11
« Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. » (Lénine, 1902, Que faire ?) Les dossiers du PCF(mlm) Apparition de la France en tant que nation Défense et illustration de la langue française Février 2016 (2 e édition) Parti Communiste de France (marxiste-léniniste-maoïste)

Défense et illustration de la langue françaiselesmaterialistes.com/.../dossiers/pcf-mlm-defense-langue-francaise.pdf · Défense et illustration de la langue française C'est le

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Défense et illustration de la langue françaiselesmaterialistes.com/.../dossiers/pcf-mlm-defense-langue-francaise.pdf · Défense et illustration de la langue française C'est le

« Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. »

(Lénine, 1902, Que faire ?)

Les dossiers du PCF(mlm)Apparition de la France en tant que nation

Défense et illustration de la langue française

Février 2016 (2e édition)

Parti Communiste de France (marxiste-léniniste-maoïste)

Page 2: Défense et illustration de la langue françaiselesmaterialistes.com/.../dossiers/pcf-mlm-defense-langue-francaise.pdf · Défense et illustration de la langue française C'est le

Les dossiers du PCF(mlm)

Résumé

Défense et il lustration de la langue française de Joachim du Bellay est une œuvre maîtresse de laformation de la nation française. Elle est écrite dans un cadre historique particulier : il y a, à cetteépoque en France, une dynamique liée au développement de la monarchie absolue, entraînant l'avancéedu mode de production. La revendication de la langue française contribue à la naissance de la France enla généralisation de la langue comme infrastructure. Joachim du Bellay affirme alors qu'il faut assumerle meilleur de la littérature passée pour « amplifier » le niveau de civilisation. S'appuyant sur un éthiquede travail propre à la bourgeoisie, il revendique un style français et il soutient une position progressisteen soutenant l'unification des masses. Il pose ainsi les bases sur lesquelles va se développer la littératuredu XVIIe siècle. Cependant, encore fortement lié à la monarchie absolue, Joachim du Bellay présente unedimension féodale et l'unification des masses par la bourgeoisie ne pourra se faire véritablement qu'à laRévolution française.

Table des matières1. L'affirmation culturelle de l'Ordonnance de Villers-Cotterêts................................................................22. Un cadre historique concret....................................................................................................................33. Naissance de la France et monarchie absolue.........................................................................................54. « Amplifier » la langue française............................................................................................................65. Bourgeoisie et éthique de travail.............................................................................................................76. L'appel au style français.........................................................................................................................87. L'aspect féodal du long poème français..................................................................................................98. Une infrastructure préparant le XVIIe siècle.........................................................................................10

1. L'affirmation culturelle del'Ordonnance de Villers-Cotterêts

La Deffence, et Il lustration de la LangueFrancoyse, écrite en 1549, est une œuvremaîtresse de la formation de la nation française.Écrite par Joachim du Bellay (1522-1560), elleest l'affirmation culturelle de ce qui a été énoncéidéologiquement par l'Ordonnance de Vil lers-Cotterêts de 1539. Dans La Deffence, etIl lustration de la Langue Francoyse, Joachim duBellay salue la valeur et l'importance de lalangue française et, dix années auparavant,l'Ordonnance de Vil lers-Cotterêts faisait dufrançais la langue juridique et administrative.L'écrit de Joachim du Bellay est donc uneœuvre progressiste : elle unifie les masses, sousla bannière de la culture, alors nationale. Lanation englobe des masses et les fait avancer àune nouvelle étape de civilisation. Joachim duBellay était conscient de la nature de ce

processus, puisqu'il n'oppose pas une langue àune autre.

Il insiste sur ce point, dès le départ :

« […] on ne doit ainsi louer une langue etblâmer l'autre : vu qu'elles viennenttoutes d'une même source et origine, c'estla fantaisie des hommes, et ont étéformées d'un même jugement, à une mêmefin : c'est pour signifier entre nous lesconceptions et intelligences de l'esprit. »

On a là une valeur propre à l'époque ducapitalisme grandissant, ce qui a été appelél'humanisme. On en retrouve d'ailleursl'exigence de travail et d'amélioration. Cela neveut pas dire ici qu'il faille considérer la languecomme une superstructure, qu'on pourraitmodifier comme bon nous semble. Joachim duBellay souligne bien la dimension nationale de lalangue, sa réalité est par nature la mêmepartout, mais elle se réalise dans un cadre bienprécis – ce qui est pour nous l'infrastructure.

222222222 22

Page 3: Défense et illustration de la langue françaiselesmaterialistes.com/.../dossiers/pcf-mlm-defense-langue-francaise.pdf · Défense et illustration de la langue française C'est le

Défense et illustration de la langue française

C'est le hasard des différentes situations qui aamené les êtres humains à parler diverseslangues. C'est tout à fait correct : dans unepériode future, à un stade avancé de socialisme,les masses parleront une langue commune surl'ensemble de la planète.

Voici ce que dit Joachim du Bellay :

« Il est vrai que, par succession de temps,les unes, pour avoir été plus curieusementréglées, sont devenues plus riches que lesautres ; mais cela ne se doit attribuer à lafélicité desdites langues, mais au seulartifice et industrie des hommes. Ainsidonc toutes les choses que la nature acréées, tous les arts et sciences, en toutesles quatre parties du monde, sont chacuneendroit soi une même chose ; mais, pource que les hommes sont de divers vouloir,ils en parlent et écrivent diversement. »

Pour cette raison, et en raison de ce principe,Joachim du Bellay considère qu'il y a lieu de sepréoccuper de sa propre langue. Il exprime ici lereflet du mouvement historique de la matière. Àpartir du moment où une nation prend forme, salangue se développe. Joachim du Bellay arrive

exactement à ce moment-là et, reflétant lesexigences des poètes de la « Pléiade » à laquelleil appartenait, il demande que le processusd'affirmation de la nation soit accompagné. Defait, l'affirmation de la langue française au XVIe

siècle sera un triomphe, et les notables occitansassumeront une tendance déjà largementcommencée et passeront au français pour leurregistre, happés par le poids culturel et decivilisation.

Comment Joachim du Bellay concevait-ild'accompagner cette émergence du français ? Enfaisant en sorte que la langue soit conforme auprocessus de développement, en procédant à cequ'il appelle une « amplification ». Le terme estson leitmotiv, sa ligne idéologique, elle-mêmefondée sur la perception d'une croissance encours.

Voici comment il présente la chose :

« Ainsi puis-je dire de notre langue, quicommence encore à fleurir sans fructifier,ou plutôt, comme une plante et vergette,n'a point encore fleuri, tant s'en fautqu'elle ait apporté tout le fruit qu'ellepourrait bien produire. Cela certainementnon pour le défaut de la nature d'elle,aussi apte à engendrer que les autres, maispour la coulpe de ceux qui l'ont eue engarde, et ne l'ont cultivée à suffisance,mais comme une plante sauvage, en celuimême désert où elle avait commencé ànaître, sans jamais l'arroser, la tailler, nidéfendre des ronces et épines qui luifaisaient ombre, l'ont laissée envieillir etquasi mourir. »

La langue, qui relève de l'infrastructure,accompagne son développement général.

2. Un cadre historique concret

Pour saisir pourquoi Jaochim du Bellay aécrit La Deffence, et Il lustration de la LangueFrancoyse, il faut bien voir que la questionnationale se pose dans un cadre concret. Commel'a expliqué Staline, la nation correspond à ladéfinition suivante :

« La nation est une communauté humaine,stable, historiquement constituée, née surla base d'une communauté de langue, deterritoire, de vie économique et formation

3

Page 4: Défense et illustration de la langue françaiselesmaterialistes.com/.../dossiers/pcf-mlm-defense-langue-francaise.pdf · Défense et illustration de la langue française C'est le

Les dossiers du PCF(mlm)

psychique qui se traduit dans unecommunauté de culture. »

Staline, Le marxisme etla question nationale (1913)

Or, les âges roman et gothique se sontappuyés sur la religion catholique comme baseidéologique, ce qui signifiait que le latin était lalangue de référence (elle l'est par ailleurstoujours au Vatican). Lorsqu'on pense àl'humanisme, on a parfois en tête ce préjugévéhiculé par la bourgeoisie d'un « retour » àl'antiquité gréco-romaine. C'est en fait unraccourci, car le latin était une langue pratiquéepar le clergé, avec des connaissances dedifférents niveaux il est vrai, depuis laconstitution de l’Église catholique. La référenceà l'antiquité gréco-romaine n'est donc pas enrupture complète avec les âges roman etgothique, bien au contraire même : c'est dans lesrégions italiennes, catholiques et issueshistoriquement de Rome, que les références àl'antiquité gréco-romaine seront les plusnombreuses.

Joachim du Bellay puise son inspiration pourson ouvrage directement chez Sperone Speroni(1500-1588), un Italien auteur des Dialogo del lelingue, défendant la langue populaire contre lelatin. Cette œuvre se fonde elle-même sur laposition de Pietro Bembo (1470-1547), uncardinal italien qui fut une figure majeure del'humanisme italien et l'un des grandsaffirmateurs de la valeur de la langue italienne.Joachim du Bellay a simplement repris cetteaffirmation, la plaçant dans le contexte nationalfrançais, où le roi François Ier avait par ailleursun urgent besoin de renforcer l'unité, sonconcurrent Charles-Quint disposant d'un empireplus peuplé : l'unité nationale devait compenserl'infériorité quantitative.

En arrière-plan, les progrès de la civilisationont de fait amené la formation d'une nouvelle« intelligence », composée d'une toute petitecouche d'intellectuels et d'artistes, et capabled'avoir le niveau pour apprécier les choses devaleur produites par le passé. Ce nouveaupublic, avide de connaissances et issu du

développement de la France, a besoin d'un outilpour accéder à la culture, il ne peut sepermettre ni la dispersion linguistique ni unelangue peu développée. Cela exclut de fait 90 %de la population parlant un « patois » mais, depar ses fonctions culturelles et idéologiques,cette minorité façonnait la société.

Il est très révélateur que Joachim du Bellaydonne le conseil suivant :

« Encore te veux-je avertir de hanterquelquefois, non seulement les savants,mais aussi toutes sortes d'ouvriers et gensmécaniques comme mariniers, fondeurs,peintres, engraveurs et autres, savoir leursinventions, les noms des matières, desoutils, et les termes usités en leurs arts etmétiers, pour tirer de là ces bellescomparaisons et vives descriptions detoutes choses. »

Le fait de fréquenter une population capablede maîtriser des techniques montre quel'affirmation du français rentre dans un cadregénéral : celui de l'avancée dans le mode deproduction. C'est la partie de la population à lapointe de cette progression qui va entraîner lereste dans le mouvement, sur le plan culturel et

444444444 44

Page 5: Défense et illustration de la langue françaiselesmaterialistes.com/.../dossiers/pcf-mlm-defense-langue-francaise.pdf · Défense et illustration de la langue française C'est le

Défense et illustration de la langue française

idéologique. C'est la naissance d'une nation.

3. Naissance de la Franceet monarchie absolue

Lorsque Joachim du Bellay appelle à se saisirdes meilleurs exemples du passé afin de parvenirà « amplifier » la langue françaiseconformément aux exigences du moment, ilsouligne bien qu'il ne s'agit en aucun cas decopier. À aucun moment, Joachim du Bellayn'est d'accord pour rejeter unilatéralement notrelangue vulgaire. Ce dont il s'agit, ce n'est pas decopier, mais de s'appuyer sur ce qui a été fait.Par conséquent, Joachim du Bellay se place endésaccord avec l'humanisme de type italien, lié àl'esprit catholique principalement. On est icidans une dynamique nationale, liée à lamonarchie absolue.

Joachim du Bellay peut donc affirmer :

« Je n'estime pourtant notre vulgaire, telqu'il est maintenant, être si vil et abject,comme le font ces ambitieux admirateursdes langues grecque et latine »

Car, bien entendu, ici le processus deformation de la nation passe par ledéveloppement de la monarchie absolue, puisquec'est elle qui amène l'avènement de la languenationale en tant qu'infrastructure de lanouvelle situation. Nous en sommes ici à l'étapeintermédiaire (avant Louis XIV), avec FrançoisIer, naturellement célébré par Joachim duBellay :

« Et qui voudra de bien près y regarder,trouvera que notre langue française n'estsi pauvre qu'elle ne puisse rendrefidèlement ce qu'elle emprunte des autres ;si infertile qu'elle ne puisse produire de soiquelque fruit de bonne invention, aumoyen de l'industrie et diligence descultivateurs d'icelle, si quelques-uns setrouvent tant amis de leur pays et d'eux-mêmes qu'ils s'y veuillent employer. Maisà qui, après Dieu, rendrons-nous grâcesd'un tel bénéfice, sinon à notre feu bon roiet père François premier de ce nom, et detoutes vertus ? Je dis premier, d'autantqu'il a en son noble royaumepremièrement restitué tous les bons artset sciences en leur ancienne dignité : et si

a notre langage, auparavant scabreux etmal poli, rendu élégant, et sinon tantcopieux qu'il pourra bien être, pour lemoins fidèle interprète de tous les autres.Et qu'ainsi soit, philosophes, historiens,médecins, poètes, orateurs grecs et latins,ont appris à parler français. »

À partir du moment où l'administration,l’État, les artistes, etc. revendiquent le français,alors on a un passage à une nouvelle étape,supérieure. Il y a un saut qualitatif, qui exprimela naissance de la France. Ce processus reflèteles exigences de la monarchie absolue, cependantseule la bourgeoisie sera en mesure devéritablement unifier les masses. BertrandBarère (1755-1841), membre du Comité de salutpublic en 1793, constate que le processusenclenché n'a pas été terminé :

« La monarchie avait des raisons deressembler à la tour de Babel ; dans ladémocratie, laisser les citoyens ignorantsde la langue nationale, incapables decontrôler le pouvoir, c'est trahir la patrie[...] Chez un peuple libre, la langue doitêtre une et la même pour tous. »

Au même moment, l'abbé Grégoire mène uneenquête et constate que moins d'une personnesur cinq en France parle le même langage qu'àParis (soit moins de 3 millions sur 25), dans 15départements sur 83. Il écrit alors un Rapportsur la nécessité et les moyens d'anéantir lespatois et d'universaliser l'usage de la languefrançaise. L'abbé Grégoire explique la situationde la manière suivante :

« Nous n'avons plus de provinces, et nousavons encore environ trente patois qui enrappellent les noms.Peut-être n'est-il pas inutile d'en fairel'énumération : le bas-breton, le normand,le picard, le rouchi ou wallon, le flamand,le champenois, le messin, le lorrain, lefranc-comtois, le bourguignon, le bressan,le lyonnais, le dauphinois, l'auvergnat, lepoitevin, le limousin, le picard, leprovençal, le languedocien, le velayen, lecatalan, le béarnais, le basque, le rouergatet le gascon ; ce dernier seul est parlé surune surface de 60 lieues en tout sens.Au nombre des patois, on doit placerencore l'italien de la Corse, des Alpes-Maritimes, et l'allemand des Haut et Bas-Rhin, parce que ces deux idiomes y sont

5

Page 6: Défense et illustration de la langue françaiselesmaterialistes.com/.../dossiers/pcf-mlm-defense-langue-francaise.pdf · Défense et illustration de la langue française C'est le

Les dossiers du PCF(mlm)

très-dégénérés. »

Ce que pose Joachim du Bellay, la révolutionfrançaise l'achèvera : c'est un saut decivilisation, passant par l'unification des masses,les amenant à une étape supérieure.

4. « Amplifier » la langue française

Joachim du Bellay demande un sautqualitatif en raison de la nouvelle époque : il nes'agit pas de nier le passé, mais de le dépasser.Il faut assumer le meilleur du passé, pourassumer la nouvelle étape. Il faut connaître lesgrands auteurs dans leurs langues, pourconnaître le haut niveau et l'exiger pour sespropres formulations.

Voici comment Joachim du Bellay présente lachose sur le plan littéraire :

« […] il y a cinq parties de bien dire :l'invention, l'élocution, la disposition, lamémoire et la prononciation. Or pourautant que ces deux dernières nes'apprennent tant par le bénéfice deslangues, comme elles sont données àchacun selon la félicité de sa nature,augmentées et entretenues par studieuxexercice et continuelle diligence : pourautant aussi que la disposition gît plus en

la discrétion et bon jugement de l'orateurqu'en certaines règles et préceptes, vu queles événements du temps, la circonstancedes lieux, la condition des personnes et ladiversité des occasions sont innumérables,je me contenterai de parler des deuxpremières, à savoir de l'invention et del'élocution. L'office donc de l'orateur est,de chaque chose proposée, élégamment etcopieusement parler. Or cette faculté deparler ainsi de toutes choses ne se peutacquérir que par l'intelligence parfaite dessciences, lesquelles ont été premièrementtraitées par les Grecs, et puis par lesRomains imitateurs d'iceux. Il faut doncnécessairement que ces deux languessoient entendues de celui qui veut acquérircette copie et richesse d'invention,première et principale pièce du harnais del'orateur.[…] il est impossible de le rendre avec lamême grâce dont l'auteur en a usé :d'autant que chaque langue a je ne saisquoi propre seulement à elle, dont si vousefforcez exprimer le naïf dans une autrelangue, observant la loi de traduire, quiest n'espacer point hors des limites del'auteur, votre diction sera contrainte,froide et de mauvaise grâce. Et qu'ainsisoit, qu'on me lise un Démosthène etHomère latins, un Cicéron et Virgilefrançais, pour voir s'ils vous engendreronttelles affections, voire ainsi qu'un Protéevous transformeront en diverses sortes,comme vous sentez, lisant ces auteurs enleurs langues. »

On a ainsi chez Joachim du Bellay uneperspective de civilisation. Il faut amplifier leniveau de civilisation, et voici le conseil qu'ildonne :

« CHAPITRE VIIID'AMPLIFIER LA LANGUE

FRANÇAISE PAR L'IMITATION DESANCIENS AUTEURS GRECS ET

ROMAINS[…] Je t'admoneste donc (ô toi qui désiresl'accroissement de ta langue et veuxexceller en icelle) de non imiter à piedlevé, comme naguère a dit quelqu'un, lesplus fameux auteurs d'icelle, ainsi que fontordinairement la plupart de nos poètesfrançais, chose certes autant vicieusecomme de nul profit à notre vulgaire : vuque ce n'est autre chose (ô grandelibéralité !) sinon de lui donner ce quiétait à lui. Je voudrais bien que notrelangue fût si riche d'exemples

666666666 66

Page 7: Défense et illustration de la langue françaiselesmaterialistes.com/.../dossiers/pcf-mlm-defense-langue-francaise.pdf · Défense et illustration de la langue française C'est le

Défense et illustration de la langue française

domestiques, que n'eussions besoin d'avoirrecours aux étrangers. Mais si Virgile etCicéron se fussent contentés d'imiter ceuxde leur langue, qu'auraient les Latinsoutre Ennie ou Lucrèce, outre Crasse ouAntoine ? »

Il faut toutefois noter que Joachim du Bellaysait que si les connaissances scientifiques ne sontpas traduites en français, un temps très précieuxsera perdu, puisqu'il faudrait apprendre uneautre langue, puis seulement accéder auxconnaissances. Les exigences de la nation fontque cela n'est pas acceptable. Encore une fois, lesens pratique de la langue n'est jamais perdu devu. La langue est une infrastructure. Ce n'estpas une idéologie qui existerait et serait imposépar en haut. Le français s'est imposé pour desraisons historiques, car c'était lui le vecteur dela culture, du passage à une étape supérieure.

5. Bourgeoisie et éthique de travail

L'époque de Joachim du Bellay est difficile àsaisir car, d'un côté, la bourgeoisie se renforceen décentralisant, en morcelant le pouvoircentral, comme avec le protestantisme alors que,de l'autre, la formation d'un grand État central

la renforce également pour l'étape suivante.C'est la noblesse qui est la cible de cemouvement en ciseau, mis en branle par labourgeoisie et par la monarchie absolue.Joachim du Bellay s'est mis au service de lamonarchie absolue. Cependant, ce qu'il porte estamené par la bourgeoisie. On retrouve donc uneéthique du travail qui, par définition, ne sauraitexister dans la noblesse. On a ici l'humanismedans sa version « soumise » à la puissancedominante (la monarchie absolue ou bien leVatican).

Voici comment Joachim du Bellay appelle àtravailler les lettres, critiquant les poètescourtisans sur le fond comme sur la forme :

« […] d'autant que l'amplification de notrelangue (qui est ce que je traite) ne se peutfaire sans doctrine et sans érudition, jeveux bien avertir ceux qui aspirent à cettegloire d'imiter les bons auteurs grecs etromains, voire bien italiens, espagnols etautres : ou du tout n'écrire point, sinon àsoi comme on dit, et à ses Muses. Qu'onne m'allègue point ici quelques-uns desnôtres, qui sans doctrine, à tout le moinsnon autre que médiocre, ont acquis grandbruit en notre vulgaire. Ceux qui admirentvolontiers les petites choses, et déprisentce qui excède leur jugement, en feront telscas qu'ils voudront : mais je sais bien queles savants ne les mettront en autre rangque de ceux qui parlent bien français, etqui ont (comme disait Cicéron des anciensauteurs romains) bon esprit, mais bienpeu d'artifice. Qu'on ne m'allègue pointaussi que les poètes naissent, car celas'entend de cette ardeur et allégressed'esprit qui naturellement excite lespoètes, et sans laquelle toute doctrine leurserait manque et inutile. Certainement ceserait chose trop facile, et pourtantcontemptible, se faire éternel parrenommée, si la félicité de nature donnéemême aux plus indoctes était suffisantepour faire chose digne de l'immortalité.Qui veut voler par les mains et bouchesdes hommes, doit longuement demeurer ensa chambre : et qui désire vivre en lamémoire de la postérité, doit, comme morten soi-même, suer et trembler maintesfois, et, autant que nos poètes courtisansboivent, mangent et dorment à leur aise,endurer de faim, de soif et de longuesvigiles. Ce sont les ailes dont les écrits deshommes volent au ciel. »

7

Page 8: Défense et illustration de la langue françaiselesmaterialistes.com/.../dossiers/pcf-mlm-defense-langue-francaise.pdf · Défense et illustration de la langue française C'est le

Les dossiers du PCF(mlm)

C'est pour cela que Joachim du Bellay avaitremarqué qu'apprendre le latin et le grecpouvait prendre un tel temps qu'il n'y avait plusmoyen d'apprendre ce qui était fourni par lelatin et le grec. Voici ici de nouveau cetteaffirmation, élaborée cette fois selon laperspective de l'intelligence, de la maîtrise desconnaissances :

« Et certes songeant beaucoup de fois,d'où provient que les hommes de ce sièclegénéralement sont moins savants en toutessciences, et de moindre prix que lesanciens, entre beaucoup de raisons jetrouve celle-ci, que j'oserai dire laprincipale : c'est l'étude des languesgrecque et latine. Car si le temps que nousconsumons à apprendre lesdites languesétait employé à l'étude des sciences, lanature certes n'est point devenue sibréhaigne, qu'elle n'enfantât de notretemps des Platons et des Aristotes. Maisnous, qui ordinairement affectons plusd'être vus savants que de l'être, neconsumons pas seulement notre jeunesseen ce vain exercice : mais, comme nousrepentant d'avoir laissé le berceau, etd'être devenus hommes, retournons encoreen enfance, et par l'espace de vingt oùtrente ans ne faisons autre chosequ'apprendre à parler, qui grec, qui latin,qui hébreu. Lesquels ans finis, et finie aveceux cette vigueur et promptitude quinaturellement règne en l'esprit des jeuneshommes, alors nous procurons être faitsphilosophes, quand pour les maladies,troubles d'affaires domestiques, et autresempêchements qu'amène le temps, nous nesommes plus aptes à la spéculation deschoses. Et bien souvent, étonnés de ladifficulté et longueur d'apprendre desmots seulement, nous laissons tout pardésespoir, et haïssons les lettres premierque les ayons goûtées, ou commencé à lesaimer. »

6. L'appel au style français

Joachim du Bellay considère donc que pourfaire vivre la langue, il faut du style. C'est unappel au style français. Voici le passage le plusimportant, où est présenté le style français, quise veut à la fois concis et mis en forme demanière adéquate pour exprimer ce qui doitl'être. On a ici, bien entendu, la préfiguration dece que formulera Nicolas Boileau dans son Art

poétique.

« CHAPITRE IXOBSERVATION DE QUELQUESMANIÈRES DE PARLER FRANÇAISESJ'ai déclaré en peu de paroles ce quin'avait encore été (que je sache) touché denos rhétoriqueurs français. Quant auxcoupes féminines, apostrophes, accents, l'émasculin et l'é féminin, et autres telleschoses vulgaires, notre poète les apprendrade ceux qui en ont écrit. Quant auxespèces de vers qu'ils veulent limiter, ellessont aussi diverses que la fantaisie deshommes et que la même nature. Quantaux vertus et vices du poème sidiligemment traités par les anciens,comme Aristote, Horace, et après euxHiéronyme Vide ; quant aux figures dessentences et des mots, et toutes les autresparties de l'élocution, les lieux decommisération, de joie, de tristesse, d'ire,d'admiration et autres commotions del'âme : je n'en parle point, après si grandnombre d'excellents philosophes etorateurs qui en ont traité, que je veuxavoir été bien lus et relus de notre poète,premier qu'il entreprenne quelque haut etexcellent ouvrage. Et tout ainsi qu'entre

888888888 88

Page 9: Défense et illustration de la langue françaiselesmaterialistes.com/.../dossiers/pcf-mlm-defense-langue-francaise.pdf · Défense et illustration de la langue française C'est le

Défense et illustration de la langue française

les auteurs latins, les meilleurs sontestimés ceux qui de plus près ont imité lesGrecs, je veux aussi que tu t'efforces derendre, au plus près du naturel que tupourras, la phrase et manière de parlerlatine, en tant que la propriété de l'une etl'autre langue le voudra permettre. Autantte dis-je de la grecque, dont les façons deparler sont fort approchantes de notrevulgaire, ce que même on peut connaîtrepar les articles inconnus de la languelatine. Use donc hardiment de l'infinitifpour le nom, comme l'al ler, le chanter, levivre, le mourir ; de l'adjectif substantivé,comme le liquide des eaux, le vide de l'air,le frais des ombres, l'épais des forêts,l'enroué des cimbal les, pourvu que tellemanière de parler ajoute quelque grâce etvéhémence, et non pas le chaud du feu, lefroid de la glace, le dur du fer, et leurssemblables ; des verbes et participes, quide leur nature n'ont point d'infinitifsaprès eux, avec des infinitifs, commetremblant de mourir et volant d'y al ler,pour craignant de mourir et se hâtant d'yal ler ; des noms pour les adverbes, commeils combattent obstinés pour obstinément,il vole léger pour légèrement ; et milleautres manières de parler, que tu pourrasmieux observer par fréquente et curieuselecture, que je ne te les saurais dire. Entreautres choses je t'avertis user souvent dela figure antonomasie, aussi fréquente auxanciens poètes, comme peu usitée, voireinconnue des Français. La grâce d'elle estquand on désigne le nom de quelque chosepar ce qui lui est propre, comme le Pèrefoudroyant pour Jupiter, le Dieu deux foisné pour Bacchus, la Vierge chasseressepour Diane. Cette figure a beaucoupd'autres espèces que tu trouveras chez lesrhétoriciens, et a fort bonne grâce,principalement aux descriptions, comme :depuis ceux qui voient premiers rougirl'aurore, jusques là où Thétis reçoit en sesondes le fils d'Hypérion, pour depuisl'Orient jusques à l'Occident. Tu en asassez d'autres exemples ès Grecs etLatins, même en ces divines expériencesde Virgile, comme du Fleuve glacé, desdouze signes du Zodiaque, d'Iris, desdouze labeurs d'Hercule et autres. Quantaux épithètes, qui sont en nos poètesfrançais, la plus grande part ou froids, ouoiseuses, ou mal à propos, je veux que tuen uses de sorte que sans eux ce que tudirais serait beaucoup moindre, comme laflamme dévorante, les soucis mordants, lageinante sol licitude, et regarde bien qu'ilssoient convenables, non seulement à leurssubstantifs, mais aussi à ce que tu

décriras, afin que tu ne dises l'eauondoyante, quand tu veux la décrireimpétueuse, ou la flamme ardente, quandtu veux la montrer languissante. Tu asHorace entre les Latins fort heureux enceci, comme en toutes choses. Garde-toiaussi de tomber en un vice commun,même aux plus excellents de notre langue,c'est l'omission des articles. Tu as exemplede ce vice en infinis endroits de ces petitespoésies françaises. J'ai quasi oublié unautre défaut bien usité et de très mauvaisegrâce : c'est quand en la quadrature desvers héroïques la sentence est tropabruptement coupée, comme : Sinon quetu en montres un plus sûr. Voilà ce que jete voulais dire brièvement de ce que tudois observer tant au vers comme àcertaines manières de parler, peu ou pointencore usitées des Français. Il y en a quifort superstitieusement entremêlent lesvers masculins avec les féminins, commeon peut voir aux psaumes traduits parMarot : ce qu'il a observé (comme jecrois) afin que plus facilement on les pûtchanter sans varier la musique, pour ladiversité des mesures, qui se trouveraientà la fin des vers. Je trouve cette diligencefort bonne, pourvu que tu n'en fassespoint de religion jusques à contraindre tadiction pour observer telles choses.Regarde principalement qu'en ton vers n'yait rien dur, hyulque ou redondant ; queles périodes soient bien jointes,nombreuses, bien remplissant l'oreille : ettelles, qu'ils n'excèdent point ce terme etbut que naturellement nous sentons, soiten lisant ou en écoutant. »

7. L'aspect féodaldu long poème français

À côté de sa dimension bourgeoise, alorsprogressiste, Joachim du Bellay aindéniablement un aspect féodal, soumis à lamonarchie absolue. Cela se voit avec sonargumentation en faveur d'une sorte demystique du long poème « national », en faitféodal. De telles constructions seront légion auXIXe siècle, servant à légitimer la nation pard'hypothétiques romans écrit en languenationale dans le passé, etc, et relevant enréalité du folklore populaire (et ayant donc unevaleur populaire et non pas « nationale » ausens strict).

9

Page 10: Défense et illustration de la langue françaiselesmaterialistes.com/.../dossiers/pcf-mlm-defense-langue-francaise.pdf · Défense et illustration de la langue française C'est le

Les dossiers du PCF(mlm)

Joachim du Bellay appelle à choisir un« beau vieux roman français » et à le fairerenaître au monde : on a là un projet qui relèvede la construction idéologique, et qui sort doncde l'intérêt qu'a autrement Joachim du Bellaydans ce document historique appelant àl'amplification de la langue française.

« CHAPITRE VDU LONG POÈME FRANÇAIS

Donc, ô toi qui, doué d'une excellentefélicité de nature, instruit de tous bonsarts et sciences, principalement naturelleset mathématiques, versé en tous genres debons auteurs grecs et latins, non ignorantdes parties et offices de la vie humaine,non de trop haute condition, ou appelé aurégime public, non aussi abject et pauvre,non troublé d'affaires domestiques, maisen repos et tranquillité d'esprit, acquisepremièrement par la magnanimité de toncourage, puis entretenue par ta prudenceet sage gouvernement : ô toi, dis-je, ornéde tant de grâces et perfections, si tu asquelquefois pitié de ton pauvre langage, situ daignes l'enrichir de tes trésors, ce seratoi véritablement qui lui feras hausser latête, et d'un brave sourcil s'égaler auxsuperbes langues grecque et latine, commea fait de notre temps en son vulgaire unArioste italien, que j'oserais (n'était lasainteté des vieux poèmes) comparer à unHomère et Virgile. Comme lui donc, qui abien voulu emprunter de notre langue lesnoms et l'histoire de son poème, choisis-moi quelqu'un de ces beaux vieux romansfrançais comme un Lancelot, un Tristan,ou autres : et en fais renaître au mondeune admirable Iliade et laborieuse Énéide.Je veux bien en passant dire un mot àceux qui ne s'emploient qu'à orner etamplifier nos romans, et en font des livrescertainement en beau et fluide langage,mais beaucoup plus propre à bienentretenir damoiselles, qu'à doctementécrire : je voudrais bien (dis-je) les avertird'employer cette grande éloquence àrecueillir ces fragments de vieilleschroniques françaises, et comme a faitTite-Live des annales et autres ancienneschroniques romaines, en bâtir le corpsentier d'une belle histoire, y entremêlant àpropos ces belles concions et harangues, àl'imitation de celui que je viens denommer, de Thucydide, Salluste, ouquelque autre bien approuvé, selon legenre d'écrire où ils se sentiraient propres.Telle œuvre certainement serait à leur

immortelle gloire, honneur de la France etgrande illustration de notre langue. »

8. Une infrastructurepréparant le XVIIe siècle

La Deffence, et Il lustration de la LangueFrancoyse est une œuvre magistrale de l'histoirede notre pays. Elle synthétise sur le planculturel ce que la fameuse Ordonnance faisaitappliquer dans l'administration. Ainsi, lamonarchie absolue peut triompher, car elle estcapable de diffuser une culture supérieure.Aucune entité sociale en France ne pouvaitéchapper à la nouvelle forme culturelle-idéologique proposée par la monarchie absolue.Il était inévitable que les formes arriérées soientfaçonnées par des formes plus complexes, plusélaborées, en phase avec l'époque naissante etson niveau.

François Ier a donc utilisé à bon escient lesforces dont il disposait, et inversement.L'appareil d’État s'ouvre à une nouvelle phase,dont l'apogée sera Versailles et Louis XIV. Il y aune stricte continuité entre François Ier et LouisXIV, et cette continuité est progressiste, car ellefait passer à une étape supérieure. La littératurefrançaise du XVIIe siècle n'aurait pas étépossible sans Joachim du Bellay synthétisant lesexigences du groupe poétique de la Pléiade. Lesidées de Joachim du Bellay ont une sourcepratique : reprendre des mots abandonnés,assimiler des termes de dialectes provinciaux,intégrer des mots techniques propres à certainsmétiers, former des mots sur des bases grecqueou latine, si nécessaire. Le très haut niveauculturel atteint au XVIIe siècle n'aurait pas puêtre mis en place sans une infrastructureadéquate. Cela montre comment la révolutiondémocratique, qui se réalise dans la révolutionbourgeoise, est un aboutissement d'un processusprolongé.

De la même manière, pour l'unification àl'échelle mondiale, il y a ici des exemplespertinents, tout comme par ailleurs pour lespays semi-coloniaux semi-féodaux : une despremières langues mondiales sur le plan du

101010101010101010 1010

Page 11: Défense et illustration de la langue françaiselesmaterialistes.com/.../dossiers/pcf-mlm-defense-langue-francaise.pdf · Défense et illustration de la langue française C'est le

Défense et illustration de la langue française

nombre de personnes (230 millions), le Bengali,n'a toujours pas en 2013 d'académie capable deproduire un dictionnaire. En pratique, on voit

que la La Deffence, et Il lustration de la LangueFrancoyse est une œuvre dont la conceptiondevrait être présentée de manière matérialiste àtoute personne en France, afin de voir commentla nation française s'est formée, commentégalement elle va à son dépassement.

Si l'on veut conserver les exigences deJoachim du Bellay concernant le caractèrevivant de la langue, alors il faut assumer defaire passer l'infrastructure dans le socialisme,dans le socialisme à l'échelle mondiale. Lagrande question est de savoir pourquoi le sautau français n'a pas été si prononcé : cela tient àl'influence de l’Église, ainsi que à l'existence demultiples autres langues, comme le constateral'Abbé Grégoire à la fin du XVIIIe siècle. Il étaitdonc inévitable que la bourgeoisie française, quin'avait pas pu faire ce que d'autres bourgeoisiesavaient pu faire en faisant triompher leprotestantisme, termine son entreprise et poussejusqu'au bout la généralisation du français,condition obligatoire pour disposer d'uneinfrastructure à la hauteur de sondéveloppement en cours.

Première édition : juil let 2013Seconde édition : février 2016

IllustrationsPremière page : Jean Clouet, Portrait de François I er (1525-30)p3 : Jean Clouet, Portrait de François Ier (1515)p4 : Jean Clouet, Marguerite d'Angoulême (1527)p6 : Jean Clouet, Guil laume Budé (1536)p7 : Fançois Clouet, Pierre Quthe, apothicaire (1572)p8 : François Clouet, Henri II (1553-59)p11 : François Clouet, Amiral Gaspard II de Coligny (1565-70)

11