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2002,57, HS 2 Journal de Pharmacie de Belgique 21
1 ~ES VERTUS THÉRAP~UTIQUES DU CANNABISA TRAVERS LES MILLENAIRES
Didier M. Lambert
Unité de chimie pharmaceutique et de RadiopharmacieEcole de Pharmacie - Uni
versité catholique de Louvain73, avenue Emmanuel MounierB-1200 Bruxelles
L'usage du cannabis fait couleraujourd'hui beaucoup d'encre. Entre utilisation récréative et propriétés théra
peutiques (Roques, 1999), le discours s'en-tremêle et souvent s'effiloche. Et pourtant, ilsemble bel et bien que ce même débat estvieux comme le monde. Il remonte à quelques millénaires comme si les chemins del'humanité et ceux du cannabis se croisaient
et s'entrecroisaient. L'objet de cet article estde passer en revue les propriétés thérapeutiques du cannabis à travers quelques civilisations représentatives et, dans la dernière partie, de les mettre en parallèle avec les découvertes récentes de la pharmacologie et de laphysiologie modernes. L'auteur a choisi délibérément d'opter pour une présentation plusgéographique que chronologique et de ne pass'attarder sur l'usage récréatif de la plante.
1.Brève présentation botanique duCannabis sativa L.
Lechanvre ou cannabis (Fig. 1) est uneplante herbacée annuelle répondant aunom latin de Cannabis saUva Linneae.
Karl von Linné l'appelait plus familièrement«le roseau à deux sexes». Cette herbe est
Fig. 1 : Photographie d'un plant de Cannabis sativa L. :feuilles caractéristiques de 3 à 15 doigts dentelés, longuesd'une dizaine de centimètres et larges d'un à deux centimètres.
l'EMPTAD1S QVUTAE LIll. 11. $3$
CAmuhufil.,tilif. C.wvbu(<t(tind.t.
Fig. 2 : Planche du Cannabis dans le Cruydt-Boeck de Robert Dodoens (1554). Notons l'inversion des sexes de laplante, erreur qui ne sera corrigée que par le célèbre botaniste systématicien Karl von Linné. Le Cruydt-Boeck faitpartie de la Collection Albert Couvreur (photo J. Hanot)
en effet dioïque, et longtemps le caractère femelle a été attribué au plan mâle (Fig. 2). C'estLinné qui corrigera cette erreur.La plante appartient à la famille desCannabaceae, dont le plus proche parent estle houblon. Les feuilles du cannabis sont ca
ractéristiques et composées de 3 à 15 doigtsdentelés, chacun d'une longueur d'une dizainede centimètres et d'une largeur d'un à deuxcentimètres. Sous des conditions climatiquesfavorables, la plante peut atteindre jusqu'à sixmètres de haut. Les graines de la plante appelées chènevis ou graines à chanter sontégalement caractéristiques.Sur le plan de la pharmacognosie, la planterenferme plus de 450 composants, dont unesoixantaine de cannabinoïdes. Par substances cannabinoïdes, il faut entendre des dérivés terpéniques de plus de vingt atomes decarbone dérivant de la structure du t,.9
tétrahydrocannabinol, le constituant psychoactif majoritaire de la plante (Fig. 3).La plante est connue sous différents noms:chanvre, cannabis, kif (Maroc), bhang (Inde),riamba (Brésil), hemep (Pays-Bas), hemp (Angleterre), dagga (Afrique). Les mots suivants,par contre, caractérisent des préparations àbase de cannabis: marihuana, haschich,
herbe, maa-jun, pot, dawamesc (XIXème s.),ganja, charas, malasch.
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OH
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Figure 3 :Structure et modèle moléculaire du ~9-tétrahydrocannabinol (THe), le constituant psycho-actif majoritaire de laplante Cannabis saliva L. Deux systèmes de numérotation chimique existent. Le plus courant que nous avons adoptédonne à la structure dessinée le nom de ~9-tétrahydrocannabinol, d'autres auteurs parlent du ~1-tétrahydrocannabinol, maisil s'agit bien de la même structure chimique.
II. Vertus thérapeutiques du Cannabis au travers des civilisations
• Cannabis et civilisation chinoise
D'après la légende, vers 2700 avantnotre ère, l'empereur chinois, ShenNung, découvre les vertus de trois
plantes médicinales majeures: le ginseng,l'éphédra et le cannabis. Shen-Nung disposait d'une caractéristique que plus d'unpharmacologue moderne envierait. Son abdomen était transparent, il pouvait donc juger de visu des effets des plantes qu'il s'administrait comme remède. Le cannabis est
repris au deuxième siècle A.D. dans la pharmacopée «Shen-nung pen-ts 'ao ching» sousle nom de ma ou ta ma (grande herbe), pourle traitement de la constipation, des rhumatismes, du paludisme et des affections gynécologiques. Associé au vin, le cannabis estanalgésique et anesthésique. Le terme «ma»est représenté par un idéogramme complexe,où deux plants sont sous un séchoir. Cet idéogramme soulignerait donc le caractère dioïque de la plante, la façon de le préparer (séchage) mais ne serait pas exempt de traitsnégatifs, ce qui rappelle les vertus psychoactives. D'après la littérature chinoise, lecannabis pris en excès permet d'entrevoir lesdémons (Aldrich, 1997).
Au Xlèmesiècle, le cannabis est préconisécomme antiémétique, antibiotique et antiparasitaire. De nos jours, en médecine traditionnelle (Chine, Thaïlande), il est utilisé pourstimuler l'appétit.
• Cannabis et Inde
Lacivilisation indienne connaît très tôtl'usage du cannabis comme remèdemédical, mais aussi comme agent psy-
chotrope utilisé dans le rituel religieux.
Le bhang, tel est le nom du cannabis en Indeencore aujourd'hui, est une de 5 plantes sacrées de l' « Atharva veda» (1400 avant notreère) .
Outre leurs usages rituels, les préparations decannabis sont utilisées comme agent antidiarrhéique et aphrodisiaque. L'usage du cannabispar les tradi-praticiens locaux est fréquent.Durant le XIXèmesiècle, le cannabis est utilisécomme analgésique, fébrifuge, sédatif, stimulant de l'appétit. Il soigne également l'asthme,les convulsions, les spasmes et les troublesde la motilité intestinale. Une des voies d'en
trée du cannabis en Europe aux temps modernes sera le contrôle des Indes par l'empirebritannique (Peters & Nahas, 1999).
• Proche-Orient, civilisation arabeet cannabis
ljusagedu cannabis était-il répandu dansle Proche-Orient? Les controverses se
ouent les historiens. D'après certainsbotanistes, le papyrus d'Ebers mentionneraitle cannabis (600 B.C.), comme pansement, antidépresseur et anti-douleur, notamment dansles douleurs oculaires. De même, les tablettes assyriennes mentionnent des remèdes àbase de plantes sous le nom azallu, qunnabu,gan-zi-gun num avec les mêmes indicationsmédicales qui pourraient correspondre au cannabis. Le chanvre est-il présent dans la Bible? Benet propose cannabis en traductiondu kanesh-bosm. Mention biblique ou non, ilest présent en Israël. En 1992, dans la trèssérieuse revue Nature, paraît une lettre brève.Les auteurs relatent la découverte dans une
tombe proche de Jérusalem du squelette d'unejeune femme décédée dans les derniers termes de sa grossesse au quatrième siècle denotre ère. Des pièces de monnaie de cetteépoque retrouvées dans la tombe ont permisd'approcher cette date.
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Sur le corps de la jeune femme, un résiducarbonisé a retenu l'attention des chercheurs.
Après analyse microscopique, puis extractionet enfin analyses spectroscopiques (par chromatographie gazeuse, résonance magnétiquenucléaire et spectrométrie de masse), lesauteurs ont conclu à la présence de /',.6_tétrahydrocannabinol dans le résidu carbonisé(Zlas et al., 1993).
Le /',.6-tétrahydrocannabinol est un composéminoritaire de la plante, mais il peut être produit en grandes quantités par combustion du/',.9-tétrahydrocannabinol. Rite mortuaire oumédicament facilitant la délivrance? Les
auteurs penchent pour la seconde hypothèse,vu les circonstances (fœtus de quarante semaines). Toujours est-il qu'il s'agit de la première évidence physique de l'usage de cannabis dans l'histoire.
Le cannabis est également bien connu de lacivilisation arabe. Il semblerait que les traductions des ouvrages grecs en arabe aientété à la base de la dispersion du cannabis àtravers le Proche-Orient, le Moyen-Orient etl'Afrique. L'Espagne fut le seul pays sous l'influence des Arabes à échapper à la dissémination du cannabis. Les Grecs connaissaientle cannabis, sans toutefois en faire grand cas.Pour les Arabes, il en ira tout autrement.Comme les Grecs, les Arabes expliquent lespropriétés curatives à partir de la théorie deshumeurs. Chaque simple a des caractéristiques déterminées par des degrés (chaud,froid, humide, sec).
Après les traductions arabes de la Materiamedica de Dioscoride par lstifan Basil en 861et De simplicium medicamentorum temperamentis ac factultatibus liber de Galien parHunayn B. Ishaq, 873, le cannabis, classécomme remède comme froid, ou composé departies froides et chaudes, va être utilisé principalement comme analgésique. La premièremention thérapeutique comme analgésiquedes douleurs de l'oreille remonte à 857 par AIRazi. Le recours au cannabis va s'intensifier
rapidement notamment au sud-est du bassinméditerranéen; d'autant plus que le prophèteMahomet ne mentionne pas le cannabis dansses interdits, au contraire de l'alcool. Les propriétés pour lesquelles le cannabis est prescrit sous forme de jus des feuilles ou d'huileprovenant des graines sont variées: analgésique, vermifuge, purgatif, diurétique,antiépileptique, relâchant utérin, antipyrétiqueet antiémétique (Lozano et al., 2001). AuXVlllèmesiècle, c'est par l'Egypte via les conquêtes napoléoniennes et par le Proche-Orientavec la mode des voyages thérapeutiques quel'Occident redécouvrira le cannabis.
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A la même époque, les autorités religieusesmusulmanes interdisent l'usage du cannabis,à l'exception de son utilisation dans des indications médicales.
• Cannabis et Occident
En Occident, le cannabis n'a pas connula même percée. Si l'on retrouve duchanvre dans la formule de certains on
guents (onguent du Sabbat) et remèdes(Electuaire satanique), le cannabis ne va pasmarquer le Moyen-Âge. De même, la Renaissance ne s'intéresse qu'au cannabis via la littérature. Rabelais décrit le «pantagruelion »
dans le Tiers-Livre (1546), une herbe étrangement semblable au cannabis. Le chanvrecomme fibre textile retient plus l'attention, laproduction de cordages et toiles de bateauxpermettra l'expansion du chanvre jusqu'auNouveau-Monde. Notons que dans les ouvrages présents dans la collection A. Couvreur,le cannabis est repris dans la majorité des flores. D'après les livres consultés, son usagemédical en Occident est limité à la consom
mation de ses graines, que l'on sait aujourd'huipeu riches en substance actives. Certainsouvrages comme le Dictionnaire pharmaceutique de de Meuve (1689) rappellent les indications du chanvre connues depuis l'Antiquité(figure 4).
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CA N N A .n l sIm} .•• bis, oU c"zn4ftu.Chanvre.
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Et[ . à clttahtc'h. elle dl: ch.ltlde& (èche; 11'f cI) cà k'0UWlnt qui d&tlt clu' dit; dl ,frouie &' (;:ehc. Les fciidles fout
bomw, pour la brillure) leur fuc diIbnéI.hns les omllesen gl1em la dr.~ulcur cauféed'obfrruébôn. Pour cequidt defl1 gral11c,
elle dt bonne pour la (OU){ & pour hpumllê) dIe fait 11l0urir ks vers; mais die ace1., de mâUV(l.ls qu'clle remplit le cerve;lU
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Figure 4 : Extrait du Dictionnaire pharmaceutique de deMeuve (1689). L'auteur écrit «Le Chanvre est tellementconnu qu'il est inutile d'en faire la description", témoignantde l'expansion du chanvre comme fibre textile à cette époque. Par contre, les indications thérapeutiques rappellentplutôt l'Antiquité, en mêlant intimement effets favorables etnéfastes (<<ellea cela de mauvais qu'elle remplit le cerveau de vapeurs, et qu'elle diminue la semence,,). Le dictionnaire pharmaceutique appartient à la CollectionA.Couvreur, Ecole de pharmacie UCL.
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( 2~ )
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\cmt?\ EVIS, semences. 1 1
Figure 5: Extrait du Tarif de l'apothicaire (1831). Dans ce tarif, il n'y a pas de mention de chanvre ou de cannabis mais dessemences de chènevis au prix très abordable par ailleurs (dix centimes, l'once). Le Tarif de l'apothicaire fait partie des livresde la Collection Albert Couvreur, Ecole de Pharmacie UCL.
L'Occident ne découvrira les usages médicaux et récréatifs du cannabis qu'à lafin du XVI Hèmesiècle, début du XIXème
siècle. Tout d'abord, en 1798, la conquête del'Egypte par Napoléon donne lieu à une expédition scientifique gigantesque mêlant mathématiciens, ingénieurs, médecins, chimistes,dessinateurs et architectes. Cent soixante sa
vants et artistes accompagneront l'expéditionmilitaire. Parmi les savants, citons le mathématicien Gaspard Monge et le chimiste ClaudeLouis Bertholet qui participeront à l'Institutd'Egypte. Bien vite, l'expédition va croiserl'usage du cannabis. Il semble qu'un des pharmaciens de l'expédition (Boudet, Roguin ouRoyer) ou un médecin (Sonnerat ou Rouyer)ramena des échantillons d'haschich que Lamarck étudiera (Galland, 1991). La percéedu cannabis comme thérapeutique fut très timide, comme en témoigne le tarif de l'apothicaire des années 1830, où seules les grainesde chènevis sont vendues (Figure 5).
Peu de temps après, un médecin, JacquesJoseph Moreau de Tours (1804-1884), spécialisé en psychiatrie, fait connaître le cannabisdans Paris. A cette époque, les voyages thérapeutiques sont en vogue et le jeune médecin accompagne des patients en Orient où ildécouvre les effets du haschich. A son retour,il étudie les effets de plusieurs plantes découvertes lors de son voyage dont le haschich.En 1845, il publie un livre intitulé Du Haschichet de l'Aliénation mentale. Etudes psychologiques. Moreau de Tours est un pionnier de lapsychopharmacologie en étudiant d'une manière systématique l'effet de plantes sur lesmaladies mentales, en comparant les effetsde celles-ci aux syndromes psychiatriques.
La Gazette des Hôpitaux Civils et Militairesrapporte en 1857 la description détaillée de laguérison d'Line patiente de Moreau atteinte deIypémanie (synonyme de mélancolie, ndlr)avec stupeur traitée par l'extrait résineux decannabis indica. Aujourd'hui, ce désordre obsessionnel compulsif est repris sous le nomdu syndrome de Gilles de la Tourette, pourlequel, récemment, il a été rapporté l'intérêtdu ~9-tétrahydrocannabinol comme traitement(Muller-Vahl et al., 1998 ; Muller-Vahl et al.,1999). Jacques-Joseph Moreau de Tours n'estautre que le Dr X qui fournissait une préparation, le dawamesc, au club littéraire et artistique «le club des Haschichins». Le club futfondé par Boissard et comprenait comme figures célèbres Gérard de Nerval, EugèneDelacroix, Théophile Gauthier et Charles Baudelaire. Le poète des «Fleurs du Mal» apparut comme l'ardent défenseur de l'usage ducannabis mais sa compulsion ostentatoiren'était que mystification. Il prenait, en lieu etplace du haschich, du laudanum, un dérivéopiacé. A la fin de sa vie, dans un poème «Duvin et du haschich », il prend résolumentparti ... pour le vin (Galland, 1991).
De l'autre côté de la Manche, le cannabis estramené en Angleterre par un jeune médecinmilitaire irlandais en service aux Indes,William B. O'Saughnessy, en 1839. La démarche d'O'Saughnessy est une démarche expérimentale moderne. Après avoir observé l'usagedu cannabis chez les indigènes, il teste différentes préparations de cannabis, d'abord suranimaux en vue de déceler une toxicité éven
tuelle. Après quelques essais, il qualifie sespréparations de remèdes sûrs et peut enfins'attarder à essayer celles-ci chez des patients.
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Bien vite, il confirme ses premières observations, le cannabis est doué de propriétés analgésiques et sédatives. Il essaie égalementavec succès d'administrer des teintures de
cannabis aux victimes du choléra, non paspour éradiquer le Vibrio cholerae, mais bienpour lutter contre deux de ses conséquencesnéfastes : la diarrhée et les vomissements.
Le cannabis non seulement entrait aux RoyalBotanical Gardens mais aussi dans la littérature médicale occidentale. De 1840 à 1900,plus d'une centaine d'articles et de communications lui furent consacrés. Même le méde
cin de la Reine Victoria, Sir J. Russell Reynolds préconisait l'usage de teinture de cannabis comme sédatif nocturne, analgésiquedans diverses douleurs sévères (règles douloureuses, migraines, neuralgies) et relâchantmusculaire. Aux Etats-Unis également, le cannabis entre dans les ouvrages médicaux.Quatre pages lui sont consacrées dans l'U.S.Dispensatory de 1868. Les premiers problèmes d'administration et de dosage surgissent:le cannabis est peu soluble dans l'eau et lateneur en substances actives dépend bienentendu de la souche de la plante mais aussides conditions de culture. De nombreux laboratoires au début de XXème siècle - c'est
l'avènement de la pharmacologie moderne tentent de mettre au point une préparationstandard, sans succès. Cela n'empêche pasdes industriels de mettre l'extrait alcooliquesur le marché. Dès 1930, Eli Lilly et ParkeDavies commercialisent des extraits et des
teintures de cannabis avec une kyrielle d'indications : douleurs, goutte, manque d'appétit, nausées, gonorrhée, migraine, bronchite,troubles du sommeil, fièvre ... (Aldrich, 1997)
• Thérapeutique contemporaine ducannabis,A l'heure actuelle, l'usage du cannabis
en médecine n'est pas répandu. Dansla plupart des pays du monde, son
usage reste illégal. La Belgique vient demodifier sa législation en juillet 2001, pourpermettre d'étudier les effets du cannabis chezles patients dans quelques indications, dontla douleur. Au niveau mondial, deux spécialités pharmaceutiques sont enregistrées. LeMarinol® (dronabinol) est une préparation de119-tétrahydrocannabinol synthétique disperséedans l'huile de sésame. Le Cesamet®
(nabilone) est un cannabinoïde synthétique.Tous deux ont été utilisés pour lutter contreles vomissements, notamment chez les patients en chimiothérapie.
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Aujourd'hui, ils sont utilisés aux Etats-Unisdans certains Etats pour lutter contre la cachexie des patients sidéens et cancéreux enfin de vie. Par ses propriétés stimulantes del'appétit et ses propriétés anti-nauséeuses, lecannabis permet à ces patients de retrouverde l'appétit et de prolonger leur espérance devie.
III. Bases rationnelles des vertus
thérapeutiques du Cannabis
Depuis que Paul Erhlich a émis son postulat à la fin du XIXème siècle « Corporanun agent nisi fixata », les pharma
cologues sont à la recherche continue de ci-bles pour l'action des médicaments. Avec lecannabis, ils ont attendu longtemps.
Très vite, certains récepteurs vont être identifiés: les récepteurs aux opiacés, les récepteurs à l'acétylcholine, les récepteurs à l'histamine vont faire les beaux jours de la pharmacologie utilisant des organes isolés. En cequi concerne le cannabis, rien. Aucune pisteet, pire encore, aucune idée de la structuredu composant actif. Il faudra attendre 1964pour que l'équipe de Méchoulam en Israëlidentifie et propose la structure du 119
tétrahydrocannabinol (Gaoni & Mechoulam,1964 ; Mechoulam and Hanus, 2001). L'épopée chimique pense pouvoir commencer. Etpourtant, la complexité de la structure, salipophilie extrême et surtout l'absence de cibles réduit les espoirs.La pharmacologie du cannabis s'enlise, elledevient descriptive chez l'animal et épidémiologique chez l'homme. Chez l'animal, leschercheurs étudient les effets du 119-tétra
hydrocannabinol administré seul. Il en ressort une épreuve permettant d'établir si unesubstance agit, oui ou non, comme uncannabinoïde : c'est la tétrade cannabinoïde.
La tétrade est une batterie de quatre tests effectués sur rongeurs; ce sont les mesures del'analgésie, du pouvoir hypothermique, de lacatalepsie et de la diminution de la locomotion.
Parmi ces tests robustes, nous retrouvons desapplications que diverses civilisations avaientdécouvertes bien avant l'Occident: le carac
tère anti-douleur (analgésie), l'action antipyrétique (hypothermie) ; la sédation (locomotion réduite) et le relâchement musculaire (catalepsie) (Martin, 1986).
Pendant une vingtaine d'années, toutes lessubstances issues des modifications chimi
ques du 119-tétrahydrocannabinol seront criblées dans ces tests.
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Tableau 1
2002, 57, HS 2
Récepteur CB,Récepteur CB2
Type de récepteur
Récepteur couplé à une protéine GRécepteur couplé à une protéine G
Mode de transduction principal
Voie de l'adénylate cyclaseVoie de l'adénylate cyclase
Second messager
t AMPct AMPc
Ligand endogène
Anandamide2-arach idonoyl glycé roi
Localisation
Cerveau, utérus, testicules,Cellules immunitaires( rate)poumons, intestinsNombre d'acides aminés
472 (homme)360 (homme)473 (souris)
348 (souris)473 (rat)
360 (rat)
Perspectives thérapeutiques
AnalgésieAnalgésieSuppression des vomissements
InflammationStimulation de l'appétit
ImmunitéGlaucome Humeur
Et pourtant dès 1970, les pharmacologues ontmis au point des techniques in vitro (par déplacement de ligands radioactifs à haute activité spécifique) leur permettant de réaliser uncriblage rapide, sensible et extrêmement peucoûteux en quantité de produit. Mais pour lecannabis, l'énigme reste entière: pas de cible, pas de radioligand, Plusieurs équipes ontbel et bien réussi de radiomarquer le /').9
tétrahydrocannabinol mais sans atteindre le but:la découverte de récepteurs cannabinoïdes. Cedessein sera achevé fin des années 80, grâceà la synthèse d'un radioligand un peu moinslipophile, le [3H]-CP-55,940 (Devane et al.,1988). Les cibles sont à peine découvertes ce sont des récepteurs couplés à la protéineG - que la révolution de la biologie moléculaire balaie tout sur son passage. Le récepteur central CB, est cloné chez le rat (Matsudaet al., 1990) et chez l'homme (Gérard et al.,1991). Un second récepteur est décrit (Munroet al., 1993), cette fois dans la rate et le système immunitaire (Tableau 1).
L'histoire de ce second récepteur est singulière. S. Munro, à Cambridge, avait cloné unesérie de récepteurs, dont un récepteur orphelin, qui de plus ne ressemblait à aucun autre,mis à part les caractéristiques générales desrécepteurs couplés aux protéines G. C'est lorsde la parution de l'article de Matsuda dansNature qu'il comprit que son récepteur étaitun récepteur cannabinoïde. Il lui faudra encore une année pour le prouver à la communauté scientifique internationale.
Avec la découverte de récepteurs distribuésdans plusieurs organes (cerveau, intestin, uté
rus, bronches pour le CB" rate et cellules du
système immunitaire pour le CB2), les basesphysio-pathologiques existent pour expliquerles effets découverts depuis des millénaires.
L'effet analgésique prononcé, l'effet sur l'humeur et l'effet antiémétique sont dus à l'activation des récepteurs cannabinoïdes centraux.
L'effet anti-diarrhéique semble être la conséquence de la présence du CB, dans les intestins. Les propriétés antiasthmatiques sont larésultante de la bronchodilatation induite parles récepteurs cannabinoïdes présents dansles poumons.
Les usages gynécologiques (douleurs et relâchement de la musculature utérine) résultentde la conjonction des récepteurs centraux etdes récepteurs présents dans l'utérus. Quelques effets semblent sans explication ou, dumoins, sont plus indirects. L'effet sur les convulsions ne trouve pas de base physiologiquedirecte. Les effets des substances cannabinoïdes dans les modèles animaux de convul
sions donnent des résultats controversés,même si certaines pistes sont à l'étude (Lambert et al, 2001).Les effets contre les infections, contre les verssont sans doute indirects, par une modification de la réponse immunitaire complexe.Qui dit récepteurs pressent la découverte deligands endogènes de ceux-ci. En 1992, unemolécule isolée de la fraction lipidique d'uncerveau de porc est proposée comme premierligand endogène des récepteurs cannabinoïdes:il s'agit de la N-arachidonoyléthanolamine ouanandamide (Devane et al., 1992).Anandamide est la contraction d'un mot sanskrit voulant dire félicité et d'une fonction chimi
que, l'amide.
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ment cannabinoïde sans éveiller les soupçonsd'une altération de la conscience? Comment
appréhender un débat de santé publique sansl'amalgame entre toxicité et intérêt thérapeutique?
Après au moins quatre millénaires « d'expérimentation » humaine, le cannabis, malgré leprogrès fulgurant des connaissances cette dernière décennie, continue à surprendre. Dissocier l'effet thérapeutique de l'effet psychoactif était déjà un souci des Anciens. La découverte des endocannabinoïdes, de leurs
récepteurs et de leurs enzymes donne enfinune lueur d'espoir au développement de thérapeutiques plus ciblées.
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II
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2
RemerciementsFigure 6 : Structure de l'anandamide, la N-arachidonoyl·ethanolamine (1), le premier ligand endogène proposé desrécepteurs cannabinoïdes et de l'arachidonoylglycérol (2),un second ligand endogène des récepteurs cannabinoïdes.
La structure de ce dérivé surprend, c'est unacide gras dont l'extrémité carboxylate estam idée par l'amine de l'éthanolamine (Figure6).
Bien vite, d'autres candidats endogènes seront isolés, à tel point qu'on parle aujourd'huides endocannabinoïdes. Citons l'homo-ylinolénoyléthanolamine et le N-docosatétraénoylethanolamine (Hanus et al. 1993)parmi les esters, le 2-arachidonoylglycérol(Mechoulam et al. 1995; Sugiura et al. 1995)et enfin, parmi les éthers, le 2-arachidonylglycéryl éther (noladin ether) tout récemmentisolé (Hanus et al. 2001). Ces différentes molécules ont été baptisées endocannabinoïdeset définissent des molécules endogènes à l'organisme capables de reconnaître au moinsun récepteur cannabinoïde.
L'isolement de l'anandamide a permis d'identifier un système endocannabinoïde de protéines assurant soit l'action de ces endo
cannabinoïdes via des protéines - récepteurset récepteur canal (le récepteur vanilloïdeVR1) - , soit leur inactivation par une protéinede capture encore appelée transporteur del'anandamide et par une enzyme, la Fatty AcidAmide Hydrolase (FAAH, Piomelli et al. 2000)
Du cannabis aux endocannabinoïdes, la boucle est loin d'être bouclée. Plus de questionssont posées que jamais. Comment ces protéines reconnaissent-elles des structures chi
miques, des formes tridimensionnelles si différentes ? Comment étudier l'effet du cannabis, fort de ses centaines de composants, parrapport à l'administration d'un cannabinoïdeunique ? Comment développer un médica-
Plonger dans l'histoire sans être historienn'eut pas été possible sans la ténacitédes animateurs du Centre d'Etudes de
l'Histoire de la Pharmacie et du Médicament
(CEHPM). Leur invitation à présenter uneconférence sur ce thème fut pour le chercheurexpérimental que je suis l'occasion d'unebalade salutaire dans un champ ancestral decannabis. Qu'ils trouvent ici l'expression dema gratitude. L'auteur remercie aussi toutesles personnes qui, dans l'Ecole de Pharmacie,ont facilité son accès à la collection Albert
Couvreur. Merci, plus particulièrement, àSéverine Vandevoorde pour son aide efficacedans la recherche des documents historiques,au Professeur Jacques Hanot pour laréalisation de photographies de livres et àNicole Marcelle-Roland, pour son dévouementau CEHPM.
1 Bibliographie
Aldrich, M. History of Therapeutic Cannabis.ln Cannabis in Medical Practice. A legal,historical and pharmacological overview ofthe therapeutic use of marijuana. 1997,Mathre, M.L. Ed. ; Mc Farland & Co, USA
Devane, WA ; Dysarz, FA ; Johnson, M .R.;Melvin, L.S. ; Howlett, AC. Determinationand characterization of a cannabinoid
receptor in rat brain. Mol. Pharmacol., 1988,34, 605-613.
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ILethème de cet article a été abordé dans le cadre des conférences de l'exposition "Remèdes anciens,
pharmacopée moderne: de la Materia Medica à la pharmacologie contemporaine", organisée par le Centred'Etudes et d'Histoire de la Pharmacie et du Médicament, le 7 mai 2001, Forum des Halles, Universitécatholique de Louvain, Louvain-la-Neuve