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 En définitive, je vous propose de nous interroger à propos des caractéristiques des disciplines scolaires. Répondent-elles à des principes, et si oui, auxquels ? Développent-elles des méthodes qui leur soient spécifiques ? Quels sont les contenus fondamen- taux qui en constituent des clés de compréhension ? Pour aborder notre thème je procéderai à l a manière d’un sabl ier : d’abord, je replacerai la problématique de l’épistémologie scolaire au sein d’un questionnement plus vaste. Je rappellerai le contexte général dans lequel cette question se pose aujou rd’hui : celui d’u ne certaine déstabilisation du milieu enseignant soumis à une pression forte. ensuite, je proposerai quelques pistes pour cerner le champ d’une épistémologie scolaire susceptible de constituer une grille d’analyse de diverses disciplines. enfin, je montrerai comment une réflexion épistémologique conduit à rediscuter les notions de transdisciplinarité, de didactique et de pédagogie. PROBLÉMATIQUE DE L’ÉPISTÉMOLOGIE SCOLAIRE Les sociétés industrialisées sont de plus en plus attentives au fonctionnement de leurs écoles, à quelque niveau que ce soit, primaire, secondaire, supéri eur, pour au moins trois raisons : Le développement économique constitue le fondement des sociétés industrielles. Produire mieux et consommer davantage apparaissent comme les piliers, parfois même comme les garants de la cohésion sociale. Une élévation du niveau de qualification des citoyens semble, in fine , la condition indispensable de l’inven- tivité requise pour produire et faire consommer. Conséquence : l’école doit augmenter le niveau de ses diplômés. La réussite scolaire n’est plus seulement un enjeu individuel, elle devient un enjeu sociétal. Pour une épistémologie des savoirs scolaires* * Texte de la conf érence prononcée le 2 juin 1993 à Chicoutimi, dans le cadre de la Conférence nationale 1993 . « Épistê », e n gre c, si gnifi e science, et « logos » di scours. L’épistémologie est un discours sur la science. C’est plus précisé- ment une réflexion critique sur les principes, les méthodes et les résul tats d’une sci ence d’un savo ir produi t par des hommes. Ainsi, s’interroger sur les origines historiques de la biologie molé- culaire en rapport avec les avancées de sciences voisines comme la biochimie de l’époque, se demander si les méthodes actuelles de l’expérimentation médicale sont conformes à des principes éthiques indiscutables, questionner la place attribuée à l’eugénis- me ou à la procréation, constituent des interrogations épistémolo- giques contemporaines dans le champ de la biologie. Discuter du statut du fait en histoire (cette conférence est-elle un fait histori- que ?), s’interroger à prop os du statut de la preuve dans ce domaine (existe-t-il une vérité historique, quelles différences y a- t-il entre le vrai en histoire et le vrai en mathématiques ?) consti- tuent encore des interrogations épistémologiques. Le positionne- ment de l’épistémologue nécessite un regard distancié sur les savoirs produits par l’homme. En parlant d’épistémologie des savoirs scolaires, je propose donc que le même questionnement soit porté sur les matières ensei- gnées à l’école, au collège, à l’université. Je vous invite donc à nous arrêter sur les savoirs que nous enseignons pour les regar- der avec quelque distance dans le but d’interroger certaines évidences. Il serait alors possible de se demander, par exempl e : quel es t le statut des savoirs ensei gnés ? L’éducation physique et sportive est-elle une pratique ou une science ? Dans cette dernière éventualité, quels sont les concepts, qui ne soient ni sociologiques, ni psychologiques, ni physiologiques, ni anatomiques et qui lui donnent cohérence comme discipline d’enseignement ? On peut aussi se demander si les caractéristiques des disciplines scolaires en déterminent les conditions d’enseignement ? Ainsi les critères de la vérité étant différents en mathématiques et en sciences physiques et biologiques, en quoi cela détermine-t-il ou non des apprentissages différents pour les élèves ? Une réflexion critique sur les principes, les méthodes et les résultats des savoirs enseignés à l'école permet d'en identifier les éléments structurels et de mettre l'accent sur le fondamental au détriment de l'accessoire. L'approche épistémologique apporte en outre un éclairage neuf sur la notion d'interdisciplinarité et sur le champ des didactiques disciplinaires. Michel Develay Professeur des Universités Université Lumière Lyon-2 35 Octo br e 1993 Vol. 7 n° 1 Pédagogie collégiale 

Develay, Transposição didática

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Segundo Develay

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  • En dfinitive, je vous propose de nous interroger propos descaractristiques des disciplines scolaires. Rpondent-elles desprincipes, et si oui, auxquels ? Dveloppent-elles des mthodesqui leur soient spcifiques ? Quels sont les contenus fondamen-taux qui en constituent des cls de comprhension ?

    Pour aborder notre thme je procderai la manire dun sablier :

    dabord, je replacerai la problmatique de lpistmologiescolaire au sein dun questionnement plus vaste. Je rappelleraile contexte gnral dans lequel cette question se poseaujourdhui : celui dune certaine dstabilisation du milieuenseignant soumis une pression forte.

    ensuite, je proposerai quelques pistes pour cerner le champdune pistmologie scolaire susceptible de constituer unegrille danalyse de diverses disciplines.

    enfin, je montrerai comment une rflexion pistmologiqueconduit rediscuter les notions de transdisciplinarit, dedidactique et de pdagogie.

    PROBLMATIQUE DE LPISTMOLOGIE SCOLAIRE

    Les socits industrialises sont de plus en plus attentives aufonctionnement de leurs coles, quelque niveau que ce soit,primaire, secondaire, suprieur, pour au moins trois raisons :

    Le dveloppement conomique constitue le fondement dessocits industrielles. Produire mieux et consommer davantageapparaissent comme les piliers, parfois mme comme les garantsde la cohsion sociale. Une lvation du niveau de qualificationdes citoyens semble, in fine, la condition indispensable de linven-tivit requise pour produire et faire consommer. Consquence :lcole doit augmenter le niveau de ses diplms. La russitescolaire nest plus seulement un enjeu individuel, elle devient unenjeu socital.

    Pour une pistmologie des savoirs scolaires*

    * Texte de la confrence prononce le 2 juin 1993 Chicoutimi, dans lecadre de la Confrence nationale 1993.

    pistm , en grec, signifie science, et logos discours.Lpistmologie est un discours sur la science. Cest plus prcis-ment une rflexion critique sur les principes, les mthodes et lesrsultats dune science dun savoir produit par des hommes.Ainsi, sinterroger sur les origines historiques de la biologie mol-culaire en rapport avec les avances de sciences voisines commela biochimie de lpoque, se demander si les mthodes actuellesde lexprimentation mdicale sont conformes des principesthiques indiscutables, questionner la place attribue leugnis-me ou la procration, constituent des interrogations pistmolo-giques contemporaines dans le champ de la biologie. Discuter dustatut du fait en histoire (cette confrence est-elle un fait histori-que ?), sinterroger propos du statut de la preuve dans cedomaine (existe-t-il une vrit historique, quelles diffrences y a-t-il entre le vrai en histoire et le vrai en mathmatiques ?) consti-tuent encore des interrogations pistmologiques. Le positionne-ment de lpistmologue ncessite un regard distanci sur lessavoirs produits par lhomme.

    En parlant dpistmologie des savoirs scolaires, je propose doncque le mme questionnement soit port sur les matires ensei-gnes lcole, au collge, luniversit. Je vous invite donc nous arrter sur les savoirs que nous enseignons pour les regar-der avec quelque distance dans le but dinterroger certainesvidences. Il serait alors possible de se demander, parexemple : quel est le statut des savoirs enseigns ? Lducationphysique et sportive est-elle une pratique ou une science ? Danscette dernire ventualit, quels sont les concepts, qui ne soientni sociologiques, ni psychologiques, ni physiologiques, nianatomiques et qui lui donnent cohrence comme disciplinedenseignement ? On peut aussi se demander si les caractristiquesdes disciplines scolaires en dterminent les conditionsdenseignement ? Ainsi les critres de la vrit tant diffrents enmathmatiques et en sciences physiques et biologiques, en quoicela dtermine-t-il ou non des apprentissages diffrents pour leslves ?

    Une rflexion critique sur les principes, les mthodes et les rsultatsdes savoirs enseigns l'cole permet d'en identifier les lments structurels

    et de mettre l'accent sur le fondamental au dtriment de l'accessoire.L'approche pistmologique apporte en outre un clairage neuf

    sur la notion d'interdisciplinarit et sur le champ des didactiques disciplinaires.

    Michel DevelayProfesseur des UniversitsUniversit Lumire Lyon-2

    35Octobre 1993Vol. 7 n 1Pdagogiecollgiale

  • doute la multiplicit de ces thories de rfrence qui peut permet-tre de comprendre ce processus si mystrieux de lapprentissagepar lequel un individu se construit en construisant le rel quilentoure. Processus mystrieux et dautant plus compliqu quilest impossible den pointer le dbut, ds lors quon sintresse auxreprsentations des apprenants et quil est tout autant impossibleden fixer le terme dans la mesure o lon considre quapprendre,cest tre capable de transfrer.

    Les enseignants ne peuvent plus envisager leur mtier demanire individuelle, voire individualiste. Ils ont laborder demanire collective. Se mettre daccord sur des contenus, sur desvaluations communes, sur des manires de faire est rendu deplus en plus ncessaire. Les notions de projet, de contrat, demodules, dorganisation des tudes en cycles et non plus uni-quement en annes , le partenariat, obligent se concerter, faire des compromis, revenir sur une figure emblmatique fortedu mtier : la sacro-sainte libert pdagogique. On ne peut plustre enseignant avec comme seuls interlocuteurs le programme,le manuel, les lves. Lide de partenaire est une notion qui nepeut tre nglige.

    Les enseignants devraient prendre en compte lhtrognitdes lves qui se substitue lhomognit. On dcouvre que leslves sont aussi divers que le sont les professeurs. Les tablis-sements denseignement ont rsoudre le problme des proces-sus et des structures mettre en place pour permettre des lvessinguliers daccder luniversalit dune culture. Comment pas-ser dune vision o lquit, pour les enseignants, leur semble trede donner tous la mme chose, des pratiques qui serontdautant plus galitaires quelles envisageront chaque apprenanten fonction de ses besoins pdagogiques ? Cest lindiffrenceaux diffrences qui cre les diffrences , crivait Pierre Bourdieu.Cest lattention aux diffrences de manire consciente et linstru-mentation ncessaire pour transformer cette attention en actionpdagogique qui pourront attnuer langoisse du professeur de-vant la ralit de la diffrence.

    On doit passer dune vision des rsultats scolaires selon lacourbe de Gauss une approche centre sur la russite. Jexpli-quais il y a trois semaines des tudiants que la priode decorrection de leurs examens tait pour moi une priode difficileparce que si un grand nombre dentre eux russissait, alors que jedevrais en tre satisfait, je me questionnais plutt pour savoir si jenavais pas donn un devoir trop facile, ou si je navais pas corrigde manire un peu laxiste, ou si Il est difficile daccepter quunmaximum dlves russisse. Nous sommes largement dtermi-ns par une courbe de Gauss et nous devrions ltre davantagepar une courbe de la russite.

    Il faut dornavant aborder lenseignement avec une visedducation et pas uniquement avec une vise dinstruction.Lcole est sans doute encore aujourdhui linstitution qui peutpermettre aux jeunes de vivre le dbat dides, la confrontation depoints de vue, le conflit dopinions comme riches de dveloppe-ment. Dans nos socits o la violence devient parfois le moyenprivilgi dexpression, lcole peut apparatre comme susceptiblede surseoir la violence en faisant du conflit le moteur delvolution de chacun. Les pratiques dinstruction ont subsistercomme activits fondatrices de lcole, mais condition dtreabordes dans une dimension dducation.

    Lcole estsous la pression de ses utilisateurs

    qui la dsacralisent

    Les tats sont de plus en plus attentifs aux cots de leur cole.Ils sinterrogent propos des cots financiers des redoublements,de la formation, des innovations, de la recherche. Est-on certain,par exemple, que la formation continue conduise aux transforma-tions espres ? Si la rponse est nuance, alors faut-il continuer la dvelopper ? Lcole nest plus seulement apprhendecomme linstitution qui invente le futur dont le fonctionnement nepouvait tre analys en termes de rentabilit, elle est observe deplus en plus comme une entreprise dont les cots de fonctionne-ment sont passer au crible de cette rentabilit.

    Dans le mme temps o lcole est un enjeu pour les pouvoirspolitiques, le souci de russite scolaire se fait plus vif du ct desacteurs sociaux. Les parents de tous milieux, cest ce qui estnouveau, sont soucieux de dcouvrir les filires les plus efficacespour leur progniture, devenant de vrais consommateurs dcole ;et lon pourrait aussi sans doute noter la mme attitude du ct deslves qui dveloppent de manire explicite, cest l aussi ce quiest nouveau, vis--vis de lcole, des attitudes critiques lgarddes contenus, des mthodes et des structures. Lcole est sous lapression de ses utilisateurs qui la dsacralisent.

    Cette pression sur lcole conduit une vritable transformation on pourrait mme parler de mutation du mtier denseignant, tous les niveaux denseignement : primaire, secondaire et univer-sitaire.

    Le mtier denseignant en mutation

    Cette transformation du mtier denseignant se manifeste, selonmoi, dans cinq directions.

    Spcialistes de lenseignement, les enseignants ont devenirdes spcialistes des apprentissages scolaires. Lenjeu est detaille. Il est sans doute celui qui peut fonder la professionnalit delenseignant. En effet, tous les parents se considrent spontan-ment comme des enseignants potentiels. Il est moins certain quilsse vivent comme des spcialistes des apprentissages scolaires, siapprendre, cest trouver du sens dans une situation, matriser unehabilet et crer des ponts cognitifs. On observe aujourdhui uneexpansion considrable des travaux dans le domaine de lappren-tissage. Et les enseignants qui sy intressent sont sollicits pardes approches diverses qui valorisent des points de vuevaris : approches psychosociologique, psychanalytique, socio-logique, didactique, pdagogique, recherche et rflexion sur ldu-cabilit cognitive, la gestion mentale, lvaluation formatrice, lespratiques mtacognitives Je maventure penser quaucune deces entres ne peut esprer saturer les autres, et que cest sans

    36 Octobre 1993Vol. 7 n 1Pdagogiecollgiale

  • Quatre domaines de formation pour les enseignants

    Ces cinq transformations du mtier denseignant me conduisent suggrer quatre domaines de formation pour les enseignants : uneformation didactique, une formation pdagogique, une formationpsychologique, une formation disciplinaire.

    La didactique aborde les apprentissages partir de la logique dessavoirs. Elle est attentive en priorit la manire dont llvesapproprie des savoirs. Elle se centre sur des concepts tels ceuxde reprsentation, de transposition didactique, de contrat didacti-que, de situation didactique.

    La pdagogie aborde les apprentissages partir de la logique dela classe. Elle est davantage attentive la relation matre-lveset aux conditions pratiques de la mise en actes de choix didacti-ques. Nous avons par ailleurs montr les ncessaires relationsentre didactique et pdagogie.

    Une formation psychologique a pour finalit daider comprendrela haine et lamour qui peuvent lier un enseignant un lve, ungroupe, indpendamment de toute pratique denseignement.

    La formation disciplinaire ne consiste pas pour moi uniquement enla matrise des contenus, mais aussi en la matrise de leurpistmologie. Cest en ce sens que je parle dune pistmologiescolaire.

    Vous le percevez peut-tre, je considre que la comptence dunenseignant ne sinscrit pas dans un systme de vases communi-cants qui ferait que plus il sintresserait aux apprenants, moins ildevrait sintresser aux contenus, ou inversement, que plus ilserait attentif aux apprenants, moins il aurait prendre en compteles matires denseignement. La comptence de lenseignantprovient, mon sens, de la capacit de celui-ci mettre en tensionune centration sur les contenus et une gale centration sur lesprocessus dapprentissage.

    Je naborderai ici quune des dimensions de la formation que lesenseignants auraient matriser, celle dune pistmologie scolai-re. Mais je tenais replacer cet enjeu dans un contexte plus vasteafin que lon comprenne bien que le regard sur les contenusenseigns est un regard qui fonde les autres approches et non pasun regard qui les ignore.

    QUELQUES PISTES POUR UNE RFLEXIONDORDRE PISTMOLOGIQUE

    Lpistmologie consiste donc en une rflexion critique sur lesprincipes, les mthodes, les rsultats dune science.

    Pourquoi et comment ?

    Pourquoi et comment conduire une rflexion de mme nature surtous les savoirs scolaires, quels quils soient ?

    Pourquoi ?

    Pour au moins deux raisons.

    Proposer un modle susceptible de faciliter les rencontresentre des enseignants qui pourraient penser a priori quils nepeuvent pas changer tant les contenus quils enseignent sontdiffrents. Le propos dune pistmologie scolaire est ainsi deproposer un modle commun pour analyser la diversit descontenus denseignement. Si lon souhaite une concertation entreenseignants de diffrentes disciplines, il devient ncessaire deproposer des outils qui leur soient communs, au-del des diffrencesentre les contenus quils ont enseigner.

    Penser la transdisciplinarit comme moyen qui permet deregarder au-del et travers les disciplines, chercher ce quellespartagent en commun et discuter ainsi la possibilit de faireexister, ct des didactiques disciplinaires, une didactiquegnrale.

    Comment ?

    Deux approches semblent fcondes.

    La premire considrerait le processus qui aboutit au choixdes contenus enseigns. On parle alors de transposition didacti-que.

    Il serait utile de discuter le processus de transposition didactiqueet, en reprenant les propositions de Michel Verret, on pourraitmontrer comment les savoirs enseigner tirent leur origine desavoirs savants mais aussi de pratiques sociales de rfrence, etcomment le passage des savoirs savants et des pratiques socialesde rfrence aux savoirs enseigner saccompagne dun proces-sus de dpersonnalisation, de dsyncrtisation, de publicit, deprogrammabilit.

    Se mettre d'accordsur des contenus,

    sur des valuations communes,sur des manires de faire

    est rendu de plus en plus ncessaire

    La comptence de l'enseignantprovient, mon sens,

    de la capacit de celui-ci mettre en tension une centration

    sur les contenus etune gale centration

    sur les processus d'apprentissage

    37Octobre 1993Vol. 7 n 1Pdagogiecollgiale

  • Nous nous y sommes intresss par ailleurs, insistant alors surlimportance, plus que dune histoire des disciplines, dune socio-logie de la connaissance susceptible de montrer dans quellesconditions un savoir merge et comment il se transforme pourdevenir savoir enseign. Ainsi, sait-on do viennent les logarith-mes npriens ? Ce qui serait intressant, ce ne serait pas tant desavoir qui tait Neper et quelle poque il a vcu (comme le faittrop souvent une histoire des disciplines centre sur une histoiredes hommes et non une histoire des ides). Ce qui serait intres-sant, ce serait de connatre quelles furent les questions auxquellesNeper a eu se confronter, quel tait ltat du savoir mathmatique lpoque et comment il en vint crer la notion de logarithmenaturel. Par ailleurs, les problmes auxquels sont confronts lestudiants aujourdhui sont-ils de mme nature que ceux que Neperavait rsoudre ? La notion de logarithme nprien est-elle alorsutilise dans le mme contexte ? Etc.

    La seconde approche, celle que je vais dvelopper, ne sint-resse pas au processus qui conduit lexistence des savoirs enseigner, mais se centre sur ces savoirs.

    Quest-ce quune discipline scolaire ?

    Je propose danalyser tout savoir enseigner avec la mmelunette, quelles que soient les disciplines concernes. Ainsi mon-trerons-nous la prsence de cinq lments comme caractristi-ques dune discipline : des objets, des tches, des connaissan-ces dclaratives, des connaissances procdurales, le toutpermettant didentifier une matrice disciplinaire.

    Des objetsLes objets qui sont utiliss dans lenseignement dune disciplinesont parfois des objets communs en dehors des lieuxdenseignement : des ballons en ducation physique, des romansen littrature, des iconographies en arts plastiques, des levagesdanimaux en biologie, des calculatrices programmables en ma-thmatiques Parfois aussi ces objets nont quune existencescolaire : les manuels scolaires en sont des exemples, mais aussidivers objets scientifiques comme, en physique, la table coussindair, la machine dAtwood

    Un travail ethnographique montrerait une volution de ces objetsscolaires caractristiques des disciplines enseignes, en fonctiondu temps : la calculatrice a remplac la table de trigonomtrie,lcran cathodique sest substitu au cylindre enregistreur. Lvo-lution de ces objets a entran lvolution des contenus enseigns.Le temps pass hier construire des courbes mathmatiques partir du calcul de la drive, de lintervalle de dfinition relvede mcanismes que la calculette peut raliser sans problmes.Aussi devient-il plus intressant en mathmatiques de rflchir surles courbes que de les construire. Ainsi, une discipline volue enmme temps que les objets quelle utilise. Le recul de lanatomieet lintrt en biologie pour la physiologie ou la biologie despopulations ont introduit de nouveaux objets denseignement telsque loscilloscope cathodique.

    Des tches

    Une discipline se dfinit par des tches ; la tche est une activitdonne accomplir dans des conditions dtermines.

    la non-distinctiondes notions par rapport aux faits

    peut conduire ne pas diffrencierl'essentiel de l'accessoire

    En mathmatiques, on rsout des problmes, on trace des figures,on se livre des calculs algbriques. En histoire, on tudie desdocuments iconographiques, on analyse des sites archologi-ques, on analyse des tmoignages propos des mariages, desnaissances En biologie on peut entreprendre une exprience,on peut conduire un levage, on peut calculer une productivit, onpeut schmatiser une exprience, modliser une volution, simu-ler un comportement

    Il serait, l encore, intressant dobserver sil existe une volutiondes tches lintrieur dun enseignement disciplinaire. Et onmontrerait que oui. Les sujets dexamen, du reste, en tmoigne-raient.

    Des connaissances dclaratives

    Les systme ducatifs survalorisent gnralement les connais-sances dclaratives par rapport aux connaissances procdurales.Ces connaissances dclaratives, il est possible de les diffrencieren termes de faits et de notions, de registre de conceptualisa-tion, de champ notionnel et de concept intgrateur.

    Les faits sont nombreux dans certaines disciplines, si nombreuxquils masquent les notions qui leur donnent corps. Et la non-distinction des notions par rapport aux faits peut conduire ne pasdiffrencier lessentiel de laccessoire. Certaines disciplines, com-me lhistoire, croulent sous des faits qui ne sont intressants quepar les notions quils masquent. Dans le programme des classesde quatrime en France, la Rvolution franaise lorsquelle estenseigne par des dates, des hommes clbres, des vnementsdivers constitue une tude de faits. Il serait sans doute plusformateur daborder la Rvolution franaise, non pas seulementcomme un ensemble de faits, mais comme une notion. Expliquerque lorsque, dans une socit, une classe sociale nest pasreprsente au plan politique, il y a le germe dune manifestationde rvolte qui peut se transformer en une rvolution, serait unefaon daborder la notion de rvolution.

    Mais lenseignement apparat souvent comme une rptition. plusieurs niveaux denseignement la mme notion rapparatsans quon ait prcis quel registre de conceptualisation ilconvient de laborder. La respiration en biologie, la notion decivilisation en histoire, la notion de matire en physique compor-tent divers registres de conceptualisation quil serait utile deprciser pour chaque niveau denseignement. Ainsi, respirer, pourun jeune enfant, cest avaler de lair et le recracher . Plus tard,l'enfant dcouvrira quair inspir et air expir ne sont pas identi-ques (plus chaud, plus humide pour le second). Plus tard encore,il sera fait tat de la respiration comme un change de gaz.

    38 Octobre 1993Vol. 7 n 1Pdagogiecollgiale

  • Ensuite, on montrera aux lves que la respiration ne se localisepas aux poumons, mais concerne tous les organes (la respirationtissulaire de Lavoisier) ; puis, que la respiration a son sige danstoutes les cellules. On pourra ensuite aborder le mcanisme de larespiration comme processus doxydorduction. On terminerapeut-tre par des changements dorbitales dlectrons. Ce quiimporte, ce nest donc pas seulement de caractriser les program-mes en termes de notions, mais en termes de registre de concep-tualisation pour chaque notion.

    Par ailleurs, une notion ne sexplique que par les liens quelle tisseavec dautres notions. Chaque lment de connaissance setrouve imbriqu dans un rseau de notions qui lui donne cohren-ce. On ne comprend pas la respiration si lon ne comprend pas lesnotions dinterface, de pression partielle, de gaz, doxydorduc-tion On ne comprend pas la notion de civilisation si lon necomprend pas les notions de socit, de classes sociales, dartCes rseaux conceptuels, certains les nomment trames notionnel-les ou champs notionnels. Les lves ont frquemment lesentiment quil convient doublier rapidement ce qui a t apprispour pouvoir apprendre autre chose. Cest tout linverse qui estncessaire : tablir des ponts et non pas se dpcher doublier.

    un niveau denseignement considr, les connaissances sestructurent autour de quelques concepts nomms intgrateursqui donnent cohrence tous les contenus abords. La diffrenceentre un apprenant et un enseignant est que le premier possde,comme rfrence, ces concepts intgrateurs alors que le seconda le plus souvent les dcouvrir. Chaque discipline, un niveaudenseignement, se rsume quelques concepts intgrateurs,vritables cls de lecture de la discipline. Ce qui est indispensablepour chaque enseignant est quil prcise, pour le niveau o il faitclasse, quels concepts intgrent la totalit de ce quil enseigne et,par l-mme, ordonnancent le savoir quil dispense.

    Des connaissances procdurales

    Ces connaissances sont de lordre des mthodes, des techniques,des stratgies. Les activits mtacognitives mettent dailleurssouvent laccent sur les connaissances procdurales. On oublietrs souvent quune discipline, si elle est dabord une interrogationparticulire porte sur le monde (les questions que pose legographe ne sont pas les mmes que celles que posent lesociologue ou lhistorien), existe ensuite grce aux mthodes etaux techniques qui la caractrisent. Lastronomie ne serait riensans la technique de loptique et se caractrise par lobservation.La physiologie doit beaucoup la technique des flux et ne seraitrien sans lexprimentation.

    Une matrice disciplinaire

    Enfin, et surtout peut-tre, une discipline se caractrise par samatrice disciplinaire qui est en dfinitive la rsultante des quatrelments prcdents. La matrice disciplinaire correspond auprincipe dintelligibilit de la discipline. La mtaphore de la matricerenvoie limage du creuset, du moule constituant lessence de ladiscipline. Je pourrais montrer comment, en France, les program-mes de diverses disciplines ont volu, pas tant parce que lescontenus enseigns se sont transforms, mais parce que le pointde vue adopt sur la discipline, qui met en cohrence les contenusenseigns, a volu. Ainsi, en biologie, est-on pass dune matricecentre sur la thorie de lvolution une approche trs imprgnede structuralisme. La matrice disciplinaire de lenseignement deslangues vivantes se caractrise aujourdhui par une grande impor-tance accorde la communication et la comprhension de lacivilisation, alors que prcdemment la matrise des contenussmantiques et grammaticaux tait seule valorise.

    On le pressent, le regard distanci port sur les contenus ensei-gns doit permettre den identifier les lments structurels, demettre laccent sur le fondamental au dtriment de laccessoire.

    PISTMOLOGIE SCOLAIRE, TRANSDISCIPLINARIT,DIDACTIQUE ET PDAGOGIE

    Lpistmologie scolaire, regard distanci sur les contenus ensei-gns en termes de principes, de mthodes et de conclusions,conduit revoir la notion de transdisciplinarit et le champ desdidactiques disciplinaires vis--vis dune didactique gnrale

    Laccent port sur la constitution dune discipline scolaire peutpermettre de regarder ce que plusieurs disciplines partagent encommun.

    La transdiciplinarit correspond alors au sens o Louis DHainaututilise ce terme, en considrant le prfixe trans avec le sens de au-del et avec le sens de travers . Mais attention, leregard port sur les contenus enseigns ne peut, en aucunemanire, laisser entendre que la transdisciplinarit serait suscep-tible de gommer les spcificits disciplinaires. Une discipline sedfinit dabord par la nature des questions quelle pose sur lemonde. Et il sera toujours impossible de poser sur le monde unequestion unique qui permettrait de tout expliquer. Alors, limportant lcole ne me parat pas de gommer les spcificits disciplinairesmais de montrer ce qui diffrencie les disciplines. Ainsi la transdis-ciplinarit ne peut-elle exister qua posteriori et non a priori.Lidentification des concepts intgrateurs dans diverses discipli-nes et leur confrontation peuvent permettre dasseoir cette trans-disciplinarit.

    Le regard port sur une pistmologie scolaire est susceptible son tour de questionner les didactiques disciplinaires.

    La didactique sintresse aux processus dacquisition et de trans-mission des connaissances pour une discipline donne. Je disaisau dbut quelle vise comprendre les apprentissages scolaires partir de la logique des contenus enseigns, alors que lapdagogie sintresse la logique des apprentissages partir dela logique de la classe. Quest-ce quune pistmologie scolairepeut introduire comme nouvelles dimensions dans le champ de ladidactique ?

    Chaque discipline, un niveau d'enseignement,

    se rsume quelques concepts intgra-teurs, vritables cls de lecture

    de la discipline

    39Octobre 1993Vol. 7 n 1Pdagogiecollgiale

  • que pour dautres enseignants, il avait correspondu unrapport de structuration de leur personnalit, davantage derigidit. Et ce que montre cet auteur cest comment cesenseignants, dans leur manire denseigner, reproduisentavec leurs lves ces mmes rapports vcus au cours de leurenfance. Le travail autour des didactiques disciplinaires pour-rait tre davantage imprgn de cette dimension affective, peusouvent identifie dans les travaux de recherche comme undterminant fort du rapport que les lves entretiennent aveccette discipline.

    La possibilit, en passant au tamis diffrentes disciplinesenseignes, de distinguer des points communs entre elles et desinterroger sur lexistence dune didactique gnrale par rapportaux didactiques disciplinaires.

    Une telle didactique gnrale doit tre envisage la manire delanatomie compare, comme existant a posteriori. Cette didacti-que gnrale sintresserait aux concepts communs aux diffren-tes didactiques disciplinaires. Il nous semble quen ltat actueldavance de la didactique, les concepts de situation didactique,de reprsentation, de transposition didactique, dobjectif-obsta-cle, voire de contrat didactique seraient discuter afin danalyserlimportance respective quils ont dans diverses didactiques.

    CONCLUSION

    Lcole se cherche, les enseignants aussi car ils ont le sentimentque leur identit est en mutation. Hier, ils se caractrisaient parleur capacit enseigner qui dcoulait dune matrise des savoirsacquis lUniversit. Aujourdhui, la mme matrise de ces savoirsest requise, mais il sy ajoute dautres comptences, notammentdordres pistmologique, didactique et psychologique. Hier, ontait professeur de mathmatiques ou de gographie. Aujourdhui,il convient de devenir professeur de lapprentissage des math-matiques ou de la gographie.

    Jai cherch replacer les disciplines enseignes dans un ques-tionnement vaste et aussi de proposer des outils susceptibles defonder une pistmologie scolaire. Je terminerai en avouant quelpistmologie scolaire me parat utile pour penser les apprentis-sages scolaires parce que lpistmologie me permet lapprends-tissage ; elle me permet de relier des domaines de savoirs quisouvent signorent : histoire, sociologie, philosophie, mthodolo-gie Et joserai enfin dire que lapprends-tissage est pour moi auservice de lapprenti-sage, tant les questions de dveloppementsont au service dune vision de lapprenti considr comme unepersonne sage, qui a sa raison, son bon sens quil convient dedcouvrir. Cest lenjeu auquel nous sommes condamns : fonderlapprentissage sur lapprends-tissage pour aider lmergencede lapprenti-sage.

    DEVELAY, Michel, De lapprentissage lenseignement, Paris, ESFditeur, 1992.

    ASTOLFI, Jean-Pierre et Michel DEVELAY, La didactique des sciences,Paris, PUF, 1989, coll. Que sais-je, n 2448.

    MEIRIEU, Philippe et Michel DEVELAY, mile reviens viteils sontdevenus fous, Paris, ESF diteur, 1992.

    Lidentificationdes concepts intgrateursdans diverses disciplines

    et leur confrontationpeuvent permettre d'asseoir

    cette transdisciplinarit

    Pour ma part jen perois trois.

    La ncessit de faire de la sociologie de la connaissance unediscipline dtude susceptible de montrer aux lves, non seule-ment les conditions historiques de lmergence dun savoir, maisles conditions sociales de son apparition. Les connaissances sontavant tout des productions humaines, fruits de dbats, de conflits,qui sinscrivent dans une histoire des ides et des hommes. Unesociologie de la connaissance serait susceptible dclairer lesavoir la lumire du contexte dans lequel il est apparu. Nouslavons rappel prcdemment partir de lexemple des logarith-mes npriens.

    La ncessit daller au-del des avances didactiques actuel-les. De quoi parle-t-on en effet lorsquon dclare que la didactiqueprend en compte les spcificits disciplinaires ? On peut faire troishypothses.

    Si des apprenants accrochent davantage certaines disci-plines enseignes qu dautres, cest cause des oprationsmentales qui sont en jeu pour sapproprier ces contenus. Enmathmatiques, la pense convergente, dductive est sansdoute davantage luvre que dans les sciences de la natureo la pense divergente et inductive est plus prgnante Ilresterait analyser les connaissances procdurales caract-ristiques des diverses disciplines enseignes pour en identifierles lments caractristiques. Nous ne possdons pour lheu-re que des outils grossiers pour ce faire. On peut aussi faire lhypothse que certaines disciplinessont plus aisment apprhendes par certains apprenantsparce que le statut de la vrit qui les caractrise nest pas lemme. Sciences formelles, sciences empirico-formelles etsciences hermneutiques mriteraient dtre analyses tra-vers le statut de la vrit qui les diffrencie. Dans ce cas unlve achopperait en mathmatiques et par contre russiraitconvenablement en gographie parce que ce qui est vrai dansle premier cas et qui ferait rfrence des critres abstraits quilui paraissent extrieurs son monde connu ne le serait pasdans le second, plus facilement concret et apparemmentproche pour lui. Enfin ce qui peut fonder une didactique disciplinaire est analyser du ct du rapport socio-affectif en jeu. Rapport defonctionnalit pour certains, rapport de distinction pour dautres,mais rapport des problmatiques personnelles en tout tat decause. Le rapport au savoir mathmatique est un rapport dontJacques Nimier a montr quil avait pu correspondre, danslenfance de certains enseignants, un rapport ludique alors

    RFRENCES

    40 Octobre 1993Vol. 7 n 1Pdagogiecollgiale