescoins.Onsavaiticiqueleseulmalquepouvaitcraindrelaforteresseviendraitdel’intérieur.Desmoines se précipitèrent pour atteindre les remparts et monter sur les monte-charge, seules
issuespossibles.Maisceux-ci,dèsqu’ilssefurent trouvésdans levide,accrochésà leurspuissantsmadriers,s’écroulèrentd’uncoup,sefracassantausolavectousleursoccupants!Isarnavaitfaitrognerleschaînesquiservaientàcontrebalancerlepoidsdumécanisme.Leshabitantsdumonastèreétaientprisonniersdesflammes.Certains se ruèrent vers la trappe de fer par laquelle on éjectait les cadavres éviscérés des
chirurgiens:ilsselancèrentdanslesairspouréchapperauxflammesetserompirentlesos.À l’étage où se trouvaient les chambres des enfantsmiraculeux, surgirent Isarn et ses hommes,
l’armeaupoing,décimantlesgardesquin’avaientpasfuidevantlesflammes.Isarnemboutitlesportes,supprimaceuxquisedressèrentsursonpassage,pourenfinretrouverla
petiteAgnès.—Mafille!Illaserradanssesbras.—Nousdevonspartirtoutdesuite!MaisAgnèsleretint.—Passansmesamis,dit-elle.Ilfautlessauver!Rapidement Agnès se retrouva aux côtés de Jehan, Damien et Simon, sous la protection des
hommesdesonpère.—IlmanquePerrot!s’exclama-t-elle.—Oùest-il?fitIsarnquis’inquiétaitdutempsperduetdel’avancéedufeu.—Nousl’ignorons,répondirentlesenfants.Celafaitplusieursjoursquenoussommesséparésde
lui…LebriganddeToulousejetaunregardàlarondesurlemonastère.Souslavigueurdesflammes,
onyvoyaitcommeenpleinjour.Les languesdefeusepropageaientàunevitesseeffrayante. Isarnvoyaitvenir lemomentoùson
pland’évacuationseraitcompromis.—Nousn’avonsplusletempspourPerrot,hurla-t-il.C’estluiounous!Allons!Ilentraînalesenfants,malgréleurscris:«Non!Perrotestindispensable!Ilfautletrouver!»
Lefeuavaitprisdansl’immensesalleauxétablisdeslaborantins,làoùlepèreAbaavaitdécouvertles mille travaux du monastère. Le bois céda sous les morsures des flammes, et tout l’édifices’effondra,emportantsousleséboulementsdesannéesd’étudesetdedécouvertes.Dans l’aile des invités demarque, les geôliers qui surveillaient la chambre d’Até de Brayac la
libérèrent, avant de fuir eux-mêmes, jugeant ne pas devoir laisser périr la fille d’Artémidore deBroca.Cettedernière,toujoursenfiévrée,arrachauneépéeàl’undesgardesetdisparut.Arrivéeàl’airlibre,ellefutépouvantéeparledésastre.Elles’élançaenquêtedel’abbéProfuturus.Elleretrouval’hommeétendudanssonbureau,mourant,levisageroussietlacéréparleséclatsde
vitraux.Unmoinenonloindeluis’étaitentièrementconsuméavecsabure.—OùestPerrot?criaAté.Ilfautlepréserver!Oùestl’enfant?Profuturusnepouvaitplusdécollerseslèvres.Iltrouvaàpeinelaforcedeleverunemain:uneclef
s’ytrouvait,agrippéeentresesdoigtspétrifiés.Puisilfitungesteverslevitrailbéantdesonbureauetdésignal’angleleplusélevédumonastère.Unepetitecroiséesolitaires’ytrouvait.Atéarrachalaclefdel’abbéetbondit.
CependantIsarnréunissaitseshommesetlesenfantsdansundescloîtresdumonastère.Aprèss’êtreassuréquetoutlemondeétaitprésent,commeprévuselonsonplandebataille,ilfit
explosercinqtonneletsquiceinturèrentdefeulejardin,lerendantinaccessibleetinvisible.À la suite de quoi, selon les indications du vieil Althoras qui lui avait appris les secrets de ce
monastère,ilbrisaleborddepierredelafontainecentrale.L’eaudégueulaentièrementparlabrèchesurl’herbe.Danslefond,iltrouva,grasetverdi,unanneau.Illefithisserparseshommes:unedalles’éleva,donnantaccèsàunpassagesecret.Le seul dans tout Albert-le-Grand qui permettait de fuir. Inconnu, hormis d’une poignée de
privilégiés.Latrouped’Isarns’yengouffra.Aprèsavoirsuiviunlongtunnelobscur,ilsdébouchèrentsurlaplainedebroussaillesquientourait
laforteresse.Sansattendre,lesrescapésseprécipitèrentverslameretlepontonoùlesattendaitleSaint-Lin;ce
navireauxmainsdeshommesd’Isarnavaiteupourconsigned’attendreaulargeetdeserapprocherdèsl’apparitiondespremièresflammesjailliesdumonastère.Isarn,Agnès,Jehan,Damien,Simonetlesbrigandsmontèrentàborddecanotsquilesmenèrentau
navire.LeSaint-Linappareillaaussitôt.Ilsétaientlibres.
Atégravitlesétagesdumonastèresanscraindrepoursavie,bravantlesflammesetlesbraises.ToutessespenséesétaienttournéesversPerrot.Soudainsonexistenceprenaitunsensprofond :elledevait sauvercegarçon, se racheterdumal
qu’elleluiavaitfait…ElleatteignitlachambredésignéeparProfuturusetglissafiévreusementlaclefdanslaserrure.Elleentra.
PerrotétaitassisauchevetdupèreAba.Leressuscitéétaitétendu,ildormaitenrespirantfaiblement,insensibleaudramequisejouaitprès
delui.Perrotlui-mêmeneparaissaitpasému.—Letempspresse!criaAté.Nousdevonstemettreàl’abri!Ellevoulutempoignerl’enfant,maisilserécria:—JenepeuxpasabandonnerlepèreAba.—Peut-ilmarcher?LesilenceembarrassédePerrotcondamnaitleprêtre.—Impossibledeleprendreavecnous,conclutlafemme.Viens.—Non!Non!—Tunemelaissespaslechoix.ElleagrippaPerrotdeforceetl’emporta,sedébattant,horsdelachambre.—Non!…Dehors,Atéembrassaduregardl’étenduedel’incendie.Elleaperçutlatrouped’Isarns’engouffrer
danslepassagesecretsouslafontaine,maiscompritaussiqu’ellen’avaitaucunmoyendelessuivre,àmoinsdetraverserd’infranchissablesmursdefeu.L’escalierquimenaitàlachambresecrèteétaitl’unedesdernièrespartiesdelaforteresseencore
épargnée.AtédévalalesmarchesavecPerrotjusquedanslessouterrainsdumonastère.Là,elleretrouvalescellulesd’expérimentationoùavaientétéconduiteslesétudesdescinqenfants
miraculeux. Ces pièces étaient parfaitement hermétiques : Até espérait que ni les flammes ni lesfuméessuffocantesnelespénétreraient.Elleverrouillalesissues.Perrotétaitenlarmes.—Nousresteronsiciletempsqu’ilfaudra,décrétalajeunefemme.LepèreAbarestaallongésursacouchedanslachambresecrète,unsourireesquissésursonvisage
blêmeetendormi.ÀmesurequePerrots’éloignait,lavielequittaitpourlasecondefois…L’extrémitédesesdoigtsnoircit fortement,commes’ilsvenaientd’être trempésdansde lapoix.
Peuàpeu,lestachessombrescommencèrentdes’étendre,desdoigtsauxmains,desmainsauxbras,desbrasauresteducorps,commeundrapobscur,atrophiantchacundesesmembres.LorsquelafigureduprêtredeCantimpréfutintégralementmangéeparcettenoirceur,iln’étaitplus
qu’unemomie,lapeaurétréciesurlesos.Maiscettefois,lamortétaitdouce.Grâceauxjoursdesurviequ’ildevaitàl’expériencedeProfuturus,GuillemAbaavaitaccomplila
durée intégrale de vie qui lui était échue parDieu. Son âme n’aurait pas à errer, comme après saprécédentemort,victimed’unefinprécoce.Sontempsétaitaccompli.Samissionaussi.Perrotpossédaittoussesdons.Sonâmefatiguées’arrachaducorpsdansunbeaurayonauxcouleursdel’aura,etdisparutdansla
nuit.
Autourdelamassedechair,lesflammespénétrèrentetravagèrenttoutelachambre.Le monastère Albert-le-Grand n’était qu’un brasier gigantesque dans l’obscurité, ronflant et
craquant,dressésursonpromontoire.Sesflammesrépandaientleursrefletsdorésàlasurfacedelamer,semariantàceuxdelalunepâle.Aularges’évanouissaitlebateaud’Isarnaveclesquatreenfantsmiraculeux.
ÉPILOGUE
CHAPITRE01
Encemoisdejuin,l’étébrûlaitRome.Dèslejeûnedesquatre-temps,lesoleils’étaitmisàécraserlaville.Lesmarchesdel’escalierdupalaisduLatrann’encontinuaientpasmoinsdevoirlesprélatsgravis
etdescendreincessamment.L’und’euxquittaitcetaprès-midilarésidencedupapeNicolasIV.Ilpritlechemindesruesromaines.C’étaitRainerio.Il avait depuis peu prononcé ses vœux et avait été directement ordonné évêque. Il portait avec
arrogancesarobeépiscopaleflambantneuve.DesRomainslesaluaientàsonpassage.D’autress’esquivaient;ilétaitdéjàcraintetpeuaimé.Enhardi par sa stature d’évêque, le jeune homme ne laissait pas de faire connaître sonmauvais
fond.L’ambitionledévorait.Rainerio résidait désormais dans une spacieuse maison non loin du Latran où il passait ses
journées.Lorsqu’ilentrachezlui,unserviteurseprécipitaafindeluiapporteràboireetunlingefraispour
humectersonfront.Raineriopénétraensuitedanssongrandbureau.Ilfutsurprisd’ytrouversasœurZapettaencompagniededeuxhommesdontilignoraitl’identité.L’unétaitunjeunegarçondetreizeans,l’autre,unhommebarbu,auxcheveuxmi-longs,assissur
une chaise et qui ne daigna pas se lever à son entrée. Il avait le visage figé, unœil louche, et lesépaulesrentrées,commeunimpotent.—Bonjour,mon frère,ditZapetta. Je teprésenteun fidèle ami :BénédictGui. Il abeaucoupde
chosesàfaireconnaître…
Deuxjoursavant,levieilAlthorasreconnut,aubruitqu’ilfaisait,lepaspuissantetfurieuxd’Isarn.Ce dernier pénétra dans la chambre de l’aveugle à Padoue, alors qu’ils faisaient chemin versToulouseavecleconvoidebrigands.Isarnneprononçapasunmot.Ilsesaisitducouduvieilhommeetl’étrangla.Ilvenaitd’apprendrelesliensd’AlthorasavecRomeetdecomprendreàquelpointiln’avaitété,
pendantdenombreuses années,qu’unpantin entre lesmainsde l’aveugle.Et combien il avait jouéaveclaviedesafille.Althorasexpira,sansopposerderésistance.
Laporteducabinetd’ArtémidoredeBrocacédasouslescoups.Six soldats pénétrèrent et se ruèrent sur le vieux chancelier pour l’arrêter. Dans l’antichambre,
Fauvel de Bazan était ligoté. Le pape arriva peu après et déclara, voyant les deux hommesprisonniers:
–C’enestterminé,Broca…
CHAPITRE02
L’audience accordée à Bénédict Gui par le papeNicolas IV eut lieu au Latran, en présence desreprésentantsdel’empereur,duroideFrance,duroid’AngleterreetdesTempliers.ArtémidoredeBroca,FauveldeBazan,RainerioetlecardinalRasmussen–quiavaitétéarrêtéà
sonarrivéeenFlandres–comparaissaientensemble.Quelquesjoursdeprisonleuravaientfaitperdrebeaucoupdeleursuperbe.Dans la vaste salle,BénédictGui était prostré sur une chaise à rouesde son invention. Il portait
encorelesséquellesdestorturesenduréesdanslesgeôlesdeMatteoliFlo:ilnepouvaitarticulerlemoindremot,unœilluimanquait,unelargepartiedesonvisageétaitparalysée;ilneparvenaitniàmarcherniàcoordonnersesbrasetsesmains.Après son évasion de la prison et sa chute vertigineuse dans les eaux du Tibre, Bénédict avait
sombré sous le courant, mais avait été repêché, quelques centaines de mètres en aval, par les«Laveurs»qui,pensantrécupérerunnouveaucadavre,furentbiensurprisderetrouverleuramiGui,auxportesdelamort.L’ayantunefoistrahiauprofitdeBazan,ilseurentàcœurdeleranimer.Bénédictdemeuraplusieurs joursauprèsd’eux, jusqu’àcequ’il leur fîtpéniblementcomprendre
qu’ilvoulaitêtreconduitàOstie.Là,ilfutrecueilliparOronteetJuliaSalutati,lesparentsdesafemmeAurélia,quinel’avaientpas
revudepuisdeuxans.Bouleversésparsonétat,ilsluiprodiguèrentlessoinsindispensablespourluirendrelasanté.Bénédict ne recouvra jamais complètement sa motricité physique, mais il regagna, pied à pied,
l’empiresursoncerveau.Avecordreetdiscipline,ilreclassasespenséesetsessouvenirs,recomposalamosaïqueéclatéedesaconscienceetretrouvalecontrôledelui-même.Aidéparlerichepèred’Aurélia,parlefidèleMatthieu,parlaveuvedeMaximedeChênedollé,qui
grillaitelleaussidedécouvrirlavéritésursonmari,parlasœurConstanzaàl’abbayedePozzoqui,endépitdes sévicesque lui avaient fait subir leshommesd’ArtémidoredeBrocaavantde la tuer,n’avaitjamaisavouéoùsecachaientlesdocumentssurRainerioconsultésparGui;enfingrâceaumoineimpassiblequisecondalecardinalMocchajusqu’àsamort,BénédictGuiavaitremontétoutelatramequiliaitCantimpréàRainerio,RainerioauConventdeMegiddo,leConventàChênedollé,etChênedolléàlui…Lepapeluidonnalaparole.Bénédictnepouvantpass’exprimer,ilavaitconsigné,grâceàunprocédéd’écritureinnovant,un
importantplaidoyerqu’ilavaitremisàMatthieu.Ce fut ce jeune garçon, auquel il avait autrefois appris à lire et à écrire, qui s’exprima devant
l’insigne assemblée, debout à côté de son maître, face aux représentants de Dieu et de tous lessouverainsimportantsdumonde.Illut:—Ungrainpeutsouventsuffireàfairebuterunepuissantemachinerie.Enl’espèce,legrainquia
causélaperted’ArtémidoredeBrocaetdessienssenommaitMaximedeChênedollé.Bénédict expliqua, par le truchement deMatthieu, que cet homme était un richissimemarchand
banquierqui,depuisdenombreusesannées,était lepourvoyeurdefondsduConventdeMegiddo;
rassemblantdessommesextravagantespourcouvrirsesactivitésdiverses.—LesdépensesduConventnepouvaientapparaîtredanslescomptesdel’Église;Chênedolléétait
l’ordonnateurjudicieuxdecettetrésorerieparallèle.Seulement,l’hommeétaitprévoyant:ilneluiavaitpaséchappéquelesrèglesduConventétaient
très strictes et qu’au moindre faux pas, un membre, même éminent, pouvait être sacrifié sansscrupules.—Aussi décida-t-il, il y a huit ans, après lamort de l’évêqueRoméedeHaquin àDraguan[02],
d’assurersavie.IlentraencontactavecuncertainévêqueMoccha,unprélatalorspeuenvuedelacurie romaine, conspué pour son mode de vie exubérant et qui n’inquiétait personne de par sonmanque apparent d’ambition. Seulement, derrière ses dehors licencieux, Moccha était un hommefoncièrement honnête, incorruptible et qui haïssait l’injustice. Maxime de Chênedollé décida deconsigner par écrit tout ce qu’il voyait et entendait au sein du Convent ; puis de remettre cesinformations en secret àMoccha.S’il se sentait endanger, il pourraitmenacer sesmaîtres de toutrévéler.S’illuiarrivaitmalheur,Mocchaavaitinstructiondetoutrendrepublic.Endépitdesrisquesencourus, leur association fut florissante et Moccha constitua un terribleréquisitoire contreArtémidoredeBrocaetsasociétésecrète.Chênedolléeutraisond’agirdelasortecarArtémidoredécréta,enpetitcomité,unegigantesque
purgedanslesrangsduConventdeMegiddo.Créé jadis par dix hommes, le Convent était aujourd’hui un monstre protéiforme, affaibli et
vulnérabiliséparlenombredesesactivitésetlaproliférationdesesmembres.Lesilencedecertainspersonnagestropinstruitscoûtaitdesfortunes,etladémencedequelquesautres,tell’abbéDomenicoProfuturus,mettaitl’édificeenpéril.ArtémidoredeBroca,habituéàdevancersesennemis,aulieudeseprépareràlachuteduConventdeMegiddo,résolutdelaprécipiter!—Ildécidal’éliminationdesneufdixièmesdesestroupes.CefutdanslarésidencedeChênedollé,
hors de Rome, que Broca et Rasmussen, aidés par le jeune Rainerio, établirent l’incroyable fauxorganigrammedeMegiddo qui avait pour but de confondre les traîtres duConvent, en particulierceuxdéjàréfugiéschezl’empereur.RainerioavaitpourmissiondefalsifierauLatran,maisaussiàl’abbaye de Pozzo, les documents officiels qui contrediraient l’organigramme. Rasmussen et luijouèrenthabilementleursrôlesàRome,préparantleursdisparitions…Maxime deChênedollé ne tarda pas à apprendre qu’il faisait partie desmembres touchés par la
purge.Sondernieractenotablefutd’octroyerlesfondsnécessairesàRasmussenetàRaineriopourfeindrel’assassinatdupremieretpayerlevoyagedusecondjusqu’enMoravie!—Chênedollé s’est alors décidé à fuirRome avec son épouse et à disparaître.Mais il se savait
surveillé:sonvaletàlasoldeduConvent,toussesfaitsetgestesétaientreportésàFauveldeBazan.Le tempsétaitvenud’employer lesdocuments remisàMoccha. Il se résolutalorsàvenirmevoirmoi.BénédictGui. Il savaitmessuccèsdans lesprétoiresetcomptaitque,à l’aidedessecretschezMoccha, je saurais établir une attaque logique et irrévocable. Il réussit à me glisser,imperceptiblement, demenus indices qui devaient selon lui, et d’aprèsma réputation, suffire àmeramener vers le cardinalMoccha. Avant de mourir assassiné (son plan de fuite avait été éventé),Chênedolléeutletempsdeprévenirsonamidemonimplicationetdurôlequ’ilmevoyaitjouerdanslagranderévélation.Lorsqu’ilappritlafinhorribledeChênedollé,Mocchas’estprécipitépourmetrouverdansmaboutique;maisFauveldeBazanavaitdéjàorchestrémonarrestationetiltrouvamamaison en cendres ! Cependant la foule lui apprit que j’avais réussi à m’enfuir. Aussi Moccham’attendait-ilavecimpatiencepourrendrepublicslesdossiersdeChênedollé.Hélas,ilétaitloinde
s’imaginer,lorsquejelerencontraidanssonpalaissousunefausseidentité,qu’iltenaitenfacedeluil’hommechoisiparChênedollépourdéjouerlesprojetsd’ArtémidoredeBroca!Lepape, et ceuxqui l’entouraient, écoutaient avidement les explications deGui, fascinés par les
incroyablesramificationsqu’ilavaitréussiàmettreaujour.De leurcôté,Artémidore,RainerioetRasmussen restaientdemarbre.SeulFauveldeBazanétait
stupéfait ; lui savait ce qu’avait enduré Bénédict Gui, et il ne pouvait comprendre comment cethommeavaitéchappéàlamortetàl’anéantissementcompletdesesfacultésmentales!—Toutel’aventuredesenlèvementsd’enfantsadébutélejouroùAlthoras,l’hommeduConvent
dansleSuddelaFrance,chefdelamilicedeshommesennoir,découvritenlafilledesonsuccesseurIsarndesdonsdestigmatisée.Ilfitvenirl’abbéProfuturuspourl’ausculter.Cedernier,ébahiparlesvertusdusangverséparAgnès,trouvantenfinlesanguniverselévoquédanslestextesdeSalomon,selançadanssonincroyableprojetderésurrection.Desoncôté,Artémidoreyvoyaitl’aboutissementde l’esprit du Convent et de décennies de travaux scientifiques interdits par l’Église. On semit àchasser les enfants miraculeux du monde. Profuturus, exalté, ne recula devant aucune dépense,multipliantlesravissements,aurisquedecompromettreleConvent.LorsqueArtémidorelecomprit,ilétaitdéjàtroptard.D’unmal,ilvoulutfaireunbienetordonnalapurge.Matthieucontinua:— Si je n’avais pas survécu, moi, Bénédict Gui, le triomphe du chancelier et des siens serait
aujourd’huicompletetdurable!Ilsseseraientdébarrassésdeleursennemisetpourraientpoursuivreleurssombresdesseinsàl’abridetous.Bénédict expliqua que ni Artémidore, ni Profuturus n’avaient pensé tomber sur un enfant aussi
exceptionnelque lepetitPerrot. Il avaitdécouvert,grâceauxdocumentsdeMocchasurCantimprépréservés par son fidèle moine, que des écrits des Pères de l’Église grecs stipulaient que laRédemptionétait unprocessusperpétuel et que leSauveur s’incarnait parmi leshommesà chaquegénération,maisqu’ilrefusaitdeserévéler,renonçantàsaMission,ouqu’ilétaittrahietmassacréensilenceavantquedesefaireconnaître.Àchaqueincarnation,d’autrespersonnesdouéessemultipliaientautourdelui,afindeleguideret
deleprotéger.Mocchaavaitcomprisquec’étaitexactementcequis’étaitpasséàCantimpréetdanstoutelarégionaveccetteproliférationd’enfantsmiraculeux.PerrotétaitunSauveur.—Oùsetrouve-t-il?demandaNicolasIV.—Nulnesaits’ilasurvécuàl’incendiedumonastère…Aprèsunlongmomentdesilence,lepapefituneréponsedanslaquelle,prenantlesreprésentants
royauxàtémoins,iljurad’éradiquerlesderniersmembresduConventenlibertéetdepardonneràceuxquiavaientvouluyéchapper.IlfélicitaBénédictGui.Toutefois ce dernier, pendant le discours du pape, observa de son seul œil valide le visage
d’ArtémidoredeBrocaets’aperçutquelevieuxchanceliernequittaitpascetairdetriomphequiluiétaitpropre;commes’ilrécusaitlesuccèsdesonplaidoyer.Bénédictpritsonabaquecomposédelettrines,àl’aidedesquellesilécrivitquelquesphrases.Enfind’audience,MatthieurepritlaparolepourlirelenouveaumessagedeGui:—Lechanceliers’imaginepeut-êtrequeleConventdeMegiddoluisurvivra.QuesonŒuvreestà
terre, mais qu’elle n’est pas morte. Qu’il sache alors que Bénédict Gui a aussi retrouvé la traced’ArthuisdeBeauneetdeséminentssavantsquiontquittélemonastèreavantsadestruction.Àl’heureoùnousparlons,ilsontdéjàétéarrêtésdansleurnouveaurefugedeCorfou…BénédictGuifitalorsuneffortimmensepourlaissertransparaîtreunsourire.ArtémidoredeBrocapâlit.Pourl’instant,BénédictGuiavaitemportélapartie.
CHAPITRE03
Sixmoisplustard,lapetiteboutiquedelaviadelliGiudeiavaitétérebâtieàl’identiquegrâceauxfondsdupèred’Auréliaetàl’entraidedeshabitantsduquartier.Oncélébraunefêtelejouroùfutdenouveaususpenduel’enseignedeBénédictGui,refaiteàneuf.L’ensembledesesamisétaientprésents,dontContiSalvestroquiavaitgarnidelivreslanouvelle
maisonvide.LecardinaldéchuCecchilelliparticipaitaussi;lescandaleduConventdeMegiddoavaitlavésonnomàl’égarddel’atelierdefaussemonnaie.Tout lemonde se réjouissait du retour deBénédictGui.La cadette dePorticcio se sacrifia pour
assisternuitetjourlepauvreinfirme.Matthieu,Viola,pasunnemanquait.
Et puis un beaumatin, alors que Bénédict s’installait avec sa chaise roulante devant sa table detravail,ilaperçutconfusémentunepetitesilhouettequiattendaitau-dehors,del’autrecôtédelarue.Ilyprêtapeud’attention,bienquelasilhouettenes’éloignâtpas.Enfin,laportes’ouvritetunjeunegarçonapparut.Ilétaitblond,auxyeuxbleus.Ilregardaautourdelui,sansprononcerunmot.Puiss’arrêtasurBénédictetsourit:—Merci,dit-il.Aprèsquoi,iltournalestalonsetressortitsansattendrederéactiondelapartdeGui.Celui-cinecompritpas.Mais soudain, il se vit saisir son abaque avec une facilité incroyable ! Il eut alors l’immédiate
impressiondemieuxvoir.Lamobilitédesonvisageluirevenait,iln’étaitplusborgne…ilseleva!Ilétaitguéri.Petit!Cefutlepremiermotqu’ilarticulaitavecclartédepuisdesmois.Guéri!Bénédictseprécipitadehors,maisils’arrêtasoussonenseigne,àl’instantmêmeoùilcomprità
quiilavaiteuaffaire.Danslarue,despassantss’exclamèrentenlevoyantremisprodigieusementdetoutessesinfirmités.
Àtrentepasdelà,lepetitgarçonblonds’éloignaitentenantlamaind’unegrandefemmeauxlongscheveuxroux.Bénédictn’osapluslesappeler.Lesdeuxmystérieuxpersonnagestournèrentaupremierangleetdisparurent…
NOTES
[01]Voir,dumêmeauteur,Pardonneznosoffenses;Pocketn°11976.
[02]Voir,dumêmeauteur,Pardonneznosoffenses;Pocketn°11976.
TABLEDESMATIÈRESPROLOGUE
PREMIÈREPARTIE
Chapitre01Chapitre02Chapitre03Chapitre04Chapitre05Chapitre06Chapitre07Chapitre08Chapitre09Chapitre10
DEUXIÈMEPARTIE
Chapitre01Chapitre02Chapitre03Chapitre04Chapitre05Chapitre06Chapitre07Chapitre08Chapitre09Chapitre10Chapitre11Chapitre12Chapitre13Chapitre14Chapitre15Chapitre16Chapitre17Chapitre18
TROISIÈMEPARTIE
Chapitre01Chapitre02Chapitre03Chapitre04Chapitre05Chapitre06Chapitre07
Chapitre08Chapitre09Chapitre10Chapitre11Chapitre12Chapitre13Chapitre14Chapitre15Chapitre16Chapitre17Chapitre18Chapitre19Chapitre20Chapitre21
ÉPILOGUE
Chapitre01Chapitre02Chapitre03
Notes