Dialogue sur la poésie orale en Kabylie: entretien avec Mouloud Mammeri - Pierre Bourdieu

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  • 7/29/2019 Dialogue sur la posie orale en Kabylie: entretien avec Mouloud Mammeri - Pierre Bourdieu

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    dialoguesur apsk omk

    mkahlie

    moubudmammeriDonner un sens plus pur aux mots de la tribuallarm

    Tikkelt-a ad heggiy asefruar Lieh ad ilhuar-d inadi de g IwedyatWin t-issnen ard a-t-yaruur as iberruw'illan d Ifahem yezra-t ...Si Muh- u-MhendAaniy d bab' i-y-idaaniffy-ed felli lehdit llilIbbwd-ed yid medden akw ttsenger w'idlen d w'ur-endilAr nek imi d bu inezmanarmi-d iy ' abban s-elmilLhag Lmex^ar At-SidCette fois enfin, je vais entamer le pomePeut-tre sera-t-il bonet parcourra-t-il les plainesQuiconque l'entendra l'criraEt ne l'oubliera plus.L'esprit sagace en comprendra-t-il le sens ...Si Mohand-Ou-Mohand (2me moiti du 19me sicle)Est-ce la maldiction paternelleQui m'a condamn aux discours nocturnes ?Quand vient la nuit, tous dorment,Qu'ils aient couverture ou en soient dmunis.Hors moi qui vais, couvert d'inquitudesEt pliant sous la charge.Hadj Mokhtar Ait-Sad (1re moiti du 19me sicle)

    Pierre Bourdieu La posie orale et plusgnralement ce que l'on appelle parfois, par unetrange alliance de mots, la 'littrature orale',place la recherche devant un paradoxe apparentqui est sans doute produit, pour une grande part,par les catgories de perception travers lesquellesla pense europenne, domine depuis longtemps,jusque dans les formes dites 'populaires', par laville, l'criture et l'cole, apprhende lesproductions orales et les socits qui lesproduisent : comment une posie la fois orale etsavante, comme celle des ades kabyles oud'Homre, est-elle possible ? On sait l'antinomiedans laquelle la recherche homrique s'estenferme ds l'origine : ou la posie homrique estsavante, et elle ne peut pas tre orale ; ou elle estorale et elle n'est pas savante. En effet, lorsqu'onadmet qu'elle est orale, comme c'est le cas avec lathorie dite de Lord et Parry, les prjugsconcernant le 'primitif et le 'populaire' empchentde lui accorder les proprits que l'on accorde la posie crite. On ne peut pas concevoir que desposies orales et populaires puissent tre le produitd'une recherche savante, tant dans leur forme quedans leur contenu. On ne peut pas admettrequ'elles puissent tre faites pour tre dites devantun public et un public d'hommes ordinaires,et enfermer un sens sotrique, donc tre destines tre mdites et commentes.Inutile de dire qu'on exclut lapossibilit que l'oeuvre soit le produitd'une recherche consciente,utilisant au second degrles procds, codifis et objectivs,qui sont les plus caractristiques del'improvisation orale comme l'itration.Mais peut-tre faut-il commencer par situer votrerelation propre la tamusni, la 'philosophie'berbre, et rappeler comment vous l'avez 'apprise'et surtout 'reprise' et comprise.

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    52 Mouloud Mammeri. Pierre BourdieuMouloud Mammeri Dans la ligne de la tamusni,je pense que mon pre a t l'avant-dernier. Il a euun disciple qui est mort aussi et aprs eux c'estquelque chose d'autre qui commenait : ceciest reconnu par tout le groupe, ce n'est pas unevision personnelle. Les gens disent : 'II y a eu untel et un tel' ; ils citent toute la gnalogie desimusnawen (amusnaw, pluriel imusnawen, lesage, le pote) qui se transmettent la tamusni. Puisquand est mort le dernier, celui qui s'appelaitSidi Louenas, c'a t fini ... Aprs lui, cette formede tamusni est morte et on passe autre chose.Mme si extrieurement, on en a gard quelquesformes superficielles, en ralit tout le mondesait que cette faon de concevoir et de dire leschoses est morte avec cet homme. D'ailleurs, aa t vraiment un drame collectif : quand il estmort, on savait que quelque chose taitdfinitivement mort avec lui. Je ne suis donc pasle fils du dernier mais de l'avant dernier et jepense que a m'a servi dans la mesure o a m'abeaucoup sensibilis ce genre de choses.Moi-mme, je ne pouvais pas tre le successeurde mon pre du fait que je n'ai pas du tout men lamme vie : j'tais l'universit, j'avais donc djd'autres points de rfrence. Mais il n'en reste pasmoins qu'il a eu toute sa vie le souci de m'initierle plus qu'il pouvait. Je suis mme en train de medemander si ce got que j'ai eu trs tt pour lalittrature ne m'est pas venu de cette ambiancedans laquelle je baignais sans mme y penser,tant enfant. Alors qu'il ngligeait de m'apprendreles choses pratiques de la vie dont j'aurais eugrand besoin, chaque fois qu'il recevait des gensavec lesquels il savait qu'il allait avoir un changenon trivial, mon pre me faisait chercher partout.J'tais tout enfant et il savait trs bien que lestrois quarts des choses qui se diraient resteraientincomprises de moi. Il me baignait tout de mmedans cette atmosphre l ...Adolescent, j'avoue que j'ai aim celapassionnment : ce n'tait plus lui qui me faisaitchercher au village ; c'est moi qui cherchais savoiravec qui il allait tre...P.B.Vous avez ainsi cumul la formation du'lettr' et la formation systmatique et invisible quiest celle de l'amusnaw ?M.M. J'ai commenc transcrire des pomeskabyles trs tt.P.B. Et votre pre le savait ?M.M.II devait s'en douter. J'ai retrouv dans sespropres papiers (il tait un peu instruit : il taitall l'cole jusqu'au Certificat, c'tait la toutepremire gnration d'Algriens qui avaient t l'cole de la 3me Rpublique) de s pomestranscrits queje l'avais entendu rciter oralement.Par ailleurs, j'ai eu un grand oncle qui a lui-mmetabli un recueil de pomes kabyles (lui avait t aulyce). Ceci dit, mon pre m'a fait connatrebeaucoup de ses 'pairs' non seulement l'intrieur de la tribu de s Ait Yenni dont je suis,mais aussi l'extrieur, parce que ce s imusnawense rendent visite d'une tribu l'autre. Lorsque

    j'tais encore enfant, mon pre me menaitsystmatiquement dans les marchs parce que lesmarchs sont un lieu de rencontre privilgi. Lemarch de mon pre durait une demi-heure et toutle reste du temps, il le consacrait rencontrer desgens et rester avec eux ; eux en faisaient autant.Il y avait l une espce de formation sur le tas, lafois consciente et diffuse.

    Un art et un art de vivreL'apprentissage tait un apprentissage par lapraxis. Ce n'tait pas un apprentissage abstrait. Ilfallait aussi agir conformment un certainnombre de prceptes, de valeurs, sans quoi latamusni n'est rien. Une tamusni qu'on n'assume pas,qu'on ne vit pas, n'est qu'un code. La tamusni estun art, et un art de vivre, c'est--dire une pratiquequi s'apprend par la pratique et qui a des fonctionspratiques. Les productions qu'elle permet,pomes, sentences ne sont pas de l'art pour l'art,mme si leur forme, quelquefois trs recherche,trs raffine, peut le faire croire...P.B. Mais peut-tre serait-il bon de prciser unpeu ce qui faisait la particularit de la tribu desAit Yenni et la situation particulire de votrefamille dans cette tribu ?M.M. Nous sommes artisans, je ne sais pas depuiscombien de sicles : armuriers, occasionnellementbijoutiers, mais surtout armuriers. C'est unefonction qui se prte trs bien la tamusni parceque l'artisan a des loisirs, de s liberts, desconditions de travail qui sont infiniment pluspropices que celles d'un paysan. Le paysan,quand il est dans son champ, est seul avec sesbtes, avec la terre. Dans l'choppe d'un armurier,beaucoup d'hommes passent : pas seulement lesgens qui viennent faire arranger leur fusil, maisaussi ceux qui viennent pour parler : c'est un lieude rencontre. En particulier l'hiver, lorsqu'il faitfroid et qu'on est beaucoup mieux dans unechoppe d'armurier que sur la place de l'assemble.Des tas de gens dfilaient dans la boutique de monpre. Mon grand-pre a pass dlibrment tout cequ'il savait de tamusni mon pre ; c'taitconscient, parce que c'tait lui qui la dtenaitdans sa gnration. Il y avait l une espced'hritage qui est arriv mon grand-pre qui l'apass mon pre et mon pre un maraboutde notre village. Mais, c'tait comme a nonseulement dans notre famille mais dans beaucoupd'autres, et ceci sans aucun doute cause de ladensit de l'artisanat l'intrieur de la tribu.Les tribus kabyles, en gnral, sont paysannes ;la ntre comportait des paysans bien sr mais ily avait une densit artisanale certainementsuprieure ce qu'il y avait ailleurs. D'abord,onvenait de trs loin pour y chercher les choses donton avait besoin : armes, bijoux, objets en fer.P. B. Vous savez que chez Homre le pote estdsign quelque part, dans l'odysse, par le motdmiorgos c'est--dire demiurgos que l'on

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    Dialogue sur la posie orale en Kabylie 53traduit par artisan et qu'il faudrait sans doute traduire par 'initi' ; et nombre d'indices suggrentque c'est un spcialiste, parfois tranger. Parailleurs, dans le chapitre consacr aux communautsreligieuses, Max Weber voque le statut particulierde l'artisan, indiquant qu'il est 'enchevtr dans lesfilets de la magie', du fait que tout art de caractreextra-quotidien, sotrique, est considr commeun don, un charisme magique, don personnel et engnral hrditaire qui spare du commun deshommes, c'est--dire des paysans. Uamusnawn'est-il pas un sophos, le matre d'une techniquetrs pratique par opposition une sagesse abstraite etgratuite ?MM. Tamusni, c'est simplement le nom d'actioncorrespondant au verbe issn, savoir, mais savoird'un savoir d'abord pratique, technique.Uamusnaw, c'est donc exactement le sophosoriginel.P.B. N'arrive-t-il pas parfois qu'on attende deVamusnaw des connaissances et des comptencespratiques, par exemple mdicales ?M .M. Cela arrive mais, s'il ne donne pas derecettes ou de soins, il reste malgr tout unamusnaw y>P.B. Est-ce qu'il n'exerce pas son expertise enmatire de limites de s champs, de calendrieragricole, etc. ?M.M. Absolument : il tait cens connatre toutcela mieux que les autres ; il savait comment lestravaux taient distribus pendant les douze moisde l'anne, ce qu'il fallait faire passer avant, aprs,comment on faisait les greffes, etc. Le dernieren date d'entre eux tait trs rput pour saconnaissance d'une foule de recettes mdicales :telle plante gurit telle maladie...

    Le statut particulier de l'artisanP.B. Est-ce que n'importe qui venait dansl'atelier ? Est-ce que d'autres spcialistes pouvaientvenir et que se passait-il alors ?M.M. Les gens qui venaient taient de statutsocial diffrent. Ils venaient parce qu'ils savaientque c'tait un lieu privilgi pour ce genred'changes. Il pouvait aussi arriver que viennent desgens qui taient capables de dispenser cettetamusni, et dans ce cas-l, c'tait entre eux unchange armes gales.P.B. -Une joute ?M.M. Pas exactement. Il y a une expressioncourante qui dit : 'Chacun apprend chez l'autre'(Wa iheffed yef-fa)Al y avait change deproverbes, de paraboles que les imusnawen serenvoyaient, chacun tchant de se distinguer.D'autres taient l en spectateurs, en apprentis

    en quelque sorte. Ils venaient chercher la sagesse.Sans quoi ce n'tait pas proprement parler unlieu de plaisir, tout juste de divertissement, maisd'un divertissement choisi, relev.L'avantage, c'est que a peut continuer toutel'anne puisque l'artisan travaille tout le temps,toute la journe et toute l'anne, sans interruption;tandis que le paysan est tenu par les saisons et auxchamps, il est seul.P.B.Une autre proprit de ces groupesd'artisans, c'est qu'ils se dplaaient soit pourvendre, soit pour acheter. Ils taient plus encontact que les autres avec la ville, avec le mondeextrieur.M.M. Absolument et on en a des exemplesprcis. En gnral, dans la littrature ethnologique,on dit que, avant la conqute franaise, les tribuskabyles taient coupes les unes des autres, qu'ellesn'avaient de rapports entre elles que d'hostilit ,qu'il fallait Yanaya pour aller de l'une l'autre.Il y a une part de vrai l-dedans mais en fait, il yavait une grande mobilit : par les colporteurs, lespotes, les femmes, les imusnawen, les marabouts,les simples gens. Il y avait un code de l'amiti quivous reliait des amis extrieurs la tribu, vous yalliez comme a tout simplement.Dans ma propre famille, un des anctres armuriers,qui vivait dans la deuxime moiti du 1 8me sicleallait normalement vendre sur la cte kabyle lesproduits de son artisanat. Quand on pense auxconditions dans lesquelles les voyages se faisaient ce moment il n'y avait pas de routes, il y avaitpeut-tre mme une certaine inscurit c'taitremarquable : car il tait oblig de traverser je nesais pas combien de groupes, de tribus, de villages.De l'autre ct, la tradition familiale raconte qu'ilavait reu un Turc, qui avait d partir d'Algerparce qu'il avait tu et que la justice le recherchait .Si ce Turc est venu jusque-l, c'est qu'il savait qu'ily serait accueilli... Donc l'isolement est tout fait relatif et les artisans taient certainement plusouverts vers l'extrieur que ne pouvait l'tre unpaysan qui pouvait passer toute sa vie l'intrieurde son village.P.B.Ils taient prdisposs remplir unefonction d'ambassadeurs, de mdiateurs,d'intermdiaires...M.M. Des ambassadeurs, je n'irai pas jusque l...P.B. Des porteurs de nouvelles, d'ides...M.M. C'est sr. Ils taient par vocation leshommes du discours en tant que porteurs denouvelles. En tout cas, ils avaient intrt tre leshommes du discours. Celui dont je vous parletait renomm pour a . On raconte l-dessusdes tas d'anecdotes : comment il s'est tir desituations difficiles, prcisment par le discours,parce que le discours tait vraiment une armeentre ses mains.P.B.Est-ce qu'ils allaient vendre eux-mmesleurs produits ?

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    54 Mouloud Mammeri. Pierre BourdieuM.M. En gnral,on venait les leur acheter.P.B. C'est aussi une occasion de contact avec lemonde extrieur ...M.M.C'est sr, on vient vous trouver de partout,vous tes oblig d'avoir un certain nombre derapports trans-villageois, trans-tribaux.

    L 'apprentissage informelet l'initiationP.B.Pour revenir un moment en arrire, il yavait un apprentissage informel, analogue celuique vous avez vous-mme reu. Mais est-ce qu'iln'existait pas des formes plus explicites, plusspcifiques d'apprentissage ?M.M. Je crois qu'il y avait deux choses. Il y avaitd'abord cet apprentissage informel. Un rleimportant y revenait l'assemble du village qui setenait intervalles rguliers par exemple, unjeudi sur deux de chaque mois et o on rglaittoutes les affaires passes ou venir du village. Cesassembles taient de vritables coles de tamusniparce que ceux qui s'y produisaient le plus taientvidemment les gens les plus loquents, les plusmatres du dire. Mais n'importe qui pouvait s'yrendre, mme les enfants. Personnellement, 'aiassist tout enfant un grand nombre d'assemblesdu village et je me rappelle trs bien comment a sepassait. Donc, il y avait dj cette espce d'colergulire. Mais, il y avait aussi les marchs, lesplerinages qui sont de s occasions particulirementimportantes parce qu'elles provoquent de srassemblements considrables, par le nombre etpar la diversit de provenance des participants.Maintenant, en dehors de cet apprentissage qui sefait presque tout seul, il y a l'initiation proprementdite qui, elle, est consciente, voulue par un matreet qui ne s'adresse qu' deux genres d'hommes :le pote et Yamusnaw, le premier encore plusnettement que le second qui a au moins la facultd'apprendre aussi la tamusni de faon informelle(bien que, un certain degr d'initiation, il soitoblig d'avoir recours la frquentation desinitis' qui l'ont prcd et cela d'une faonvolontaire). Mais, pour le pote, c'est presqueune ncessit.P.B. Autrement dit, les imusnawen seslectionnent dans une certaine mesure en allant sevouer un matre qui, de son ct, les choisit.C'est un peu l'lection mutuelle de deuxcharismes.M.M. Oui les candidats demandent tre initis etparmi tous ceux qui le frquententje matre jugeceux qu'il estime dous et qui mritent depoursuivre.

    La fonction du poteP.B. Pouvez-vous prciser la distinction que vousfaites entre Yamusnaw et le pote ?M.M.D'abord, un amusnaw peut la rigueur nejamais composer de vers, il peut ne pas tre doupour la posie, tout en tant dou pour le discours,le discours en prose. C'est dj une premiredistinction. Parmi les potes, il y avait ceux quiassuraient la transmission mcanique, quircitaient des pomes qu'ils n'avaient pas faits.P.B.C'taient des professionnels : est-ce qu'ondonnait un nom spcial ce s espces de rcitantsqui allaient de village en village pour les opposeraux vritables 'crateurs' ? Quelque chose commel'opposition entre le rhapsode qui rciteet Yade qui compose ouentre le joglar excutant et letrobador auteur ?M. M. En ralit, il y avait deux termes dansl'usage de s initis : ameddah et afsih, 'afsih estcelui qui est capable non seulement de rciter maisaussi de crer et qui est amusnaw presque pardfinition.P.B.Alors que Yameddah n'est qu'un rcitant...M.M.V ameddah peut trs bien connatre de smilliers de vers et les rciter, sans trepersonnellement autrement dou pour a ; il a dela mmoire. Mais il remplit nanmoins unefonction qui est indispensable dans le milieu delittrature orale.P.B. Il servait un peu de bibliothque, deconservatoire : il savait de s choses que tout lemonde savait un peu mais il savait plus que lesautres.M.M. Il les savait mieux et il en savait un plusgrand nombre. En gnral, les autres savaient parbribes, par segments.P.B. Est-ce qu'il arrivait vivre de cettecomptence ?M. M. Absolument. C'tait un professionnel etil ne faisait que a. Il allait de village en village,de march en march, en particulier l'poque de srcoltes soit d'huile, soit de figues, soit degrains et pratiquement toute l'anne.P.B.Et dans les ftes ?M.M. Non, dans les ftes moins. Dans les ftes,c'est tout le monde qui peut rciter.P.B. Et I'afsih, au contraire, ce n'est pas du toutla mme chose ?M.M. Non, il ne se produit pas comme a. C'estlui qui choisit son moment. Quand il vient, c'est un

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    Dialogue sur la posie orale en Kabylie 55vnement... Ce n'est pas parce que la rcolted'huile est bonne qu'il passe.P.B. Et de la mme faon, il n'est pas questionde le 'payer' directement, ouvertement...M .M. Bien sr . Celui qui a t notre potenational, si j'ose dire,au XVIIIe sicle, s'appelleYusef u Kaci, c'est vraiment un trs grand potedans le genre ancien. On lui donnait de l'huile, maisen quantit considrable, et ce n'tait pas parcequ'il tait venu, c'tait une espce de tribut. Ondisait : 'Tel jour, il faut ramasser l'huile pourYusef u Kaci'. Tous es gens venaient avec laquantit qu'ils voulaient donner et on allait lalui porter jusque chez lui.P.B. Et il ne travaillait pas.M.M. Non, il ne travaillait pas. C'tait safonction. Du reste il n'tait pas de notre tribu, maisd'une tribu loigne de la ntre, les At Djenad,au bord de la mer. C'est une espce d'lection quis'tait faite comme a . Je n'ai pas trs bien pusavoir comment, venant d'AtDjenad, il tait devenunotre pote, au point que maintenant nous savonstous des vers de lui alors qu' At Djenad on ne lesconnat pas trs bien, bien que les gens l'y tiennentaussi pour un grand homme. Ils taient la limitedu pays kabyle indpendant, c'est--dire nonsoumis au Dey, et du pays soumis directement auDey. Cette situation entranait des frictions, desguerres avec les troupes du Dey et c'tait toujourslui qu'on envoyait pour ngocier avec le Khalifat.P.B. L, il remplissait un rle d'ambassadeur.M. M. Oui, l il avait vraiment un rled'ambassadeur, un rle politique, il prenait de sdcisions. Par exemple,au cours d'une affaire entreTurcs et At Djenad, il demanda aux At Djenad'qu'est-ce queje vais dire au cad Turc' ? Les genslui dirent : 'dis ce que tu veux, nous sommesderrire toi'. Donc il est investi d'une espced'autorit. C'est vraiment un rle politique.

    Discours sotriqueet discours exotriqueP.B. -C'est bien dans la logique de ce que vousdisiez tout l'heure, lorsque vous disiez que pourvotre pre la parole potique avait toujours unefonction pratique, thique. Autrement dit, quelsque soient les usages de cette comptence, ilstaient toujours pratiques...M.M. En tout cas, elle est toujours pratique, enprise sur la vie, sans pour autant tre utilitaire.Je ne dis pas que les imusnawen entreeux ne faisaient pas ce genre d'exercices gratuitsqui voquent la posie pure. Oui mais entre eux :'Maintenant que nous sommes entre connaisseurs,donnons-nous en cur joie'.

    P.B.Dans ce s cas4,ils faisaient des discoursplus sotriques ?M.M.Oui, un peu des discours pour initis. Ils secomprenaient trs bien entre eux. Il y avait mmedes tapes, des thmes, une ritualisation. Je merappelle trs bien vers la fin de sa vie, quand monpre se rencontrait avec son disciple, l c'taitmme un peu dramatique dans la mesure o ilstaient rduits, isols... la fin de quelque chose, etils le savaient... Quel feu d'artifice ! C'tait trsbeau, mais j'avais l'impression que c'tait fini.Personne ne pouvait suivre, et ils ne se seraient paspermis un exercice de virtuosit pareil devant lesautres parce qu'ils savaient trs bien que a nepasserait pas. Donc, ils se rservaient a. Il y avaitun langage spcial (je ne pouvais pas les arrterpour leur dire 'Ah oui, mais a qu'est-ce que aveut dire ?). Mais ils se comprenaient.P.B. Cette espce de culture sotrique, elletait labore prcisment dans ces rencontresentre les 'initis' par le travail du pote.M.M. Je ne saurais pas dire, mais je crois qu'ellese dveloppait comme a. J'ai l'impression quechacun en avait un lot.P.B.-Est-ce qu'il n'y avait pas chaque momentune hirarchie parmi les virtuoses eux-mmes,en plus de la hirarchie que vous avez tablie entreles potes et les simples rcitants ?M .M. Oui, je crois que c'tait une hirarchiefonde sur la valeur sinon absolue, du moinsreconnue par les autres On disait 'Un tel est tel niveau dans la tamusni ;il est au sommet de l'chelle ; tel autre approcheun peu, mais ce n'est pas tout fait a... ; tel autrepprend...' Comme il y avait les occasions derencontre , de performance , Yamusnaw taitpratiquement toute sa vie l'preuve et tout letemps : on ne pouvait pas se tromper.P.B. C'tait un jugement du peuple mais aussi desinitis.M.M. Oui, mais l'un passant dans l'autre. Lejugement des initis pouvait ne pas conciderexactement avec celui du peuple,dans la mesure ole faux-semblant peut jouer plus avec le peuplequ'avec de s professionnels. Entre 'initis', on nepeut pas se regarder sans rire ; si quelqu'un bluffe,les autres le savent. Du reste, on peut bluffer auxyeux du peuple, mais pas longtemps.

    L 'excellenceP.B. Si je comprends bien,la tamusni tait unesorte de sagesse qui ne pouvait s'exprimer dans lediscours que si elle s'exprimait aussi dans lapratique.

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    56 Mouloud Mammeri. Pierre BourdieuM.M. Les gens admettent les transgressions m ais certaines conditions. Ils disent 'si tel amusnawfait telle chose, il peut se le permettre mais moi jene peux pas. Transgresser la taqbaylit, le codede l'honneur, moi je ne peux pas me le permettre,je ne peux que m'y conformer. Lui peut transgresseril est au-del. Moi, si je la transgresse, c'est pardfaut, c'est que je ne suis pas la hauteur dessacrifices que la taqbaylit exige. Lui, s'il le fait,alors qu'il pourrait exceller, c'est qu'il voit plusloin'. Ils savaient aussi trs bien qu'un homme estun homme et qu'un amusnaw peut tomberdans un certain nombre de travers parce qu'ilest homme. Le groupe consent ce qu'il ait un travers.P.B. Ils sont au-del des rgles, mais ils lesaccomplissent tout en tant au-del ; en tant queralisation suprme de l'excellence kabyle.M.M. Je crois que c'est a. On dit 'c'est trsbien. Il transgresse mais dans le bon sens',c'est--dire vers le haut, pas vers le bas.P.B. II est celui qui exprime la vrit du jeu enjouant avec la rgle du jeu au lieu de jouersimplement selon les rgles.M.M. Le Kabyle comprend cela 'II a bien jou, ila pos le problme en termes qui lui permettentd'agir ainsi ; moi je suis oblig de me conformerstrictement la rgle ; elle est pour le commun,mais il est au-del.' La tasmuni, au sens le plustroit, c'est la connaissance d'un corpus derecettes, de valeurs, etc. Mais il y a quelque chosequi dpasse a. Un pote a rpondu un jour parun pome qui commence comme a : 'Lacomprhension des choses est suprieure latamusni' ( 'Lefhem yeyleb tamusnf Si MohandjCe n'est pas une contradiction. En fait, cela veut;dire que si vous traitez la tamusni comme unesimple somme mcanique de prceptes, vouspouvez l'apprendre,il vous suffit d'aller chez un amusnawqui vous transmet toutes les recettes.Mais si vous voulez treun vritable amusnaw, alors il y a unau-del des rgles qui les trangresse ou mieux quiles transcende.

    Le cursus initiatiqueP. B. Dans le prolongement de ce que vous disiezsur la formation de s professionnels, on peutsupposer que ds qu'il y a des degrs d'initiation, ily a de s chances pour qu'il y ait une espce decursus initiatique, des preuves successives ?M.M. Je crois qu'il y a une espce d'apprentissageen deux tapes. Le premier se fait dans les mmesconditions que pour la tamusni : un premierapprentissage de la posie se fait en assistant toutes les runions ordinaires o la posie est

    constamment invoque, pour illustrer un propos,clairer une situation concrte (la langue berbreordinaire manque d'un certain nombre de termesabstraits ; mais ces notions abstraites peuvent trerendues mme dans le langage de tous les jours, etles procds pour rendre ce s abstractions taientsoit la posie, soit les paraboles). C'est pour celaque dans la socit kabyle,tout le monde peut trepote un moment ou un autre de son existence,parce qu'il a ressenti un sentiment plus intenseque de coutume. Le professionnel, c'est celuidont on attend a tout le temps. S'il arrive qu'unautre fasse une trouvaille propos d'unvnement, elle peut tre intgre dans le corpus.La diffrence avec le professionnel tant que luiest capable d'en faire tout le temps.Pour accder cette espce de matrise, il fautpasser par la deuxime tape de l'apprentissage,qui est beaucoup plus formalise, institutionnalise.On suit un pote pendant longtemps, qui vousapprend les diffrents procds. Il y avait mmeun genre d'examen o le professeur donnaitl'autorisation (issaden), donnait licence.Cela consistait crer soi-mme un pomed'un certain nom bre de vers, cent vers. Cent vers,c'est beaucoup pour une production orale. Ondisait 'il a compos jusqu' (issefra-t. ..)...' et ondonnait le chiffre, gnralement cent.Un exemple : le pote, qui tait en quelque sorte leprofesseur de tous les autres, Mohammed SaidAmlikec a eu pas mal de disciples, c'tait luiqui donnait cette investiture. A l'un de ses disciples,El Hadj Rabah, il avait dit un jour 'Si tu veux queje te donne licence d'tre pote, fais un pomede cent vers'. Le prtendant dit : 'cent vers ce n'estrien...'. Il en fait cent cinquante, donc beaucoupplus que prvu, et on raconte qu' un momentdonn, il ne trouvait plus le mot qui pouvait rimeravec le vers prcdent. Il dit 'ici, je m'excuse, je netrouve pas la rime' ('dag' ur as ufiy ara lemgaz is1)et il a continu. Mais le matre lui a dit 'C'est trsbien. Tu as dpass les cent vers de beaucoup'et lui a donn licence de faire des vers. Enrevanche le 'licenci' devait, chaque fois qu'il seproduisait quelque part, commencer par uneprire en vers qui avait t faite par son matre ;il commenait par : 'comme l'a dit mon matreMohammed Sai. .' Cakken i-s inna wemyar SiMuhend Ssaid... '). Faon de rendre hommage, defaire rfrence : 'comme a dit mon matre...', celane voulait pas dire qu'il tait incapable de fairelui-mme quelques vers de prire. Non, simplementc'tait la contrepartie, l'hommage rendu au matreen posie. Jusqu'au jour,o El Hadj Rabah, pris dedmesure, a jug qu'il tait dsormais aussi comptentue son matre et mme peut-tre davantage.Il va se produire quelque part et dit : '...Comme l'adit l'enfant Elhadj Rabah.... Y'akken i-s inna weqrcicLhag Rabeh... '). Et il dit la prire, qui tait belle,aussi belle que celle du matre. Mais les gens on tt scandaliss : 'Comment ! il ose produire sapropre prire, c'est un usurpateur ! c'est unsacrilge !'Et la lgende ajoute qu' partir de cemoment son inspiration a t tarie, parce qu'il atransgress la rgle du jeu. En quelque sorte, ila trahi. Il a bris la chane. Il a continu faire

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    Dialogue sur la posie orale en Kabylie 57des vers mais personne ne l'coutait plus, soncharisme avait disparu.P. B. Ceci tend confirmer que, comme ditWeber, l'art du pote est conu comme uncharisme magique dont l'acquisition et laconservation sont garanties magiquement. Maisest-ce cela seulement ? Il y a aussi tout un aspecttechnique, des rgles de composition, des procds,etc.M.M. II y avait des rgles trs prcises. C'est enfonction de ce s rgles que l'on pouvait dterminersi un pote tait plus ou moins expert. Le potedont je vous parlais, Yusef u Kaci, le. plus grandpote d'avant l'occupation franaise, composaitconformment un certain nom bre de canons. Jeme rappelle une anecdote : un jour un homme de sAit Yenni est venu le trouver. Il venait donc d'assezloin pour demander au matre de l'aider perfectionner son art de faire des vers. Il arrive,voit le pote et s'adresse lui en vers"A dadda Yusef ay ungalay ixf l-lehl isTech id ttaleb l-lersaliyran di wedrisUl-iw fellak d amalalawi-k isan d ccix isMuh At-Lemsaaud'Dada Youssef, mon grand frre,matre de tous tes pareils,tu es semblable au grand talebqui rcite les textes sacrs l'cole de Oudriss,mon cur pour to i est malade,il aurait voulu t'avoir pour matre'.La rime est en 'is, al'. Yusef u Kacirpond du tac au tac, en six vers demme forme, en employant les mmes rimes :Cebbay w'ur nekkat uzzalicmet wagus isAm-min irefden uffald win i d leslah isNay ai^h deg Imitaiur nessefruy seg-gixfis.Yusf-u-Qasi'Je dis de quelqu'un qui n'est pas courageuxque sont laides ses armesII est comme qui brandit une fruleEt s'en fait une armeTel le pote qui ne tire pasde lui-mme ses vers'Ce qu i veut dire : 'il y a des choses que je peuxt'apprendre, mais ce qui s'apprend, n'importe quipourra te l'enseigner. Ce n'est pas la peine de venirme voir'.Quoi qu'en dise le matre, il y avait une technique,des canons ; mais il y avait en plus, une sagesse.C'est ce que dit le matre par sa rponse : 'Tu veuxde la technique ? Soit, je te rponds sur le mmerythme et les mmes rimes, mais avec en plus unenseignement, une sagesse'.

    Donner un sens plus puraux mots de la tribuP.B.C'est l ce qui fait que la posie berbren'est nas un art 'pur', dans la tradition de' l'art pourart'' : elle fournit des moyensd'exprimer et de penser les situationset les expriences difficiles.M.M. C'est exactement la fonction de lamtaphore ou de la parabole : condenser dansun petit nombre de mots qui contrastent, frappants,donc faciles mmoriser, un enseignement ultime.Et les vers, de ce point de vue, c'est merveilleux,premirement,on les retient et deuximement,lorsque le pote est dou, il arrive par un certainnombre de rapprochements, de procds destyle, dire des choses que la prose ordinaire nedit pas.P.B.II y a aussi la licence de forcer la languequ'accorde la posie.M .M . Oui, cela fait partie des procds : lecontraste, le fait de faire signifier un mot un peuautre chose que ce qu'il veut dire dans la languecourante, un lger dplacement qui permet delui faire dire quelque chose qu'il n'aurait pu direnormalement.P.B. Cet usage intensif de la langue ordinairepermet de faire 'rendre' la langue au maximum, de'donner un sens pur aux mots de la tribu'.M .M. Oui. Et c'est plus facile envers qu'en prose.En prose,il y a les limites de l'intelligibilit. Ilm'a fallu des annes pour comprendre certainsvers queje connaissais depuis longtemps. Un jour,j'ai dit : 'mais oui,c'est vrai'. Quelque chose sefaisait en moi.P.B.Cette illumination rtrospective justifiele vieux prcepte de la plupart des enseignementstraditionnels, fonds sur la mmorisation'apprendre d'abord, comprendre ensuite'... 11 y acomme l'ide que ce sens condens, intensifi,mettra longtemps s'exprimer, se manifesteret demandera la mditation, rsistera audchiffrement.M .M .En tout cas, en posie, le sens profondpeut n'tre pas apparent premire vue. En proseau contraire, l'interlocuteur doit comprendre.

    La dgradation du sensP.B.La recherche de cette intensificationdu langage implique un progrs vers l'obscurit :la recherche de l'assonance, de l'allitration,les dplacements de sens des mots, tout cela faitque ce langage devient obscur.M .M. C'est sr, mais il y a une espce decontrepartie ce que vous dites en ce moment.

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    58 Mouloud Mammeri. Pierre BourdieuPar exemple, j'avais transcrit un pome,que mon pre rcitait. Longtemps aprsj'airetrouv chez un marabout, qui est mortmaintenant, le texte du mme pome ... Je luiavais demand s'il n'avait pas des manuscrits : ilm'a apport quelques feuilles. Je vois des lignesqui ne vont pas jusqu'au bout de la ligne. J'ai pensque cela pouvait tre des vers : c'taient des versen effet, transcrits en lettres arabes. C'tait lepome que mon pre disait oralement, mais pluslong, mais mme pour la partie commune aux deuxversions, la langue tait plus difficile, il y avaitaussi des mots qui avaient t remplacs.P.B.-Le remplacement ne se fait pas au hasard ;il se fait vers le sens ordinaire ?M .M. Oui, vers le sens ordinaire. C'est unedperdition et pas du tout un enrichissement.Ainsi de la version orale du pome en question.On en connaissait en ralit deux. Onremarque une symtrie visible (mais introduiteaprs coup) entre les deux pomes sizains classiques rimes croises faits de trois distiques dontle dernier (comme toujours en ce cas) comportedeux heptasyllabes, les deux autres variant. Lesrimes on t dans les deux pomes i comme voyelled'appui aux vers impairs et une voyelle diffrenteaux vers pairs. Le premier vers a de surcrot lamme forme dans les deux pomes avec la simpleet subtile variante du jour (mardi, jeudi) et surtoutde l'heure (le soir de l'chec et le matin de lavictoire).1 er pome : version oraleWin ur nehdir ass-n- etjjata tamedditmi-d tcudduKul azniq la-d itteggir ku l tiyiltla-d tfurruI tin ur ibyi Rebbiaddik m 'atneghed azru.Ah ! n'avoir pas assist mardi soir l'engagement !Chaque venelle vomissait [des guerriers]Chaque colline en grouillaitMais, si Dieu ne le veut pas,peux-tu branler le rocher ?2me pome : version oraleWin ur nehdir ass l-lexmis tasebhitmi tembwettajIbda Ibarud l-lexzinla yetfentajxemsa-u-sebin ay geylinyas yef Tewrirt l-lheggagAh ! n'avoir pas assist jeudi matin [l'orage] flamboyant !La vieille poudreCrpitait

    Soixante-quinze [guerriers] sont tombsPour le seul Taourirt-El hadjadj(village que se disputaient les deux adversaires)Le pome crit est plus long. Je ne l'ai pas en cemoment. Mais je peux essayer de me le rappeler.Il me revient l'esprit 1 2 vers (s i je me souviensbien, le pome en a 35 en tout). Aprs tout, ilm'arrive exactement ce qui a d arriver tout aulong de s sicles aux translateurs de tradition orale.Alors tout hasard', voici les vers dont je me.souviens :A ttir yufgen iallaif r huzz-itHebsen legwad la adlahed ma nzerr-itTlatin hesbey kamlassarden semmditay geylin deg twilayef teqbaylitKra bbwi ihuz hed lyilaicca ten ttrad msakit fA ttir azegzayemrinddu deg llyagyer tassast ggaren awinkulyum d as ragUlac tifrat, yiwen ddinyas ma texla ney atteggagAss l-lexmis may sen zzinikker wajajibda Ibarud l-lexzir nla ye{tsentajXemsa-u-sebin ay geylinyas yef Tewrirt l-lheggag1Oiseau envol vers les hauteurs,Laisse planer tes ailes.Les nobles [guerriers] sans trve se sont enferms :nu l n'tait plus visible.Trente en ai-je vus, bien compts,qui, lavs et refroidis,Sont tombs avec leurs longs fusilspour l'honneur kabyle.Tous ceux que l'instant critique saisissait,la guerre les mangeait, pauvres d'eux !Oiseau bleu lustr ,dans les airs vaVers ceux qui prennent provision pouraller monter la garde,chaque jour sellant [leurs montures]Car point de trve, une seule issue :ou l'anantissement,ou l'exil !Jeudi, quand ils ont dress le sigedans la poussire,la vieille poudre s'est mise crpiterSoixante quinze [guerriers] sont tombspour le seul Taourirt El Hadjadj.Yousef-Ou-Kaci (2me moiti du 18me sicle).

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    Dialogue sur la posie orale en Kabylie 59Voici le texte intgral du pometel que le donne le manuscrit :

    Belleh a ttir ma d w 'iserrunddu deg llyagAt Yannilaaz n tudrinsellem at wagus mehragAss l-lxmis mi yasen zzinikker wajajIbda Ibarud l-lexzinla yetstsentajXemsa-u-sebin ayg-geylinya s yef Tewrirt l-lheggagAr ida mazal-ten dini tembwettag1y er tassast ggaren awinkulyum d asragUlac tifrat yiwen ddinyas ma texla ney atteggagA ttir yufgen ialla .ifer huzz-itHebsen legwad lemdillahed ma nzerr-itAssen ur irbih sslammi myugen ttrad n-etwayit.Tlatin hesbey kamlassarden semmditay-d iqqimen deg twilayef teqbaylitKra bbwi yettefhed lyilaicca-ten ttrad msakitTtrey-k a wahed lewhida Lieh ur nettisday-k s-esshaba layanA ali d irfiqn-isTegd ay deg Igennet amkanjma akka-d nethessis

    Voici la traduction des vers nouveaux :3 6 : Chez les Ait-Yenni, honneur des villages :porte mon salut aux hommes la ceinturegarnie de poudre.Quand ils on t mont le sige jeudila poussire s'est leve.1 1 et 12 : Ils y sont encore cette nuitau milieu des coups de feu.21 et 22 : Ce jour fut nfasteO ils se sont faits une guerre funeste.29 la fin : Unique, sans second, je t'implore,Dieu inaccessible au sommeilJe t'invoque par les clbres Compagnons duProphtePar Ali et ses pairsAu Paradis fais-nous placeTous, tant que nous sommes ici couter.En dfinitivel n'y a pas si grande diffrence :la dernire strophe de six vers (29-34) est' 'envoi ' oblig dans ce genre de pome. C'est unstrotype passe-partout (on peut l'adapter n'importe quel pome : une marque en est icile changement de rime). En ralit, je souponnela premire partie du pome (1-16) de manquerd'un distique, car l'ensemble est fait classiquementd'une srie de sizains (1 pour la dernire partie, 2pour la seconde et normalement 3 pour la premire) ; ce qui voudrait dire que dj au stade dela premire transcription,une premire dperditiontait intervenue.

    Lettre de M. Mammeri P. Bourdieu du 22 avril 1978P.B. Vous connaissez d'autres cas semblablesde rduction du langage extraordinaire au langageordinaire ?M .M .Certainement, mais celui-l est assezsignificatif. Il s'agit d'un combat entre deux tribus.Il s'agissait en fait de deux attaques, l'une conduiteun mardi avait chou et l'autre, deux joursplus tard, le jeudi, avait russi. Le premier pome(six vers) avait t improvis sur le champ :les guerriers revenaient mais n'avaient pas prisle village, ils avaient t battus... Le lendemain,on dcide l'attaque pour le jeudi. Le potefait un autre pome, la tradition orale dit : de sixvers aussi. Il dit simplement que l'attaque, cettefois a russi, que l'on a pris le village, etc.La version crite du secondpome est plus longue et tout fait diffrentede forme. Or, il existe sur le mme sujet unautre pome de six vers que mon pre m'avait ditet qui a t refait sur le modle du premierpome de six vers. Qu'est-ce qui s'est pass ?Six vers, c'est facile retenir. On a rduitle deuxime pome la forme du premier en leremodelant compltement, pour en faire lependant du premier : c'est une attaque qui d'abord

    choue, puis russit. Il y a donc eu tout un travailde restructuration, mais au dtriment nonseulement de la longueur mais du sens et de laporte : la version crite est plus toffe,plus humaine. Le pome primitif, que j'ai retrouvpar crit, j'ai eu beaucoup de peine ledcrypter. Je ne suis mme pas sr que, dans deuxpassages au moins, j'ai trs bien compris,alors que l'autre, celui qu'on m'a dict, estcomprhensible et trs bien balanc par rapport aupremier. Ce n'est pas tout fait du langagecourant mais c'est aisment comprhensible. Il estdonc probable que l'volution, lorsqu'elle alieu, se fait dans le sens de la 'vulgarisation'. Monpre m'a rcit un certain nombre de versque j'ai transcrits et dont j'ai retrouv ensuite chezd'autres des versions affadies. Affadies,parcequ'il y avait des choses qui leur chappaient etqu'ils prfraient les dire dans le langage courant.P.B.Oui, ce qui disparat sans doute en premierlieu, ce sont les jeux avec le sens ordinaire,les dplacements de sens, les archasmes, les formesextraordinaires de vocabulaire et mme desyntaxe. Mais, est-ce que les gens ne se livrent pasaussi un travail d'exgse semblable celui

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    60 Mouloud Mammeri. Pierre Bourdieuque vous avez d faire vous-mme pour dcouvrirle sens des pomes anciens ? Est-ce qu'iln'y a pas une lutte propos du sens des mots, parlaquelle on vise s'approprier l'autoritenferme dans un dicton, un proverbe ou unvers pass en proverbe ? Est-ce qu'unedes dimensions de la licence accorde au poten'est pas, prcisment, djouer avec les mots de latribu ?M. M. Je crois que si. Il y a une espce deconsommation courante; mais il y a aussi des degrsd'initiation suprieurs o les gens analysentle sens profond. Et puis les 'sages' ne donnent pas,quand ils sont entre eux, la mme valeur auxmmes exemples.P.B. Ils produisent, partir du sens ordinaire, unsens sotrique, que l'apparente banalitexotrique dissimule aux simples profanes. Nes'ensuit-il pas que, mme en prsence d'un publicprofane, ils peuvent tenir un langage doublefin, double sens, double entente : n'ya-t-il pas ncessairement plusieurs niveauxd'interprtation comme il y a plusieurs niveauxd'expression ?M M. Ceci me rappelle une exprience. Dans unvillage, un moment donn, il y avait deuximusnawen, qui taient les porte-paroledes deux soff ('partis', 'ligues') opposs. Ils avaientt adolescents ensemble, ils avaient appris latamusni ensemble. Et puisjes vicissitudes politiquesles on t diviss. Ils sont rests des annes spars,chacun la tte d'un des deux soffs. J'aiassist la runification du village. Le premier,qui avait plus de 'tablature', prend la parole.L'autre rpond. J'ai assist alors un extraordinairechant amoebe. Les gens coutaient, ils avaientl'impression de trs bien comprendre cequi se disait. Mais ce n'tait pas le cas. Ce qui leurparvenait, c'tait le sens vident, le sensapparent de ce discours, mais tout le reste leurchappait. Les deux matres se faisaient un plaisirvisiblement grand . Enfin pouvoir parler quelqu'un qui vous comprend, et qui peut vousrpondre dans les mmes termes... a devenaitpresque un change de spcialistes.P.B. Une des capacits spcifiques dece s 'initis' devait tre la connaissance desrfrences, la capacit de dire 'comme a dit untel'...M .M.Absolument. Il y a un corps et un corpusde la tamusni. L c'tait conscient ; on disait :'je vais apprendre chez un tel'. Il y avait de s coles,qui avaient leurs paraboles, leurs vers, leursprocds, leur style et surtout tout un ensemblede valeurs, de rfrences qu'il fallait savoir,possder. Et plus on en possdait,plus on taitavanc dans la tamusni. Cet apprentissage,les imusnawen le faisaient consciemment : ilsallaient d'une tribu l'autre. Ils allaient simplementvoir un tel, passaient toute la nuit avec lui,pour apprendre de lui.

    P.B. Est-ce que les grands imusnawentranstribaux n'taient pas ceux qui cumulaientl'ensemble de ce s diffrents corpus ?

    Le sens de la situationM .M. -Il y en avait un qui tait extraordinaireen cela. On s'adressait lui pour rsoudre des tasde problmes, de s problmes difficiles, descas critiques. Il avait une certaine autorit... Selonles tribus, selon les endroits o il allait, il savaitadapter son discours : 'les un tel, il faut leurdire telle ou telle chose, il faut agir de telle ou tellemanire avec eux'. Il avait le 'sens' de sonpublic. Ce n'est pas de l'opportunisme.Mais on ne dit pas n'importe quoi n'importe qui.Si tu veux que ta tamusni soit efficace dansce cas particulier, il faut que tu l'ajustes tonpublic.P.B. C'est sans doute une des proprits les plusimportantes du discours oral que d'avoir s'ajuster une situation, un public, une occasion. La vraiescience du discours oral est aussi une science dumoment opportun, du kairos. Le Kairos, c'est chezles Sophistes le moment opportun, celui qu'ilfaut saisir pour parler propos, et donner touteson efficacit la parole ; mais le mot signifie l'origine, comme le montre Jean Bollack, le blancde la cible, et celui qui a le sens du kairos est celuiqui fait mouche...M.M. J e pense que ce n'est pas par hasard queles expressions grecque et kabyle se rejoignent.Dans le langage de la tamusni, quand, dans unerunion, on cherche la solution d'un problme, ondit : 'La dcision juste, c'est comme la cible, tu nesais pas qui fera mouche...' (rray am lyerd, urtezrid w'aa-t ihazen). Cela pour encouragercelui qui hsite parler dans l'assemble, poursouligner combien toute performance estncessairement relative. Pour illustrer ce 'sens' dela situation, le mme amusnaw m'a racontl'histoire de deux villages d'une autre tribu, quitaient en conflit. On l'appelle pour rsoudrel'affaire. En arrivant dans un des villages,il ne vapas trouver les auteurs du conflit, mais lesmarabouts du village. Et il leur dit : 'vous allezvenir avec moi ; je viens vous demander d'intervenirauprs de s vtres et de leur dire telle et telle chose,mais c'est vous de le leur dire, votremanire'. Les marabouts on t accept, parce qu'ilssavaient qu'ils avaient affaire un amusnawremarquable. Ils on t parl jusqu' minuit. Quandil a pris la parole aprs eux, il ne s'est arrt quevers trois heures du matin : il les a tous blouis.Il aurait agi autrement ailleurs, en sachantbien que les valeurs qu'il allait dfendre taientles mmes, mais qu'il fallait chaque fois adapter laforme l'auditoire.

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    Dialogue sur la posie orale en Kabylie 61Le pouvoir des motsP.B. En fait, le fondement mme de l'autoritqu'il exerce rside dans sa matrise exceptionnelledu langage.M.M. Oui. Le fait que les imusnawen disposentpresque d'une langue propre, sotrique, tout lemoins d'un usage particulier, plus profond, de lalangue, se comprend dans cette logique. J'ai l'esprit un exemple qui m'a frapp : c'tait avantl'occupation franaise, un moment o lesimusnawen intervenaient de faon relle, efficace,o ils dtenaient un pouvoir effectif. C'est unehistoire tout fait commune. Il s'agissait d'unhomme qui avait pous une femme d'unetribu voisine et qui avait t oblig, chose rare ce moment l, de quitter sa propre tribu. Il taitparti on ne savait o ; il n'avait jamais plus donnsigne de vie. Cela faisait presque sept annes qu'iltait parti. Un jour, les parents de la femmeviennent trouver les parents du mari pour leurdire : 'Notre fille a attendu assez longtemps :bientt sept ans. Vous avouerez vous-mmes quecette situation a assez dur. Alors,ou bien,vous tessrs que cet homme va revenir bientt, et sa femmeva rester. Ou bien,il ne donne pas signe de vie, etnous reprenons notre fille'. Les autres rpondentque l'homme est peut-tre vivant quelque part...Il y eut de nombreuses rencontres. La femmetant d'une autre tribu, le problme ne pouvaitpas se rgler simplement. A une des runions,un reprsentant de la tribu de la femme, trsloquent c'tait un grand amusnaw , acculales autres par une srie d'arguments apparemmentirrfutables. Il dit la fin : 'si vous tes d'accord,concluons. Cette femme va revenir chez nous'.Mais un de s autres qui savait qu'un de leursporte-parole les plus remarquables tait absent,rpliqua que rien ne pressait, que l'on se runiraitdans une semaine une fois de plus pour rciterla fatiha (la prire). On se spare. Puis on se runitla semaine suivante : avec cette fois la prsence del'autre amusnaw. A peine arriv, le porte-paroledu groupe de la femme dit : 'L'affaire tant rgle,rcitons la prire et disons : Dieu fasse que lamaldiction ne nous suive pas' (Awernawidaussu). L'autre rpond : 'Nous allons rciter laprire, mais je propose que nous priions pluttpour que nous ne nous cartions point de la voiede Dieu' (Awernecced deg-gwebrid r-Rebbi).Le premier dit alors : 'Levez-vous. Rien n'estconclu, nous partons'. Au retournes sienslui demandent : 'Qu'est-ce que cela veut dire ?' etil leur explique : Quand j'ai dit : 'Que lamaldiction ne nous suive pas', cela voulait direqu'un homme qui abandonne sa femme silongtemps, est maudit s'il ne revient pas elle.Quand l'autre m'a rpondu : 'Dieu fasse que nousne nous cartions pas de la voie de Dieu', de largle, du droit de Dieu, cela voulait dire : le droitde Dieu c'est sept ans, et les sept an s ne sont pasencore couls; quand il a dit sa phrase, j'ai trsbien compris ce qu'il voulait dire : vous n'avezpas le droit de prendre cette femme tant que lessept ans ne sont pas couls'. Mme si c'est unexemple limite, il est intressant dans la mesure o

    cet change propos d'un petit incident pouvaitse produire propos d'vnements plusimportants.

    Les antinomies ultimesde l'existenceP.B.L'histoire que vous racontez reprsente laforme suprme de rapports qui seralisaient aussi entre hommes ordinaires, l'occasion de s ngociations de mariage par exemplequi, un degr de raffinement infrieur, donnaientlieu des joutes de mme sorte.M.M. Sans doute. Mais je crois qu'il y a unediffrence presque de nature, pas seulementde degr.P.B. Celui qui gagne, est celui qui a la culture'avec soi', celui qui matrise mieux que l'autre desrgles sur lesquelles tout le monde est d'accord...M.M. Oui. Mais l le mot est insparable de lachose, la manire de dire de ce qui est dit. Dansle cas du mariage que vous voquez, les gensparlent' la culture en termes tels qu'elle estcomprhensible pour les deux parties. Dans l'autrecas, on change de niveau d'interprtation : c'estAntigone et Cron. L'autre aurait pu invoquer,contre la lettre de la loi, le droit humain de lafemme abandonne, mais condition de trouverl'expression choisie, juste, linguistiquementexemplaire. C'est un problme ultime qui taitpos entre eux, tandis que pour les autres,ils'agissait d'une simple joute oratoire. A la faveurd'une confrontation de deux formules, lesimusnawen avaient mis le doigt sur un problmequi est un problme humain. Qu'est-ce qui estprimordial : la lo i crite ou le droit 'humain', etc. ?Je suis sr que, sans avoir lu Sophocle ou lesphilosophes, de cette simple anecdotejls auraientfait surgir la question des antinomies ultimesde l'existence humaine.P.B. Et c'est au nom de l'intuition que l'onavait de leur capacit de se situer ce niveauultime qu'on leur donnait le droit d'tre au-deldes rgles de la morale et du langage ordinaires.M.M. Je crois que c'est au nom de cela qu'onleur donnait le droit de transgresser au moinsextrieurement le code.Je me rappelle un fait trs ancien, antrieur laconqute, d'un amusnaw connu. Sa tribu, en guerrecontre une tribu adverse, s'adresse une troisime :les Ait Yenni pour l'aider contre la premire.Selon la rgle du //(point d'honneur),il n'y apas savoir si les demandeurs on t tort ou raison.Ils ont demand assistance : c'est faillir gravementque de ne pas la leur accorder. Quelqu'un vatrouver Yamusnaw du premier groupe et lui dit :'Voil,nous n'avons pas seulement la tribuvoisine contre nous . Les Ait Yenni viennent leur rescousse. Il faut donc partager nos forces en

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    62 Mouloud Mammeri. Pierre Bourdieudeux, et envoyer la moiti de nos hommes contreles Ait Yenni'. Vamusnaw rpond : 'Non, ignorezles Ait Yenni. S'ils viennent avec les autres, on seraoblig de les combattre ; mais surtout ne lesattaquez pas !' On lui rtorque 'Comment ! Nousallons passer pour de s lches !'. Uamusnflwexplique : 'Si vous sentez que vous tes en situationd'infriorit, le m/ ne vous oblige pas courir votre perte'. Et ses vers sont passs en proverbe :De grce, puissances grandesEt sacres de s Zouaoua (confdration),Je fais serment par Jeddi Manguellet (saint)Et les saints qui l'entourentPuisque nous avons Tamejjout (l'ennemi),Nous n'allons pas nous attirer nouvel encombre.Trey at tezmert meqqwretd ssalhin IgawawenUheq Jeddi Mangellatlawleyya widen is inndenImi d Amejjud nsa-tur-d nerni Ihem iden .Laarbi A t Bjaaud (1 8 sicle)Avance par un autre, cette proposition aurait paruscandaleuse, au nom du principe : 'Tu seras peut-trebattu, mais tu dois combattre'. Un proverbe connudit : 'Quand tu tombes, tombe la honte' (Miteylid iyli lar). Mais lui en tant qvCamusnaw ,jouissait d'une espce de franchise qui tait refuseaux autres. -

    Le pote, le lettr et le paysanP.B.Mais l'histoire que vous rapportiez tout l'heure, de Vamusnaw qui va chercher les marabouts,leur dicte ce qu'ils on t faire et impose la solutionen se servant de leur autorit, pose la questiondes rapports entre la tamusni et la traditioncoranique, pourvue de l'autorit de l'criture et dusacr. Comment dcrire cette sorte de triangleform de Vamusnaw, dpositaire exemplaire del'excellence kabyle, taqbaylit, du marabout,lettr investi de l'autorit religieuse et du simplepaysan, qui reconnat, sans doute diffremment et des titres diffrents, l'un et l'autre ? Comments'organise la concurrence ? On peut imaginerqu'elle a des effets aussi bien sur le contenu de latamusni que sur le contenu du message coranique,te l qu'il est rellement vhicul par les marabouts .Comment ce s deux 'pouvoirs', fonds sur desprincipes trs diffrents, parviennent-ils s'accorder ? N'est-ce pas qu'au fond la concurrenceest la fois invitable et inavouable, impensable,donc toujours masque et refoule d'un communaccord ?M.M. J'ai beau savoir que ce genre de regret estsuperflu, je n'en ai pas moins souvent regrettque l'volution de la tamusni berbre n'aitpas pu prendre, comme a a t le cas en Grce,la forme d'une volution autonome et progressive,sans traumatisme, sans imposition d'autoritextrieure. J'ai souvent regrett que les imusnawenn'aient pas eu la possibilit d'oprer le passage l'crit sans avoir compter avec une espce de

    concurrence ou de domination venue du dehors.La culture islamique, avec toutes ses qualits, esttrs intgriste ; elle n'admet pas de variante ;elle a pour elle l'autorit de Dieu, elle a trvle ; elle est dans le texte du Coran. C'est fini :il n'y a rien d'autre faire que de la commenter.P. B. Dans plusieurs des exemples que vous avezcits,on voit le lac, Vamusnaw, invoquer la parolede Dieu, la norme religieuse : du point de vu e d'unsacerdoce,c'est un peu une usurpation. Commentse pose concrtement le problme de la relationentre la sagesse profane, tamusni, expressionprofonde de la culture nationale, des valeurspropres, et de la culture religieuse, prtentionuniverselle, rvle et pourvue de l'autorit del'criture ?M.M. Je crois que les rapports n'ont pas cess,pendant des sicles, d'tre vcus comme ambigus,mme si personne ne le disait parce que cela auraitt scandaleux, impensable. On voulait toutprix penser que c'tait la mme chose. La volontde Dieu et le texte de la loi divine ne peuvent pastre contraires la tamusni et, rciproquement, latamusni ne peut tre que dans le droit f 1 de lavrit rvle. Il n'en reste pas moins que dans lapratique,il y avait des cas de concurrence effective,mme si elle n'tait ni voulue ni plus forte raisonrevendique. Je crois qu'on admettait le primatde la vrit religieuse : le Coran, c'est le Coran,personne ne peut contester la parole de Dieu. Latamusni scularise la vrit du Coran, ou bien laprolonge dans la pratique, dans la ralit, dans lavie quotidienne. Il reste qu'il pouvait y avoir de scontradictions entre l'une et l'autre. Le plussouvent, on les ignorait : les marabouts, les seuls tre instruits de la loi coranique, taient contraintspar leur situation mme un certain nombre decompromis, ils transigeaient, ils ne pouvaient diredu Coran que ce qui tait compatible avec lesnormes de la socit, sans quoi ils se condamnaienteux-mmes. Ils avaient un 'truc' : ils disaient que ledroit appuy la coutume, cequi, je pense, n'est pas toujours vrai : quand lesKabyles ont dshrit les femmes, ils allaient l'encontre de la loi religieuse... Il y avait doncdes contradictions relles. Vamusnaw tait celuiqui les vivait le plus intensment et qui en souffraitle plus parce qu'il frquentait beaucoup lesmarabouts capables de voir dans les livres deschoses auxquelles lui ne pouvait pas avoir accs.P.B. La meilleure preuve en est la masse destextes de pomes berbres que vous avez retrouvschez de s marabouts.M.M. Oui, il est probable que le lettr avait cettevaleur purement instrumentale de dtenteur d'unetechnique de conservation. Mais, en outre,Vamusnaw savait que,dans les livres,il y avait uneautre sagesse que lui-mme ne possdait pas. Lesimusnawen frquentaient beaucoup les marabouts.Mais,en mme temps,ils vivaient avec tout lemonde. Donc,ils taient comme au pointd'intersection des deux choses. Comme les

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    Dialogue sur la posie orale en Kabyie 63marabouts et autrement : parce que le maraboutest aussi au point d'intersection des deux mondes,mais du ct de la lo i religieuse, tandis queYamusnaw est du ct lac. Il est d'abord unreprsentant de la taqbaylit porte au degrsuprieur que constitue la tamusni.P.B. L'amwsrazw est un spcialiste dansl'laboration des valeurs propres. C'est une sorted'expert en taqbaylit, en kabylit.M.M. Un expert en kabylit, mais dans tous lesaspects de la vie : sociale, morale, psychologique.Le marabout, lui, est d'abord l'interprte du Coranet des commentaires du Coran, du droit coranique.Le marabout est marabout de naissance ;Yamusnaw est amusnaw d'lection ; il est obligd'assumer un certain nombre de valeurs, detechniques pour devenir amusnaw Le maraboutn'a pas le choix ; il est le fils de son pre, il doitsimplement dire le droit. Il peut cumuler les deux :on connat beaucoup de marabouts qui sontimusnawen. Il est rare qu'un amusnaw ait fait destudes en arabe ; ce n'est pas la mme logiqueet puis cela ne se faisait pas.La censure du discours dominantDonc, c'est sr, il y a l un problme et je dirai queles consquences sont plutt nfastes pour latamusni. Sans doute, la tamusni peut-elle bnficierd'un certain nombre de choses qui sont dansles livres, d'emprunts, qu'elle scularise. Maisje crois que, sur un plan plus gnral, l'volutionqui s'est ralise dans le cas de la socit grecquene se serait jamais produite pourla socit kabyle parce que, lorsqu'elle avait direcertaines choses, lorsqu'elle avait passer unautre registre (par exemple celui de la cosmologie),elle se heurtait quelque chose qui existait djet qui exerait de ce fait un effet de censure,en empchant les Kabyles de tirer de s rponses deleur propre fonds, de leur tamusni mme.Une de s grandes diffrences entre la civilisationgrecque et la civilisation kabyle rside sansdoute dans le fait que la tamusni berbre s'estdveloppe dans un environnement dfavorable :c'est une culture contrainte. L'Islam jouitd'une sorte de privilge symbolique, que l'autre luireconnat du seul fait de l'existence de cetteculture dominante, la tamusni touche tout de suiteses limites. Ibn Khaldun dit que les Berbresdisaient tant de pomes que, si l'on devait les crire,ils rempliraient des bibliothques. On est doncfond penser qu'il a exist une priode faste ocette culture orale tait beaucoup plus dveloppe ;cela, avant l'invasion de la Kabylie, partir duXVIme sicle, par les marabouts, c'est- -dire pardes hommes qui apportent une civilisationsacre, internationale, urbaine, scripturaire, lie l'Etat.P.B. L'existence d'une culture savante, lettre,fait que, s'agissant de certaines formes de culture, laplace est dj occupe.

    MM.Cette confrontation d'une culture savanteet d'une culture populaire est un fait trs ancien dela culture berbre.P.B.-Mais c'est tout le problme de la cultureberbre...M. M. Oui, et ce problme a t vcu sans trve,et tout particulirement sur le terrain du droit,parce que l,la contradiction et la concurrence sontvidentes. Je crois que dans le texte de 1 748qui exherede les femmes, il y a un prambule ouune conclusion, je ne sais plus, qui dit 'lesMarabouts et les imusnawen s'tant runis et ayantjug que la situation tait ceci et cela, ontdcid ... et Dieu punira quiconque ira contre ladcision'... Les gens n'taient pas idiots ; ils savaientque cela allait contre la loi religieuse, et pourtantils on t pris cette dcision qui est anticlricale,si j'ose dire, en invoquant non seulement la cautionmais l'assistance de Dieu. C'est dit en touteslettres dans le texte.

    Le dedans et le dehorsP.B. Dans l'exprience ordinaire, le paysan a unrapport trs ambigu au marabout qui est lafois reconnu et rejet (je pense aux proverbessur les marabouts qui, comme les fleuves, grossissentquand il y a de l'orage, en cas de conflit). Sile marabout n'tait pas cette sorte de pouvoir lafois transcendant et extrieur, et non uneexpression vraiment profonde de la culture ,1atamusni n'aurait pas dispos de cette espcede franchise qui lui est laisse en tant que sagesselaque, sotrique mais laque. Je veux direque si le rapport au marabout avait t simple,moins ambivalent, la tamusni aurait t invivable.M.M. J e pense que c'est cela. Le marabout n'estpas un amusnaw. Il est en partie extrieur lasocit.P.B.Les marabouts se marient entre eux, ils netravaillent pas de leurs mains, ils n'ont pas pratiquer les valeurs kabyles; ils en sont exempts.MJV. Il est extrieur, ce qui permet de l'jecter,et c'est cette extriorit mme qui faitqu'il est utile, qu'il peut servir de mdiateur.P.B. Malgr tout, il reste le besoin de celui quitant dedans, peut rconcilier le groupeavec lui-mme, pas seulement avec les autresgroupes.M.M. Et celui qui est dedans,c'est Yamusnaw. P.B. Et c'est sans doute pour a qu'il y a de scas o ils doivent se rencontrer, commedans le cas que vous citiez tout l'heure, o ilssont obligs de se liguer en quelque sorte.Mais la plupart du temps, leurs sphres d'actiontaient indpendantes.

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    64 Mouloud Mammeri. Pierre BourdieuM.M.L'essentiel,c'est qu'il y a une certaineindpendance. On ne pouvait pas viterles interfrences, bien sr elles taient mmenombreuses. Mais je crois qu'en ralit, ils travaillaient dans deux domaines diffrents. On leurdemandait des choses diffrentes. Un amusnawpouvait trs bien servir d'intermdiaire.Mais cette fonction ne lui incombait pas pardlgation, par lection divine, en tantque descendant du prophte, comme c'est le casdu marabout mme quand il est intellectuellementtrs moyen. L'amusnaw, lui, doit payer desa personne.P.B.Le rle 'amusnaw a quelque chose deprophtique. Il repose sur l'lection desgens, alors que le marabout, on ne l'a pas choisi.M.M.A l'intrieur d u groupe religieux aussiil peut y avoir des personnages prophtiques : jepense par exemple au Cheikh Mohand qui a rompuavec le grand Cheikh dont il tait le second en luireprochant d'appliquer la lettre les rgles,de sacrifier un pur ritualisme, sans mener unevritable vie spirituelle. Donc,Poppositionprtre-prophte existe dj l'intrieur mme dugroupe maraboutique. Il n'en reste pas moinsqu'il y a un peu du prophte dans Yamusnaw : ila un style prophtique.P.B.C'est l'homme de s situations de crise, dessituations critiques, celui qui est capable deparler et de dire ce qu'il y a dire lorsque tout lemonde est rduit au silence.

    Rnover la traditionpour la conserverM.M. II possde la facult d'invention, soit lafaveur d'une crise, soit en temps ordinaire ilest celui qui peut faire un pas en avant, un passur le ct, droite ou gauche, un progrsou une dviation. Il ne dit pas seulement ce quiest, il dit aussi ce qu'il invente partir del'exprience ou de sa propre rflexion. La tamusnin'est pas un corps de connaissances coupesde la vi e que l'on transmettrait 'pour le plaisir',mais une science pratique, un 'art' que la pratiquerevivifie sans cesse, auquel l'existence lancesans cesse des dfis. C'est ce qui fait que l'hritagene survit qu'en changeant sans cesse ; latransmission remodle continuellement l'hritage,en l'actualisant : le rle de Yamusnaw est defaire comprendre la tradition en fonction de lasituation actuelle, seule rellement vcue,et de faire comprendre les situations actuelles enfonction de la tradition, de faire passer latradition dans la praxis du groupe. Il y a lesrponses ordinaires de la routine codifie,le brviaire des us et coutumes, des valeurs admises,qui constitue une sorte de savoir inerte.Au-dessus, il y a le niveau de l'invention, qui estle domaine de Yamusnaw, capable nonseulement de mettre en pratique le code admis,

    mais de l'adapter, de le modifier, voire dele 'rvolutionner' (c'est le cas des deux Mohand),de le briser, de rompre avec lui, cette rupturetant encore dans l'esprit de la tamusni ancestrale,parce que trahir l'apparat apparent de latamusni, c'est lui tre le plus profondment fidle.Cela ne va pas toujours sans risque etquelquefois sans affres ; un proverbe connu dit :'La tamusni est angoisse' (tamusni d ayilif).P.B. Ainsi la tamusni est la capacit de dire augroupe ce qu'il est selon la tradition qu'ils'est donne, par une sorte de dfinition parconstruction de concept qui lui dit la fois ce qu'ilest et ce qu'il a tre pour tre vraimentlui-mme et cela sur l'heure, sur le champ, aumoment mme o cela s'impose, aprs une dfaiteou avant une bataille, et tout moment , cequi fait que Yamusnaw est toujours l'preuve,toujours sur la brche. La tamusni est doncaussi l'art d'improviser, en contact avec la situationou avec un public. Comment se marquent dansla posie mme ce contact avec le public,ses ripostes, son approbation ? N'est-il pas des caso tout est la merci d'un mot malheureux,et o le pote doit prendre garde dire le mot qu'ilfaut, dire ce qu'il faut ?N'y a-t-il pas aussi une thtralisation destine donner aux mots toute leur force en accentuantle caractre extraordinaire du discours et decelui qui le tient ?

    L 'universel dans le singulierMM. Le rapport au public, dansle cas du pote, est immdiat, sans intermdiaire :le public est l, le pote aussi, en chair eten os, ils sont confronts. Il y a donc productionimmdiate et acceptation immdiate. Jecrois que cela contribue empcher une crationpour la cration, une recherche autonomeet purement formelle.P.B. Cela signifie que les apparences quipeuvent faire croire une recherche formelle, lesobscurits et les archasmes qui voquent lesformes de posie les plus labores, ce s apparencessont trompeuses ? Il serait aussi faux de lirecette posie comme du Mallarm que de n'y voirqu'une forme 'primitive' d'expression potique.M .M. On peut revenir l'exemple quejevous citais tout l'heure, celui de l'apprenti potequi va trouver le matre pour lui demanderde l'initier. Le pome de six vers que le matre luiadresse, immdiatement, en rponse, est li l'occasion purement forfuite d'o il a surgi.Le propre du pote est de donner une rponseexemplaire, c'est--dire une rponse universelle propos d'un cas particulier ; de porter un problmeparticulier, n d'une situation particulire, unniveau universel. Mais le fait que cette rponseuniverselle ait t produite propos d'unvnement trs prcis lui confre justement une

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    Dialogue sur la posie orale en Kabylie 65ralit, qui la distingue d'une simple proccupationintellectuelle, interne un milieu.P.B. Le pote est celui qui sait universaliser leparticulier, et particulariser l'universel. Il saitrpondre une situation particulire et un publicparticulier, et assurer ainsi l'efficacit symboliquede son message. Vous voquiez tout l'heure laconnaissance pralable que le pote doit avoirde son public pour que sa parole 'prenne',pour qu'elle soit efficace.

    L 'nigme du mondeM.M. Le rapport public-pote est tel qu'uneperformance potique peut tre vritablementune espce de pice joue deux, le pote et sonpublic. Le pote n'est pas seul crer. Je croisqu'il est pouss par son public, par une espced'appel de son public, auquel il rpond. Unexemple : un jour un pote, celui dont je vousparlais tout l'heure, Yusef u Kaci, vient dans latribu, fait l'loge de trois villages de la tribu,celle-ci tait forme effectivement de troisvillages, mais venait d'en conqurir trois autres laguerre Il termine son pome, et les auditeurssentent que le pome va vers sa conclusion.Quelqu'un s'approche de lui, sortant du cercle quientoure le pote et lui dit 'Dadda Yucef, c'est trsbien, mais je crois que tu vas finir ; fais attention :nous ne sommes plus seuls maintenant ; il y a lesautres ?' . Le pote tait sur une natte, il avait entreles mains un tambourin triangulaire sur lequel ildonnait simplement quelques touches, il faitle tour de la natte, et il enchane, il fait l'logedes trois autres villages, en improvisant. Lesauditeurs on t admir. Dans ce cas, on peut dire quela moiti du pome de Yusef lui a t dicte parson auditoire. Une autre fois, un autre pote vadans un village et il s'aperoit que, pendant qu'ilest en train de rciter, les auditeurs sont distraits,ils chuchotent ; il s'arrte et leur dit un pome adhoc , dont la conclusion est passe enjproverbe :'je chante et la rivire emporte', (kkatey iteddemwassif) Aali Aamruc, (1re moiti du 19 sicle),L encore,d'un petit fait, le pote a tir quelquechose d'universel.P.B.-Mme lorsqu'il n'invente pas compltementcomme dans les cas que vous avez cits, Yamusnawfait toujours le trava d'invention ncessaire pouradapter le pome la situation. En fait, la crationtant la mise en uvre unique des schemesgnrateurs traditionnels donc communs, chaqueproduction est la fois traditionnelle (au niveaugnratif) et unique (au niveau de la performance).A la limite, aussi longtemps qu'il n'y a pas de texte,de discours fixe et fix une fois pour toutes, il y aautant de variantes qu'il y a de situationsdiffrentes de production, donc d'ajustements la situation et au public.M.M. A propos d'ajustement au public, j'aitranscrit un long pome qui date des dbuts de

    l'occupation franaise, c'est--dire de s annes1856-1857, juste avant l'entre des Franais enKabylie : les Kabyles avaient men une premireattaque mais qui n'avait pas t suffisammentbien prpare et qui s'acheva de faon indcisedu ct de Dra-el-Mizan. Devant les combattantsqui venaient de revenir, un pote (celui dontje vous parlais tout l'heure, et quipassait pour le matre des potes), improvise uncourt pome qui a plu et qu'il a dvelopp par lasuite. Il citait des noms de tribus, de villages,d'hommes qui s'taient particulirement distingusdans le combat. Cela intressait les tribus quiavaient effectivement particip la bataille. Maisle pote allait se produire en diffrents endroits. Etj'ai retrouv trois versions du mme pome, o lesnoms de tribus, de villages ou de personnagesavaient chang .P.B. Vous les avez recueillis oralement ?M .M. J'en ai recueilli une par crit et deuxoralement. Celle que j'ai recueillie par crit, taitdans un cahier o un instituteur qui l'avaitentendue oralement l'avait recopie. Lesaccommodations intressaient le dtail : parexemplel y avait un village qui n'avait pas vouluparticiper cette guerre qu'il considrait commeperdue d'avance. Il tait difficile de transposer unfait aussi particulier, mais le pote s'tait dbrouillpour trouver... des arrangements...P. B. Mais c'tait ce pote lui-mme qui avaitinvent les variantes ou les gens qui avaient faiteux-mmes le travail pour se l'approprier?M.M. Je suis incapable de le dire. Mais je penseque c'est lui ou peut-tre les deux la fois. Maisil a d oprer au moins une des deux modifications :je sais que l'une des variantes a t recueillie de labouche mme du pote. L'autre peut tre unerecration des gens de l'endroit qui trouvaientque les vers taient beaux et qui les ont arrangspour pouvoir se les appliquer.P.B.Mais ce s adaptations et ce s accommodationssont favorises par la polysmie du pome qui faitque le mme discours double (ou triple) ententepeut tre entendu de faons diffrentes selonl'auditoire. On en a vu l'exemple tout l'heurequand les deux imusnawen parlaient en quelquesorte par dessus la tte de leur auditoire.M.M. Un des noms de la posie en kabyle (dansles autres dialectes berbres, c'est un peu diffrent),est asefru (pluriel, isefra) qui vient de fru lucider,clairer quelque chose qui est obscur. C'est, jepense, une trs vieille acception. En latin, e pomeest carmen, qui je crois, voulait dire : le sortilge^la formule efficace, celle qui ouvre les portes. C'estle sens mme de asefru, et peut-tre cette rencontren'est-elle pas pur accident, chez ce s Mditerranenspour qui le verbe est d'abord un instrumentd'lucidation, celui qui rend les choses permables notre raison.P.B.Fr u c'est aussi trier le grain ?

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    66 Mouloud Mammeri. Pierre BourdieuLe pote serait ainsi celui qui sait distingueret rendre distinct :celui qui, par son discernementopre une diacrisis,spare les choses ordinairement confondues ?M .M. Celui qui lucide les choses obscures. Unpome de Yusef u Kaci commence ainsi :Bismilleh annebdu lhasuna lhadeq {hessiskkatey Imaani s-errzun,sakwayey Igis (Yusf-u-Qasi)'Au nom de Dieu, je vais commencer,Hommes aviss, coutez-moi.

    Je chante les paraboles, avec art,j'veille le peuple'.Je donne les exemples et je les claire,je tiens un discours qui enferme une leon etj'veille le peuple ; on pourrait dire : je mobilise lepeuple (djis c'est l'arme, les gens qui combattent).Le pote est celui qui mobilise le peuple ; il estcelui qui l'clair.Ad awen-d berrzey lumuram-midrimen di sselfa ,disait le plus prestigieux d'entre eux :'Je vais vous rendre les choses aussi distinctesQue les pices de monnaie dans une bourse'.

    Entretien enregistr le 17 fvrier 1978

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    Monsieur Mouloud MammeriPierre Bourdieu

    Dialogue sur la posie orale en KabylieIn: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 23, septembre 1978. pp. 51-66.

    Citer ce document / Cite this document :

    Mammeri Mouloud, Bourdieu Pierre. Dialogue sur la posie orale en Kabylie. In: Actes de la recherche en sciences sociales.

    Vol. 23, septembre 1978. pp. 51-66.

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1978_num_23_1_2608

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