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ED n°396 : Economie, Organisations et Société
N° attribué par la bibliothèque
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T H E S E pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’ECOLE NATIONALE SUPERIEURE DES MINES D E PARIS
Spécialité “Sciences de Gestion”
présentée et soutenue publiquement par
Julie LABATUT
Le 2 mars 2009
Gérer des biens communs Processus de conception et régimes de coopération dans
la gestion des ressources génétiques animales
Directeur de thèse : Franck Aggeri
Encadrants : Bernard Bibé, Nathalie Girard
Jury
Franck Aggeri Directeur de thèse Maître Assistant Mines Paris Tech
Gilles Allaire Directeur de recherche INRA
Bernard Bibé Encadrant Directeur de recherche INRA
Valérie Chanal Rapportrice Professeur Université Pierre-Mendès-France Grenoble
Albert David Professeur ENS Cachan
Nathalie Girard Encadrante Chargée de recherche INRA
Bernard Hubert Directeur de recherche INRA
Linda Rouleau Rapportrice Professeur HEC Montréal
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Avertissement
L'Ecole des Mines de Paris n'entend donner aucune approbation ni improbation aux opinions émises
dans cette thèse. Ces opinions doivent être considérées comme propres à l'auteur.
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Remerciements
Une thèse est tout le contraire d’un travail individuel, je voudrais ici exprimer ma reconnaissance envers tous ceux qui y ont largement contribué. Bien sûr je tiens avant tout à remercier mon triple encadrement, Frank Aggeri, Bernard Bibé et Nathalie Girard, pour leur disponibilité, leurs encouragements, leurs conseils. J’ai considérablement appris à leurs côtés. Chacun d’entre eux m’a énormément apporté, aussi bien dans l’accompagnement de ce travail de thèse que plus largement en terme d’ouverture d’esprit et de formation au travail de recherche. Je tiens aussi à mettre en avant l’aide formidable qu’ont pu représenter deux « accompagnateurs de l’ombre » : Gilles Allaire, avec qui les multiples échanges depuis mon DEA ont représenté un enrichissement extrêmement précieux et dont les intuitions et les conseils ont beaucoup participé à ce travail. Jean-Michel Astruc, qui a su être là pendant trois ans pour m’aider à chaque étape de cette thèse, informateur privilégié pour l’accès au terrain, professeur de génétique, correcteur de la thèse jusqu’à la fin, etc, etc… il faudrait plusieurs pages pour détailler tous ses efforts pour faciliter et enrichir mon travail ! Je tiens également à remercier les membres de mon comité de pilotage de thèse qui ont régulièrement suivi les avancées de mon travail et ont su y apporter un regard extérieur indispensable : Albert David, Laurent Hazard, Jean-Michel Larrasquet, Régine Teulier. Ces trois années passées au sein de trois laboratoires de recherche très différents, à l’INRA l’UMR AGIR (et notamment mes collègues de l’équipe Médiations), et l’unité de la SAGA et à l’Ecole des Mines le CGS, ont été d’une grande richesse que je dois aux membres de ces laboratoires. En cela je les remercie infiniment. J’ai notamment bénéficié d’échanges très stimulants avec de nombreux chercheurs. Je souhaite en particulier remercier Jean-Claude Moisdon, Armand Hatchuel, Pascal Le Masson, Christophe Bonneuil, Pierre-Benoît Joly, Olivier Clément, Marc Barbier, Francis Barillet, Jean-Claude Flamant, ainsi que mes collègues du projet « SOQRAL » et notamment François Casabianca et Etienne Verrier. Je dois également beaucoup aux doctorants du séminaire « Capacity to Change » de l’INRA-ESR et à ceux du séminaire doctoral du CGS, qui m’ont fait profiter de leur expérience et de leur regard critique. Mes remerciements vont également vers tous ceux qui m’ont permis de mener à bien mon travail de recherche-intervention : les collègues du Centre Départemental de l’Elevage Ovin (notamment Claude Soulas, Xavier Aguerre et Jean-Baptiste Cachenaut), du GIS iD 64 (en particulier Jean-Marc Arranz), de l’Institut de l’Elevage, et bien sûr tous les acteurs des filières ovines laitières des Pyrénées-Atlantiques et du Rayon de Roquefort qui ont accepté de me recevoir. Enfin, j’exprime toute ma reconnaissance envers mes proches, qui ont eu la tâche ardue de me supporter pendant ces trois années parfois entrecoupées de moments difficiles ! Mes parents, pour leur soutien logistique et moral continu, je leur suis infiniment redevable. Ma « famille adoptive » parisienne : Marion, Dudley, Justin pour leur aide inestimable : sans eux mon travail aurait été beaucoup plus difficile. Mes amis, notamment Anne, François et Jessie qui ont eu à répondre à des coups de fil paniqués. Enfin Grégory qui a fait preuve d’une grande patience et d’un soutien permanent durant la dernière ligne droite !
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SOMMAIRE
Introduction : Crises et actualité de la gestion des biens communs, le cas des ressources génétiques animales 9
Partie I : Généalogie de la sélection génétique, une approche par les régimes 35
Chapitre 1 Cadre d’analyse 40
Chapitre 2 Quatre régimes idéaux-typiques de sélection génétique 53
Chapitre 3 Dynamique et traduction des régimes de sélection génétique dans les Pyrénées-Atlantiques 84
Partie II : D’un modèle universel aux pratiques locales : rôle de l’instrumentation dans l’institutionnalisation du régime intensif de sélection génétique 113
Chapitre 1 Généalogie des approches par les instruments et cadre d’analyse des instruments de la sélection génétique 119
Chapitre 2 Trajectoire des instruments de la sélection génétique dans les Pyrénées-Atlantiques : de l’universalité aux crises 133
Chapitre 3 De l’instrumentation scientifique à l’instrumentation de gestion : la fin du mythe de la neutralité ? 164
Partie III : Les activités de qualification des animaux : le rôle des instruments dans les processus d’apprentissage 185
Chapitre 1 Etudier les instruments et les pratiques dans l’activité de qualification 192
Chapitre 2 Le rôle des instruments dans les activités de qualification : le cas des Pyrénées-Atlantiques 205
Chapitre 3 des dispositifs et des instrumentations de qualification favorisant apprentissages et coopération 229
Partie IV : Le marche de la selection genetique : enjeux, pratiques et instruments de régulation 245
Chapitre 1 Les marchés de la sélection génétique : caractéristiques et enjeux 249
Chapitre 2 Le marché des reproducteurs : du côté des acheteurs 264
Chapitre 3 Variété des rationalités des éleveurs et légitimité des rapports de prescription 288
Conclusion générale 301
Chapitre 1 Diagnostic de la coopération et pistes managériales 304
Chapitre 2 Pistes managériales : redéfinir l’espace des collectifs et l’espace des connaissances pour gérer la diversité 314
Chapitre 3 Apports et limites du cadre d’analyse proposé 327
ANNEXES 333
Bibliographie 355
Table des sigles et abbréviations 372
Lexique 373
Table des figures 375
Table des matières générale 376
8
Introduction : crises et actualité de la gestion des biens communs
9
INTRODUCTION : CRISES ET ACTUALITE DE LA
GESTION DES BIENS COMMUNS, LE CAS DES
RESSOURCES GENETIQUES ANIMALES
Introduction : crises et actualité de la gestion des biens communs
10
Introduction : Crises et actualité de la gestion des biens communs, le cas des ressources génétiques animales 9
1 La gestion des biens communs : formes d’organisation et nature des crises 12 1.1 Des biens communs reposant sur des organisations coopératives et distribuées 12 1.2 Des crises pouvant conduire à différentes formes d’épuisement de la ressource 13
2 Comment etudier la gestion des biens communs ? Proposer un changement de perspective 14 2.1 Aperçu et limites des approches autour de la gestion des biens communs 14 2.2 Trois propositions pour aborder la gestion des biens communs 17
2.2.1 1ère proposition : considérer les biens communs comme résultant d’un processus de conception 17 2.2.2 2ème proposition : analyser les processus de conception des biens communs par leur instrumentation 18 2.2.3 3ème proposition : combiner plusieurs axes d’analyse 19
3 Un cas révélateur des tensions exprimées : la sélection génétique des races locales dans les Pyrénées-Atlantiques 21
4 La méthode : entre intervention et étude fine des pratiques 24 4.1 L’intervention dans un but de diagnostic et de réflexivité 24 4.2 Une démarche longitudinale d’inspiration anthropologique 26
5 Le plan retenu et sa justification 27 5.1 Généalogie de la sélection génétique : quatre régimes de sélection 27 5.2 De l’universalité à la non-neutralité des instruments scientifiques et techniques de sélection génétique 28 5.3 Les activités de qualification des animaux : le rôle des instruments dans les processus d’apprentissage 29 5.4 Le marché de la sélection génétique dans les Pyrénées-Atlantiques : enjeux, pratiques et instruments de régulation 31
Introduction : crises et actualité de la gestion des biens communs
11
La gestion des ressources génétiques confrontée à deux évolutions
La gestion des ressources génétiques est aujourd’hui au cœur d’une actualité renouvelée. Elle se trouve
notamment en tension entre deux principales évolutions.
D’un côté, le développement d’une logique marchande, d’un mouvement néo-libéral dans la gestion de
ces ressources. Certains parlent de « marchandisation du vivant », bien que celle-ci soit loin d’être un
phénomène récent. Le développement de brevets et de droits de propriété intellectuelle sur ces
ressources dans le domaine végétal en est un exemple. Dans le domaine animal, en France, la récente
réforme de la loi sur l’élevage, qui coordonnait un dispositif national de sélection génétique animale,
entraîne un désengagement de l’Etat et une ouverture à la concurrence des services de sélection
génétique (suppression du monopole territorial des entreprises de sélection produisant des
inséminations artificielles). De même, les innovations importantes dans le domaine de la génomique
laissent imaginer des voies accélérées de mise en marché du « progrès génétique »1 créé par les
activités de sélection.
De l’autre, l’émergence accrue de logiques civiques et territoriales questionne les fondements et
l’unité des dispositifs de gestion de ces ressources génétiques. Elle conduit notamment à des
changements dans les modes de production de connaissances sur les animaux. Parallèlement, cette
émergence offre de nouvelles opportunités d’évolution et de nouvelles capacités d’innovation. Citons
par exemple les mouvements « Semences Paysannes » et la mise en œuvre de dispositifs de sélection
participative en sélection végétale.
Nous nous intéressons ici à un cas particulier de ressources génétiques, dans le domaine animal : les
« races locales »2. Ces races sont au cœur de ces deux tensions, qui peuvent être aussi bien opposées
que combinées : intégrées dans des filières économiques, ces races ne peuvent se contenter d’une
logique de conservation de ressources génétiques menacées, et se reposer sur les programmes
consacrés à cela tels qu’ils peuvent être proposés pour les races à petits effectifs. Elles sont ainsi
confrontées au marché national et international au côté des races spécialisées, le plus souvent
1 « Progrès génétique » est le terme consacré par les acteurs de la sélection génétique animale (professionnels de l’élevage, mais également acteurs de la recherche et du développement) pour désigner l’augmentation de potentiel génétique des races sur les critères choisis pour faire l’objet de la sélection (le plus souvent des critères de performance). Nous aurions préféré employer un terme plus neutre que celui de « progrès » (car le progrès est toujours relatif à la rationalité de ce par quoi et par qui il est défini), mais pour des facilités de lecture et de compréhension, nous l’emploierons malgré tout sans le questionner directement. 2 Selon l’arrêté du 26 juillet 2007 suite à la réforme de la Loi d’Orientation Agricole, « une race est dite locale, au sens de l’article D. 653-9 du code rural, si des liens suffisants avec un territoire spécifique sont démontrés, notamment si 30 % des effectifs sont situés dans un seul département ou 70 % dans trois départements limitrophes deux à deux ».
Introduction : crises et actualité de la gestion des biens communs
12
beaucoup plus compétitives en terme de potentiel de productivité. Leur avantage comparatif se situe
alors à d’autres niveaux que la seule dimension productive. Ancrées dans des territoires, elles sont l’un
des éléments constitutifs de filières de production localisées mettant en avant des produits typiques,
dans un contexte d’économie de la variété.
1 LA GESTION DES BIENS COMMUNS : FORMES D’ORGANISATION ET NATURE DES
CRISES
1.1 DES BIENS COMMUNS REPOSANT SUR DES ORGANISATIONS COOPERATIVES ET DISTRIBUEES
L’ensemble des ressources génétiques fait partie de ce que l’on peut appeler des « biens communs »,
dans un sens assez large : ce sont des ressources communes (inaliénables) associées à des objectifs de
production. L’eau, les ressources de pêche sont d’autres exemples de biens communs. Dans le cas des
races locales, ces biens communs ne se limitent pas à la seule race. Elle englobe également une
dimension territoriale (la montagne, le bocage, les marais, etc.), le maintien d’un tissu social
d’éleveurs, de systèmes d’élevages orientés vers des productions de qualité, des pratiques
« traditionnelles » telles que la transhumance, ou encore des connaissances et des savoir-faire
spécifiques liés à ces races et à leurs usages.
La gestion de tels biens communs repose sur des organisations que nous qualifions de coopératives et
de distribuées, permettant la coproduction de ces biens. Elles comprennent de multiples acteurs
hétérogènes, individuels et collectifs, peuvent souvent avoir des objectifs divergents, en fonction de
leurs différents usages de la ressource. Ces organisations sont également caractérisées par un pouvoir
diffus : il est difficile de définir qui gouverne et comment, qui est légitime pour orienter la gestion de
la ressource. Enfin, ces organisations reposent sur des dispositifs nécessitant de créer des
connaissances sur la ressource et la façon d’atteindre des objectifs de production. Très souvent, elles
reposent sur des formes de couplages entre dispositifs de recherche et dispositifs de production et
d’utilisation de la ressource. Les scientifiques sont souvent impliqués dans ces organisations
distribuées, participant à produire des connaissances et à favoriser les innovations dans l’utilisation
et/ou le maintien de ces ressources. Ainsi, les grands types d’acteurs impliqués sont des chercheurs
(des organismes de recherche, privés ou publics), un ou plusieurs organismes de gestion de la
ressource, et des usagers qui participent plus ou moins à la gestion de la ressource (définition des
objectifs, des usages, et/ou production du bien commun lui-même).
Introduction : crises et actualité de la gestion des biens communs
13
Encadré 1 : La gestion stratégique d’une race : les contraintes biologiques et techniques des races
comme outil de production Une nécessité de participation des éleveurs : la sélection génétique, qu’elle soit animale ou végétale, nécessite d’utiliser un grand nombre d’individus (animaux ou végétaux) pour réaliser un progrès génétique. Intrinsèquement, un hectare de terrain permet de réunir davantage de végétaux que d’animaux, surtout pour les espèces de ruminants (considérant leur taille !). Pour ces espèces, la sélection génétique animale demande donc des dispositifs beaucoup plus importants en terme d’organisation collective à l’échelle d’un territoire entier, et notamment la participation des éleveurs et de leurs troupeaux à l’effort de sélection. En France, un organisme privé, ou public, peut difficilement avoir seul la maîtrise d’un effectif suffisant pour réaliser cette sélection (contrairement à la sélection végétale) et créer du progrès génétique à l’échelle d’une race. Une forte inertie : lorsqu’un critère de sélection est défini (quantité de lait, qualité du lait, résistance génétique aux maladies, morphologie de la mamelle en sont des exemples), au moins 10 ans sont nécessaires pour qu’une amélioration de ce critère soit constatée dans la population d’animaux. Les contraintes de l’espèce ovine en terme de gestion (espèce étudiée dans cette thèse) : coût éleveur des instruments de la sélection, gestion encore plus coopérative nécessaire : les doses de semence ovine ne peuvent être utilisées que fraîches (contrairement à la semence bovine qui peut être congelée), et au-delà de 7 heures leur pouvoir fécondant n’est plus garanti, ce qui rend impossible la constitution de stocks et limite fortement la possibilité de diffusion par l’IA par rapport à la semence bovine, et nécessite la gestion commune d’un grand nombre d’animaux.
1.2 DES CRISES POUVANT CONDUIRE A DIFFERENTES FORMES D’EPUISEMENT DE LA RESSOURCE
Comme dans la plupart des cas de coopération, celle-ci est toujours menacée, notamment du fait des
grands changements évoqués précédemment. Des crises de la coopération, des crises de légitimité, des
crises des savoirs et des recompositions de collectifs gestionnaires de la ressource impliqués dans ces
organisations distribuées apparaissent de façon récurrente, et accrue aujourd’hui3. Jusqu’à présent, ces
crises étaient en partie régulées par l’Etat, au travers de politiques substantielles. Aujourd’hui, cette
régulation s’affaiblit. Quels sont les risques engendrés par ces crises et cette fragilité de la
coopération ? Ils sont multiples et varient selon le type de ressource concerné. Il peut s’agir d’un
éclatement de l’organisation conduisant à un retour vers un entrepreneuriat découplé (tel qu’il pouvait
l’être avant la mise en place des actions collectives de gestion) qui, dans le cas des races, s’avérerait
assez rapidement dangereux : chaque entité dissidente sélectionnerait selon ses propres orientations
(du fait d’un désaccord sur les objectifs de production de la ressource), conduisant à une division de la
population animale en plusieurs sous populations, à terme de taille trop faible pour éviter les
problèmes de consanguinité inhérents à l’activité de sélection génétique4. Si dans le cas des ressources
de pêche par exemple, le risque est l’épuisement de la ressource, dans le cas des ressources génétiques,
3 Comme a pu le montrer (Laufer R., 2001), les actions collectives autour des biens communs sont fréquemment confrontées à ce que cet auteur appelle des crises de légitimité (Laufer 1995), c'est-à-dire une crise générale des cadres de l'action. Selon cet auteur, « d'une certaine façon, plus rien ne nous est plus naturel », proposition que nous reprendrons pour questionner la perspective « naturaliste » détaillée plus loin. 4 Comme l’indique A. Audiot, "une trop grande hétérogénéité des projets pour un petit effectif d'animaux peut conduire les derniers propriétaires à gérer leur cheptel de façon autonome. Ce dernier état très précaire ne peut être que transitoire, préparant l'extinction définitive de la race" (Audiot A., 1995)
Introduction : crises et actualité de la gestion des biens communs
14
le risque se situe davantage dans la perte de variabilité génétique. Ainsi un usage trop intensif des
« meilleurs individus » d’une population peut conduire, en l’absence de protocole de gestion de cette
variabilité, à sa réduction progressive. Deux effets peuvent être alors anticipés :
− à terme, là encore, des problèmes de consanguinité peuvent apparaître, avec les dégradations
de performance et l’apparition de tares qui y sont liées ;
− le potentiel de sélection génétique future diminue d’autant, celui-ci reposant sur la
disponibilité d’une grande variabilité génétique pour pouvoir avoir un large choix
d’orientation de la sélection.
Ces éléments ne peuvent qu’accroître les risques de diminution de certaines races locales au profit
d’autres plus performantes5.
Se pose alors la question de l’analyse des modes de pilotage de telles formes d’action collective,
notamment : quels dispositifs permettent de concevoir un bien commun territorial, et comment ?
Comment analyser ces crises de la coopération dans un environnement complexe ? Dans une
perspective gestionnaire, comment maintenir, régénérer les capacités d’innovation et de réflexivité
collective autour de ces biens ?
2 COMMENT ETUDIER LA GESTION DES BIENS COMMUNS ? PROPOSER UN
CHANGEMENT DE PERSPECTIVE
2.1 APERÇU ET LIMITES DES APPROCHES AUTOUR DE LA GESTION DES BIENS COMMUNS
De façon générale, les biens communs (« commons » en anglais) font référence à un domaine (Hess et
Ostrom, 2001) :
− Où il est difficile de développer des moyens physiques ou institutionnels d’exclure des
bénéficiaires ;
− Où des problèmes d’encombrement, de sur-utilisation, de pollution, de disparition potentielle
apparaissent en l’absence de limitations d’usages à inventer et à appliquer.
Ainsi la question de la gestion des biens communs a alimenté de nombreux développements dans
différentes disciplines. Il est difficile de regrouper les différentes approches qui s’intéressent à la
question de la coopération autour de biens communs tant les différentes acceptions de la notion de
« bien commun » sont nombreuses et ces approches hétérogènes, amenant parfois une certaine
confusion (Hess et Ostrom, 2001; Lascoumes et Le Bourhis, 1998; Schlager et Ostrom, 1992). En
effet, cette notion est assimilée pour certains à celle d’intérêt général (notamment dans les travaux en
5 Voir à ce sujet article dans Le Monde du 3 septembre 2007 : 20% des races d’animaux d’élevage sont menacées d’extinction, supplantée par des concurrentes plus productives (Van Kote, 2007)
Introduction : crises et actualité de la gestion des biens communs
15
sciences politiques), pour d’autres à celle de ressource commune (notamment en économie) ou de
valeur commune (en sociologie par exemple). De façon très générale : les économistes se sont
interrogés sur le fonctionnement, les failles et les soutiens au marché autour de ce type de bien. Les
chercheurs en science politique ont travaillé sur la question de la gouvernance des biens communs :
par qui et comment sont-ils les gouvernés, quelle est la place des Etats dans cette gouvernance ? Les
sociologues ont cherché à analyser les collectifs qui gèrent ces biens, leurs valeurs, leurs savoirs et les
controverses qui les animent autour de la gestion de ces biens.
Nous n’allons pas détailler ici ces approches. Par contre, nous pouvons identifier deux perspectives
généralement adoptées par une partie importante des recherches dans le domaine de la gestion des
biens communs. Ces perspectives sont d’ailleurs fréquemment combinées au sein de mêmes travaux.
Une perspective utilitariste, ne considérant que la logique économique et la recherche d’un intérêt
individuel des acteurs dans l’analyse de la gestion des biens communs : une seule rationalité est
invoquée pour motiver l’action collective. Le mode de pilotage optimum est alors considéré comme
étant le marché, l’Etat n’intervenant pour réguler l’usage de la ressource commune qu’à la marge, pour
compenser les failles du marché. Selon la théorie standard, le caractère « public » des biens est souvent
vu comme une cause de failles dans la coopération (Kaul, 2001). Dans cette perspective utilitariste, la
question de la gestion des biens communs se résume souvent à une modélisation du comportement des
usagers de la ressource (notamment au travers de Systèmes Multi-Agents). Le paysage organisationnel
est donc réduit à, d’un côté, les usagers, de l’autre le marché, et parfois l’Etat. Les solutions mises en
œuvre par le protocole de Kyoto pour les émissions de gaz (Tordjman, 2004), ou encore le marché des
brevets et des droits de propriété intellectuelle (Tordjman, 2004; Trommetter, 2006), sont des
exemples de la mise en œuvre concrète de ces théories néoclassiques de gestion des biens communs.
Cette approche, principalement développée par l’économie néo-classique, a été critiquée et amendée
par les approches institutionnalistes et l’économie politique (Ostrom, 1990; Schlager et Ostrom, 1992).
E. Ostrom (Ostrom, 1990) a ainsi mis en évidence que l’adoption de régimes institutionnels de gestion
adaptés permet d’éviter cet écueil et d’assurer la durabilité de la gestion. La notion de régime
institutionnel de gestion d’une ressource naturelle combine une composante de politique publique
(instruments et institutions politiques relatives à l’exploitation ou à la protection d’une ressource,
« policy design ») et une composante juridique (différents régimes de propriété et droits d’usage des
biens et services fournis par la ressource). Ostrom a ainsi montré que l’intervention de l’Etat n’était
pas la seule réponse politique possible : des arrangements volontaires, basés sur des communautés,
peuvent également faire émerger des biens communs, parfois même contre la volonté de l’Etat
(Ostrom, 1990). D’autres auteurs développent une « nouvelle économie des ressources », avançant
notamment l’incomplétude de l’analyse des institutions dans les approches néoclassiques, et critiquant
leur position idéologique prônant des recommandations (Petit O., 2004).
Introduction : crises et actualité de la gestion des biens communs
16
Une perspective naturaliste, considérant les biens communs comme donnés6. Cette perspective
s’intéresse alors aux biens communs comme des stocks, l’enjeu étant de les classer, de les définir (cf.
classement selon les propriétés d’ « excludabilité » et de rivalité sur la base des concepts proposés par
Samuelson en 19547). Si selon cette perspective on s’intéresse aux différentes controverses, aux
différentes visions du bien commun que peuvent en avoir les usagers, la problématique reste limitée :
accès et usage de la ressource, recherche d’un « mythique » consensus sur les usages et l’orientation à
donner au bien commun, et non pas au processus qui a permis de le concevoir, de le rendre
« gérable ». Le bien commun doit être préservé, conservé, ce dont l’Etat doit être le garant. Là encore,
cette approche a notamment été remise en cause par certains économistes, qui ont tenté d’élargir les
définitions des biens communs (Kaul I., 2001). Les approches institutionnalistes telles que les théories
évolutionnistes ont également développé l’idée que les biens ne sont pas donnés a priori mais qu’ils
co-évoluent avec les échanges : d’un côté la nature des biens détermine la forme des échanges mais
inversement la forme des échanges influence également la nature des biens. De même, des sociologues
ont montré en quoi les biens et leurs qualifications étaient fortement dépendants de dispositifs qui
permettent de concevoir ces biens et leur qualité (Callon et Muniésa, 2003; Karpik, 1989; Karpik,
2007). D’autres orientations théoriques ont davantage essayé de mettre en avant le processus et les
dynamiques de construction sociale et technique des biens communs : c’est le cas de la sociologie de
la traduction, ou encore de certains domaines de la sociologie des sciences et des techniques comme
les études sur la « construction sociale des technologies ». Ces approches se sont davantage intéressées
aux processus de construction d’ordres sociotechniques, par lesquels se stabilise un monde social et
par lesquels les différents acteurs sont « attachés » à l’action collective (voir travail sur la coquille
saint jacques, (Callon M., 1986).
Ces perspectives utilitaristes et naturalistes ont en commun un modèle normatif qui suppose de donner
a priori les contours de ce qui est commun et les positions des acteurs. L’objectif de cette thèse vise
plutôt à comprendre les processus de conception des biens communs et les régimes de
coopération sur lesquels ces processus reposent. Quels sont les acteurs et la variété des rationalités,
des intérêts qu’ils peuvent avoir dans la coopération pour produire les biens communs ? Ainsi notre
posture scientifique repose sur plusieurs propositions.
6 Cette citation de A. Hatchuel reflète clairement l’idée d’une perspective naturalisante : « En disant : "j'observe des paysages", le chercheur naturalise immédiatement la notion de paysage. Il oublie, au moins un moment, qu'elle est artefactuelle » (Hatchuel, 2000). 7 Samuelson P., 1954, “The Pure Theory of public expenditure”, Economics and statistics, 36, 387-389
Introduction : crises et actualité de la gestion des biens communs
17
2.2 TROIS PROPOSITIONS POUR ABORDER LA GESTION DES BIENS COMMUNS
2.2.1 1ère proposition : considérer les biens communs comme résultant d’un processus de conception
La première proposition est d’opérer un déplacement par rapport aux perspectives exposées ci-dessus,
(i) en considérant les biens communs non comme donnés mais comme résultant d’un processus de
conception et (ii) en ne présupposant pas d’une forme unique de rationalité. Il s’agit en quelque sorte,
selon l’argument proposé par A. Hatchuel (Hatchuel, 2000), de rentrer dans un rapport de
"dénaturalisation / artefactualisation" de l’action collective autour de biens communs. En effet, les
biens communs sont de nature intangible (Allaire G., 2007) : il ne s’agit pas d’objets physiques que
l’on peut contenir ni de catégories naturelles. Nous n’abordons pas les biens communs en tant que
stock, c’est à la dynamique qui conduit à leur production et à leur échange que nous nous intéressons.
Dans le cas de la sélection génétique, ce n’est pas tant la race en tant que population animale à un
instant « t » qui est un bien commun. Ce qui est « commun » est le fait :
− qu’une communauté d’éleveurs soit responsable de sa définition (si la race reste un bien
inaliénable, ils en sont collectivement les « propriétaires » au sens de « owners » (Schlager et
Ostrom, 1992)), comme l’indique la Loi d’Orientation Agricole8 ;
− qu’elle nécessite une action collective pour évoluer et se reproduire dans le temps : c’est à la
reproduction de la race en tant que bien commun qu’il s’agit de s’intéresser et non à la race en
tant que quelque chose de stable et de donné.
Le processus de conception des biens communs repose alors sur deux aspects :
− Une dimension liée à la qualification : qu’est ce que le bien commun, comment le définit-on
(comment définit-on la race, comment qualifie-t-on les animaux qui en font partie et ce qui
n’en font pas partie) ?
− Une dimension liée aux objectifs de production : vers quoi est orientée la production et
l’utilisation du bien commun (vers quels objectifs orienter la sélection des races ? comment
améliorer leur performance selon ces objectifs ?)
Ces deux dimensions ne sont ni opposées ni indépendantes l’une de l’autre : les objectifs de
production peuvent être décomposés et peuvent définir le bien commun jusqu’à un certain point où
rentre alors en jeu la qualification pour déterminer si oui ou non il s’agit du bien commun en question.
Ces deux dimensions font écho aux deux logiques évoquées au début de cette introduction (logique
marchande pour les objectifs de production et logique territoriale et identitaire pour la qualification),
qui relient les races à d’autres biens communs : par exemple la gestion de l’information génétique pour 8 Le Décret n° 2006-1662 du 21 décembre 2006 "relatif à l'identification et à l'amélioration génétique des animaux", dans sa section consacrée à la "gestion des ressources zoogénétiques", fournit une définition de la race comme un "accord" entre éleveurs ("race : un ensemble d’animaux qui a suffisamment de points en commun pour pouvoir être considéré comme homogène par un ou plusieurs groupes d’éleveurs qui sont d’accord sur l’organisation du renouvellement des reproducteurs et des échanges induits, y compris au niveau international."
Introduction : crises et actualité de la gestion des biens communs
18
l’une, le maintien d’un certain nombre d’agriculteurs sur un territoire pour l’autre. Dans l’une comme
dans l’autre, il peut y avoir des divergences entre les différentes parties prenantes de l’action collective
(divergences dans les objectifs de production, dans la qualification du bien commun ou dans les modes
d’engagement dans la coopération), sans pour autant que cela conduise toujours à une faillite de celle-
ci, et pouvant au contraire parfois offrir de nouvelles capacités d’innovation. Le bien commun n’est
pas synonyme de valeurs communes : il peut y avoir des désistements et des divergences sans que
l’action collective ne s’effondre.
En posant la question de la qualification et des objectifs de production, nous ne présupposons pas
d’une certaine forme de rationalité. Le terme « rationalisation » est souvent critiqué car il est connoté
par une logique unique d’efficacité, de performance. Dans notre perspective, les termes de rationalité
ou de rationalisation, au singulier, seront remplacés par leurs pluriels. Nous parlerons de rationalités et
de rationalisations pour signifier les processus d’apprentissages qui ont permis la co-construction
progressive des collectifs et des objets de gestion des biens communs.
Nous proposons alors de considérer que ces processus de conception reposent sur ce que nous
appellerons des dispositifs coopératifs de production de biens communs. Ces dispositifs, à la fois
techniques et organisationnels, intègrent la double dimension des activités liées aux biens communs :
d’une part la production d’un service marchand, et d’autre part la définition, le maintien et
l’orientation du bien commun (Allaire G. et al, 2007). C’est donc à la nature de ces processus que
nous choisissons ici de nous intéresser, en identifiant les déstabilisations et les reconfigurations qui ont
lieu.
2.2.2 2ème proposition : analyser les processus de conception des biens communs par leur
instrumentation
La deuxième proposition est de choisir, pour analyser les processus de conception de ces dispositifs,
de suivre l’instrumentation de la gestion des biens communs plutôt que les discours des acteurs ou les
controverses. En effet, les dispositifs coopératifs de production de biens communs reposent sur tout un
ensemble d’instruments, de règles, de normes. Cette dimension « artefactuelle », souvent délaissée par
la littérature car considérée comme « allant de soi », n’en est pas moins essentielle pour la
compréhension des dynamiques d’action collective (Engestrom et Blackler, 2005). Ainsi, à l’instar de
J.-C. Moisdon, nous adoptons dans cette thèse cet élément de méthode essentiel consistant à partir de
ces objets eux-mêmes, plutôt que de « pourchasser le pouvoir dans ses intentions, sa substance, sa
subjectivité » (Moisdon, 2006b). La thèse défendue ici est que l’instrumentation permet de
comprendre pourquoi des choses ne marchent pas comme prévu : c’est en discutant de la
Introduction : crises et actualité de la gestion des biens communs
19
« plomberie »9 que l’on touche à de vrais problèmes ! Par contre, nous adoptons ici une définition
large de l’instrumentation, prenant en compte non pas uniquement les « outils de gestion » mais
l’ensemble des techniques, règles, contrats, instruments scientifiques, dispositifs spécifiques
permettant l’organisation d’activités particulières au sein de l’organisation, qui ont rendu possible la
conception des biens communs et la production des services associés. En l’occurrence, il s’agit de
l’instrumentation qui a rendu « sélectionnables » des populations animales utilisées en agriculture, et
qui a rendu gouvernables ces activités de sélection. Nous nous attacherons à différencier ce qui, dans
ces instrumentations, relève d’un « mythe rationnel »10 et ce qui relève de la mise en acte de cette
instrumentation, de l’étude de celle-ci « dans l’action »11.
En focalisant l’attention sur l’instrumentation plutôt que sur les discours stratégiques des acteurs, notre
projet s’inscrit dans ce que (Hatchuel A., 2001a) appelle la formation d’un infra-théorie plutôt que
celui d’une méta-théorie (David et Hatchuel, 2007; Hatchuel A., 2001a). Cette infra-théorie doit alors
pouvoir être actionnable à l’échelle des collectifs concernés. Est-ce que des dispositifs contribuent plus
ou moins à la réflexivité collective, à l’apprentissage collectif ? L’analyse de l’instrumentation permet
également de dépasser l’opposition « micro/macro » dans l’étude des actions collectives. L’étude des
dispositifs et des instruments permet de se placer dans une perspective différente que celle qui
considère d’un côté des institutions, de l’autre des micro-pratiques. Hasselbladh et Kallinikos (2000)
ont ainsi montré comment l’étude des instruments et des techniques peut permettre de dépasser une
vision désincarnée des institutions. Ce refus d’une opposition entre micro et macro conduit à adopter
une approche holiste, fondée sur l’ « indiscipline » (Martinet A.-C., 2001).
La notion de « dispositif » implique une démarche interactive et multi-niveaux qui doit s’appliquer
aussi bien à notre démarche de recherche qu’aux objets étudiés (Aggeri, 1998). Cet argument conduit à
notre troisième proposition.
2.2.3 3ème proposition : combiner plusieurs axes d’analyse
La troisième proposition consiste à mettre en œuvre les principes d’une approche combinant plusieurs
axes d’analyse : quatre axes nous semblent nécessaires à développer pour comprendre les processus de
conception des biens communs et les modes de coopération sur lesquels ces processus reposent.
9 The « nuts and bolts » selon (Bijker W.-E., 1995) 10 « Utopies possédant à la fois les propriétés mobilisatrice du mythe […] et les propriétés opératoires de la raison » (David A., 2001). L’idée de mythe rationnel veut dire qu’il y aura toujours un écart entre le projet et la réalité, mais avoir un modèle est important pour pouvoir susciter l’adhésion. Il faut alors être capable de gérer ces écarts. 11 Cependant, nous veillerons à ne pas instrumentaliser les agents dans notre travail de recherche. Comme on pu le montrer Callon et Muniésa (Callon et Muniésa, 2003), « l’instrument n’est pas aux mains d’agents qui le contrôle totalement et contrôlent totalement leurs objectifs et leurs actions, mais de l’autre les instruments n’imposent pas totalement non plus une conduite ».
Introduction : crises et actualité de la gestion des biens communs
20
− Un premier axe développe une perspective historique : il doit permettre de saisir les processus
sur le temps long, en élaborant une généalogie de la coopération et de l’activité de gestion des
biens communs. Si les biens communs ont été considérés au travers des perspectives qui
viennent d’être présentées comme des catégories naturelles ou universelles, nous avons opté
pour l’étude des biens communs dans une perspective dynamique. Il s’agit donc d’étudier les
processus de construction des biens communs : éclairer la généalogie des actions collectives
visant à gérer et produire ces biens, expliquer l’apparition de la division du travail et
l’émergence de dispositifs coopératifs. Pour cela nous identifions des « régimes de
coopération » : renvoyant à un champ particulier de l’activité sociale, un régime de
coopération correspond à un équilibre dynamique entre différents arrangements
institutionnels, issu d’un travail de rationalisation et d’institutionnalisation de formes de
relation et de modes de savoirs. Ces régimes peuvent correspondre à des périodes historiques
qui peuvent être plus ou moins longues, mais peuvent également coexister au sein d’une même
période.
− Les deux axes suivants sont parallèles. Reflétant la double dimension des dispositifs
coopératifs de production de biens communs exposée plus haut, ils doivent permettre de saisir
les différentes formes de participations des multiples parties prenantes concernées par les
biens communs à leur définition, à leur répartition et à leur production :
o La constitution d’un service marchand par l’étude des instruments scientifiques et
techniques qui permettent la gestion et la production du bien commun, la création
d’un ordre technique. Quel est le rôle de l’instrumentation scientifique et technique
conçue pour mettre en adéquation ressources communes et objectifs de production
dans la conception des biens communs et les processus de coopération ? En quoi
l’instrumentation scientifique et technique se transforme-t-elle en instrumentation de
gouvernement des biens communs ?
o La constitution des contours du bien commun par l’étude des activités de qualification
collectives. Par quels dispositifs technico-organisationnels, par quels instruments sont
organisées les activités de qualification des biens communs et la coopération entre
usagers, gestionnaires et scientifiques dans la définition du bien commun à
concevoir ?
− Si les deux axes précédents s’intéressent au système de production des biens communs et des
services qui y sont liés, le quatrième axe s’intéresse à la diffusion de ces services et de ces
biens, celle qui est contrôlée par les dispositifs coopératifs et celle qui leur échappe (marchés
parallèles, comportements opportunistes, etc.). En effet, lorsque l’on s’intéresse à des biens
communs, il est impossible de dissocier production et diffusion, d’autant plus lorsque les
utilisateurs sont à la fois « consommateurs » et « producteurs » des biens en questions.
L’objectif est de comprendre le fonctionnement du marché des biens communs, d’identifier les
Introduction : crises et actualité de la gestion des biens communs
21
instruments qui permettent de le réguler. Comment fonctionnent les marchés dans lesquels
circulent les ressources communes, en quoi sont-ils régulés ou non par l’instrumentation
collective et les dispositifs coopératifs ? Quelles sont les pratiques des acteurs qui justifient
leur engagement ou non dans les dispositifs coopératifs et leurs comportements au sein du
marché ? Quels usages font-ils de l’instrumentation collective ? Ce quatrième axe nous permet
de mieux comprendre ce qui constitue la valeur des biens communs conçus, le désistement de
certains acteurs du processus de conception et leurs moyens d’accéder malgré tout au bien
commun.
Nous avons exploré cette problématique mis en œuvre cette démarche dans l’étude d’un cas empirique
particulièrement révélateur des enjeux actuels autour de la sélection génétique animale.
3 UN CAS REVELATEUR DES TENSIONS EXPRIMEES : LA SELECTION GENETIQUE
DES RACES LOCALES DANS LES PYRENEES-ATLANTIQUES
Le cas empirique que nous avons étudié est celui de la sélection des races ovines laitières locales dans
les Pyrénées-Atlantiques. Il s’agit d’un cas « exemplaire », même si ce terme n’est pas vraiment
approprié, pour alimenter notre problématique : la co-production des biens communs y est menacée, à
la fois par un contexte concurrentiel fort et par des problèmes de participation au dispositif coopératif.
Dans ce département, trois races locales (Manech Tête Rousse, Manech Tête Noire, Basco-Béarnaise)
font l’objet depuis les années 1970 d’une sélection génétique réalisée au travers de trois schémas de
sélection12, gérés par une structure coopérative (le Centre Départemental de l’Elevage Ovin, CDEO
dans la suite du texte). Ces trois races locales produisent du lait pour une filière fromagère composée
d’une multitude d’opérateurs : industriels, petits transformateurs et producteurs fermiers.
Les schémas de sélection qui ont permis l’amélioration de ces races ont été mis en place localement
avec l’aide des scientifiques de l’INRA13 à partir des dispositifs techniques conçus et mis en œuvre
dans le Rayon de Roquefort pour la sélection de la race Lacaune. L’innovation constituée par ces
schémas de sélection dans le Rayon de Roquefort a consisté à adapter les techniques déjà utilisées
pour la sélection bovine (insémination artificielle, contrôle de performance, évaluation du potentiel
génétique par les index) au cas des ovins grâce à des innovations organisationnelles permettant de
pallier les contraintes biologiques de cette espèce (notamment l’impossibilité de congeler la semence
12 Un schéma de sélection est un dispositif technique et organisationnel associant éleveurs, organismes et entreprises de sélection, et institutions de recherche et développement permettant la production de progrès génétique et l’amélioration génétique d’une population animale. 13 Tout particulièrement les chercheurs de la SAGA, Station d’Amélioration Génétique des Animaux à Castanet-Tolosan
Introduction : crises et actualité de la gestion des biens communs
22
et donc de faire des stocks) et les contraintes de coûrs liées à la taille des troupeaux (3 à 4 fois plus
d’animaux en moyenne dans un troupeau ovin que dans un troupeau bovin). Dans un souci
d’optimisation économique (Barillet F. et al, 1981), cette innovation organisationnelle a reposé sur la
mise en place d’une sélection pyramidale : un noyau de sélection (représentant environ 20% des brebis
de la race) produit du progrès génétique diffusé aux 80 autres % des troupeaux par la vente de
reproducteurs mais surtout par la vente et la mise en place d’inséminations artificielles par le Centre de
sélection (ce qui lui assure un retour sur investissement de ses efforts de sélection, étant donné qu’il
faut tester des reproducteurs pendant 2 ou 3 ans avant de pouvoir en retirer des bénéfices).
Le succès de ces innovations techniques mais surtout organisationnelles dans le Rayon de Roquefort,
grâce aux capacités dynamiques d’une filière très intégrée14, a conduit à faire de la race Lacaune l’une
des plus productives au monde15. Dans les Pyrénées-Atlantiques, la trajectoire de l’innovation a été
différente. Les schémas de sélection ont permis l’augmentation importante des performances des races
locales. Cependant ces schémas de sélection restent fragiles et toujours controversés. En effet,
contrairement au Rayon de Roquefort, dans les Pyrénées-Atlantiques le modèle de la diffusion du
progrès génétique par l’insémination artificielle, et l’importance du contrôle de performance des
animaux, n’ont pas pris la dimension escomptée, rendant difficile l’autofinancement des schémas de
sélection en les privant d’une partie de leurs revenus. Comme le montre le tableau ci-dessous, les
pourcentages de brebis en contrôle laitier et d’inséminations artificielles sont beaucoup plus faibles
qu’en Roquefort :
Pyrénées-Atlantiques Roquefort
% brebis en contrôle laitier
pour la sélection et l’appui
technique
31% 81%
% brebis inséminées dans le
noyau de sélection 50% 80%
% brebis inséminées hors
du noyau de sélection
(diffuction du progrès
génétique)
< 10% 50%
Tableau 1 : Proportions de brebis au contrôle laitier et de brebis inséminées sur la population animale totale en
Pyrénées-Atlantiques et Roquefort
De plus, des phénomènes de défection des éleveurs dans les noyaux de sélection, notamment celui de
la Manech Tête Noire, sont observés depuis quelques années, jusqu’à remettre en question l’avenir du
14 Voir (Aggeri F. et Hatchuel A., 2003) pour une description de l’OSE néo-corporatif de Roquefort 15 En moyenne, la race Lacaune produit 290 litres de lait en 165 jours de traite, contre 167 litres de lait en 146 jours pour la moyenne des races des Pyrénées-Atlantiques (chiffres contrôle laitier 2007, Institut de l’Elevage).
Introduction : crises et actualité de la gestion des biens communs
23
schéma de sélection de cette race. Les axes de la sélection des trois schémas sont remis en cause par
certains éleveurs, notamment dans la presse agricole locale, critiquant les orientations du CDEO et
l’accusant de « lacauniser » (selon l’expression consacrée en référence à la race sélectionnée en
Roquefort) les races locales. D’un autre côté, la race Lacaune menace de concurrencer les races locales
sur leur territoire, malgré l’intégration de celles-ci dans le cahier des charges de l’AOC locale (AOC
Ossau-Iraty)16. Ainsi les gestionnaires et les professionnels du CDEO ont émis auprès de scientifiques
leur volonté de « reformuler un projet de sélection, véritablement partagé par l’ensemble des
producteurs et bien resitué dans le contexte économique européen »17. Mais comment atteindre cet
objectif dans une situation si complexe ? Obtenir un consensus n’est-il pas un mythe et ne faut-il pas
opter pour la conception de dispositifs réflexifs et adaptables à une diversité de stratégies de
différenciation ?
Pour tenter de fournir des éléments de réponse à cette problématique locale, d’apporter une aide à
l’orientation stratégique des schémas de sélection pyrénéens, le GIS18 Id64, nouvellement créé (en
octobre 2003) s’est lancé dans une étude prospective à l’horizon 2020. Deux départements de l’INRA
se sont intéressés à la problématique de la gestion des populations locales sous deux angles
complémentaires (le département de Génétique Animale, et notamment la SAGA, composé
majoritairement de généticiens, dont l’implication sur le terrain date du début des années 1960, et le
département du SAD19, notamment l’équipe Médiations de l’UMR AGIR20, département
pluridisciplinaire, associant biotechniciens et chercheurs en sciences sociales, dont les sciences de
gestion) et ont décidé d’enrichir réciproquement leurs analyses à travers ce travail de thèse. Ils ont
ainsi, avec l’accord des professionnels et des gestionnaires du GIS et du CDEO, souhaité qu’une
analyse plus approfondie de cette problématique locale soit réalisée.
C’est donc dans ce cadre que la thèse présentée ici a été effectuée, et que la démarche analytique
proposée précédemment prend tout son sens. En effet, un élément très important à mettre en avant
pour comprendre l’articulation des différentes parties de la thèse est que les crises de la coopération se
situent à différents niveaux : au niveau des régimes de coopération eux-mêmes (coexistence en tension
de plusieurs régimes), au niveau de la légitimité de l’instrumentation scientifique et technique (critique
du « modèle Roquefort »21 accusé de ne pas respecter les spécificités des races locales dans les
16 L’AOC, représentant qu’un tiers de la production totale de fromage dans le département des Pyrénées-Atlantiques, n’a pas un pouvoir suffisamment important pour éviter à elle seule l’introduction de races exogènes dans le département. 17 Extrait d’une lettre de Jean-Marc Arranz (ingénieur CDEO) à Joseph Bonnemaire (Professeur ENESAD) dans le cadre du montage d’une étude prospective sur la sélection génétique dans les PA. 18 Groupement d’Intérêt Scientifique 19 Sciences pour l’Action et le Développement 20 Agro-systèmes et Développement Territorial 21 Selon le terme proposé par Bardini (1991)
Introduction : crises et actualité de la gestion des biens communs
24
Pyrénées-Atlantiques telles que l’adaptation à la montagne et à la pratique de la transhumance), au
niveau de la qualification des biens communs (critique sur le respect du standard des races par les
schémas de sélection), et au niveau du fonctionnement du marché (persistance d’un important marché
parallèle des reproducteurs) et des pratiques individuelles (diversité des stratégies et des systèmes
d’élevage). Chacun de ces niveaux fait donc l’objet d’une partie de thèse.
4 LA METHODE : ENTRE INTERVENTION ET ETUDE FINE DES PRATIQUES
4.1 L’INTERVENTION DANS UN BUT DE DIAGNOSTIC ET DE REFLEXIVITE
La méthode de recherche choisie pour réaliser ce travail est la mise en place d’une recherche-
intervention (Hatchuel A. et Molet H., 1986). La recherche-intervention, dans sa définition idéale et
totale, vise :
− à comprendre en profondeur le fonctionnement d’un système ;
− à en mettre à jour les mythes rationnels afin d’en dépasser la doctrine (Barbier, 2004; David
A., 2001) ;
− à accompagner les acteurs à mieux formuler les problèmes qu’ils rencontrent ;
− à définir des trajectoires possibles d’évolution, à les aider à en choisir une, à la réaliser et à en
évaluer le résultat.
Dans notre cas, la recherche-intervention aurait donc pour objectif d’aider à qualifier ce que peuvent
devenir les biens communs sur un territoire, à partir d’actions collectives appelant, comme l’indique
A. Hatchuel (Hatchuel, 2000), à de nouveaux critères d’efficacité. Il s’agirait de définir différentes
voies possibles pour concevoir différents biens communs territoriaux, d’en choisir une ou plusieurs, de
tenter de les mettre en oeuvre et de les évaluer. Le travail que nous avons réalisé, pour plusieurs
raisons que nous allons détailler, ne correspond pas à cette définition substantielle de la recherche-
intervention. Ce sont plutôt certains des grands principes d’une telle posture que nous avons cherché à
respecter, sans pour autant réaliser l’ensemble des étapes décrites ci-dessus.
Comme l’indique A. Hatchuel, la recherche-intervention est une recherche en partenariat, mais il s'agit
plus spécifiquement d'un « partenariat dans la construction de l'action. » (Hatchuel, 2000). Pour
réaliser les étapes ci-dessus, il aurait fallu que la demande d’intervention vienne des gestionnaires des
schémas de sélection dans les Pyrénées-Atlantiques, par exemple les responsables du CDEO. Or la
demande d’intervention d’un point de vue de sciences de gestion a été faite par les chercheurs de la
SAGA, confrontés à des difficultés de compréhension et d’analyse des enjeux locaux. Ainsi, s’il n’y a
pas eu mise en place d’un dispositif de pilotage formel de la recherche intégrant les acteurs locaux
(notamment les responsables du GIS Id64), la recherche s’est déroulée en interaction forte avec un
chercheur de la SAGA (Bernard Bibé) et un ingénieur de l’Institut de l’Elevage (Jean-Michel Astruc,
responsable de la coordination des informations génétiques issues des schémas de sélection au niveau
Introduction : crises et actualité de la gestion des biens communs
25
national). Bernard Bibé a également fait partie de l’encadrement du travail de thèse, assurant au fur et
à mesure du déroulement de la recherche la validité des résultats vis-à-vis de la problématique
concrète du pilotage des schémas de sélection dans les Pyrénées-Atlantiques. Plusieurs présentations
des travaux en cours ont également été réalisées auprès des professionnels des Pyrénées-Atlantiques,
notamment au sein du GIS Id64, permettant un suivi de l’avancement de la recherche par une partie
des acteurs locaux.
Notre objectif dans la mise en oeuvre de ce partenariat avec les « accompagnateurs » des actions
collectives de sélection (chercheurs de la SAGA et ingénieurs de l’Institut de l’Elevage), mais aussi au
travers des restitutions à différents moments auprès des gestionnaires locaux des schémas de
sélection, était de faire évoluer les points de vue, d’aider à dénaturaliser22 des formulations toutes
faites pour s’intéresser à la nature de l’activité de sélection génétique. Comme a pu le montrer B.
Segrestin (Segrestin, 2003), « l’enjeu est donc de ne pas se satisfaire de discours rationalisés a
posteriori, mais de suivre l’émergence des opinions, des objets collectifs, des représentations
communes et des collectifs qui sont en train de se nouer ». Il s’agissait donc de remettre en question
des explications entendues au début de notre intervention : « en Pyrénées-Atlantiques, les problèmes
viennent du fait que ce sont des basques », « en Pyrénées-Atlantiques, les problèmes sont politiques »,
« en Pyrénées-Atlantiques, ils ne veulent pas plus d’un verre de lait par brebis ». Plus généralement,
la conception de l’innovation dans la gestion de ces dispositifs semble encore très descendante : si
localement les préconisations sont appliquées, « il n’y a pas de raison que ça ne marche pas ! »,
l’intendance suivra forcément… Ces catégories préconçues, fondées ou non (peu importe) sont des
freins à l’innovation, et à la prise en compte de capacités dynamiques locales dans la constitution des
collectifs. Elles empêchent de penser l’action collective et d’imaginer de nouvelles trajectoires. Notre
posture devait notamment offrir la possibilité à ces « accompagnateurs » de mieux connaître les
stratégies et les pratiques des acteurs pour lesquels ils conçoivent des instruments scientifiques et
techniques.
Par contre, nous ne sommes pas allés dans notre recherche jusqu’à la mise en oeuvre d’un changement
effectif dans le mode de pilotage des schémas de sélection. Pour cela, une autre configuration de
recherche aurait été nécessaire : un dispositif de pilotage de la recherche associant acteurs locaux et
généticiens, un temps d’intervention plus long que les trois ans de thèse, indispensable pour la
mobilisation et la mise en oeuvre d’un travail collectif à l’échelle d’un territoire ; l’accompagnement
de chercheurs en gestion expérimentés dans le rapport direct avec le terrain et le travail d’intervention.
22 « La recherche-intervention induit alors un travail de "dénaturalisation / régénération" des principes de l'action collective. Soulignons que le conflit appartient de fait à ce processus puisqu'il peut en être une voie de rationalisation parmi d'autres » (Hatchuel, 2000).
Introduction : crises et actualité de la gestion des biens communs
26
La configuration de la thèse ne permettait pas la mise en oeuvre d’un tel dispositif. Ainsi, notre travail
d’intervention s’est limité à trois objectifs :
− Dénaturaliser les catégories préconçues (les nôtres et celles des participants !) et favoriser les
apprentissages des accompagnateurs et gestionnaires des schémas de sélection
− Elaborer un diagnostic des crises de la coopération et du fonctionnement des dispositifs
coopératifs de sélection génétique. En effet, comme a pu le montrer F. Aggeri (Aggeri F.,
1998), le fait d’intervenir dans une organisation ne signifie pas nécessairement la mise en
œuvre d’une action de changement et peut s’arrêter dans certains cas à « élaborer simplement
un diagnostic lorsque les conditions d’un changement apparaissent d’évidence impossibles ».
− Proposer non pas des « solutions toutes faites » mais un cahier des charges présentant les
pistes à approfondir potentiellement pour favoriser les capacités locales d’innovation
collective et de conception territoriale de biens communs, en définissant les axes à prendre en
compte pour cela. Il sera notamment proposé un cahier des charges pour organiser des ateliers
de conception innovante, selon la méthode proposée par (Le Masson P. et al, 2006) dans le cas
des entreprises, adaptée alors à une démarche de conception territoriale.
Un travail de recherche ingénierique (Chanal V. et al, 1997) a été également démarré et continue au
moment de la fin de la rédaction de cette thèse. La démarche ingénierique amène à, au-delà du
diagnostic, la conception d’un outil, sa mise en œuvre et son évaluation afin « de créer à la fois des
représentations de la situation utiles à l’action et des connaissances théoriques généralisables à
d’autres situations » (Chanal V. et al, 1997). Ainsi un travail de conception (David A., 2001) a été
réalisé suite à la demande conjointe des scientifiques de la SAGA et du GIS Id64 autour de l’étude
prospective qui a conduit à l’animation d’un groupe (scientifiques de l’INRA, ingénieurs Institut de
l’Elevage, gestionnaires des schémas) pour élaborer un outil permettant de suivre l’évolution de la
filière et l’orientation vers les scénarios proposés, grâce à une batterie d’indicateurs.
4.2 UNE DEMARCHE LONGITUDINALE D’INSPIRATION ANTHROPOLOGIQUE
Comme toute recherche intervention, notre travail d’investigation s’est déroulé sur le temps long, dans
la perspective d’une recherche « longitudinale » telle qu’a pu la définir (Pettigrew A.M., 1990) : le
contact avec le terrain s’est étalé sur deux ans et demi, et les interactions avec les « accompagnateurs »
des dispositifs de sélection n’ont jamais cessé du début à la fin de la thèse. Cet auteur a souligné
l’importance de la durée de l’interaction pour comprendre les processus et les logiques à l’œuvre dans
les organisations. Pendant cette recherche longitudinale, nous avons réalisé23 :
− des entretiens, plus souvent sur un mode ouvert et compréhensif, la nature et le contenu des
entretiens ont évolué tout au long de l’avancement de la recherche : il ne s’agissait pas d’une
23 Voir annexe 1 pour le détail des sources
Introduction : crises et actualité de la gestion des biens communs
27
liste de questions fixées à l’avance mais, comme l’indique (David A., 2001), une démarche
plus proche de l’enquête policière, sur le principe « d’investigation prospective » ;
− des observations (participantes ou non) de réunions et d’activités du Centre de sélection
(insémination, contrôle laitier, qualifications) ;
− des recherches d’archives (archives départementales des Pyrénées-Atlantiques, archives des
différentes organisations étudiées, notamment le Centre de sélection) ;
− la mobilisation de sources secondaires, notamment au travers d’une analyse des publications
scientifiques en sélection génétique (surtout génétique ovine) ;
− l’interaction très fréquente avec les accompagnateurs des schémas de sélection (généticiens,
ingénieurs de l’Institut de l’Elevage) ;
− l’accompagnement de la démarche de conception d’indicateurs pour l’étude prospective.
Nous avons également mobilisé d’autres cas de sélection génétique (sélection de la Lacaune dans le
Rayon de Roquefort, sélection de la race Prim’Holstein), que nous avons investi par entretiens et
recherches de sources secondaires, pour mettre à l’épreuve les connaissances produites dans le cadre
de notre recherche-intervention et pour donner des éléments de comparaison entre différents cas,
même si les cas supplémentaires n’ont pas été étudiés de manière aussi approfondie que le cas des
Pyrénées-Atlantiques.
5 LE PLAN RETENU ET SA JUSTIFICATION
Un plan en quatre parties a été élaboré.
5.1 GENEALOGIE DE LA SELECTION GENETIQUE : QUATRE REGIMES DE SELECTION
La première partie de la thèse réalise une généalogie de la sélection génétique, en combinant analyse
du cas des Pyrénées-Atlantiques et sources secondaires sur les activités de sélection génétique dans
l’histoire plus générale. Construire cette généalogie permet de saisir les processus de rationalisation
qui ont conduit à l’émergence d’ordres sociotechniques de sélection génétique, en analysant la co-
construction et la co-évolution des savoirs et des collectifs autour de ces activités. Pour construire cette
généalogie et analyser ces longs processus de rationalisation, nous mobilisons la notion de « régime »
en l’inscrivant dans la démarche de Hasselbladh H. et Kallinikos J. (2000) : ces auteurs, critiquant la
vision trop globale des approches néo-institutionnalistes dans l’étude des processus de rationalisation,
invitent à se rapprocher des pratiques, des procédures et des instruments sur lesquels reposent ces
processus24. Nous considérons ici les instruments comme révélateurs de vagues de rationalisation
(Hatchuel A. et Weil B., 1992).
24 Ainsi les travaux de Foucault (Foucault M., 2004) sont une source d’inspiration pour construire cette généalogie, nous amenant à considérer comment a pu émerger un champ institutionnel tel que la sélection
Introduction : crises et actualité de la gestion des biens communs
28
Nous avons identifié quatre régimes « idéaux-typiques » de sélection génétique :
− Un régime communautaire ;
− Un régime entrepreneurial ;
− Un régime intensif ;
− Une période exploratoire montrant l’émergence de deux nouveaux régimes de sélection.
En nous inspirant de différents travaux ayant mobilisé la notion de « régime », nous avons décrit ces
régimes de sélection génétique selon quatre dimensions :
− Connaissances : normes et modes de production de connaissances sur les animaux, logique
d’investissement dans la sélection des animaux ;
− Coopération : distribution des compétences et nature de la coopération entre les différents
acteurs de la sélection ;
− Marché : fonctionnement du marché, niveau de territorialisation, normes régulant les
échanges ;
− Gouvernementalité : instruments d’action publique, nature de l’intervention de l’Etat, nature
des dispositifs de gouvernance des races.
Il est important de noter que, dans un contexte local, ces régimes coexistent et ne sont jamais à l’état
« pur », mais bien hybridés, combinés, et qu’il s’agit d’en expliquer certaines tensions. Ainsi
l’application de ce cadre d’analyse au cas des Pyrénées-Atlantiques montre que contrairement au cas
Roquefort qui a vu une succession et une intégration progressive des différents régimes (non sans
tensions) depuis le début du XXe siècle, le régime intensif dans les Pyrénées-Atlantiques rencontre des
difficultés pour intégrer les régimes précédents de sélection. Aujourd’hui, le régime intensif ne s’est
pas institutionnalisé comme espéré par ses promoteurs, et reste en opposition avec les régimes
communautaire et entrepreneurial. Pour mieux explorer ces tensions, il est nécessaire d’analyser
l’instrumentation sur laquelle a reposé la mise en place du régime intensif, afin de voir en quoi elle a
pu entrer en tension avec des pratiques locales déjà instituées. Les deux parties suivantes se centrent
alors sur le fonctionnement du régime intensif et sa traduction dans les Pyrénées-Atlantiques.
5.2 DE L’UNIVERSALITE A LA NON-NEUTRALITE DES INSTRUMENTS SCIENTIFIQUES ET TECHNIQUES
DE SELECTION GENETIQUE
La deuxième partie de la thèse adopte une approche par l’analyse des instruments techniques et
scientifiques de la sélection génétique pour comprendre le rôle de cette instrumentation dans les
difficultés d’institutionnalisation du régime intensif de sélection génétique dans les Pyrénées-
Atlantiques. En nous appuyant sur une généalogie des approches par les instruments dans l’étude des
génétique au travers de la conception et de la mise en œuvre de nouvelles techniques, pratiques et instrumentations.
Introduction : crises et actualité de la gestion des biens communs
29
organisations, nous combinons dans un cadre d’analyse les aspects ostensifs et performatifs des
instruments de la sélection génétique (Pentland B.T. et Feldman M.S., 2005) et les trois dimensions
des techniques managériales telles que définies par (Hatchuel A. et Weil B., 1992) pour analyser le
processus de mise en œuvre des innovations conçues à Roquefort dans les Pyrénées-Atlantiques. Ce
cadre d’analyse nous permet donc d’analyser en quoi les hypothèses de savoirs et de relations sur
lesquelles sont fondés les instruments scientifiques, techniques et organisationnels de la sélection
génétique dans le régime « intensif » sont confrontés à des pratiques locales. Nous analysons
l’émergence de tensions : crises des savoirs considérés comme universels confrontés à des spécificités
locales comme la transhumance, nécessitant une autre forme de gestion collective des troupeaux ;
crises des relations par le non respect des règles de coopération nécessaires à la réussite des
instruments de la sélection. Nous montrons quels instruments ont été conçus et quelles pratiques mises
en œuvre pour tenter de gérer ces écarts entre un modèle considéré comme universel et des pratiques
locales : modification des pratiques des éleveurs en terme de gestion des troupeaux, mise en place
d’instruments orientés relations tels que des contrats de sélection ou des catalogues de béliers. Enfin,
nous opérons un retour vers la conception même de ces instruments afin de montrer leur « non-
neutralité » et les rôles expansifs qu’ils ont pu avoir, notamment au travers de la transformation
d’instruments scientifiques en instruments de gestion des populations animales et humaines. Nous
montrons ainsi comment l’index génétique, au départ instrument d’évaluation du potentiel génétique
des animaux, est également devenu un instrument de contrôle de l’efficacité des actions collectives de
sélection génétique.
Si cette dimension de l’analyse nous permet de saisir les processus d’élaboration de dispositifs
permettant la création du progrès génétique et des services de sélection, la coopération et ses crises
dans la gestion des biens communs ne peuvent être comprises uniquement selon cette seule dimension.
Au-delà de la production de progrès génétique, il s’agit d’analyser la constitution même du bien
commun qui justifie la constitution de tels dispositifs coopératifs. La coopération ne peut faire
l’économie d’un accord sur le bien à concevoir : pour cette raison il est nécessaire d’analyser les
dispositifs et les activités qui permettent de concevoir collectivement ce bien et de s’accorder sur ces
caractéristiques. Nous avons donc choisi d’analyser plus en profondeur les activités de qualification
des reproducteurs, objet de controverses assez intenses en Pyrénées-Atlantiques.
5.3 LES ACTIVITES DE QUALIFICATION DES ANIMAUX : LE ROLE DES INSTRUMENTS DANS LES
PROCESSUS D’APPRENTISSAGE
La troisième partie de la thèse se concentre sur l’analyse d’une activité particulière, centrale dans toute
activité basée sur la coopération entre acteurs multiples, et notamment la production de biens
communs : l’activité de qualification. Cette activité revêt un sens particulier dans le domaine de la
sélection génétique animale : elle correspond au jugement des animaux reproducteurs, conduisant à
Introduction : crises et actualité de la gestion des biens communs
30
faire le choix de les inscrire ou non au Livre Généalogique, instrument d’enregistrement et de suivi des
généalogies des animaux d’une même race25. Mais nous la considérons ici dans son sens général, c'est-
à-dire le fait de porter un jugement sur un objet (matériel ou immatériel), de lui attribuer une qualité
(de l’inclure ou pas dans ce livre virtuel). Ainsi la gestion d’une race, son amélioration nécessite la
définition de celle-ci, qui ne peut être que pragmatique en référence à un standard (ce n’est pas une
catégorie naturelle) et à un objectif. Cette définition doit être reconnue par les propriétaires d’animaux,
usagers de la race en question. Ces activités reposent sur des dispositifs de jugement qui intègrent à la
fois des dimensions de définition de la race (son standard, i.e. son aspect physique) et de performance
(évaluation du potentiel génétique). Or, contrairement à l’activité de création du progrès génétique
analysée dans la partie précédente, cette activité de qualification, pourtant centrale, est fréquemment
considérée comme du « folklore » et une obligation dont les gestionnaires des schémas de sélection se
passeraient bien26. Ainsi, cette activité est à l’intersection entre l’univers des scientifiques et celui des
éleveurs (seuls à même de définir la race et d’en juger les qualité morphologiques non mesurables) qui
participent à la qualification. Elle n’a pas été un objet de gestion comme a pu l’être l’activité de
création du progrès génétique : l’important est de limiter l’élimination d’animaux de bonne qualité
génétique pour des défauts de « beauté » jugés par les éleveurs. Or cette zone de friction peut être
problématisée de façon différente, en positionnant de façon centrale la question de la construction des
connaissances dans l’action (Cook S.D.N. et Brown J.S., 1999) : la qualification se construit dans
l’interaction entre les individus, les animaux et les instruments qui encadrent cette activité.
D’un point de vue analytique, nous nous sommes donc intéressée à la qualification non pas en tant que
résultat d’une action, mais en tant que processus. Pour comprendre les tensions et le rôle de cette
activité dans les crises de la coopération dans les Pyrénées-Atlantiques, nous avons analysé le
déroulement concret des activités de qualification des reproducteurs. Comme de nombreux auteurs ont
pu le montrer (Callon et al, 2000; Karpik, 2007), l’activité de qualification repose sur des dispositifs
sans lesquels cette activité serait impossible. En analysant de façon comparative deux dispositifs de
qualification en opposition dans les Pyrénées-Atlantiques (qualification « technologique » par
l’UPRA27 et qualification dite « traditionnelle » par les concours des vallées), nous montrons que de
façon inattendue la qualification « technologique » est moins instrumentée que la qualification
« traditionnelle », montrant la non-pertinence de ces catégories pré-conçues. Par l’analyse et la mise en
25 Il existe un Livre Généalogique par race. Cet instrument est à la base de l’activité de sélection car celle-ci repose sur la possibilité de suivre la généalogie des animaux reproducteurs afin de gérer les problèmes de consanguinité et de savoir quel reproducteur donne naissance à quel futur reproducteur. 26 L’un des mythes qui circule autour des progrès de la génomique est d’ailleurs de pouvoir se passer de ces activités de qualification. 27 L’UPRA (Union pour la Promotion et la sélection de la Race) est l’organisme « parlement de la race », définissant l’orientation de la sélection de la race. Depuis la réforme de la Loi sur l’Elevage en 2007, ces UPRA sont remplacées par des OS (Organismes de Sélection). Par commodité dans la mesure où nous mobilisons une approche historique, nous continuons ici à utiliser le terme UPRA.
Introduction : crises et actualité de la gestion des biens communs
31
parallèle de trois autres cas, dont certains ayant conduit à la sélection de races parmi les plus
performantes au monde, nous montrons que même ces dispositifs réputés très formalisés et
instrumentés ne sont pas autonomes vis-à-vis des modes de qualifications dans lesquels interviennent
les éleveurs. En montrant l’interrelation des instruments scientifiques et des dispositifs de qualification
faisant appel au savoir-faire des éleveurs dans la coproduction du service marchand de sélection
génétique et du bien commun, cette partie met l’accent sur le caractère inévitablement hybride du
régime intensif exposé dans la première partie : malgré les progrès de la sélection génomique, la
diffusion d’un régime « type » basé sur l’instrumentation scientifique est un mythe.
Dans ces trois parties, nous avons principalement étudié le fonctionnement interne des schémas de
sélection, qui ne représentent que 20% de la population totale d’éleveurs, or les biens communs sont
produits par l’ensemble de la population : comment sont-ils produits en dehors des schémas de
sélection ?
5.4 LE MARCHE DE LA SELECTION GENETIQUE DANS LES PYRENEES-ATLANTIQUES : ENJEUX,
PRATIQUES ET INSTRUMENTS DE REGULATION
La problématique de la coopération et de l’action collective dans le cas de la sélection génétique ne se
résume pas à la coopération pour la production de progrès génétique au sein des schémas de sélection.
Pour des raisons à la fois financières des schémas (soit du fait du caractère public de ces financements,
soit du fait de la nécessité de retour sur investissement), et d’homogénéité de la race, le progrès
génétique doit être diffusé dans la plus grande part possible de la population animale que représente
chaque race sélectionnée. En effet, le « business model » des schémas de sélection ovins implique la
division du travail suivante : une fraction des éleveurs (représentant 20% des animaux) produisent du
progrès génétique pour eux-mêmes et l’ensemble des utilisateurs (qui détiennent les 80 autres % des
animaux). La vente de progrès génétique par l’insémination artificielle (rentabilisant au maximum
chaque reproducteur) est l’assurance d’un contrôle des comportements de passagers clandestins
(ventes individuelles de reproducteurs issus des schémas collectifs), et de sa diffusion sécurisée
(sécurité sanitaire et garantie d’un niveau génétique par les index génétiques qui accompagnent chaque
dose d’insémination). Cet aspect « diffusion » est généralement considéré par les gestionnaires des
schémas de sélection et les organismes de recherche et développement comme allant de soi : il suffit
de produire du bon progrès génétique pour qu’il soit diffusé. Cet aspect « diffusion » est donc
relativement peu connu. Or, comme nous l’avons vu, les services de sélection génétique dans les
Pyrénées-Atlantiques sont utilisés dans une faible proportion et le marché des reproducteurs de gré à
gré reste majoritaire, contrairement au cas de la race Lacaune pour laquelle la vente d’insémination
artificielle a remplacé la majeure partie des échanges individuels de reproducteurs. Comment
expliquer cette énigme ? Comment expliquer les débordements du marché dans les Pyrénées-
Atlantiques ?
Introduction : crises et actualité de la gestion des biens communs
32
Pour répondre à ces questions, dans un premier temps nous étudions le marché des reproducteurs et la
façon dont il a été organisé, d’un côté par le CDEO, de l’autre par les éleveurs eux-mêmes : quelles
sont les qualités recherchées, quelles sont les règles qui permettent à ces marchés d’exister ? Des
tentatives d’organisation plus formelle du marché pour fournir un plus grand nombre de reproducteurs
ont été imaginées (« banques d’agnelles ») mais ont échoué. Pour mieux comprendre le
fonctionnement de ce marché et les choix des éleveurs en terme d’achat de reproducteurs ou
d’insémination artificielle, nous étudions également les pratiques individuelles des éleveurs en terme
de gestion de leur troupeau. A l’aide d’une méthode innovante (Girard N., 2006), nous avons
formalisé six types de pratiques, et une diversité de modes de création de valeur (différents du seul
mode « augmenter la rentabilité à l’animal »). L’étude de ces pratiques nous permet d’interroger les
catégories de « sélectionneurs » et « utilisateurs » : nous montrons qu’il y a des éleveurs ayant des
pratiques de sélectionneurs hors schéma de sélection, et que des éleveurs au sein des schémas de
sélection ont uniquement des logiques d’utilisateurs. Ainsi nous montrons d’une part que le marché est
une hypothèse forte de gestion des biens communs, et d’autre part qu’il semble nécessaire de
concevoir un autre mode de gestion de la diffusion du progrès génétique, dans lequel l’insémination
artificielle ne serait plus considérée comme la seule solution de retour sur investissement des schémas
de sélection.
Introduction : crises et actualité de la gestion des biens communs
33
Figure 1 : Schéma synopsis de la thèse
Introduction : crises et actualité de la gestion des biens communs
34
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
35
PARTIE I : GENEALOGIE DE LA SELECTION
GENETIQUE, UNE APPROCHE PAR LES REGIMES
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
36
Partie I : Généalogie de la sélection génétique, une approche par les régimes 35
Chapitre 1 Cadre d’analyse 40
1 Comment étudier les changements dans le domaine de la sélection génétique ? Une approche par les régimes 40
2 Le choix d’une posture gestionnaire sur l’analyse de régimes de sélection génétique animale 43 2.1 Une analyse non pas historique mais généalogique 43 2.2 Les formes et dispositifs de coopération au centre de l’analyse 44 2.3 Les régimes vus par les pratiques et les instruments 45 2.4 Méthode : allers-retours entre cas empirique et sources secondaires 47
3 Quatre entrées pour définir des régimes de sélection génétique 48 3.1 Régime de connaissances et mode de leur production 48 3.2 Régime de coopération 49 3.3 Régime de marchés 50 3.4 Régime de gouvernementalité 50
Chapitre 2 Quatre régimes idéaux-typiques de sélection génétique 53
1 Un régime de sélection génétique communautaire 53 1.1 Un régime de connaissances basé sur des savoir-faire locaux et sur un raisonnement à court terme 54
1.1.1 Un savoir faire : l’œil de l’éleveur 54 1.1.2 Un raisonnement à l’année 54
1.2 Régime de coopération : des animaux communautaires 55 1.3 Un marché des reproducteurs local favorisant la création d’une diversité de types raciaux 55 1.4 Un régime de gouvernementalité limité à la communauté 56
2 Un régime de sélection génétique entrepreneurial 56 2.1 Les débuts d’une gestion « scientifique » de la reproduction animale : changement du rapport au temps et activité créatrice des entrepreneurs 56 2.2 Régime de coopération : collaborer pour produire des connaissances 57 2.3 L’émergence d’un marché des reproducteurs sélectionnés 58
2.3.1 L’apparition des premières mesures de la performance et les débuts d’un marché des reproducteurs 58 2.3.2 Le développement de la propriété terrienne comme condition à l’émergence d’un marché de sélection génétique animale 59 2.3.3 L’apparition de la notion de race 59
2.4 Un régime de gouvernementalité basé sur une instrumentation collective et sur la surveillance de l’Etat 60 2.4.1 Les conséquences de l’extension du marché : la nécessité d’instruments collectifs 60 2.4.2 Le constat de l’Etat Républicain : limites et facteurs de crise de l’instrumentation collective 62
3 Un régime de sélection génétique intensif 63 3.1 Un régime de connaissances basé sur une organisation étendue de la production et de la diffusion de connaissances scientifiques 64
3.1.1 Les lois de l’hérédité permettant la prédictibilité de la performance 64 3.1.2 L’instrumentation technologique de la production et de la diffusion de connaissances sur les animaux : instruments de mesure, expérimentation et centre de calcul 65
3.2 Coopération : un régime de délégation et de prescription forte autour d’une structure de gouvernance 69 3.2.1 Division du travail et apparition de nouveaux prescripteurs 70 3.2.2 Le testage des animaux : un principe de sélection génétique nécessitant formes et outils particuliers de coopération 70 3.2.3 La nécessité d’une structure de gouvernance : un régime intensif hybride ? 71
3.3 Un régime de marché industriel mais régulé par l’Etat 72 3.4 Un régime de gouvernementalité colbertiste : la Loi sur l’Elevage 73
3.4.1 La Loi sur l’Elevage : un projet républicain 73 3.4.2 Réguler et contrôler le marché de la sélection génétique : normes de qualité des animaux et monopole de zone 75 3.4.3 Différents régimes de gouvernementalité au niveau international 76
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
37
4 Une période exploratoire : vers l’émergence de deux régimes dissociés ? 77 4.1 Un régime de sélection génétique découplée 77
4.1.1 D’une logique probabiliste à une logique certaine : les progrès de la génomique 77 4.1.2 Vers une moindre nécessité de coopération et un retour à l’entrepreneuriat ? 78 4.1.3 Le marché : risques d’appropriations individuelles du progrès génétique collectif ? 79 4.1.4 Un régime de gouvernementalité néo-libéral 79
4.2 L’émergence d’un régime néo-communautaire ? 81
Chapitre 3 Dynamique et traduction des régimes de sélection génétique dans les Pyrénées-Atlantiques 84
1 Un régime communautaire basé sur une économie pastorale 84 1.1 La transhumance définissant la nature « communautaire » du régime de coopération 84 1.2 Des savoir-faire spécifiques à l’activité de transhumance 86 1.3 Un marché favorisant la création de morphotypes valléens 87
2 L’absence d’un véritable régime entrepreneurial 88
3 La structuration d’un régime intensif version « locale » 91 3.1 Développer des apprentissages collectifs : le rôle des CETA dans la mise en place d’instruments de sélection génétique dans les Pyrénées-Atlantiques 91
3.1.1 Rationaliser la voie femelle : le contrôle laitier 93 3.1.2 Rationaliser la voie mâle : haras de béliers et centres pastoraux 93
3.2 L’apparition des prescripteurs locaux 94 3.3 Limites et facteurs de crise du régime intensif « local » 95
3.3.1 Facteurs internes : problèmes techniques et sanitaires 95 3.3.2 Facteurs externes : nécessité de développer la transformation locale 95
4 La diffusion du régime intensif mis en place dans le Rayon de Roquefort aux races pyrénéennes 98 4.1 Recherche d’expertise scientifique, formation de compétences locales et formalisation des procédures de production de connaissances 98 4.2 Assurer une coopération étendue sur le long terme 100
4.2.1 Encourager la coopération par des outils incitatifs 100 4.2.2 Changement de la nature de la prescription 101 4.2.3 La nécessaire structuration conjointe de la filière 102
4.3 Création d’une structure de gouvernance ex-nihilo 103
5 Un département précurseur dans l’avènement d’une période exploratoire 104 5.1 Le cas de la tremblante ovine : un régime basé sur des savoirs certains et l’éclatement des objectifs 104 5.2 Un régime communautaire et une régulation civique de la production de connaissances 106
5.2.1 Des crises d’opinion 106 5.2.2 La résurgence de concours d’animaux 107
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
38
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
39
Nous avons exposé dans l’introduction de cette thèse notre posture considérant les races et les activités
de sélection génétique, non comme des catégories naturelles, mais comme des constructions résultant
de processus de rationalisations ayant structuré des dispositifs de production de biens communs. Nous
avons également montré les questionnements autour des critiques et des fragilités apparentes de ces
dispositifs dans le cas des races ovines laitières dans les Pyrénées-Atlantiques. Pour comprendre ces
enjeux locaux, nous allons commencer ce travail de recherche par une analyse des processus qui ont
conduit à l’émergence des concepts, des pratiques, des instruments et des formes de coopération de la
sélection génétique animale. Pour cela, nous choisissons de réaliser une généalogie de la sélection
génétique, c'est-à-dire d’étudier la co-construction des savoirs et des objets sur lesquels repose cette
activité : Comment différents types d’acteurs en sont arrivés à coopérer pour sélectionner des
animaux ? Comment ont-ils imaginé conserver des animaux sur plusieurs années dans le seul but de la
reproduction ? D’où vient la nécessité d’avoir défini des races, d’avoir enregistré les généalogies ?
Nous chercherons également à saisir les changements qualitatifs qui ont pu avoir lieu dans les modes
de sélection génétique, de création de savoirs et de gouvernement autour des ressources génétiques
animales : quelles sont les dynamiques d’innovations qui ont conduit à ces changements ? Pour
élaborer cette généalogie et saisir ces changements, nous avons identifié des « régimes de sélection
génétique ».
Dans un premier chapitre, nous définissons la notion de « régime de sélection génétique » et notre
cadre d’analyse pour les construire. Dans un deuxième chapitre, nous décrivons quatre régimes
« idéaux-typiques » de sélection génétique animale. Ces quatre régimes idéaux-typiques servent
ensuite de grille de lecture, dans le troisième chapitre, du processus de structuration des dispositifs de
sélection génétique dans les Pyrénées-Atlantiques et des tensions qui peuvent émerger entre ces
régimes.
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
40
Chapitre 1 CADRE D’ANALYSE
1 COMMENT ETUDIER LES CHANGEMENTS DANS LE DOMAINE DE LA SELECTION
GENETIQUE ? UNE APPROCHE PAR LES REGIMES
La question des changements sociotechniques et des trajectoires des innovations sur le temps long
dans le domaine des sciences du vivant a été largement explorée par les « études des sciences et des
techniques » (STS), notamment dans le domaine de la sélection végétale (voir Bonneuil C. et
Demeulenaere E., 2007; Bonneuil C. et Thomas F., 2006; Gaudillière J.-P. et Joly P.-B., 2006). Ceux-
ci ont notamment étudié l’évolution des technosciences et leurs conséquences, mettant en avant les
liens entre science et politique. Ils ont apporté des réponses à la question de la transformation des
rapports de la société au progrès génétique, et ont historicisé celui-ci. Les controverses autour des
OGM, l’apparition d’innovations variétales et de mouvements paysans cherchant à développer les
semences fermières et à préserver d’anciennes variétés sont autant de phénomènes contemporains qui
ont appelé au développement de tels travaux.
Ce travail d’historicité reste peu développé dans le domaine de la sélection animale. S’il est souvent
admis que les races sont des constructions humaines (ou « l'interprétation sociale d'une personnalité
biologique au travers des usages et des pratiques » (Audiot A., 1995)), l’émergence des concepts, des
pratiques et des dispositifs coopératifs de la sélection génétique a été peu investie, mis à part des
travaux de la société d’Ethnozootechnie (Bougler J. et Delage J., 1999; Flamant J.C., 1982; Ollivier
L., 1999), certains travaux d’historiens (Baratay E. et Mayaud J.-L., 1997a; Bugos, 1992; Wilmot,
2007) ou le célèbre ouvrage de Bertrand Vissac (2002). Les grands principes de l’hérédité, des lois
génétiques se rapprochent bien sûr de ce qui a pu être montré en sélection végétale. Cependant, du fait
des contraintes biologiques et techniques de la sélection animale, du fait de l’organisation de l’élevage
en France, la genèse des pratiques et des dispositifs de sélection animale n’observe pas la même
trajectoire qu’en sélection végétale. Les rôles de l’Etat, de la recherche publique, du travail des
éleveurs dans la constitution de la sélection génétique animale en tant que champ d’activités
économiques ont reposé d’un point de vue historique sur une dynamique et sur des arrangements
différents de ceux observés dans le cas de la sélection végétale.
Pour analyser ces changements à la fois socio-économiques et épistémiques (du fait de la
transformation des modes de production de connaissances), de nombreux travaux ont mis en avant
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
41
l’intérêt heuristique de la notion de « régime »28. Les travaux des STS cités précédemment ont utilisé
la notion de régime pour repérer des régularités dans les modes de construction de savoirs
scientifiques et techniques : D. Pestre a par exemple introduit la notion de « régime de production et
de régulation des sciences en société » (Pestre D., 2006), montrant l’historicité des savoirs
scientifiques du fait de leur imbrication forte avec l’univers des techniques et celui des pouvoirs
économiques et politiques. Cet auteur a ainsi mis en avant le caractère socialement et politiquement
construit des discours sur la « science pure » et indépendante. Volontairement créé par les savants,
ceux-ci ont tenté de transformer cette science en « système normatif » (Pestre D., 2006).
Plusieurs auteurs (Aggeri et Hatchuel, 2003; Bonneuil et Thomas, 2006; Gaudillière J.-P. et Joly P.-B.,
2006; Pestre D., 2006) ont ainsi montré l’impossibilité d’étudier et de comprendre les changements
dans la façon dont la science est produite indépendamment des changements qui ont lieu dans la
société dans son ensemble. Aggeri F. et Hatchuel A. (2003), en introduisant le concept « d’Ordres
Socio-Economiques », ont également tenté d’intégrer les transformations socio-économiques dans
l’analyse des régimes de production de connaissances. Ces auteurs définissent ces OSE comme des
espaces d’action collective, historiquement construits à travers une série d’interventions publiques et
privées à différents niveaux et articulant de façon contingente par rapport aux activités, aux acteurs et
aux territoires engagés, des mécanismes marchands, des formes organisationnelles et des acteurs
publics et privés. Ils partent de l’identification de ces OSE pour analyser les articulations concrètes
entre modèles institutionnels, régimes de coopération, de production et d’innovation. Ces espaces
« combinent des mécanismes marchands, des formes organisationnelles et des types d’acteurs
multiples (entreprises, coopératives, interprofessions, organismes normalisateurs, consultants) qui
façonnent des régimes de production de connaissances » (Aggeri et Hatchuel, 2003). Par la diversité
des types de sphères sociales intégrées dans l’analyse, les travaux de ces auteurs se rapprochent des
besoins de notre problématique. Cependant, pour nous, l’objet n’est pas de comparer différents
régimes de coopération entre différents champs d’activité, mais bien d’identifier la genèse des
dispositifs coopératifs dans un même champ d’activité, au travers des différents régimes qui ont
constitué ces processus de conception.
Ces approches font tout à fait écho à la posture que nous avons adoptée dans l’introduction de cette
thèse, au sens où elles dépassent une vision laissant croire à des trajectoires de la sélection génétique
comme a-historiques, comme naturelles, comme si elles n’étaient pas elles-mêmes des processus
sociaux (Bonneuil C. et Thomas F., 2006). Elles montrent également l’inutilité d’une histoire
28 La notion de « régime » peut être vue comme décrivant les arrangements institutionnels qui servent de cadres aux actions humaines. Cette notion est liée à un point de vue holiste, renvoyant à des approches systémiques, structuralistes, institutionnalistes (Allaire, 2007). Ainsi elle ne se limite pas à cette première définition (les arrangements institutionnels) mais fait référence à un équilibre et à des rationalisations : il s’agit donc aussi d’instruments et de pratiques qui constituent ces régimes.
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
42
institutionnelle des innovations, qui chercherait à analyser la constitution de la sélection génétique
comme champ d’activités économiques en retraçant chronologiquement les grandes étapes de la
structuration des dispositifs de sélection, grâce à des marqueurs historiques simples comme la Loi sur
l’Elevage (1966) ou sa réforme (2006). Ceci n’est pas notre objectif, dans le sens où cette histoire
institutionnelle ne nous permettrait pas d’accéder au pourquoi et au comment de la coopération et de la
division du travail ayant permis le développement des activités de sélection génétique.
Ces auteurs ont placé au centre de leur analyse la dynamique des sciences, les dimensions socio-
économiques et politiques étant là pour montrer les connections entre cette dynamique de l’évolution
des sciences et les changements sociaux et historiques plus globaux. D’autres auteurs ont fait plutôt
l’inverse, et plutôt que de se centrer sur l’évolution des connaissances, ont mis au centre de l’analyse
l’évolution des formes institutionnelles et les trajectoires technologiques dans le milieu économique.
Dans cette perspective, cette notion de régime a été développée dans de nombreuses autres approches.
Par exemple, l’école de la régulation s’intéresse moins à la construction des savoirs qu’au rôle de
« formes institutionnelles » pour comprendre l’évolution de la sphère économique (Boyer, 2002). Les
approches évolutionnistes, quant à elles, ont cherché à comprendre les trajectoires technologiques, à
identifier le rôle des institutions dans la sélection des technologies et dans l’orientation des trajectoires
technologiques, au travers de régimes technologiques. Cette idée d’un système technologique commun
encadrant les activités de recherche a également été développée par Dosi (1982) au travers du concept
de « paradigme technologique », afin d’identifier les continuités et les discontinuités dans les
trajectoires technologiques, et les facteurs influençant ces trajectoires technologiques et conduisant à la
sélection de certaines technologies par rapport à d’autres, dans une perspective évolutionniste. Dosi
(1982) a notamment montré la relation entre l’histoire des technologies et l’histoire des structures
industrielles, révélant que l’établissement d’une technologie était fréquemment lié à un processus de
stabilisation oligopolistique des industries. Au travers du concept élargi de régime socio-technique,
Kemp (1994), Geels (Geels, 2005; Geels, 2004; 2007), Geels et Schot J. (Geels et Schot J., 2007) ont
tenté de prendre en compte dans l’analyse des trajectoires technologiques non seulement l’activité des
ingénieurs comme l’ont proposé les premières approches évolutionnistes, mais également le rôle des
scientifiques, des politiques, des usagers et des parties prenantes dans le changement des
développements technologiques.
Si nous mobilisons ici cette notion de « régime », en identifiant ce que nous appellerons des régimes
de sélection génétique, nous affirmons ici une posture non pas sociologique ou économiste sur
l’analyse des régimes de sélection génétique, mais une posture gestionnaire. En ce sens nous ne
focalisons pas notre analyse sur la production de connaissances scientifiques ni sur les trajectoires
technologiques, bien que ces éléments soient aussi pris en compte dans une certaine mesure, mais sur
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
43
la dynamique de l’action collective de sélection génétique, c'est-à-dire sur l’analyse des formes de
coopération qui ont rendu possible la sélection génétique des animaux d’élevage.
2 LE CHOIX D’UNE POSTURE GESTIONNAIRE SUR L’ANALYSE DE REGIMES DE
SELECTION GENETIQUE ANIMALE
Cette posture gestionnaire repose sur trois choix analytiques exposés ci-dessous.
2.1 UNE ANALYSE NON PAS HISTORIQUE MAIS GENEALOGIQUE
Notre objectif n’est pas d’aboutir à un travail aussi détaillé que certains historiens ont pu faire à propos
de la sélection végétale par exemple (Bonneuil et Thomas, 2006). Notre objectif est davantage de
mettre en exergue quelques éléments historiques pouvant paraître superficiels ou inattendus,
permettant de comprendre les tensions actuelles autour de la sélection génétique animale. Notre
démarche est bien d’analyser l’histoire pour mieux comprendre le présent, d’offrir des clés de lecture
des tensions actuelles au sein des dispositifs de sélection génétique pour en faciliter la gestion. Comme
le dit R. Castel (2005), « le présent n’est pas seulement le contemporain. Il y a une épaisseur du
présent qui est faite de strates historiques. Pour le dire autrement, le présent peut être conçu comme
une conjonction d’effets d’innovation et d’effets d’héritage ». Pour cela, nous tentons d’élaborer une
généalogie des actions collectives de sélection génétique.
Cette approche généalogique a été proposée et théorisée par Michel Foucault et reprise notamment
dans le domaine de la gestion en présentant le projet de cette discipline comme l’étude de l’historicité
des concepts, la transformation conjointe des doctrines et des formes de l’action collective (Hatchuel
A., 2001a)29. L’approche généalogique, comme le précise Burrel (1998), est opposée à l’approche
historique traditionnelle et la recherche de finalités : les pratiques deviennent visibles de l’intérieur
plutôt que du point de vue d’un observateur externe. Le modèle technique et organisationnel des
schémas de sélection, et la notion de « race » qui lui est attachée, s’inscrivent dans une longue histoire
de pratiques, d’instruments et de théories. Etablir une généalogie de la sélection et des races revient à
dénaturaliser ces notions et à s’interroger sur ce qui fait qu’une race devient un patrimoine
identifié pour un collectif. Il s’agit d’étudier le processus de rationalisation qui a conduit au passage de
la sélection des animaux faite par des innovateurs locaux au moment où les races sont devenues un
objet d’intervention de l’Etat, puis, avec l’avènement du « référentiel de modernisation » (Jobert et
Muller, 1987) à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, un objet de recherche et d’intervention des
communautés scientifiques de zootechniciens et de généticiens. Il s’agit ici également d’analyser
« l’épistémologie » de la sélection génétique et de la notion de race, en décrivant la façon dont se sont 29 Pour une transposition de cette démarche dans le domaine de la gestion, le lecteur pourra se référer à l'ouvrage "Gouvernement, organisation et gestion: l'héritage de Michel Foucault", A.Hatchuel, E.Pezet, K.Starkey et O.Lenay (Eds), Presses Universitaires de Laval (2005).
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
44
construits les savoirs sur ces objets sociaux, scientifiques et techniques. Nous montrerons en quoi la
construction de la notion de race est liée à l’apparition des pratiques, des concepts et des instruments
de la sélection génétique.
Pour restituer cette généalogie, nous nous intéressons donc aux vagues de rationalisation dans
lesquelles se sont engagées les différentes parties prenantes de la sélection génétique (éleveurs,
scientifiques, politiques, etc.). En ligne avec la théorie proposée par H. Joas (1999), le terme de
rationalisation n’est pas considéré ici comme un processus tendu vers une finalité déterminée à
l’avance (la recherche d’une plus grande efficacité ou efficience), indépendante de l’action. Cette
perspective a déjà été largement décriée, tandis que mieux définie elle peut avoir une portée non
dogmatique. Ainsi, nous considérons non pas LA rationalisation mais LES rationalisationS dans un
sens relatif, ancré dans des processus d’action collective, où les critères de performance sont en
permanence renouvelés au fur et à mesure que les entreprises ou les organisations se dotent de
nouvelles capacités d’action (Aggeri F., 2008; Hatchuel A., 2001a). Les vagues de rationalisations
sont alors autant d’apprentissages collectifs pour lesquels les critères de rationalités et les
connaissances associées sont toujours contextualisés (Hatchuel et Weil, 1992). Comme l’ont exprimé
ces auteurs, cette perspective nous permet de passer d’une métaphysique de la rationalité à une
généalogie des rationalisations de l’action collective.
Cette généalogie est d’un intérêt primordial pour accéder à la « philosophie gestionnaire » des schémas
de sélection considérés dans notre travail comme une technique managériale, et de l’ensemble des
instruments que nécessite leur mise en oeuvre. Une posture généalogique propose de ne pas considérer
les techniques de la sélection comme « déjà données », applicables à toute situation, et offre la
possibilité de se départir d’une conception diffusionniste des innovations scientifiques en terme de
sélection. Comme nous le verrons, les techniques de sélection reposent sur des mythes rationnels. Il
s’agit d’interroger les systèmes de valeur, les modèles de performance et la conception de ces
techniques, de ces instruments de gestion des ressources. Elle permet ainsi de s’interroger sur la
pertinence et la transposabilité de cadres théoriques développés dans des contextes différents de ceux
dans lesquels ils ont été historiquement formés (Acquier, 2007).
2.2 LES FORMES ET DISPOSITIFS DE COOPERATION AU CENTRE DE L’ANALYSE
L’étude des vagues de rationalisations de la sélection génétique animale ne peut se contenter de
l’analyse des modes de production de connaissances (parfois réduits à l’étude de la production de
connaissances scientifiques), ou des types d’organisation de l’activité de sélection (intervention de
l’Etat ou non, controverses entre types d’acteurs, etc). D’une part notre problématique est centrée sur
la coopération dans la production de biens communs et des dispositifs coopératifs qui permettent cette
production. Nous ne focalisons donc pas notre analyse sur l’étude de la « science » génétique et sur la
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
45
seule construction des savoirs, sur l’histoire et le rôle de la recherche publique dans la constitution de
ces savoirs. C’est donc avant tout à la constitution de ces dispositifs que nous nous sommes intéressée,
en essayant de comprendre comment les différentes parties prenantes actuelles de la sélection
génétique animale sont apparues sur la scène, et les motifs qui les ont conduites à s’engager. Ainsi,
dans notre analyse, les modes de production de connaissances et la sphère scientifique ne sont qu’une
des dimensions de l’analyse, au même titre que l’analyse des marchés, de l’action publique ou de
l’évolution des modes de relation, de coopération entre les acteurs. Nous analysons donc plutôt les
vagues de rationalisations de la sélection génétique animale au travers des deux axes définis par la
théorie de l’action collective proposée par Hatchuel A. (2001a) : l’évolution conjointe des savoirs et
des relations qui a conduit à la structuration des dispositifs coopératifs de sélection génétique.
Comment se sont constituées les formes de coopérations actuelles, de quelles transformations
proviennent-elles ? Comment se sont constitués les savoirs qui ont permis de sélectionner les
animaux ? En quoi les formes de coopération ont-elles influé sur la constitution des savoirs et
inversement ?
2.3 LES REGIMES VUS PAR LES PRATIQUES ET LES INSTRUMENTS
Pour définir ces régimes de sélection génétique, et pour comprendre l’évolution des modes de
coopération dans ce domaine, nous avons fait le choix de regarder plus particulièrement :
− l’évolution des pratiques de sélection génétique, cherchant à faire sens de ces pratiques dans
leur propre univers de pertinence ;
− l’origine et le rôle des instruments dans la constitution des dispositifs, dans l’évolution des
pratiques.
Ces choix découlent de travaux d’inspiration foucaldienne qui se sont intéressés aux processus de
rationalisation (ce qui nous intéresse ici) (Hatchuel A. et al, 2005). Certains développements des
approches néo-institutionnalistes (ou plutôt de leurs critiques) indiquent l’intérêt de l’étude des
pratiques et des instruments dans cette perspective. Des auteurs tels que Hasselbladh et Kallinikos
(2000), ont montré le besoin de se départir d’une vision trop idéaliste des processus
d’institutionnalisation : les institutions ne sont pas uniquement des idées qui se diffusent de façon
déconnectée de toute dimension matérielle. Elles sont objectivées et développées au travers d’artefacts
et d’objets matériels solides et durables (Hasselbladh et Kallinikos, 2000). Ainsi pour ces auteurs, les
questions posées par le néo-institutionnalisme – les processus d’institutionnalisation, traités en terme
de diffusion de structures d’organisations similaires – ne peuvent être traitées sans l’analyse des
instruments qui codifient, stabilisent les schèmes d’action, mais aussi permettent de nouvelles
capacités d’action, participent au changement institutionnel au travers de processus de subjectification
(création de nouveaux rôles et acteurs) (Berger P. et Luckmann T., 2006). A cette aune,
l’institutionnalisation ne peut donc se résumer à la diffusion de croyances et de pratiques mais doit
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
46
prendre en compte le rôle des instruments dans ce processus. Hasselbladh et Kallinikos (2000)
intègrent d’ailleurs les instruments dans la définition même des institutions qu’ils proposent :
« Institutions are conceived as consisting of basic ideals that are developed into distinctive ways of
defining and acting upon reality (i.e. discourses), supported by elaborate systems of measurement and
documentation for controlling action outcomes ». Selon cette définition, dans notre cas l’idéal
correspondrait à l’accroissement de la productivité des animaux, les discours constitueraient les
théories de la sélection génétique, et les techniques de contrôle et de gouvernement seraient les
schémas de sélection et les instruments de la sélection (index, insémination artificielle, contrôle
laitier).
En relation avec les travaux de Foucault, ces auteurs soulignent que ces processus de rationalisation
impliquent :
− la conception et la délimitation d’un domaine d’action, tâche rendue possible par
l’objectivation de certains aspects du monde au travers de dimensions mesurables et
gouvernables ;
− le développement et l’ancrage organisationnel de principes de performances, de règles de
conduite spécifiques et d’outils de contrôles qui rendent possible la conception, le maintien et
le contrôle de l’action organisationnelle.
Cette perspective par les pratiques et les instruments doit nous permettre de dépasser une vision
« micro » ou « macro » (cette dernière étant la plus fréquente) des régimes. En effet, très souvent, les
travaux mobilisant la notion de régime établissent ceux-ci à un niveau « macro » des phénomènes
sociaux et des changements institutionnels (régimes d’accumulation, régimes de production de
connaissances, etc.). Ils mobilisent alors d’autres niveaux d’analyse pour accéder à une vision plus
globale des changements. Ainsi B. Théret (1998) propose par exemple quatre niveaux de régulation :
le niveau micro des règles multiples de conduite des acteurs individuels ; le niveau intermédiaire de la
formation de systèmes de règles ; le niveau macro des régimes ; le niveau sociétal du mode
d’articulation de différents régimes. D’autres auteurs tels que Kemp (1994), Geels (Geels, 2005;
Geels, 2004; 2007) considèrent les régimes comme correspondant à un niveau méso, et ont identifié
deux niveaux encadrant les régimes pour analyser les dynamiques d’innovation :
− les niches technologiques, desquelles partent les changements ;
− le paysage sociotechnique qui influence les régimes et les niches (macro-économie, modèles
culturels, développements macro-politiques).
L’approche que nous développons ici a pour objectif de dépasser cette opposition entre micro et
macro, en considérant qu’il n’y a pas de « grand acteur » qui déterminerait le cours des choses : les
régimes ne sont pas plus ici un niveau macro qu’un niveau micro d’analyse. Pour cela nous avons
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
47
mobilisé des travaux s’inspirant des théories de Foucault pour lesquels l’étude des organisations
repose sur l’idée que les capacités, les pouvoirs sont distribués et s’incarnent dans l’ensemble des
dispositifs et des instrumentations à tous les niveaux de l’action collective. Nous nous intéressons
donc ainsi à la constitution de ces dispositifs et instruments à tous les niveaux des actions collectives
de sélection génétique.
2.4 METHODE : ALLERS-RETOURS ENTRE CAS EMPIRIQUE ET SOURCES SECONDAIRES
L’approche par les régimes permet de combiner différentes dimensions de l’action, de lier dimensions
institutionnelles et épistémiques. Elle permet également de penser à la fois la succession d’équilibres
institutionnels dans le temps, et les tensions contemporaines entre différents équilibres coexistants.
Cependant, cette notion reste moins bien armée sur le terrain de la dynamique. Les cas empiriques
développés dans la littérature laissent une place très variée à la dimension historique de l’analyse des
régimes. Ainsi les régimes peuvent soit être considérés comme historiquement situés, correspondant
plus ou moins à des phases, soit être considérés comme modes d’organisation d’un champ à un
moment donné. Nous tentons dans les développements suivants de :
− percevoir la dynamique, les facteurs de changement de ces régimes : dans le cadre de notre
démarche, nous avons cherché à dépasser la seule définition de grands régimes se succédant
dans le temps. Nous avons également cherché à analyser la dynamique de ces régimes : les
crises et les facteurs de changement qui déclenchent ou favorisent le passage d’un régime à
l’autre, les facteurs de stabilisation ;
− d’identifier des régimes « idéaux typiques » et de percevoir la variété des formes
d’hybridation, de traduction dont ils font preuve dans des cas particuliers.
Ainsi, pour établir cette généalogie et déterminer ces différents régimes de sélection génétique, nous
avons d’abord recueilli et analysé des données historiques sur le cas que nous avons directement
étudié dans une perspective longitudinale, celui des races ovines laitières des Pyrénées-Atlantiques.
Ces données ont été recueillies au travers d’entretiens et de recherches documentaires. Dans les
Pyrénées-Atlantiques, il existe peu d’éléments historiques écrits pour reconstituer la nature des
pratiques de gestion et de sélection des races avant 1960. Cependant quelques travaux évoquent des
éléments convergents et peuvent nous permettre d’élaborer quelques hypothèses quant à la nature de
ces pratiques. Ces éléments localisés nous ont permis de commencer à repérer la succession et le
chevauchement de différents régimes.
Nous analysons ensuite la portée générale des régimes repérés dans les Pyrénées-Atlantiques à la
lumière de sources secondaires30 sur l’histoire de la sélection génétique animale dans d’autres cas de
30 Voir annexe 1 sur les sources utilisées dans la thèse.
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
48
races et de manière plus générale (organisation de la sélection génétique nationale). La mise en
parallèle de notre cas d’étude et de sources secondaires sur d’autres cas et dans des perspectives plus
générales nous permet de construire un travail à la fois historique et comparatif nécessaire à la
compréhension de l’émergence d’un ordre institutionnel. Pour mettre en relation l’évolution des
pratiques de sélection et les progrès scientifiques dans le domaine de la génétique, nous avons
également analysé des textes scientifiques sur la génétique animale en général et sur la génétique ovine
plus particulièrement.
Si les régimes ont été construits par de multiples allers-retours entre le cas des Pyrénées-Atlantiques et
les sources secondaires, nous avons choisi pour une plus grande facilité de lecture de présenter d’abord
les régimes idéaux-typiques puis leur traduction dans le cas des Pyrénées-Atlantiques. De plus, ce
mode de présentation permettra de montrer en quoi les quatre régimes idéaux-typiques décrits peuvent
servir de clé de lecture pour analyser et diagnostiquer les tensions d’une situation locale spécifique.
3 QUATRE ENTREES POUR DEFINIR DES REGIMES DE SELECTION GENETIQUE
La sélection génétique est un champ d’activité qui touche à différents registres de l’action collective.
A partir des travaux présentés au début de ce chapitre sur différents types de régimes, nous avons
identifié quatre registres constituant une grille d’analyse des régimes de sélection génétique. Nous
avons fait le choix d’identifier et d’analyser chacune de ces registres comme permettant de définir les
régimes de sélection génétique. Chacun de ces registres constitue en soi un régime qui pourrait être
appliqué à n’importe quel champ. Ils constituent différents angles d’analyse dont chacun a pu faire
l’objet, au-delà du cas de la sélection génétique, de travaux développant ce que peut être de façon
globale un « régime de connaissance » (Pestre, 2003), un « régime de coopération » (Allaire et al,
2007), un « régime de marché » (Allaire, 2007) ou un « régime de gouvernementalité » (Aggeri,
2005). Ces travaux vont nous aider à définir ce sur quoi nous allons porter notre attention dans chacun
de ces régimes thématiques, constituant selon chacune de leur configuration des régimes de sélection
génétique (où la notion de régime est alors appliquée à un champ). Mais ces régimes thématiques ne
sont pas indépendants les uns des autres : des modifications dans l’un ouvrent des possibilités et
entraînent des changements dans les autres.
Les paragraphes suivants définissent ce que nous entendons décrire dans chacune de ces entrées.
3.1 REGIME DE CONNAISSANCES ET MODE DE LEUR PRODUCTION
Le premier angle d’analyse est celui des « régimes de connaissance », qui touchent à ce qui est
considéré comme vrai et légitime à une période historique donnée. Ils peuvent être définis comme la
construction des objets et des sujets de l’action, des classifications, des modes de raisonnement, des
critères de vérité et des positions d’autorité ayant cours (Hasselbladh et Kallinikos, 2000). Comme a
pu le montrer Rose (1991), les idées sont constitutivement sociales du fait qu’elles sont formées et
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
49
qu’elles circulent au sein de dispositifs permettant la production, la délimitation et l’autorisation de ce
qui est considéré comme vrai. Suivant l’approche qui a pu être mobilisée autour de l’histoire de la
comptabilité (Power M., 1994), l’articulation des différents niveaux d’analyse et des différentes
dimensions des régimes peut montrer les liens entre une histoire des disciplines scientifiques en
génétique, et une histoire des pratiques de sélection dans les filières d’élevage. Ainsi l’étude de la
dimension « connaissances » ne se limite pas à la sphère scientifique. Elle comprend également
l’analyse, au travers des pratiques des éleveurs, de l’apparition et de l’évolution des logiques de
planification, d’anticipation, d’investissement, qui ont accompagné et permis le processus de
rationalisation des activités de sélection génétique. Ainsi, l’évolution des modes de connaissances sur
les animaux a eu une influence forte sur le rapport au temps (élément clé de la sélection génétique) des
éleveurs. Celui-ci change en fonction des moyens possibles pour prévoir la performance des animaux.
Nous avons identifié trois régimes de connaissances principaux :
− le premier, où les connaissances sur les animaux sont principalement produites par ceux qui
les élèvent, les connaissances correspondant au classement des morphotypes ;
− le deuxième, où des connaissances sont également produites par des scientifiques, est basé sur
les théories génétiques (lois de l’hérédité entre autres), où il est instrumenté par les index dans
les schémas de sélection ;
− le troisième correspondrait à la génomique et au « fantasme » d’un régime scientifique pur, et
correspond au dernier régime de sélection génétique tel que nous le détaillerons plus loin.
3.2 REGIME DE COOPERATION
La deuxième entrée est le régime de coopération. En effet, pour être activés, ces régimes de
connaissances impliquent des relations de coopération (Hatchuel A., 1996). L’évolution des formes de
production de connaissance et de leur contenu résulte et entraîne des changements dans la nature de la
coopération. Comment les acteurs intéressés en sont arrivés à coopérer pour améliorer les
performances génétiques des animaux ? Cette question est souvent occultée dans les travaux qui
s’intéressent à l’organisation de la sélection génétique, où la dimension collective est considérée
comme donnée et où l’on va plutôt s’intéresser aux controverses.
Les actions collectives reposent donc sur des régimes de coopération qui varient dans le temps. Nous
appellerons régimes de coopération les configurations institutionnelles de l'action collective qui
assurent la (re)production des biens communs (Allaire G. et al, 2007). Nous nous inspirons également
des travaux précédemment cités de (Aggeri F. et Hatchuel A., 2003) qui ont défini des « régimes de
coopération » pour identifier les formes de couplages entre la science et la société. Il s’agit alors
d’identifier la nature des relations entre les multiples acteurs engagés dans les actions collectives
étudiées, ici de sélection génétique : entre éleveurs, entreprises de sélection et organismes de recherche
pour le régime de sélection actuel, entre différents statuts d’éleveurs pour des régimes antérieurs, etc.
Est-ce qu’il s’agit de relations « communautaires », basées sur des rapports de pouvoirs
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
50
« traditionnels », tacites, ou bien s’agit-il de coopération basée sur des contrats explicites ? Quelle est
la nature des prescriptions (fortes ou faibles) entre les acteurs (Hatchuel A., 1996) ? C’est
principalement cet angle d’analyse (celui des régimes de coopération) que nous analysons plus en
détail, pour la période actuelle, dans les parties II et III de cette thèse.
3.3 REGIME DE MARCHES
La troisième entrée est le régime de marchés. Les processus de rationalisation des activités de
sélection génétique, la conception de dispositifs de production et de gestion des ressources génétiques,
ont participé à l’émergence de différentes formes de marché de la sélection génétique, de biens et de
services : marché d’animaux reproducteurs, marché de l’insémination artificielle. Là encore notre
perspective d’analyse par les instruments doit nous permettre d’identifier comment ceux-ci ont
contribué à mettre en place de nouveaux réseaux marchands, à modifier la forme des marchés et
comment inversement l’évolution des marchés (par exemple du fait de l’industrialisation) a nécessité
la conception de nouveaux instruments d’enregistrement et de contrôle (jouant alors sur l’entrée
« régime de connaissances »). Pour étudier ces régimes de marché, nous nous inspirons notamment de
la posture adoptée par les travaux en sociologie économique sur la constitution des marchés,
principalement à propos de l’étude du rôle des dispositifs techniques dans la formation des
comportements économiques (Garcia-Parpet M.-F., 1996; Muniésa F. et Callon M., 2008). Il s’agira
d’analyser l’invention du marché des reproducteurs « sélectionnés », des semences, et l’apparition et
l’évolution de moyens de qualification.
3.4 REGIME DE GOUVERNEMENTALITE
La quatrième entrée est celle de l’analyse des régimes de gouvernementalité (Aggeri, 2005) de la
sélection génétique, c’est-à-dire de l’interrelation entre l’action publique et les actions collectives de
sélection. La notion de gouvernementalité permet d’introduire la dimension « savoirs » dans l’analyse
des formes de gouvernement, c'est-à-dire la façon dont les gouvernements encadrent la production de
connaissances nécessaires pour pouvoir gouverner un domaine particulier, à son objectivation par des
instruments de mesure et de contrôle. Elle permet également d’accéder au caractère distribué du
pouvoir par la rationalisation et la technicisation des domaines concernés : l’instrumentation devient
une activité centrale dans l’art de gouverner (Lascoumes P., 2005). Nous nous intéressons ainsi plutôt
à la gouvernementalité qu’à la seule action des politiques publiques car celles-ci n’ont pas toujours été
présentes dans l’action collective de sélection génétique. Cette notion permet d’identifier
l’interrelation entre la sphère politique et la sphère scientifique et de voir en quoi le politique a
participé au changement des pratiques de sélection génétique, en gouvernant conjointement les
populations animales et les populations humaines. Comme a pu le montrer (Aggeri F., 2005) à propos
du domaine de l’environnement, une analyse en terme de gouvernementalité permet d’introduire une
vision interactive, non déterministe et poly-centrée de l’action collective. Elle est ainsi pertinente pour
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
51
traiter d’objets de gouvernements qui se situent à la jonction de différentes formes de gouvernement
(Aggeri F., 2005) tels que la santé, l’environnement ou dans notre cas les ressources génétiques.
Cette approche par les régimes de sélection est un moyen pour penser les tensions actuelles entre
différentes configurations qui articulent des éléments hétérogènes (Gaudillière J.-P. et Joly P.-B.,
2006) : des façons de connaître les animaux et leur valeur, des façons de coopérer pour cela, des
modes de régulation des marchés et des formes de gouvernement de ces ensembles hétérogènes.
Chacune des entrées permettant d’élaborer les régimes suivants pourrait être étudiée de façon
beaucoup plus fine et détaillée, mais nous avons préféré montrer les grands traits caractéristiques de
chacune de ces entrées nous permettant de définir des régimes de sélection génétique, l’important est
notamment de montrer la dynamique conjointe de ces quatre entrées et la façon dont elles constituent,
dans leur combinaison, un régime particulier de sélection génétique.
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
52
CONCLUSION
Dans ce chapitre nous avons élaboré un cadre d’analyse de ce que nous avons appelé des « régimes de
sélection génétique » afin de saisir l’émergence et les processus de conception des concepts, des
dispositifs et des pratiques de la sélection génétique animale sur le temps long. Ce cadre d’analyse
nous permet, d’une part de définir le contenu de différents régimes que nous avons identifiés, d’autre
part de percevoir la dynamique de ces régimes dans le temps, leur succession, leur chevauchement,
leur coexistence et leur hybridation. Le tableau suivant résume ce cadre d’analyse.
Définition interne des régimes de sélection
(RS) génétique : quatre registres
Régime de
Sélection 1
RS2 RS3 RS…N
Connaissances
Coopération
Marché
Gouvernementalité
Perspective dynamique : rapport au temps et
à l’espace des régimes de sélection
génétique (un exemple à côté)
Tableau 2 : Synthèse du cadre conceptuel construit
Dans les deux chapitres suivants, nous présentons dans un premier temps les régimes idéaux-typiques
que nous avons identifiés en croisant notre cas empirique avec des sources secondaires. Puis nous
utilisons cette clé de lecture pour faire un retour vers le cas empirique et en analyser les spécificités.
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
53
Chapitre 2 QUATRE REGIMES IDEAUX-TYPIQUES DE SELECTION
GENETIQUE
Nous développons dans ce chapitre quatre régimes idéaux-typiques de sélection génétique identifiés
pour comprendre la structuration du champ de la sélection génétique, la nature des dispositifs actuels
de sélection génétique et les tensions qui les secouent. Ces régimes ne sont pas spécifiques aux ovins
mais ont été construit de manière à concerner les différentes espèces de ruminants. Nous excluons ici
de l’analyse les espèces porcines et avicoles, dont l’organisation de la sélection se rapproche
davantage de la sélection végétale. Ces régimes serviront de référents pour l’analyse du cas de la
sélection génétique dans les Pyrénées-Atlantiques dans le chapitre 3 de cette partie de thèse.
1 UN REGIME DE SELECTION GENETIQUE COMMUNAUTAIRE
Le régime communautaire caractérise l’émergence des toutes premières pratiques de sélection dès le
Moyen-Âge. Malheureusement les travaux historiques sont assez rares sur cette période et sur ce
thème. Comme l’explique A. Antoine (1999), les techniques d'élevage, la conduite du troupeau et la
gestion du cheptel, n'ont pas été un objet d'étude pour les historiens (Antoine A., 1999). La discrétion
des sources écrites sur ce sujet avant le XIXe explique certainement très largement cet état de fait.
Nous avons malgré tout tenté, à partir des quelques sources secondaires existant à propos de ces
pratiques communautaires de sélection, et à partir de notre travail historique sur la sélection dans les
Pyrénées-Atlantiques, de dresser quelques éléments substantiels d’un régime communautaire de
sélection génétique.
Qu’entend-on par régime « communautaire » ? Nous avons qualifié ce régime de « communautaire »
pour faire référence à un type de rapports sociaux et de gestion des animaux basé sur une communauté
locale d’éleveurs (famille, bergers gérant une même partie de montagne, villageois, etc.)31.
Le régime « communautaire » est un régime dans lequel :
− la reproduction des animaux est gérée collectivement à l’échelle d’un groupe d’éleveurs qui
utilisent la même terre (à l’échelle d’une estive ou de pacages communautaires au sein d’un
village) ;
− les connaissances et les compétences sur les animaux sont distribuées entre les différents
éleveurs en charge des animaux (il n’y a aucun prescripteur extérieur) ;
31 Le terme « communautaire » est souvent critiqué dans son utilisation pour définir les sociétés paysannes (Mendras H., 1995). Mais nous l’avons choisi ici pour mettre en exergue un modèle « communautaire » de rapports sociaux et de gestion des animaux, sans pour autant faire référence à ce que Mendras appelait « un communisme primitif ou archaïque dont la communauté paysanne serait une forme dégradée ».
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
54
− les rapports sociaux sont basés sur une collectivité d’interconnaissance ;
− ces rapports ne sont centralisés par aucune forme de politique publique ou d’institution autre
que la communauté elle-même.
1.1 UN REGIME DE CONNAISSANCES BASE SUR DES SAVOIR-FAIRE LOCAUX ET SUR UN
RAISONNEMENT A COURT TERME
1.1.1 Un savoir faire : l’œil de l’éleveur
Les savoirs mobilisés dans ce régime communautaire sont des savoirs locaux (tels que la mesure de
l’âge des animaux en terme de nombre de dents et de nombre d’estives, ou l’évaluation de la qualité
d’un animal par un coup d’oeil), implicites et faisant appel à un savoir-faire important (l’œil de
l’éleveur). C’est par des savoir-faire locaux et l’élaboration, par l’expérience, de liens entre aspect
physique des animaux et potentiel de performance ou de rusticité (Mulliez J., 1984) que sont élaborées
des connaissances sur les animaux, et que ceux-ci sont triés :
« C'est ainsi que se comprend toute l'importance qui est donnée à la description des animaux :
tel trait physique est interprété comme révélateur d'une aptitude au travail, à la graisse, à la
sobriété, au lait crémeux... […] : "les bêtes rouges sont celles que l'on préfère, les noires
ensuite et les autres les moindres. On garde par préférence les bêtes rouges pour mâles
servant à la reproduction » (Antoine A., 1999).
1.1.2 Un raisonnement à l’année
Ce régime communautaire est caractérisé par un raisonnement de gestion du troupeau majoritairement
« à l’année ». L’objectif est la production annuelle et non pas la transmission de caractères d’une
génération d’animaux à l’autre : les mâles sont nourris sur la ferme principalement pour saillir les
femelles afin de produire des veaux, agneaux, chevreaux, et du lait. A. Antoine a mis en avant ces
pratiques pour l’élevage bovin au XVIIIe, révélant l’absence, dans une certaine mesure, de logique
d’investissement et de prévision : « La critique faite ici est celle de pratiques visant à obtenir un profit
rapide et immédiat : utiliser dès que possible les animaux pour qu'ils se reproduisent, vendre dès que
possible les produits que l'on a obtenus » (Antoine A., 1999). Dans ce régime de connaissances, les
performances des animaux ne sont pas enregistrées, rendant difficile une démarche d’anticipation de
ces performances d’une année sur l’autre.
Cependant cette absence de logique d’investissement ne permet pas de conclure à une absence totale
de pratiques de sélection (sachant que si ce régime peut être identifié dès le Moyen-âge voire plus tôt,
le terme de « sélection » n’apparaît que plus tard). En effet, à partir du moment où il y a échange, on
peut supposer qu’il y a choix, donc logique de tri, qui est la signification première du terme de
« sélection » : « C'est essentiellement sur cette méthode que repose la sélection des animaux, méthode
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
55
qui consiste non pas à faire naître des animaux qui auraient telles caractéristiques plutôt que d'autres
mais à éliminer ceux qui présentent des caractères que l'on ne souhaite pas voir se développer. On
peut donc considérer le tri après naissance comme un des modes de sélection du bétail dans
l'agriculture ancienne » (Antoine A., 1999). Il y a bien un tri lors des échanges, mais le tri reste sur les
caractéristiques propres, et notamment des critères physiques, à un moment donné, de l’animal.
1.2 REGIME DE COOPERATION : DES ANIMAUX COMMUNAUTAIRES
Ce régime communautaire correspond à un certain type d’acteurs : il s’agit principalement de
« petits » éleveurs, n’ayant pas les moyens d’investir sur le long terme dans des animaux
reproducteurs. Ce régime résulte également d’un certain type de rapport à la terre : il peut s’agir de
bergers sans terre, ou d’éleveurs n’ayant pas accès à la propriété privée. Typiquement ce régime était
répandu avant la mise en place des enclosures. Les troupeaux sont donc mélangés dans les zones de
pacages. Pour simplifier la gestion des reproducteurs (notamment en bovins où il est difficile et
dangereux d’élever des taureaux), les mâles peuvent être collectifs. Comme l’a montré B. Vissac
(2002), différents systèmes communautaires existent pour permettre aux « petits » éleveurs d’accéder
aux taureaux qu’ils ne peuvent avoir en propriété : la présence de taureaux communautaires est attestée
dès le XVe siècle. Parfois, ces taureaux communautaires proviennent d’éleveurs « leaders » reconnus
comme producteurs de reproducteurs. Cette organisation de la coopération constitue alors les
prémisses des systèmes pyramidaux sur lesquels seront basés les régimes suivants. Du fait de la
gestion collective des troupeaux, les accouplements ne peuvent être raisonnés à l’animal.
Dans ce régime de coopération aucun prescripteur externe n’est identifiable, seule la communauté elle-
même définit les règles collectives.
1.3 UN MARCHE DES REPRODUCTEURS LOCAL FAVORISANT LA CREATION D’UNE DIVERSITE DE
TYPES RACIAUX
Le régime de marché communautaire est caractérisé par la faible importance du marché d’animaux
reproducteurs sélectionnés. Le marché est local, les échanges ne se font que de gré à gré dans une zone
géographique limitée. Cette restriction géographique des échanges participe à la constitution de types
de population animale bien distincts selon les zones.
Du fait de l’absence d’instrument de mesure et de dispositif collectif de jugement, hormis les foires
qui correspondent davantage à un marché aux bestiaux qu’à des lieux d’évaluation formalisée des
animaux, la qualité des animaux échangés est très incertaine. Les relations et les échanges sont alors
basés sur des rapports de confiance et les connaissances interpersonnelles entre éleveurs. La garantie
de qualité des reproducteurs est assurée par la pression de la sanction collective de la communauté.
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
56
1.4 UN REGIME DE GOUVERNEMENTALITE LIMITE A LA COMMUNAUTE
Dans ce régime communautaire, l’amélioration du cheptel n’est pas encadrée par l’action publique, le
seul collectif concerné est la communauté qui gère collectivement des animaux. Aucun instrument ne
permet de contrôler les activités de production et de sélection, aucune politique publique ne centralise
les pratiques communautaires.
Ce régime communautaire sera par la suite considéré comme « irrationnel », notamment lors de
l’avènement d’une gestion « scientifique » du troupeau. Ses limites (manque d’évaluation précise de la
performance et absence d’enregistrement des généalogies nécessaires à l’amélioration du cheptel)
participeront alors à la recherche, par certains éleveurs souhaitant se libérer des contraintes de la
communauté, de méthodes plus « objectives » d’évaluation des performances des animaux, conduisant
en partie à l’émergence du régime de sélection suivant, le régime entrepreneurial.
2 UN REGIME DE SELECTION GENETIQUE ENTREPRENEURIAL
Nous avons qualifié ce régime d’« entrepreneurial » pour mettre l’accent sur le rôle moteur de certains
acteurs (des entrepreneurs) dans la constitution de ce régime et dans sa stabilisation, et pour exprimer
la nature des relations de coopération dans ce régime, au travers du monopole de ces « entrepreneurs »
dans la création et la mise en œuvre de pratiques de sélection. Ces entrepreneurs ont été les premiers à
mettre en place des solutions leurs permettant de répondre à un contexte économique favorable. Ces
individus ont alors cherché à se libérer des contraintes communautaires pour s’engager dans des
démarches individuelles puis collectives organisées sur de nouveaux principes leur permettant de
rationaliser leurs pratiques d’élevage, de rentrer dans une logique d’investissement et de réduire
l’incertitude sur la qualité future des animaux.
2.1 LES DEBUTS D’UNE GESTION « SCIENTIFIQUE »32 DE LA REPRODUCTION ANIMALE :
CHANGEMENT DU RAPPORT AU TEMPS ET ACTIVITE CREATRICE DES ENTREPRENEURS
Grâce à quelques éleveurs pionniers, tentant de dépasser les pratiques de « tri » du régime
communautaire de sélection, les prémices de la sélection animale ont constitué une théorie « en
pratique » de la sélection génétique devançant les découvertes scientifiques de Mendel (Mendel, 1822-
1884) et Darwin (1809-1882). Bakewell (1725-1795), éleveur anglais, en est l’un des plus célèbres. A
l’époque où ce régime a émergé en Angleterre, les travaux scientifiques sur l’hérédité (le terme
génétique n’apparaît qu’en 1906) n’ont pas encore débuté. Pour Vissac B. (1993), les pratiques de
sélection de Bakewell, lui permettant la production et la vente de jeunes taurillons pour saillir les
32 Le qualificatif « scientifique » n’étant pas l’apanage d’une catégorie d’acteurs nommés « scientifiques » : il défini ici davantage une méthode de création de connaissances qu’un type d’acteurs.
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
57
troupeaux, s’inscrivent déjà dans une inspiration « pré-taylorienne »33. Bakewell est alors un
innovateur qui recherche des animaux rentabilisant au maximum la nourriture ingérée. Pour cela, il
met en place des expérimentations et surtout quitte la pratique habituelle d’engraissement qui
conduisait à très rapidement castrer les taureaux (avant qu’ils n’aient pu saillir suffisamment de
femelles) (Grandcoing P., 2003). En effet, tandis que jusque là, la femelle est seule considérée comme
ayant une importance dans la reproduction (Antoine A., 1999)34, Bakewell s’intéresse au mâle comme
porteur des caractères transmissibles concernant les aptitudes bouchères. Les aptitudes laitières restent
considérées comme venant des femelles. Cette gestion scientifique implique donc un changement du
rapport au temps de ces entrepreneurs, qui doivent garder des animaux sur plusieurs années à seules
fins reproductives et non productives : il s’agit alors de renoncer à un profit immédiat dans l’espoir
d’un profit futur plus important. Mais cet engagement dans le temps résulte aussi d’une dimension
créatrice (Joas, 1999) indispensable tournée vers l’organisation de l’activité productive et
l’engagement dans une recherche de connaissances permettant de développer cette activité. Ces
changements font écho à la définition donnée par Gomez P.-Y. (2005) de la figure de l’entrepreneur
dans la modernité, qui s’engage dans une domination du Temps.
Les connaissances sont créées grâce à l’accumulation de multiples tentatives : c’est la logique de
l’essai-erreur et des débuts d’une tradition de « gestion scientifique » de la reproduction des troupeaux
permettant l’objectivation du jugement sur les animaux et des formes de rationalisations de la monte
naturelle. Les expériences de Bakewell furent conduites principalement avec des troupeaux ovins,
constituant un matériel expérimental idéal du fait de l’effectif important des troupeaux et de
l’intervalle de génération plus rapide que chez les bovins (Vissac B., 2002). L’accumulation de ces
pratiques, de ces innovations, a conduit à l’émergence de ce que Vissac (2002) nomme « la doctrine de
la sélection animale » de la fin du XVIIIe siècle. Cette doctrine, s’intéressant aux questions de
ressemblance des animaux sur des caractères particuliers, constituera la base de « l’art des éleveurs
sélectionneurs » (Vissac, 2002).
2.2 REGIME DE COOPERATION : COLLABORER POUR PRODUIRE DES CONNAISSANCES
Ce régime correspond à une première forme de collaboration pour la production de connaissances
génétiques entre les éleveurs sélectionneurs, producteurs de progrès génétique (souvent l’élite
paysanne ou des notables), et les éleveurs accueillant les reproducteurs pour qu’ils puissent être
« testés » dans leur troupeau. Cette première forme de coopération repose sur la location de béliers
(Vissac, 2002) : Bakewell observe la descendance de ses béliers chez ses clients et récupère les
33 De la même façon, les abattoirs de Chicago ont inventé le travail à la chaîne avant Ford (Peaucelle J.-L., 2003) 34 « Pour que triomphe l'idée que ce sont les mâles et non pas les femelles qui sont importants dans la transmission des caractères, il faudra que les conditions économiques se soient modifiées et que l'on accepte de conserver des animaux spécialisés dans la reproduction, élevés à cette seule fin, susceptibles alors d'une descendance beaucoup plus nombreuse que celle d'une femelle » (Antoine A., 1999).
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
58
meilleurs géniteurs. Apparaît alors un droit intangible, le « droit de reprise des mâles » permettant aux
éleveurs sélectionneurs de récupérer les produits de leurs meilleurs reproducteurs (Spindler F., 1999).
La location de reproducteurs et le recueil d’informations sur la performance de ces reproducteurs au
sein des élevages « locataires » offraient aux éleveurs sélectionneurs la possibilité de juger le
reproducteur dans un autre milieu (Vissac, 2002) mais surtout de tester leurs reproducteurs sans
rencontrer des problèmes de consanguinité sur leur propre élevage.
Ce régime s’accompagne d’une stratification sociale : du fait des contraintes techniques de la sélection
(nécessité d’un troupeau de nourrices pour nourrir les jeunes mâles par exemple), ce sont
majoritairement les « grands » éleveurs qui ont les moyens de pratiquer cette sélection. Les éleveurs
qui acquièrent des connaissances sur leurs animaux profitent alors pour un temps d’une position
sociale supérieure leur permettant à la fois de vendre les services de leurs animaux et de bénéficier des
résultats de leurs animaux dans les élevages « utilisateurs » pour accroître leur connaissance de la
valeur de leurs animaux. Ainsi les acteurs principalement engagés dans ce régime entrepreneurial sont
des notables, seuls à avoir les moyens d’investir dans la sélection, impliquant de conserver des
animaux mâles sur un temps suffisamment long pour pouvoir mesurer la performance de leur
descendance.
2.3 L’EMERGENCE D’UN MARCHE DES REPRODUCTEURS SELECTIONNES
Dans ce régime entrepreneurial, les procédures de sélection révèlent les ressources génétiques et les
transforment en actifs productifs, directement s'il s'agit de la sélection dans un troupeau individuel, ou
indirectement en les transformant en biens d'échange.
2.3.1 L’apparition des premières mesures de la performance et les débuts d’un marché des
reproducteurs
L’apparition des premières mesures de la performance des animaux, dès le XVIIe siècle favorise
l’émergence de ce régime : mesure du poids de carcasse pour les races à viande, mesure de la
production laitière pour les races laitières. Ce sont les exigences des transformateurs et des filières qui
poussent à la mise en place de mesures dans les critères de jugement des animaux : pour les bouchers,
la couleur de la tête d’un animal ne compte pas ! (Baratay et Mayaud, 1997). C’est à cette période,
selon Vissac (2002), qu’apparaît la première plus-value accordée à des animaux « sélectionnés » sur
un marché. De « jeunes taureaux, issus de parents grands, jeunes et beaux, sont pour cela
suralimentés jusqu’à l’âge d’un an. […] Coûteux à produire, ces jeunes taureaux sont utilisés pendant
deux à trois ans et valent au départ deux à trois fois plus chers que les taureaux plus âgés. C’est la
première indication connue d’une supériorité de valeur commerciale d’animaux dits
« sélectionnés » » (Vissac, 2002). Très justement, cet auteur interroge le lien entre ces pratiques de
sélection et la proximité des débouchés laitiers que représentent les manufactures, « prémices des
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
59
industries du Lancashire » (Vissac, 2002), montrant le lien entre industrialisation et développement de
la sélection génétique. Les entrepreneurs commencent donc à cultiver à la fois la logique
d’investissement et l’aspect marchand : cela leur permet de vendre leurs animaux à un prix intéressant.
Le marché de la sélection génétique est donc né de l’apparition conjointe d’une régulation par la
concentration de l’offre et de la demande en un même lieu, en un même moment (bassins industriels,
marché londonien, développant la demande en viande en rapport avec la révolution industrielle
anglaise) et de la naissance de poids et de mesures de la performance de production animale.
2.3.2 Le développement de la propriété terrienne comme condition à l’émergence d’un marché de
sélection génétique animale
La nature du rapport des éleveurs à la terre a un lien fort avec l’apparition des pratiques de sélection.
Comme l’explique Tordjman (2004), sans droit de propriété, il ne peut y avoir de marché. En effet, en
permettant de définir ce qui peut être échangé, les régimes de droits de propriété sont constitutifs des
marchés. Ainsi dans un mouvement similaire à celui de l’apparition d’un marché du foncier suite au
mouvement de l’enclosure (Tordjman, 2004), qui s’est déroulé sur une période de quatre siècles (XVe
– XIXe, Vissac, 2002), un marché des animaux reproducteurs et l’organisation des activités
d’amélioration de certaines souches apparaissent à cette même période. Les enclosures ont abouti à la
mise en place de systèmes agraires individualistes, en rupture avec les formes communautaires de
l'exploitation des espaces héritées de la période médiévale (Jussiau et al, 1999). Le développement de
l’individualisation dans l’élevage et l’agriculture de manière générale, ainsi que les liens entre marché
des reproducteurs et organisation de l’agriculture sont donc des éléments essentiels pour comprendre
l’émergence de pratiques rationalisées de sélection animale.
2.3.3 L’apparition de la notion de race
L’apparition des échanges et des spécialisations, la diversification des demandes marchandes et la
circulation des animaux au-delà des territoires où des populations animales spécifiques se
développaient, a conduit à la nécessité de définir les races. Cette circulation a alors permis de
comparer des populations animales et a fait émerger la nécessité de les distinguer les unes des autres et
donc de les définir. Ce régime de marché est donc caractérisé par un élargissement géographique de la
zone d’échanges, qui va au-delà de la région : échange entre différentes régions, voire exportation à
l’étranger. Le marché des reproducteurs s’élargissant, il a été nécessaire de normaliser la définition des
races au travers d’un nom et d’une description morphologique. En effet, dans un marché plus large, la
définition de standards et de dispositifs de mesure formalisés accompagne le développement et la
diffusion d'informations sur les animaux. C’est alors avec le développement de la notion de race que
peut se concevoir la sélection à l’échelle d’une population animale, les contours de celle-ci pouvant
ainsi être définis.
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
60
La notion de race prend aussi naissance avec l’émergence d’observateurs extérieurs qui réalisent les
premières descriptions d’ensembles raciaux (vétérinaires, agents du Ministère de l’Agriculture vers la
fin du XIXe). Les premiers classements des races datent de Carlier, (1770) pour les ovins, et Francourt
(1789) pour les bovins (Denis B., 1982). Il faudra attendre le XVIIIe siècle, pour qu’apparaisse la
notion de « standard » (Audiot A., 1995).
2.4 UN REGIME DE GOUVERNEMENTALITE BASE SUR UNE INSTRUMENTATION COLLECTIVE ET SUR
LA SURVEILLANCE DE L’ETAT
L’extension du marché conduit à l’évolution du régime de gouvernementalité au travers de l’apparition
d’instruments collectifs de gouvernement des pratiques.
2.4.1 Les conséquences de l’extension du marché : la nécessité d’instruments collectifs
Du fait de l’extension des marchés et d’une dynamique générale d’industrialisation, de l’augmentation
des demandes envers la production agricole, les démarches individuelles des entrepreneurs ne suffisent
plus. Ceux-ci commencent alors à se grouper. En effet, le développement du marché de la viande et du
lait, des techniques de réfrigération, entraîne l’extension du marché et des échanges d’animaux,
rendant nécessaire la mise en place d’outils collectifs pour maîtriser l’extension des échanges et la
diffusion des gènes. Ces entrepreneurs favorisent alors la mise en place de deux instruments qui vont
profondément modifier les pratiques de sélection : les Livres Généalogiques et les concours
d’animaux.
� La création des Livres Généalogiques : un instrument d’enregistrement des généalogies pour
faire face à l’extension du marché
Du fait de l’extension des marchés des animaux reproducteurs, et du succès des premiers entrepreneurs
sélectionneurs, ceux-ci perçoivent la nécessité de suivre les animaux qu’ils produisent pour pouvoir
avoir connaissance de leurs résultats dans les élevages de leurs acheteurs. Ils entrent alors dans une
logique d’enregistrement des généalogies et des caractéristiques de la race et des animaux35. Les
Livres Généalogiques rendent possible le passage de la sélection à l’échelle d’un troupeau à la
sélection à l’échelle d’une race.
35 Les enregistrements et les calculs dans les activités économiques deviennent nécessaires lors de l’émergence et du développement du capitalisme (Rose, 1991). Selon l’analyse bibliographique de cet auteur, l’apparition et la prolifération des calculs, des nombres au XVIIIe siècle n’a pas pour seul facteur explicatif l’extension du marché mais également le changement de rapport à la spiritualité des hommes : « It was the decline of religious fatalism and uncertainty, and the discovery of peculiar regularities in events once thought to be under divine powers which led to the rise of a spirit of control and the evolution of « the mathematical sense » (Rose, 1991). Mais comme l’indique cet auteur, ce n’est pas par la question de « pourquoi » il y a eu cette prolifération des nombres, mais plutôt « comment », par quels moyens technologiques, en lien avec quelles problématiques de gouvernement, qu’il est intéressant d’aborder ce phénomène dans une perspective gestionnaire.
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
61
C’est en 1860 qu’apparaissent les premiers Livres Généalogiques. Issus notamment des Sociétés
d’élevage (groupes d’éleveurs locaux ayant des volontés d’innover dans leur métier), ces Livres
Généalogiques ont un double objectif : organiser les races et leur travail de sélection d’une part, et
mettre en place le système d’identification et d’enregistrement des filiations des animaux d’autre part.
Jusqu’à présent, et comme cela se faisait en Angleterre dès Bakewell, la faible circulation des
reproducteurs et le principe de location de ceux-ci à d’autres éleveurs permettaient aux sélectionneurs
de suivre à la trace leurs animaux et de recueillir les informations sur leur descendance. Le passage à
des échanges à plus grande échelle rend difficile ce suivi et nécessite la mise en œuvre d’un instrument
spécifique : le Livre Généalogique.
« En effet, tant que les échanges d’animaux reproducteurs n’étaient que peu
développés, chaque éleveur connaissait parfaitement son troupeau et celui de ses
voisins avec lesquels il entretenait des relations ; mais, dès que les communications
devinrent plus faciles et que la renommée de certains élevages s’étendit, la nécessité
se fit sentir de disposer d’un système capable d’enregistrer et de garantir les
différentes généalogies, simplement par le fait qu’acheteurs et vendeurs, ne se
connaissant plus, cherchaient à s’entourer de garanties » (Bougler J. et Delage J.,
1999).
La création de ces Livres Généalogiques nécessite alors de définir ce qui en fait partie et ce qui n’en
fait pas partie. Ainsi, ces instruments institutionnalisent, pour chaque race concernée, un standard
précis : l’entrée d’un animal dans le Livre repose sur son appartenance au « standard » de la race pure.
Les Livres Généalogiques ont également un rôle sur le marché des reproducteurs : ils facilitent la
vente de reproducteurs à des prix plus élevés par les sélectionneurs. Ils constituent un moyen de
régulation du marché des reproducteurs : les inscriptions dans le Livre sont suffisamment sévères à
leur création pour constituer à la race une souche d’animaux d’élite et faire connaître les animaux-
types qui serviront de modèle pour l’ensemble des éleveurs. Ainsi le Livre Généalogique est l’outil de
coordination des efforts individuels de sélection.
« L’objectif est de fournir à tout éleveur, que ce soit pour sa propre sélection ou à
l’occasion d’opérations de commercialisation, sur le marché intérieur et à
l’exportation, des indications sur la pureté de race et les facultés productives des
animaux inscrits. Ce faisant, le Livre Généalogique devient un guide pour l’éleveur
dans l’amélioration de son troupeau en même temps qu’il lui facilite la vente de ses
animaux à de plus hauts prix. » (Bougler, 1982).
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
62
� Les concours : établir une hiérarchie entre les animaux, et entre les éleveurs
L’apparition des premiers concours d’animaux de boucherie a lieu en 1842 et celle des concours
d’animaux reproducteurs en 1850 (Bougler J. et Delage J., 1999). Ces concours permettent alors autant
d’établir une hiérarchie entre les éleveurs qu’entre les animaux. Ainsi la réputation des éleveurs
récompensés lors des concours joue autant dans le marché des reproducteurs que la qualité intrinsèque
des animaux primés. Les éleveurs récompensés lors des concours se voient assurer une position
avantageuse sur le marché des reproducteurs. L’évaluation des animaux repose sur des critères
qualitatifs (appréciation de la conformation de l’animal : taille des cornes, couleur de peau, aplombs,
dents), et ces critères sont supposés être reliés à des critères de productivité ou de qualité des animaux.
Les concours sont ainsi un mode de normalisation et de diffusion des savoirs sur la race.
Concours et Livres Généalogiques sont le plus souvent liés : les animaux primés ont la possibilité
d’être inscrits dans les Livres Généalogiques. Ce n’est que vers le début du XXe, avec le
développement des outils de mesure des performances des animaux, que ces performances sont
intégrées aux Livres Généalogiques et aux certificats d’inscription. A partir de 1923, les Livres
Généalogiques intègrent les deux dimensions des activités de sélection :
− D’un côté les objectifs de performance (« avoir une unité de direction et pour cela préciser
tout d’abord les caractères des types les plus parfaits »36, c’est la définition des objectifs de
sélection) ;
− De l’autre l’appartenance à la race (« choisir les animaux ayant ces caractères bien
déterminés, susceptibles de faire souche d’un ensemble de produits homogènes et pouvant
former de la race une pépinière d’élite »).
Les concours et les Livres Généalogiques ont ainsi été le terreau du développement du régime intensif
de sélection génétique, en permettant l’émergence d’institutions nécessaires à la naissance de ce
régime, dans lequel elles ont été intégrées par la suite comme nous le verrons.
2.4.2 Le constat de l’Etat Républicain : limites et facteurs de crise de l’instrumentation collective
Dans ce régime entrepreneurial, les activités de sélection génétique commencent à devenir objet de
gouvernement au travers du contrôle par l’Etat des concours d’animaux lors de comices agricoles37.
Mais le rôle de l’Etat se limite principalement à la surveillance de ces pratiques et au versement
d’aides financières pour améliorer le cheptel. Cette action est davantage orientée vers le bon entretien
des animaux (qu’ils ne soient pas chétifs, mal nourris, etc.) que vers leur sélection génétique 36 Rapport de M. Grau, Secrétaire Général de l’Office Français d’Elevage, au Congrès des Livres Généalogiques de 1923, in Bougler et Delage, 1999 37 La politique d’intensification de l’agriculture promue par l’Etat commence dès le règne de Louis-Philippe, « avec la création des inspecteurs généraux de l’agriculture, des comices agricoles, des premières fermes modèles. Les conseil généraux ne restaient plus à la traîne : ils accordaient des subventions aux organisateurs de concours agricoles ; les primes et les distinctions accordées aux lauréats stimulaient le progrès en utilisant autant l’âpreté au gain que l’amour-propre qui caractérisent les paysans » (Duby et Wallon, 1975).
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
63
proprement dite. A travers ce rôle de surveillance, l’Etat prend conscience des limites et des
détournements des instruments préalablement conçus (les Livres Généalogiques et les Concours). En
effet, malgré l’extension des pratiques des entrepreneurs à des clubs ou des sociétés d’agriculture, des
critiques émergent envers ce modèle de sélection considéré comme privilégiant le statut social des
sélectionneurs plutôt que la qualité de leur travail. De même, les concours révèlent leur inefficacité,
l’élite paysanne et les notables se récompensant entre eux dans ces systèmes consanguins, où la qualité
même des animaux devient secondaire. Les éleveurs restent les seuls à effectuer toutes les tâches de
l’activité de sélection (évaluation des performances, choix des reproducteurs, accouplements
raisonnés), s’appuyant sur un marché de gré à gré et les foires, reposant sur l’évaluation visuelle des
animaux. En effet, jusqu’à la deuxième Guerre Mondiale, les services de sélection génétique des
animaux proposés aux éleveurs sont quasiment inexistants. Le contrôle laitier, même s’il démarre dans
certains bassins au début du XXe siècle, reste peu développé38. Ainsi "un tel processus
d'apprentissage atteint vite ses limites : voir, tâter, soupeser ne constituent pas des épreuves de vérité
universelles et ne permettent qu'un accès limité à la connaissance des choses et des conduites"
(Hatchuel, 1995).
Le projet de l’Etat est alors de mettre à plat le monopole parfois non justifié des « châtelains
anglophiles » pour laisser place à de nouvelles élites paysannes. Comme l’ont montré Baratay et
Mayaud (1997), les objectifs de l’Etat à cette époque sont donc davantage sociaux et politiques que
purement techniques. L’Etat, au travers du Ministère de l’Agriculture, affirme une volonté politique :
« le ministère doit servir non pas une "féodalité agricole" de hobereaux et grands seigneurs mais ceux
d'une démocratie rurale dans laquelle la République reconnaît ses électeurs potentiels » (Baratay E. et
Mayaud J.-L., 1997b).
Face aux limites des concours et des Livres Généalogiques, aux mains des notables, et pour répondre
aux besoins des Etats en terme d’augmentation des productions agricoles, un régime intensif de
sélection génétique se structure, dont l’objectif républicain est non seulement la production mais
également la diffusion de progrès génétique à l’ensemble des troupeaux d’une même population
animale.
3 UN REGIME DE SELECTION GENETIQUE INTENSIF
Ce régime est défini comme « intensif », non pour faire référence à une logique de « productivité à
tout crin », qui résulterait d’un jugement extérieur et d’un point de vue a posteriori déjà largement
débattu. Par intensif, nous entendons plutôt un mode d’organisation de la production de connaissances
38 La naissance du contrôle laitier, premier outil de mesure de la production laitière, a lieu en France en 1907 pour les vaches laitières.
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
64
(notamment au niveau de dispositifs, d’organisation de production de connaissances scientifiques), et
des moyens mis en œuvre pour objectiver et rationaliser les pratiques de sélection génétique, tant au
niveau technique que politique.
3.1 UN REGIME DE CONNAISSANCES BASE SUR UNE ORGANISATION ETENDUE DE LA PRODUCTION
ET DE LA DIFFUSION DE CONNAISSANCES SCIENTIFIQUES
Ce régime est basé sur le développement important de disciplines scientifiques (zootechnie,
physiologie de la reproduction, génétique quantitative, statistique, informatique) qui ont permis
− de modifier de façon profonde les façons de connaître la performance des animaux et la
logique des savoirs mobilisés dans les activités de sélection ;
− de structurer l’organisation nationale et internationale de la production et de la diffusion des
connaissances selon une logique diffusionniste de l’innovation.
3.1.1 Les lois de l’hérédité permettant la prédictibilité de la performance
La découverte des lois de l’hérédité, notamment par Mendel et Darwin, au milieu du XIXe siècle, a
bien sûr joué un rôle important en rendant possible de nouvelles formes de rationalisation des
pratiques de sélection génétique.
Les théories scientifiques de la sélection génétique permettront en effet de prédire des résultats,
d’adopter une logique de planification et de se libérer des contraintes et limites des pratiques
d’« essais-erreurs ». Les théories génétiques permettront un changement de paradigme : il deviendra
alors possible de prédire, selon une logique probabiliste (Vissac, 2002), les performances des animaux.
Darwin, en 1859, explique les mécanismes de la sélection naturelle. Ce seront les lois mendéliennes
(1865) qui permettront une prédictibilité des résultats après croisements entre individus après leur
redécouverte au début des années 1900 (Paul D.B et Kimmelman B.A., 1988).
Mais le passage de leur découverte à leur mobilisation dans les activités économiques de sélection
génétique ne s’est faite ni immédiatement, ni sans controverses (découvertes au XIXe, elles n’ont été
diffusées qu’au début du XXe). Les théories de l’hérédité n’ont pas directement conduit à la sélection
génétique comme nouvelle pratique d’amélioration des troupeaux. En effet, elles n’ont pas été
appliquées telles qu’elles et ont fait l’objet d’âpres controverses entre mendéliens et biométriciens
notamment (MacKenzie et Barnes, 1979). Presque un siècle a été nécessaire depuis leur découverte
pour transformer ces différentes approches en techniques de sélection. En effet, il faudra attendre le
début du XXe siècle pour assister à la naissance de la génétique animale comme « science », et ce
n’est qu’avec le développement du régime « intensif » que les théories de Mendel seront appliquées au
domaine de l’élevage.
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
65
Encadré 2 : Le développement de la zootechnie et de la génétique quantitative
Ce régime de connaissance a pu se structurer grâce au développement, depuis le début du XXe siècle, des disciplines de la zootechnie, de la physiologie animale et de la génétique quantitative. Les Etats-Unis seront fortement moteurs dans le développement d’une discipline scientifique autour de l’amélioration et de la maîtrise des populations animales (Vissac, 2002). C’est à cette époque qu’apparaît la génétique quantitative. En 1918, Fischer écrit un article reconnu comme le point de départ de la génétique quantitative (Ollivier L., 1999). Cette discipline conduit à un changement d’échelle de la gestion de la sélection : l’intérêt n’est plus porté à l’individu en lui-même, mais à des ensembles d’individus très nombreux ou « populations » (Ollivier, 1999). La génétique quantitative se distingue des méthodes des premiers sélectionneurs « de plein air » par un mode de pensée très différent. Le paradigme sur lequel est adossé la génétique quantitative est « statistique et relatif » (Mallard, 1992). La génétique quantitative repose sur l’étude de la transmission héréditaire de caractères quantitatifs, caractères mesurables à l’aide d’instruments. Les gènes sont le « nom donné à l’interprétation de certains types de ségrégations de caractéristiques observables, à l’intérieur de la descendance de certaines familles » (Mallard, 1992). Ces éléments techniques sont essentiels pour comprendre la structure organisationnelle qu’implique la mise en œuvre des théories de la génétique quantitative. En effet, la génétique quantitative a besoin d’observer un nombre important d’individus pour réaliser ses traitements statistiques. Elle s’intéresse à la transmission héréditaire de caractères non mendéliens simples sans connaissance de leurs bases génétiques qualifiées de « systèmes polygéniques ». L’objet manipulé est donc celui de « population », et cette observation nécessite la mise en place d’un dispositif à l’échelle de la population, d’où la mise en place de « schémas de sélection » constituant une certaine forme de coopération entre éleveurs et dispositifs de production de progrès génétique. Cette discipline traduit le phénotype et le génotype d’un individu en concepts opérationnels en terme de mesure. Le phénotype est traduit en terme de « valeur phénotypique », désignant « le résultat d’une mesure » sur l’individu (Ollivier, 1982). Le génotype est traduit en terme de « valeur génétique » et est attachée à un géniteur, définissant « la valeur moyenne de sa descendance, supposée infiniment nombreuse et placée dans des conditions de milieu définies » (Ollivier, 1982). Deux éléments sont importants à mettre en exergue dans cette définition car révélant les hypothèses sur lesquels se fonde cette discipline : la nécessité d’une grande quantité de descendants pour un même individu mâle, et la définition des conditions de milieux. L’invention de l’insémination artificielle permettra de répondre à la première, tandis que le contrôle du milieu lors d’essais en fermes expérimentales et l’homogénéisation des pratiques d’élevage promue par le discours modernisateur permettront de répondre à la deuxième.
3.1.2 L’instrumentation technologique de la production et de la diffusion de connaissances sur les
animaux : instruments de mesure, expérimentation et centre de calcul
� Trois instruments de rationalisation de la sélection génétique
Le régime intensif opère un changement important dans les modes de production de connaissance sur
la performance des animaux. En faisant référence au régime fordiste repris par (Bonneuil C. et al,
2006) concernant la sélection végétale, ce régime est basé sur l’expertise, la scientificité de l’action et
la conception d’instruments d’aide à la décision. Il s’agit, par rapport aux régimes précédents,
d’objectiver des pratiques de sélection de nature subjective, basée sur la réputation des éleveurs39 ;
mais il s’agit également d’organiser la production et la diffusion de connaissances scientifiques, pour
39 Il s’agit ici de remplacer les anciennes relations basées sur le statut, le rang social, par des relations d’objectivité et de vérité. Le projet managérial de ce régime est de faire en sorte que la mesure ne soit plus modulée par le jugement basé sur l’expérience de la qualité de ce qui est mesuré, que les échanges ne soient plus dépendants des personnalités ou du statut des personnes concernées (Rose, 1991). Chaque sélectionneur ne crée plus sa marque de fabrique (Spindler F., 1999). Cette évolution dans les formes de qualification sera analysée en profondeur dans la partie III de cette thèse.
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
66
assurer un progrès génétique à l’échelle des populations animales. Trois instruments principaux sont
au cœur de ce régime de connaissance :
– le contrôle de performance pour rationaliser la mesure de la performance ;
– les index génétiques (issus d’un traitement statistique des informations de
performance et de généalogie permettant de transformer des données sur les animaux
en valeur de potentiel génétique) pour représenter la performance transmissible ;
– l’insémination artificielle pour augmenter et raisonner les accouplements.
Ces principes seront assez tôt définis (voir les auteurs fondateurs de ces principes de génétique
animale, Lush, 1947; Rendel et Robertson, 1950) mais l’efficacité restera faible jusqu’au
développement des outils informatiques permettant de développer les calculs statistiques.
� Un régime de connaissances basé sur des dispositifs d’expérimentation
Le développement de ce régime intensif repose sur la mise en place de dispositifs d’expérimentation à
grande échelle. Comme l’ont montré Callon et al., c’est grâce à l’importance accordée à la
reproductibilité des expérimentations et des résultats que les théories peuvent alors émerger (Callon
M. et al, 2001).
− d’une part, des stations expérimentales sont créées40, au niveau national, associant instituts de
recherche et organisations professionnelles ;
− d’autre part, le principe même de « schéma de sélection » et le système de production de
connaissances reposent sur un modèle d’expérimentation « en plein air », où les informations
issues des schémas sont utilisées à la fois dans une visée économique (la production de
progrès génétique) et dans une visée de production de nouvelles connaissances scientifiques :
ces expérimentations « en plein air » constituent la grande innovation de la génétique animale
développée à l’INRA qui s’est libérée des contraintes et des limites de l’expérimentation
confinée en laboratoire. Ce courant ne développera que plus tard des stations expérimentales.
Ces dispositifs expérimentaux permettent alors d’identifier les facteurs limitant la production et de les
lever, principe au cœur de ce régime intensif. Ils nécessitent la division du processus de production en
facteurs, reliés au concept de facteur limitant, et associés à une « artificialisation du milieu » par
l’homogénéisation des conditions locales (cf. principe général de la science agronomique à cette
époque). Comme l’ont montré C. Bonneuil et F. Thomas, ce régime fait écho à la logique générale de
l’agriculture productiviste, visant des gains de productivité « en décomposant la production en
processus productifs élémentaires séparés et optimisés et en séparant la conception de la production »
(Bonneuil C. et Thomas F., 2006)
40 Voir stations de testage au Danemark dans les années 1920.
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
67
� La mise en place d’un « centre de calcul »41 : intégration des informations génétiques dans un
dispositif national de gestion de l’information
C’est par la mise en place d’un centre de calcul national permettant de gérer l’information génétique
de l’ensemble des populations animales contrôlées que le caractère intensif dans l’organisation de la
production et de la diffusion des connaissances du régime décrit ici prend tout son sens. Ce dispositif
se substitue alors au Comité Fédératif de Contrôle Laitier créé à l’initiative du professeur Leroy à
l’INA-PG 42. Le régime intensif de sélection génétique s’est structuré par l’organisation par les
scientifiques et les politiques d’un dispositif de création et de traitement des informations sur les
animaux. En effet, les généticiens de l’INRA, pour élaborer des modèles permettant une meilleure
évaluation du potentiel génétique des animaux, organisent la mise en place d’un système de gestion de
l’information génétique sous la forme d’un centre de calcul national, au sein de l’INRA (le CTIG de
Jouy-en-Josas, unité du département de Génétique Animale de l’INRA). La codification des
procédures d’évaluation des animaux a permis un regroupement et une gestion collective, à l’échelle
d’une race et à l’échelle nationale, de ces informations génétiques. Cette base permet le regroupement
de l’information à la fois dans le temps (historique) et dans l’espace (ensemble des élevages
contrôlés).
41 (Callon M. et Muniésa F., 2003) 42 Institution National d’Agronomie de Paris-Grignon
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
68
Comme a pu le montrer Rose (1991), la rationalisation d’un domaine d’activité et la construction de
son caractère gérable43 (c'est-à-dire l’exercice du pouvoir sur ce domaine) passe par la nécessité de
transformer les processus et les évènements à gérer, à gouverner, en « traces » qui peuvent être
mobilisées et accumulées, et donc passe par la création de « centres de calculs ». Non seulement un
système d’information est créé pour pouvoir manipuler l’ensemble des informations génétiques des
élevages sous contrôle de performance, mais tout un ensemble de standards (Steier G., 1992) ont
également été mis en place pour homogénéiser et coordonner le traitement des données génétiques à
l’échelle du territoire national44.
43 « manageabilité » 44 Ces compétences développées à l’INRA conduiront le Département de Génétique Animale a être précurseur de l’informatique à l’INRA dans les années 50 et à jouer un rôle moteur dans le développement des moyens informatiques de l’Institut, mobilisant des outils informatiques à la pointe pour l’époque, utilisés par les grands organismes financiers tels que la Caisse des Dépôts et des Consignations (Steier, 1992).
Figure 2 : Schéma du circuit national de l'information génétique animale (Labatut, 2006)
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
69
� Des connaissances accompagnées d’un discours modernisateur et d’une volonté
d’homogénéiser le milieu
Ce régime intensif se traduit également par l’organisation de la diffusion des connaissances et du
progrès génétique produit par les schémas de sélection, les connaissances et les modèles élaborés étant
considérés par leurs concepteurs et leurs promoteurs comme universels et pouvant ainsi s’appliquer à
tous les contextes. Ce régime est de plus caractérisé par la diffusion conjointe d’un modèle de
production devant permettre une efficacité maximale,45 c'est-à-dire une homogénéisation des pratiques
et des systèmes d’élevage, associée à l’émergence de standards de production tels que les quantités de
matière grasse et de matière protéique dans le lait, et les standards bactériologiques dans le secteur
industriel. Le régime intensif est basé sur :
− un principe de management orienté vers l’objectif d’augmenter le rendement par unité
opérationnelle (l’animal) (Allaire G. et Boiffin J., 2004) : quantité de lait, teneur en matière
grasse, en matière protéique ;
− une logique d’économie d’échelle : jusqu’à un certain point, plus la population sélectionnée
est grande, plus la puissance de sélection est forte.
Ainsi l’hypothèse sur laquelle repose ce régime est que les éleveurs sont censés réagir de façon
rationnelle et chercher à augmenter la productivité par unité de production (Allaire G. et Boiffin J.,
2004). Comme ont pu le montrer Sebillotte et Soler (1988), le modèle dominant est celui « du
décideur pleinement rationnel à la recherche de la meilleure décision, poursuivant une finalité unique
et mettant en œuvre pour l’atteindre les moyens appropriés ». Les éleveurs doivent également être
réceptifs et actifs pour absorber et participer à la construction des connaissances techniques.
De la même façon que pour « fixer » l’économie, c’est-à-dire pour en faire un objet stabilisé,
manipulable et contrôlable, il faut d’abord « fixer les populations » (Callon M., 2006). Il a fallu, pour
établir les pratiques et les dispositifs « rationalisés » de sélection génétique, fixer dans une certaine
mesure les populations d’éleveurs et individualiser la gestion des troupeaux : la modernisation de
l’élevage a conduit à la diminution des pratiques de transhumance, de gestion collective des troupeaux.
3.2 COOPERATION : UN REGIME DE DELEGATION ET DE PRESCRIPTION FORTE AUTOUR D’UNE
STRUCTURE DE GOUVERNANCE
Le régime de coopération du régime intensif de sélection génétique repose sur la double dimension des
biens communs que sont les races, telle qu’expliquée dans l’introduction de cette thèse : une division
du travail à visée productive et une structure de gouvernance associant les différentes parties
prenantes, et notamment les éleveurs (la qualification).
45 Des normes d’évaluation du travail de sélection apparaissent : un critère d’efficacité de la sélection établi à
partir des années 1940 : « l’amélioration maximale par unité de temps » (Ollivier, 1999)
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
70
3.2.1 Division du travail et apparition de nouveaux prescripteurs
Objectiver la sélection génétique nécessite d’externaliser les activités de jugement et de raisonnement
des accouplements à visée de production de progrès génétique. Le principe du régime intensif est la
distribution des compétences nécessaires à la création de progrès génétique au travers de la création de
différents services génétiques : le contrôle laitier, l’insémination artificielle, l’évaluation des animaux,
le calcul de leur potentiel de performance sont autant d’activités qui peuvent faire l’objet de services
différents. Ce régime intensif peut être vu comme l’extension démocratique du régime entrepreneurial
précédemment exposé à l’ensemble des éleveurs : diffusion des connaissances à l’ensemble des
éleveurs, extension du marché. Cette extension passe par un effort de standardisation et l’apparition de
nouveaux acteurs prescripteurs : des techniciens de contrôle laitier, des inséminateurs, des
gestionnaires des schémas de sélection, qui prescrivent aux éleveurs une partie des accouplements
nécessaires à la création collective du progrès génétique (l’autre partie des accouplements, les
accouplements commerciaux, est laissée au libre choix des éleveurs).
Cette division du travail repose, d’un côté, sur les organismes de recherche et développement qui
organisent les informations génétiques collectées par les organismes de contrôle laitier, de l’autre, sur
les éleveurs (ou une partie d’entre eux) qui fournissent le « matériel génétique » au travers des
animaux qu’ils soumettent au contrôle de performance. Ils produisent, à travers leur activité d’élevage,
les informations nécessaires pour alimenter le dispositif national de sélection génétique. Ainsi,
contrairement à la sélection végétale où les agriculteurs ne sont considérés que comme des utilisateurs
de semences certifiées (Bonneuil C. et al, 2006), dans le cas de la sélection animale, les agriculteurs
participent à la production du progrès génétique en fournissant les animaux sur lesquels sont mesurés
les performances, et les reproducteurs nécessaires aux schémas de sélection et à la production de
semence46.
3.2.2 Le testage des animaux : un principe de sélection génétique nécessitant formes et outils
particuliers de coopération
Le principe du « testage » des animaux est en partie ce qui fonde la forme spécifique de coopération
sur laquelle est basé le régime intensif : il s’agit de tester sur les élevages participant au schéma de
sélection la valeur des mâles dont la semence est vendue par la suite. Ces éleveurs sont à la fois co-
46 Cependant ce processus peut être mis en parallèle avec celui qui a conduit à l’émergence et la rationalisation de la sélection végétale (Bonneuil et al., 2006) : « après les premières mesures des années 1880-1930 qui visent à développer le marché des semences en en garantissant la qualité marchande (exigences réglementaires sur la pureté et la qualité des semences, registres et catalogue des plantes cultivées, premières commissions de contrôles des semences), c’est sous Vichy que les semences et variétés deviennent un objet d’intervention de l’Etat » « L’obtention de variétés élites, le contrôle de la qualité des semences, en un mot, la maîtrise de l’input génétique, s’intègre parfaitement dans cette logique industrielle « fordiste » ou « productiviste ». »
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
71
producteurs et utilisateurs du progrès génétique et la production du progrès génétique dépend donc de
la capacité à maintenir cette forme particulière de coopération des éleveurs sélectionneurs.
Des contraintes techniques expliquent cette nécessité de coopération, notamment la nécessité
d’engagement sur le temps long pour pouvoir produire du progrès génétique. En effet, la capacité de
testage est un facteur important de progrès génétique : plus le nombre de mâles testés est important,
plus le progrès génétique peut être rapide. Plus le nombre de critères de sélection à prendre en compte
est important, plus le nombre de mâles à tester est grand. Mais le testage des mâles représente
plusieurs contraintes :
− de temps : il faut attendre plusieurs années entre la naissance d’un mâle et la détermination de
sa valeur génétique (temps nécessaire pour que ce mâle donne naissance à une descendance
dont la performance est mesurée) ;
− de coût et de risque : chaque mâle représente un coût important d’élevage pendant cette
période de testage où ses semences ne peuvent être vendues. Le risque inhérent au testage est
également qu’il ne soit finalement jamais utilisé pour cause de potentiel génétique estimé trop
faible ;
− de stabilité des participants : pouvoir tester des mâles dans un élevage nécessite de bien
connaître la généalogie et les performances sur le long terme de ses animaux. Pour cela, il faut
un engagement de long terme de l’éleveur dans la procédure de contrôle de performance.
3.2.3 La nécessité d’une structure de gouvernance : un régime intensif hybride ?
Cette division du travail ne suffit pas à assurer l’amélioration d’une race. Les éleveurs restent les
propriétaires de la race, d’où la nécessité de créer une structure permettant d’orienter la sélection de
chaque race, et de tenir les Livres Généalogiques. Les UPRA (Union pour la Promotion et la Sélection
des Races)47 sont alors créées.
Ainsi malgré cette description d’un changement assez radical dans le mode de production de
connaissances dans ce régime intensif par rapport aux régimes précédents, notre cadre d’analyse par
les instruments et les pratiques nous permet de montrer que ce régime n’est pas uniquement un régime
« scientifique » où la sélection serait entièrement externalisée et confiée à des experts, appuyés par des
instruments scientifiques comme c’est le cas pour les semences végétales. Il s’agit d’un régime
hybride combinant régime scientifique de production de connaissances et intervention des éleveurs
pour l’évaluation de la qualité des animaux.
En effet, ce caractère hybride découle de l’impossibilité de se libérer totalement de la participation des
éleveurs et de rentrer dans un régime de service pur. Les éleveurs participent à la définition des
47 Aujourd’hui ces UPRA sont transformées en OS (Organismes de Sélection)
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
72
objectifs de sélection (mais comme dans toute structure coopérative où les coopérateurs prennent part
au conseil d’administration) mais participent aussi à l’évaluation des animaux et à la détermination de
leur capacité à rentrer ou pas dans le Livre Généalogique, au travers des dispositifs de qualification
mis en œuvre, dans lesquels des éleveurs « qualificateurs » prennent une part prépondérante. Ainsi ce
régime ne remplace pas complètement les précédents mais s’appuie, pour se développer, sur leur
intégration au travers de l’intégration des Livres Généalogiques dans les UPRA. Cette intégration ne
se fait pas sans heurts. Les fortes tensions qui ont pu être observées (et encore aujourd’hui) dans le
domaine de la sélection bovine destinée à la production de viande notamment, entre les éleveurs issus
du régime entrepreneurial, et les UPRA en constitution, en sont la preuve (Vissac B., 2002).
Les activités particulières de qualification seront approfondies dans la partie III de cette thèse, pour
mieux comprendre les modes d’hybridation du régime intensif dans la production de connaissances sur
les animaux.
3.3 UN REGIME DE MARCHE INDUSTRIEL MAIS REGULE PAR L’ETAT
Par l’introduction des techniques de sélection génétique et par l’apparition de nouveaux prescripteurs,
les éleveurs sont petit à petit amenés à se séparer de la sphère domestique et de la logique
communautaire locale qui prévalait dans le premier régime, pour faire appel à une économie de
services marchands et coopératifs. La transformation des pratiques locales en marchés de services par
la spécialisation de prestataires et de dispositifs de coopération modifie largement la nature de ces
activités.
Les instruments de la sélection génétique du régime intensif assurent la coordination de différentes
fonctions de classification et d'information permettant un marché du progrès génétique. Avec le
développement de l’insémination artificielle, le marché des reproducteurs (et la place du marché, de la
foire au sens physique du terme) se transforme en un marché de la semence (il n’y a alors plus besoin
de transporter les animaux) et de services (par la mise en place de la semence par des techniciens
certifiés). Ce service met à disposition des éleveurs un bien intangible qui est le « progrès génétique »,
référencé par des index. L’insémination artificielle démultiplie les possibilités d’accouplement en
permettant des croisements impossibles auparavant, et la sur-utilisation des meilleurs reproducteurs.
La possibilité de faire des stocks de semence joue également sur la construction de différenciation des
prix des doses de semence : il est alors possible de faire varier les prix en fonction de la rareté du
reproducteur et de sa valeur génétique. L’index permet une classification des biens proposés, qui rend
le marché de la semence possible.
Ces instruments permettent également une internationalisation du marché de la génétique : les index
deviennent des standards internationaux qui permettent les échanges et les comparaisons d’un pays à
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
73
un autre. Des instances internationales de normalisation sont créées, notamment ICAR (International
Committee for Animal Recording), association responsable du développement et de l’exécution de
l’évaluation génétique internationale du bétail48. De même, la congélation de la semence démultiplie
les possibilités d’échanges sur de très longues distances.
Au travers de ces instruments, en même temps qu'une dématérialisation du marché, il y a un
changement d'échelle de la question économique de l'efficacité, qui est définie à l’échelle nationale
voire internationale, au sein des UPRA, et validée par la CNAG (Commission Nationale
d’Amélioration Génétique, commission paritaire composée de professionnels et de personnels de
l’administration, responsables du Ministère de l’Agriculture, scientifiques de l’INRA, enseignants,
etc., voir 3.4.1.). Les effets précis des instruments de la sélection génétique sur le marché seront
davantage exposés dans la partie II de cette thèse. Ce marché, dans le régime intensif, est fortement
encadré par l’Etat.
3.4 UN REGIME DE GOUVERNEMENTALITE COLBERTISTE : LA LOI SUR L’ELEVAGE
Pour assurer la structuration et le maintien de l’organisation collective, à grande échelle, de ce régime
intensif, la sélection génétique prend en France une dimension publique et devient objet de
gouvernement par l’Etat. Ainsi la Loi sur l’Elevage de 1966, issue à la fois de la science et de la
politique pour encadrer la mise en place de ces nouveaux instruments scientifiques et assurer la
suppression du monopole des notables du régime entrepreneurial, établit un régime de
gouvernementalité colbertiste (Aggeri F. et Hatchuel A., 2003). En effet, les dispositifs étudiés
comportent une visée publique explicite ; il s'agit de prévenir des risques ou d'assurer des
développements reconnus comme problèmes publics. D'un point de vue public, les critères
d'évaluation sont l'ouverture du dispositif et sa capacité à satisfaire la demande sans opérer une
sélection trop forte par le prix de la prestation. La Loi sur l’Elevage concrétise cette dimension
publique des activités de sélection génétique, en définissant ces activités comme objet de
gouvernement par l’Etat. L’Etat n’est plus seulement surveillant comme dans le régime
entrepreneurial, mais prescripteur et gestionnaire49.
3.4.1 La Loi sur l’Elevage : un projet républicain
Dès la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, les activités d’élevage s’inscrivent dans un « référentiel
de modernisation » (Jobert et Muller, 1987) : elles doivent alors s’industrialiser fortement en vue de
relancer l’économie nationale. Une relation forte entre scientifiques et politiques a conduit à la
création de la Loi sur l’Élevage de 1966. Initiée par Edgar Faure, conseillé par Jacques Poly, père 48 Voir www.icar.org/index.htm consulté le 22 décembre 2008 49 Voir une analyse approfondie des rapports entre science, technique et politique agricole dans la constitution de cette Loi sur l’Elevage dans le rapport de recherche de P.B. Joly, M. Rémondet et B. Desbrosses (Joly et al, 2008).
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
74
fondateur de la génétique animale à l’INRA, cette loi correspond à un projet de rationalisation de
l’élevage français au travers de la création d’une politique substantielle « pour améliorer la qualité
génétique du cheptel français ». Les objets d’action de ce modèle de performance sont de modifier les
pratiques et les dispositifs « traditionnels » de sélection, d’objectiver des pratiques de sélection de
nature « subjective » basées sur la réputation de certains éleveurs. La Loi sur l’Elevage organise alors
un dispositif de sélection génétique à la fois technique et marchand.
Elle assure l’alignement des services de sélection génétique dans une complémentarité. Elle définit les
missions publiques d’associations ou coopératives d’éleveurs, agréées et organisées à l'échelle
départementale, assurant chacune, séparément ou en collaboration organique, un métier spécialisé. Elle
crée ainsi les « Etablissements Départementaux de l'Elevage » agréés (art. 13) (EDE). Par la mise en
place de ces EDE, la Loi sur l’Elevage a pour objectif d’organiser la coordination des opérations de
base du travail de sélection, et notamment l’assurance d’une méthodologie commune quant à
l’identification et au contrôle des animaux. Elle établit un principe de communication de l'information
entre opérateurs collectifs : "Les établissements de l'élevage et les unités de sélection, y compris les
organismes chargés de la tenue des livres généalogiques [UPRA] se communiquent mutuellement les
documents susceptibles de contribuer à l'amélioration des espèces en cause" (art. 13). Les EDE ou des
centres indépendants réalisent le contrôle laitier. Des Centres de production de semence testent les
animaux et produisent des doses de semence tandis que des Centres d’insémination s’occupent de
gérer l’insémination dans les élevages. La Loi sur l’Elevage assure enfin la certification des
compétences de ces acteurs responsables des services de sélection génétique et instaure des normes de
qualification de ces acteurs par les services de l’Etat. Ainsi, elle participe à la création de nouveaux
métiers de la sélection génétique, à la définition de compétences spécifiques pour la gestion de centres
d’insémination. Par exemple, en rendant obligatoire l’obtention d’une licence de chef de centre
d’insémination (techniciens responsables de la gestion génétique et sanitaire des reproducteurs, du
prélèvement et de la mise en place de la semence), elle conditionne la formation de techniciens locaux.
Sont également créé des formations pour les cadres au travers du CSAGAD (Cours Supérieur
d’Amélioration Génétique des Animaux Domestiques à l’INRA-PG).
La Loi sur l’Elevage encadre la division du travail de sélection engageant les organismes de recherche
et les « professionnels de l’élevage », c'est-à-dire les éleveurs. L’INRA a pour mission de développer
l’expérimentation, d’innover et d’être précurseur dans la sélection de critères correspondant à la
demande de la nation. Elle crée également la « Commission Nationale d'Amélioration Génétique"
(CNAG) qui "assiste le ministre de l'agriculture dans son action pour améliorer la qualité génétique
du cheptel" (art. 11). Cette commission paritaire regroupe professionnels administratifs et scientifiques
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
75
auprès du ministère de l’agriculture50 au sein de laquelle les scientifiques ont un rôle de conseillers.
Son rôle est notamment d’évaluer les schémas de sélection : elle assure la vérification par l’Etat et la
« science » du « bon » fonctionnement des schémas de sélection.
En organisant les relations entre recherche et profession, la Loi sur l’Elevage encadre également la
structuration du système d’information national précédemment décrit (voir 3.1.2.), qui permet
d’inscrire et d’accumuler des données génétiques sur les animaux de l’ensemble des élevages en
contrôle de performance (contrôle laitier et contrôle de croissance pour les races allaitantes), mais la
gestion des données et la production des index sont confiés à l’INRA.
3.4.2 Réguler et contrôler le marché de la sélection génétique : normes de qualité des animaux et
monopole de zone
La reconnaissance d'un enjeu public n'est réellement établie qu’en mettant en place des dispositifs de
marché efficaces. La Loi sur l’Elevage règlemente les échanges de reproducteurs, dans l’objectif de
prémunir les ventes d’animaux de mauvaise valeur zootechnique ou les doses de semence de mauvaise
valeur technique. L’enjeu est alors d’organiser les informations autour des animaux reproducteurs :
toute la difficulté résidant dans la façon d’élaborer, d’assurer la valeur de ces informations et leur
certification, ainsi que leur diffusion. Il s’agissait de réduire les risques de fraude, d’opportunisme, et
de maîtriser l’asymétrie d’information entre les producteurs de reproducteurs et les usagers. La Loi sur
l’Elevage a donc pour objectif de limiter l’incertitude sur la qualité des reproducteurs et semences
échangées sur le marché, et les fraudes vis-à-vis des normes de valeur zootechnique, génétique ou des
aptitudes des reproducteurs. Cette loi se porte ainsi garante de la défaillance du marché en vertu à la
fois de la dimension publique des activités de sélection et de l’impératif d’augmentation de la
performance de l’élevage français51.
La Loi sur l’Elevage crée également une régulation importante du marché de la sélection génétique en
limitant la concurrence entre producteurs de semence et en définissant un « monopole de zone » pour
les centres d’inséminations. En contrepartie du pouvoir octroyé par la mise en place du monopole de
zone, les centres d’insémination sont tenus d’accepter de fournir leur service aux éleveurs adhérents
comme aux éleveurs non adhérents, qu’ils soient éloignés du Centre de sélection et de production de la
50 Il existe une CNAG par espèce (bovin, ovine/caprine et porcine) et une CNAG « scientifique » étudiant les thèmes transversaux 51 L’Art 5 du décret du 21 juin 1969 indique : « Le ministre de l’agriculture fixe par arrêté, pour chaque race, les conditions et normes auxquelles doivent satisfaire les animaux pour pouvoir être cédés comme reproducteurs ». L’information sur les reproducteurs est rendue publique. Elle règlemente, au travers d’un décret, la « monte publique » (décret n°69-257 du 22 mars 1969 relatif à la monte publique) : « tout rapprochement entre reproducteurs ou gamètes habituellement entretenus en des lieux différents (monte publique) fait l’objet d’une réglementation dont l’objet est de s’assurer que, tant au plan zootechnique que sanitaire, les actions correspondantes concourent à la création ou à la diffusion d’un progrès » (Bougler, 1992).
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
76
semence, ou dans des zones faiblement peuplées, ou difficiles d’accès : ils ont une mission de service
public de diffusion du progrès génétique.
Par ces injonctions, « les promoteurs de la Loi sur l’élevage ont, sous l’argument d’efficacité
génétique, voulu dépasser (« démocratiser le progrès génétique en le rendant accessible à tous »,
Pluvinage, 1991) les captations privatives des retombées pécuniaires du progrès génétique
(coordination marchande) » (Vallerand F. et al, 1994).
3.4.3 Différents régimes de gouvernementalité au niveau international
Ce régime colbertiste mis en place par la Loi sur l’Elevage est très spécifique à la France. Aucun autre
pays n’a fait l’objet d’une telle loi encadrant les activités de sélection. Ainsi des modèles de sélection
très variés se sont développés, s’inscrivant malgré tout dans le régime intensif décrit ici. Certains
reposent sur des partenariats entre éleveurs et université ou instituts de recherche (Canada, Sardaigne,
Etats-Unis52), notamment pour les bovins laitiers, tandis que d’autres reposent sur un régime de
gouvernementalité plus proche du modèle privé de l’entrepreneur, avec des unités de production de
taille suffisamment importante pour une autonomie dans la sélection (ovins laitiers, bovins et ovins
viande, notamment en Australie). Les managers de ces structures industrielles développent alors des
compétences scientifiques leur permettant de sélectionner eux-mêmes leurs animaux. Quelques
exemples issus de l’élevage ovin laitier sont donnés ci-dessous :
− l’organisation des Kibboutz en Israel, ayant permis la création d’une race ovine laitière parmi
les plus productives au monde, l’Assaf ;
− le modèle industriel des usines à lait, tel que cela peut être observé en Espagne, où les
structures sociétaires sont suffisamment importantes (plusieurs milliers d’animaux) pour
permettre une organisation interne de la sélection génétique, sans avoir besoin de faire appel à
un service extérieur.
Aucun travail proche du notre (l’étude du fonctionnement organisationnel des activités de sélection
génétique) dans d’autres pays n’ont pu être identifié, ainsi nous ne pouvons donner davantage de détail
sur ces différents modes d’organisation : un travail d’enquête spécifique, à l’échelle internationale,
serait nécessaire.
Ce régime intensif, dans sa traduction concrète, a révélé toute son efficacité. Il a par exemple permis le
succès de la race Prim’Holstein. Mécanique vivante de très haute technologie, caractérisée par plus
d’une vingtaine de critères permettant l’expression de son potentiel de production, cette race est
aujourd’hui l’une des races les plus productives au monde. Mais ce régime a également fait l’objet de
52 Voir notamment les travaux de D. Van Vleck, universitaire américain récompensé pour son rôle dans l’amélioration des programmes de sélection génétique aux Etats-Unis, cf. site http://www.ars.usda.gov/news/news.htm?modecode=54-38-05-10&newsid=3311, consulté le 22 décembre 2008.
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
77
critiques sévères par rapport à ses dérives : certains lui ont reproché d’avoir fortement accéléré la
diminution de la diversité des races présentes sur le territoire national, en favorisant l’accumulation de
moyens auprès des races les plus productives53. Des démarches alternatives sont apparues, participant
à l’émergence de ce que nous appelons un « régime néo-communautaire » de sélection génétique.
4 UNE PERIODE EXPLORATOIRE : VERS L’EMERGENCE DE DEUX REGIMES
DISSOCIES ?
Ce quatrième point n’est pas en soi un régime. Il correspond plutôt à la période actuelle, que nous
avons qualifiée d’ « exploratoire » car, contrairement au régime précédent dans lequel les objectifs
sont assignés, clairement définis, dès le départ (augmentation de la productivité de l’animal), à la fois
par la demande des filières et par une politique substantielle, dans cette période exploratoire les
objectifs sont multiples et à construire, et les voies de conception parfois divergentes. De même, les
moyens pour les atteindre ne sont pas connus. Cette période se caractérise également par l’éclatement
des valeurs. D’un côté, l’émergence d’une logique néo-libérale (extension de la rationalité économique
au champ de la sélection des espèces préalablement encadrée par l’Etat), mais de l’autre, l’apparition
de logiques civiques avec l’arrivée de nouveaux acteurs sur la scène de la sélection génétique en
agriculture. Ainsi, l’émergence de deux régimes parallèles peut être identifiée, même s’il reste difficile
d’en déterminer toutes les dimensions et toutes les implications.
4.1 UN REGIME DE SELECTION GENETIQUE DECOUPLEE
Nous entendons ici par régime de sélection génétique « découplée » le fait que ce régime libère en
partie les activités de sélection génétique des contraintes des dispositifs coopératifs (production de
progrès génétique découplée en partie du testage sur descendance des animaux), rendant possible la
multiplication des prescripteurs (éclatement des recherches) et des producteurs privés de progrès
génétique (suppression du monopole des coopératives de sélection), et conduisant à un accroissement
de la concurrence à l’échelle mondiale.
4.1.1 D’une logique probabiliste à une logique certaine : les progrès de la génomique
Le régime de connaissances de ce régime découplé s’inscrit dans un changement plus global dû aux
progrès de la génomique dans le domaine de la sélection animale (Bidanel J.-P. et al, 2008). Ces
progrès permettent une cartographie de l’ADN des animaux suffisamment précise pour rendre possible
une lecture de cette carte en terme de valeur génétique de l’animal. Elle opère un changement de
53 Au travers de son intervention, l’Etat participe au recensement des races sur le territoire français. C’est également à cette époque qu’apparaît un discours prônant la diminution et la spécialisation du nombre de races : « les définitions de l’ingénieur du ministère de l’agriculture (Quittet, Contrôleur général de l’agriculture) prônent à cette époque la simplification du cheptel par une réduction du nombre de races et l’augmentation de leur spécialisation » (Lauvie, 2007).
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
78
nature du mode de production de connaissances par rapport au système polygénique du régime
précédent. Ainsi une fois les associations entre performances, caractères, phénotypes et les milliers de
zones marquées sur l’ADN des animaux, la connaissance du potentiel génétique de ceux-ci pourra être
connue de façon beaucoup plus rapide et avec une précision significative (le testage sur descendance
devenant beaucoup moins important). Ainsi au lieu d’observer le phénotype d’un animal et d’en
déduire par des calculs très complexes son génotype, il devient possible de lire directement son
génotype (dès le stade de l’embryon).
La génomique conduit donc à l’élaboration d’un nouveau « paradigme » (Kuhn T.-S., 1962) qui
marque l’abolition du précédent : la génétique moléculaire repose sur un paradigme mécaniste et
déterminé. Ce régime opère ainsi un déplacement par rapport à la logique probabiliste sur laquelle
reposait le régime intensif, vers une logique affichée comme s’approchant de la « certitude » :
fabrication d’instruments de plus en plus sensibles (progrès des nanotechnologies), expérimentations
considérées comme perturbant les instruments, recherche d’un confinement extrême, voire utopie de la
suppression de la nécessité de contrôle de performance. Ce modèle tente de s’approcher du gène
comme objet épistémique, et le modèle précédent est considéré comme faux car trop approximatif. Ce
régime de connaissance en sélection génétique est d’abord apparu dans le champ de la sélection
végétale où il a opéré une rupture technologique (Bonneuil C. et Thomas F., 2006). Comme dans le
cas des OGM, les crises qui peuvent secouer ce régime sont davantage des crises d’opinion que des
crises de surproduction, comme cela était le cas dans le régime précédent.
4.1.2 Vers une moindre nécessité de coopération et un retour à l’entrepreneuriat ?
Comme D. MacKenzie (1996) a pu le montrer, chaque innovation technologique radicale implique des
changements dans les réseaux d’acteurs impliqués. Ainsi ce changement profond dans la nature des
connaissances créées et mobilisées peut entraîner des conséquences importantes quant à la nature des
relations (Hatchuel A., 1996) et donc à la dynamique du régime de coopération en œuvre. En effet, le
régime de coopération « intensif » reposait sur un dispositif coopératif indispensable au testage des
animaux (contrôle de performance, engagement réciproque sur la durée entre éleveurs sélectionneurs
et centres de sélection), et limitait les captations privatives du travail collectif de création de progrès
génétique. Aujourd’hui, des discours émergent en laissant croire à la possibilité d’une libération de la
sélection génétique vis-à-vis des contraintes du contrôle de performance et de tout le dispositif
coopératif sur lequel il repose. En effet, comme nous venons de le voir, la génomique pourrait
permettre une évaluation du potentiel de production des reproducteurs sans testage systématique.
Celui-ci n’aurait comme utilité que le seul ré-étalonnage plus ou moins fréquent des données de
correspondance des « puces génomiques » avec les valeurs de production.
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
79
Ainsi, les cartographies génomiques peuvent rendre possible la création de connaissances à l’échelle
individuelle, sans que le dispositif collectif de testage des animaux soit nécessaire : un éleveur pourra
connaître la valeur génétique supposée réelle de son animal sans avoir besoin d’attendre qu’il soit testé
au sein des élevages du schéma de sélection auquel il appartient. Il lui suffira de faire appel à une
entreprise de génotypage. Serait-ce alors un retour vers une forme d’entrepreneuriat ? Ces
changements envisagés dans le régime de coopération interrogent la nature des droits de propriété dans
le domaine de la sélection : quelle part de la valeur génétique d’un animal appartient au travail
collectif et quelle part résulte du travail individuel de l’éleveur ? Comment doivent être rémunérés les
participants ? Ces questions doivent encore être explorées.
4.1.3 Le marché : risques d’appropriations individuelles du progrès génétique collectif ?
La réduction de l’importance de la coopération pour évaluer le potentiel de production des animaux
peut également avoir des conséquences sur la nature du marché du progrès génétique, avec une
multiplication des possibilités de mise en marché de reproducteurs hors circuits collectifs. Ainsi la
réglementation européenne autorise déjà la mise en marché de reproducteurs génotypés mais non testé
sur descendance, un coefficient de détermination de 0,6 (précision de l’estimation du potentiel de
production évalué, sur une échelle de 0 à 1) étant la seule condition nécessaire à la mise en marché. En
France, un garde fou continue à réguler davantage le marché et assurer le maintien du dispositif
coopératif : l’arrêté sur la monte publique impose que les reproducteurs soient testés sur descendance.
Une possibilité de dérogation a été demandée par la profession afin que, au sein d’un schéma de
sélection (et non pas individuellement), il soit possible de vendre des reproducteurs ou des semences
de reproducteurs non testés sur descendance. Cependant, la valeur collective du progrès génétique
reste prise en compte, limitant les appropriations individuelles.
4.1.4 Un régime de gouvernementalité néo-libéral
Deux éléments caractérisent le régime de gouvernementalité sur lequel est basé le régime découplé de
sélection génétique : un mode spécifique de construction des politiques publiques en situation
d’incertitude et une réforme néo-libérale de la Loi sur l’élevage.
� Construction « ascendante » des politiques publiques en situation d’incertitude
Le régime découplé est marqué également par des changements importants en terme de régime de
gouvernementalité. D’une part, l’action publique se retrouve en situation d’incertitude, face à des
crises sanitaires par exemple, pour lesquelles les réponses scientifiques et techniques ne préexistent
pas. Le mode de construction des politiques publiques et des normes réglementaires repose alors sur
une dynamique « ascendante », dans une situation où ni les objectifs ni les moyens de les atteindre
sont connus. Les objets de gouvernement sont flous, et comme l’a montré F. Aggeri à propos des
problèmes d’environnement, leur définition et leurs effets potentiels évoluent au cours du temps « en
fonction de nouvelles visibilités scientifiques et des apprentissages collectifs considérés » (Aggeri,
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
80
2005). Cet auteur explique alors que « ces cibles nouvelles impliquent d’engager des processus
d’innovation et d’apprentissages collectifs au cours desquels les objectifs et les moyens de l’action
seront progressivement définis » (Aggeri, 2005). Des expérimentations de formes d’action collective
« en rupture avec un schéma positiviste basé sur le modèle de l’Etat Savant » (Callon M. et al, 2001)
apparaissent. Le cas de la tremblante ovine tel qu’il sera détaillé dans le chapitre 3 de cette partie de
thèse est un exemple illustrant parfaitement ce nouveau régime de gouvernementalité.
� La réforme de la Loi sur l’élevage : vers une orientation néo-libérale54
La Loi sur l’Elevage de 1966 a été réformée en 2006 dans le cadre de la nouvelle Loi d’Orientation
Agricole. Suite à la volonté de l’Etat de réduire ses engagements financiers dans la sélection
génétique, cette réforme conduit à des changements importants dans les modes de régulation des
activités de sélection génétique. Les points principaux de cette réforme55 sont :
− la mise en conformité du système national avec le droit communautaire de la concurrence, au
travers de la suppression du monopole de zone des centres de sélection : chaque éleveur est
alors libre de choisir son prestataire de service génétique ;
− la mise en place conjointe d’un service public universel d’insémination afin d’assurer une
couverture territoriale des services (les lois de la concurrence conduisant sinon à un abandon
des zones difficilement accessibles par les centres d’insémination) ;
− la création d’une Interprofession Génétique (France Génétique Elevage) donnant la
responsabilité du pilotage opérationnel du système national aux professionnels (Organismes
de Sélection, Entreprises de Sélection, etc.) ;
− la mise en place d’un système de traçabilité sanitaire basé sur « la responsabilisation des
acteurs » permettant de tracer non seulement les animaux reproducteurs mais également le
matériel de reproduction (semences, embryons).
− La transformation des UPRA en Organismes de Sélection, appuyés sur les Entreprises de
Sélection pour assurer leur autonomie financière vis-à-vis de l’Etat.
La nouvelle loi réduit également la nécessité d’agrément des entreprises de sélection produisant et
vendant du progrès génétique (agrément auparavant octroyé par la CNAG). La concurrence sur le
marché est censée assurer la qualité de la génétique proposée. La fonction de certification réalisée par
l’Etat disparaît donc, celle-ci est déléguée aux entreprises elles-mêmes. L’Etat délègue également son
autorité régulative à d’autres organisations telles que les familles professionnelles au travers de
l’interprofession génétique. Il est alors possible d’imaginer que les centres de sélection vont proposer
eux-mêmes leurs propres systèmes de normes de qualité, mais cela reste à étudier car ces changements
concernent en premier lieu les espèces pour lesquelles la semence peut être congelée (bovins). Au
54 Logique néo-libérale : extension de la rationalité économique à l’ensemble du champ social (Foucault M., 2004), voir (Jobert, 1994) 55 Texte n°49 sur 173 du Journal Officiel du 8 décembre 2006
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
81
travers de cette politique néo-libérale, l’Etat fait le pari qu’en laissant les entreprises de sélection
génétique servir leurs intérêts propres, elles serviront de façon cumulative l’intérêt collectif56.
Des chercheurs et des responsables professionnels, notamment engagés auprès des races locales, ont
tenté de maintenir dans cette nouvelle loi le caractère « commun » spécifique des ressources
génétiques (notamment la nécessité de préserver la variabilité génétique pour les générations futures),
et la prise en compte de cette spécificité dans le maintien de certaines règles compensant les méfaits de
la libre concurrence. Ils ont ainsi développé la notion de « jachère génétique » : concernant les races
locales, les Centres de sélection doivent parfois entretenir plus de mâles reproducteurs qu’ils n’en ont
besoin pour répondre à la demande d’insémination, ceci dans le but de préserver la variabilité
génétique nécessaire à la durabilité de la sélection. Or cet entretien est coûteux et peut pénaliser ces
centres de sélection par rapport à d’autres gérant des races spécialisées avec une demande suffisante
pour maintenir les deux côtés de la sélection : la vente de progrès génétique et le maintien de la
variabilité.
4.2 L’EMERGENCE D’UN REGIME NEO-COMMUNAUTAIRE ?
Parallèlement à ce régime découplé, des remises en cause des objectifs de sélection et des modes de
production de connaissances apparaissent dans des dynamiques locales. Nous définissons ici ce régime
émergent comme un régime néo-communautaire car il combine des formes traditionnelles de sélection
avec l’état actuel des savoirs. Le cas de la Brune des Alpes en est un exemple. Cette race locale a été
fortement améliorée grâce à des semences américaines de la race « Brown-Swiss ». Des éleveurs de la
Brune des Alpes, confrontés à l’absence d’alternative officielle aux semences américaines « Brown-
Swisss », obtiennent alors des vaches trop productives pour leurs systèmes d’élevage. Ils refusent toute
utilisation de la génétique américaine, et sélectionnent eux-mêmes la « Brune originale », appelée
« sélection paysanne » par l’éleveur qui donne son témoignage : « la reproduction est menée en monte
naturelle pour l’essentiel, d’où une grande diversité de géniteurs mâles et donc une faible
consanguinité. Les taureaux s’échangent, des concours permettent aux éleveurs de se retrouver devant
les fruits de leur choix, la crème de la race » (Mercier F., 2008). Comme ont pu le montrer d’autres
auteurs pour la sélection génétique végétale : « l’ancien se rebiffe, il suscite l’engouement de nouvelles
couches d’amateurs, de cultivateurs et consommateurs qui le revendiquent ; on invoque la diversité
contre la productivité, la rusticité et le goût contre le rendement, l’authenticité contre
l’uniformisation » (Bonneuil C. et Thomas F., 2006). Ce régime néo-communautaire est donc
caractérisé par l’explosion des critères de valeur et d’efficacité, qui amènent les acteurs locaux à
s’engager dans la production de connaissances sur la sélection d’animaux adaptés à leurs attentes.
56 Cela correspond bien à ce que Jobert (2003) nomme le « mythe de la gouvernance dépolitisée » où l’on considère que le marché seul va suffire à réguler les activités de sélection génétique.
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
82
Ces exemples mettent en avant la multiplicité grandissante des objectifs de production par rapport au
régime intensif. Ce régime néo-communautaire opère donc un déplacement en terme de
« métaphysique du progrès » (Bonneuil C. et Thomas F., 2006) : celle-ci ne repose plus seulement sur
le progrès génétique, mais sur une diversité de voies possibles, développant la possibilité de faire du
profit avec différents types de races, très productives comme moins productives. Les discussions sur
les façons de connaître ne sont plus le monopole des spécialistes (Bonneuil et al, 2006; Callon et al,
2001; Gaudillière J.-P. et Joly P.-B., 2006), et des éleveurs tentent d’imaginer de nouvelles formes de
sélection, remettent en question les modèles utilisés depuis 30 ans. Cependant, ce régime néo-
communautaire n’est pas forcément opposé au régime de connaissances des savoirs certains émergent
en parallèle du fait des progrès dans la sélection génomique : les outils de la sélection génomique
peuvent potentiellement être utilisés pour améliorer des populations animales à petits effectifs, sur des
critères autres que l’augmentation de leur productivité. Elle peut notamment permettre la gestion d’un
schéma de sélection de petite taille à moindre frais, grâce aux économies du nombre d’animaux à
tester.
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
83
CONCLUSION
Le tableau ci-dessous récapitule les éléments essentiels de définition des régimes « idéaux-typiques »
qui viennent d’être détaillés. Nous ne détaillons pas le régime néo-communautaire, qui sera davantage
développé dans les chapitres suivants, au travers de l’analyse des modes de rationalisations sur
lesquels il repose et sur les instruments d’évaluation des animaux qu’il mobilise :
Nous allons maintenant étudier comment ces régimes idéaux-typiques se sont traduits dans le cas des
races ovines laitières des Pyrénées-Atlantiques : ont-ils tous émergé ? Ont-ils conduit aux mêmes
tensions ? En quoi nous permettent-ils de mieux comprendre la trajectoire des dispositifs de sélection
génétique dans ce département ? Enfin, à l’inverse, en quoi le cas des Pyrénées-Atlantiques nous
permet d’alimenter ce cadre d’analyse ?
Tableau 3 : Tableau récapitulatif des quatre régimes de sélection génétique idéaux-typiques
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
84
Chapitre 3 DYNAMIQUE ET TRADUCTION DES REGIMES DE
SELECTION GENETIQUE DANS LES PYRENEES-ATLANTIQUES
Ce chapitre analyse le cas de la sélection génétique dans les Pyrénées-Atlantiques au travers de la
grille de lecture élaborée au chapitre précédent. Nous allons décrire les formes particulières prises par
les régimes idéaux-typiques identifiés précédemment dans le processus de structuration des schémas
de sélection dans les Pyrénées-Atlantiques (leur traduction), mais également leur dynamique (les crises
qui ont conduit au passage d’un régime à l’autre). Ainsi, nous tentons de mettre l’accent sur les
facteurs de stabilisation et de déstabilisation de ces régimes.
1 UN REGIME COMMUNAUTAIRE BASE SUR UNE ECONOMIE PASTORALE
1.1 LA TRANSHUMANCE DEFINISSANT LA NATURE « COMMUNAUTAIRE » DU REGIME DE
COOPERATION
Historiquement, une tradition d’élevage s’est constituée le long de la chaîne pyrénéenne, basée sur des
pratiques de transhumance comme pilier central autour duquel s’organise l’ensemble des activités
(Desplat C., 1984). Une économie pastorale s’y est développée : des bergers sans terre se déplacent
avec leurs troupeaux, parfois sur toute l’Aquitaine (Cavailles H., 2003). Il s’agissait d’une
transhumance hivernale, suivant la mise bas des brebis. Ce système a fonctionné pendant le Moyen-
Âge, grâce à des droits de passage et des droits de pacages. Cette pratique de grande transhumance
s’est terminée vers 1950 (Nodiot, 1946). Les familles ayant des terres envoyaient également leurs
troupeaux en transhumance dans les estives pyrénéennes pendant l’été, afin de soulager les pâturages
autour de l’exploitation. Le cadet de la famille était souvent chargé de garder le troupeau en estive. La
transhumance estivale en altitude a continué à être largement pratiquée après la disparition de la
grande transhumance hivernale des bergers sans terre.
Ce système d’élevage traditionnel basé sur l’utilisation de pâturages d’altitude a impliqué des règles de
fonctionnement collectif particulières ayant des implications sur la nature des pratiques de sélection
des troupeaux et des reproducteurs. En Haute-Soule par exemple, la transhumance s’organise autour
du cayolar et des règles qui structurent son fonctionnement :
« Le « cayolar » (bergerie d’altitude) est la propriété d’un groupe d’éleveurs, chacun d’entre
eux possédant des parts. Ceci induit des règles de fonctionnement collectif définies entre les
« co-propriétaires » de chaque cayolar et concernant par exemple les activités de traite des
brebis, de gardiennage du troupeau collectif, etc… A la fin de la saison, les éleveurs utilisant
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
85
un cayolar règlent leurs comptes entre eux, effectuent notamment le bilan de la contribution
effective de chacun aux travaux et aux frais… » (Boloquy J.-B., 1986).
Le fonctionnement du cayolar reflète directement le système de règles du régime communautaire tel
que défini dans le chapitre 2, et nous permet de mieux le comprendre. Ott (Ott S., 1981) a analysé le
fonctionnement du « ohla », ce syndicat souletin à vocation pastorale et fromagère, regroupant de 5 à
18 bergers en période de transhumance estivale pour faire un troupeau commun et assurer
collectivement les tâches de gardiennage, de soin et de traite des brebis en montagne. Cette institution,
existant depuis le XVIe siècle en Soule, repose sur les « droits du cayolar »57, codifiés à cette époque.
Une forme de coopération, une identité sociale et une organisation formelle de l’ohla, organisent les
rapports entre les bergers et les rôles pastoraux qu’ils assument (Ott, 1981, p. 147). Ces rapports et
rôles sont définis par des règles de fonctionnement en collectif, des accords locaux.
Traditionnellement, chaque ohla repose sur un système de parts d’exploitation dont chaque berger est
propriétaire. Ces parts (txotx) se transmettent de génération en génération. Chaque part correspond à
un nombre de brebis à fournir au troupeau commun (une trentaine pour un demi-txotx). C’est en
fonction de sa contribution en brebis laitières dans le troupeau que chaque berger a droit à un certain
nombre de fromages fabriqués avec le lait de la traite du troupeau commun. La vente de ces parts ou
leur abandon sont considérés, au moins jusqu’à l’époque de l’étude de Ott (1981), comme une perte
d’identité sociale. Des systèmes de mesure de la production étaient mis en œuvre (grâce à des
encoches faites sur des bâtons de bois pour chaque litre de lait recueilli) afin d’évaluer la production et
de la répartir entre tous les bergers du cayolar, en fonction de leurs parts dans le troupeau commun.
Ces règles de fonctionnement, bien que quelque peu différentes, étaient également en vigueur dans la
vallée de Baïgorri (et non pas uniquement en Soule) : la propriété des terres n’étant pas liée à un
cayolar particulier, mais intercommunale. De plus des accords ancestraux établissaient également des
pacages collectifs entre pays basque français et espagnol, favorisant les échanges entre les deux
régions : échanges d’animaux vivants pour la reproduction, échanges d’animaux à abattre pour la
boucherie.
Au sein de l’ohla, les décisions concernant la gestion du troupeau et son renouvellement sont prises
collectivement :
« Les bergers passent en revue leurs projets de l’été à venir. On calcule le nombre de brebis
laitières, de béliers et d’agneaux que comptera le troupeau commun ; et on décide si les
béliers sont en surnombre ou s’il va falloir des béliers supplémentaires, et à qui, cette année-
là, revient la charge d’en fournir » (Ott, 1981, p. 160).
57 Le cayolar tel que défini dans la Coutume de Soule, rédigé en 1520 sous le règne de François 1er, est un « syndicat pastoral qui consiste en un groupe de bergers, la cabane collective, le parc à moutons et les pâturages d’altitude où paissent les troupeaux durant les mois de transhumance estivale » (Ott, 1981, p. 22)
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
86
Ces règles collectives, d’une grande précision, assuraient la distribution des compétences et des rôles,
chaque année, définissant qui s’assure de maintenir la capacité du troupeau à produire, et grâce à quels
reproducteurs. Dans ce régime, cette gestion collective des troupeaux permettait également d’éviter les
problèmes de consanguinité (lorsque l’estive commence avant ou pendant la période de lutte, ce qui
était majoritairement le cas jusqu’aux années 1960).
Ainsi, fournir des béliers au troupeau est un problème ancien, auquel des réponses ont été trouvées
dans les communautés locales de producteurs. La garantie de qualité des reproducteurs est assurée
dans une certaine mesure par la pression de la sanction collective de la communauté : un berger
amenant un bélier de mauvaise qualité productive ou sanitaire sera sanctionné par ses associés de
cayolar. Aucun prescripteur ne semble identifiable jusqu’aux années 1960, mis à part les responsables
des « cayolars » auprès de leurs co-propriétaires.
1.2 DES SAVOIR-FAIRE SPECIFIQUES A L’ACTIVITE DE TRANSHUMANCE
Ces pratiques de pastoralisme ont constitué un cadre de référence à partir duquel ont été élaborés les
critères de classement des brebis par les éleveurs encore utilisés aujourd’hui. Deux critères sont
identifiés par la littérature et confirmés dans les entretiens et observations réalisés : le nombre de dents
et le nombre d’estivages (Ott, 1981, p. 186). Ces critères permettent de classer les animaux à partir de
ce qui fait sens pour les éleveurs dans l’aptitude des animaux à résister aux pratiques de transhumance.
En effet, en estive, les dents sont un critère important évoqué par les éleveurs concernant
l’adaptation des animaux : des dents courtes sont réputées mieux adaptées pour utiliser l’herbe de
montagne, tel que certains éleveurs ont pu nous l’expliquer durant les enquêtes. De la même façon, ce
n’est pas le nombre d’années qui fait référence pour l’âge, mais bien le nombre d’estivages. Ces
critères sont encore en vigueur aujourd’hui dans certaines communautés d’éleveurs, dans lesquelles les
outils nationaux et standardisés d’identification (numéro, boucle d’oreille) ne sont pas établis comme
référence pour les échanges et l’évaluation des animaux dans les réseaux locaux d’éleveurs.
Malgré tout, dans ce régime communautaire dominant jusqu’aux années 1950, la « sélection »
correspond à un tri des reproducteurs à partir des connaissances acquises par chaque berger de ses
animaux, et de leur évaluation directe, grâce à « l’œil du berger ». Par contre, aucune prévision des
performances ni de raisonnement individuel des accouplements n’apparaît pour l’instant. En effet,
dans ce contexte, les pratiques de raisonnement des accouplements à l’échelle individuelle sont peu
répandues, du fait des différentes contraintes imposées par la pratique de la transhumance : mélange
des troupeaux en estive, absence de bâtiments d’élevage et de propriété terrienne (existence de bergers
sans terre).
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
87
1.3 UN MARCHE FAVORISANT LA CREATION DE MORPHOTYPES VALLEENS
Dans ce régime, le marché repose sur des foires, organisées par chaque vallée, lors desquelles sont
vendus les reproducteurs. La nature de ce marché, organisé par vallées, a des conséquences sur la
diversité des types raciaux identifiables. Ainsi, cette économie pastorale est aussi une économie
valléenne qui conduit à la présence d’un phénotype racial par vallée. L’action collective de gestion et
de sélection d’une population animale se faisant à l’échelle d’une vallée, les échanges entre troupeaux
sont circonscrits à cette entité géographique. Les foires précitées, organisées par vallée, favorisent les
échanges d’animaux au sein de ces vallées. Ainsi chaque vallée a vu se constituer, au fur et à mesure,
un type spécifique d’animaux. Tant que les actions collectives ne dépassent pas l’échelle du cayolar, et
le reste des échanges étant régulé par les foires, laissant à chaque acheteur la liberté de choisir ses
animaux, il n’y a pas nécessité de définir de manière plus formelle les races et les contours de la
population animale à sélectionner à l’échelle du département. Un éleveur retraité nous explique cette
diversité des types raciaux :
« A cette époque, les races n’étaient pas très définies, il en existait plusieurs, il y avait
beaucoup de mélanges, il existait par exemple la tête blanche, qui a été croisée puis
absorbée par la béarnaise. En Tête Noire, il y avait de tout. A Baïgorry, il y avait la
belle Tête Noire, en carcasse et en tête [grande conformation et tête bien noire]. Il y
avait aussi de bonnes laitières. » « Le standard était écrit… mais il n’y avait pas de
document »
Cependant, dans certaines vallées, vraisemblablement plutôt celles du Pays Basque, moins tournées
vers la production fromagère, au début du siècle, la pratique de conserver le propre renouvellement de
son troupeau n’est pas observée par tous. En effet, le renouvellement des troupeaux est basé dans ces
vallées sur une économie frontalière, avec un double mouvement d’animaux : chaque année, les
agneaux sont vendus en Espagne pour être consommés en tant qu’agneau de lait, les agnelles pleines
sont achetées en Espagne pour produire la génération suivante des troupeaux français. Dans le cadre
de ces pratiques, l’économie des échanges se fait autant sur la viande que sur le lait, il n’y a donc pas
de sélection d’une année sur l’autre sur le lait. Cette pratique répandue de l’achat des animaux
productifs (brebis pleines) chaque année en Espagne, à la fin de la transhumance, et vente de la
génération précédente à la boucherie, engendre une gestion à l’année, et non l’inscription dans la durée
de la gestion du troupeau. Cette pratique sera d’ailleurs constatée par les chercheurs en génétique lors
de leurs premières interventions dans ce département dans les années 1970 :
« Nous avons remarqué le taux de renouvellement très important des troupeaux espagnols
proches de la frontière, qui contraste fortement avec le pourcentage très réduit d’agnelles
retenues dans les troupeaux français. Ceci s’explique en grande partie, par les achats
réguliers des éleveurs français en Espagne qui paient bon marché leurs femelles et préfèrent
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
88
vendre à un prix intéressant les jeunes agneaux et le lait. Dans la plupart des troupeaux
espagnols visités on travail et on sélectionn pour la France » (rapport de mission de l’INRA
en Espagne, 1968, archives Jean-Claude Flamant)
« Je comptais les agnelles nées sur l’exploitation et les agnelles achetées en Espagne. En
Manech Tête Rousse, la majorité des agnelles étaient achetées en Espagne. Donc je leur
disais : vous ne faites pas de sélection ! Vous dépendez des animaux vendus en Espagne !
C’est bien de faire des croisements avec les béliers, mais si vous ne gardez pas les agnelles »
(entretien avec un scientifique de la SAGA)
Ainsi l’organisation de la sélection dans ce régime communautaire local reposait sur une division du
travail entre les éleveurs espagnols et français : les premiers sélectionnant, les deuxième produisant.
Ce régime de sélection génétique « communautaire » a été dominant dans les Pyrénées-Atlantiques
jusqu’aux années 1950, avec des réalités assez différentes selon les vallées Basques ou les vallées
Béarnaises. En Béarn, la production laitière et la transformation fromagère fermière semblent plus
anciennes qu’en Pays Basque, ce qui explique en partie sans doute la grande proportion d’éleveurs
béarnais fromagers fermiers aujourd’hui, par rapport à la proportion d’éleveurs fermiers en Pays
Basque58. En Pays Basque, la production laitière s’est principalement développée lors de l’installation
des fromageries de Roquefort à partir de 1904 dans le département. Le lait récolté était transformé sur
place, dans des fromageries, en pain blanc de fromage, et transporté jusqu’aux Caves de Roquefort
pour affinage. Cette industrie assurait un débouché aux éleveurs lors de la période hivernale. En estive,
la collecte du lait étant plus rare, celui-ci était transformé en fromage local, une tomme des Pyrénées.
C’est dans les années 1950 que ce régime communautaire a commencé à être déstabilisé, notamment
par l’augmentation de la demande en provenance de l’industrie de Roquefort liée au déficit laitier dans
le Rayon, et la répercussion de cette augmentation par les industriels demandant aux éleveurs
pyrénéens d’augmenter leur production laitière. Or les troupeaux pyrénéens ne s’avérèrent pas assez
productifs, et durent s’engager dans des démarches d’amélioration du cheptel.
2 L’ABSENCE D’UN VERITABLE REGIME ENTREPRENEURIAL
Les données que nous avons recueillies au travers d’entretiens auprès d’anciens éleveurs du
département des Pyrénées-Atlantiques et de recherches aux archives départementales nous ont amenés
à conclure à une absence d’un véritable régime entrepreneurial tel qu’il a pu être présent pour la race
Lacaune dans le Rayon de Roquefort par exemple, ou dans la plupart des races de vaches laitières et de
vaches à viande. Notre hypothèse est que cette absence est liée à l’absence des formes de marché et de
58 Ils représentent toujours aujourd’hui, proportionnellement au nombre d’élevages par zone (Béarn et Pays Basque), la majorité des transformateurs fermiers (76% des éleveurs béarnais sont fermiers, contre 7% en moyenne des éleveurs basques).
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
89
gouvernance qui auraient pu lui permettre d’exister. En effet, nous avons défini ce régime comme
reflétant l’apparition de premières mesures de performances des animaux, de premières logiques
d’investissement à long terme sur des reproducteurs, et reposant sur la mise en œuvre d’instruments
d’évaluation des animaux, de définition des races et d’enregistrement des généalogies tels que les
concours d’animaux et les Livres Généalogiques. Or, l’un des exemples révélateurs de cette absence
dans les Pyrénées-Atlantiques, comme nous l’avons vu, est la pratique de renouvellement annuel de
l’ensemble des reproducteurs qui a été observée jusqu’au début du régime intensif (certains éleveurs,
mais en très faible nombre, pratiquent encore ce renouvellement total à l’heure actuelle, n’ayant alors
aucune démarche de sélection proprement dite puisqu’ils conservent une gestion à l’année).
Cependant, des concours ont été organisés dès le début des années 1910, par des syndicats d’élevage et
des comices agricoles. Les statuts du Comice Agricole d’Oloron signés en 1920 exposent les principes
de ces concours. Ils font alors déjà référence à des animaux « améliorés » :
« Chaque année l’association tient un concours dans lequel elle récompense les produits
agricoles ; les animaux domestiques améliorés et, s’il y a lieu, les améliorations foncières ; les
créations de champs d’expériences ou d’essais ; l’enseignement agricole dans les écoles
primaires ; les serviteurs ruraux ; la destruction des animaux nuisibles et, d’une manière
générale, toutes les initiatives utiles à l’agriculture »
« En outre des encouragements spécifiés dans l’article 22, l’association peut acheter des
animaux domestiques améliorateurs et des instruments perfectionnés. Les animaux
améliorateurs sont ensuite vendus au rabais à des agriculteurs de la circonscription, à charge
par eux de les conserver pour la reproduction et de faire saillir moyennant un prix fixé par le
bureau »59
Ces concours sont fortement encadrés par les organisations professionnelles locales et par les services
de l’Etat (préfecture, ministère de l’agriculture). L’extrait ci-dessous d’une lettre du directeur des
services agricoles au préfet des Basses-Pyrénées le 26 novembre 1926 l’illustre :
« J’ai l’honneur de vous adresser, pour être transmis à M. Le ministre de l’agriculture, un
exemplaire du Procès Verbel du concours spécial de la race ovine manech à saint jean pied de
port, auquel il a pu être adjoint, grâce aux crédits des associations agricoles locales, un
concours de la race ovine basque, également laitière. Cette épreuve a été brillante, les
éleveurs ont présenté 24 troupeaux comprenant des béliers de grand mérite et des brebis dont
la faculté laitière est bien développée. Un très nombreux public a suivi les opérations du jury
avec le plus grand intérêt. A l’occasion de la lecture du palmarès, les bergers exposants et
autres ont exprimé leur satisfaction des encouragements accordés par l’Etat à l’amélioration
59 Archives départementales des Pyrénées-Atlantiques, côte 7M27
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
90
de leurs deux races laitières, qui sont l’une et l’autre, facteurs importants de la prospérité de
la région montagneuse du Pays Basque. M. Inchauspé, conseiller général et moi-même avons
donné des directives pour modifier le régime de vente et d’utilisation du lait qui est
actuellement tout entier entre les mains de Roquefort pendant toute la saison d’hiver. Nous
avons préconisé la formation d’un syndicat de pasteurs et mieux, si possible, la formation de
coopératives pour la fabrication du fromage de pays ou d’un fromage bleu »60
Pour autant, deux éléments nous conduisent à penser que l’organisation de ces concours ne suffit pas à
indiquer l’existence d’un régime entrepreneurial au sens où il a été défini dans la description idéal-
typique, mais plutôt un régime « dégradé » de sélection entrepreneuriale. D’une part, aucune des races
ovines pyrénéennes n’a fait l’objet d’un Livre Généalogique avant la mise en place du régime intensif
dans les années 1960. C’est l’ingénieur Quittet, du Ministère de l’Agriculture, qui a défini à partir
d’une enquête réalisée en 1932 les races des Pyrénées-Atlantiques. Il est d’ailleurs intéressant de noter
la différence entre la définition des races locales donnée par l’ingénieur du Ministère de l’Agriculture
(Quittet), résumant la diversité locale à deux races (une, la Manech, divisée en deux branches), et
l’étude réalisée par un vétérinaire en 1946, révélant une grande diversité de morphotypes par vallée.
D’autre part, les trois races présentées lors de ces concours s’avèrent différentes des races qui seront
sélectionnées dans le régime intensif. Nous avons identifié trois races : la Basquaise, la Béarnaise et la
Manech. De plus, les termes Basquaise, Béarnaise et Manech sont en permanence utilisés les uns pour
les autres dans les documents que nous avons pu retrouver en archives. Il semble régner un grand flou
dans la définition des races jusqu’aux années 1960 et un écart entre les définitions proposées par le
Ministère de l’Agriculture et la réalité. Enfin, les éleveurs semblent pratiquer davantage le mélange
des races au sein d’un même troupeau que la sélection en race pure, comme l’indique le journal
agricole « Le réveil paysan » en 1903 :
« De plus en plus il apparaît que le croisement entre l’une et l’autre des trois races ovines :
béarnaise, basque ou manech, ne donne que des troupeaux hétérogènes composés d’individus
dissemblables quelque fois trop grands pour les ressources alimentaires des terrains où ils
doivent vivre, rien ne prouve que la faculté laitière y gagne. Pour des raisons zootechniques
déjà exposées les années précédentes, le berger n’arrive pas par ce moyen à des
améliorations durables »
Il est utile pour l’analyse du cas spécifique des Pyrénées-Atlantiques de remarquer que dans l’histoire
de la sélection dans ce département, les pratiques de sélection du régime intensif sont apparues avant
la constitution d’un Livre Généalogique pour les races locales des Pyrénées-Atlantiques, et donc avant
la constitution d’une définition partagée des races, d’un standard reconnu par les éleveurs. Les trois
60 Cote de cette lettre aux archives départementales des Pyrénées-Atlantiques : 7M art. 63
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
91
races actuelles sont donc très récentes (50 ans). Or l’institutionnalisation d’une race est toujours
longue, et ne peut se décréter. L’absence de la constitution historique, petit à petit, d’un Livre
Généalogique a-t-elle limité l’institutionnalisation des trois races aujourd’hui sélectionnées ? C’est une
hypothèse que nous pouvons émettre. En effet, l’un des facteurs d’explication de la difficulté
d’institutionalisation du régime intensif est peut-être l’absence de ce terreau sur lequel ont pu
s’appuyer les dispositifs de sélection des races et espèces où un Livre Généalogique avait été
historiquement constitué. Ce terreau favorisait, à partir d’une longue élaboration, par les pratiques de
sélection et par les instruments collectifs tels que les concours, la construction d’un « standard » de
race plus largement partagé. L’une des difficultés est de regrouper une quantité de morphotypes locaux
en une race sélectionnable : il s’agit d’un long processus pour lequel le rôle seul des éleveurs moteurs
dans la constitution du régime intensif ne suffit sans doute pas.
3 LA STRUCTURATION D’UN REGIME INTENSIF VERSION « LOCALE »
Dans les Pyrénées-Atlantiques, le régime intensif s’est d’abord constitué par des innovations locales
initiées par des éleveurs et des techniciens ayant la volonté d’améliorer la productivité de leurs
animaux. Ainsi, l’émergence de ce régime intensif apparaît dans les années 1950 à 1960. Trois
éléments révèlent cette émergence :
− l’apparition des CETA (Centre d’Etudes Techniques Agricoles) et d’expérimentations locales,
des entrepreneurs locaux passent de l’observation de leur troupeau à la planification des
résultats de celui-ci ;
− la mise en place de contrôle laitier individuel, des éleveurs passent de la connaissance des
performances par l’expérience et le savoir-faire à la mesure ;
− des tentatives de rationalisation de la monte naturelle et de raisonnement des accouplements
apparaissent (dispositifs tels que les haras de béliers).
3.1 DEVELOPPER DES APPRENTISSAGES COLLECTIFS : LE ROLE DES CETA DANS LA MISE EN PLACE
D’INSTRUMENTS DE SELECTION GENETIQUE DANS LES PYRENEES-ATLANTIQUES
Dans les Pyrénées-Atlantiques, le rôle des CETA a été central dans l’accélération des rationalisations
des pratiques de sélection. Les CETA, moteurs du développement des outils de la sélection génétique
dans les Pyrénées-Atlantiques, ont été créés par des éleveurs ayant une volonté d’innover à côté des
instances formelles accompagnées par la Chambre d’Agriculture et les organisations professionnelles
du département (les GVA61). Ces CETA ont d’abord travaillé sur les pratiques individuelles d’élevage,
avant de s’intéresser aux activités de sélection :
« Dans ce CETA, on a travaillé sur : l’alimentation des brebis, les soins sanitaires, on
a fait beaucoup d’essais sur l’amélioration des pâturages »
61 Groupement de Vulgarisation Agricole
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
92
Ainsi des éleveurs, au sein de CETA, et accompagnés par des techniciens et ingénieurs locaux, tentent
de trouver des solutions pour objectiver l’évaluation de la performance des animaux, pour rationaliser
le renouvellement du troupeau, et tentent de les promouvoir.
Ces prémices du régime intensif auraient pu être interprétés comme une version du régime
entrepreneurial. Ce n’est pas notre analyse, pour deux raisons principales, touchant aux types d’acteurs
« moteurs » et à leurs motivations. En effet, la mise en place des instruments de mesure et de gestion
collective de reproducteurs sur plusieurs années est lancée par les CETA : ces groupements
d’agriculteurs ne sont pas comparables aux notables des sociétés d’agriculture anglaises du XIXe.
D’une part, la philosophie des CETA est l’apprentissage collectif au travers de formations et
d’expérimentations pour améliorer les systèmes et les pratiques d’élevages. D’autre part, les éleveurs
moteurs n’ont pas cette position de notables. Bien qu’ils ne soient pas des bergers sans terre, ce ne sont
pas non plus de grands propriétaires terriens. Certains d’entre eux sont arrivés dans leur exploitation
davantage par la force des choses que par choix, et leur investissement dans l’amélioration de leur
système d’élevage semble avoir été plutôt un moyen de supporter la difficulté de ce métier, comme
leur engagement dans des démarches collectives et coopératives telles que les CETA.
Encadré 3 : Portrait d’un éleveur moteur : Arnaud Dascon
Arnaud Dascon est un éleveur du Pays Basque qui a été moteur dans la structuration des premières actions collectives de sélection génétique, et dans la mise en place des premiers instruments de sélection. Il s’installe en 1960 sur l’exploitation de ses parents, éleveurs de vaches et de brebis participant déjà au contrôle laitier. Il reprend et développe ces activités de rationalisation des pratiques d’élevage. Mais Arnaud Dascon n’est pas passionné par le travail à la ferme et surtout pas par les brebis car il avait horreur de traire : « les brebis n’étaient pas ma passion ». Si l’élevage en lui-même ne le passionne pas, il fait de la technique et des expérimentations son domaine de prédilection. Ainsi il s’investit sans compter dans l’amélioration des techniques d’élevage, dans l’action collective de modernisation au travers d’un CETA qu’il monte « pour aller plus loin que le GVA » auquel il participait au sein de la Chambre d’Agriculture. « A l’époque on pensait que tout serait facile si on s’organisait un peu. J’ai été le premier président du CETA. » « Dans ce CETA, on a travaillé sur l’alimentation des brebis, les soins sanitaires, on a fait beaucoup d’essais sur l’amélioration des pâturages (on a essayé de faire du chou, du colza). On avait aussi fait des analyses de fourrages (et on a vu que le fourrage cultivé de façon traditionnelle était très riche) ». « Ce CETA nous a permis de progresser beaucoup ». Arnaud Dascon initie des pratiques nécessaires au raisonnement de la sélection sur des critères laitiers : il se met à sevrer les agnelles plus tôt, « au grand regret de [s]on père », pour pouvoir contrôler la production laitière de ses brebis, et produire davantage de lait. Cet éleveur sera également l’un des premiers à installer une machine à traire sur son exploitation, et l’un des premiers à faire de l’ensilage et à alimenter ses brebis avec cet ensilage. « En fait ça a été un concours de circonstance car j’avais essayé une nouvelle variété de maïs qui était très haute et il y a eu un coup de vent donc tout le maïs s’est couché. Pour ne pas le perdre, le conseiller agricole m’a proposé d’en faire de l’ensilage. On l’a donné aux vaches qui en ont bien profité. L’année suivante, j’en ai fait volontairement. Puis lorsque j’ai supprimé les vaches, j’ai donné l’ensilage aux brebis ».
Cependant, si, comme nous l’avons vu dans les descriptions des régimes idéaux-typiques, le
mouvement d’enclosure a favorisé l’émergence de pratiques de sélection en Angleterre au XVIIIe
siècle, nous pouvons faire l’hypothèse qu’inversement, dans les Pyrénées-Atlantiques, la propriété
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
93
communautaire et collective des terres en zones d’estive, a limité l’émergence de ces pratiques.
Comme l’ont montré Candau et al. (1989), « les terres collectives découragent l’innovation ».
3.1.1 Rationaliser la voie femelle : le contrôle laitier
Des éleveurs pyrénéens, encouragés par les industriels de Roquefort qui cherchent à augmenter la
collecte de lait dans les Pyrénées, réalisent des voyages d’études en Aveyron pour en importer les
techniques de contrôle laitier. Les premiers contrôles laitiers se feront dans les Pyrénées-Atlantiques
au début des années 1960. L’un des éleveurs « moteurs » nous indique :
« En 1960, l’objectif était de voir quelles étaient les bonnes mères »
Il s’agit d’une rationalisation par la « voie femelle » : le contrôle laitier permet alors d’évaluer la
production des femelles et de choisir lesquelles vont fournir les agnelles pour le renouvellement du
troupeau la saison suivante. La première étape était en effet de dépasser le jugement « subjectif » des
éleveurs pour objectiver la performance sous la forme d’une mesure. C’est le premier pas vers
l’externalisation des activités de sélection et la distribution des capacités de sélection : le jugement de
la performance s’externalise et devient évaluation médiée par un instrument (l’éprouvette aujourd’hui,
un simple seau à l’époque), parfois effectué par un agent extérieur à l’exploitation (en l’occurrence le
technicien de la Fédération des Syndicats Ovins, M. Iribarne). Ce simple instrument nécessite déjà de
raisonner les pratiques d’élevage non pas sur un an, mais sur deux ou trois ans, laps de temps
nécessaire pour qu’une femelle donne une agnelle et que celle-ci devienne à son tour productive.
3.1.2 Rationaliser la voie mâle : haras de béliers et centres pastoraux
A partir de 1963, l’objectif n’est plus seulement d’évaluer la performance des brebis mais de maîtriser
la reproduction et de contrôler les paternités au travers de la lutte contrôlée dans l’objectif de « tester »
les mâles. Il s’agit alors d’une rationalisation de la « voie mâle » qui implique de trouver une réponse à
la question spécifique à l’élevage laitier : comment trier des animaux mâles sur des caractères laitiers ?
Pour cela, un haras de bélier est constitué en 1963. Si l’élevage des reproducteurs est fait dans un
cadre collectif, leur utilisation reste individuelle puisque le centre d’allotement, géré par la Fédération
Départementale des Syndicats Ovins loue les béliers aux éleveurs désireux d’utiliser un bélier
« sélectionné », avant chaque période de monte naturelle. L’automne, les béliers sont rendus au centre
d’allotement, pour y passer l’hiver, avant la saison de monte suivante.
Dans l’objectif plus particulier de maîtriser la monte naturelle en estive, parallèlement à ce haras, entre
1965 et 1975, des centres pastoraux ont été créés en montagne. Ces centres devaient permettre non
seulement de fournir des béliers de qualité aux éleveurs pendant la période de transhumance, mais
aussi de contrôler la paternité des agneaux grâce à la lutte contrôlée en monte naturelle. Chaque soir,
les brebis des différents troupeaux participants étaient amenées dans ces centres, et séparées en lots
pour chaque bélier. Chaque matin, les brebis étaient raccompagnées dans leur estive.
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
94
Comme le montre le travail d’expérimentation d’Arnaud Dascon (cf. portrait précédent p. 91), éleveur
moteur dans le développement de pratiques de sélection, l’émergence de ces premières pratiques de
sélection s’accompagne de changements dans les modes d’alimentation des animaux. Pionniers dans la
sélection mais aussi dans les méthodes d’intensification de la production fourragère, ces éleveurs
moteurs développent également de nouvelles pratiques d’alimentation des troupeaux, deux dimensions
complémentaires dans la modernisation des pratiques d’élevage, au travers du développement de
l’ensilage par exemple. Ces modes d’alimentation et la motorisation des exploitations ont participé à
rendre les éleveurs moins dépendants de la transhumance et à imaginer des systèmes d’élevage plus
individuels, facilitant alors les rationalisations des pratiques de sélection.
3.2 L’APPARITION DES PRESCRIPTEURS LOCAUX
La mise en place de ces instruments de rationalisation des mesures et de la sélection des animaux
entraîne l’apparition de nouveaux prescripteurs. La mise en place du contrôle laitier répond au fait que
le jugement de l’éleveur ne suffit plus comme « épreuve de vérité acceptable » (Hatchuel A., 1995)
pour assurer un choix des animaux à conserver d’une année sur l’autre suffisamment rationnel par
rapport au critère de production laitière. Au travers de cet outil, apparaissent alors les premiers
prescripteurs extérieurs : des techniciens des organisations professionnelles locales viennent réaliser le
contrôle laitier sur les exploitations demandeuses.
Selon la typologie des formes de prescription proposée par Hatchuel (1995), l’étape de mise en place
du contrôle laitier crée une forme de prescription de premier niveau, une prescription « de fait » : la
connaissance de la quantité de lait produite par chaque animal peut être connue par l’éleveur, il s’agit
simplement d’objectiver et d’externaliser la mesure de cette quantité. Les « différents états du monde »
(Hatchuel, 1995) sont donc connus mais ne peuvent être constatés sans la médiation d’un outil et d’un
acteur effectuant la mesure.
Cependant, les connaissances supplémentaires permises par le contrôle laitier restent à l’échelle
individuelle tant qu’il n’y a pas de centralisation de ces informations sur les animaux. Avant les
premiers essais d’insémination artificielle et l’intervention des scientifiques, les tentatives de passage
d’une gestion des reproducteurs au niveau du cayolar à une gestion à l’échelle d’une vallée (haras de
béliers, etc.) ne comportent pas encore de dimension publique de l’activité de sélection. La recherche
publique n’est pas encore engagée dans le processus d’innovation. L’activité collective de sélection est
encadrée par les coopératives agricoles locales indépendantes de tout système d’information national.
Le rôle d’encadrement des organismes de développement agricole et du système coopératif déjà en
place dans le département est donc important dans le développement d’innovations locales durant cette
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
95
phase. Par exemple, la CAOSO62 fournit infrastructure, compétences, main d’œuvre, apport de
trésorerie pour l’achat de reproducteurs. La Fédération des Syndicats Ovins et la Chambre
d’Agriculture participent au développement du contrôle laitier et des haras de béliers.
3.3 LIMITES ET FACTEURS DE CRISE DU REGIME INTENSIF « LOCAL »
Dans les années 1970, plusieurs facteurs conduisent à l’entrée du régime intensif « local » dans le
dispositif national de sélection génétique :
− des problèmes sanitaires du fait du mélange des reproducteurs et de l’impossibilité d’obtenir
des informations sur les béliers ;
− la demande en lait de la part des industriels de Roquefort puis de l’industrie locale ;
− l’influence du succès du modèle technique, scientifique et professionnel Lacaune (Bardini,
1991).
3.3.1 Facteurs internes : problèmes techniques et sanitaires
Malgré un doublement de la production laitière des animaux en quinze ans grâce à ces innovations
locales, les premiers dispositifs collectifs de sélection mis en place dans les Pyrénées-Atlantiques
révèlent rapidement leurs limites. D’une part, avec les haras de béliers, peu de béliers ont pu être testés
sur leur descendance. Seulement 40% des mâles mis en testage ont reçu une estimation suffisamment
précise de leur valeur génétique, et souvent, les béliers étaient déjà morts, ou trop vieux pour réaliser
une autre saison de monte. Ils étaient donc uniquement sélectionnés sur ascendance, c’est-à-dire selon
la productivité laitière de leur mère, productivité déterminée par le contrôle laitier. D’autre part, les
éleveurs pionniers dans les activités de sélection et participant à ces premières actions collectives
n’étaient qu’au nombre de 28 à ce moment-là. Ce nombre ne permettait pas, étant donné leur
proportion trop restreinte par rapport à la population totale (entre 2500 et 3000 éleveurs), la création
d’un réel progrès génétique à l’échelle d’une race. Enfin, le passage des reproducteurs en location d’un
élevage à un autre a posé des problèmes sanitaires importants. Le système des centres pastoraux n’a
pas fonctionné non plus pour des raisons de coût et de trop grande dispersion de la venue des chaleurs
des brebis en montagne.
3.3.2 Facteurs externes : nécessité de développer la transformation locale
Vers le milieu des années 1960, suite aux différents progrès techniques et génétiques (le régime
intensif de sélection génétique s’étant développé plus tôt dans le Rayon de Roquefort qu’en Pyrénées-
Atlantiques), la production ovine laitière de l’Aveyron augmente sensiblement. La Société des Caves
de Roquefort n’a alors plus besoin de la totalité du lait produit dans les Pyrénées-Atlantiques.
L’entreprise diminue ses collectes, et commence à produire du fromage de brebis des Pyrénées, proche
62 Coopérative Agricole Ovine du Sud-Ouest
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
96
de celui produit chez les éleveurs fermiers. Au fur et à mesure, six laiteries de cette société se mettent
à produire de la tomme de brebis. Toutes ont été regroupées en 1980 à Larceveau, sous le nom de
Pyrénéfrom. Face à cette diminution des collectes, les éleveurs se mobilisent et trouvent de nouveaux
débouchés pour leur lait. Certains demandent à une entreprise laitière spécialisée dans la
transformation du lait de vache, la fromagerie des Chaumes, de collecter une partie du lait de brebis.
Le début de cette collecte date de 1972. Cette entreprise deviendra, avec Pyrénéfrom, l’un des deux
plus gros collecteurs de lait du département. D’autres éleveurs se regroupent et des coopératives de
transformation laitière sont créées. Les productions fermières individuelles et collectives, les artisans
fromagers, développent également des ateliers de transformation. Ces nouvelles filières de
transformation, et l’adhésion des coopératives laitières au projet de transformation locale, nécessitent
l’augmentation de la production laitière locale pour répondre aux attentes des transformateurs.
L’exemple de la réussite de la sélection génétique à Roquefort est bien évidemment source
d’inspiration pour les professionnels des Pyrénées-Atlantiques. Là encore le rôle des éleveurs moteurs
dans les premières innovations est important dans la transition vers un régime intensif intégré au
dispositif national, comme le montrent les parcours donnés en exemple ci-dessous. Les mêmes acteurs
de la première version « locale » du régime intensif s’engagent ainsi dans une amélioration de leur
système par l’introduction des technologies déjà éprouvées. Deux autres parcours d’acteurs moteurs
dans l’institutionnalisation de ce régime intensif sont détaillés ci-dessous.
Encadré 4 : Portrait d’un éleveur moteur : le Père Adrien Gachiteguy
Dans les années d’après guerre, les volontés d’augmentation des performances de l’élevage local ont été accompagnées par les mouvements nationaux de modernisation de l’agriculture63. Ainsi localement comme nationalement, l’Eglise et les mouvements chrétiens tels que la JAC64 ont joué un rôle essentiel dans les dynamiques d’innovation65. La place prépondérante dans la sélection génétique collective en Pyrénées-Atlantiques du Père Gachiteguy, moine de l’Abbaye de Bellocq où il créera l’une des premières fromageries produisant de la tomme locale, en est un exemple flagrant. Adrien Gachiteguy, moine Basque, revient d’Afrique en 1973, après plusieurs années d’activités de développement dans ce pays. Il mène alors plusieurs actions dans le département des Pyrénées-Atlantiques :
- il développe les capacités de formation des agriculteurs : « à mon retour, avec des Basques et des Béarnais, j’ai fondé des écoles agricoles pour les fils et filles des paysans de la région. […] Ces écoles sont actuellement des lycées agricoles » (dans Etchebarne G., 2005) ;
63 Dans les années 60, la professionnalisation de l’agriculture s’organise et met en scène, d’une part, une génération d’agriculteurs formés pour la plupart à l’école de la Jeunesse Agricole Catholique diffusant un discours de développement technique ; et d’autre part, un ensemble d’acteurs encadrant les activités des agriculteurs (agents de développement et conseillers agricoles), en charge de la vulgarisation du progrès technique. Ces agents s’occupent également d’accompagner les besoins et de trouver des solutions aux préoccupations telles qu’exprimées sur le terrain par les exploitants. 64 Jeunesse Agricole Catholique 65 Les mouvements MRJC-JAC-JACF (Euskaldun Gazteria, la Jeunesse Basque) ont agi d’un côté par le syndicalisme et de l’autre par le développement technique, grâce à une méthodologie sociale du développement.
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
97
- il montre qu’il est possible de produire un fromage local au Pays Basque en créant une fromagerie à l’Abbaye de Bellocq ;
- il joue un rôle moteur dans le développement de la sélection génétique, notamment dans la mise en place de l’IA, car il avait été chef de Centre d’insémination en vaches laitières avant de revenir à l’Abbaye de Bellocq : « j’ai dit que si on ne faisait pas d’insémination artificielle, je sortais de la sélection ! » (entretien personnel, 30 mars 2006). Le Père Gachigeguy était l’un des rares à l’époque à avoir les compétences nécessaires à l’utilisation de l’insémination artificielle : « j’avais suivi un stage au Centre national de Rambouillet » ;
- il joue également un rôle important dans la constitution de services de sélection génétique indépendants des autres structures professionnelles locales, oeuvrant à la constitution d’un organisme uniquement dédié aux activités de sélection (jusqu’à présent réalisées par la coopérative agricole ovine et le syndicat départemental ovin). Par contre, dès le départ, le rôle de l’UPRA a été assez flou pour cet acteur : comme nous l’avons vu dans l’absence de régime entrepreneurial, contrairement aux races bovines ou à la race Lacaune pour lesquelles l’instrument de définition de la race (le Livre Généalogique) a précédé les instruments d’évaluation des performances et de création de progrès génétique (le contrôle laitier, l’insémination artificielle), en Pyrénées-Atlantiques le contrôle laitier et l’insémination artificielle ont précédé l’UPRA (dont le rôle selon la loi sur l’élevage est entre autre la tenue du Livre Généalogique) dans sa constitution : « Comme le Contrôle Laitier et la CIOP66 fonctionnaient très bien, je ne voyais pas à quoi pouvait servir l’UPRA. Donc au début j’étais assez sceptique. Mais j’ai vu ensuite que ça pouvait venir en appui. » Le Père Gachiteguy deviendra finalement président de l’UPRA et participera grandement à la mise en place de ses fonctions. « Ce qui était prévu au départ était que l’UPRA dirige tout (le Contrôle Laitier, la CIOP), mais l’UPRA n’avait pas de financements, donc ne servait à rien. Il aurait fallu demander encore des cotisations aux bergers pour faire fonctionner l’UPRA mais je ne voulais pas ». « Ensuite j’ai donné le pouvoir à l’UPRA de choisir les béliers plutôt que la CIOP. L’UPRA devait nommer les personnes intéressées pour choisir les béliers. Les bergers devaient choisir les animaux. J’ai tenu raide là-dessus, car ce sont les bergers qui sont directement intéressés. D’ailleurs je choisissais comme contrôleurs laitiers non pas des BTS67 mais des bergers car ils connaissaient mieux les bêtes et les pratiques des bergers ». Son statut religieux lui a assuré une position lui permettant de rassembler des opinions divergentes, et d’avoir un rôle institutionnel important : « En Pays Basque, on ne peut affirmer son identité en dehors du groupe, sauf quand on est ecclésiastique. Sans le Père Gachiteguy, il n’y aurait pas de Centre ovin. Personne n’a osé couper des têtes parce qu’il était là » (entretien auprès d’un autre éleveur responsable professionnel, 12 juin 2006).
Encadré 5 : Portrait d’un éleveur moteur : Jean-Louis Bonnemasou-Carrère
Jean-Louis Bonnemasou-Carrère, éleveur béarnais, ne se destinait pas à reprendre l’exploitation familiale, mais le décès prématuré de son père l’y contraint, l’obligeant à quitter ses études. Dès son installation, il est encouragé à prendre la suite de son père également dans son engagement professionnel. De multiples raisons le motivent à s’engager dans l’action collective : « j’ai rien à y gagner, sauf les idées un peu avant les autres, mais ces idées seront de toute façon valables pour les autres aussi ». Cet éleveur a la particularité d’avoir développé sur son exploitation un système d’élevage qu’il qualifie de « modèle Lacaune », plus proche des systèmes d’élevage rencontrés en Roquefort que des systèmes d’élevage béarnais ou basques. Cet éleveur, pour des raisons de main d’œuvre, a arrêté de transhumer, et élève ses brebis sur une surface d’exploitation assez faible : « J’ai 8 ha sur lesquels sortir les brebis. C’est très peu, j’ai été obligé de prendre le modèle des aveyronnais ». Ainsi cet éleveur se considère comme « un anachronisme dans la réalité des élevages de basco-béarnaises, mais pour que ce soit psychologiquement viable, il faut que ce que je fais puisse aider ceux qui ne peuvent pas le faire ». En effet, de tels systèmes sont souvent critiqués dans le milieu des éleveurs pyrénéens, considérant ce système comme non « traditionnel ». Cependant ce système a permis à cet éleveur de maximiser ses pratiques de sélection génétique : « le chemin pour cela, c’est la génétique. Puisque je ne transhume pas, je m’investis à 100% dans la génétique, je ne compte pas ce que j’y mets, je fais 100% d’IA ». Cet éleveur va au-delà de la rationalité économique dans son engagement et son utilisation des outils de la génétique. A la fois par passion de la génétique elle-même et par volonté d’être moteur
66 Coopérative d’Inséminations Ovines des Pyrénées 67 Brevet de Technicien Supérieur
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
98
dans le collectif, de « montrer l’exemple ». Pour avancer, il faut aller plus loin que le minimum de la coopération demandée. C’est également un moyen pour lui de faire accepter par son environnement social l’adoption d’un modèle non « traditionnel ». C’est un « entrepreneur institutionnel » par son engagement dans l’action pour diffuser les idées de la sélection « scientifique », pour encourager la participation, il montre l’exemple, veut être moteur. « Je me disais que si j’avançais plus vite que les autres, dans 5 ans, je récupèrerais les hésitants », « il faut leur démontrer l’intérêt de la sélection génétique et des contraintes qui y sont liées. Pour cela, j’ai eu la chance d’avoir un bon bélier, et je n’ai pas compté l’argent mis dans la sélection ». « Il a fallu ramer pendant 3 ou 4 ans pour obliger les gens à faire des IA. Dans un groupe, il y a toujours des gens qui prennent des risques, d’autres qui suivent. » Dans une même logique, assez rapidement après son installation, malgré les contraintes de la ferme et de ses engagements professionnels, il décide de continuer à développer sa formation personnelle. En avril 92, il a essayé de trouver une autre solution pour transformer son lait avant d’aller à la coopérative, il est allé en Savoie voir un producteur de fromage, conseillé par le président de l’INAO. Il applique au niveau individuel ce que d’autres font au mieux au niveau collectif : les voyages d’étude. En 92 également, il va faire un DESS en agroalimentaire, parce qu’il voulait comprendre la logique des industriels laitiers qui cette année-là avaient baissé fortement le prix du lait. Cet éleveur va chercher les connaissances nécessaires pour innover, pour comprendre le contexte dans lequel il exerce son activité, cet éleveur sait mobiliser les expériences extérieures, qui donne de l’importance aux connaissances issues des études qu’il n’a pas pu faire pour cause de contraintes familiales.
4 LA DIFFUSION DU REGIME INTENSIF MIS EN PLACE DANS LE RAYON DE
ROQUEFORT AUX RACES PYRENEENNES
4.1 RECHERCHE D’EXPERTISE SCIENTIFIQUE, FORMATION DE COMPETENCES LOCALES ET
FORMALISATION DES PROCEDURES DE PRODUCTION DE CONNAISSANCES
En Pyrénées-Atlantiques, la constitution du régime intensif fait suite à la démarche faite par des
éleveurs tels que présentés ceux ci-dessus de recherche d’une expertise extérieure, scientifique, pour
mettre en place de nouveaux instruments de sélection. L’un d’eux, face au constat des limites des
outils mis en place (haras de béliers, centres pastoraux) et de l’insuffisance des réponses locales par
rapport aux demandes des industriels laitiers, entame alors une démarche pour trouver des solutions
extérieures.
« C’est là-dessus que moi j’ai eu la chance d’avoir un frère qui travaillait à Etcharry,
j’ai pu lui demander : pourquoi ne pourrait-on pas avoir une information plus précise
sur la génétique : qu’est ce que c’est la génétique ? François a donc mis en place trois
journées de formation pour le CETA, qui ont été faites par Jean-Claude Flamant »
Le centre de formation d’Etcharry, responsable au niveau national de la formation des conseillers
agricoles, a joué un rôle essentiel au niveau local. C’est à partir de cette formation, et de l’intervention
des scientifiques responsables de la génétique ovine à l’INRA, que démarrent les premiers essais
d’inséminations artificielles, et les premières interventions de généticiens de l’INRA de Toulouse dans
le département des Pyrénées-Atlantiques.
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
99
L’introduction de la technique de l’insémination artificielle et la structuration du service de sélection
génétique passent alors par l’acquisition de compétences locales et l’apparition de nouveaux métiers
du développement technique. Des techniciens sont envoyés à Rambouillet pour être formés à la
gestion de Centre de sélection et à la réalisation de l’insémination artificielle ovine.
« On nous a demandé de faire une formation, il fallait faire un entretien à Etcharry, et
une formation de deux ans, avant de savoir si on était embauché. On démarrait un
vrai métier ! »
Les services de sélection génétique se structurent également via la création d’un dispositif
d’expérimentation dont l’objectif était de créer des connaissances locales spécifiques aux systèmes
d’élevages pyrénéens : la SICA CREOM. La création de la SICA CREOM68, branche « recherche-
développement » du centre ovin, au début des années 1980, est une étape importante. Au cœur du
débat sur la recherche développement, la SICA CREOM se devait de « coller » au terrain. Cela
supposait un dialogue permanent avec les éleveurs, à la fois initiateurs, relais et supports
d’expérimentations. Elle a eu pour vocation la construction de normes locales concernant l’élevage
ovin en Pyrénées-Atlantiques.
La mise en place des schémas de sélection dans les Pyrénées-Atlantiques a également des
conséquences quant à la nature des connaissances au sein même des appareils nationaux de recherche
et développement. Ces schémas de sélection dans les Pyrénées-Atlantiques ont produit une grande
quantité d’informations génétiques nouvelles, propres à ce département, à intégrer dans le calcul fait
par les généticiens de l’INRA (à Jouy-en-Josas et Toulouse). Il était alors nécessaire de coordonner ces
informations génétiques entre plusieurs bassins de sélection. Pour cela, les pratiques et les méthodes
d’acquisition de ces informations, de mesure de la performance notamment ont été formalisées, ce qui
n’a pas été sans poser problème, comme l’explique l’un des scientifiques de la SAGA rencontré :
« Il y avait des choses non écrites au niveau des brebis laitières : pas de mode
d’emploi écrit pour la codification du contrôle laitier, donc les organismes nouveaux
faisaient des erreurs qu’ils ne faisaient pas à la Confédération69. Donc j’ai voulu
passer de la tradition orale à quelque chose d’écrit »
Les informations étaient centralisées auprès de la Confédération de Roquefort pendant les premières
années de la sélection génétique dans ces deux bassins, cette organisation avait jusque-là le monopole
des données génétiques et maîtrisait la diffusion vers chaque Centre de sélection. Cette situation, non
tenable face à la demande d’indépendance des deux autres bassins, a laissé place à l’intégration des
68 SICA Centre de Recherche des Elevages Ovins de Montagne 69 i.e. dans le Rayon de Roquefort
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
100
données ovines dans un système national d’information génétique, externalisant la gestion des
informations sur les animaux aux organismes publics (INRA, Institut de l’Elevage)70.
4.2 ASSURER UNE COOPERATION ETENDUE SUR LE LONG TERME
4.2.1 Encourager la coopération par des outils incitatifs
Dans ce département, suite à l’implication de la recherche publique pour mettre en place un schéma de
sélection basé sur le testage sur descendance des béliers grâce à l’insémination artificielle, apparaît la
nécessité d’augmenter le nombre d’éleveurs impliqués dans la démarche, à la fois pour l’efficacité de
la sélection mais aussi pour légitimer l’engagement de la recherche publique. L’un des éleveurs
initiateurs de la démarche explique cette prise de conscience :
« Monsieur Flamant nous avait expliqué exactement le schéma de la sélection ovine.
Nous on était persuadé qu’à 6 on pouvait tout changer, tout modifier ! C’est là que
monsieur Flamant nous avait expliqué que l’amélioration génétique c’était très long,
et qu’il fallait qu’on élargisse beaucoup plus notre groupe pour pouvoir travailler
plus sérieusement sur la sélection. »
Les éleveurs moteurs du CETA de la Soule vont alors démarcher des éleveurs dans les CETA voisins
et les organisations professionnelles déjà existantes. Comme l’a montré Vissac (2002), les jeunes
agriculteurs membres de ces CETA ont une « foi quasi illimitée dans le progrès technique et dans ses
bienfaits supposés au service de l’humanité », et donneront aux scientifiques une première « assise
humaine nécessaire à l’inspiration et à la validation de leurs recherches » (Vissac, 2002). Les progrès
scientifiques obtiennent alors une audience inédite, du fait de l’augmentation de la demande nationale
en terme de produits agricoles.
Mais l’une des difficultés de la coopération autour de la sélection génétique repose sur le fait que les
bénéfices de l’effort individuel d’engagement dans le collectif (contrôle laitier officiel, respect de
règles quant à la vente des meilleurs reproducteurs au Centre de sélection, insémination artificielle sur
les meilleures brebis, etc.) ne peuvent être perçus qu’à long terme. Pour cette raison, la construction
des noyaux de sélection au début des schémas, lorsque ceux-ci ne généraient pas encore de résultat
concret, a nécessité la création d’outils incitatifs et un travail important « d’intéressement » (Akrich M.
70 Les informations sur les performances collectées en ferme (telles que les performances des brebis, les informations généalogiques) sont transmises et stockées dans une base de données centrale, via un système d’information où le contrôleur de performance tient une place prépondérante. Les données « brutes » sont valorisées et les données élaborées (les index calculés grâce à des modèles zootechniques, statistiques et mathématiques - « modèles de brebis », des « modèles de performance ») sont restituées aux éleveurs et aux organismes de sélection. Depuis 2005, un nouveau système d’information, SIEOL (Système d’information des élevages ovins laitiers) a été mis en place pour gérer les données à la fois génétiques et techniques des 945 000 brebis (2 660 troupeaux) soumises au Contrôle Laitier en France (Astruc et al, 2008). Voir schéma chapitre 2 p. 67
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
101
et al, 1988) des éleveurs dans l’action collective. Si les acteurs des Pyrénées-Atlantiques ont
principalement opté pour une régulation externe par la mise en place d’outils incitatifs par la filière et
le territoire (aides à l’IA proposées par les industriels), les organismes de sélection du rayon de
Roquefort ont quant à eux élaboré des règles internes de « garantie » des services proposés :
« On avait mis un système de rachat de lactation. Quand on faisait le testage des agneaux,
quand un bélier était rétrogradé, que l’éleveur avait des brebis qui ne faisaient pas de lait, on
faisait une moyenne, si par exemple la moyenne c’était 1L et que les brebis faisaient 800g à
cause du bélier, on rachetait la différence, on payait les 200g de lait » (entretien responsable
professionnel Roquefort).
La forte intégration de la filière Roquefort en est sans doute l’un des éléments explicatifs, comme nous
le verrons de façon plus approfondie dans la partie II de la thèse.
4.2.2 Changement de la nature de la prescription
Des services de sélection génétique ont alors été créés en 1975 dans les Pyrénées-Atlantiques : un
service de contrôle laitier, puis un centre d’insémination artificielle. Les races ovines offrent une
particularité liée à une conduite de l'élevage majoritairement en troupes d’animaux (des mises bas en
lots, une gestion non individuelle de la reproduction), et non à l’échelle de l’animal comme dans le cas
des bovins. Ces spécificités des ovins ont encouragé la structuration d’un service global regroupant ces
deux dimensions de l’activité de sélection (contrôle de performance et insémination), qui sont
financièrement complémentaires. En effet, compte tenu du grand nombre d’animaux à contrôler par
troupeau, et de leur faible rentabilité individuelle ramenée au coût du contrôle laitier (par exemple
comparativement à une vache), le contrôle laitier ovin est déficitaire au plan économique. Par contre,
l’insémination artificielle n’est pas un service réalisé « à perte ». Dans les Pyrénées Atlantiques, les
professionnels ont donc fait le choix de la mise en commun de tous les métiers (et de tous les moyens)
de la génétique au sein de la même coopérative d’éleveurs. Les professionnels locaux ont donc décidé
de regrouper ces services au sein d’un Centre Départemental de l’Elevage Ovin, qui deviendra le
« Point de Passage Obligé »71 (Latour, 1989) pour qui veut améliorer son troupeau, permettant de lier
les unes aux autres les problématiques plus ou moins disparates des différentes entités en leur
fournissant une réponse opérationnelle commune : la sélection des races, qui nécessite plusieurs
communautés professionnelles et une diversité de compétences (techniciens, généticiens, vétérinaires,
etc.). Le schéma suivant montre les complémentarités des différentes parties prenantes de la sélection
génétique.
71 Le Point de passage obligé (PPO) s’entend comme la phase effective dans la série des interactions entre les parties prenantes constitutives d’un réseau où se réalise la convergence des intérêts et se concrétise la coopération entre les acteurs.
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
102
Au travers de la structuration de ces services, la nature de la prescription dans la coopération pour la
sélection change : par rapport à la seule technique du contrôle laitier (sélection individuelle), la mise
en place des schémas de sélection impliquant le passage de la sélection individuelle à la sélection
collective assistée par des organismes techniques entraîne le passage de la prescription « de fait » à la
« prescription technique » et la prescription « de jugement » (Hatchuel, 1995). La prescription de
jugement vient du fait que les index génétiques et la prescription des accouplements par le Centre de
sélection intègrent des critères de performances. Calculer des index implique de définir sur quels
critères de performances ces calculs doivent être faits. Au début de la mise en place des schémas de
sélection, dans les années 70, la quantité de lait par brebis était le premier critère évident à sélectionner
pour plusieurs raisons : le besoin important en lait dans le département, la reproduction du « modèle
Roquefort », les connaissances disponibles à l’époque et la facilité de mesure à moindre coût vont
orienter le choix sans détour vers l’évaluation génétique des animaux sur la quantité de lait par animal.
4.2.3 La nécessaire structuration conjointe de la filière
L’émergence des services de sélection génétique et du régime intensif ne peut être dissociée de la
structuration conjointe de l’aval, c'est-à-dire de la structuration de la filière de transformation du lait de
brebis produit par les exploitations des Pyrénées-Atlantiques avec :
Figure 3 : Association des acteurs autour du Point de Passage Obligé (Allaire G. et al, 2007)
PPO : Dispositif d’amélioration des races
Entités parties prenantes
Laboratoire INRA de génétique
animale/instituts techniques
Objectif : créer et diffuser des
connaissances en sélection génétique
animale
Obstacle : expérimenter au-delà d’une ferme
expérimentale, améliorer l’ensemble de la
population
UPRA
Objectif : promouvoir et orienter les races : définir la race et son
futur
Obstacle : pas d’outil pour pour créer le progrès
génétique dans le sens voulu
Syndicat du contrôle laitier
Objectif : évaluer les animaux selon les critères choisis par
l’UPRA
Obstacle : activité coûteuse dans le cas de
l’élevage ovin (beaucoup d’animaux à contrôler)
Coopérative d’insémination
Objectif : produire et diffuser du progrès
génétique
Obstacle : connaissance de la valeur des animaux et des modèles de création
du progrès génétique (index)
Eleveurs
Obstacle : consanguinité, difficultés pour évaluer les
critères non visibles à l’œil nu
Objectif : amélioration du troupeau
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
103
− la création d’une AOC : en 1978, pour une meilleure reconnaissance du fromage de brebis des
Pyrénées-Atlantiques, un syndicat de défense du fromage de brebis des Pyrénées est créé.
L’AOC Ossau-Iraty sera définitivement obtenue en 1980. Le syndicat est organisé autour de
trois collèges : les fermiers, les producteurs-livreurs et les industriels. Si en Roquefort l’AOC
a été créée dans les années 1930 pour empêcher alors l’existence d’une multitude de fruitières
et de transformateurs individuels, faisant de cette AOC un outil stratégique des industriels
propriétaires des Caves de Roquefort, en Pyrénées-Atlantiques l’AOC s’est dès le départ
orientée vers un instrument collectif regroupant industriels et producteurs fermiers. Cette
combinaison de différentes structures et stratégies de transformation a conduit à la persistance
de tensions internes et externes et à une faible adhésion des éleveurs producteurs fermiers à
l’AOC.
− la création d’une interprofession ovine laitière en 1986 : au début des années 1980, suite à
l’augmentation du nombre de transformateurs, et à la nécessité d’avoir un organe de
négociation du prix du lait.
Il est important de voir ici que la filière s’est structurée dans les Pyrénées-Atlantiques en même temps
que les schémas de sélection voire quelques années après, tandis que dans le Rayon de Roquefort, la
filière s’est constituée bien avant la structuration des schémas de sélection, qu’elle a grandement
participé à structurer. Ainsi, l’institutionnalisation du schéma de sélection Lacaune n’a pas reposé
uniquement sur ses qualités techniques, mais aussi sur l’intégration de la filière dans une même
logique et dans une même institution, la Confédération de Roquefort.
4.3 CREATION D’UNE STRUCTURE DE GOUVERNANCE EX-NIHILO
Dans les Pyrénées-Atlantiques, l’absence de Livre Généalogique déjà institué a entraîné la nécessité de
concevoir ex nihilo un tel dispositif. L’UPRA sera rapidement intégrée au Centre de sélection
(Conseils d’Administration indépendants au départ, puis regroupés quelques années après). Seuls deux
présidents différents et une comptabilité distincte affichent la séparation entre le dispositif
d’orientation et de définition de la stratégie, et le dispositif de mise en œuvre de la sélection génétique.
Ainsi, la structuration en différents collèges telle que définie par le décret d’application de la Loi sur
l’Elevage ne sera pas clairement mise en œuvre, seuls les éleveurs sélectionneurs (ou en contrôle
laitier simplifié pour l’un d’entre eux) sont représentés.
L’UPRA, prenant en charge la création et la gestion du Livre Généalogique des races sélectionnées,
doit organiser les démarches de qualification nécessaires au contrôle de l’entrée des animaux dans le
Livre. La mise en place d’un dispositif de qualification pose la question de la genèse d’un standard
définissant la morphologie des races sélectionnées et de procédures de qualification. Là encore,
l’absence historique de Livre Généalogique dans le département des Pyrénées-Atlantiques et l’absence
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
104
de concours institués n’ont pas permis une définition ex ante du standard des races. Pour mettre en
place cette structure de gouvernance dans les Pyrénées-Atlantiques, il était nécessaire de définir les
races à sélectionner, puisque le régime communautaire, à l’échelle des vallées, avait conduit à une
multiplicité de morphotypes. Les éleveurs moteurs dans la mise en place du régime intensif ont alors
fait le choix :
– de sélectionner les races locales plutôt que d’utiliser une race déjà sélectionnée depuis
10 ans (la race Lacaune) :
– de sélectionner non pas une mais trois races locales, pour préserver la spécificité de
chaque micro-région. Cependant, pour établir trois races, il a fallu regrouper des
morphotypes variés, ce qui a entraîné des difficultés dans la définition des standards
différents d’une vallée à l’autre. Ce choix de sélectionner trois races au lieu d’une était
un choix très fort car il rendait dès le départ beaucoup plus lourde financièrement et
techniquement la mise en place de trois schémas de sélection au lieu d’un (dans les
premières années, un seul schéma regroupant les trois races a été mis en place, la
séparation en trois schémas distincts, mais toujours avec les mêmes critères de
sélection, n’ayant lieu que plus tard).
Cette étape de la structuration du régime intensif dans les Pyrénées-Atlantiques (la constitution des
races) sera détaillée dans la partie III de cette thèse (voir chapitre 2, point 1.1.)
Ce régime intensif a été déstabilisé dès les années 1990 par deux types de crises : des crises sanitaires,
et des crises de légitimité, conduisant à l’émergence d’une période exploratoire et de régimes en
constructions à multiples facettes.
5 UN DEPARTEMENT PRECURSEUR DANS L’AVENEMENT D’UNE PERIODE
EXPLORATOIRE
5.1 LE CAS DE LA TREMBLANTE OVINE : UN REGIME BASE SUR DES SAVOIRS CERTAINS ET
L’ECLATEMENT DES OBJECTIFS
La crise de l’ESB72 dans les années 1990 a provoqué des remous et des craintes d’extension de la crise
d’opinion au sein des filières ovines, notamment du fait de la proximité des symptômes avec ceux de
la tremblante et la crainte de l’apparition d’une forme ovine de l’ESB (dont l’existence n’a jamais été
identifiée dans la nature). Ces craintes ont conduit l’Etat à prendre des mesures radicales et à entrer
dans une politique de précaution (Granjou C. et Barbier M., 2006). Aucun moyen préventif n’étant
connu à l’époque, la seule mesure proposée était l’abattage des troupeaux atteints par la maladie. Les
Pyrénées-Atlantiques étaient particulièrement touchés par cette maladie, notamment la race Manech
Tête Rousse, génétiquement très sensible. Grâce à un partenariat entre scientifiques et profession, une
72 Encéphalopathie Spongiforme Bovine
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
105
solution alternative à l’abattage a pu être trouvée. Partant de connaissances très faibles sur le sujet,
scientifiques et professionnels ont obtenu l’autorisation de retarder les abattages afin de mettre en
place des expérimentations pour mesurer la possibilité d’adapter les schémas de sélection pour
améliorer la résistance génétique à la tremblante73. Ces efforts ont permis de déterminer le rôle du
gène PrP dans la sensibilité à la tremblante, et de sélectionner des animaux résistants en Pyrénées-
Atlantiques. Un programme « tremblante » est élaboré en 2002 (Barillet F. et al, 2004) et proposé par
les scientifiques et la profession à l’Etat comme solution alternative à l’abattage. Ce cas est exemplaire
pour illustrer les changements dans les régimes de production de connaissances et de
gouvernementalité par rapport au régime intensif.
Contrairement au régime précédent où les connaissances sont d’abord produites dans le domaine de la
sélection bovine puis diffusées et adaptées aux ovins (Lacaune, puis les autres races), dans le cas de la
tremblante, ce sont les recherches menées localement auprès des races ovines des Pyrénées qui
conduisent à l’innovation. La nature des connaissances produites est également différente : il ne s’agit
plus de connaissances par l’observation a posteriori des performances, mais bien d’un changement
d’échelle et de logique dans laquelle le gène devient « l’objet épistémique »74 (Bonneuil C. et Thomas
F., 2006) et permet la sélection avant l’observation des faits (en l’occurrence sélection sur la résistance
de l’animal plutôt que sur les symptômes de la maladie).
Le travail de Larbodiere L. (2003) sur la tremblante dans les Pyrénées-Atlantiques illustre bien le
changement dans le mode de constitution des politiques publiques évoqué dans la description du
régime découplé idéal-typique (dynamique bottom-up). Il montre ainsi les processus d’apprentissage
par lesquels ces objets de gouvernement sont construits :
« La mobilisation des professionnels amène à la mise en place de dispositions locales
dérogatoires à la réglementation nationale, sans l’accord officiel des autorités. Dispositions
qui vont amener les autorités à se prononcer officiellement sur la pertinence du recours à la
génétique dans la stratégie de police sanitaire…Largement impliqués depuis le début dans les
débats nationaux sur la politique « tremblante », les acteurs des PA ont laissé leur empreinte
sur plusieurs dispositions réglementaires nationales » « La plupart des acteurs des PA aiment
en effet mettre en avant ce rôle « pilote » du département dans la mise en place des nouvelles
politiques » « Par la publicisation des découvertes scientifiques et des polémiques les
opposant aux pouvoirs publics, les acteurs des Pyrénées-Atlantiques ont facilité les processus
d’apprentissage à l’origine de la plupart des innovations techniques et règlementaires
récentes » concernant la tremblante. « La principale d’entre-elles étant sans doute la prise en
73 Des essais antérieurs, dans le Rayon de Roquefort, avaient permis de mieux connaître le rôle des gènes dans la sensibilité des ovins à la tremblante 74 C'est-à-dire l’objet sur lequel est porté l’effort de création de connaissances
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
106
compte de la génétique dans la politique nationale de précaution, ayant concouru à un
changement majeur de référentiel de l’action publique dans le domaine de la santé publique
vétérinaire » (Larbodiere L., 2003).
Encadré 6 : La réglementation concernant la tremblante ovine
Lorsqu’un animal suspect est identifié dans un élevage (présentant les symptômes de la tremblante, ou ayant un résultat non négatif à la tremblante par analyse en laboratoire), l’exploitation est mise sous Arrêté Préfectoral de Mise sous Surveillance, qui interdit tout mouvement d’animaux entre l’exploitation et l’extérieur, et impose un contrôle et une mise à jour de l’identification de tous les animaux de l’élevage. Lorsque la suspicion de la tremblante est confirmée par le résultat d’examens, l’exploitation est mise sous APDI (arrêté portant déclaration d’infection). Il y a alors euthanasie immédiate de tous les animaux présentant les signes cliniques de la tremblante, et génotypage de l’ensemble des animaux de l’élevage, afin de déterminer les animaux qui possèdent des allèles résistants ou des allèles sensibles à la tremblante. Dans un délai d’un mois, tous les animaux déclarés génétiquement sensibles doivent être éliminés. L’éleveur, pour renouveler son troupeau, n’a alors le droit d’introduire que des animaux génétiquement résistants. Or la manière la plus rapide et la plus sûre pour renouveler son troupeau avec des animaux résistants est de souscrire à un service d’IA sanitaires. Parallèlement, la réglementation a également imposé aux centres de sélection de, petit à petit, ne sélectionner que des animaux résistants à la maladie. Tant que coexistent en Centre de sélection des animaux résistants et des animaux sensibles, une nouvelle offre a été créée au travers des "IA sanitaires" : les éleveurs qui le souhaitent peuvent demander au Centre de sélection de ne leur fournir que des doses de semence de béliers résistants, quitte à avoir des béliers de moins bonne qualité en terme d’index génétique.
5.2 UN REGIME COMMUNAUTAIRE ET UNE REGULATION CIVIQUE DE LA PRODUCTION DE
CONNAISSANCES
5.2.1 Des crises d’opinion
Au-delà du cas de la mise en place d’un programme de sélection sur la tremblante, la période
exploratoire est également liée à un changement dans les velléités de participation des éleveurs à la
production de connaissances sur la sélection génétique. Plusieurs éléments issus du cas des Pyrénées-
Atlantiques éclairent cet argument :
− le départ de certains éleveurs du schéma de sélection et leur volonté de mettre en place leurs
propres moyens d’élaborer des connaissances précises sur leurs animaux (volonté d’achats
collectifs d’éprouvettes pour faire du contrôle laitier entre quelques éleveurs) ;
− l’installation de jeunes éleveurs diplômés de grandes écoles d’ingénieurs en agronomie et
raisonnant la conduite de leur élevage sur une logique différente du « régime intensif »,
définissant d’autres modes de création de valeur que l’augmentation de la performance
individuelle de leurs animaux (nous entendons par performance ici le plus faible rapport
consommation/production par animal) : limitation des intrants et utilisation optimale des
pâturages, production fromagère et mise en avant de la spécificité de la race et de la conduite
d’un élevage en montagne, valorisation du lait cru, etc. Cette diversité de stratégies sera
détaillée dans la partie IV de la thèse ;
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
107
− la demande de certains éleveurs d’une plus grande prise en compte de leur savoir-faire dans la
sélection génétique collective :
« Moi je dis, on a des bêtes qu’on sent, dans le langage paysan on dit : certaines sont molles, je ne
sais pas si ça parle. Des bêtes qui ne résistent pas, qui n’ont pas de résistance par rapport au
milieu, qui se fragilisent. Qui ne tiennent pas le coup, et que des fois on est obligé de descendre.
Et puis d’autres sont plus rustiques, sont adaptées au milieu, qui vont bien chercher de l’herbe
partout et valoriser ce qui est là, même si ce n’est pas de l’herbe très riche. Alors bien sûr ça c’est
pas un travail qui se mesure à coup d’éprouvette, mais là je crois qu’on aurait des choses pas
tellement à inventer qui seraient intéressantes. […] Et là-dessus, moi je suis persuadé qu’il y a des
souches comme ça, qui vont être adaptées et qui vont être capables de produire. Alors ça
prendrait certainement beaucoup plus de temps, parce que c’est un travail différent, plus subtil,
avec la prise en compte de l’éleveur plus importante, que uniquement contrôler l’éprouvette avec
quelqu’un d’extérieur » (entretien auprès d’un éleveur, 20 juin 2006).
5.2.2 La résurgence de concours d’animaux
Les logiques émergentes que nous avons pu repérer dans les Pyrénées-Atlantiques fait écho à ce que
nous avons défini comme les caractéristiques du régime communautaire, notamment la mise en place
de concours et l’évaluation uniquement visuelle des animaux. Comme nous l’avons vu, les concours
traditionnellement organisés dans le département depuis le début du XXe siècle étaient l’initiative de
syndicats de l’élevage, encadrés par le préfet et soutenus financièrement par des aides du ministère de
l’agriculture. Les jurys étaient composés de vétérinaires, de techniciens et de quelques éleveurs. Les
trois races ovines jugées ne correspondaient pas aux races aujourd’hui sélectionnées. Cette forme de
concours a fortement diminué jusqu’à quasiment disparaître aujourd’hui. Par contre, depuis 10 à 12
ans, un nouveau type de concours a été créé, principalement autour de la race Manech Tête Noire
(avec quelques troupeaux Manech Tête Rousse également). Ces concours sont différents des
précédents pour plusieurs raisons : d’une part les juges ne sont plus du même type, il ne s’agit plus de
techniciens ou de vétérinaires, mais uniquement d’éleveurs. Les éleveurs d’une vallée jugent les
troupeaux de la vallée voisine et inversement. D’autre part, ces concours ne sont pas uniquement
l’occasion de juger des animaux. Ils sont l’occasion de promouvoir une vallée, et s’inscrivent dans une
grande fête organisée conjointement par les commerçants, les restaurateurs et les éleveurs, et
réunissent plusieurs milliers de personnes. En 2008, plus de 500 brebis et béliers ont été présentés
durant ces concours. Non subventionnés par l’Etat (ainsi nous les rapprochons plutôt du régime
communautaire que du régime entrepreneurial), ils sont financés uniquement par des sponsors locaux.
Dans ces concours, aucun animal n’est au contrôle laitier. Par contre, les éleveurs au contrôle laitier
participent parfois à l’organisation ou au jugement (dans le cas de la Manech Tête Rousse) et sont
spectateurs de ces concours. Nous avons assimilé ces pratiques de sélection résurgentes à un régime
« néo-communautaire » parce qu’elles mobilisent non pas des notables, bien que la réussite aux
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
108
concours leur assure une reconnaissance importante dans leur sphère professionnelle et sociale, mais
entre autre des bergers sans terre, de jeunes néo-ruraux ou bien d’anciens bergers retraités. Il y a donc
une grande diversité de types d’acteurs engagés dans ce régime émergent. Ceux-ci affichent souvent
l’idée que ces concours ne sont que la continuité d’une tradition séculaire. Or notre analyse montre
bien qu’ils ne sont pas du même type que les concours organisés depuis le début du XXe siècle, mais
ont une autre forme (prescripteurs et financements différents notamment). Une comparaison des
activités de qualification entre ces concours et la qualification « officielle » réalisée au sein de l’UPRA
sera réalisée dans la troisième partie de cette thèse.
Le schéma ci-dessous illustre temporellement la succession et la coexistence des différents régimes de
sélection génétique identifiés dans le département des Pyrénées-Atlantiques, et montre notamment la
non disparition d’un régime en faveur d’un autre, mais plutôt une multiplication des régimes de
sélection dans le département.
Figure 4 : Dynamique des différents régimes de sélection dans les Pyrénées-Atlantiques
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
109
CONCLUSION
Le cadre d’analyse que nous avons construit ici et appliqué au cas des Pyrénées-Atlantiques, repose
sur quatre régimes de sélection génétique : un régime communautaire, un régime entrepreneurial, un
régime intensif et un régime découplé. Ces quatre régimes nous ont permis de mieux comprendre le
processus de structuration des dispositifs coopératifs de sélection génétique animale en France depuis
le Moyen-âge. Nous avons notamment mis en exergue la constitution de populations animales en tant
que races sélectionnables et la façon dont elles sont devenues objet de gouvernement pour l’Etat. Par
l’analyse des différentes entrées des régimes de sélection génétique (connaissances, coopération,
marché et gouvernementalité), nous avons montré la co-construction de systèmes productifs de
progrès génétique, de marchés de ce progrès et de formes de gouvernementalité régulant ceux-ci.
Ainsi, la génétique en tant que « ressource » et les races « sélectionnables », se sont constituées
notamment grâce :
− au développement de logiques d’investissement chez les éleveurs, qui ont eu les moyens de
garder des animaux non pour la production mais pour la reproduction ;
− à la conception d’instrumentation permettant l’enregistrement des généalogies et le suivi des
reproducteurs ;
− à la mise en place de formes de coopération permettant le testage des reproducteurs et la vente
du progrès génétique, c’est alors la rareté des mâles qui permet ces formes de coopération ;
− à l’apparition conjointe de moyens d’évaluation et de moyens d’objectivation de la
performance (normes permettant la création et la régulation du marché) ainsi que la
standardisation de ces moyens pour une diffusion à grande échelle ;
− à la découverte des lois de l’hérédité et surtout à leur traduction en terme d’application
pratique à visée économique, ainsi qu’à la constitution de disciplines scientifiques.
Ces quelques éléments ne reprennent pas l’intégralité des processus étudiés dans cette première partie
de thèse. Il est cependant important de montrer que les pratiques de sélection génétique sont
antérieures aux théories scientifiques dans ce domaine, mais que celles-ci ont rendu possible grâce aux
progrès de l’informatique, la constitution du troisième régime identifié, le régime intensif. Ce régime
est qualifié d’intensif non pas en terme de production de connaissances mais intensif en terme de
dispositif de production et de diffusion de ces connaissances.
L’analyse du cas des Pyrénées-Atlantiques au travers de cette grille nous a montré :
− la non nécessité de succession et de présence de ces quatre régimes : le régime entrepreneurial
n’a pas existé en Pyrénées-Atlantiques, du moins son outil principal (Livre Généalogique) ;
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
110
− que l’institutionnalisation du régime intensif semble plus difficile lorsqu’il est créé ex nihilo,
en l’absence d’ordre institutionnel commun préexistant, et donc sans possibilité d’intégration
des institutions préexistantes et historiquement constituées (le Livre Généalogique et les
standards des races notamment), même si cette intégration, lorsqu’elle peut avoir lieu, ne se
fait pas sans conflits ni controverses, comme nous avons pu le rappeler dans le cas de la
sélection bovine viande dans le chapitre 2.
Le caractère hybride du régime intensif (ne pouvant reposer uniquement sur l’ordre scientifique et
nécessitant l’intervention des éleveurs) montre l’importance de combiner dans l’analyse des dispositifs
coopératifs de sélection génétique la dimension « objectifs de production » et la dimension
« qualification ». Cette double dimension n’aurait pas pu être identifiée si nous ne nous étions
intéressés qu’à la production de connaissances scientifiques, qu’à la généalogie des disciplines
scientifiques de la génétique. Ces deux dimensions du régime hybride doivent donc faire l’objet d’un
travail gestionnaire (ni l’une ni l’autre ne vont de soi !). Ainsi nous avons montré que le régime
intensif ne peut être totalement délégatif dans le domaine animal, du fait de la nécessaire participation
des éleveurs, tandis qu’en végétal, un régime intensif totalement délégatif est possible, notamment
grâce à la transportabilité des individus à sélectionner. En sélection végétale, le régime intensif peut
être beaucoup plus « pur », comme c’est le cas également en sélection avicole voire porcine : cette
différence en terme de degré d’hybridation du régime intensif renvoie donc à la « dureté » des objets
concernés par la sélection, à leur « récalcitrance » à faire l’objet d’une délégation totale en quelque
sorte. Ces éléments nous amèneront à montrer que par cette participation indispensable des éleveurs
dans le régime intensif de la sélection animale, les savoirs des éleveurs en terme de sélection et de
jugement des animaux sont conservés, tandis qu’en sélection végétale les agriculteurs sont davantage
disqualifiés par le biais de la délégation totale de l’activité de sélection.
L’analyse du cas des Pyrénées-Atlantiques nous a également permis de mieux comprendre la
dynamique qui articule les différents régimes, en mettant en exergue :
− le rôle institutionnel de certains acteurs moteurs ;
− le rôle de facteurs externes tels que les évolutions de la demande des filières ou les progrès
scientifiques ;
− le rôle de facteurs internes tels que des problèmes sanitaires, des problèmes d’efficacité ou des
crises de légitimité.
Plusieurs perspectives peuvent être retirées de cette première partie :
− l’analyse en terme de régimes et l’observation de leur concomitance contemporaine
interrogent sur ce à quoi vont conduire les régimes néo-émergents, et leur durabilité, et s’ils
vont fragiliser le régime dominant (tel que cela est considéré par les gestionnaires des schémas
de sélection aujourd’hui). Se pose également la question de leur possible intégration pour
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
111
produire de nouvelles capacités d’action, ou s’ils peuvent, en se développant en parallèle,
participer au développement du régime dominant (ou tout du moins à son maintien) au travers
de la création d’un contexte de concurrence comme cela a été le cas en Roquefort.
− Le lecteur, notamment sociologue ou historien, pourra être frustré à l’issue de cette première
partie de thèse par la faible place laissée aux acteurs dans cette généalogie. Il est vrai que nous
avons privilégié l’analyse des processus et des motifs qui ont conduit à l’élaboration de
différentes formes de coopération pour sélectionner des populations animales, plutôt qu’une
analyse du rôle de différents types d’acteurs et de leurs visions du monde pour comprendre les
controverses qui ont pu apparaître dans l’histoire de la sélection génétique. Un tout autre
travail historique serait nécessaire pour approfondir cette deuxième perspective.
Au-delà du cas des Pyrénées-Atlantiques, ces régimes pourraient servir de clés de lecture pour
analyser d’autres cas de structuration de dispositifs de sélection génétique, ce qui reste à tester. Mettre
en avant les deux dimensions du régime intensif, caractérisant son hybridation, nous a amenés à
développer les deux parties suivantes. Notre analyse en terme de régimes fait apparaître le besoin
d’entrer davantage dans le détail de l’instrumentation du régime intensif (en particulier l’axe « régime
de coopération » puisque l’on va s’intéresser dans les parties suivantes aux formes locales de
coopération pour sélectionner les animaux sous le régime intensif, dans les Pyrénées-Atlantiques),
notamment pour mieux comprendre ses difficultés d’institutionnalisation. Pour cela, il est donc
nécessaire d’étudier les deux dimensions précitées : la dimension « objectifs de production » au travers
de l’instrumentation scientifique et technique (partie II), et de l’autre l’instrumentation de la
qualification (partie III) car c’est dans ces deux dimensions que peuvent apparaître les failles du
processus d’institutionnalisation.
Partie I : Généalogie de la sélection génétique
112
Partie II : L’instrumentation
113
PARTIE II : D’UN MODELE UNIVERSEL AUX
PRATIQUES LOCALES : ROLE DE
L’INSTRUMENTATION DANS
L’INSTITUTIONNALISATION DU REGIME INTENSIF
DE SELECTION GENETIQUE
Partie II : L’instrumentation
114
Partie II : D’un modèle universel aux pratiques locales : rôle de l’instrumentation dans l’institutionnalisation du régime intensif de sélection génétique 113
Chapitre 1 Généalogie des approches par les instruments et cadre d’analyse des instruments de la sélection génétique 119
1 L’inspiration des analyses par l’instrumentation de l’action collective .................................................... 120 1.1 Deux approches critiques de la rationalité instrumentale ......................................................................... 120
1.1.1 L’émergence du concept de routine................................................................................................... 120 1.1.2 Les instruments comme « technologie invisible »............................................................................. 121
1.2 Les instruments comme supports d’apprentissages collectifs................................................................... 123 1.2.1 Les techniques managériales révélatrices de vagues de rationalisation............................................. 123 1.2.2 L’instrumentation scientifique « performative » ............................................................................... 125 1.2.3 Les routines dans l’analyse du changement dans les organisations................................................... 127
2 Cadre d’analyse de l’instrumentation de la sélection génétique ................................................................ 128 2.1 Les dimensions ostensives et performatives pour saisir les dynamiques outils/structure ......................... 128 2.2 Trois dimensions pour analyser les instruments de la sélection génétique ............................................... 131
Chapitre 2 Trajectoire des instruments de la sélection génétique dans les Pyrénées-Atlantiques : de l’universalité aux crises 133
1 De la réussite de l’instrumentation technologique de sélection génétique à l’institutionnalisation d’un « modèle Roquefort » ........................................................................................................................................ 134
1.1 Trois principaux substrats techniques : contrôle de performance, insémination artificielle et index génétique......................................................................................................................................................... 134
1.1.1 Le contrôle de performance............................................................................................................... 134 1.1.2 Les index génétiques ......................................................................................................................... 135 1.1.3 L’insémination artificielle ................................................................................................................. 135
1.2 La philosophie gestionnaire ...................................................................................................................... 136 1.3 La vision simplifiée de l’organisation : division du travail et de la population des éleveurs.................... 137
1.3.1 Division du travail entre prestataires du service de sélection et éleveurs .......................................... 137 1.3.2 L’innovation organisationnelle des ovins : une structure pyramidale impliquant des formes spécifiques de coopération ......................................................................................................................... 139
1.4 Un projet de rationalisation devenu référence : le modèle Roquefort comme définition « ostensive » des schémas de sélection....................................................................................................................................... 140
2 Crise des savoirs : des savoirs universels confrontés aux pratiques locales de transhumance............... 143 2.1 D’une adoption difficile des instruments de la sélection génétique à des tentatives d’homogénéisation . 143
2.1.1 Un décalage inattendu entre prévision et résultats des schémas de sélection…................................ 143 2.1.2 … aux tentatives de conformation des pratiques............................................................................... 144
2.2 Pratiques en tension et voies de contournements...................................................................................... 145 2.2.1 Le contrôle de filiation face à la gestion collective des troupeaux : les difficultés de l’IA en montagne.................................................................................................................................................................... 145 2.2.2 L’efficacité maximale des schémas face à la pratique de l’agnelage à deux ans............................... 147 2.2.3 La performance à l’animal face à la rusticité ?.................................................................................. 149
2.3 La constitution de savoirs locaux et de savoirs légitimes ......................................................................... 150 2.3.1 Un dispositif de recherche local pour mettre en œuvre des expérimentations................................... 150 2.3.2 La question de la légitimité et de la cohérence de l’expertise scientifique........................................ 151 2.3.3 L’absence d’alternatives à la philosophie managériale dominante.................................................... 151
3 Crise des relations : la tragédie des communs ............................................................................................. 153 3.1 Failles dans le respect des règles de coopération...................................................................................... 154 3.2 Faire face à la tragédie des communs : régulation interne et régulation externe ...................................... 154
3.2.1 Une régulation interne : la conception d’une chaîne instrumentale associant instruments orientés connaissances et instruments orientés relations.......................................................................................... 154 3.2.2 Une régulation externe : les instruments incitatifs de la filière ......................................................... 157
3.3 Des crises à une variété de performances des instruments de la sélection génétique ............................... 159
Partie II : L’instrumentation
115
3.3.1 Aspect performatif des instruments de la sélection génétique « technologique » ............................. 159 3.3.2 Une diversité d’usages comme capacités de changement.................................................................. 160
Chapitre 3 De l’instrumentation scientifique à l’instrumentation de gestion : la fin du mythe de la neutralité ? 164
1 La non neutralité des instruments de la sélection génétique ...................................................................... 165 1.1 Le choix de considérer l’interaction génotype-milieu comme négligeable .............................................. 165 1.2 Le principe de sélection « en ferme » comme garantie de l’adaptation au milieu ? ................................. 167
1.2.1 Le paradoxe d’une recherche de plein air « confinée » ? .................................................................. 167 1.2.2 Exemples d’effets des instruments : la contrainte du contrôle et de l’insémination artificielle......... 168 1.2.3 L’intervention des instruments sur le milieu ..................................................................................... 169
2 Des objectifs de production aux critères de sélection : construire la demande de la profession ............. 171 2.1 Le processus de définition des objectifs de sélection : aller-retour entre connaissances scientifiques existantes et impératifs économiques.............................................................................................................. 171
2.1.1 Diversité des stratégies des acteurs de la filière ................................................................................ 172 2.1.2 Le rôle de conseil des scientifiques ................................................................................................... 173 2.1.3 La nécessité de paris sur l’avenir....................................................................................................... 174 2.1.4 La contrainte de la disponibilité des connaissances : conception réglée en Pyrénées-Atlantiques.... 174
2.2 Quelle structure de gouvernance dans un contexte éclaté et hétérogène ?................................................ 175 2.2.1 Déséquilibres dans la représentation des éleveurs au sein du Conseil d’Administration .................. 176 2.2.2 D’un régime d’agrégation à un régime de composition ?.................................................................. 176
3 Des instruments scientifiques intervenant sur le réel et se transformant en instruments de gestion...... 177 3.1 Des instruments de régulation des relations de coopération ..................................................................... 178 3.2 Des instruments qui produisent le marché de la sélection ........................................................................ 178 3.3 Des instruments de gouvernement des dispositifs de sélection................................................................. 179
Partie II : L’instrumentation
116
Partie II : L’instrumentation
117
Dans la partie précédente, nous avons établi une généalogie des dispositifs de la sélection génétique,
nous permettant de définir quatre grands régimes de sélection idéaux-typiques. Nous avons montré
leur dynamique temporelle et leur traduction dans le cas étudié de la sélection des races ovines
laitières dans les Pyrénées-Atlantiques. Il est apparu que le « régime intensif » rencontre des difficultés
d’institutionnalisation dans ce territoire : soumis à des controverses, il est confronté à la résurgence de
régimes de sélection antérieurs. L’objectif de cette deuxième partie de thèse est donc de mieux
comprendre pourquoi le régime intensif de sélection génétique, couronné de succès dans le Rayon de
Roquefort, rencontre depuis le début de sa structuration des difficultés dans les Pyrénées-Atlantiques
et des oppositions avec la résurgence d’un régime communautaire. Nous développons ici l’analyse de
la première dimension des dispositifs de production de biens communs, celle qui concerne l’activité de
production de la ressource : il s’agit ici de l’activité de production de progrès génétique, de races
améliorées, d’un service marchand de la sélection génétique, et des instruments scientifiques et
techniques qui permettent cette production75. Plutôt que d’adopter une hypothèse classique de
résistance au changement, qui analyserait les innovations scientifiques et techniques comme des boîtes
noires, nous avons fait l’hypothèse qu’en regardant la conception, le fonctionnement interne et les
usages des instruments scientifiques et techniques qui permettent la production de progrès génétique,
nous pouvons retirer des éléments de compréhension nouveaux par rapport à cette problématique. En
effet, cette généalogie nous a permis de montrer les différents objets concrets qui ont rendu possible la
rationalisation des activités de sélection génétique : instruments de mesure de la performance des
animaux, instruments d’enregistrement de ces performances, techniques d’accouplements raisonnés,
etc. Notre démarche à la fois analytique et méthodologique consiste ici à ouvrir la boîte noire de ces
instruments scientifiques et techniques. De façon plus générale, nous appelons ici « instruments »
l’ensemble des modèles scientifiques, des techniques, des règles, des standards mis en place dans
le cadre de la rationalisation des activités de sélection génétique. Les objectifs sont d’étudier les
effets de ces instruments dans un contexte spécifique, d’analyser les changements que ces objets ont
opérés localement, d’identifier les facteurs qui ont permis de favoriser leur adoption ou qui au
contraire ont limité leur diffusion.
Dans cette partie structurée en trois chapitres, nous allons donc
• Dans un premier temps, définir un cadre d’analyse des instruments de la sélection génétique
construit à partir d’une généalogie des approches qui mobilisent le concept d’ « instrument »
dans l’analyse des changements organisationnels et des phénomènes d’apprentissage.
75 La deuxième dimension de ces dispositifs, celle de l’activité de qualification, sera étudiée dans la partie III de cette thèse.
Partie II : L’instrumentation
118
• Dans un deuxième temps, faire une incursion dans le cas des Pyrénées-Atlantiques afin
d’analyser la trajectoire des instruments de la sélection génétique et l’évolution des formes de
coopération associées dans un cas particulier, celui de l’amélioration des races ovines laitières
des Pyrénées-Atlantiques. Nous nous interrogerons notamment sur les raisons qui ont pu
amener une trajectoire différente des mêmes instruments dans deux contextes différents
(Pyrénées-Atlantiques et Roquefort), en mettant en parallèle ces deux cas sur certains points.
• Dans un troisième temps, revenir sur la conception même de ces instruments, au-delà du cas
des Pyrénées-Atlantiques, pour tenter d’en expliquer leurs effets inattendus : questionner les
hypothèses et les « mythes rationnels » sur lesquels ils reposent, analyser leur fonctionnement
interne et pointer la variété des usages et des « performances » qu’ils rendent possibles.
Partie II : L’instrumentation
119
Chapitre 1 GENEALOGIE DES APPROCHES PAR LES INSTRUMENTS ET
CADRE D’ANALYSE DES INSTRUMENTS DE LA SELECTION GENETIQUE
Comment étudier le rôle des instruments scientifiques et techniques dans la dynamique des
innovations en sélection génétique animale ? Pour tenter de répondre à cette question, nous avons
dressé un « bilan » des travaux qui proposent d’étudier l’action organisée ou stratégique, non pas à
travers sa substance, ses discours ou les intentions des managers, mais à travers les instrumentations,
techniques, scientifiques ou gestionnaires qui sont mises en place pour conduire l’action collective et
produire de nouvelles capacités stratégiques (Aggeri F. et Labatut J., 2008). Ce bilan76, construit sous
la forme d’une généalogie, était également motivé par le renouveau actuel de l’intérêt des recherches
françaises et internationales pour les approches par les instruments77. L’approche généalogique,
comme dans la partie I de cette thèse à propos de la génétique animale, nous a permis de souligner
l’historicité des manières de penser et de problématiser de nouveaux objets de recherche. Ainsi, le fait
que le développement de ces travaux est indissociable d’un phénomène empirique contemporain : le
foisonnement des instruments (de gestion ou technologiques), associé à la naissance de nouvelles
figures d’acteurs (le développement d’ingénieries) dans les grandes organisations depuis la fin du XXe
siècle (voir Hatchuel A. et Weil B., 1992). Ainsi, nous nous sommes interrogée sur les apports des
approches contemporaines par les instruments : en quoi les développements contemporains des
approches par les instruments se distinguent-ils de ces travaux plus anciens ? Les recherches actuelles
problématisent-elles différemment les notions de routine, d’instrument ou de technologie
managériale ? Se fondent-elles implicitement ou explicitement sur des objets de recherche différents ?
Partagent-elles des hypothèses épistémologiques communes ? Se distinguent-elles d’autres approches
de recherche en gestion ?
Nous n’allons pas retranscrire ici l’ensemble de cette généalogie, mais plutôt mettre en avant les
travaux sur lesquels nous nous sommes appuyée dans l’analyse de notre cas empirique. Ainsi dans un
76 Voir Aggeri et Labatut, 2008 pour une version plus complète de cette généalogie 77 Parallèlement aux travaux autour des entreprises et des organisations, d’autres disciplines ont également adopté une approche par les instruments pour renouveler leurs problématiques. Dans le domaine de sciences politiques, les phénomènes de « managérialisation » dans le domaine de l’action publique donnent lieu à des développements récents qui présentent des proximités intellectuelles fortes avec les approches en gestion d’inspiration foucaldienne. De façon significative, l’ouvrage coordonné par de (Lascoumes P. et Le Galès P., 2004) s’appelle ainsi « gouverner par les instruments ». Soulignons, sur ce thème, la parution récente d’un numéro spécial de la revue « Politix » (2007). Le politique y est analysé moins à travers ses programmes qu’à travers ses instruments et « leur signification en terme de pouvoir et de diffusion de modèle cognitifs » (Lascoumes et Le Galès, 2004).
Partie II : L’instrumentation
120
premier temps, nous évoquerons l’articulation et les apports des différentes approches que nous
mobilisons. Cette analyse nous permettra de mieux préciser la fécondité théorique de ces approches à
la fois sur le plan compréhensif (pour rendre compte de pratiques contemporaines de gestion) et
prescriptif (pour doter les acteurs de nouvelles capacités de réflexivité et de pilotage de leur propre
action). Dans un deuxième temps, nous détaillerons le cadre d’analyse que nous avons construit.
1 L’INSPIRATION DES ANALYSES PAR L’INSTRUMENTATION DE L’ACTION
COLLECTIVE
1.1 DEUX APPROCHES CRITIQUES DE LA RATIONALITE INSTRUMENTALE
L’après guerre est une période de développement sans précédent de l’instrumentation gestionnaire et
scientifique. Recherche opérationnelle, contrôle de gestion, planification stratégique, marketing,
organisation scientifique du travail, informatique constituent autant de domaines d’expertises où des
spécialistes produisent des instruments visant à accompagner le développement des grandes
organisations. Ces nouvelles disciplines conçoivent leur rôle dans un projet à visée normative : la
conception d’instruments s’inscrit dans un mouvement de rationalisation visant à accroître l’efficacité
de l’action managériale (ce que l’on appelle « raison instrumentale »). Dans cette perspective,
l’instrument est réputé « neutre ». Il se contente d’être un moyen pour atteindre les objectifs fixés, un
moyen d’accroître la rationalité des décideurs et de les doter de capacités de calcul dans un contexte de
rationalité limitée. Les innovations scientifiques dans le domaine agricole n’ont pas échappé à ce
projet (Aggeri et al, 2005). Des approches s’inscrivent alors dans une critique de la raison
instrumentale : la question de recherche n’est pas celle de la conception d’outils efficaces,
axiologiquement neutres, censés manifester l’expression de volontés mais, au contraire, de s’interroger
sur les effets induits – et souvent inattendus - des instruments sur les dynamiques d’action collective.
Deux grands courants théoriques émergent alors, qui vont être repris par les travaux dont nous nous
inspirons pour construire notre cadre d’analyse.
1.1.1 L’émergence du concept de routine
La rationalité instrumentale suscite un premier type de critique à travers l’approche
comportementaliste des organisations (behaviorisme). Popularisée par les travaux de Cyert R.-M et
March J.-G (1963), cette approche propose ainsi un renversement de perspective : l’organisation n’est
plus vue comme un processeur d’information et comme le résultat des volontés de ses décideurs mais
comme une coalition politique dont le comportement (behavior) est guidé par l’exécution de routines.
Dans cette perspective, la question de recherche n’est plus celle de l’efficacité de la décision mais, au
contraire, d’expliquer les comportements supposés irrationnels des membres de l’organisation.
S’attachant à expliquer les décisions dans un certain type d’organisations que sont les « anarchies
Partie II : L’instrumentation
121
organisées » (les universités par exemple), Cohen M.D. et al (1972) proposent le « modèle de la
poubelle » (garbage can model) pour expliquer la succession apparemment chaotique des décisions
qui s’y succèdent, lorsqu’il n’y a pas d’objectifs cohérents et partagés. Les auteurs montrent que dans
ces organisations, les théories du management ne sont plus adaptées car elles reposent sur des
décisions face à des objectifs bien définis et sur l’engagement substantiel des participants. Ainsi,
remettant en cause le modèle du choix rationnel, ils représentent les choix par le modèle de la
poubelle, dans laquelle sont jetés problèmes et solutions : le mélange qui en ressort constitue le choix.
La théorie comportementale de l’organisation fait jouer un rôle important à un type d’instrumentation
particulier : les routines. L’organisation encode des inférences dans des routines qui guident les
comportements (Levitt et March, 1988). Ces routines ne sont pas nécessairement efficaces car elles
sont issues de l’interprétation d’expériences passées. Elles jouent un rôle de filtres, amplifiant les biais
cognitifs de l’organisation. Selon Nelson et Winter (1982), les routines sont l’expression
comportementale de la firme. Elles correspondent à tout comportement régulier et prévisible résultant
de l’histoire de la firme. Lorsqu’elles sont intériorisées, elles deviennent à la suite de ce processus
l’état naturel de l’organisation, proche d’un programme génétique qui assurerait la régularité de son
comportement (Arena et Lazaric, 2003).
La notion de routine recouvre, à l’origine, une vision restrictive du rôle de l’instrumentation. La
question posée par cette littérature est moins d’expliquer le changement que l’inertie des systèmes
organisationnels et l’émergence de trajectoires technologiques et organisationnelles qui relèvent d’une
théorie largement balistique de l’action collective. Celle-ci est cohérente avec les objets étudiés par ces
auteurs – les bureaucraties – et par la focale d’observation retenue – une échelle méso - qui vise à
modéliser le comportement de populations d’organisations ou de firmes. Comme nous le verrons, ces
approches feront l’objet de développements ultérieurs vers une meilleure prise en compte du
changement dans l’analyse des actions collectives.
1.1.2 Les instruments comme « technologie invisible »
Un deuxième type de critique émerge, identifiable à la fois en France et dans les pays anglo-saxons,
autour des effets inattendus des instruments conçus pour rationaliser les activités organisationnelles :
détournement des instruments par rapport à leur doctrine d’usage, stabilité de certains instruments et
des comportements des acteurs malgré les discours sur le changement organisationnel, échecs répétés
et obsolescence rapide d’instruments réputés modernes (ex. : systèmes experts, outils d’aide à la
décision, ERP, GPAO, recherche opérationnelle, etc.).
A la même époque que cette prolifération des instruments et des techniques paraît l’ouvrage de Michel
Foucault : « Surveiller et punir » (Foucault, 1993). Celui-ci propose une analyse inédite des modalités
Partie II : L’instrumentation
122
du gouvernement, non pas vu à travers la substance du pouvoir ou ses intentions, mais à travers ses
actions concrètes. Il analyse en particulier l’émergence, à partir de la fin du XVIIIème siècle, d’une
nouvelle technologie de gouvernement fondée sur des instruments et des techniques de surveillance,
de contrôle et d’examen permettant de gouverner à distance les individus et les populations. Ces
instruments s’inscrivent dans des dispositifs de savoir/pouvoir hétérogènes. Leur déploiement dépend
de savoirs (par exemple la statistique ou l’économie politique) qu’ils contribuent à transformer en
retour. Dans le même temps, ils contribuent à une reconfiguration des rapports de pouvoir qui se
présentent moins sous la forme de la contrainte que de l’incitation.
Les travaux de Michel Foucault vont avoir une influence profonde sur une génération de chercheurs en
France et à l’étranger. Cette référence, souvent implicite, n’en est pas moins réelle sur un courant de
recherche français qui formalise, dans les années 1970, une approche par les instruments de gestion
(Berry et al, 1978). Issus d’une tradition de la modélisation et de la conception d’outils de gestion,
qualifiée de Recherche Opérationnelle (RO), ces auteurs s’interrogent alors sur la désaffection et le
détournement par les organisations de ces outils par rapport à leurs objectifs initiaux. Ces travaux
opèrent alors une problématisation du rôle de l’instrumentation de gestion dans la dynamique des
organisations. Une première synthèse est proposée par Michel Berry dans un rapport au ministère de la
recherche au titre révélateur : « Une technologie invisible » (Berry M., 1983). Constatant que des
instruments de gestion plus ou moins complexes sont mobilisés dans la gestion des organisations,
l’auteur s’inscrit en faux contre une représentation de la gestion comme affaire de volontés où ces
instruments constitueraient des auxiliaires discrets et fidèles au service du pouvoir. Il montre qu'au
contraire, les instruments de gestion, comme des tableaux de bord ou des indicateurs, ont un effet de
structuration sur le réel, engendrant des choix et des comportements échappant aux prises des
hommes, parfois à leur conscience. Se fondant sur des recherches cliniques et longitudinales, la
recherche en gestion met en évidence comment l'intendance commande, et non uniquement les
volontés des acteurs. Selon cette perspective, il convient de s'intéresser aux procédures et aux outils
mis en œuvre plutôt qu'aux intentions affichées ou à l'exercice du pouvoir visible. Comme le résume
Moisdon, « une technologie de gestion est prescriptive : elle donne à voir et conforme une conduite ;
elle la discipline, elle crée même l’acteur lui-même, lui assignant une place, définissant pour lui un
système de valeurs par une spécification de performances, lui indiquant comment il doit se
coordonner avec les autres » (Moisdon, 2005).
Cette approche a donné lieu à une riche tradition de recherche dans différents domaines d’application
(systèmes de santé, gestion de production, gestion publique) où sont analysés le rôle des outils de
gestion dans les fonctionnements organisationnels et leurs effets inattendus, loin des effets de
conformation initialement attendus. L’accent y est d’abord mis sur une catégorie particulière
d’instruments : les outils de gestion. Moisdon (1997) définit l’outil de gestion comme une
Partie II : L’instrumentation
123
« formalisation de l'activité organisée, de ce qu'elle est ou de ce qu'elle sera (ensemble de
raisonnements et de connaissances pour instruire les actes de la trilogie: prévoir, décider,
contrôler) » (p 7). Un outil de gestion est, selon cette approche, « une abstraction, un modèle, petit ou
gros, qui relie entre elles plusieurs quantités (des productions, des prix, des nombres de défauts, des
effectifs de personnel, etc.) » (Moisdon, 2005). Selon l’auteur, les outils de gestion se distinguent des
règles (qui sont prescriptives) ou du dispositif de gestion qui sont, dans une perspective
foucaldienne, « les arrangements dans le temps et dans l’espace des personnes et des choses »
(Moisdon, 2005) et qui les guident vers des finalités assignées.
C’est aux développements plus récents de ces deux grands courants (routines, instruments de gestion)
que nous allons nous intéresser plus particulièrement, pour identifier en quoi ces développements
peuvent alimenter notre analyse.
1.2 LES INSTRUMENTS COMME SUPPORTS D’APPRENTISSAGES COLLECTIFS
Les concepts développés dans ces premières approches par les instruments rencontrent toutefois des
limites pour expliquer les transformations contemporaines de l’action collective et des formes
d’instrumentation qui y sont associées et des types d’activité que doivent gérer les organisations. Par la
suite, les questions de recherche de ces courants ont porté moins sur la stabilité des comportements ou
sur la disciplinarisation que sur l’émergence d’une économie de la variété et de l’innovation intensive.
Il s’agit de comprendre les changements rapides des objets de gestion, des techniques de gestion et des
savoirs (émergence du modèle japonais, émergence des NTIC, etc.) qui suscitent et favorisent
l’émergence de nouvelles formes d’organisation en réseau. Face à ces nouveaux enjeux empiriques, les
approches par les instruments enrichissent leur cadre d’analyse78.
1.2.1 Les techniques managériales révélatrices de vagues de rationalisation
A partir des années 1980 et 1990, des travaux sur l’instrumentation s’orientent vers une analyse
historique, considérant les instruments comme leviers de processus de rationalisation plus larges dont
les dynamiques sont étudiées sur des périodes de temps plus longues. La question n’est plus tant
d’étudier les effets immédiats des instruments sur l’organisation que de comprendre comment
l’émergence de techniques rend possible des projets de rationalisation79 qui s’appuient, en retour, sur
des formes d’instrumentation spécifiques.
78 Dans un article détaillant davantage notre approche théorique par les instruments (Aggeri et Labatut, 2008), nous avons exposé trois courants : les deux présentées ci-dessous et les développement sur la cognition distribuée et la cognition située. Dans la thèse, nous mobilisons ce courant dans la partie III, c’est donc dans celle-ci que nous en évoquons les principes. 79 Les auteurs entendent la notion de rationalisation non comme une évolution vers des formes d’efficacité accrue, mais comme un renouvellement permanent des critères de valeur.
Partie II : L’instrumentation
124
Dans cette perspective, Hatchuel A. et Weil B. (1992) ont proposé d’intégrer la genèse de
l’instrumentation dans un cadre plus général : celui des techniques managériales. Celles-ci regroupent
non seulement l'instrumentation mais plus largement les savoirs, les acteurs et les dispositifs associés à
celle-ci. Le développement des techniques managériales est indissociable de la naissance de nouvelles
« figures d'acteurs »80 et de nouveaux savoirs. Hatchuel et Weil, partant de l’idée selon laquelle « la
rationalisation est un objectif mythique, figure du progrès des entreprises », montrent que les
techniques managériales reposent sur des « mythes rationnels », c'est-à-dire qu’elles sont à la fois
composées d’une dimension objective, et de représentations plus métaphoriques (Hatchuel et Weil,
1992).
Encadré 7 : Les mythes rationnels
Un mythe rationnel est un concept limité du monde et d’autrui (Hatchuel A., 2001a), qui sert de catalyseur à l’action, sans pour autant en déterminer le sens. Pour cet auteur, les mythes rationnels peuvent être définis comme « la classe des récits qui peuvent être révisés par celui qui les produit ou par quelqu’un d’autre dans le cadre de relations pensables et possibles. Les mythes rationnels sont des « concepts » au sens le plus formel de cette notion. Ce sont des « conceptions » limitées du monde et d’autre, qui favorisent une dynamique de l’action collective parce qu’ils expriment un savoir novateur et donc une nouvelle perception des relations. Un modèle scientifique est clairement un « mythe rationnel », mais tous les mythes rationnels n’ont pas nécessairement la précision d’un modèle scientifique : ils peuvent être vagues ou ambigus : il suffit qu’ils soient révisables et ne soient pas perçus comme des métaphysiques de l’action collective ». Les techniques managériales reposent sur ces « mythes rationnels » : elles sont à la fois composées d’une dimension objective, et « de représentations plus métaphoriques sans lesquelles on ne peut ni évoquer un champ d’action compréhensible, ni mobiliser les acteurs potentiellement intéressés » (Hatchuel A. et Weil B., 1992). Bien que simplifiant trop la complexité du réel, la rationalisation proposée par ces mythes permet malgré tout de mieux organiser cette complexité. Pour David (1998), les mythes rationnels sont des comportements idéalisés.
Ces auteurs proposent d’étudier les techniques managériales comme étant composées de trois
dimensions : un substrat technique, une vision simplifiée des relations organisationnelles et une
philosophie gestionnaire81. Ainsi, ces techniques managériales ont accompagné les grandes vagues de
rationalisation qu'ont connues les entreprises au cours de ce siècle. Etudiant à la fin des années 1980 la
vague de rationalisation de l’intelligence artificielle et des systèmes experts, ces auteurs analysent ces
techniques managériales en tant que projets de modélisation. Du taylorisme à la gestion de projet, de la
comptabilité à la gestion assistée par ordinateur, l'histoire de l'entreprise est jalonnée par l'invention et
la diffusion de nouvelles « technologies » gestionnaires qui sont aujourd'hui indissociables de la
professionnalisation de nouveaux métiers du management (comptable, ingénieur d'organisation,
qualiticien, etc.). A côté des outils de gestion conçus dans une logique de conformation des agents
(ex.: les standards de l'organisation scientifique du travail), les nouvelles générations d'outils
80 Cette notion désigne le processus de différenciation sociale qui accompagne des processus de rationalisation et qui se matérialise par l’apparition de nouveaux métiers, rôles, statuts, droits. (Hatchuel et Weil, Op. Cit.). 81La philosophie gestionnaire désigne ainsi le « système de concepts qui désigne les objets et les objectifs formant les cibles d’une rationalisation » (Hatchuel A. et Weil B., 1992). Elle précise le but général donné à l’utilisation de cette technique, même si ce n’est pas nécessairement le but poursuivi ensuite par les acteurs qui s’en saisissent.
Partie II : L’instrumentation
125
développés dans les entreprises depuis vingt ans (ex.: systèmes experts, systèmes de management de la
qualité, comptabilité par activités) relèvent davantage d'une logique d'exploration du nouveau et
d'investigation des fonctionnements organisationnels82.
L’approche par l’étude des rationalisations ne se limite pas aux seules techniques managériales.
Comme l’explique Hatchuel dans un article consacré à l’histoire des compteurs d’eau (Hatchuel A.,
2000), à tout instrument, qu’il soit technique ou scientifique, est associée une philosophie gestionnaire
qui désigne les cibles de la rationalisation. Ainsi, les compteurs d’eau sont non seulement des
instruments techniques mais également des outils de gestion dont l’objectif est de rationaliser la
mesure des consommations, comme nous le verrons dans notre cas pour les index génétiques.
Lorsque nous parlerons d’instruments dans notre analyse de cas, nous ferons référence davantage à la
définition des techniques managériales, plus englobante, qu’à celle des outils83 de gestion : elle nous
permet d’accéder à la diversité de l’instrumentation de la sélection génétique.
Ces travaux nous permettent d’avoir une définition des instruments plus large et plus adaptée à notre
objet d’étude : l’analyse ne s’intéresse pas uniquement aux « outils de gestion », c'est-à-dire à des
modèles reliant plusieurs quantités, (Moisdon, 2006b), mais à l’ensemble des techniques qui peuvent
être conçues dans les organisations pour rationaliser les activités, c'est-à-dire les « dispositifs fabriqués
au sein des entreprises pour conduire les individus et les objets qu’elles englobent vers des finalités
assignées » (Moisdon, 2006b). Or nous avons besoin d’une définition large pour analyser la diversité
des instrumentations en œuvre dans les dispositifs de sélection génétique. Cependant, ces travaux se
sont davantage intéressés à l’instrumentation gestionnaire qu’à l’instrumentation scientifique et
technique. Or ce deuxième type d’instrumentation est central dans notre cas. Pour investir cette
dimension, nous nous sommes donc inspirée de travaux anglo-saxons qui se sont développés à la
même époque au Royaume-Uni. Ces travaux présentent des proximités intellectuelles fortes avec les
travaux sur les techniques managériales qui viennent d’être présentés : ils revendiquent une approche
foucaldienne et généalogique du rôle de l’instrumentation dans les transformations de l’action
collective. Mais ces travaux s’inspirent également de la sociologie et de la philosophie des sciences.
1.2.2 L’instrumentation scientifique « performative »
S’inspirant de certains philosophes des sciences (Callon, 1980; Hacking, 1983; Morgan et Morrison,
1999; Pickering, 1992), des auteurs tels que Rose (1991), Power (1996), Miller et O’Leary (2007)
82 Cette distinction entre logique de conformation et logique d'exploration est proposée par JC Moisdon (Moisdon et al., 1997, Op. Cit.). 83 Il est communément accepté dans le champ de l’ergonomie que la différence entre outil et instrument est l’usage : un outil devient un instrument lorsqu’il est utilisé
Partie II : L’instrumentation
126
étudient le rôle des instruments et des techniques dans les processus de création de marchés, de
champs professionnels et d’environnements nécessaires à leur utilisation, ainsi que les phénomènes
d’institutionnalisation de ces instruments. Power M. (1996), au travers de ses travaux sur l’audit, s’est
opposé aux visions traditionnelles de cette technique qui la considéraient comme neutre et
n’intégraient pas ses effets structurants. Power a montré que le caractère « auditable » d’une activité
ou d’un produit n’est pas une « propriété naturelle » de celle ou celui-ci, mais bien le résultat d’un
intense processus dans lequel, au travers de l’activité d’audit, se construit à la fois la légitimité de la
base de connaissance que cette technique mobilise, et l’environnement adéquat dans lequel l’activité
d’audit opère. Un parallèle avec la sélection génétique animale nous amène à nous interroger sur le
rôle des techniques de sélection sur le caractère « sélectionnable » des animaux, celui-ci étant
artefactuel et non naturel. Le travail de Power a permis d’identifier les processus
d’institutionnalisation de cette technique au travers de la création d’environnements, de connaissances
et d’acteurs réceptifs à cette technique. Deux dimensions importantes du rôle des instruments sont
pointées selon cet auteur (Power M., 1996) : la négociation des connaissances et la création d’un
environnement permettant le déploiement de ces instruments (un environnement auditable en
l’occurrence). Au-delà d’une étude micro-analytique à l’échelle des entreprises, Power ira jusqu’à
présenter les enjeux d’une véritable « sociologie de l’audit », ses travaux ayant permis de mieux
comprendre les phénomènes de transformation de la société, et notamment l’apparition d’une société
de l’audit. Dans une même perspective, mais s’intéressant davantage aux effets des outils et des
modèles scientifiques sur l’économie, Miller et O'Leary (2007) ont montré en quoi des instruments tels
que les « technology roadmaps » ou des modèles scientifiques tels que la Loi de Moore, ont contribué
à la construction du marché des microprocesseurs. Des travaux tels que ceux de Rose (1991) ont
également étudié, dans cette perspective, le rôle des statistiques dans la conduite des gouvernements.
Cet auteur a notamment montré en quoi les statistiques sont indispensables à l’exercice de
gouvernements démocratiques : les nombres rendent des faits visibles et mesurables, transforment le
monde qualitatif en information pouvant être traitée.
Les travaux de ces auteurs s’inspirent directement de ceux du philosophe des sciences Hacking I.
(1083), qui s’est intéressé au développement des techniques d’observation scientifique : l’approche du
réel n’est pas uniquement basée sur des théories mais bien sur des techniques d’observation qui ne
sont pas sans effet sur la représentation du réel qui en découle. Contrairement à l’idée selon laquelle la
science a pour seule production la représentation du réel, Hacking (1983) a montré l’intérêt d’étudier
finement les processus conjoints de représentation et d’intervention induits par les instruments et les
modèles scientifiques dans l’observation du réel. Ainsi, phénomènes et instruments sont intimement
liés : « la plupart des choses que nous disons naturelles – la levure qui fait monter le pain, par
Partie II : L’instrumentation
127
exemple – ont une longue histoire technologique »84 (Hacking, 1983). Comme l’explique Miller, alors
que les philosophes des sciences avaient traditionnellement considéré la dimension « représentative »
des instruments et des modèles scientifiques, Hacking a su mettre en avant la façon dont les
instruments altèrent le monde qu’ils sont censés représenter.
Ces travaux nous permettent d’aborder une question centrale dans notre objet d’étude, c'est-à-dire la
transformation d’instruments scientifiques et techniques en instruments de gestion, de gouvernement
des objets et des hommes. Cependant, il reste à approfondir l’analyse du décalage entre l’instrument en
tant que mythe rationnel, et ses usages, sa mise en action. Pour cela, les récents développements du
deuxième grand courant évoqué plus haut, les travaux sur les routines, nous ont semblé intéressants à
explorer, notamment dans leurs efforts pour mieux analyser les changements dans les organisations.
1.2.3 Les routines dans l’analyse du changement dans les organisations
Dès la fin des années 60, des travaux en gestion s’intéressent aux interactions fines entre technologies
et routines organisationnelles (Hickson et al, 1969). Le courant « technology research structure »
connaît toutefois un saut qualitatif avec les travaux séminaux de Barley S.R. (1986) mais ont été
largement repris par les travaux sur les questions de « sociomatérialité » (Orlikowski W.J., 2007) ou
sur les liens entre dynamiques organisationnelles et technologiques (Edmondson A.C. et al, 2001;
Orlikowski W.J., 1992). Edmondson et al ont notamment étudié, à travers la diffusion des
technologies d’imagerie médicale dans les hôpitaux, comment ces technologies altèrent la distribution
des rôles, des compétences et participent, in fine, à la transformation des organisations.
De façon parallèle, les travaux mobilisant la notion de routines organisationnelles évoluent. Les
routines sont moins étudiées comme des facteurs d’inertie et de stabilité que comme des facteurs
permettant de guider et d’accroître les capacités de changement des organisations. Elles ne sont plus
considérées comment étant le résultat de l’activité inconsciente des acteurs mais comme le résultat
d’un choix des acteurs parmi un « répertoire d’action » (Feldman M.S., 2000; Feldman M.S. et
Pentland B.T., 2003; Pentland B.T., 1995). L’attention se déplace également vers l’analyse et la
compréhension de la dynamique interne des routines dont il s’agit de mettre en évidence la
décomposition en sous-routines plus élémentaires. Ici la distinction se fait entre ostensif et performatif
(Latour B., 1988). S’inspirant également des travaux de Giddens (Giddens, 1984) et de la théorie de la
structuration, ces auteurs étudient l’interaction entre trois dimensions des routines organisationnelles :
l’ostensif (le projet, le cadre général de la routine, la structure), le performatif (l’interprétation,
l’improvisation dans l’action, qui provoque une divergence avec l’aspect ostensif, et peut conduire,
dans une certaine mesure, à l’évolution de celui-ci) et les artefacts, qui codifient, prescrivent ou
84 « Most of the things called natural – yeast to make bread rise, for example – have a long history of technology ».
Partie II : L’instrumentation
128
contraignent les deux dimensions précédentes. Ainsi l’évolution des approches par les routines semble
parallèle à l’évolution des approches par les instruments : les routines, comme les instruments, ont
d’abord été considérées comme des boîtes noires, ayant principalement un rôle prescriptif, stabilisant,
qu’il soit visible ou invisible, pour finalement être étudiées du point de vue de leur capacité à
engendrer et guider les changements organisationnels et stratégiques.
Néanmoins, le terme de routine apparaît comme un mot-valise dont le sens et les analyses varient en
fonction des situations étudiées et des auteurs. Ainsi nous n’allons pas conserver le terme de
« routine » dans notre analyse, car malgré ces apports récents il reste dans une vision évolutionniste et
behavioriste des changements. Nous développons ici l’utilisation du terme instrument, qui reste peu
mobilisé dans la littérature anglo-saxonne, tandis qu’il permet de réintroduire les questions de stratégie
d’acteurs et de conception dans l’analyse des organisations. Cependant, nous conservons le cadre
proposé par Pentland B.T. et Feldman M.S. (2005), c'est-à-dire la distinction entre ostensif et
performatif, qui semble pertinent non seulement pour analyser les écarts entre mythe rationnel et
réalité, mais également pour percevoir le potentiel de changement qui émerge de ces écarts. Nous
exposons ce cadre d’analyse dans les paragraphes suivants.
2 CADRE D’ANALYSE DE L’INSTRUMENTATION DE LA SELECTION GENETIQUE85
Deux types de questions nous préoccupent tout particulièrement :
− Quels sont les écarts et les raisons de ces écarts entre mythe rationnel et instruments en
pratique ? Quelles sont les actions mises en œuvre pour gérer ces écarts ?
− Comment des instruments scientifiques et techniques se transforment-ils en instruments de
gestion ? Comment permettent-ils de gouverner les actions organisées ? Comment passent-ils
du gouvernement de la nature au gouvernement des hommes ?
2.1 LES DIMENSIONS OSTENSIVES ET PERFORMATIVES POUR SAISIR LES DYNAMIQUES
OUTILS/STRUCTURE
Pour analyser la mise en œuvre concrète d’instruments tels que ceux sur lesquels reposent les schémas
de sélection génétique, pour se départir d’une vision « instrumentaliste » de ces technologies (laissant
croire que du fait de leur simple usage, ces instruments « imposent aux agents une cohérence et une
logique calculatrice qui est au-delà de leur portée », (Callon M. et Muniésa F., 2003) nous pensons que
le cadre analytique proposé par (Pentland B.T. et Feldman M.S., 2005) et inspiré de Latour (1988),
peut nous permettre d’accéder à la nature concrète des processus de changement technique. Cette
approche réintroduit la notion d’agence qui avait disparu des travaux sur les routines, les considérant
comme seulement l’accomplissement de règles sans aucune part de réflexion des acteurs. De même les
85 Voir (Labatut et al, 2007) pour ce cadre d’analyse détaillé
Partie II : L’instrumentation
129
instruments ont pu être considérés comme conformant le comportement des acteurs. Il s’agit donc de
tenir compte ici des pratiques, des usages des acteurs, dans l’analyse des instruments. La distinction
proposée par ces auteurs entre « ostensif » et « performatif » permet d’analyser « le potentiel de
divergence entre ces différents constituants » (Pentland B.T. et Feldman M.S., 2005), ce qui nous
semble particulièrement intéressant pour analyser les écarts entre les mythes rationnels portés par
l’instrumentation et la réalité des pratiques dans le cas de la sélection génétique. Par l’étude de ces
divergences, qui sont autant d’opportunités de changements, cette perspective offre une
compréhension intégrative des capacités dynamiques qui peuvent être créées entre le niveau des
individus et celui des organisations. Nous reprenons ici en détail les définitions de ces concepts de
« ostensif » et de « performatif », afin d’identifier la façon dont nous allons les mobiliser dans notre
cadre d’analyse.
Le modèle ostensif est ce qui existe « en principe », ce qui est créé par un processus d’objectivation
(Berger P. et Luckmann T., 2006). Il s’agit d’un modèle que les individus utilisent comme guide,
auquel ils se réfèrent pour mettre en œuvre une performance spécifique de la routine (Pentland B.T. et
Feldman M.S., 2005). L’aspect performatif des routines est relié aux pratiques, il est créé par la
pratique : « les performances sont des actions spécifiques entreprises à des moments spécifiques par
les gens quand ils sont engagés dans ce qu’ils estiment être une routine organisationnelle » (Pentland
B.T. et Feldman M.S., 2005). Bien que l’aspect performatif se trouve dans un environnement
institutionnel et organisationnel, bien qu’il soit encadré par un ensemble de règles, il permet aux
membres de l’organisation de choisir une trajectoire particulière d’action (Feldman M.S., 2000;
Feldman M.S. et Pentland B.T., 2003; Pentland B.T. et Feldman M.S., 2005; Pentland B.T. et Rueter
H., 1994). Dans notre cas, il nous permettra d’analyser la variété des usages des instruments de la
sélection génétique (et non uniquement le projet qu’ils portent). Selon Pentland B.T. et Feldman M.S.
(Pentland B.T. et Feldman M.S., 2005), la comparaison des aspects ostensifs et performatifs permet de
comparer différentes visions du monde. Nous verrons ainsi dans l’analyse de notre cas les différentes
visions des parties prenantes de la sélection génétique au travers de leurs façons d’utiliser les
instruments. Mettre en avant le rôle de l’agence dans une routine organisationnelle (dans la mise en
pratique d’un instrument) est important pour comprendre les changements institutionnels et « la
création ou la re-création des structures » (Feldman M.S., 2000). La dimension performative rend
possible la modification des pratiques selon des contingences locales (Orlikowski W.J., 2000), et offre
la possibilité d’identifier comment les participants répondent aux circonstances présentes et comment
les capacités dynamiques sont créés. Dans notre cas, analyser l’aspect performatif des pratiques
associées au changement de technologies de sélection animale signifie observer comment ces
technologies sont utilisées par les éleveurs et les tensions qui peuvent émerger entre les instruments et
les pratiques locales, par exemple, comme nous le verrons, entre des instruments censés être universels
et les contraintes locales des pratiques de transhumance.
Partie II : L’instrumentation
130
Cependant, d’un point de vue méthodologique, nous ne mobilisons pas ici ces deux dimensions au
niveau auquel Pentland et Feldman le font. En effet, ces auteurs ont analysé en détail, à l’échelle d’une
activité très limitée dans le temps et dans l’espace (par exemple la routine d’eménagement des
étudiants dans une résidence étudiante), comment cette routine a pu changer d’une année sur l’autre.
Dans notre cas, nous utilisons la distinction ostensif/performatif à l’échelle d’un ensemble
d’instruments qui ont modifié les pratiques de sélection génétique des animaux, sur le long terme.
Revenir à la définition première de Latour (1988) nous semble davantage exprimer la façon dont nous
utilisons cette distinction dans le travail qui suit : il s’agit avant tout d’une posture méthodologique de
recherche plutôt qu’un cadre d’analyse en tant que tel. Latour (1988) l’a développé à propos de la
façon d’étudier le pouvoir dans les sociétés humaines : selon cet auteur, le pouvoir doit être considéré
comme la conséquence et non la cause de l’action collective. Ainsi, il est nécessaire de ne pas se
contenter d’une définition ostensive de l’action collective, dans laquelle les propriétés de l’action
collective peuvent être définies en principe, et les controverses sont considérées comme étant des
difficultés pratiques qui peuvent être éliminées. Au contraire, une définition performative considère
que les propriétés de l’action collective ne peuvent être définies en principe mais bien en pratique : les
acteurs définissent ce qu’est la société et il n’est pas nécessaire de considérer que certains acteurs (les
scientifiques par exemple) en savent plus que d’autres. Les raisons de la coopération (ou de ses failles)
ne peuvent être comprises qu’en pratique. Pour Latour (1988), ce déplacement d’une définition
ostensive à une définition performative permet alors de traiter la question du pouvoir non comme une
cause du comportement des gens mais comme un conséquence d’une intense activité d’enrôlement, de
conviction, d’engagement. Ainsi, appliqué à notre cas, il s’agit de ne pas se contenter d’une définition
en principe de ce que sont les instruments de la sélection génétique (qui encapsulent une forme de
pouvoir), mais de repérer par quelles pratiques des acteurs ceux-ci ont été institutionnalisés : ce n’est
pas par leur pouvoir d’efficacité qu’ils sont utilisés mais par tout un ensemble de pratiques qui les
rendent utilisables et qui les établissent comme modèle de référence.
Cette perspective implique d’un côté de décrire la structure interne des techniques managériales mises
en oeuvre et d’identifier les divergences entre le projet de ces techniques (la définition ostensive), de
l’autre la mise en acte de ces techniques, les pratiques concrètes associées dans un contexte local (la
définition performative). Mais sur quels éléments comparer ces différentes « visions du monde » ?
Selon Becker et al (2005), c’est du fait d’un manque de cadre analytique détaillé pour analyser la
dimension interne des routines organisationnelles que les routines recoupent tant d’acceptions
différentes au travers des études empiriques qui utilisent ce concept. En effet, le cadre d’analyse de
Pentland B.T. et Feldman M.S. (2005) n’offre pas de description interne des définitions ostensives et
performatives. Pour cette raison, nous faisons appel aux travaux de Hatchuel A. et Weil B. (1992) pour
Partie II : L’instrumentation
131
une meilleure compréhension de la composition et des effets internes des instruments (techniques
managériales pour eux).
2.2 TROIS DIMENSIONS POUR ANALYSER LES INSTRUMENTS DE LA SELECTION GENETIQUE
Pour analyser sur quoi reposent les instruments de la sélection génétique animale et les effets qu’ils
peuvent avoir sur les organisations collectives de sélection, nous nous inspirons ici des travaux de
Hatchuel A. et Weil B. (1992). Comme nous l’avons vu dans la généalogie précédente, ces auteurs ont
étudié les techniques managériales comme la combinaison dynamique de trois dimensions :
− Les substrats techniques ;
− La philosophie managériale ;
− La vision simplifiée des relations organisationnelles.
Le substrat technique est lié à la « dimension physique » des instruments, la « recette ou le
programme » (Becker M. et al, 2005). Les substrats techniques sont à la fois ce qui permet et ce qui
contraint l’action des participants. Du fait de la diversité des usages possibles des substrats techniques
(Cook S.D.N. et Brown J.S., 1999), les membres de l’organisation peuvent conduire différentes
performances. Les substrats techniques que représentent les techniques managériales sont divers.
Ainsi, des tableaux de mesures aux ordinateurs, les substrats techniques n’ont cessé de se complexifier
dans les organisations. Par exemple, il peut s’agir dans notre cas des modèles scientifiques de la
génétique ou des techniques de sélection. Mais aucun d’entre eux, pris isolément, ne peut constituer à
lui seul une technique managériale sans les deux autres éléments.
La philosophie gestionnaire est le « système de concepts qui désigne les objets et les objectifs formant
les cibles d’une rationalisation ». Elle précise le but général donné à l’utilisation de cette technique,
même si ce n’est pas nécessairement le but poursuivi sur le terrain. La philosophie managériale
exprime les objectifs du processus de rationalisation (quels objectifs sont assignés aux schémas de
sélection ?). Ce qui confirme ici aussi que les instruments de gestion peuvent avoir une toute autre
utilité que ce à quoi ils étaient destinés.
La vision simplifiée des relations organisationnelles qu’offrent les techniques managériales définit les
rôles que doivent tenir les acteurs de façon simplifiée et caricaturale. Cette vision simplifiée des
relations organisationnelles est relié à la « dimension sociale » des instruments, « le mode selon lequel
le travail est divisé parmi les individus et les unités organisationnelles » (Becker M. et al, 2005). Elle
définit les nouveaux rôles des acteurs et la nouvelle distribution des compétences et des connaissances
qui suit théoriquement l’implantation d’une nouvelle technique managériale. Dans notre cas, il s’agit
de voir en quoi les instruments de la sélection génétique ont modifié l’organisation des activités.
Partie II : L’instrumentation
132
Selon ces auteurs, ces techniques managériales seraient « muettes et sans vertus mobilisatrices » sans
cette définition. Les substrats techniques peuvent être relativement invariants lorsqu’ils circulent d’un
lieu à l’autre. Par contre, les modélisations qu’ils permettent, la philosophie gestionnaire et la vision
organisationnelle qui les guident, sont réinventées à chaque utilisation. « Une technique managériale
se met en oeuvre par un intense processus de contextualisation » (Hatchuel et Weil, 1992). Ainsi une
technique managériale n’est jamais inachevée, et il est aussi important de l’observer que d’essayer
d’expliquer la forme singulière qu’elle a prise (Hatchuel et Weil, 1992).
Selon ce cadre d’analyse, nous porterons particulièrement attention à la façon dont l’instrumentation
de la sélection génétique animale (insémination artificielle, index génétique, contrôle laitier) constitue
un système distribué basé sur des artefacts (procédures, appareils de calculs, bases de données, etc) qui
ne sont pas neutres mais au contraire encapsulent des hypothèses, des valeurs et des connaissances sur
comment l’action collective devrait « fonctionner » (Callon M. et Muniésa F., 2003; Hatchuel A. et
Weil B., 1992). La description de ces trois dimensions permet de comprendre les règles tacites et les
modèles cognitifs que de nouveaux instruments, de nouvelles technologies peuvent diffuser. Ces trois
dimensions permettent de mieux comprendre sur quoi reposent les tensions entre une technique et des
pratiques locales.
Nous allons donc analyser dans les deux chapitres suivants de quelle façon les instruments de la
sélection génétique, et notamment l’index, à la fois représentent et interviennent dans les activités de
sélection.
Comprendre les écarts et
les potentiels de changements
Ostensif Modes de
mise en
action
Performatif
Substrat technique
Philosophie gestionnaire
Vision simplifiée des
relations organisationnelles
Réparation
Expansion
Aspiration
Analyser la performativité des
instruments scientifiques
et techniques et leur transformation en
instruments de gestion
� Les instruments représentent :
Une certaine représentation : la non-neutralité
Les hypothèses de la représentation
� Les instruments interviennent :
Rôle dans la constitution du marché
Rôle dans la gestion de l’action collective
Tableau 4 : Synthèse du cadre théorique et méthodologique mobilisé
Partie II : L’instrumentation
133
Chapitre 2 TRAJECTOIRE DES INSTRUMENTS DE LA SELECTION
GENETIQUE DANS LES PYRENEES-ATLANTIQUES : DE
L’UNIVERSALITE AUX CRISES
Le succès des instruments de la sélection génétique technologique (contrôle laitier, insémination
artificielle, index génétique) dans le Rayon de Roquefort, a conduit à l’amélioration d’une race parmi
les plus utilisées au monde à l’heure actuelle, la race Lacaune. Il est aujourd’hui incontesté. Quelques
critères simples illustrent le succès de ces innovations : la quasi-totalité des éleveurs du Rayon de
Roquefort utilisent l’insémination artificielle, les schémas de sélection (et les Centres de sélection) ont
absorbé la majeure partie du marché de gré à gré des animaux reproducteurs, la valeur des index
semble être acceptée comme étant la référence de la valeur des animaux. Comme nous l’avons vu dans
la partie précédente (partie I), ce succès a conduit les responsables professionnels des Pyrénées-
Atlantiques à faire appel aux scientifiques ayant développé ces instrumentations en Roquefort pour les
développer dans leur département. La douceur du climat et la richesse des pâturages de ce département
semblaient représenter un contexte favorable pour réaliser des gains d’efficacité rapides en production
laitière. Cependant, dès la fin des années 1970, c'est-à-dire à peine cinq ans après les premières
utilisations de l’instrumentation scientifique et technique de sélection génétique, l’adoption et
l’utilisation de ces instruments reste faible, comparativement à ce qui avait été observé dans le Rayon
de Roquefort. Au-delà de ces seuls critères quantitatifs de diffusion, des critères qualitatifs de remise
en cause du modèle de l’innovation génétique nous permettent d’avancer que cette innovation s’est
moins institutionnalisée dans les Pyrénées-Atlantiques qu’en Roquefort : controverses, départs
d’éleveurs très performants en terme de résultats génétiques des schémas de sélection après plusieurs
années de fort engagement, installation d’éleveurs avec un haut niveau d’études scientifiques refusant
le modèle proposé, etc. Ce constat soulève ainsi de nombreuses questions tant pour les acteurs du
développement que pour les scientifiques en charge de développer ces instruments et d’accompagner
leur utilisation. Quels sont les facteurs qui peuvent expliquer le fait que, malgré le contexte
pédoclimatique apparemment beaucoup plus favorable des Pyrénées-Atlantiques, les instruments de la
sélection génétique dans ce département ne soient pas aujourd’hui aussi largement institutionnalisés
que dans le Rayon de Roquefort ? Traditionalisme ? Rejet du progrès ? « Basquitude » et affirmation
identitaire ? Il s’agit de se départir d’une vision trop simpliste du problème des changements et de
l’innovation, souvent vu par l’angle de l’opposition entre « tradition » et « modernité ». Pour cela,
dans un premier temps, nous montrerons sur quoi repose le projet de rationalisation des instruments de
sélection génétique tels qu’ils ont été conçus à Roquefort, et comment celui-ci a constitué l’aspect
Partie II : L’instrumentation
134
« ostensif » de ces instruments, affirmant leur portée universelle et devenant, dans un contexte
particulier de filière, ce que d’autres ont pu appeler le « modèle Roquefort » (Bardini, 1991). Puis nous
décrirons les différentes « crises », dans le sens d’un questionnement sur les fondements de l’action
collective, qui ont accompagné le développement des instruments de la sélection génétique dans les
Pyrénées-Atlantiques. Cette analyse longitudinale nous permet de montrer les divergences entre le
projet (la définition ostensive) porté par les instruments et leur application locale (la définition
performative), et d’en identifier les facteurs.
1 DE LA REUSSITE DE L’INSTRUMENTATION TECHNOLOGIQUE DE SELECTION
GENETIQUE A L’INSTITUTIONNALISATION D’UN « MODELE ROQUEFORT »86
Nous allons détailler ici le projet managérial des instruments de la sélection conçus et diffusés en
premier dans le Rayon de Roquefort pour la sélection de la race Lacaune. Nous allons montrer en quoi
ce projet, notamment du fait de sa réussite, est devenu un modèle de référence, une grammaire de
l’action censée être universelle. Le substrat technique, le modèle organisationnel, et la philosophie
gestionnaire de ce projet sont détaillés ci-dessous.
1.1 TROIS PRINCIPAUX SUBSTRATS TECHNIQUES : CONTROLE DE PERFORMANCE, INSEMINATION
ARTIFICIELLE ET INDEX GENETIQUE
Comme nous l’avons déjà abordé dans la première partie de cette thèse, le projet de rationalisation de
la sélection génétique, dans les années 1950, basé sur des schémas de sélection, s’est mis en place
progressivement au travers de trois outils : le contrôle de performance, l’insémination artificielle et les
index génétiques87. Ces trois outils ont d’abord été développés pour les bovins, et ont ensuite été
adaptés aux ovins, en premier lieu dans le cas de la race Lacaune.
1.1.1 Le contrôle de performance
Le contrôle de performance, comme son nom l’indique, permet de mesurer les performances des
animaux (contrôle laitier pour la production laitière, mesures morphologiques pour la production de
viande). Il est réalisé « en ferme », c'est-à-dire dans les élevages engagés dans les schémas de
sélection. Les informations issues du contrôle de performance, couplées à la connaissance des liens de
parenté entre individus, sont ensuite utilisées pour estimer le potentiel génétique de chaque animal,
c'est-à-dire sa valeur génétique transmissible à sa descendance concernant un ou plusieurs critères
86 Inspiré de l’article (Labatut J. et al, 2007). 87 Nous ne retenons que les trois principaux outils des schémas de sélection. Les scientifiques responsables de la conception des schémas de sélection dans le Rayon de Roquefort en dénombrent davantage : « le contrôle laitier et le carnet d’agnelage, le centre d’élevage de jeunes mâles, le contrôle des paternités et le calcul des index génotypiques des béliers à partir de leur descendance, l’adoption de règles de gestion collective des béliers et l’utilisation combinée (et complémentaire) de l’insémination artificielle et de la monte naturelle dans le cadre d’une gestion pyramidale de l’ensemble de la population » (Barillet et al, 1981)
Partie II : L’instrumentation
135
définis (quantité de lait, qualité du lait, facilité de mise bas, etc.). Ces index génétiques sont ensuite
utilisés pour choisir les meilleurs animaux concernant ces critères, et pour planifier les accouplements
(les meilleurs mâles avec les meilleures femelles), afin de produire la génération suivante d’animaux
reproducteurs. D’après la théorie génétique, cette génération suivante est alors statistiquement
meilleure que la précédente. Ces trois outils ont permis de libérer les activités de sélection génétique
des contraintes des pratiques de sélection reposant uniquement sur les savoir-faire des éleveurs. Avec
le contrôle laitier, l’évaluation des animaux grâce à « l’œil du berger », est remplacée par des mesures
faites par un technicien, environ six fois par lactation, du lait produit par chaque animal.
1.1.2 Les index génétiques
Les index génétiques assurent ensuite une évaluation « objective » des performances au travers
l’héritabilité des caractères évalués, et permettent donc un choix sécurisé des animaux. Les index
génétiques peuvent prendre en compte un grand nombre de critères (quantité ou qualité du lait, critères
morphologiques, etc.)88. Quand le progrès génétique est effectif sur un premier critère, d’autres critères
peuvent être pris en compte et être inclus dans l’index de sélection. Ainsi il n’est pas recommandé de
sélectionner dès le départ une population animale sur un grand nombre de critères. De même, plus le
nombre de critères augmente, plus le progrès génétique global est lent, car la pression de sélection est
diluée entre les différents critères. Ce processus très long nécessite environ 10 ans entre le moment où
un critère de sélection est mis en place et où les premiers résultats sont obtenus (temps plus ou moins
long selon l’intervalle de génération de l’espèce concernée).
1.1.3 L’insémination artificielle
Enfin, l’insémination artificielle (IA dans la suite du texte) permet de contrôler facilement les
accouplements (les meilleurs mâles avec les meilleures femelles), de multiplier les possibilités
d’accouplement pour chaque mâle (plusieurs doses de semence peuvent être réalisées avec un seul
éjaculat), de répartir la semence d’un même mâle sur une diversité d’élevages (pour évaluer sa
descendance dans différents milieux). L’IA permet de garantir la qualité des reproducteurs (davantage
d’animaux naissent du même reproducteur et peuvent donc être testés) et d’accélérer la création de
progrès génétique. Mais l’insémination artificielle a aussi un intérêt en terme de diffusion de ce
progrès : elle facilite cette diffusion par rapport à la seule circulation de reproducteurs vivants, et
permet, par la vente de doses de semence, un retour sur investissement aujourd’hui nécessaire à
88 Le critère de la quantité de lait a été mis en place en premier dans les schémas de sélection, suivi plus tard par la qualité du lait, comme l’extrait suivant d’un article des scientifiques en charge de la génétique ovine l’explique : « les quantités de lait ou de matière grasse et protéique sont modérément héritables (0,25 à 0,30) mais variables, justifiant leur priorité historique en sélection ; en opposition génétique avec la quantité de lait (-0,3 à -0,4), les taux sont plus héritables (0,4 à 0,6) mais, peu variables. Ils ont été considérés comme secondaires, l’objectif étant de les maintenir ou les augmenter faiblement, voire plus nettement en ovins suite à une stratégie délibérée de démarrage des schémas de sélection uniquement sur la quantité de lait » (Barillet et al, 2006)
Partie II : L’instrumentation
136
l’activité de création. Dans le « modèle Roquefort », l’insémination artificielle a remplacé une grande
part des pratiques de monte naturelle (reproduction naturelle des animaux) destinées au
renouvellement des troupeaux et du marché des animaux reproducteurs.
Le schéma ci-dessous décrit les différentes étapes et les différents lieux impliqués dans la mise en
œuvre de ces instruments (encadrés en pointillés), d’octobre à mai, chaque année.
Ces trois substrats techniques ont nécessité la création de tout un ensemble de standards publics :
standards réglementant le contrôle laitier, l’IA et le calcul des index tels que le nombre et la fréquence
des contrôles, standards de validité des informations issues du contrôle laitier pour que les index soient
considérés comme représentatifs, etc. Ces différents outils constituent un dispositif que nous pouvons
assimiler à une « chaîne instrumentale » selon la définition proposée par Acquier A (2007) : « une
chaîne instrumentale désigne un dispositif dont le fonctionnement dépend de plusieurs outils qui sont
fonctionnellement interdépendants ».
1.2 LA PHILOSOPHIE GESTIONNAIRE
La philosophie gestionnaire de la sélection génétique technologique a été d’améliorer la performance
de chaque animal sur des critères qui ont une fonction économique (« intensification à la tête de la
brebis » (Barillet et al, 1981)). Jusqu’aux années 1990, il s’est agi principalement d’augmenter les
rendements laitiers, en quantité et en qualité fromagère du lait. Pour cela, les efforts de sélection ont
été concentrés sur un faible nombre de critères quantitatifs, et ont donc donné moins d’importance aux
Figure 5 : Les étapes génériques de la sélection génétique des ovins laits
Figure 6 : Succession, sur une campagne, des étapes de la sélection génétique au sein des
schémas de sélection
Partie II : L’instrumentation
137
critères esthétiques et morphologiques sur lesquels était basée la sélection « traditionnelle » pour
estimer la valeur des animaux.
Cette philosophie gestionnaire est basée sur deux principes de base dont nous verrons plus loin les
remises en cause par d’autres modèles :
− L’unité de valeur économique est l’animal : la performance économique des élevages est
corrélée à la performance de l’animal ;
− La décomposabilité : la performance de l’animal est décomposable en facteurs (quantité de
lait, qualité du lait, facilité de traite, etc.) sur lesquels il est possible de travailler.
Ainsi différents critères d’évaluation ont été élaborés pour pouvoir déterminer la performance des
outils de la sélection génétique, révélant la philosophie managériale de ceux-ci. L’analyse des
différentes mesures de l’efficacité des schémas de sélection telles qu’avancées par les généticiens de
l’INRA (Barillet F. et al, 1981) présente ces différents critères d’évaluation à l’époque :
− Le niveau d’accroissement des performances moyennes des brebis contrôlées (imputable
également pour partie à l’amélioration des conditions de milieu) ;
− Le progrès génétique annuel dégagé par l’application du schéma de sélection ;
− La norme de progression d’environ 16% en 10 ans de la production laitière moyenne en
première lactation ;
− La progression de l’impact de ce schéma sur l’ensemble de la population raciale (taille de
la base de sélection et nombre d’éleveurs utilisateurs du progrès dégagé par les
sélectionneurs).
Ces critères de performance, construits à partir des résultats constatés dans le Rayon de Roquefort, et
vus comme génériques, accompagneront le modèle technique dans sa diffusion, et seront utilisés pour
évaluer les résultats des dispositifs où il sera appliqué, notamment dans le cas des Pyrénées-
Atlantiques.
1.3 LA VISION SIMPLIFIEE DE L’ORGANISATION : DIVISION DU TRAVAIL ET DE LA POPULATION DES
ELEVEURS
Les instruments de la sélection génétique « technologique » ont conduit à deux types d’évolutions
organisationnelles : l’une générale aux ruminants (1.3.1.) et l’autre spécifique aux ovins (1.3.2.).
1.3.1 Division du travail entre prestataires du service de sélection et éleveurs
Comme cela a pu être montré dans la partie I de cette thèse, mettre en place des instruments de la
sélection génétique technologique a supposé la division du travail entre :
Partie II : L’instrumentation
138
− éleveurs participants à la définition des objectifs de sélection, à la production d’informations
sur les animaux (en adhérant au contrôle laitier) et à la production de reproducteurs, dispositif
de recherche encadrant l’évaluation du potentiel génétique des animaux ;
− dispositif national de gestion de l’information génétique récupérant les données du contrôle de
performance et calculant les index génétiques ;
− dispositifs de développement réalisant les mesures (contrôle de performance), testant les
reproducteurs et produisant les doses de semence.
Dans ce modèle organisationnel, les techniciens et les généticiens sont les seuls à réellement maîtriser
la procédure de sélection génétique, et les éleveurs deviennent les consommateurs d’un service
proposant un gain génétique et une amélioration de la performance de leurs animaux. Nous verrons
dans la dernière partie de cette thèse (partie IV) que cette division du travail n’est pas si claire et que
les éleveurs s’engagent de différentes façons dans le processus même de création du progrès
génétique.
Figure 7 : Schéma générique de la division du travail de sélection génétique
Partie II : L’instrumentation
139
1.3.2 L’innovation organisationnelle des ovins : une structure pyramidale impliquant des formes
spécifiques de coopération
Si les substrats techniques de la sélection génétique technologique des ovins ont pu être empruntés
(avec quelques adaptations) aux bovins, le modèle organisationnel nécessitait des changements
importants. Ce modèle a d’ailleurs constitué la véritable innovation du modèle ovin par rapport au
modèle bovin. La nécessité de réaliser les inséminations en semence fraîche en est la raison principale,
mais aussi le coût important du contrôle laitier par rapport à la rentabilité de l’animal89. Les
scientifiques qui ont travaillé dans le Rayon de Roquefort ont donc dû concevoir un modèle
organisationnel spécifique autour des instruments qu’ils ont empruntés aux bovins.
L’innovation organisationnelle de la sélection ovine a reposé sur la conception d’un schéma de
sélection de forme pyramidale, séparant d’un côté les éleveurs et troupeaux « créateurs de progrès
génétique » et de l’autre les éleveurs et troupeaux « utilisateurs du progrès génétique »90. C’est au sein
de ce noyau de sélection, représentant environ 20% de la population totale selon un optimum
économique, qu’est créé le progrès génétique, ensuite diffusé à l’ensemble des élevages.
89 Contrôler la production laitière d’une vache a le même coût que contrôler une brebis. Or une brebis produit beaucoup moins de lait qu’une vache, ainsi le rapport coût du contrôle/production de l’animal est beaucoup plus élevé en ovins qu’en bovins. De plus, un troupeau de brebis comprend beaucoup plus d’animaux qu’un troupeau de vaches : le rapport coût/bénéfice du contrôle pour un troupeau de brebis est donc beaucoup plus élevé que pour un troupeau de vaches. 90 Comme souvent, le caractère innovant d’une telle organisation est relatif. En effet, selon Flamant (Flamant, 1988), cette organisation pyramidale a une longue histoire qui précéda la mise en place du régime intensif de sélection génétique : « L’archétype de l’organisation des schémas de sélection des races ovines est fourni par la structuration des lignées des Mérinos d’Australie elle-même héritée de l’organisation des grands troupeaux royaux espagnols à partir du 16e siècle. Il s’agit d’une structure « pyramidale » où les troupeaux sont classés en trois catégories : les troupeaux du noyau de sélection au sommet (les moins nombreux) qui produisent les animaux « lites » ; les troupeaux multiplicateurs dont le rôle est de diffuser le progrès génétique provenant des troupeaux de sélection ; les troupeaux commerciaux qui valorisent le progrès génétique provenant des troupeaux de sélection par l’intermédiaire des troupeaux multiplicateurs ».
Partie II : L’instrumentation
140
Ce modèle organisationnel repose sur des relations particulières de coopération entre les éleveurs et les
Centres de sélection et des formes spécifiques de prescription. Ainsi, un engagement de long terme
entre ces deux parties est nécessaire pour que le progrès génétique puisse être créé : les centres de
sélection doivent en effet assurer une fidélité de leurs éleveurs sélectionneurs sur le long terme pour
pouvoir évaluer plusieurs générations d’animaux et suivre les généalogies. Cette relation de
coopération repose sur le principe d’un avantage donné aux éleveurs dans le noyau de sélection par
rapport aux éleveurs utilisateurs, compensant les efforts de sélection nécessaires à la création de
progrès génétique (fort taux d’insémination et de renouvellement, vente des meilleurs reproducteurs au
Centre de sélection). Cet avantage est l’assurance d’avoir une avance en terme de progrès génétique
par rapport au reste des élevages. Contrairement aux bovins, du fait de la nécessité d’inséminer en
semence fraîche, les accouplements ne sont alors plus raisonnés par l’éleveur mais par les centres de
sélection : en effet, il serait impossible pour les Centres de sélection de gérer chaque demande
individuelle d’insémination, les doses étant produites au jour le jour, en fonction de la capacité des
béliers des Centres de sélection à donner de la semence. Cette contrainte impose une prescription forte
du Centre de sélection envers les éleveurs.
1.4 UN PROJET DE RATIONALISATION DEVENU REFERENCE : LE MODELE ROQUEFORT COMME
DEFINITION « OSTENSIVE » DES SCHEMAS DE SELECTION
Le fait que les schémas de sélection aient été mis en place d’abord en Roquefort a conduit à établir les
résultats du schéma Lacaune comme norme de référence à laquelle ont été comparés les résultats des
Figure 8 : Une structure pyramidale impliquant des formes spécifiques de coopération (Barillet
F., 1997)
Partie II : L’instrumentation
141
schémas pyrénéens lorsque la filière des Pyrénées-Atlantiques a adopté cette innovation. Le succès
d’une innovation participe à son institutionnalisation, au fait qu’elle soit considérée comme donnée et
qu’elle devienne un modèle de référence, une définition « ostensive » qui est identifiable dans les
discours et les écrits. Ainsi un rapport de l’INRA en 1977 (Barillet, 1977) montrent plusieurs tableaux
comparant les résultats des deux bassins, et affichant les pratiques et résultats des schémas pyrénéens
comme des pertes d’efficacité par rapport au schéma Lacaune, du fait de pratiques pénalisant le
schéma (agnelage à deux ans, béliers encore faiblement indexés à cette époque). Roquefort étant érigé
en modèle, l’efficacité des schémas de sélection dans ce territoire est définie comme étant de
« 100% ».
Age au premier
agnelage
Norme de qualification
bélier améliorateur
Progrès génétique
annuel (en unité
d’écart-type génétique)
avec 60% de femelles en
support de testage
Efficacité en %
1 an Lacaune 0,210 100%
2 ans Pyrénées (provisoire) 0,156 74%
Tableau 5 : Comparaison des résultats génétiques entre Roquefort et PA en 1977, (Barillet, 1977)
Les pratiques de comparaison des schémas de sélection dans différents territoires au « modèle »
Roquefort sont encore visibles aujourd’hui. En effet, au sein du CNBL (Comité National de la Brebis
Laitière), qui réunit les trois principaux bassins de production ovine laitière (Roquefort, Pyrénées-
Atlantiques et Corse), les résultats des schémas de sélection sont comparés les uns aux autres selon les
mêmes critères d’augmentation du progrès génétique, sans que ne soient prises en compte les
spécificités de chaque race, système d’élevage ou territoire. Les schémas de sélection de Roquefort
restent ainsi toujours en tête.
Le tableau ci-dessous reprend les différentes dimensions du projet originel de l’instrumentation de la
sélection génétique technologique, ce que nous appelons ici sa définition « ostensive » (Latour, 1988) :
Partie II : L’instrumentation
142
Substrat technique
Évaluation scientifique des animaux par le contrôle laitier, les index,
diffusion du progrès par l’IA
Standards publics
Philosophie gestionnaire
Augmenter le revenu des éleveurs en augmentant les revenus laitiers et la
performance individuelle des animaux
Vision simplifiée des relations
organisationnelles
Relation de service, division du travail, compétences distribuées entre
éleveurs, techniciens, scientifiques
Division de la population d’éleveurs entre sélectionneurs (créateurs de
progrès génétique) et le reste de la population (utilisateurs du progrès),
dispositif coopératif avec engagement de long terme
Tableau 6 : Dimensions ostensives de l'instrumentation de la sélection génétique technologique
Au travers de cette définition « ostensive », les instruments conçus par les généticiens sont devenus
des mythes rationnels, reposant sur l’idée que ces instruments de la sélection génétique suffisent à
assurer la coopération, du fait de leur efficacité et de leur universalité. En effet les scientifiques
affirment souvent qu’un animal « efficace », c'est-à-dire sélectionné grâce à ces instruments, peut
s’adapter à une large gamme de système d’élevage et de stratégie de production : stratégie plus
intensive à haut niveau d’intrant pour une production maximale, stratégie extensive à bas niveau
d’intrant pour une production plus faible mais moins coûteuse. Le cas des Pyrénées-Atlantiques
montre que cette explication ne suffit pas à intégrer la complexité et la diversité des facteurs qui
rentrent en jeu dans les pratiques et les objectifs de sélection génétique, à l’échelle des exploitations
comme à l’échelle des filières. Il s’agit maintenant d’analyser, dans notre cas empirique, les écarts
entre cette définition « ostensive » et la variété des performances observées. Nous nous intéressons
donc ici à la définition performative des faits techniques de la sélection génétique : quelles ont été les
trajectoires de ces instruments ? En quoi ont-ils participé à la reconfiguration des savoirs locaux et des
relations au sein d’un dispositif particulier ? Comment ont-ils été interprétés et mobilisés en pratique
par les acteurs dans un contexte local ? Quels ont été leurs propriétés et leurs effets spécifiques dans le
bassin des Pyrénées-Atlantiques ?
Partie II : L’instrumentation
143
2 CRISE DES SAVOIRS : DES SAVOIRS UNIVERSELS CONFRONTES AUX PRATIQUES
LOCALES DE TRANSHUMANCE
2.1 D’UNE ADOPTION DIFFICILE DES INSTRUMENTS DE LA SELECTION GENETIQUE A DES
TENTATIVES D’HOMOGENEISATION
2.1.1 Un décalage inattendu entre prévision et résultats des schémas de sélection…
Dix ans après le développement des instruments de la sélection génétique technologique dans le Rayon
de Roquefort, les professionnels des Pyrénées-Atlantiques ont fait appel aux scientifiques de l’INRA
pour mettre en oeuvre les technologies testées sur la Lacaune auprès des races locales de ce
département. Mais quelques années après (dès la fin des années 1970), les scientifiques constatent des
difficultés inattendues dans l’appropriation des instruments en Pyrénées-Atlantiques. Or, les
généticiens et les responsables de la sélection et de la filière, comme nous l’avons vu, étaient
persuadés du potentiel de développement de la sélection technologique dans un milieu pédoclimatique
beaucoup plus favorable pour l’élevage en Pyrénées-Atlantiques qu’en Roquefort (richesse des
pâturages, douceur du climat). Leurs prévisions se retrouvèrent en décalage avec les résultats obtenus
après quelques années. Les propriétés affichées (définition ostensive) des innovations de la sélection
génétique technologique semblent alors ne pas suffire à assurer leur appropriation :
« Les difficultés rencontrées dans l’application de ces mêmes principes dans les Pyrénées-
Atlantiques ne doivent-elles pas être perçues comme un inadaptation, au moins partielle, des
solutions jusqu’à présent proposées, aux conditions d’élevage de cette région ? » (Ricard,
1977)
Face à ces problèmes d’appropriation, les scientifiques de la SAGA91 cherchent alors à déterminer
dans quelle mesure les outils conçus sont malgré tout universels et pertinents dans n’importe quel
contexte, après quelques modifications mineures, ou s’ils s’avèrent inadaptés :
« Nous nous sommes interrogés sur le caractère général de ces « outils » de sélection : au
cours de ces 5 dernières années, nous avons donc tenté d’identifier les facteurs de blocage ou
de frein du schéma de sélection des races laitières des Pyrénées-Atlantiques, dont la phase de
démarrage est nettement plus longue que celle observée en Lacaune laitier dans les années
60. L’objectif poursuivi est d’apprécier les possibilités de développement du plan de sélection
à toute la population pyrénéenne, et de rechercher en conséquence si une remise en cause
complète des « outils » de sélection et de leur mode d’utilisation sont nécessaires, ou si de
simples adaptations suffisent » (Barillet et al, 1981)
91 Station d’Amélioration Génétique des Animaux, unité de recherche du département Génétique Animale de l’INRA, à Toulouse
Partie II : L’instrumentation
144
Malgré tout, leurs résultats ne remettront pas en cause le fait que les instruments de la sélection, et
notamment l’insémination artificielle, soient la meilleure solution à l’époque pour créer du progrès
génétique, comme l’illustrent les résultats d’un mémoire de stage sur l’analyse zootechnique et
génétique des schémas de sélection pyrénéens entre 1975 et 1978 :
« De l’analyse des difficultés rencontrées, il ressort que l’insémination artificielle peut
être une solution adaptée aux conditions d’élevage des ovins dans le département
pour réussir à mettre effectivement en place un schéma de sélection avec testage des
béliers sur descendance » (Barranguet, 1979)
2.1.2 … aux tentatives de conformation des pratiques
Les conclusions de ces études s’accompagnent alors de tentatives de conformation des pratiques pour
homogénéiser les systèmes d’élevage et ainsi maximiser l’efficacité des outils de la sélection92. Les
chercheurs ont alors montré le lien entre évolution technique des élevages, changements de pratiques
et développement des schémas de sélection et proposent « de pouvoir faire évoluer les systèmes
d’élevage sans les désarticuler ou nier leur spécificité » (Barillet F. et al, 1981). Cette logique
d’évolution des systèmes d’élevage, au-delà de la seule mise en place de schémas de sélection en vue
de l’amélioration des races, était en adéquation avec le discours technique diffusé dans les années
1980 par les structures professionnelles et syndicales.
La transhumance est particulièrement mise en exergue par les gestionnaires des schémas de sélection
et les scientifiques face à la lenteur du progrès génétique dans les Pyrénées-Atlantiques. En effet,
contrairement au Rayon de Roquefort, les élevages des Pyrénées-Atlantiques ont longtemps été basés
sur l’utilisation de la montagne pour nourrir les animaux durant l’été, par une transhumance plus ou
moins longue (de 4 à 6 mois). Les observations des scientifiques montrent la confrontation entre une
technique mise en place dans un bassin où la transhumance est inexistante (le rayon de Roquefort) et
les pratiques de transhumance dans les Pyrénées-Atlantiques :
« Le climat, la montagne, les structures foncières des Pyrénées-Atlantiques ont
engendré des systèmes d’élevage originaux, avec en particulier la pratique de
l’estive : le contrôle laitier n’est réalisé, pour des raisons matérielles, qu’en plaine, et
de ce fait, production et durée de traite sont donc sous-estimées pour environ 60% des
adhérents qui pratiquent la transhumance » (Barillet et Flamant, 1977)
Dans le paragraphe suivant, trois exemples nous permettent d’illustrer ces tensions entre transhumance
et instruments de la sélection génétique et les tentatives de contournement ou de résolution de ces
92 Entretien avec un ancien technicien du contrôle laitier aujourd’hui éleveur : « Le centre a essayé de faire passer à l’agnelage à 1 an mais ce n’est pas compatible avec la transhumance ».
Partie II : L’instrumentation
145
tensions : la gestion collective des troupeaux en estive, la pratique de l’agnelage à deux ans, et la
rusticité.
2.2 PRATIQUES EN TENSION ET VOIES DE CONTOURNEMENTS
2.2.1 Le contrôle de filiation face à la gestion collective des troupeaux : les difficultés de l’IA en
montagne
Pour créer des informations génétiques sur les animaux, il est nécessaire de contrôler les paternités
(garantir la paternité et la maternité des animaux), ce qui suppose d’isoler les troupeaux et les animaux
au sein des troupeaux lors de la lutte. Cet isolement est difficile en estive où les troupeaux sont gérés
le plus souvent collectivement (plusieurs bergers et plusieurs troupeaux se retrouvent à paître dans les
mêmes estives, sans clôtures).
Ainsi, au début de la mise en place de l’IA, cette technique était vue comme permettant de lever les
difficultés de gestion de la reproduction des troupeaux en estive. Elle était conçue alors comme la
solution optimale permettant de libérer les éleveurs de la contrainte de la monte naturelle (intérêt
individuel), et était alors considérée comme « la seule voie de testage des mâles gérés
collectivement par la CIOP » (Barranguet C., 1979) (intérêt collectif) :
« En monte naturelle, il est nécessaire de développer la lutte en lots, pour connaître les
paternités. Les difficultés et les contraintes rencontrées dans son application peuvent être
levées par l’utilisation de l’insémination artificielle » (Barillet et Flamant, 1977)
Or, en estive, la réalisation de l’IA est complexe :
− Elle nécessite la possibilité pour le technicien inséminateur d’accéder rapidement au troupeau
(la durée de vie des spermatozoïdes est courte en semence fraîche), tandis qu’il faut partoif
une heure de marche voire plus pour atteindre les cayolars ;
− Elle nécessite de la main d’œuvre pour organiser la contention des animaux dans un espace
ouvert : béliers et brebis ne doivent pas se mélanger ;
− Elle est rendue très difficile lorsque plusieurs troupeaux sont gardés par le même berger et que
tous les propriétaires ne souhaitent pas inséminer. Or la gestion collective de plusieurs
troupeaux sur une même estive est fréquente, comme le montrent les paragraphes suivants.
Ainsi la réalisation de l’IA est plus simple lorsque la transhumance est tardive (n’intervenant alors
qu’après la période de lutte). Le discours technique, organisé par le Rayon de Roquefort qui avait
besoin d’une production plus importante de lait, s’est dès le départ (dès 1966) orienté vers la
promotion de la diminution des périodes de transhumance :
« Nous persistons à penser que les périodes de transhumance sont trop longues, [et] sont
incompatibles avec une augmentation sensible du niveau de production. La réduction de la
durée du séjour en montagne […] ainsi que l’avancement de la période d’agnelage permettant
Partie II : L’instrumentation
146
de n’envoyer en montagne que des brebis taries, nous paraissent être les plus sûrs moyens
d’amélioration » (compte rendu de la campagne 1965, Pyrénées-Atlantiques, Comité
technique du contrôle laitier ovin, Millau, Aveyron93).
Ce n’est que plus tard que des formes d’utilisations graduelles de l’IA sont imaginées (Mocquot J.-C.
et al, 1984), rendant les schémas moins dépendants d’une large utilisation de l’IA. C’est notamment en
ovin viande que seront envisagés ces différents degrés, du fait de la faible utilisation de l’insémination
artificielle dans cette filière94. Mais ces modes alternatifs d’utilisation de l’insémination artificielle
restent encore peu considérés en dehors du système allaitant, et aucune autre piste ne semble être
travaillée pour reconcevoir des schémas de sélection laitiers basés sur d’autres modes d’utilisation de
l’insémination artificielle. Aujourd’hui, face à une baisse des financements publics, l’insémination
artificielle reste considérée comme la voie majoritaire de retour sur investissement des schémas de
sélection.
De même, le modèle organisationnel des schémas repose sur la séparation entre troupeaux des
sélectionneurs/producteurs de progrès génétique, et troupeaux des utilisateurs du progrès génétique.
Cette séparation de la population animale est nécessaire pour établir un service de sélection génétique
et à l’émergence d’un marché de la sélection génétique technologique : pour contrôler la diffusion, il
faut séparer les troupeaux. Or la pratique de la transhumance, au travers du caractère collectif des
estives et de la gestion souvent collective des troupeaux en montagne, pendant la période de lutte, va à
l’encontre de cette séparation. Ainsi dans les Pyrénées-Atlantiques, la séparation entre troupeaux en
schéma de sélection et troupeaux hors schéma est artificielle et difficile à mettre en place. Dans les
estives, des troupeaux de sélectionneurs et de non-sélectionneurs se mélangent, ce qui oblige les
éleveurs à concevoir leurs propres règles individuelles et collectives, indépendantes des règles des
schémas de sélection, pour gérer la reproduction et le renouvellement de leur troupeau, et se libérer
des contraintes du collectif de l’estive. Des conséquences inattendues des instruments peuvent être
identifiées auprès des éleveurs qui transhument :
− L’utilisation d’animaux à index de faible niveau pour l’estive, notamment par peur de perdre
des reproducteurs de qualité : lors de nos enquêtes, nous avons rencontré plusieurs éleveurs
qui gardent des animaux de mauvaise qualité selon les critères de l’index mais de bonne
qualité selon les critères esthétiques pour amener en montagne. D’autres achètent des béliers
déteriorateurs au Centre de sélection pour éviter que des éleveurs critiques envers les schémas
de sélection profitent « en passagers clandestins » du travail collectif.
93 Archives personnelles Jean-Claude Flamant 94 Comme en bovins, les filières viande utilisent beaucoup moins l’IA que les filières lait, notamment du fait de difficulté de contention et de suivi des chaleurs, et plus faible contrainte de gestion des mâles (les béliers sont beaucoup moins dangereux que les taureaux, et plus faciles à manipuler).
Partie II : L’instrumentation
147
− Les tensions auxquelles les éleveurs font face en estive : la gestion collective rend la
comparaison entre les troupeaux plus facile, or ce qui se voit en montagne, ce n’est pas
l’index, mais l’aspect morphologique et esthétique de l’animal. L’extrait suivant issu d’un de
nos entretiens avec un éleveur illustre ces deux premiers points :
« On a eu avant des béliers supers au niveau génétique, et moi je me suis fait descendre
ouvertement par des bergers comme quoi ils étaient vilains. Alors je me suis dit : ils sont vilains,
l’année prochaine tu auras des beaux ! Après, comme on n’arrivait pas à faire garder les beaux,
parce que les gens à qui on achetait des beaux, à chaque fois les béliers meurent, on n’arrive
jamais à les garder en haut. Du coup, vous savez ce que j’ai gardé ? Des béliers de mauvaises
brebis avec des béliers déteriorateurs. Personne fait ça. Pourquoi ? Parce que c’est une brebis
qui ne me sert pas à grand-chose, donc elle ne va pas faire de lait dans l’année, elle va juste faire
le bélier, et si le bélier est déteriorateur, ça me permet de faire rien de terrible. »
− Certains éleveurs en contrôle laitier se sont associés juste pendant la période d’estive pour
pouvoir faciliter la gestion de l’insémination, qui nécessite comme nous l’avons vu beaucoup
de main d’oeuvre.
Le cas des Pyrénées-Atlantiques montre la nécessité de « cadrage » (Aggeri, 2008; Callon M., 1999;
Callon, 1999) pour pouvoir rationaliser la sélection des animaux, tel que la séparation des troupeaux,
mais également la difficulté de gérer les « débordements » (Callon, 1999) engendrés par des pratiques
d’élevage telles que la transhumance, pourtant essentielles à l’équilibre de la filière et du territoire. Ces
éléments montrent également l’importance d’analyser les pratiques individuelles de gestion de la
reproduction pour pouvoir comprendre les différentes formes d’engagement dans le dispositif
coopératif de sélection. L’étude de ces pratiques fera l’objet de la partie IV.
2.2.2 L’efficacité maximale des schémas face à la pratique de l’agnelage à deux ans
L’agnelage à deux ans était la pratique la plus courante dans les Pyrénées-Atlantiques avant la mise en
place des schémas de sélection. Cette pratique consiste à attendre deux saisons au lieu d’une avant de
faire agneler pour la première fois les brebis. Les analyses réalisées par les généticiens à l’époque
montrent la perte d’efficacité due à ces pratiques traditionnelles comparativement au « modèle
Roquefort » pour les schémas de sélection, tout en mettant en avant que l’agnelage à un an n’est pas
toujours bénéfique à l’échelle individuelle :
« Compte tenu, en particulier, de la structure démographique actuelle des élevages et des
risques de mortalité des béliers, la perte d’efficacité du schéma de sélection imputable à la
conduite traditionnelle des agnelles avec premier agnelage à deux ans, est d’environ 15%.
L’efficacité du schéma n’impose donc pas une modification de la conduite des agnelles : le
passage éventuel d’un premier agnelage à un an ne dépend que des résultats économiques
Partie II : L’instrumentation
148
qu’il entraîne pour l’éleveur, avec des modifications prévisibles des systèmes d’élevage. Il faut
remarquer cependant, que pour le centre d’insémination artificielle, un schéma de sélection
avec premier agnelage à deux ans :
• Entraîne des frais supplémentaires d’entretien des béliers, en attente de testage,
• Comporte des risques accrus de disparition (mortalité ou raison sanitaire) des béliers,
en attente des résultats de testage ou en cours de diffusion du progrès génétique »
(Barillet, 1977)
Le tableau suivant réalisé à l’époque par les scientifiques illustre le surcroît d’efficacité pouvant
résulter d’une pratique d’agnelage à 1 an :
Age au premier
agnelage
Progrès génétique annuel espéré
(en unité d’écart-type génétique)
« Efficacité »
1 an 0,210 100 %
2 ans 0,179 85 %
Tableau 7 : "Efficacité" du schéma de sélection selon l'âge au premier agnelage des filles des béliers (Barillet et
al, 1981)
Il était donc dans l’intérêt du Centre de sélection de promouvoir, au travers du travail des contrôleurs
laitiers, l’adoption de pratiques d’agnelage à un an, même si ce n’était pas forcément dans l’intérêt
individuel des éleveurs et même si, comme l’un des scientifiques de l’INRA responsable à l’époque de
la génétique ovine l’a rappelé, attendre que les agnelles soient plus grandes pour les inséminer assure
un meilleur résultat.
Ainsi, pour que les schémas de sélection produisent un progrès génétique maximal tout en assurant la
santé financière du dispositif collectif, les éleveurs sélectionneurs ont été encouragés à pratiquer un
taux de renouvellement important et une mise à la reproduction précoce. Cet encouragement à changer
de pratique a notamment concerné les éleveurs de Manech Tête Noire, qui pratiquaient le plus
l’agnelage à deux ans du fait de l’importance de la transhumance dans leur élevage. Par exemple, ces
tentatives de conformation des pratiques locales peuvent être identifiées dans les discours
modernisateurs diffusés dans la presse professionnelle locale :
« Le taux de mise à la reproduction précoce, ainsi que le taux de renouvellement, sont
favorables dans les rameaux Manech TR et BB. Mais ces deux taux doivent progresser
en rameau MTN » (Le Sillon95, 24 mai 1991)96.
95 Journal agricole des Pyrénées-Atlantiques 96 Ces oppositions restent encore présentes dans les discours aujourd'hui, même s’il est possible d’identifier certaines dynamiques pour faire remonter les connaissances des éleveurs sur ces critères-là vers les concepteurs
Partie II : L’instrumentation
149
Or, après quelques années d’essai de pratique de l’agnelage à un an, de nombreux éleveurs
(principalement des éleveurs transhumants), sont retournés vers la pratique traditionnelle de l’agnelage
à deux ans. Nous étudierons plus spécifiquement dans la partie IV de cette thèse, au travers des
pratiques des éleveurs, les justifications qu’ils donnent au maintien de cette pratique de l’agnelage à
deux ans, tandis qu’elle reste encore considérée aujourd’hui par certains zootechniciens et généticiens
comme inutile et sans fondement rationnel (Lambert-Derkimba, 2007).
2.2.3 La performance à l’animal face à la rusticité ?
Comme nous l’avons dit précédemment, la philosophie managériale des instruments de la sélection
génétique technologique repose sur l’accroissement de la productivité à l’animal . Or ce modèle
technique et économique ne correspond pas forcément aux pratiques des éleveurs dans les Pyrénées-
Atlantiques. Ce décalage est d’ailleurs noté par les scientifiques ayant conçus ces instruments : là où
les structures d’exploitation sont de faible taille (notamment en Béarn et en montagne basque), la
transhumance est indispensable, et les éleveurs utilisent peu les ressources récoltées ou achetées. Ils
indiquent ainsi que ces systèmes « semblent peu favorables à une recherche simple de l’intensification
à la tête de brebis » (Barillet et al, 1981), et que dans ces cas il faut « tenter d’adapter les « outils de
la sélection »97. Reprenant les travaux de Gibon A. (1981), ils suggèrent alors une approche
privilégiant la gestion des ressources pastorales plutôt que la seule augmentation de la productivité des
animaux. D’autres auteurs ont ainsi montré que ces éleveurs privilégiaient davantage « l’adaptation
[des animaux] au pays » que leur production laitière :
« [Un éleveur] explique en termes imagés son opposition au système dit de l’amélioration de
la race prôné par l’administration, en particulier par l’UPRA de Mauléon : « ils essayent de
faire quelque chose, mais on prend pas. On peut pas prendre. Nous, on sait ce qu’il nous faut.
Ils font des bêtes de 2 litres. Mais c’est après que ça ne va pas, à la montagne. C’est comme
une personne qui vient de Bayonne et mange du beefsteack tous les jours, et qui viendrait
ici… » (Roue, 1986).
Ce point de tension entre philosophie managériale des instruments de la sélection génétique
technologique et philosophie managériale des systèmes d’élevage transhumants traditionnels s’est
cristallisé petit à petit autour de la notion de rusticité des animaux, souvent définie par les éleveurs
comme l’adaptation au milieu et la résistance à la transhumance. Ainsi sélection génétique sur la
des instruments : visites des ingénieurs et chercheurs des organismes de R&D dans les exploitations pour mieux comprendre les raisons des pratiques des éleveurs, mise en place de stage sur ces pratiques, etc. 97 De même, dès 1979, B. Bibé et B. Vissac, également chercheurs du département de Génétique Animale de l’INRA, ont commencé à travailler sur les liens entre amélioration génétique et utilisation du territoire, montrant les limites du modèle dominant de sélection génétique dans le cas de territoires montagneux, et la nécessité de trouver, pour ces territoire, le matériel animal et le type de production valorisant le mieux une alimentation à niveaux variables au long de l’année et non totalement maîtrisables (variation entre années) (Bibé et Vissac, 1979).
Partie II : L’instrumentation
150
performance de chaque animal et rusticité sont opposés dans les discours des éleveurs critiques envers
le modèle de la sélection technologique. Ces oppositions restent très vives aujourd’hui, comme le
témoignage d’un éleveur suivant l’illustre (ce n’est qu’un exemple, mais ce thème est revenu dans la
plupart des entretiens que nous avons eu) :
« Les brebis à 150 ou 200 litres, on peut pas les envoyer en montagne. Ou alors il faut les
redescendre très tôt pour les alimenter. Donc ce que vous gagnez d’un côté, vous le perdez de
l’autre » « Ces brebis se vident et elles ne sont pas forcément rustiques ».
2.3 LA CONSTITUTION DE SAVOIRS LOCAUX ET DE SAVOIRS LEGITIMES
2.3.1 Un dispositif de recherche local pour mettre en œuvre des expérimentations
Face aux spécificités des élevages pyrénéens et de leurs problématiques techniques, les professionnels
locaux et gestionnaires des schémas de sélection ont mis en avant la nécessité d’apprentissages,
d’expérimentations locales. Une structure locale d’expertise, la SICA CREOM, a alors était créée.
Cette structure avait pour objectif explicite de tenter de réapproprier localement la prescription
technique, et de prendre en compte les spécificités du territoire et des pratiques locales dans les
connaissances élaborées sur les systèmes d’élevages pyrénéens.
Cette structure réalise alors des expérimentations pour tenter de rendre possible l’insémination
artificielle en montagne, mais sans succès : « Des essais ont été menés en Soule, province basque
voisine, pour inséminer les animaux en montagne. Mais le surcroît de travail a fait échouer
l’initiative » (Candau J. et al, 1989).
Une meilleure gestion des béliers de monte naturelle en estive a alors été une solution évoquée par les
gestionnaires des schémas, mais là encore la spécificité de la gestion collective des troupeaux en
montagne rend difficile toute rationalisation de la monte naturelle : « Il existerait une solution :
intégrer au troupeau transhumant des béliers à haute valeur génétique. Mais l’organisation des
estives ne s’y prête pas. Selon le principe de libre parcours et de libre jouissance, tout éleveur de la
vallée peut monter ses bêtes ; les troupeaux vagabondent où bon leur semble et se mélangent. Les
béliers suivent les brebis en chaleur ; de bons béliers « disparaissent » durant 8 ou 15 jours et sont
exposés à des risques sanitaires. Seuls des bergers pourraient limiter ces mélanges, mais ils sont de
moins en moins nombreux à passer l’été en montagne. D’où la réticence des éleveurs à faire monter
là-haut des mâles valables : ils ne sont pas sûrs de les conserver et d’en récolter les produits »
(Candau J. et al, 1989). « Les possibilités de sélection sont dès lors réduites à la sélection massale
basée sur la conformation du produit né et l’ascendance de la mère (l’ascendance du père n’étant pas
assurée). Le travail de sélection génétique mené en groupe (par le biais de l’UPRA et de
l’insémination artificielle) ne peut bénéficier à ces éleveurs » (ibid p. 43).
Partie II : L’instrumentation
151
De fait, des réflexions continuent à avoir lieu, dans des cercles élargis (notamment différentes
communautés scientifiques), concernant la compatibilité du système transhumant avec l’innovation
technique des schémas de sélection, et les risques et menaces qui pèsent sur ce système :
« La transhumance est apparue comme un facteur limitant à l’efficacité du schéma de
sélection des brebis Manech, notamment en raison des difficultés apparues dans la mise en
œuvre de l’insémination artificielle dans les troupeaux transhumants par rapport aux élevages
sédentaires. En conséquence, le testage des béliers sur leur descendance s’est beaucoup plus
développé dans les troupeaux de brebis Manech à tête rousse de la région des coteaux
basques que dans les troupeaux de brebis Manech à tête noire de la montagne de la Soule.
[…]Les éleveurs qui ont une chance sont ceux qui ont réussi à se constituer de grandes
exploitations dans les zones basses, en coteaux, et qui peuvent se passer de la montagne »
(Boloquy J.-B., 1986).
2.3.2 La question de la légitimité et de la cohérence de l’expertise scientifique
Ces questionnements à l’échelle de la sélection génétique dans les Pyrénées-Atlantiques et de la
diffusion des instruments scientifiques font écho à des controverses scientifiques plus générales.
Tensions et difficultés locales dans l’adaptation des instruments ne sont ainsi pas déconnectées de
tensions au sein de la sphère scientifique. En effet, parallèlement aux questionnements des chercheurs
de la SAGA quant à la faible adoption des instruments, des courants scientifiques, notamment au
SAD98 assez récemment créé (1979), interrogent les modèles de recherche et de développement en
cours. Ainsi les interrogations de certains scientifiques (Osty P.L., 1989; Osty P.L. et Auricoste C.,
1989; Vallerand F. et al, 1994), sont perceptibles dans différents écrits. Au-delà du maintien des
systèmes d’élevages transhumants, c’est aussi le maintien de savoirs spécifiques induits par ces
pratiques qui pose question : « Mr Osty souligne l’intérêt des questions soulevées quant aux savoirs :
les répertorier et mieux concevoir leur transmission » « Un problème préoccupant est notamment
celui de la transmission des savoirs liés à la conduite des troupeaux en estive » (Boloquy, 1986).
Ces éléments montrent en quoi les savoirs produits dans un contexte spécifique, caractérisé par
l’homogénéité des systèmes d’élevage (cas de Roquefort), peuvent être sujets à controverses ou
faiblement intégrés lors de leur transfert dans un autre contexte (cas des Pyrénées-Altantiques).
2.3.3 L’absence d’alternatives à la philosophie managériale dominante
Comme l’exprime l’un des scientifiques responsables de la génétique ovine à cette époque, le contexte
de l’élevage en Roquefort était très simple : chaque éleveur avait la maîtrise toute l’année de
l’alimentation de son troupeau et gérait individuellement celui-ci. En Pyrénées-Atlantiques,
98 Sytèmes Agraires et Développement à l’époque, aujourd’hui Sciences pour l’Action et le Développement
Partie II : L’instrumentation
152
l’introduction des innovations de la sélection génétique technologique nécessitait de prendre en
compte et de repenser l’ensemble du système local d’élevage, en l’occurrence très complexe : gestion
collective des troupeaux pendant une partie de l’année, difficultés de maîtrise de l’alimentation,
nécessité de transhumance pour compenser les faibles surfaces des exploitations. Les zones du Béarn
et de la montagne basque étaient les plus concernés par ces systèmes complexes, et correspondaient
aux zones des races Basco-béarnaise et Manech Tête Noire. Malgré les questionnements des
scientifiques sur l’adaptation des instruments de la sélection à ces systèmes, le projet managérial de
ces instruments resta le même, et c’est l’évolution des systèmes d’élevages qui fût encouragée,
conduisant à privilégier la race pour laquelle ce projet était le plus facilement applicable. Ainsi c’est la
Manech Tête Rousse, la race correspondant au système d’élevage le plus maîtrisable (faible
importance ou absence de la transhumance, gestion individuelle des troupeaux) qui se développa le
plus au sein des schémas de sélection. En effet, cette race était majoritaire sur les côteaux basques, où
l’aménagement foncier avait permis, dès les années 1970, le développement d’une production
céréalière et fourragère orientée vers l’intensification de la production de lait de brebis. Comme le
notent les scientifiques chargés de la mise en place des schémas de sélection dans ce département à
l’époque, on assiste alors « dans cette région à une évolution des systèmes d’élevage vers le modèle
technique développé dans le Rayon de Roquefort » (Barillet et al, 1981). Pourtant, cette race
représentait à l’époque des effectifs beaucoup moins importants que la Manech Tête Noire. Mais celle-
ci correspondait à un système d’élevage beaucoup moins maîtrisable. Les effectifs respectifs de ces
deux races se sont alors, au fur et à mesure, inversés : de nombreux éleveurs ont changé de race, et
donc de système d’élevage. D’autres ont quitté les schémas de sélection ou n’y sont jamais rentrés. Le
tableau suivant illustre ces évolutions d’effectifs.
MTR MTN BB Total
1960 200 000 115 000 315 000
1980 120 000 200 000 80 000 400 000
1988 214 000 122 000 76 000 412 000
2003 275 000 115 000 80 000 470 000
Tableau 8 : Evolution des effectifs des trois races ovines locales des Pyrénées-Atlantiques, de 1960 à 2003
(Source : Institut de l'Elevage)
Les scientifiques, lucides, pointent alors les limites et les effets incontrôlés du projet managérial des
schémas de sélection, sans pour tant que ne soit conçue de voie alternative :
« Un choix (implicite ou non) a été fait de développer le schéma de sélection dans la catégorie
des troupeaux présentant les conditions les plus favorables et à partir desquels le progrès
génétique est susceptible de diffuser vers les autres types d’élevage. S’agissant de régions
naturelles, et d’élevages présentant des contraintes très différentes, on peut évidemment
Partie II : L’instrumentation
153
s’interroger sur les conséquences à long terme d’un tel choix pour l’adaptation du matériel
animal » (Barillet et al, 1981)
Ainsi le constat d’une certaine inadéquation entre la philosophie managériale des schémas de sélection
issus du Rayon de Roquefort, correspondant à un certain type de système d’élevage, et les systèmes
d’élevage spécifiques aux Pyrénées-Atlantiques conduit plutôt à une évolution de ces derniers qu’à un
changement de la philosophie managériale des schémas de sélection.
Cependant, malgré les efforts d’homogénéisation des systèmes d’élevage et de diffusion de « bonnes
pratiques », les progrès génétiques des schémas de sélection pyrénéens continuèrent à stagner, ou du
moins à augmenter de manière beaucoup plus lente que prévue selon les références du schéma de
sélection de la Lacaune. Les réflexions alors engagées quelques années après (à partir de 1985)
changèrent de nature : pour le CDEO, il ne s’est plus agit de questionner la pertinence des
connaissances et des technologies conçues dans un contexte et appliquées à un autre, mais de
s’interroger sur le respect des règles de coopération nécessaires au « bon » fonctionnement des
schémas de sélection. Faisant référence à l’axiomatique de l’action collective selon (Hatchuel A.,
2001a; Hatchuel A., 2005a; Hatchuel A., 2005b), un second type de crise peut être identifié. Il s’agit
davantage d’une « crise des relations », comparativement à la « crise des savoirs » qui vient d’être
détaillée. Ainsi le problème ne semble pas être seulement technique, mais également organisationnel.
3 CRISE DES RELATIONS : LA TRAGEDIE DES COMMUNS
Une dizaine d’années après le premier constat de faible diffusion des instruments de la sélection
génétique, un deuxième constat est fait par les scientifiques accompagnant les schémas de sélection
pyrénéens : la lenteur de la création de progrès génétique. En effet, la théorie génétique estime à dix
ans le laps de temps nécessaire pour percevoir les effets de la sélection sur les critères travaillés. Dans
les Pyrénées-Atlantiques, vers la moitié des années 1980, les gestionnaires des schémas de sélection et
les scientifiques constatent que les indicateurs habituels du bon fonctionnement d’un schéma définis
par les scientifiques sont au rendez-vous mais que le progrès génétique obtenu, toujours en
comparaison à la référence de Roquefort, reste faible.
« Alors que normalement, tous les indicateurs macroscopiques (agnelles bien nées
chez vous, nées de pères connus, nombre de mâles mis en testage) qu’on avait pu
vérifier laissaient supposer que tout allait dans le bon sens, ça aurait dû déclencher
un gain génétique » (entretien avec un scientifique de la SAGA)
Des démarches sont alors lancées pour essayer de déterminer les causes de ces faibles résultats des
schémas de sélection.
Partie II : L’instrumentation
154
3.1 FAILLES DANS LE RESPECT DES REGLES DE COOPERATION
Des réflexions sont menées par les responsables locaux des schémas de sélection sur leur efficacité et
les décalages par rapport au modèle conçu par les scientifiques. Les résultats d’un audit réalisé en
1988 par le CDEO révélèrent alors que le problème n’était pas technique mais venait de défauts de
coopération, de comportements opportunistes amenant à parler de « tragédie » des communs (Hardin,
1968) : « tricheries », pratiques de passagers clandestins des éleveurs (utilisation du progrès génétique
collectif sans participer, en refusant de fournir des reproducteurs par exemple), mais aussi persistance
de pratiques d’échanges de gré à gré, de sélection d’animaux basée sur la confiance entre pairs plutôt
que sur l’instrumentation scientifique. Les règles collectives telles que la priorité du Centre de
sélection sur les béliers nés dans les élevages étaient souvent peu respectées. Des stratégies
individuelles prévalaient. Par exemple, des éleveurs faisaient disparaître des béliers venant de naître
une année, pour éviter qu’ils ne soient récupérés par le Centre de sélection, et les faire réapparaître
l’année suivante dans le même élevage. Comme le témoigne un responsable professionnel de
l’époque : « les éleveurs faisaient adopter les bons agneaux destinés à l’IA, issus des mères à béliers
[les meilleures mères], par d’autres brebis, pour ne pas avoir à les donner au Centre ». L’audit a
également révélé des défauts de prescription des accouplements : le raisonnement des accouplements
fait par insémination artificielle était laissé en partie au libre choix des éleveurs, au lieu de reposer sur
une prescription forte de la part des techniciens du Centre de sélection.
Suite à cet audit, des mesures internes et externes aux schémas de sélection pour rétablir le respect des
règles de coopération nécessaires à leur bon fonctionnement sont prises.
3.2 FAIRE FACE A LA TRAGEDIE DES COMMUNS : REGULATION INTERNE ET REGULATION EXTERNE
Quelles réponses ont été apportées dans les Pyrénées-Atlantiques pour faire face à cette « tragédie » ?
Deux voies principales ont été investies : une régulation interne (règles de fonctionnement internes aux
schémas de sélection) et une régulation externe à l’organisation des schémas de sélection (régulation
par l’aval).
3.2.1 Une régulation interne : la conception d’une chaîne instrumentale associant instruments
orientés connaissances et instruments orientés relations
Au niveau interne du dispositif de sélection, les règles de coopération ont été resserrées par la
conception d’instrumentations locales « béquilles » de la coopération et par la création de nouveaux
acteurs, conduisant à la constitution de ce que (Acquier, 2007) nomme une « infrastructure
instrumentale » susceptible de faciliter la coordination entre les différents maillons de la chaîne
instrumentale composée des trois instruments principaux de la sélection génétique (contrôle laitier,
index, insémination artificielle) :
Partie II : L’instrumentation
155
− La mise en place d’instruments « orientés relations » : des contrats de sélection et des
catalogues de béliers
Si nous reprenons la distinction proposée par David A. (1998), les instruments jusque là conçus et mis
en place étaient « orientés connaissances », à visée technique. Parallèlement à cet audit que sont mis
en place des instruments « orientés relations » : des 1988, des contrats de sélection ont été créés, ainsi
que, quelques années plus tard, des catalogues de béliers.
Des contrats de sélection
Formalisant les règles de la coopération entre les éleveurs sélectionneurs et le Centre de sélection, les
contrats de sélection ont définit : des règles de priorité du centre pour l’achat des mâles, des taux
minimums d’insémination artificielle et de renouvellement du troupeau, des règles de priorité pour les
doses provenant des meilleurs mâles du Centre, etc. La formalisation des règles de coopération et leur
resserrement ont conduit dans un premier temps à des désistements des éleveurs dans l’année qui a
suivi. Ces contrats n’existent pas de façon formelle dans les Centres de sélection de Roquefort : les
contrats entre sélectionneurs et centres de sélection y restent tacites.
Un catalogue des béliers
Le catalogue des béliers disponibles pour l’insémination artificielle créé par le Centre de sélection des
Pyrénées-Atlantiques99 est souvent considéré comme injustifié par les accompagnateurs des schémas
de sélection. En effet, la contrainte de la sélection ovine étant la gestion en flux tendu, établir un
catalogue parait inutile, puisque les éleveurs n’ont pas le choix des doses de semence qu’ils reçoivent.
Dans le cas de la sélection ovine, comme nous l’avons vu, ce sont bien les responsables techniques de
chaque Centre de sélection qui prescrivent, grâce à un logiciel, la liste des doses assignées à chaque
élevage. Si aucun choix n’est possible, a priori l’existence d’un catalogue semble anachronique. Or cet
instrument, qui semble donc n’avoir aucune justification technique, a malgré tout un rôle et un usage
auprès des éleveurs. En effet, il permet aux éleveurs :
− D’avoir des éléments de connaissance du travail du Centre de sélection : quels béliers sont
utilisés pour produire les semences vendues et avec quels index ;
− Connaître le travail de leurs collègues sélectionneurs, et donc mobiliser ces connaissances
pour se repérer sur le marché des reproducteurs pour la monte naturelle (savoir quels
sélectionneurs fournissent le plus de béliers au Centre de sélection, ou obtiennent les meilleurs
index) ;
− Evaluer la qualité moyenne du « thermos » (contenant des paillettes de semence) qu’ils
reçoivent par rapport à l’ensemble des mâles disponibles au Centre de sélection ;
99 Cet instrument n’existe pas dans le rayon de Roquefort, mais existe par contre dans une forme encore plus complète (avec photos à l’appui) dans les dispositifs espagnols.
Partie II : L’instrumentation
156
− Vérifier l’origine des doses qu’ils reçoivent grâce à leur connaissance des systèmes d’élevage
de leurs collègues éleveurs. Par exemple l’un des éleveurs que nous avons rencontré vérifie
l’origine des béliers dont il reçoit les doses pour savoir si ces béliers viennent d’élevages ayant
transhumé ou non : cet éleveur rencontré transhume et accorde de l’importance à ce que les
éleveurs fournissant des béliers au Centre de sélection transhument également. Selon lui cela
garantira le maintien de la rusticité des animaux.
Ce catalogue est donc un instrument à la disposition des éleveurs pour surveiller une activité qu’ils ont
externalisée. Grâce à l’édition de ce catalogue, le Centre de sélection s’inscrit dans ce que Eymard-
Duvernay F. et Marchal E. (1994), ou encore Callon M. et al (2001) appellent un « phénomène
d'intéressement », c’est à dire l'ensemble des actions par lesquelles une entité s'efforce de mobiliser et
de s'allier d'autres entités. Le catalogue des béliers constitue un instrument dans lequel ces actions
prennent corps. En Roquefort, contrairement aux Pyrénées-Atlantiques, les doses d’IA ne sont pas
accompagnées des valeurs des index, et aucun catalogue n’est fourni. Les connaissances sur les
reproducteurs sont donc intégrées dans une boîte noire : pour les usagers, il n’est pas nécessaire de
connaître la valeur exacte des reproducteurs (leurs index) car la confiance envers le dispositif et les
connaissances scientifiques qui déterminent cette valeur est suffisante. Un autre exemple de cette
confiance est la possibilité ou non d’externaliser, de collectiviser plus ou moins totalement la gestion
des reproducteurs. Dans le Rayon de Roquefort, la confiance entre les parties prenantes des schémas
de sélection est suffisante pour qu’il soit possible d’externaliser totalement la gestion des
reproducteurs. Ainsi l’un des Centres de sélection a mis en place un principe de propriété collective
des béliers : tous les mâles nés d’insémination artificielle dans les élevages sont rachetés par le Centre,
qui les redistribue ensuite dans les élevages en fonction des besoins de reproducteurs pour la monte
naturelle (qui reste très peu importante). En Pyrénées-Atlantiques, ce modèle n’était pas considéré
comme socialement acceptable par les éleveurs, comme en témoigne l’un des responsables
professionnels locaux : « il fallait durcir les règles d’engagement dans la sélection, mais pas au point
de faire sortir les gens du schéma. », ou encore un éleveur rencontré : « ici, avec l’esprit basque, il
serait impossible de collectiviser les béliers ! ».
− La création de nouveaux acteurs pour rationaliser le fonctionnement interne du Centre de
sélection
Un poste d’ingénieur « généticien » est créé en 1987 au sein de l’UPRA, avec comme fonction
assignée de classer les animaux et de déterminer les accouplements raisonnés. Cette fonction marque
le passage d’une activité reposant sur les savoir-faire et les connaissances des éleveurs à l’échelle
individuelle à une activité assistée par des logiciels informatiques permettant de raisonner le traitement
d’une quantité grandissante d’informations. Cette création de poste participe d’un renforcement de la
prescription dans les activités de sélection génétique : le généticien utilisant un logiciel pour les
accouplements transforme la prescription faible qui prévalait jusque-là, laissant les préférences des
Partie II : L’instrumentation
157
éleveurs jouer un rôle dans le raisonnement des accouplements, en une prescription de nature
beaucoup plus forte (Hatchuel A., 1996).
Ces éléments révèlent les liens dynamiques entre la légitimité et la reconnaissance de l’expertise, et
l’intensité de la coopération. Le cas des Pyrénées-Atlantiques, comparé au cas de Roquefort, semble
faire émerger l’hypothèse que, moins les dispositifs et les instruments sont institutionnalisés, plus il est
nécessaire de compléter l’instrumentation « technique » par une instrumentation de la coopération.
Ainsi, dans les Pyrénées-Atlantiques, les connaissances scientifiques et les prescriptions du dispositif
de sélection génétique sont questionnés, l’adoption des innovations ne va pas de soi : contrats de
sélection, rationalisation de la prescription accompagnement de la prescription par une grande quantité
d’informations sont indispensables. Dans le cas du Rayon de Roquefort, le dispositif de sélection n’est
pas remis en cause : aucun contrat de sélection n’est nécessaire, aucune information complémentaire
n’accompagne la prescription. Inversement, une instrumentation de la coopération participe à
l’institutionnalisation d’une instrumentation technique. Ainsi même en Roquefort la coopération n’a
pas uniquement résultée de l’efficacité des techniques de sélection. L’un des Centres de sélection
(OVITEST) a par exemple mis plusieurs outils en place pour favoriser la coopération, notamment des
systèmes de ristournes, de rachats de lactation, pour compenser les risques encourus ou les efforts faits
par les éleveurs. Lorsque les éleveurs tombaient sur des doses de semence provenant d’un bélier se
révélant mauvais à la fin de la période de testage, les conduisant à avoir dans leur troupeau des
femelles issues de ce béliers produisant moins de lait que la moyenne, le Centre de sélection
OVITEST leur remboursait cette perte de production.
3.2.2 Une régulation externe : les instruments incitatifs de la filière
La construction de la coopération autour de la sélection génétique dans les Pyrénées-Atlantiques a
aussi reposé sur des instruments externes au dispositif même de sélection. La filière de transformation
du lait de brebis dans les Pyrénées-Atlantiques, par quelques industriels, était confrontée à cette même
période à un manque de lait. Les industriels ont alors demandé aux éleveurs d’augmenter la
productivité de leurs animaux en mettant en place des instruments incitatifs offrant des bénéfices
financiers supplémentaires aux usagers s’engageant dans la sélection. Ces incitations avaient pour
objectif de pallier les coûts d’investissement à court terme de la sélection génétique et le fait que les
résultats de ces investissements ne puissent être perçus qu’après plusieurs années100. Ces instruments
furent par exemple des compensations financières pour les éleveurs utilisant l’insémination artificielle.
Les organisations professionnelles et territoriales se sont également engagées dans une démarche
d’incitation des éleveurs à s’engager dans les schémas de sélection : aides départementales à
100 En effet, l’une des dimensions de la gestion des biens communs est la prise en compte dans les actions présentes d’un futur lointain.
Partie II : L’instrumentation
158
l’adhésion au contrôle laitier, conditionnalité des aides aux bâtiments par l’adhésion au contrôle laitier.
Ces différents instruments ont alors permis une régulation externe des activités de sélection génétique.
Cependant, cette régulation est beaucoup moins organisée qu’en Roquefort, où il existe une plus forte
intégration de la filière, comme l’encadré ci-après l’illustre.
Encadré 8 : Différences de degré d’intégration entre deux filières :
Roquefort et Pyrénées-Atlantiques Roquefort : une filière très intégrée
La race Lacaune dans une dynamique institutionnelle : l’impulsion des industriels laitiers et d’une interprofession forte L’appui d’une interprofession existant depuis 1930, la Confédération de Roquefort, regroupant le domaine du développement technique, l’AOC, et la dimension « interprofession » proprement dite (fixation du prix du lait) a été essentiel dans la dynamique d’innovation et la diffusion de l’instrumentation de la sélection génétique. La Confédération de Roquefort développe un service élevage autour des années 1950 pour réaliser le contrôle laitier et pilote aujourd’hui l’un des deux centres de sélection de la région. Les risques de divergence d’opinion dans l’orientation de la sélection entre AOC et centres de sélection étaient donc très faibles. De même, les industriels se sont engagés dans la modernisation de l’élevage au travers d’un système intégré où les moyens de production sont améliorés par l’aval. Ainsi la Société des Caves (l’un des industriels les plus importants du Rayon) a embauché des techniciens, impulsé la conception et l’utilisation des salles de traite. Ils investissent également dans des fermes expérimentales, pour mettre en place des expérimentations sur l’alimentation, la récolte des fourrages ou encore le séchage en grange. Un partenariat intense entre recherche publique et profession Les liens avec la recherche publique ont été primordiaux dans le développement des schémas de sélection dans le Rayon de Roquefort (Aggeri et Hatchuel, 2003). Les deux unités de sélection (Ovitest et Confédération de Roquefort) ont un partenariat de longue date avec l’INRA de Tours et de Toulouse. C’est d’ailleurs la Confédération qui a acheté le domaine expérimental de La Fage où est élevé dans un but scientifique un important troupeau de race Lacaune, pour le rétrocéder ensuite à l’INRA qui en fera un haut lieu d’expérimentations sur la sélection génétique des ovins. Ainsi c’est dans le Rayon de Roquefort qu’est mise au point en premier l’insémination ovine (entre 1963 et 1968) (Barillet, 1985). Les responsables de la sélection génétique en Roquefort seront également moteurs dans le développement et la qualification des nouvelles compétences nécessaires à la gestion des schémas de sélection. Ils seront à l’origine de la formation de « chef de centre » spécialisé dans les ovins à Rambouillet. La réussite de ces partenariats et des innovations génétiques permettra le développement d’une élite qui participera à faire des pratiques de sélection génétique du Rayon de Roquefort un modèle internationalement reconnu. La réussite de ce modèle s’accompagne également de la diffusion de pratiques, de méthodes nouvelles en vue d’augmenter l’efficacité de la sélection : « Méthode de rationnement hivernal des brebis laitières basée sur des apports en concentrés situés à 40 ou 50% au-dessus des besoins moyens en concentrés de la brebis (pour ne pas brimer les meilleures brebis d’un lot !) », « Conduite intensive des agnelles », etc. (Rouquette, 1986). Ces pratiques ont accompagné la diffusion des techniques de sélection génétique d’un bassin à l’autre et ont servi de modèle pour la modernisation des pratiques de sélection dans le bassin des Pyrénées-Atlantiques notamment.
Pyrénées-Atlantiques : une filière « éclatée » En Pyrénées-Atlantiques, Centre de sélection, AOC et interprofession sont trois entités séparées. Contrairement au Rayon de Roquefort où il n’y a aucun producteur fermier, la filière de l’Ossau-Iraty est découpée entre producteurs fermiers (15%) et transformateurs (industriels et artisans) (85%). L’AOC et l’interprofession fonctionnent selon une présidence tournante entre trois collèges : les livreurs de lait (éleveurs n’assurant que la production laitière), les transformateurs (entreprises n’assurant que la transformation fromagère) et les fermiers (éleveurs produisant le lait et le transformant en fromage à la ferme). Livreurs, transformateurs et fermiers n’ont
Partie II : L’instrumentation
159
pas les mêmes attentes concernant l’orientation de la filière, ne serait-ce que par la nature du marché sur lequel ils se positionnent (marché local/national, stratégie de marque/de qualité). Ainsi ces trois structures dont deux avec présidence tournante conduisent à autant de configurations différentes du pilotage de la filière. Cette organisation a conduit à des phases de tensions, notamment entre AOC et Centre de sélection, selon la nature de la présidence de l’AOC. Les débats autour du resserrement du cahier des charges de l’AOC, durant les 5 dernières années, en est l’illustration (Lambert-Derkimba A., 2007).
Cette différence de niveau d’intégration est sans nul doute un élément important jouant dans le
processus d’institutionnalisation des schémas de sélection, limitant ou non les débats et les tensions
autour des objectifs de production de la ressource commune : une filière intégrée facilite une action
collective unie tournée vers un objectif unique. Dans le cas des Pyrénées-Atlantiques, la diversité des
stratégies des acteurs rend difficile l’orientation commune de la filière et l’institutionalisation du
dispositif de sélection génétique. Ainsi, la question de la coopération au sein des schémas de sélection
ne peut s’analyser sans prendre en compte l’organisation des filières dans lesquels ceux-ci doivent
s’insérer.
Ces différentes crises (des savoirs et des relations) et leur analyse nous permettent d’accéder à la
définition performative des instruments de la sélection génétique, au travers des différentes visions du
monde qu’ils cristallisent.
3.3 DES CRISES A UNE VARIETE DE PERFORMANCES DES INSTRUMENTS DE LA SELECTION
GENETIQUE
3.3.1 Aspect performatif des instruments de la sélection génétique « technologique »
Si nous reprenons notre cadre d’analyse, les différents éléments de crise qui viennent d’être exposés
nous amènent à mettre en parallèle la définition ostensive, c'est-à-dire le projet initial des schémas de
sélection et des instruments de sélection génétique technologique, avec leur définition performative,
exprimant la diversité des interprétations et des mises en acte des instruments de la sélection
génétique.
Partie II : L’instrumentation
160
Aspect ostensif des schémas de sélection (projet initial)
Aspect performatif des schémas de sélection (variété des interprétations)
Substrat technique Évaluation scientifique des animaux par le contrôle laitier et les index, diffusion du progrès par l’IA Standards publics
Faible diffusion des instruments Diversité des définitions de la rusticité Tensions avec les pratiques locales
Philosophie gestionnaire Augmenter le revenu des éleveurs en augmentant les revenus laitiers et la performance individuelle des animaux
D’un côté volonté des concepteurs de promouvoir l’adaptabilité des instruments à divers objectifs, de l’autre conception de systèmes d’élevage où la performance de l’animal (production/ingestion) a peu d’importance
Vision simplifiée des relations
organisationnelles
Relation de service, division du travail, compétences distribuées entre éleveurs, techniciens, scientifiques Division de la population d’éleveurs entre sélectionneurs (créateurs de progrès génétique) et le reste de la population (utilisateurs du progrès), dispositif coopératif avec engagement de long terme
Difficulté de mettre en place la structure pyramidale du schéma de sélection compte tenu de la gestion collective des reproducteurs en estive, émergence de pratiques « déviantes » de sélection génétique pour pallier le non-cloisonnement des troupeaux
Tableau 9 : Ecarts entre l'aspect ostensif et l'aspect performatifs des instruments de la sélection génétique
technologique
3.3.2 Une diversité d’usages comme capacités de changement
La définition « performative » des instruments de la sélection génétique « technologique » nous
permet d’approcher la diversité des usages qui sont faits de ces instruments, par rapport à l’uniformité
du projet qu’ils incorporaient au départ. Feldman M.S. (2000) a élaboré une typologie des modes de
mise en action des instruments, d’effets produits et de réponse de changement par rapport à la
définition ostensive de ceux-ci. Cette typologie indique par quels moyens les acteurs développent des
capacités à changer la définition ostensive des techniques managériales auxquelles ils sont confrontés :
la « réparation », l’« expansion », et l’« aspiration ».
� La « réparation » des instruments : les usagers adaptent les instruments à leurs pratiques
individuelles. Comme nous l’avons vu dans l’analyse de la crise des savoirs, dans le contexte
spécifique des Pyrénées-Atlantiques et de l’agriculture de montagne, les instruments révèlent certaines
inadaptations aux pratiques locales de sélection et de gestion des troupeaux. Des usages inattendus
peuvent alors apparaître :
− l’IA est difficile à réaliser en montagne car il faut isoler les animaux de troupeaux
différents qui sont habituellement gardés collectivement : des éleveurs décalent les
dates de transhumance pour faire l’IA avant de monter en estive ;
Partie II : L’instrumentation
161
− des éleveurs subissent les critiques de leurs pairs quant à la « laideur » relative de
leurs animaux pourtant de bonne valeur génétique selon ce qu’indiquent leurs index :
ils font le choix de garder des animaux à bas niveau d’index mais de bonne qualité
esthétique pour l’estive.
� L’« expansion » : les instruments de la sélection génétique rendent possible de nouvelles
opportunités d’action pour les éleveurs. Par exemple, les instruments de la sélection ont permis de
réaliser des accouplements entre des animaux qui auraient été impossibles sans ces instruments et ainsi
ont permis de répondre à une crise sanitaire (tremblante ovine) qui aurait pu décimer la totalité du
cheptel des Pyrénées-Atlantiques. Ainsi les index ne sont pas uniquement des instruments techniques
pour évaluer les animaux dans les schémas de sélection, mais ils produisent également de nouvelles
capacités d’action.
� L’« aspiration » : les éleveurs développent différents usages des instruments de la sélection
génétique pour orienter leur travail individuel de sélection vers des objectifs particuliers difficiles à
atteindre. Les usagers des instruments tentent alors de transformer ces instruments et leurs modes
d’usages pour aller encore plus loin dans ce que ceux-ci permettent de produire. Ils vont par exemple
au-delà des exigences des outils de la sélection en terme de critères de choix des reproducteurs,
intégrant des critères supplémentaires, réalisant davantage d’IA que ce qu’il est demandé
officiellement, pour accélérer la création de progrès génétique.
Partie II : L’instrumentation
162
Conclusion
Diverses explications circulent au sein de la profession et de la sphère scientifique concernée par la
sélection ovine dans les Pyrénées-Atlantiques sur la faible utilisation des instruments de la sélection
génétique technologique conçus dans le rayon de Roquefort. Pour certains, il s’agit de la volonté des
éleveurs de garder le monopole sur le marché des reproducteurs. Pour d’autres, il s’agit d’oppositions
syndicales ou de rejet d’un schéma « venant d’ailleurs »… Plusieurs arguments nous conduisent à ne
pas nous satisfaire de telles explications. En effet, répondre à la question des difficultés
d’institutionnalisation des instruments de la sélection génétique « technologique » par l’argument :
« c’est idéologique », empêche d’analyser en profondeur cette question et de tenter d’y apporter des
réponses laissant ouverte une voie possible d’intervention. Deux hypothèses explicatives émergent de
ces premiers éléments d’analyse :
− La différence de niveau d’intégration de l’environnement socio-économique et d’alignement
des objectifs entre Pyrénées-Atlantiques et Roquefort peut être un élément explicatif. Un
environnement homogène rend plus facile l’interaction entre les concepteurs et les utilisateurs
des instruments, facilitant leur adaptation. Dans le Rayon de Roquefort, cette interaction n’a
pas émergé d’elle-même dans les années 1950. Elle a été possible du fait de la construction de
« liens forts » (« strong ties » (Granovetter M., 1985) par les acteurs locaux avec la sphère
scientifique dès les années 1920, rendant possible l’expression d’un projet et le travail dans un
but commun (Aggeri et Hatchuel, 2003). Dans un tel contexte, la distribution des compétences
est clairement défini. Les éleveurs produisent du lait, les industriels du fromage. De plus,
l’entrée de la race Lacaune sur le marché national et international du fait de son potentiel de
performance n’a fait qu’accroître l’assurance d’une adéquation entre les instruments de la
sélection génétique et le contexte socio-économique. A l’inverse, dans les Pyrénées-
Atlantiques, la distribution des capacités de définition des stratégies a conduit à des impasses
dans l’action collective et à atténuer les responsabilités entre les différents participants. Ces
éléments révèlent en quoi les caractéristiques d’une structure organisationnelle interagissent
avec les capacités de réflexivité et de réaction de l’organisation face à un changement.
− Le deuxième élément explicatif est l’absence d’ancrage historique de la sélection de ces trois
races, contrairement à Roquefort. Comme nous l’avons vu dans la partie I de la thèse, il
n’existait pas de Livre Généalogique des races pyrénéennes avant la mise en place des
schémas de sélection. Ces races n’étaient pas clairement définies et elles ne l’ont été que pour
rendre possible la sélection technologique. Ainsi, selon nous, les instruments de la sélection
technologique n’ont pas trouvé dans les Pyrénées-Atlantiques un ancrage historique de
Partie II : L’instrumentation
163
pratiques de sélection sur lequel ils auraient pu s’ancrer. Cette hypothèse, qui sera davantage
développée dans la partie III de la thèse, est en accord avec ce qu’ont pu montrer Kogut B. et
Zander U. (1992), pour lesquels de nouveaux apprentissages, des innovations reposent sur des
connaissances et des pratiques existantes. Pour Sewell W.H. (1992), c’est par le biais d’une
transposition de schémas et d’une remobilisation de ressources qu’une nouvelle structure est
reconnaissable comme la transformation d’une ancienne. Cette hypothèse révèle donc en quoi,
comme a pu le montrer Power M. (1996), les techniques et les procédures sont perçues comme
« efficaces » parce qu’elles sont acceptables institutionnellement.
Cette plongée dans les étapes concrètes de la structuration des schémas de sélection dans les Pyrénées-
Atlantiques et de la mise en place des instrumentations scientifiques et techniques associées nous a
permis de montrer :
− D’une part, les tensions qui peuvent exister entre le modèle et les hypothèses de conception de
ces instruments et les spécificités des pratiques et contextes locaux dans lesquels ils sont
implantés ;
− D’autre part, l’insuffisance de l’instrumentation scientifique et technique seule pour assurer la
coopération dans les schémas de sélection génétique des Pyrénées-Atlantiques, et la nécessité
de conception d’une infrastructure instrumentale (Acquier, 2007) combinant instruments
orientés connaissances et instruments orientés relation, régulation interne et régulation externe
de la coopération.
Ces éléments issus de l’analyse d’un cas spécifique nous amènent à questionner de manière plus
générale les hypothèses sur lesquelles repose la conception des instruments de la sélection génétique,
et leurs rôles inattendus, notamment dans la constitution du marché de la sélection génétique.
Partie II : L’instrumentation
164
Chapitre 3 DE L’INSTRUMENTATION SCIENTIFIQUE A
L’INSTRUMENTATION DE GESTION : LA FIN DU MYTHE DE LA
NEUTRALITE ?
Le chapitre précédent a permis un diagnostic des difficultés d’institutionnalisation de l’instrumentation
de la sélection génétique technologique dans les Pyrénées-Atlantiques comparativement à leur succès
dans le Rayon de Roquefort. Nous avons identifié différentes crises auxquelles cette instrumentation a
été confrontée, et nous avons montré en quoi celle-ci pouvait rentrer en tension avec des pratiques
locales. Ce dernier chapitre a pour objectif de généraliser ces résultats en tentant de mieux comprendre
ces difficultés par l’analyse des effets inattendus des instruments scientifiques de la sélection
génétique. En effet, les scientifiques considèrent souvent que les instruments qu’ils conçoivent sont
neutres, mais que ce sont les usages qui en sont fait qui, eux, sont imprégnés d’intentionnalités
(DeSanctis G. et Poole M.S., 1994). Cette vision empêche d’intégrer dans la réflexion sur la
conception même des instruments les usages qui en sont faits, et empêche de penser les implications
des instruments qui sont conçus. Ce chapitre repose donc sur trois hypothèses :
− en premier lieu, les instruments ne peuvent être déconnectés de leurs usages, d’autant plus
lorsqu’ils sont issus d’une discipline scientifique fortement reliée au terrain et au
développement des activités économiques, comme c’est le cas pour la génétique quantitative
des populations animales ;
− en deuxième lieu, comme a pu le montrer Hacking I. (1983) du fait des hypothèses de base à
partir desquelles sont élaborés les instruments de la sélection, du fait des choix qui sont faits
dans les « réductions du réel » nécessaires à la mise en calcul de celui-ci, les instruments ne
sont pas uniquement des représentations de ce réel, mais interviennent également dans sa
production ;
− enfin, comme ont pu le montrer de nombreux auteurs (Miller et O'Leary, 2007; Muniésa F. et
Callon M., 2008), les instruments ont un rôle performatif sur le réel.
Ainsi dans ce chapitre nous montrerons :
− en quoi les instruments scientifiques de la sélection génétique ne sont pas intrinsèquement
neutres ;
− en quoi ils ne sont pas la simple expression d’une demande de la profession agricole pour
laquelle ils sont conçus ;
− comment ils se transforment en instruments de gestion et de gouvernementalité.
Partie II : L’instrumentation
165
1 LA NON NEUTRALITE DES INSTRUMENTS DE LA SELECTION GENETIQUE
1.1 LE CHOIX DE CONSIDERER L’INTERACTION GENOTYPE-MILIEU COMME NEGLIGEABLE
La génétique quantitative repose sur un modèle de base définissant la performance d’un individu (sa
valeur phénotypique P) comme étant la résultante d’effets génétiques (son génotype G), d’effets de
milieu (son environnement E) et d’interaction entre ces deux effets (interaction génotype-milieu). Ce
modèle est exprimé par la formule suivante :
P = G + E + (G x E)
Le principe sur lequel repose la sélection génétique scientifique est l’évaluation génétique, c'est-à-dire
l’estimation de la valeur de G, ou plus précisément de la part du génotype G qui correspond à la valeur
génétique additive, c'est-à-dire la valeur génétique se transmettant d’une génération à la suivante.
Etant donné que G n’est pas observable directement et qu’une diversité de gènes interviennent dans
l’expression d’un seul caractère phénotypique, une modélisation et une approche statistique (procédure
d’indexation) permettent d’évaluer la valeur génétique additive des animaux pour les caractères
définis. Ainsi le contrôle de performance permet d’obtenir la valeur phénotypique P, et des
comparaisons intra et inter troupeaux sur plusieurs années permettent d’évaluer les effets de
l’environnement (âge de l’animal, climat, alimentation, effet année, effet élevage, etc.). Ces calculs
permettent d’obtenir des index génétiques, issus d’une représentation mathématique de la réalité, de la
modélisation des mécanismes de la transmission héréditaire de caractères quantitatifs à déterminisme
génétique (Ducrocq V., 1992). L’index correspond à une modélisation de la performance des animaux.
Le calcul des index d’un individu repose donc sur trois sources d’information : les observations ou
performances mesurées de son ascendance, celles de sa descendance, et la mesure de ses propres
performances (Ducrocq V., 1992). L’encadré suivant retrace les différentes étapes de rationalisation
des calculs, intégrant de plus en plus d’informations dans les modèles génétiques, et permettant par la
même occasion une utilisation beaucoup plus large des index (notamment la comparaison entre des
animaux éloignés dans le temps et dans l’espace).
Encadré 9 : Les étapes de l’élaboration de formules d’index de plus en plus précises
1965 : IF1 (Indexation Française 1) : index « modèles pères » basés sur la "comparaisons aux contemporaines" =. L’individu évalué n’est pas celui qui réalise la performance : l’individu évalué est le père, tandis que les performances sont réalisées par ses filles. Mais cette méthode d’évaluation conduisait à des difficultés d’analyse de la différence entre effets milieu et effets génétiques. Les index calculés n’étaient alors que des index « intra années », c'est-à-dire non comparables dans le temps, et « intra troupeau », soit non comparables dans l’espace entre différents troupeaux. Ils ne permettaient principalement qu’une aide au choix des reproducteurs intra-troupeaux. 1980 : index IF2 (=Indexation Française 2) : modèle père - grand-père maternel : ce modèle prend alors en compte des performances du grand père maternel (et non uniquement celles des filles).
Partie II : L’instrumentation
166
1992 : l’index modèle animal (c'est le modèle actuel) est un modèle plus précis. La valeur génétique introduite dans le modèle d’analyse est celle de « l’animal réalisant la performance » (Boichard et al, 1992). Dans ce modèle, toutes les parentés sont prises en compte, « c'est-à-dire que l’index d’un individu combine l’information de tous ses apparentés, qui peuvent être très nombreux » (Boichard et al, 1992). Les index issus du modèle animal permettent les comparaisons des niveaux génétiques et mettent donc en concurrence les individus d’une même population. Aujourd’hui le modèle animal a permis de démultiplier la puissance d’évaluation des index, notamment dans le cas de races nationales : « l’index d’une vache née en 1989 en Bretagne peut être comparé à l’index d’une autre vache née en 1975 dans le Nord » (Boichard et al, 1992).
Ce modèle repose sur l’hypothèse d’une action quasi-indépendante des effets génétiques et des effets
du milieu, ou tout du moins, sur l’hypothèse que la part de dépendance soit suffisamment faible pour
être considérée comme nulle dans les modèles : G x E est donc considéré comme nul. Lorsque les
effets génétiques et les effets du milieu n’agissent pas de façon indépendante, il s’agit alors
d’interaction génotype x milieu (G x E ≠ 0). Lorsqu’il y a interaction génotype x milieu, un animal
ayant un index élevé pourrait avoir une performance moindre qu’un animal d’index plus faible, mais
plus résistant, dans un environnement contraignant (climat extrême, faible alimentation, etc.). Sous les
climats occidentaux (faiblement contraignants), et pour des races sélectionnées de façon moins
intensive que la race Prim’Holstein par exemple, notamment les races ovines, il est admis par les
scientifiques français que l’interaction génotype x milieu est suffisamment faible pour ne pas avoir
d’impact sur la performance des animaux. Ainsi des expérimentations ont été faites en race Lacaune,
en station expérimentale, pour démontrer la pertinence de ce choix.
Cependant, ce choix ne semble pas clore les débats. En effet, au sein de la communauté scientifique
des généticiens, la question de la prise en compte ou non de l’interaction génotype x milieu fait l’objet
de controverses, et plus largement des effets négatifs d’une sélection génétique intensive sur ce qui est
appelé plus largement la rusticité (notion qui peut avoir de multiples acceptions), au-delà des seules
races ovines. La dimension extrême de la sélection prise par la race Prim’Holstein, devenue une
« mécanique » de très haute technologie, a souvent alimenté ces débats. Ainsi des généticiens tels que
(Hansen L.-B., 2000) ont mis en avant l’accroissement des frais de traitements sanitaires pour les
animaux sélectionnés de façon intensive sur les critères laitiers. Blanc F. et al (2004) ont montré
l’importance de tenir compte des capacités adaptatives des femelles comme élément central dans la
pérennité et la durabilité des élevages de ruminants. De plus, dans certains cas, cette interaction
génotype x milieu a été constatée et des mesures ont dû être prises pour pallier la diminution de
performance due à cette interaction. Nous pouvons citer le cas de l’introduction de gènes de races
adaptées au pâturage permanent dans la race Holstein pour les élevages en Nouvelle-Zélande.
Dans les Pyrénées-Atlantiques, la question de l’interaction génotype x milieu est l’une des traductions
faites par les scientifiques des débats qui animent les éleveurs membres ou extérieurs aux schémas de
sélection autour de l’évolution de la rusticité des animaux sélectionnés par les schémas de sélection.
L’argument souvent opposé à la sélection génétique « technologique » est qu’en augmentant la
Partie II : L’instrumentation
167
performance des animaux, elle les rend plus fragiles et moins résistants, notamment aux conditions
parfois difficiles de l’estive. La rusticité est alors définie comme la capacité à « tenir la montagne »,
c'est-à-dire à supporter une alimentation plus faible pendant quelques mois, jusqu’à la descente des
estives. De façon étonnante, cet argument est également avancé par des techniciens ou responsables de
la sélection génétique « technologique ».
Par l’exposé de ces débats et controverses, nous souhaitons mettre en exergue que les choix encapsulés
par les instruments de la sélection ne sont pas simplement une représentation simplifiée de la réalité,
mais que cette simplification repose sur des choix qui ne sont pas neutres et qui peuvent faire l’objet
de remises en cause par les usagers des instruments. En effet, si les scientifiques traduisent la question
de la rusticité par le concept d’interaction génotype x milieu, notre travail de terrain indique qu’il est
beaucoup plus difficile de déterminer ce que comprend la notion de rusticité pour les usagers des
races, quels sont les critères qui permettent aux éleveurs de la définir et comment ces critères
pourraient être mesurables. Cette question a été posée très régulièrement par les éleveurs aux
scientifiques. Cependant, à la fois par manque de temps et par manque de définition commune de la
rusticité, aucun travail n’a pour l’instant pu être réalisé en Pyrénées-Atlantiques dans ce domaine. La
réponse donnée est que les animaux conservent leur rusticité tant qu’ils restent dans leur milieu
d’élevage.
Ainsi, nous allons voir maintenant que l’argument souvent avancé par les scientifiques et les
gestionnaires des schémas de sélection pour justifier de la prise en compte du milieu local dans lequel
sont élevés les animaux sélectionnés est le principe de la « sélection en ferme ».
1.2 LE PRINCIPE DE SELECTION « EN FERME » COMME GARANTIE DE L’ADAPTATION AU MILIEU ?
1.2.1 Le paradoxe d’une recherche de plein air « confinée » ?
Contrairement au modèle « confiné » de production de connaissances scientifiques tel que défini par
Callon M. et al (2001), dans le cas de la sélection génétique des ruminants, les expérimentations en
station expérimentale n’ont pas précédé mais ont plutôt succédé à la mise en place dans « le monde
réel » des instruments scientifiques et techniques. En effet, pour produire des connaissances
scientifiques valides, il était nécessaire de réaliser des mesures sur un nombre suffisamment important
d’animaux, dans des environnements différents, et cela ne pouvait être réalisé en station
expérimentale. Ainsi, l’histoire de la sélection génétique des ruminants ne peut se résumer à l’histoire
de nombreuses autres sciences qui ont recherché « un confinement extrême » pour pouvoir produire
des connaissances : « installer ses laboratoires, ses instruments, non seulement le plus loin possible du
monde dans lequel nous vivons, mais également hors de portée des amateurs et des profanes » (Callon
M. et al, 2001). En sélection génétique, le confinement ne s’est pas traduit par la création de
Partie II : L’instrumentation
168
connaissances « hors du monde », mais par des tentatives de cadrage des laboratoires « de plein air »
qu’ont représenté les élevages. Comme nous l’avons vu dans le chapitre 2, ces tentatives de cadrage
ont reposé sur la diffusion de bonnes pratiques et la conformation des systèmes d’élevage. Ainsi le
progrès génétique a pu être plus facilement créé dans des milieux homogènes et pouvant être contrôlés
(systèmes d’élevage où l’alimentation, les intrants, peuvent être contrôlés par exemple). Le succès de
ce modèle en Lacaune a résulté en partie sur l’homogénéisation des systèmes d’élevage, encouragé par
le discours modernisateur de l’époque. Les généticiens eux-mêmes ont constaté cette convergence à
une certaine époque du développement agricole dans le cas du Rayon de Roquefort :
« il est remarquable en effet d’observer également que les « techniques d’accompagnement »
de ce schéma de sélection, en vue de son efficacité optimale, ont été convergentes avec les
options d’intensification et d’homogénéisation des systèmes d’élevages recherchés pendant la
même période » (Barillet F. et al, 1981)
Dans un milieu ouvert tel que l’élevage de montagne transhumant où l’alimentation est beaucoup
moins contrôlée, il est plus difficile de contrôler l’environnement des élevages qu’en système non
transhumant. Ainsi, la réussite « optimale » de l’instrumentation de la sélection génétique n’est pas le
seul résultat de son efficacité intrinsèque, mais bien de la conjonction de cette efficacité et de la
capacité de contrôler le milieu d’utilisation. Or, au travers du principe de la sélection en ferme comme
garantie de la sélection d’animaux adaptés à leur milieu (rustiques), le milieu est considéré comme
statique et immuable, ce qui n’est pas le cas. En effet, notre perspective sur les instruments émet
l’hypothèse que ceux-ci ont un effet sur le milieu, effet souvent méconnu ou considéré comme
inexistant. Les représentations schématiques et exemples détaillés ci-après illustrent cette idée.
1.2.2 Exemples d’effets des instruments : la contrainte du contrôle et de l’insémination artificielle
L’hypothèse selon laquelle le principe de sélection en ferme suffit à assurer l’adaptation des animaux
au milieu d’élevage évacue la question des contraintes des instruments de mesure de la performance
des animaux. En effet, l’index est calculé à partir de la performance des animaux. Se pose alors la
question des conditions de la mesure de cette performance. Comme l’a montré (Ducrocq V., 1992),
« P [phénotype] est rarement une observation élémentaire mais déjà une variable « synthétique »,
standardisée, précorrigée ». Ce qui est observé sur le terrain est résumé en données élémentaires : les
litres de lait à la traite en production totale par lactation par exemple. Ces données sont également
standardisées pour être comparables : ainsi la durée de lactation est ramenée à un niveau standard qui
détermine sur quoi est évalué le niveau de performance d’un animal.
En Pyrénées-Atlantiques, la nécessité du contrôle laitier pour mesurer la performance laitière des
brebis impose des contraintes vis-à-vis des pratiques de transhumance. En effet, le contrôle laitier n’est
jamais réalisé en montagne, pour plusieurs raisons : éloignement des routes accessibles par voiture
Partie II : L’instrumentation
169
(difficulté d’accès avec un matériel de contrôle laitier), absence de machine à traire en montagne et
donc longueur de la durée de traite, etc. Même si les brebis produisent plus longtemps, toute la
production réalisée en montagne n’est pas mesurée. Ainsi la sélection ne s’opère que dans une partie
du milieu (sur la ferme et non en estive) et donc n’intègre pas la totalité du système (puisque la
période de transhumance est occultée). Ces contraintes peuvent avoir des effets techniques (non prise
en compte de toute la durée de la lactation, possibilité d’interaction génotype-milieu : une brebis peut
exprimer son potentiel de production « en bas » mais pas en estive) mais aussi symboliques. Ainsi
comme un éleveur (en contrôle laitier officiel pourtant) l’a exprimé : « avec les schémas de sélection,
ils conduisent à diminuer la traite en montagne parce qu’ils ne font pas de contrôle en montagne, et il
faut faire l’agnelage plus tôt parce qu’il faut faire les inséminations artificielles en juin ».
De même, un éleveur nous a indiqué qu’il avait changé ses pratiques d’agnelage. Etant fromager, il
faisait deux périodes d’agnelage dans l’année pour étaler sa production : une fois à la fin de l’automne
et une fois au printemps. Cette pratique semblait rendre plus difficile le contrôle laitier : « le
contrôleur n’était pas content parce qu’on ne pouvait pas contrôler les brebis qui avaient agnelé trop
tard ». Etant sélectionneur, il a arrêté cette pratique de double agnelage.
De même, plusieurs éleveurs rencontrés ont indiqué l’influence de l’insémination artificielle dans leur
durée de transhumance. Les pratiques de l’éleveur suivant en sont un exemple :
« Au début, il fallait systématiquement inséminer, je voulais pas car les brebis partaient à la
montagne le 10 mai […] or à l’époque je voulais pas, j’avais pas encore compris par rapport
à la génétique ». « C’est très compliqué d’inséminer à la montagne. J’ai essayé deux années
de suite, j’avais épongé à l’exploitation et la dépose (retrait de l’éponge et piqûre de PMSG)
on l’a faite à la montagne, il fallait séparer les brebis inséminées des autres brebis et des
béliers, et ce n’était pas possible à la montagne. Les deux années, j’ai eu moins de 50% de
réussite, j’ai donc décidé d’arrêter. Maintenant, je peux inséminer à la maison car je monte
plus tard à la montagne » « j’aimerais monter plus tôt, mais ça remettrait l’IA en question ».
Un autre éleveur a indiqué la nécessité de décaler d’un mois le départ en transhumance des brebis
inséminées. En effet, lorsqu’il a débuté l’IA, il a conservé sa pratique habituelle de transhumance, en
envoyant les brebis à la montagne cinq jours après l’IA. Cette pratique lui a valu de mauvais résultats
(30% de fertilité seulement) : « il y a perturbation avec la transhumance, l’alimentation change, elles
sont plus au moins perturbées ».
1.2.3 L’intervention des instruments sur le milieu
Ces exemples font écho à ce qu’ont pu montrer des auteurs tels que Rose (1991) ou Callon M. et al
(2001) à propos des implications des instruments de mesures et des modèles de simplification du réel.
Selon Rose (1991), la réduction de la complexité du réel opérée par les modèles et les statistiques n’est
jamais idéologiquement ou théoriquement innocente. Au contraire, « les processus de simplification
Partie II : L’instrumentation
170
encapsulent les attentes et les croyances des personnes responsables de ces modèles ». Callon M. et al
(2001) introduisent la notion d’ « inscriptions » produites par les instruments, qui sont selon eux ni
arbitraires, ni quelconques, mais bien déterminées : « Tout n’est pas écrit, mais, comme le message est
écrit, tout ne peut être dit » (Callon M. et al, 2001). Les schémas ci-dessous synthétisent la vision
idéaliste de l’instrument neutre, et la vision de l’instrument intervenant telle que nous proposons. Nous
entendons ici par milieu les pratiques d’élevage.
Cette vision de l’instrument intervenant conduit à questionner le processus de conception même des
instruments de la sélection génétique. Leur conception ne peut faire l’économie d’une analyse de
l’ensemble du système dans lequel ils sont introduits afin d’en mesurer les effets potentiels débordant
le cadre prévu. Cette conception peut alors s’accompagner de réflexions autour d’autres instruments à
concevoir ou d’adaptations à mettre en œuvre pour limiter ou encadrer et accompagner les effets des
instruments sur le milieu. De tels raisonnements de conception ont par exemple été développés dans le
cas du Beaufort, où une réflexion a été menée pour permettre la conception et la diffusion d’une
machine à traire spécifique à la traite en alpage, favorisant ainsi le maintien de la traite en montagne et
donc de la typicité des fromages101 (Mustar, 1998). Les contraintes de contrôle et les hypothèses sur
lesquelles reposent les modèles de la sélection génétique ne sont pas les seuls facteurs d’intervention
des instruments scientifiques et techniques dans l’orientation de l’amélioration des races. Ils ne sont
101 Comme l’indique Mustar (1998), dans ce cas « on se trouve là face à un problème classique d’évaluation de la réussite de l’innovation : financièrement le procédé n’a rien rapporté à l’INRA, quelques dizaines de machines ont été produites par des fabricants locaux, mais « si les alpages n’ont pas été abandonnés, c’est parce qu’il y a eu cette mécanisation de la traite en montagne ». L’innovation a évité la disparition de la traite en altitude, elle a permis de maintenir en montagne des troupeaux et des éleveurs, et de ne pas abandonner des prairies en montagne qui seraient alors devenues des friches ».
Figure 9 : Représentation de l'influence des instruments sur l'animal et sur le milieu
Partie II : L’instrumentation
171
pas neutres dans le processus de définition des objectifs de sélection, comme les paragraphes suivants
tentent de le montrer.
2 DES OBJECTIFS DE PRODUCTION AUX CRITERES DE SELECTION : CONSTRUIRE
LA DEMANDE DE LA PROFESSION
Les instruments scientifiques de la sélection génétique ont dès le départ eu une visée de
développement. Du fait de la nécessaire implication d’une population d’éleveurs dans la création de
progrès génétique et dans la création des informations nécessaires à la production de connaissances
scientifiques, les objectifs intégrés dans les instruments se doivent de répondre aux demandes de la
profession (nous entendons ici par « profession » l’ensemble des acteurs orientant la filière ovine
laitière des Pyrénées-Atlantiques). Le fort partenariat entre chercheurs et profession devait assurer que
les choix des critères de sélection intégrés dans le calcul des index sont la résultante directe des choix
d’objectifs de production de la profession concernée (c'est-à-dire les acteurs de la filière). Notre
hypothèse est que les choix des critères de sélection ne découlent pas aussi simplement des choix des
acteurs usagers plus ou moins directs des races, mais dépendent d’une dynamique beaucoup plus
complexe de co-construction de l’offre technologique et de la demande. D’une part, une demande
unique de la profession est souvent un mythe, notamment dans le cas des Pyrénées-Atlantiques. De
l’autre, des facteurs tels que le stock d’informations génétiques pré-existant ou les connaissances
préalables des scientifiques déterminent également les choix en terme de critères de sélection. De plus,
les choix devant être uniques pour l’ensemble de la race, ils reposent sur un consensus à l’échelle
d’une filière, qui est rarement atteint. Comment se font alors les choix stratégiques ? Nous allons
étudier ici les processus de définition des objectifs de sélection, c'est-à-dire les processus de définition
de la stratégie collective adoptée pour sélectionner les races locales, et montrer en quoi elle ne découle
pas simplement du choix des acteurs de la filière.
2.1 LE PROCESSUS DE DEFINITION DES OBJECTIFS DE SELECTION : ALLER-RETOUR ENTRE
CONNAISSANCES SCIENTIFIQUES EXISTANTES ET IMPERATIFS ECONOMIQUES
Le processus d’évolution de l’index synthétique ne peut être résumé à une réponse de la demande de la
profession. En théorie, l’UPRA telle que définie par la Loi sur l’Elevage est la structure de
gouvernance permettant de réunir les différents acteurs de la filière concernée par l’amélioration des
races, afin de décider de la stratégie à adopter et des objectifs de sélection des races. Ainsi la
procédure affichée concernant les choix stratégiques est que le dispositif de recherche et
développement répond aux demandes de chaque filière partenaire pour concevoir les index adéquats
pour sélectionner les races selon les critères choisis par la profession. Les objectifs de production
définis par la filière sont donc traduits en objectifs de sélection par l’UPRA, puis en critères de
sélection par les scientifiques, qui intègrent ces critères dans le calcul des index génétiques.
Partie II : L’instrumentation
172
Or, l’étude des pratiques mêmes de constitution de la stratégie de sélection dans les Pyrénées-
Atlantiques amène à pointer le fait que les objectifs de sélection ne sont pas simplement élaborés à
partir des demandes des professionnels, qui sont multiples, mais sont fortement conditionnées par les
connaissances scientifiques existantes.
2.1.1 Diversité des stratégies des acteurs de la filière
Au niveau professionnel, le consensus de « LA » profession est un mythe dans les Pyrénées-
Atlantiques où la filière est constituée d’une grande diversité d’acteurs (industriels, coopératives de
petite taille, affineurs indépendants, fromagers fermiers, éleveurs livreurs, etc.) ayant des stratégies
différentes. L’absence de demande claire et unique de la profession semble donc conduire à la solution
de suivre la succession des objectifs de sélection déjà mis en place en Roquefort, plutôt que d’opter
pour une stratégie de différenciation.
L’encadré ci-dessous illustre la diversité des stratégies des acteurs en aval de la filière laitière dans les
PA.
Encadré 10 : Diversité des formes et des stratégies des entreprises de transformation dans les Pyrénées-
Atlantiques Des acteurs multiples : Des entreprises de collecte du lait, des entreprises de transformation, des entreprises d’affinage, allant d’entreprises internationales à des structures locales de faible taille. Tandis qu’en Roquefort le nombre d’opérateurs est stabilisé depuis longtemps, en Pyrénées-Atlantiques, depuis les années 1975, le nombre d’opérateurs n’a cessé d’augmenter, complexifiant d’autant plus le contexte de la filière. Exemples de stratégies de production et de valorisation différenciées :
� Des industriels, notamment Les Chaumes : stratégie de marques, très peu d’AOC PyrénéFrom : stratégie collective, implication très importante du directeur dans les dispositifs collectifs locaux : sanitaire, AOC, interprofession.
� Des fromageries locales, par exemple Onetik : produisant de l’AOC, démarche de diversification de l’offre. Fromagerie Azkorria : stratégie orientée vers la qualité « lait cru », supprime l’ensilage, les céréales OGM, limite la production par exploitation. N’accepte que les élevages en races locales.
� Des groupements d’éleveurs, développant certaines dimensions notamment vers la qualité et le bien-être animal, mettant en place leurs propres cahiers des charges. La marque Idoki en est un exemple : Groupement des producteurs fermiers lancé par Arnaud Cachenaut, fondateur de l’AOC dans les années 1980, et ayant eu la volonté de créer une structure réservée aux producteurs, voulant se démarquer de l’AOC également accessible aux industriels, et non spécifique d’une démarche fermière.
Partie II : L’instrumentation
173
Le cas de la sélection génétique sur le critère du taux de cellules dans le lait est un exemple éclairant
pour illustrer ces difficultés. En effet, les choix de critères à intégrer dans l’index sont corrélés aux
choix des industriels laitiers. Faire le choix d’intégrer un nouveau critère avant qu’il ne soit demandé
par l’aval nécessite l’autofinancement par les éleveurs et le Centre de sélection de l’intégration de ce
nouveau critère (coût des mesures, coût des reproducteurs à renouveler, etc.). Lorsque l’aval est
demandeur d’une amélioration sur un critère particulier, les négociations quand au financement de la
génétique permettant de répondre à cette demande peuvent plus facilement aboutir à une participation
financière des industriels. Dans les Pyrénées-Atlantiques, les débats autour de la prise en compte ou
non du taux de cellules dans l’index synthétique sont alimentés par ce choix difficile pour les éleveurs
responsables : doivent-ils prendre de l’avance et financer eux-mêmes, ou attendre que les industriels se
manifestent ? Ces choix sont d’autant plus difficiles dans les Pyrénées-Atlantiques qu’une partie non
négligeable des éleveurs transforme à la ferme. Dans le Rayon de Roquefort, le monopole de quelques
industriels, l’absence de transformation fermière et le rôle important joué par l’interprofession de
Roquefort facilite cette étape.
Le faible niveau d’intégration de la filière, tel que pointé également dans le chapitre 2, révèle ici ses
effets quant à la difficulté d’élaborer une stratégie commune, et de partager des objectifs communs de
sélection.
2.1.2 Le rôle de conseil des scientifiques
Le rôle des scientifiques dans la sélection ovine va au-delà de la simple conception de modèles
statistiques et mathématiques, d’instruments d’évaluation génétique des animaux. L’étude des
procédures de choix des critères de sélection a montré le rôle d’intervention des scientifiques. Dans le
cadre de l’UPRA, les scientifiques interviennent pour proposer des scénarios aux professionnels, selon
les différentes possibilités de pondération des différents critères potentiellement sélectionnables et
intégrables dans l’index synthétique utilisé par chaque race. Les scénarios se composent alors de
calculs économiques indiquant, pour chaque pondération, le potentiel de production correspondant, et
le revenu qui en découle102. Par exemple, pour l’intégration des taux de matière grasse et de matière
protéique du lait dans un index synthétique (jouant sur sa qualité pour la transformation fromagère),
102 Mallard explique le principe de ces calculs économiques et ses limites : « une solution conceptuellement simple consiste à déterminer pour chaque caractère le supplément de rentabilité engendré par son augmentation de une unité. En pondérant chaque index partiel par le "prix" ainsi défini du caractère correspondant, on obtient un total qui représente l’intéret économique global du reproducteur. Ce procédé n’est cependant jamais utilisé sans précautions. Un objectif de sélection, selon l’idée que s’en fait le sélectionneur, n’est pas entièrement réductible à la connaissance de ces seuls critères économiques. La détermination d’une pondération se poursuit par une succession de tâtonnements, qui permettent de déterminer un compromis entre les calculs économiques, les possibilités d’évolution génétique de la population et ce que l’on pense des exigences à venir du marché. Il existe bien quelques outils mathématiques pour accélérer la "convergence" vers cet heureux compromis. Mais il ne s’agit que de commodités. Ils n’enlèvent pas à la décision prise son caractère de pari sur un avenir lointain » (Mallard, 1992).
Partie II : L’instrumentation
174
les calculs sont réalisés sur la base de différentes pondérations possibles par rapport à la quantité de
lait (quantité et qualité du lait ayant une corrélation génétique négative), et en tenant compte des
« bonus » ou « malus » payés par les industriels laitiers en fonction des taux de matière sèche dans le
lait qu’ils collectent dans les élevages. Cette procédure a eu lieu en Pyrénées-Atlantiques et en
Roquefort. L’une des difficultés, telle qu’exprimée par les généticiens eux-mêmes, est de concevoir
des modèles économiques pour établir ces scénarios (« cette approche de la sélection multicaractère
n’est pas unique, ni toujours optimale » (Elsen, 1997)). Ces scénarios reposent notamment sur le
calcul de la rentabilité à l’animal, modèle qui a l’avantage d’être simple mais ne correspondant pas
forcément à la logique des éleveurs, dont les stratégies se tournent parfois plutôt vers une
augmentation du troupeau que vers une augmentation de la productivité à l’animal.
2.1.3 La nécessité de paris sur l’avenir
D’autre part, les critères de sélection retenus et intégrés dans les calculs des index sont également le
résultat de « paris » faits par les scientifiques concernant l’évolution des pratiques. Selon l’un des
généticiens enquêtés, les pratiques des éleveurs en Contrôle Laitier Officiel doivent être
représentatives de ce que seront les pratiques de l’ensemble de la population dans 10 ans. Par exemple,
si les éleveurs sélectionneurs utilisent davantage la traite mécanique que le reste de la population des
éleveurs, il faut faire le pari que dans dix ans, la machine à traire sera implantée dans la plupart des
élevages. Si ce n’est pas le cas, la sélection génétique de la population s’orientera vers des animaux
adaptés à la machine à traire, tandis que les élevages hors schéma de sélection auront toujours besoin
d’animaux adaptés à la traite manuelle. Il y aura alors discordance entre les animaux sélectionnés et les
attentes des utilisateurs. Finalement, cela montre que la neutralité des instruments de la sélection
génétique n’est pas intrinsèque, elle résulte d’un effort de leurs concepteurs pour faire des choix qui
influenceront le moins possible l’évolution des systèmes d’élevage, en suivant l’évolution ou en
permettant aux éleveurs de s’adapter aux évolutions du contexte économique. Ainsi, s’il existe une
neutralité des instruments de la sélection génétique, elle n’est pas « naturelle » et ne découle pas de
leurs propriétés intrinsèques, mais résulte bien d’un choix et d’une intervention de la part des
concepteurs de ces instruments.
2.1.4 La contrainte de la disponibilité des connaissances : conception réglée en Pyrénées-Atlantiques
Enfin, le panel de choix proposé aux éleveurs du conseil d’administration du Centre de sélection en
Pyrénées-Atlantiques est cadré et orienté par plusieurs facteurs :
− La disponibilité des connaissances nécessaires à l’intégration d’un nouveau critère ;
− La faisabilité technique et le coût économique engendré par cette intégration.
Ainsi ont été privilégiés les critères dont le coût marginal d’intégration était faible par rapport à des
critères qui auraient obligé à dévier de la trajectoire déjà investie dans le Rayon de Roquefort, et à
créer de nouvelles connaissances. Une forte dépendance de sentier découle en effet de la difficulté
Partie II : L’instrumentation
175
technique et économique de se lancer dans de nouvelles expérimentations ou de nouvelles mesures à
l’échelle de plusieurs centaines d’élevages. L’exemple de l’intégration du critère de qualité sanitaire
du lait (c'est-à-dire du taux de cellules dans le lait) illustre l’effet de ces contraintes. Parmi les critères
« disponibles » (c'est-à-dire déjà mis en place en Roquefort, pour lesquels les connaissances, la
modélisation génétique et les méthodes de mesures sont donc déjà conçues et éprouvées), les
possibilités connues sont de sélectionner la qualité sanitaire du lait ou la morphologie de la mamelle.
La morphologie de la mamelle étant un critère relativement coûteux à mettre en œuvre (dispositif de
mesure lourd car nécessitant une procédure complexe d’évaluation visuelle des mamelles, avec
étalonnage des juges, etc.), et les données sur les cellules étant déjà existantes, c’est ce dernier critère
qui a été choisi.
Ces éléments révèlent que le processus d’élaboration de la stratégie de sélection, de choix des objectifs
de sélection et d’intégration de nouveaux critères dans la sélection des races dans les Pyrénées-
Atlantiques reposait sur un principe de conception réglée (Le Masson P. et al, 2006), dans lequel peu
de connaissances nouvelles sont créées par rapport à celles produites dans le Rayon de Roquefort, et
les critères de performances restent identiques d’un bassin à l’autre. Aujourd’hui, les programmes
d’expérimentation en cours et les enjeux stratégiques de la nouvelle structure de gouvernance
remplaçant l’UPRA semblent amener un nouveau régime de conception plus innovant. Ainsi la crise
de la tremblante a conduit à l’élaboration d’un programme de recherche spécifique tourné non pas vers
l’augmentation des performances individuelles des animaux mais vers leur résistance face à une
maladie. Dans ce régime de conception innovante, la base de connaissances disponibles n’est pas une
contrainte et ne limite pas l’exploration. Des expérimentations sont mises en place pour créer des
connaissances locales en lien avec les singularités du territoire, et non pous appliquer des méthodes
considérées comme universelles. Ainsi les critiques actuelles sur la « lacaunisation » des schémas de
sélection ont encouragé la conception d’une expérimentation sur la résistance des animaux au
parasitisme important en montagne.
2.2 QUELLE STRUCTURE DE GOUVERNANCE DANS UN CONTEXTE ECLATE ET HETEROGENE ?
Ces éléments sur le processus de définition de la stratégie de sélection, de la conception d’un « modèle
de brebis » à sélectionner, interrogent d’un côté le rôle et le fonctionnement de la structure de
gouvernance des schémas de sélection dans les Pyrénées-Atlantiques (l’UPRA), et de l’autre les
stratégies des acteurs en aval de la filière : comment définir des objectifs de sélection dans le contexte
éclaté et hétérogène ? Notre objectif ici n’est pas de répondre à cette question mais de pointer quelques
éléments issus de notre travail de terrain qui semblent indiquer qu’un travail reste à faire dans
l’organisation et la gestion d’une structure de gouvernance favorisant un dialogue renouvelé autour des
stratégies et des modes de sélection génétique.
Partie II : L’instrumentation
176
2.2.1 Déséquilibres dans la représentation des éleveurs au sein du Conseil d’Administration
L’un des points qui a émergé de nos enquêtes concerne le fonctionnement du Conseil
d’Administration chargé de définir les objectifs des schémas de sélection :
− D’une part, il n’existait jusqu’en 2008 qu’un seul et même Conseil d’Administration pour
l’UPRA, (chargée selon ses missions réglementaires, rappelons-le, de définir les orientations
de la sélection et de faire la promotion des races), et pour le Centre de sélection, (chargé du
fonctionnement technique des schémas de sélection). Si cette réunion de deux structures pour
un même Conseil d’Administration avait pour but de limiter les charges de temps passé par les
administrateurs, communs aux deux structures (seul un président pour chaque structure les
différenciait), cette réunion en un même CA entraînait par la même occasion une place
importante donnée aux questions liées au fonctionnement quotidien du Centre de sélection par
rapport aux questions stratégiques de plus long terme. Nous pouvons émettre l’hypothèse que
l’intégration en un seul CA des deux structures ne participait pas à l’institutionnalisation de
l’UPRA comme véritable « parlement de la race » telle que définie dans la Loi sur l’Elevage,
identifié par l’ensemble de la population d’éleveurs.
− D’autre part, ce Conseil d’Administration ne comprenait jusqu’en 2008 que des éleveurs,
majoritairement en Contrôle Laitier Officiel (sauf un éleveur au Contrôle Laitier Simplifié).
Or la Loi sur l’Elevage préconisait la représentation de l’ensemble des usagers plus ou moins
directs de la race dans le Conseil d’Administration de l’UPRA. En Pyrénées-Atlantiques, cette
représentation ne comptait que sur les doubles casquettes des membres du Conseil
d’Administration (pouvant être à la fois membres du CA de l’Interprofession ou de l’AOC et
membres du CA du CDEO/UPRA).
− Enfin, ce Conseil d’Administration n’offre pas une représentation équilibrée des trois races.
Durant ce travail de thèse, un seul éleveur de MTN a été identifié comme participant
effectivement au Conseil d’Administration du CDEO/UPRA. Nous pouvons alors nous
interroger sur les raisons de la faible participation des éleveurs de cette race (pour laquelle,
rappelons-le également, le schéma de sélection est le plus petit en terme de nombre
d’éleveurs, sans cesse décroissant). Un éleveur de Manech Tête Noire rencontré a témoigné
être parti car il « ne trouvait pas sa place » et « ne se sentait pas écouté ». D’autres éleveurs
font part de leur impression qu’au CDEO « ce sont les administratifs qui décident, et non les
administrateurs ».
2.2.2 D’un régime d’agrégation à un régime de composition ?
Quels que soient les fondements de ces sentiments, les éléments précédents interrogent les réelles
capacités de cette structure de gouvernance pour favoriser la conception d’un « bien commun
territorial » et pour gérer la diversité des attentes vis-à-vis de la sélection des races. La typologie des
régimes de constitution des collectifs proposée par Callon et al (2001), différenciant régime
Partie II : L’instrumentation
177
d’agrégation et régime de composition, nous semble éclairante pour caractériser cette structure de
gouvernance et ses évolutions. Il semble que jusqu’à la récente constitution de l’OS suite à la réforme
de la Loi sur l’Elevage, l’UPRA reposait sur un régime d’agrégation du collectif, sous lequel on ne
revient pas sur les entités à agréger (les acteurs à faire participer) et sous lequel les singularités visent
plutôt à être lissées qu’à être mises à jour. La récente constitution de l’Organisme de Sélection
remplaçant l’UPRA, donc le Conseil d’Administration et l’Assemblée Générale sont distincts du
CDEO, laisse entrevoir une opportunité de création d’une structure de gouvernance plus apte à
mobiliser les acteurs dans l’orientation de la sélection des races locales. L’enjeu serait alors de passer
d’un régime d’agrégation à un régime de composition basé sur « l’incertitude des regroupements dans
lesquels se définissent simultanément les entités significatives, celles qui sont capables de parler et
qu’il convient d’écouter » (Callon et al, 2001). Dans ce cas, comme l’expliquent ces auteurs, « à un
universel (celui du collectif agrégé) obtenu par élimination tatillonne des spécificités est substitué un
universel (le collectif composé) liant des singularités rendues visibles et audibles » (Callon et al,
2001).
Les analyses précédentes ont montré en quoi des instruments scientifiques censés être neutres et
universels, ne sont finalement ni l’un ni l’autre lorsque l’on étudie leur processus de conception. Ainsi,
leur non-neutralité ne peut se résumer aux usages qui en sont faits. Dans leur conception-même, ils
impliquent des choix qui ne sont pas neutres. Mais leur non-neutralité vient aussi du fait que, de façon
inattendue, ces instruments scientifiques peuvent également tenir le rôle d’instruments de gestion.
3 DES INSTRUMENTS SCIENTIFIQUES INTERVENANT SUR LE REEL ET SE
TRANSFORMANT EN INSTRUMENTS DE GESTION
Comme les sciences naturelles étudiées par Hacking (1983), les théories et les modèles de la génétique
quantitative reposent sur une part de représentation, qui nécessite une simplification du réel du fait de
la visée opérationnelle de cette science : les modèles de la génétique quantitative sont faux dans leur
représentation de la réalité, celle-ci étant beaucoup trop complexe pour pouvoir être manipulable sans
simplification, et c’est pour cela qu’ils sont opérationnels. Mais ils reposent également sur une part
d’intervention où, au travers des technologies impliquées, des méthodes d’expérimentation et de
mesures, cette science intervient sur le réel et crée de nouveaux phénomènes103. Ces modèles
scientifiques peuvent se transformer en instruments de gestion selon trois voies : leur inscription dans
l’organisation des relations de coopération et de prescription, leur insertion dans l’organisation du
marché, et leur incorporation dans le gouvernement des dispositifs publics de sélection génétique.
103 « Like any practice, auditing has a “front” and “back” stage in Goffman’s terms. The back stage practice
works hard to produce, for institutional consumption, the front stage as a “natural” outcome” (Power, 1996).
Partie II : L’instrumentation
178
3.1 DES INSTRUMENTS DE REGULATION DES RELATIONS DE COOPERATION
La séparation entre animaux améliorateurs et animaux en testage ne se limite pas à des nécessités et
des conséquences techniques. Cette classification « technique » est également ce qui permet une
structuration des services de sélection génétique et de la coopération qu’ils supposent en permettant
une classification de l’offre. Les index ont également un rôle de prescription dans les échanges entre
techniciens du centre (généticien compris) et éleveurs : ils influencent la définition de l'efficacité et
apportent des notions inconnues de l'acheteur (Hatchuel, 1995). L’index et les types d’insémination
définissent ainsi autant un mode de régulation de la prestation qu’une modalité de coopération, en
qualifiant les partenaires pertinents de la prestation. Ces catégories, au travers des règles de répartition
des doses de semence dans le noyau de sélection et auprès des éleveurs utilisateurs, servent à la fois à
produire l’offre de service et à définir les règles de coopération dans la production et l’utilisation du
progrès génétique. Cette séparation a des conséquences organisationnelles et est un instrument de
régulation des relations de coopération entre les différents types d’éleveurs engagés dans le schéma de
sélection et l’Entreprise de Sélection. En Pyrénées-Atlantiques, les règles de distribution des
différentes catégories d’animaux varient en effet selon le contrat qui lie les éleveurs au Centre de
sélection. L’utilisation des animaux améliorateurs, du fait de la garantie de leur niveau génétique,
représente la vente de progrès génétique proprement dite en dehors du noyau de sélection (bien que les
semences d’animaux en testage soient aussi commercialisées hors du noyau de sélection). Cette partie
de l’activité n’a pas à proprement parler de valeur collective : la création du progrès génétique n’en
dépend pas. Par contre, elle participe à la diffusion de ce progrès à la population qui fait appel à ce
service.
3.2 DES INSTRUMENTS QUI PRODUISENT LE MARCHE DE LA SELECTION
Les instruments de la sélection génétique, au sein du dispositif coopératif, participent à l'organisation
des deux côtés d'un marché, celui de l'offre (la production d'un service d'insémination de semences
sélectionnées, d’animaux indexés) et celui de la demande (par le formatage d'un cadre collectif de
sélection de la race concernée, compte tenu des fins productives des éleveurs). Cette dualité repose sur
un double mouvement de définition (classification et qualification) du bien qui est l’objet de la
transaction (le progrès génétique attendu du recours à la semence sélectionnée). Le progrès génétique
est en fait simultanément un bien dit « libre » car appropriable et un bien commun de la communauté
des éleveurs (ainsi qu'un bien public du point de vue du maintien de races locales ou menacées). En
Pyrénées-Atlantiques, les éleveurs faisant appel aux services de sélection génétique se voient proposer
plusieurs choix : entre trois races laitières (les trois races locales), mais aussi entre plusieurs races à
viande, étant donné que le CDEO propose des inséminations dans des races à viande pour des
croisements en vue de produire des agneaux pour la boucherie, mais les éleveurs ont également le
Partie II : L’instrumentation
179
choix de demander des inséminations en race Lacaune par exemple, puisque jusqu’à présent, du fait du
monopole de zone, le CDEO se devait de répondre aux demandes des éleveurs si ceux-ci souhaitaient
mettre en place de la semence de Lacaune.
Ainsi, face à la complexité de la nature (chaque animal est différent, la performance dépend de
multiples facteurs plus ou moins identifiables, etc.), les instruments de la sélection génétique ont créé
des moyens de classification des animaux pour pouvoir rationaliser leur production. Les index
permettent ainsi de créer des catégories et encadrent la production d’un marché des reproducteurs et
des semences. Des catégories et des normes sont alors créées, permettant de réduire l’incertitude et de
rendre collective l’évaluation de la performance des animaux. Ainsi la mise en place des schémas de
sélection nécessite la création de nouvelles catégories d’animaux : les dénominations de « mères à
béliers », de « pères à béliers », de béliers « améliorateurs » ou « en testage » apparaissent.
Cette catégorisation des animaux est centrée sur les différents niveaux de connaissance disponibles sur
les reproducteurs : les animaux en testage sont en attente de valeur génétique. Les animaux qualifiés
d’améliorateurs sont ceux qui ont donné suffisamment de filles grâce à l’insémination artificielle, dans
suffisamment d’élevages pour que leur valeur génétique puisse être calculée. Etant donné qu’en
moyenne le progrès génétique augmente de génération en génération, les animaux « en testage » (fils
des animaux améliorateurs) sont ceux qui, en probabilité, ont le niveau génétique en moyenne le plus
élevé, mais le moins garanti individuellement. Les béliers améliorateurs ont potentiellement un niveau
génétique plus faible que la génération suivante de béliers en testage, mais celui-ci est connu et garanti
par ce que l’on appelle le « Coefficient de Détermination » : plus celui-ci est élevé, plus l’information
génétique concernant un reproducteur est fiable et précise. Ce coefficient dépend du nombre et de la
répartition des filles de ce reproducteur dont les performances ont été évaluées.
Malgré les index, la semence de bélier sélectionné qui est le support matériel du marché reste un bien
plein d'incertitudes (le taux d'échec des IA peut être important) et controversé (tous les éleveurs ne
s'accordent pas sur les critères de sélection). De ce fait, les index et l’insémination artificielle
n’organisent pas totalement le marché. La preuve en est la présence de débordements, de marchés
indépendants de ces instruments. Ainsi en Pyrénées-Atlantiques, les reproducteurs vendus les plus
chers ne sont pas ceux qui sont indexés par la sélection technologique, mais proviennent plutôt des
élevages « dissidents » envers celle-ci. Ces débordements du marché seront davantage analysés dans la
partie IV de cette thèse.
3.3 DES INSTRUMENTS DE GOUVERNEMENT DES DISPOSITIFS DE SELECTION
De façon plus générale, si l’utilisation principale des index est « le classement des animaux candidats
à la sélection, puis leur sélection proprement dite » (Boichard et al, 1992), différents usages des index
Partie II : L’instrumentation
180
ont été identifiés, montrant que ces usages sont beaucoup plus divers que ce pour quoi ces instruments
avaient été conçus (l’évaluation du potentiel génétique des animaux pour la création de progrès
génétique) : « l’évaluation génétique est bien sûr un outil de sélection mais, compte tenu de ses
propriétés, représente aussi un outil puissant de diagnostic et de prévision » (Boichard et al, 1992).
Ainsi par la mesure des différences génétiques entre troupeaux, entre régions, entre années au travers
de la mesure du progrès génétique, les index constituent un « outil puissant d’analyse rétrospective,
par exemple pour vérifier l’efficacité des programmes de sélection » (Boichard et al, 1992). En ovins
laitiers, les réunions du CNBL sont l’occasion de telles utilisations des index (comparaison des
progrès génétiques entre bassins), dont nous avons montré précédemment à la fois les intérêts et les
risques.
Estimé / analyse
des voies 2008
Estimé / index
Lacaune 0,21 0,23 (90-2005)
Manech TR 0,15 0,20 (90-2005)
BascoBéarnaise 0,15 0,14 (90-2005)
Manech TN 0,12 0,13 (90-2005)
Corse 0,11 0,04 (94-2007 – brebis)
Tableau 10 : Comparaison progrès génétique voies de transmission / évolution index (source : CNBL)
L’index devient donc un outil de gouvernement, au même sens que le sont les statistiques qui entrent
en jeu dans les politiques publiques. En effet, les index sont des outils de prévision car ils permettent,
en fonction des inséminations pratiquées et des choix de sélection réalisés, de « prédire très
précisément le niveau génétique futur des troupeaux ou du cheptel national » (Boichard et al, 1992).
Enfin les index ont aussi un usage tourné vers l’appui technique et la prévision de production à
l’échelle de l’exploitation. Selon les scientifiques, ils constituent des indicateurs de la valeur
économique des animaux : « La somme index + effet d’environnement permanent prédit au mieux
l’aptitude d’une femelle à produire au cours de ses lactations futures. Autrement dit, l’index doit
servir pour le choix des reproducteurs, tandis que les réformes doivent plutôt être basées sur
l’aptitude à produire » (Boichard et al, 1992).
Les index, comme d’autres instruments scientifiques employés dans l’industrie (Miller et O’Leary,
2007) encapsulent une vision du futur et relient une multitude d’acteurs. Les index relient la science et
l’économie, comme ces auteurs ont pu le montrer pour d’autres instruments dans d’autres secteurs
économiques. Dans une perspective proche, Morgan M.S. et Morrison M. (1999) ont montré que les
modèles scientifiques peuvent devenir des agents autonomes. Ils structurent les pratiques de mesure
Partie II : L’instrumentation
181
(Morrison et Morgan, 1999) (c’est le cas du modèle sur lesquels reposent les index, qui impliquent une
certaine pratique de mesure notamment lorsque l’on doit intégrer de nouveaux critères comme ceux de
la morphologie mammaire). Mais ces modèles scientifiques agissent aussi directement comme des
instruments de mesure (les index sont utilisés pour comparer des populations et des dispositifs) et
peuvent être liés à des dispositifs de domination et de gouvernement comme ont pu le montrer des
auteurs tels que Hacking I. (1983) ou Rose (1991). Ces différents usages mériteraient une analyse plus
approfondie, notamment sur les relations entre l’Etat, la recherche et la profession dans la gestion des
schémas de sélection.
Partie II : L’instrumentation
182
Conclusion Dans cette partie nous avons proposé une première analyse des crises de la coopération dans les
dispositifs de sélection génétique et des difficultés d’institutionnalisation du régime intensif de
sélection génétique dans le département des Pyrénées-Atlantiques par l’étude du rôle et des effets
inattendus des instruments scientifiques et techniques permettant la sélection des races.
Dans un premier temps, nous avons exposé notre choix théorique d’une entrée par les instruments pour
étudier les phénomènes organisationnels. Grâce à une analyse généalogique des nombreuses approches
qui mobilisent cette entrée, nous avons pu définir en quoi elle permettait d’approcher des éléments de
l’action collective invisibles autrement (invisibles par exemple si nous nous étions contentés
d’analyser les seuls discours et non leur concrétisation dans des objets des pratiques).
Dans un deuxième temps, grâce à cette approche, nous avons pu définir le projet managérial (la
définition ostensive) des schémas de sélection conçus dans le Rayon de Roquefort, analyser en quoi ils
ont pu rentrer en tension, concrètement au niveau des instruments sur lesquels ils reposent, avec les
rationalisations locales dans les Pyrénées-Atlantiques. Ainsi, des pratiques, des instrumentations
complémentaires ont été mises en œuvre pour réduire ces tensions (la définition performative). Malgré
tout, ces instruments, accompagnés d’un discours modernisateur persistant, ont eu une action sur les
changements des systèmes d’élevage, favorisant ceux avec lesquels ils étaient le plus en adéquation
(au grand regret parfois des concepteurs de ces instruments, les scientifiques de l’INRA, impuissants
devant l’évolution des effectifs des races locales conduisant l’une d’entre elles à passer de la plus
importante à la moins nombreuse). Cette analyse nous a permis d’identifier deux types de crises de la
coopération ayant eu lieu durant le processus de structuration du dispositif de sélection technologique
dans les Pyrénées-Atlantiques :
− Une crise des savoirs, reflétant la difficulté de créer des savoirs légitimes favorisant
l’adéquation entre le projet des schémas de sélection et les pratiques locales ;
− Une crise des relations, montrant la nécessité de concevoir des instruments complémentaires
conduisant à la construction d’une infrastructure instrumentale indispensable au maintien de la
coopération au sein des schémas (respect des règles de coopération, réduction des
comportements de passagers clandestins, etc).
Enfin, dans un troisième temps, nous avons fait le choix de revenir sur la conception même des
instruments, afin de mieux comprendre leurs effets inattendus. Ainsi, les hypothèses implicites ou
explicites sur lesquelles ils sont conçus constituent des choix qui ne sont pas neutres. En tant que
modèles de représentation du réel, les instruments de la sélection génétique tels que les index sont
forcément des simplifications de celui-ci, ce qui les rend manipulables, mais ce qui aussi les oriente.
Partie II : L’instrumentation
183
Revenir sur leur processus de conception nous permet également de mettre en avant la façon dont ils
influencent indirectement l’orientation stratégique de l’action collective, par exemple en donnant la
possibilité de sélectionner les races sur certains critères et non sur d’autres. Ainsi, reprenant les
travaux de Hacking (1983), nous avons montré que les instruments de la sélection génétique n’ont pas
qu’un rôle de représentation du réel, mais aussi d’intervention sur celui-ci. Cette intervention se fait
par deux voies :
− Leur intervention inattendue sur le milieu dans lequel les animaux sont élevés, et non
uniquement sur les animaux eux-mêmes ;
− Leur intervention par leur transformation d’instruments scientifiques en instruments de gestion
et de gouvernement des humains (et non uniquement des animaux).
Ces deux voies d’interventions sont pour l’instant des pistes issues de notre premier travail d’analyse,
mais mériteraient d’être approfondies pour mieux comprendre le fonctionnement de cette intervention
des instruments de la sélection génétique sur le réel. Elles mériteraient notamment d’être investies
autour des instruments en cours de conception aujourd’hui, ceux de la sélection génomique : quelles
pourraient être leurs voies d’intervention ? Les progrès de la sélection génomique, modifiant
l’instrumentation de cette sélection, mériteraient également une analyse approfondie : les structures
organisationnelles, les modes d’action collective en seront forcément impactés. Ainsi la conception de
nouvelles technologies ne peut faire l’économie d’une analyse des conséquences possibles en terme
organisationnel et en terme d’évolution du bien commun.
Partie II : L’instrumentation
184
Partie III : Les activités de qualification
185
PARTIE III : LES ACTIVITES DE QUALIFICATION DES
ANIMAUX : LE ROLE DES INSTRUMENTS DANS LES
PROCESSUS D’APPRENTISSAGE
Partie III : Les activités de qualification
186
Partie III : Les activités de qualification des animaux : le rôle des instruments dans les processus d’apprentissage 185
Chapitre 1 Etudier les instruments et les pratiques dans l’activité de qualification 192
1 La qualification : une activité au cœur de la coopération pour la production de biens communs.......... 192 1.1 Les enjeux de la qualification ................................................................................................................... 192 1.2 La qualification : activité de définition contextualisée des biens.............................................................. 194
1.2.1 Différentes acceptions du terme « qualification » ............................................................................. 194 1.2.2 Considérer la qualification non comme donnée mais comme une activité........................................ 195 1.2.3 La qualification, une activité distribuée, instrumentée et intensive en connaissances....................... 196
1.3 Interroger l’opposition entre connaissances scientifiques et connaissances empiriques........................... 197 1.3.1 Le mythe rationnel de la « commodification » des connaissances sur les animaux ......................... 197 1.3.2 La nécessité de combiner les épistémologies pour analyser les processus de production de connaissances ............................................................................................................................................. 199 1.3.3 D’une vision des instruments comme médiateurs des processus de « knowing » ............................. 202 1.3.4 … Aux instruments intervenant dans les mécanismes de « knowing »............................................. 203
Chapitre 2 Le rôle des instruments dans les activités de qualification : le cas des Pyrénées-Atlantiques 205
1 L’effet de l’instrumentation scientifique et technique de sélection sur la division du travail de qualification ....................................................................................................................................................... 206
1.1 Etape préalable : choisir les races à sélectionner ...................................................................................... 206 1.1.1 Le refus des races exogènes au profit des races locales .................................................................... 206 1.1.2 Le paradoxe du choix de trois « nouvelles » races locales ................................................................ 207 1.1.3 Comment gérer l’hétérogénéité du goût des éleveurs ? ..................................................................... 208
1.2 Trois étapes de qualification pour rendre indépendants les différents modes d’évaluation des animaux . 209 1.2.1 Première étape : choix virtuel des animaux à partir des informations généalogiques sur ces animaux.................................................................................................................................................................... 209 1.2.2 Deuxième étape : élimination des animaux ayant des défauts extérieurs visibles à l’âge de 10 jours210 1.2.3 Troisième étape : élimination des animaux ayant des défauts extérieurs visibles à l’âge de 4 mois . 212
2 Négociation et prescriptions réciproques entre les différents modes de production de connaissances sur les animaux ........................................................................................................................................................ 215
2.1 L’étape 2 : des techniciens à la charnière des modes de production de connaissances sur les animaux... 215 2.1.1 Des savoir-faire et une base de connaissances communes ................................................................ 215 2.1.2 Des instruments de cadrage du processus de knowing sur les animaux ............................................ 216
2.2 L’étape 3 : lieu de négociation entre acteurs et instruments en présence.................................................. 217 2.2.1 Le cadrage de l’évaluation morphologique et esthétique par l’instrumentation scientifique............. 217 2.2.2 Variété des prescripteurs et « apprentissages croisés » dans l’action de qualification ...................... 219 2.2.3 L’ajustement final du processus de qualification .............................................................................. 220
3 La résurgence de pratiques traditionnelles de qualification ?.................................................................... 221 3.1 L’instrumentation des activités dissidentes de qualification..................................................................... 222
3.1.1 Echec d’intégration des formes traditionnelles de qualification en Pyrénées-Atlantiques et résurgence des concours ............................................................................................................................................... 222 3.1.2 L’instrumentation de l’évaluation morphologique et esthétique des animaux durant les concours .. 223
3.2 Comparaison des dispositifs officiels et dissidents de qualification dans les Pyrénées-Atlantiques........ 225
Chapitre 3 des dispositifs et des instrumentations de qualification favorisant apprentissages et coopération 229
1 De l’incomplétude de l’instrumentation scientifique même pour les races les plus performantes : le cas de la Prim’Holstein ........................................................................................................................................... 229
1.1.1 La participation des éleveurs à l’évaluation par les index ................................................................. 230 1.1.2 L’institutionnalisation des concours d’animaux et du jugement des éleveurs................................... 231
Partie III : Les activités de qualification
187
2 Des dispositifs et des instruments formalisatn l’évaluation morphologie et esthétique des animaux : les cas de deux races locales ................................................................................................................................... 232
2.1 Le cas de la race Lacaune : la conception d’instruments formalisant l’intervention des éleveurs dans la qualification .................................................................................................................................................... 232
2.1.1 Une grille d’évaluation et des sessions d’étalonnage pour l’évaluation du standard......................... 232 2.1.2 Un dispositif de pointage des mamelles pour la morphologie fonctionnelle ..................................... 234
2.2 Le cas des races ovines corses : tiers qualifiant et dispositif de résolution de conflit............................... 236 2.2.1 La nécessité d’un Tiers qualifiant...................................................................................................... 236 2.2.2 Conception d’un protocole d’évaluation des défauts de cornage comme dispositif de cohésion ......236
3 Le caractère hybride du régime intensif de sélection : indispensable à gérer pour maintenir la coopération ........................................................................................................................................................ 238
3.1 Trois modèles d’articulation des différents modes de production de connaissances sur les animaux ...... 238 3.2 Concevoir et gérer les connaissances, les collectifs et les instruments de la qualification ....................... 239 3.3 L’apport de l’approche par l’instrumentation de la qualification : une autre façon d’accéder à la question de la coopération............................................................................................................................................. 240
Partie III : Les activités de qualification
188
Partie III : Les activités de qualification
189
Dans la partie précédente, nous avons étudié la constitution, grâce à une instrumentation scientifique et
techniques, des biens et des services de la sélection génétique (insémination artificielle, reproducteurs
indexés porteurs de progrès génétique) au sein du régime intensif de sélection. Nous avons montré la
nécessité de coopération entre différents acteurs hétérogènes (éleveurs, techniciens, centres de
sélection, scientifiques, Etat) pour la production de ces biens et services. Or la coopération, d’autant
plus dans des organisations pluralistes (Denis et al, 2007) telles que celles que nous étudions, est un
enjeu dans ses deux dimensions : la coordination des acteurs et leur cohésion (Segrestin B., 2003).
Parler de coordination, comme cet auteur a pu le montrer, consiste à s’intéresser aux moyens de définir
l’objet même de la coopération, et pose la question de la qualification des biens et des services à
produire. Inversement, un accord problématique sur les biens et leur caractérisation peut remettre en
cause la coopération (Callon, 2002). Dans le cas étudié, il s’agit donc de la qualification des animaux
sélectionnés et producteurs de doses de semences ensuite vendues.
La qualification des services de sélection génétique repose sur deux grands registres de définition de
l’objet de la coopération :
− un potentiel génétique de performance ;
− une assurance de reproduction stable et homogène de la race (critères d’appartenance au
« standard104 » de la race).
La combinaison de ces critères assure l’inscription des animaux ainsi qualifiés au « Livre
Généalogique » de la race. Dans la majorité des cas, seuls ces animaux peuvent être intégrés aux
schémas de sélection officiels et peuvent être vendus sous le nom de la race. Ainsi ces critères de
qualification permettent également de spécifier les échanges et la diffusion des services de sélection
génétique. En effet, il est nécessaire, lorsqu’un éleveur fait appel aux services de sélection génétique,
qu’il soit garanti non seulement du potentiel génétique fourni pas le service, mais également du fait
que l’animal qu’il obtiendra à l’issu de l’IA corresponde bien à la race qu’il éleve, et à son
« standard ».
Dans le cas des races ovines locales dans les Pyrénées-Atlantiques, cet aspect de la qualification des
services de sélection génétique fait l’objet de controverses, allant jusqu’à menacer le maintien d’un des
trois schémas de sélection (celui de la Manech Tête Noire). L’accord sur les biens et leur
caractérisation est donc problématique. Dans la partie précédente nous avons vu qu’elle pouvait être
problématique en terme d’objectifs de sélection pris en compte par l’instrumentation scientifique. Ici,
nous allons voir que l’accord peut également être problématique en terme de définition de la race et 104 Terme définissant les caractéristiques morphologiques et esthétiques d’une race.
Partie III : Les activités de qualification
190
d’évaluation de l’appartenance des animaux à cette race. Nous allons donc nous intéresser aux
modalités de la qualification des services génétiques, plus spécifiquement des animaux qui permettent
de les créer. La qualification de ces animaux n’est pas quelque chose d’abstrait mais de très concret :
elle repose sur des différents types d’évaluation, de mesures, plus ou moins aidées par des instruments,
et sur des dispositifs permettant l’organisation des étapes de cette qualification, le rôle des différents
acteurs impliqués et l’enregistrement de ces évaluations. Ainsi concrètement, cette qualification repose
sur l’équilibre entre l’évaluation de la performance des animaux par l’instrumentation scientifique et
technique, et l’évaluation visuelle des critères d’appartenance à la race. Cette dernière peut être
réalisée par des éleveurs « représentants » des attentes des utilisateurs des services, ou par des
intermédiaires tels que des techniciens, juges, pointeurs, etc. Rappelons que c’est en cela que le régime
intensif défini en partie I est hybride, comme nous l’avons montré : les modes de production de
connaissance sur les animaux ne peuvent se résumer à un régime scientifique pur : les éleveurs, leur
savoir-faire dans l’évaluation de ceux-ci est également essentielle.
La qualification des biens et des services est souvent analysée par l’angle du marché (voir différents
travaux en sociologie économique). Cet angle d’analyse (le rôle de la qualification des services dans le
fonctionnement des marchés sur lesquels les animaux et les semences sont échangés) fera l’objet de la
dernière partie de cette thèse. Dans cette troisième partie, nous allons nous intéresser à la qualification
collective organisée par les Organismes de Sélection, au travers de procédures et instruments
construits et mis en œuvre dans cet objectif.
La question de la qualification et de son rôle dans la coordination a fait l’objet de nombreux travaux,
en économie comme en sociologie ou en sciences de gestion, notamment dans une posture critique vis-
à-vis de la théorie économique standard considérant la qualité comme unique et immanente (Musselin
et al, 2002). Ces travaux ont montré l’importance de s’intéresser non pas à la qualité comme donnée
mais à son processus de construction dans l’action. Afin de mieux comprendre ces processus, c’est
donc aux modalités, aux pratiques de qualification collective des animaux que nous allons nous
intéresser, et aux instruments et dispositifs qui les encadrent. Nous traiterons principalement de deux
questions :
− comment les animaux sont qualifiés collectivement ?
− quelle est la diversité des formes d’organisation du processus de qualification et leur rôle dans
la coopération ?
Dans un premier temps, nous détaillerons le cadre théorique que nous avons mobilisé pour traiter ces
questions : nous y mobilisons des travaux sur l’analyse des apprentissages « situés », « en pratique »,
afin d’identifier comment sont produites les connaissances sur les animaux dans l’interaction entre
acteurs qualifiants et objets à qualifier. Nous complétons ces approches par les apports des travaux sur
Partie III : Les activités de qualification
191
l’analyse du rôle des instruments dans les apprentissages afin de mieux comprendre le rapport entre
formes d’organisation de la qualification et coopération.
Dans un deuxième temps, nous analyserons le processus de qualification collective des animaux dans
les Pyrénées-Atlantiques. Nous montrerons le rôle qu’ont les instruments scientifiques et techniques
dans la construction du dispositif de qualification et dans le cadrage des pratiques. Nous analyserons
l’articulation de différents modes de production de connaissances sur les animaux. Nous montrerons
que malgré ce dispositif, la coopération n’est pas assurée : un dispositif dissident de qualification s’est
constitué, dont nous étudions également l’instrumentation et les pratiques.
Dans un troisième temps, nous tentons de généraliser les résultats obtenus à partir de l’analyse du cas
des Pyrénées-Atlantiques en mobilisant d’autres exemples de qualification de races pour lesquels
différents types d’instrumentation et de dispositifs ont été mis en place, permettant de résoudre les
conflits de qualification et de légitimer les critères choisis.
Partie III : Les activités de qualification
192
Chapitre 1 ETUDIER LES INSTRUMENTS ET LES PRATIQUES DANS
L’ACTIVITE DE QUALIFICATION
Nombreux sont les travaux qui ont montré l’importance de la qualification (accord sur les biens et les
services, et sur leur caractérisation) pour la coordination, qu’il s’agisse d’activités marchandes,
d’activité de production de biens et de services ou d’activités d’innovation. Nous allons détailler ici en
quoi la qualification est un enjeu pour la coopération, pourquoi les biens communs tels que les races
sont des exemples particulièrement flagrants de ces enjeux, et quel cadre théorique nous allons
mobiliser pour étudier les activités de qualification.
1 LA QUALIFICATION : UNE ACTIVITE AU CŒUR DE LA COOPERATION POUR LA
PRODUCTION DE BIENS COMMUNS
1.1 LES ENJEUX DE LA QUALIFICATION
Pour qu’un bien commun puisse être produit et utilisé comme ressource, il doit être qualifié. Cette
qualification doit de plus répondre aux exigences des utilisateurs concernées par la ressource. Par
exemple, l’eau doit être définie pour être utilisable et gérable. Un ensemble de normes peuvent
qualifier les biens. Ainsi pour l’eau, des normes sont conçues pour garantir aux usagers la qualité
sanitaire de cette ressource (qualification du bien) ainsi que pour décrire et évaluer la qualité des
services fournis par les gestionnaires d’eau et d’assainissement (qualification du service) (Waechter,
2004). Mais selon le type de bien, la qualification peut être plus ou moins complexe. Parfois elle ne
peut être réduite à un ensemble de normes. De même elle peut être plus ou moins externalisée de
l’activité des utilisateurs. La qualification de l’eau, réduite à des normes nécessitant des mesures faites
par des instruments spécifiques, est réalisée sans aucune participation des usagers. La nature du
rapport des utilisateurs au bien commun joue également dans leur degré de participation à la
qualification de celui-ci : sont-ils simplement consommateurs ou participent-ils à sa production ? Ainsi
concernant les races animales, les éleveurs sont à la fois producteurs de la ressource et utilisateurs.
Leur participation à la qualification est alors indispensable.
Dans le cas des races animales, comme dans d’autres types de biens communs tels que la santé, la
culture, les connaissances, la qualification est particulièrement complexe. D’une part il est difficile de
traduire les caractéristiques d’une race animale uniquement par des normes quantifiables. En effet, la
qualification d’une race peut reposer sur différents critères plus ou moins combinés : des critères de
production, des critères morphologiques liés à la production, des critères morphologiques liés au
Partie III : Les activités de qualification
193
caractéristiques physiques d’appartenance à la race (« standard » selon le terme technique). Ainsi la
qualification est indispensable pour déterminer :
− quels animaux font partie ou non de la race (qualification de nature) ;
− quels animaux, au sein de la race, vont être utilisés pour produire la génération suivante
(qualification de degré).
D’autre part, il s’agit d’une ressource qui évolue et de multiples acteurs sont concernés par cette
qualification (l’ensemble des acteurs utilisateurs de la race, mais aussi les gestionnaires des schémas
de sélection, ou encore l’Etat).
La qualification des races animales est un enjeu du fait qu’elles soient des biens communs : elles
appartiennent collectivement à l’ensemble des éleveurs qui les utilisent et permettent leur reproduction
(mais ne sont aliénables par aucun utilisateur individuel). Ainsi, la qualification des animaux a une
dimension intrinsèquement collective. Des critères de qualification homogènes et partagés entre les
différents utilisateurs d’une race assurent le maintien de son homogénéité (et donc de son existence).
De même, des critères partagés ou considérés comme légitimes sont l’une des conditions nécessaires
au maintien de la coopération indispensable à la gestion de la race. L’enjeu est donc d’organiser cette
qualification afin qu’elle soit reconnue comme légitime par les différents utilisateurs des races. Or, la
qualification des animaux fait entrer en jeu l’appréciation de leur morphologie, question intimement
liée à la notion de beauté (Société d'Ethnozootechnie, 2008), intrinsèquement relative et complexe à
définir. Plusieurs dispositifs ont été mis en place, dès les débuts des pratiques collectives de sélection,
pour organiser la qualification des animaux.
Comme nous l’avons vu dans la partie I de cette thèse, jusqu’au début du XXe siècle, les éleveurs
s’organisaient entre eux pour sélectionner leurs animaux (systèmes de location d’animaux, de
reproducteurs communautaires, etc.). La qualification des animaux se faisait au travers de différents
instruments et dispositifs (concours, vocabulaire spécifique de la qualification, etc.), permettant
d’encadrer l’évaluation visuelle des animaux. Ces évaluations étaient basées sur les connaissances
pratiques des éleveurs, leurs expériences quotidiennes auprès des animaux, leurs permettant d’évaluer
leurs performances et leur capacité à en juger la morphologie et l’esthétique.
Puis, du fait de la modernisation de l’agriculture et des progrès scientifiques en sélection génétique
animale, les instruments scientifiques et techniques étudiés dans la partie précédente ont été créés dans
l’objectif de rationaliser la qualification des animaux (instruments de mesure et de prévision de la
performance animale), amenant de nouveaux acteurs à intervenir dans les activités de sélection. L’Etat
a encadré ce processus par la mise en place de procédures de validation des critères de qualification
(critères en terme de niveau de performance génétique et critères morphologiques). Ceux-ci sont
validés par une Commission Nationale d’Amélioration Génétique (CNAG), regroupant l’Etat
Partie III : Les activités de qualification
194
(ministère de l’agriculture), les scientifiques et les professionnels des filières d’élevage. Ce projet de
rationalisation a modifié l’organisation des activités de qualification en distribuant les compétences
entre :
− Les éleveurs, chargés de définir les critères de qualification et d’évaluer la part de ces critères
concernant l’appartenance à la race (critères définissant ce à quoi doit ressembler un animal
pour qu’il soit considéré comme appartenant à une race donnée) et certains critères
morphologiques (par exemple la stature de l’animal ou sa vitesse de traite) ;
− Et l’appareil de sélection (scientifiques, ingénieurs, techniciens) chargé d’évaluer les critères
mesurables par des instruments techniques et scientifiques105.
Les animaux qualifiés sont alors inscrits au Livre Généalogique de la race et peuvent entrer dans le
dispositif de sélection.
La qualification des animaux est l’objet d’enjeux et de controverses. Comme nous l’avons dit elle est
indispensable au maintien de l’action collective de sélection : une divergence trop importante entre les
caractéristiques des animaux qualifiés et les attentes de l’ensemble des éleveurs peut conduire à des
défections (ne plus faire appel au service de sélection génétique, mettre en place un dispositif parallèle
de qualification, etc.) pouvant fragiliser les schémas de sélection. La définition d’une race, des critères
à prendre en compte pour la qualifier est très complexe et peut faire l’objet de nombreuses
controverses, chacun des membres de l’action collective pouvant avoir sa propre vision de ce qu’elle
doit être. Se posent alors de nombreuses questions organisationnelles : comme définir ces critères,
comment organiser la qualification, qui faire intervenir, comment évaluer les animaux selon les
critères choisis ? Ces questions amènent plus généralement à nous interroger sur les processus de
production de connaissance sur les animaux, les dynamiques d’apprentissage nécessaires à la
réalisation de cette activité, et la nature des formes d’organisation permettant de légitimer la
qualification collective.
1.2 LA QUALIFICATION : ACTIVITE DE DEFINITION CONTEXTUALISEE DES BIENS
1.2.1 Différentes acceptions du terme « qualification »
Il est nécessaire, avant de continuer, de préciser le terme de « qualification ». Celui-ci a plusieurs
acceptions très techniques et concrètes dans le domaine des activités de sélection génétique animale. Il
peut définir le jugement réalisé par les éleveurs au sein de l’Organisme de Sélection concernant
l’appartenance à la race (critères morphologiques liés au standard de la race). Cette acception est
utilisée, dans le cadre de nos entretiens, par les acteurs des organismes de recherche et développement
105 La qualification en ovins revêt une importance spécifique : comme nous l’avons vu précédemment, les éleveurs n’ont pas le choix des doses d’insémination artificielle qu’ils vont choisir. Donc la légitimité de la qualification collective organisée par l’Organisme de Sélection pour les animaux intégrés dans les schémas de sélection est essentielle.
Partie III : Les activités de qualification
195
qui encadrent les activités de sélection. Dans d’autres cas, le terme « qualification » est au contraire
utilisé pour exprimer l’évaluation des animaux selon des critères de performance. L’évaluation sur le
standard pour l’appartenance à la race est alors appelée « confirmation » (voir l’organisation de la
sélection de la race bovine Salers106). Nous emploierons ici le terme « qualification » dans son sens
général, afin de ne pas le cantonner à l’évaluation séparée, soit des performances de l’animal, soit de
son standard et de son appartenance à la race. Il s’agira ici de l’attribution d’une qualité à un bien (en
l’occurrence un animal), quels que soient les critères définissant cette qualité (morphologiques ou de
performances).
1.2.2 Considérer la qualification non comme donnée mais comme une activité
Les questions de qualification ont fait l’objet de nombreux travaux dans différents courants théoriques
en sciences sociales (Callon et al, 2000; Eymard-Duvernay, 1989; Gomez, 1994; Karpik, 1989;
Karpik, 2007; Musselin et al, 2002), notamment autour des questions d’attributs de la qualité, de leur
définition et de leur évaluation. Nous ne développons pas ici ces différents travaux mais mettons en
avant la posture adoptée par ceux-ci pour aborder la question de la qualification collective des
animaux. L’important est de montrer que nous adoptons ici une approche de la qualification comme
étant une activité sociale située culturellement107, et non comme une définition donnée qui
caractériserait un bien indépendamment de la situation (Escala, 2007). La qualification est l’activité
qui consiste à déterminer la qualité d’un bien, qu’il s’agisse d’un produit ou d’un service, qui fait
l’objet d’une transaction. Cette activité repose sur un processus qui permet la classification des biens.
C’est par cette activité que les acteurs positionnent, « les uns par rapport aux autres, les produits
qu’ils conçoivent, fabriquent, distribuent ou consomment » (Callon et al, 2000). Les activités de
qualification impliquent un jugement, et la capacité d’exercer un jugement implique la capacité de
« faire des distinctions » (Tsoukas et Vladimirou, 2001). Cette capacité repose sur le langage et sur les
artefacts, les instruments qui permettent de rendre le monde « connaissable » (Yanow, 2000). La
qualification est un équilibre dynamique. Il s’agit d’« une dynamique cyclique entre la décision de
stopper le jugement sur des points de référence et de relancer une recherche d’information, de
nouveaux index, qui est limité par l’impossibilité de décider d’une interprétation définitive d’une
qualification indiscutable » (Livet P. et Thévenot L., 1994). Les activités de qualification sont des
activités centrales dans les organisations et les activités économiques en tant que « savoir comment
agir au sein d’un domaine d’action signifie apprendre comment faire un usage compétent des
catégories et des distinctions qui constituent ce domaine » (Tsoukas et Vladimirou, 2001). Ainsi les
activités de qualification des animaux sont centrales dans le maintien des activités de sélection. Ce
106 Voir site Internet : www.salers.org/rub4/qualifications.php consulté le 8 décembre 2008. 107 Hatchuel (Hatchuel, 2003), reprenant le philosophe américain John William Miller, détaille le caractère dynamique et situé de la qualification : « il nous rappelle que « la définition des choses » est une action permanente, instable, récursivement construite au cours du processus même de découverte et d’énonciation des connaissances que nous établissons sur ces choses ».
Partie III : Les activités de qualification
196
choix théorique de considérer la qualification comme une activité va nous orienter vers les approches
analytiques que nous allons mobiliser pour étudier cette activité, celles des perspectives sur les
connaissances en pratiques.
1.2.3 La qualification, une activité distribuée, instrumentée et intensive en connaissances
La qualification est une activité ayant plusieurs caractéristiques importantes si l’on s’intéresse à sa
gestion :
− Une activité intensive en connaissances : le fondement même de cette activité est de produire
des connaissances sur des objets (biens, services) ;
− Une activité instrumentée : cette activité est mise en oeuvre par la conception et l’usage d’une
multitude d’instruments de natures différentes permettant l’élaboration de connaissances sur
les objets à qualifier. Il peut s’agir de normes, de standards ou bien de dispositifs relationnels
permettant l’évaluation des produits ou des services à qualifier, ou encore bien d’autres
formes (langage) ;
− Une activité distribuée : les connaissances et les compétences nécessaires pour qualifier les
objets sont distribuées parmi une pluralité d’artefacts et une pluralité d’individus (Escala,
2007; Karpik, 2007).
Il existe de fortes relations entre ces trois attributs. De nombreux travaux ont mis en avant le rôle
central des instruments dans cette activité. Un courant de sociologie économique et d’anthropologie
des marchés s’est développé autour des travaux de Michel Callon notamment (Callon et al, 2000;
Callon et Muniésa, 2003; Muniésa F. et Callon M., 2008; Musselin et al, 2002), analysant les
instruments qui « équipent » la qualification des biens sur les marchés et les effets de cadrage que
ceux-ci opèrent sur l’action économique. De récents travaux ont notamment mis en avant le rôle des
dispositifs de jugement dans les activités de qualification (Karpik, 2007), faisant référence aux
approches de la cognition située et distribuée pour étudier les activités de qualification (Hutchins,
1995). Les travaux de Hutchins, ayant étudié l’activité au sein d’un cockpit, ont montré comment
l’activité cognitive nécessaire à la réalisation de tout travail ne réside pas seulement dans le cerveau
individuel mais dans le système qui inclut des humains, des artefacts et des objets (Hutchins, 1995).
Cependant, cet auteur a étudié des situations claires et prédéfinies, où il y a unité de lieu, de temps et
d’espace (un cockpit). Dans notre cas, la situation n’est pas prédéfinie et se construit dans l’activité :
participants et objectifs sont souvent peu connus à l’avance. La situation doit être conçue, les lieux, le
temps et l’espace ne sont pas donnés (Aggeri, 2008).
Ces travaux permettent de préciser les enjeux de l’étude de la qualification des animaux : quels sont
les types d’instrumentation, de cadrages qui sont conçus et mis en pratique pour élaborer les
connaissances nécessaires à la qualification des animaux ? Comment est organisée la distribution des
Partie III : Les activités de qualification
197
compétences nécessaires à la conduite de cette activité ? En quoi l’analyse du processus de
qualification (ou plutôt deS processus lorsque plusieurs formes de qualification sont en concurrence
pour une même race), et notamment de l’instrumentation qui cadre ce processus, peut aider à expliquer
les failles et les controverses auxquelles sont confrontées les actions collectives de sélection des
races ? Notre travail a également pour objectif de proposer une vision différente des activités de
qualification des animaux, afin de dépasser les controverses dont ces activités font l’objet. Il s’agit
maintenant de détailler quelle approche nous allons mobiliser pour analyser dans un premier temps
cette activité de production de connaissances.
1.3 INTERROGER L’OPPOSITION ENTRE CONNAISSANCES SCIENTIFIQUES ET CONNAISSANCES
EMPIRIQUES
1.3.1 Le mythe rationnel de la « commodification » des connaissances sur les animaux
Nous venons de montrer que la qualification est avant tout une activité intensive en connaissances.
Dans le cas de la qualification des animaux, comme A. Procoli (Procoli A., 2007) a pu le montrer,
cette activité se situe à l’intersection entre l’univers des scientifiques et celui des éleveurs. Ainsi, elle
pourrait être analysée par l’opposition et la combinaison des connaissances qualifiées de
« scientifiques » et des connaissances « empiriques » (celles des éleveurs). Mais ces oppositions ne
feraient qu’alimenter des débats déjà en cours dénigrant par exemple « les connaissances des
éleveurs », ou rejetant « les connaissances scientifiques ». Notre posture dans cette partie de thèse
repose sur la tentative de dépasser les dichotomies sur les formes de connaissances pour accéder à la
véritable nature de l’activité de qualification.
En effet, dans le champ de l’élevage et de la sélection génétique, la rationalisation des activités de
qualification a été basée sur le mythe rationnel (Hatchuel A. et Weil B., 1992) selon lequel les
connaissances sur l’évaluation des animaux devaient être objectivées. Cette position considère les
connaissances comme « théorie », estimant qu’elles peuvent être déconnectées d’un acteur spécifique
et d’une situation, et rendues accessibles à tous par le biais du langage écrit ou oral. Ce mythe
rationnel suit la droite ligne d’une épistémologie de la possession (Blackler, 1995; Cook et Brown,
1999), où la connaissance est supposée avoir une fonctionnalité propre si elle est gérée correctement.
Selon cette vision, les connaissances sont des biens objectifs, transposables et gérables (Swan et
Scarbrough, 2001), ce que S. Gherardi (Gherardi, 2000b) appelle la « commodification » des
connaissances.
Dans cette perspective, les critères esthétiques utilisés par les éleveurs dans les activités
« traditionnelles » de qualification ont été considérés comme inutiles et même ralentissant le progrès
Partie III : Les activités de qualification
198
génétique et les objectifs économiques, comme énoncé par l’un des scientifiques majeurs dans la
sélection génétique animale en France dans les années 1960 :
« On n’insistera jamais assez sur les stupidités que constitue l’élimination pour la
reproduction de sujets excellents par ailleurs, mais non conformes au standard de la
race, pour des péchés aussi graves que la présence de taches mal placées sur la joue,
ou en dessous des genoux et des jarrets, de flammes suspectes sur les onglons, les
cornes ou les muqueuses! »108.
Inversement, les connaissances scientifiques ont été souvent dénigrées par les éleveurs, considérant
qu’elles menaçaient leur expertise reconnue dans la sélection « traditionnelle ».
Le cas de la qualification des animaux est intéressant car selon un discours mythologisant il peut être
vu soit comme un processus décrit selon le répertoire de la science normale (la connaissance, la
génétique quantitative), dans lequel les savoirs pratiques sont remplacés par des instruments et des
connaissances scientifiques (l’évaluation des animaux par des outils de mesure et des calculs
statistiques permettant de prédire le potentiel génétique des animaux), soit comme un univers de
pratiques déconnectées de toute forme d’instrumentation ou de rationalisation (l’évaluation visuelle
des animaux par les éleveurs sur des critères esthétiques). L’une et l’autre de ces explications sont des
fictions qui ne correspondent pas aux pratiques observées et masquent finalement les processus
d’apprentissage et les formes d’instrumentation à l’œuvre. L’opposition entre des formes de
connaissances différentes (les connaissances apportées par les scientifiques, les connaissances
mobilisées par les éleveurs) est caricaturée dans les discours.
Cette vision posant en opposition les connaissances et instruments mobilisés par les éleveurs pour
qualifier les animaux et les connaissances et instruments des scientifiques se rapproche de la vision,
critiquée aujourd’hui, de certains courants du Knowledge Management. Cette tendance, qualifiée de
« ninisme » (Grimand, 2005), consiste en l’utilisation de dichotomies posées comme naturelles mais
sans que soient saisis les processus par lesquels les termes entrent en opposition. Dans cette
perspective, l’appropriation des instruments scientifiques est pensée comme non problématique, les
difficultés de diffusion des connaissances scientifiques sont alors considérées comme de la résistance
au changement. La part de la qualification réalisée par les éleveurs est considérée comme relevant du
folklore et n’ayant aucun intérêt pour la sélection génétique.
De plus, les récents progrès scientifiques dans la génomique conduisent à l’émergence d’un discours
laissant croire à une possible qualification des animaux reposant uniquement sur l’analyse du génome
de chaque animal et ne nécessitant plus la participation des éleveurs dans le jugement. A terme,
108 Poly J., Communication at the Rural Economic Society, 15-16th December 1959
Partie III : Les activités de qualification
199
certains scientifiques et gestionnaires de la sélection génétique imaginent pouvoir s’affranchir de la
nécessité de faire intervenir les éleveurs pour qualifier les animaux. Le mythe rationnel qui sous-tend
ces progrès scientifiques est celui de la création d’un dispositif scientifique de qualification autonome
vis-à-vis des contraintes matérielles et sociales de la sélection des races (la participation des éleveurs à
la qualification).
Notre hypothèse est que la coupure épistémologique identifiée dans les discours entre les
connaissances apportées par les scientifiques, considérées comme neutres et objectives, et les
connaissances des éleveurs, considérées comme subjectives, empêche de penser les activités de
qualification et de les gérer. Il s’agit donc dans notre cadre d’analyse de dépasser cette coupure
épistémologique de la gestion des connaissances dans les organisations de la sélection génétique.
1.3.2 La nécessité de combiner les épistémologies pour analyser les processus de production de
connaissances
Depuis les années 1990, toute une littérature s’est développée sur la critique de la vision
conventionnelle des connaissances au sein des travaux sur l’apprentissage organisationnel et la gestion
des connaissances, qui considéraient les connaissances comme un capital et dressaient des hypothèses
sur les « lieux » où ces connaissances étaient stockées (le cerveau, le corps, les routines, les
technologies, etc.). Ce champ de recherche critique défend une vision des connaissances (ou plutôt de
ce que les auteurs appellent « knowing ») alternative à la littérature dominante de la gestion des
connaissances (Blackler, 1995), revenant sur la séparation cartésienne entre les sujets apprenants et les
objets de la connaissance sur laquelle repose la vision des connaissances comme des « théories ». Ces
chercheurs ont ainsi critiqué le fait que la dimension contextuelle, sociale et tacite des connaissances
ait longtemps était considérée de plus faible valeur et moins centrale dans les analyses (Thompson et
al, 2001). Cette littérature propose ainsi de s’intéresser non pas tant aux connaissances qu’à leur mode
de production et de mobilisation dans l’action (Blackler, 1995; Cook S.D.N. et Brown J.S., 1999). Elle
a conduit à la substitution de la notion de « connaissances » par celle de « knowing » : « plutôt que de
parler de connaissances, avec ses connotations d’abstraction, de progrès, de permanence et de
mentalité, il est plus utile de parler du processus de « knowing » […] comme étant quelque chose que
les gens font » (Blackler, 1995). « Knowing » est alors entendu comme la partie de l’action réalisant un
travail épistémique (Cook et Brown, 1999), comme une performance conduisant à la co-production de
l’objet et du sujet de la connaissance (Law, 2000). Pour éviter les typologies des connaissances (les
distinguant en fonction de leur localisation), ces auteurs préconisent une approche non par les supports
mais par les formes et les situations de création du savoir, i.e. par l’activité dans laquelle le savoir est
mobilisé (Le Masson P., 2000). Ainsi Blackler propose de s'intéresser au processus de knowing qu’il
caractérise comme un processus :
− actif (qui fait l’objet d’un projet) ;
Partie III : Les activités de qualification
200
− situé (qui dépend d’un contexte) ;
− provisoire (qui peut se modifier en cours de route) ;
− pragmatique (qui va dépendre des représentations que les gens se font de l’objet de leur
activité) ;
− contesté (qui va dépendre des jeux de pouvoir, le rapport de connaissance se double toujours
d’un rapport de domination et de subordination, (Le Masson P., 2000)) ;
− faisant l'objet d'une médiation (à travers les routines et les objets techniques, il faut donc
s’intéresser aux moyens, aux technologies, aux formes de contrôle et de cadrage, ce que nous
développons par la suite dans ce cadre d’analyse).
C. Blackmore (Blackmore et al, 2007; Blackmore, 2007) a d’ailleurs montré la fertilité de ces
approches combinant knowing et knowledge pour l’analyse des situations de gestion de ressources
communes telles que l’eau ou plus généralement les problématiques liées à l’environnement et au
développement durable.
Pour reprendre cette critique à notre compte, plutôt que d’analyser les savoirs disponibles et mobilisés
par les individus ou les groupes sur les animaux, leurs compétences considérées comme un capital, il
semble plus pertinent d’analyser les processus de contextualisation des connaissances, d’élaboration
de cadre de référence commun (Aggeri, 1998), au travers des relations entre les acteurs, les objets de
connaissance et les instruments et techniques qui permettent d’y accéder. En effet, les connaissances
en jeu dans les activités de qualification peuvent être définies comme étant des connaissances
« sensibles » et « esthétiques » (ces deux termes définissant davantage un mode de production de
connaissance qu’une qualification d’un type de connaissance particulier) : il s’agit d’évaluer
visuellement les animaux. Selon Strati (2007), ces connaissances sensibles sont en fait des pratiques
liées à la capacité d’utiliser des facultés de perception sensorielle. Selon cet auteur, il existe dans les
pratiques et les connaissances sensibles une connexion très étroite entre knowing et apprentissage.
Nous pouvons donc reprendre l’argument de cet auteur pour pointer l’intérêt de l’étude des activités de
qualification pour mieux comprendre les processus d’apprentissage en pratique.
Cette vision des connaissances dans l’action a notamment été développée dans le courant des
« practice-based studies » (Gherardi, 2000a; Orlikowski W.J., 2002). Les études basées sur les
pratiques considèrent les connaissances non comme un capital mais comme une activité banale, située
historiquement, socialement et culturellement. Le processus de « knowing » et les connaissances sont
co-construits dans l’activité. « « Knowing » devrait être vu comme un processus, considérant les
apprentissages comme des actions et des dynamiques » (Gherardi, 2000a). Conduire les processus
d’innovation nécessite alors de ne pas seulement s’intéresser au capital de connaissances que les
organisations possèdent et d’identifier les différents types de connaissances en jeu (perspective
taxonomique), mais de mieux identifier ces mécanismes de production de connaissance « en pratique »
Partie III : Les activités de qualification
201
dans l’interaction entre les sujets et les objets (Orlikowski W.J., 2002) : ici les acteurs qualificateurs et
les animaux.
Cependant ce n’est pas pour cela qu’il s’agit d’abandonner totalement la vision des connaissances
comme un capital au profit de la seule connaissance en pratique ou d’abandonner le terme
d’apprentissage au profit de celui de « knowing » (Brauner et al, 2005). Dans la littérature mobilisant
cette approche, « knowing » est l’une des dimensions de l’apprentissage, et les deux termes sont le
plus souvent employés conjointement. En effet, souhaitant dépasser l’opposition entre connaissances
comme capital et l’activité de « knowing », des auteurs tels que Blackler (Blackler, 1995) ou Cook
S.D.N. et Brown J.S. (Cook S.D.N. et Brown J.S., 1999) ont mis en avant l’importance de lier ces
deux épistémologies dans l’analyse des processus de production de connaissances. Cette « dance
générative » est ce qui donne accès aux processus d’apprentissage et ce qui constitue la source des
dynamiques d’innovation. Pour ces auteurs, cette approche des connaissances et des phénomènes
d’apprentissage permet de se départir des dichotomies opposant deux formes de connaissances (tacite
vs explicit, empirique vs scientifique, local vs universel, etc.) et de l’idée d’une conversion possible
entre ces connaissances (Nonaka I., 1991). Selon (Blackler, 1995), l’analyse des relations entre les
différentes formes de connaissances dans l’action collective est « au moins aussi importante que
n’importe quelle description de leurs différences ». Nous nous inscrivons dans cette perspective
théorique visant à dépasser les dichotomies : connaissances tacite/explicite, connaissance
individuelle/collective, logique de codification/logique de personnalisation de la connaissance,
connaissances comme capital/connaissances en pratique ou « knowing ». Nous considérons ici avant
tout cette perspective comme une posture épistémologique plus qu’un cadre analytique : l’idée à
retenir est qu’il s’agit de s’intéresser non pas tant aux connaissances qu’à leur mode de production et
de mobilisation dans l’action (Le Masson P., 2000). Ainsi, nous allons tenter d’analyser les processus
d’articulation des différentes formes de connaissances en pratique dans la qualification des animaux.
Sur quoi reposent ces processus ? Qu’est ce qui permet cette articulation ?
Ces approches ont tenté de définir sur quoi reposent les processus de « knowing », et ont notamment
mis en avant le fait, comme nous l’avons vu, que ces processus font l'objet d'une médiation (à travers
les routines et les objets techniques) (Blackler, 1995), que la connaissance dans l’action est encastrée
dans une variété de formes et de médias (Gherardi et al, 2003; Yanow, 2000). La façon dont ces
approches analysent le rôle des medias tels que les instruments, les technologies ou les routines
nécessite un plus long développement, car comme nous l’avons vu, l’activité de qualification est
fortement instrumentée.
Partie III : Les activités de qualification
202
1.3.3 D’une vision des instruments comme médiateurs des processus de « knowing »
Plusieurs auteurs ont pointé le rôle des instruments et des technologies dans les processus de
production de connaissances. Comme F. Blackler (1995) a pu le montrer dans le cas des technologies
de l’information et de la communication, celles-ci ne sont pas neutres. La façon dont ces technologies
participent à ces processus est souvent tenue pour acquise, mais ne peut pas être ignorée. De
nombreuses études empiriques s’intéressent d’ailleurs à l’introduction de nouvelles technologies et à la
façon dont ces technologies changent les processus d’apprentissage dans les organisations (Attewel P.,
1992; Bruni et al, 2007; Orlikowski W.J., 1992; Orlikowski W.J., 2000). Bruni et al (Bruni et al,
2007) ont proposé l’argument selon lequel les artefacts utilisés dans les activités organisationnelles
incarnent non seulement la connaissance de leurs concepteurs (Norman D.A., 1993) et leurs conseils
d’utilisation, mais aussi des trajectoires potentielles de l’action résultant de l’usage de ces artefacts
(Bruni et al, 2007). Dans ces approches, les processus de « knowing » sont médiés par les instruments
(Engeström Y., 1999), « ancré[s] dans les technologies, les méthodes et les règles utilisées par les
individus dans le cadre d’une pratique donnée » (Carlile P.R., 2002). La connaissance est alors « un
outil de « knowing » dans le cadre d’une interaction située avec le monde social et physique » (Cook
S.D.N. et Brown J.S., 1999), mettant en acte la variété des « dynamic affordance » 109 des objets dans
le monde. Par exemple, Bruni et al (2007) ont étudié les processus de « knowing » dans le secteur
médical, analysant comment de nouvelles technologies reconfigurent l’organisation du lieu de travail
en ce que ces auteurs définissent comme un « système de connaissances fragmentées ». Selon ces
auteurs, les connaissances sont ancrées dans les règles, les artefacts et les infrastructures
technologiques. Les outils « sont engagés dans des actions et des interactions au travers des règles
qu’ils encapsulent. Cela signifie que les artefacts, les outils et les technologies devraient être conçus
comme des pratiques sociales, ou comme des « réalisations collectives » (Garfinkel, 1967) d’une
forme particulière d’ordre ou d’action » Bruni et al (2007). Ces auteurs introduisent la dimension
dynamique des connaissances ancrées dans les instruments : « la connaissance ancrée dans les
artefacts dérive seulement en partie de la vision du monde qu’ont les concepteurs ; la signification des
inscriptions peut changer en même temps que le réseau change ».
Mais si ces approches ont exploré la dynamique des connaissances et les rapports sujet-objet, elles ont
relativement peu interrogé les rationalités et l’épistémologie de l’action (Hatchuel A. et al, 2005) qui
sous-tendent la création et la mise en œuvre des instruments conçus pour conduire l’activité des
organisations. Elles ont privilégié des démarches compréhensives, de plus dans des situations où les
cadres de l’action sont prédéfinis (unité de lieu, de temps, d’espace), où la hiérarchie encadre la
coordination, et où la question de la légitimité des connaissances produites pour la coopération ne se
109 “how characteristics of the world give clues to our perceptions as to what we can and can’t do with them is the sense of “affordance”” (Cook and Brown, 1999)
Partie III : Les activités de qualification
203
pose pas. Il reste donc à approfondir une perspective managériale s’intéressant aux modes de pilotage
de l’action collective au travers de la conception et de l’usage d’instruments. En effet, les instruments
sont souvent considérés comme des contenants dans lesquels les connaissances sont ancrées.
L’appropriation des instruments est pensée comme non problématique, consacrant l’adage selon lequel
“l’intendance suivra” (Grimand, 2006). Ces travaux sur le rôle des instruments sur les processus de
« knowing » n’éclairent encore qu’imparfaitement deux questions : celle de la conception des
instruments de l’action stratégique et celle de l’articulation de différentes formes d’instrumentation
dans des dispositifs stratégiques. Or la problématique de la qualification des animaux interroge
particulièrement ces deux points : comment concevoir des instruments permettant d’accompagner la
qualification des animaux afin que celle-ci soit légitime et acceptée par les utilisateurs des races ?
Comment articuler les différentes formes d’instrumentation mobilisées par la sphère scientifique et
technique, et la sphère des éleveurs, tout en maintenant la coopération ?
Comme nous l’avons vu dans la généalogie des approches instrumentales proposée en partie II,
plusieurs courants de recherche ont analysé les instruments comme étant non seulement des médias
mais également comme intervenant dans les processus de production de connaissances. Nous inspirant
des travaux anglophones (Power, 1996 ; Miller, 2007) et francophones (Hatchuel et Weil, 1992 ;
Moisdon, 1997) sur les instruments et leur rôle dans les processus d’apprentissage, nous faisons
l’hypothèse ici que la combinaison de ces deux approches (« knowing » et instruments) peut apporter
des éléments pertinents en terme de compréhension des processus de « knowing », et plus largement
des processus de qualification.
1.3.4 … Aux instruments intervenant dans les mécanismes de « knowing »
Les processus de « knowing » sont considérés comme le résultat de l’interaction entre les
connaissances, les instruments (artefacts) et les relations dans les pratiques quotidiennes. Mais quelles
sont les dynamiques concrètes de cette interaction ? Selon plusieurs auteurs ayant étudié les effets des
instruments sur les processus organisationnels (Barley S.R., 1986; Garud et Rappa, 1994; Hatchuel A.
et Weil B., 1992; Miller et O'Leary, 2007; Moisdon, 1997; Power M., 1996), les instruments n’ont pas
seulement un rôle de médiation, mais aussi un rôle d’intervention dans les processus de production de
connaissances. Ils ne sont pas uniquement des contenant neutres ou des médias des connaissances
(comme a pu le montrer S. Dubuisson-Quellier (Dubuisson-Quellier, 2008), « les dispositifs ne sont
pas simplement des supports passifs de l'action, ils ne sont pas non plus des éléments envoyant des
signeaux informationnels que les agents doivent traiter »), ou inversement uniquement prescriptifs
(Jeantet, 1998), mais sont porteurs de rationalités par lesquelles ils participent aux phénomènes
d’apprentissages. Comme nous l’avons vu dans la partie II, cette approche a notamment été
développée dans le domaine de la comptabilité et de l’audit (Power, 1996; Miller et O’Leary, 2007),
s’inspirant de certains philosophes des sciences (Callon, 1980; Hacking I., 1983; Morgan M.S. et
Partie III : Les activités de qualification
204
Morrison M., 1999; Pickering A., 1992). La philosophie des sciences a permis d’alimenter cette
question du rôle des instrumentations dans la production et la dynamique des connaissances, mais
cette approche a été « de façon surprenante sous-utilisée » jusqu’à présent (Grandori A. et Kogut B.,
2002). Ainsi, reprenant l’idée de Hacking (1983), notre hypothèse ici est que les instruments
interviennent dans notre relation avec le monde et portent avec eux des intentions qui donnent forme
aux processus de production de connaissances, et donc à la dynamique entre les connaissances et les
processus de « knowing » : ils peuvent alors jouer un rôle dans l’institutionalisation du « knowing » en
« connaissances » (la connaissance étant la version institutionnalisée du « knowing » (Gherardi et al,
2003)), et dans le mode d’intervention et d’articulation des connaissances dans les processus de
« knowing ». Par ce biais, ils peuvent faciliter la légitimité d’une activité collective de qualification et
assurer la coopération au sein de cette activité.
Ainsi, pour saisir les modes d’articulation entre connaissance et « knowing », il s’agit alors davantage
d’étudier les dispositifs de cadrage (Aggeri, 1998; Aggeri, 2008; Callon, 1999), qui rendent possibles
les processus de production de connaissances et suscitent la construction de nouvelles capacités. Ces
cadrages peuvent impliquer différentes formes d’instrumentation (gestionnaires ou techniques).
L’instrumentation permet de rendre observable et connaissable de nouveaux phénomènes qui ne
l’étaient pas auparavant. Sans instrumentation, il n’y a pas d’apprentissage possible : les formes
d’instrumentation, plus ou moins adaptées, permettent des cycles entre « knowing » et connaissance.
L’analyse des formes d’instrumentation et de leur utilisation dans la pratique pourrait donc être l’une
des voies pour combiner les épistémologies tel que Cook et Brown (1999) le préconisent.
L’apport potentiel de cette approche combinée au cadre d’analyse du « knowing » est celui d’offrir
l’opportunité de développer une perspective managériale sur le rôle de ces instruments dans les
processus de « knowing » et dans les activités de coordination afin d’identifier les capacités qu’ils
permettent ou non. Cette approche permettrait donc d’identifier les types d’instrumentation qui
favorisent plus ou moins ces processus. Ainsi, si les activités de qualification auraient pu être étudiées
uniquement par une perspective sur les connaissances et le « knowing », combiner à cette perspective
une approche par les instruments non uniquement comme médias mais comme intervenant dans
l’action va permettre :
− De dépasser les dichotomies pour mettre en avant les dynamiques et les processus de création
de connaissance sur les animaux ;
− D’offrir des pistes managériales pour la conception de nouvelles instrumentations permettant
de piloter les activités de qualification, de favoriser leur légitimité et la coopération au sein
des dispositifs de sélection génétique.
Partie III : Les activités de qualification
205
Chapitre 2 LE ROLE DES INSTRUMENTS DANS LES ACTIVITES DE
QUALIFICATION : LE CAS DES PYRENEES-ATLANTIQUES
Dans le cas de la sélection des races ovines laitières des Pyrénées-Atlantiques, les activités de
qualification font l’objet de controverses, notamment pour l’une des trois races, la Manech Tête Noire,
pour laquelle les animaux qualifiés au sein du dispositif officiel de l’UPRA ne semblent pas
correspondre aux attentes d’une partie des éleveurs : celle-ci ne fait pas appel au service de sélection
génétique et n’achète aucun reproducteurs issus des schémas de sélection. L’importance donnée aux
critères morphologiques par rapport aux critères de performance fait l’objet de débats. Dans ce
chapitre nous allons positionner différemment le problème. Plutôt que de nous intéresser à cette
controverse opposant frontalement des modes de production de connaissances sur les animaux, nous
allons focaliser notre analyse sur les activités mêmes de qualification, les dispositifs et les instruments
qui ont été conçus pour les réaliser, et comment ceux-ci activent des processus d’apprentissage
articulant différents modes de production de connaissances. Ainsi nous allons voir en quoi l’étude des
processus de production de connaissances sur les animaux, au cœur de l’activité de jugement sur
laquelle repose la qualification, et l’intervention d’instruments et de dispositifs de cadrage dans ces
processus, nous permet de dépasser ces controverses et de proposer un nouveau regard sur cette
activité centrale de la gestion des ressources génétiques.
Pour cela, nous développerons trois points :
− Dans un premier temps, il s’agira d’analyser en quoi l’instrumentation scientifique et
technique du régime intensif a reconfiguré les activités de qualification des animaux, grâce au
mythe rationnel du découplage entre évaluation sur la performance et évaluation par l’œil de
l’éleveur de l’aspect physique de l’animal, de l’objectivation de cette qualification par la
mesure ;
− Dans un deuxième temps, nous analyserons en détail le déroulement de ces activités dans les
Pyrénées-Atlantiques, au sein de l’UPRA, révélant qu’elles restent une négociation
permanente entre ces deux modes d’évaluation, qui s’influencent réciproquement ;
− Dans un troisième temps, nous montrerons que malgré ce dispositif complexe, la qualification
officielle au sein de l’UPRA n’a pas obtenu la légitimité escomptée et n’a pas intégré les
formes néo-traditionnelles de qualification, résurgentes aujourd’hui, nous laissant émettre
l’hypothèse d’une ou plusieurs failles dans les processus d’apprentissage en pratique.
Partie III : Les activités de qualification
206
1 L’EFFET DE L’INSTRUMENTATION SCIENTIFIQUE ET TECHNIQUE DE SELECTION
SUR LA DIVISION DU TRAVAIL DE QUALIFICATION
Avec l’introduction des instrumentations scientifiques d’évaluation des animaux, les activités de
qualification ont nécessité la mise en place d’un système complexe, encadré par l’UPRA, articulant
plusieurs étapes et plusieurs types d’acteurs ayant les compétences pour manipuler les différents types
d’instruments et de connaissances en jeu. Le projet de rationalisation des activités de qualification,
grâce à cette instrumentation, a conduit à une distribution des compétences dans le jugement des
animaux. L’objectif ici est de détailler ce processus complexe de qualification. Deux grandes étapes
sont identifiables dans la construction des conventions de qualification et des modalités de cette
activité :
− La définition du standard de la race (quoi qualifier) ;
− La procédure d’évaluation (comment qualifier).
1.1 ETAPE PREALABLE : CHOISIR LES RACES A SELECTIONNER
1.1.1 Le refus des races exogènes au profit des races locales
Comme nous l’avons vu dans la partie I, l’une des difficultés de mise en place des dispositifs de
sélection génétique technologique dans les Pyrénées-Atlantiques a découlé de l’absence de Livre
Généalogique déjà institué pour les races de ce département. Ainsi la conception d’une procédure de
qualification, indispensable au choix des animaux à sélectionner, s’est faite ex-nihilo. Il a donc fallu
avant tout définir quelles races devaient être sélectionnées, avant de pouvoir évaluer si tel ou tel
animal appartenait effectivement à cette race. Ainsi les différents témoignages d’acteurs ayant vécu les
débuts de la sélection évoquent la variété des explorations faites dans ce domaine, afin de définir les
objets sur lesquels allait devoir se porter l’action collective. Ce sont les innovateurs locaux, les
professionnels moteurs et les scientifiques qui conjointement définiront sur quoi porter la sélection.
Plusieurs choix s’offrent alors à eux :
− Utiliser une race exogène, pour laquelle le travail d’amélioration génétique était déjà avancé,
(ce choix était celui de la facilité grâce à la collaboration entre Roquefort et les Pyrénées-
Atlantiques et la disponibilité en animaux de race Lacaune) ;
− Effectuer des croisements et sélectionner une race « hybride » ;
− Utiliser les races locales, choix difficile car il en existe plusieurs.
Les deux premières possibilités sont rapidement abandonnées au profit de la troisième, comme le
témoignage d’un responsable professionnel de l’époque le montre :
« Je connaissais Bosc de l’Aveyron, il était venu à Ordiarp, et il m’avait dit : mais on va vous
envoyer des brebis Lacaune, et vous allez avancer beaucoup plus vite. Mais je lui avais dit : tu
vois bien le contexte qu’on a ici, il faut valoriser la montagne, or avec les Lacaune ce n’est
Partie III : Les activités de qualification
207
pas possible ! Moi j’avais essayé, j’avais eu des FSL [croisement Frisonne, Sardes et Lacaune]
chez moi, mais elles n’avaient pas du tout marché, mais avec la transhumance ça ne marche
pas. La preuve, on a beaucoup de Lacaune dans le département maintenant, mais elles ne
pratiquent pas la transhumance, or vu la surface des exploitations ici, les gens ont besoin de
la transhumance. » (Éleveur responsable professionnel de la sélection en Pyrénées-
Atlantiques)
Si la valeur du bien commun avait été uniquement productive et non située, l’introduction de Lacaune
aurait suffit à structurer le service de sélection génétique. Mais la spécificité des élevages pyrénéens en
a fait autrement.
1.1.2 Le paradoxe du choix de trois « nouvelles » races locales
Cependant, le choix d’utiliser les races locales a nécessité le passage d’une diversité de morphotypes,
souvent spécifiques à chaque vallée, à un nombre plus réduit de races à sélectionner. Le choix de
sélectionner non pas une mais trois races locales a nécessité de trouver un équilibre entre la
préservation d’un patrimoine, le maintien d’une légitimité de l’action collective de sélection (comment
justifier le non-choix d’une race ?), et l’efficacité de cette activité (plus le nombre de races
sélectionnées est grand, plus les efforts de sélection et les moyens sont dispersés). Là encore, l’absence
de Livre Généalogique et le flou régnant dans les concours organisés depuis le début du XXe siècle
dans ce département ont rendu difficile les débuts de la qualification. Selon les règlements des
concours organisés par les Syndicats d’élevages communaux, trois races étaient reconnues : la race
Manech, la race Basquaise et la race Béarnaise. L’encadré suivant reprend la description donnée dans
un programme officiel de concours en 1909.
Encadré 11 : Concours spéciaux de primes : programme officiel estampillé république française, primes aux races ovines du département des Basses-Pyrénées : basquaise, béarnaise et Manech en 1909110.
Sont définis les caractères distinctifs de ces races : Espèce ovine basquaise : Aptitude : lait, viande et laine Taille moyenne : ne dépassant pas 0,60 m au maximum Tête : courte, à profil droit ou légèrement busqué, avec ou sans cornes, laine blanche, tombante, soyeuse, sans taches de rousseur sur le museau et les membres Espèce ovine béarnaise : Aptitude : lait, viande et laine Taille : 80 centimètres en moyenne Tête : forte, busquée, à cornes contournées, laine blanche ou brune, longue, en mèches pointues formées de brins longs faiblement ondulés. Museau-Mousse, avec ou sans tache de rousseurs Espèce ovine « manech » : Aptitude : lait, viande et laine 110 Archives départementales des Pyrénées-Atlantiques, cote 7M6263
Partie III : Les activités de qualification
208
Taille : ne dépassant pas 0,50m Tête : mouchetée, courte, à profil droit ou légèrement busqué, avec ou sans corne, laine blanche, longue, extrémité noire ou brune.
Ces trois races étaient également décrites par l’Ingénieur du Ministère (Quittet) chargé de recenser les
races animales françaises (édition 1950 de « Les races ovines françaises », Portal M., Quittet E.). Mais
le choix des éleveurs responsables de la mise en place des schémas de sélection a été différent : la race
Manech a été divisée en deux et la Basquaise et la Béarnaise ont été regroupées, selon un
raisonnement géographique, comme l’expliquent les professionnels de l’époque :
« Donc le problème s’était posé aussi, parce qu’il faut dire qu’on avait trois races : sur quoi
travailler ? Le choix a été fait à l’époque : il faut qu’on essaye de travailler sur les trois, il
faut que les trois avancent, elles avaient leurs avantages. La Basco-Béarnaise est davantage
impliquée sur les Pyrénées, les plus hautes en altitude, après la Tête Noire était davantage
impliquée ici sur le secteur et Saint Jean Pied de Port, Saint Etienne de Baïgorry, et puis il y
avait la Tête Rousse. »
Une controverse a eu lieu lors de la fusion de la basquaise et de la béarnaise. Les promoteurs de la
basquaise se résumaient à un ou deux éleveurs importants, tandis que la béarnaise était largement
répandue en Béarn. Au dire des acteurs ayant participé à cette étape, le choix a été fait de fusionner ces
deux races, avec comme option « diplomatique » la combinaison des deux noms, mais comme
réalisation concrète l’absorption du morphotype basquais par la béarnaise.
« L’UPRA a dit : on ne peut pas sélectionner la basquaise et la béarnaise, il faut les grouper
(il y avait trop peu de basquaise). Les Souletins l’ont accepté. Ça a été l’absorption de la
basquaise par la béarnaise, car c’est le type béarnais qui a été conservé, mais les béarnais
n’étais pas tout à fait d’accord au début de voir arriver des basquaises ».
1.1.3 Comment gérer l’hétérogénéité du goût des éleveurs ?
Il n’existait donc pas, à cette époque, de « standard » écrit sur ces trois races, de description officielle
de leurs caractéristiques, puisqu’elles venaient d’être créées et ne correspondaient pas aux races
qualifiées dans les concours officiels d’animaux. Nous n’avons trouvé aucune trace de travail collectif
de formalisation du standard de ces races. Les procédures de qualification ont été lancées, afin de
sélectionner les premiers animaux. La méthode suivante a été choisie initialement : des éleveurs
volontaires, engagés dans la sélection génétique technologique et agréés par l’UPRA, se rendaient par
deux dans les élevages, accompagnés d’un technicien, pour qualifier les animaux lorsqu’ils avaient un
mois111. Mais, selon les témoignages que nous avons recueillis, cette pratique conduisait à une grande
hétérogénéité dans les résultats de la qualification, chaque éleveur ayant son propre « goût »
concernant l’aspect esthétique des animaux, et aucun standard écrit n’était identifié. Les gestionnaires 111 Cf. compte rendu des régles d’identifiation des reproducteurs à intégrer aux schémas de sélection des Pyrénées-Atlantiques, rédigé par Francis Barillet, archives personnelles Jean-Claude Flamant.
Partie III : Les activités de qualification
209
du Centre de sélection et de l’UPRA, pour résoudre ce problème, ont mis en place une procédure de
qualification en plusieurs étapes. Ils ont notamment réunit tous les éleveurs qualificateurs en une seule
fois autour des animaux pour permettre d’assurer un ajustement, dans l’action, entre les différents
« goûts » et critères esthétiques et morphologiques.
Les paragraphes suivants détaillent ces étapes, articulant différents modes d’évaluation des animaux
rentrant en jeu dans le processus de qualification (évaluation sur la performance et évaluation sur la
morphologie et l’appartenance à la race). Si les procédures de qualification concernent aussi bien les
mâles que les femelles, nous nous sommes plus particulièrement intéressée aux mâles car leur gestion
est au cœur des questions de coopération et du dispositif de sélection technologique, et leur pouvoir de
diffusion au travers de l’insémination artificielle est bien supérieur aux femelles (lorsqu’un éléveur fait
appel au service de sélection génétique, c’est le potentiel génétique d’un mâle qu’il recherche) :
l’enjeu de la légitimité de leur qualification est d’autant plus grand.
1.2 TROIS ETAPES DE QUALIFICATION POUR RENDRE INDEPENDANTS LES DIFFERENTS MODES
D’EVALUATION DES ANIMAUX
Après différents essais, trois étapes ont été conçues pour réaliser l’évaluation des animaux au sein des
schémas de sélection, chacune impliquant différents types d’acteurs, d’instrumentation et de
connaissances. Ces étapes constituent un cycle qui se répète à chaque campagne de production.
Chacune de ces étapes nécessite plus ou moins :
− De voir l’animal à qualifier ;
− L’intervention des éleveurs.
Elles sont censées :
− Dissocier évaluation des performances de l’animal d’un côté et évaluation de sa morphologie
et appartenance à la race de l’autre ;
− Donner la priorité à l’évaluation de l’appartenance à la race et de l’adéquation avec son
standard par rapport à l’évaluation des performances.
C’est en quelque sorte le projet de rationalisation, la philosophie managériale de cette procédure de
qualification que nous décrivons ci-dessous.
1.2.1 Première étape : choix virtuel des animaux à partir des informations généalogiques sur ces
animaux
Cette étape a pour objectif de réaliser un premier tri parmi les agneaux qui vont potentiellement naître
des accouplements raisonnés prescrits par le Centre de sélection (les meilleures brebis des élevages en
Contrôle Laitier Officiel avec les doses d’IA des meilleurs béliers du Centre de sélection). Cette étape
est réalisée dans les bureaux du Centre de sélection par l’ingénieur généticien responsable des schémas
de sélection. Celui-ci est alors chargé d’établir une liste de ces animaux, par élevage, grâce à un
Partie III : Les activités de qualification
210
logiciel de gestion des informations génétiques de l’ensemble des animaux dont la performance est
contrôlée dans le département. Pour cela, il tient compte du nombre de béliers dont le Centre de
sélection a besoin chaque année pour produire du progrès génétique et des doses d’IA, du maintien de
la variabilité génétique et d’un pourcentage de ces béliers qui risque d’être évacués d’ici leur
indexation (problèmes sanitaires, de faible potentiel génétique ou d’incapacité à fournir de la
semence). Il confie ensuite cette liste aux techniciens du Centre de sélection. Mais l’instrumentation
scientifique et technique et leur généalogie ne suffisent pas à qualifier les animaux et à valider leur
entrée au Livre Généalogique de chacune des trois races. Comment être sûr que l’animal à naître va
bien correspondre au standard de la race ? En effet, même si les ascendants de ces animaux ont déjà
été qualifiés, ceux-ci ne correspondent pas forcément au standard de la race, du fait des hasards
génétiques112. Par exemple, des tâches sur la toison peuvent apparaître. Si les index génétiques
permettent un premier tri des animaux selon les critères de performance laitière, ils ne peuvent
affranchir les gestionnaires du Centre de sélection d’organiser l’évaluation visuelle des animaux
concernant des critères morphologiques et des critères esthétiques d’appartenance à la race. Pour ces
raisons les deux étapes suivantes ont été organisées.
1.2.2 Deuxième étape : élimination des animaux ayant des défauts extérieurs visibles à l’âge de 10
jours
La réalisation de cette étape est confiée à trois des techniciens du contrôle laitier employés par le
Centre de sélection. Chaque technicien qualificateur a plus particulièrement la charge d’une race.
Munis de la liste établie par l’ingénieur généticien, ils se rendent dans chaque élevage où un ou
plusieurs mâles issus d’accouplements raisonnés prescrits par l’ingénieur généticien ont pu naître. Ils
interviennent une dizaine de jours après la naissance des agneaux113. Après avoir éliminé ceux qui se
révèlent être des femelles et non des mâles (l’ingénieur généticien ne pouvant pas déterminer le sexe
des agneaux avant qu’ils naissent), ils affinent le premier choix fait par le généticien grâce à un
jugement visuel des animaux. Ils éliminent alors les agneaux pour lesquels ils identifient, uniquement
selon leur interprétation des attentes des éleveurs propriétaires de la race et non pas selon une grille
formalisée du standard puisque celle-ci n’existe pas en Pyrénées-Atlantiques (contrairement à d’autres
races, voir chapitre 3) :
− Des défauts morphologiques ou physiologiques (dos cassé, mauvais aplombs, chétif, absence
de testicules par exemple) ;
112 Cette correspondance au standard de la race est une mesure de qualification propre à la France. La réglementation européenne ne considère que la généalogie dans la qualification des animaux pour leur enregistrement dans les Livres Généalogiques : des animaux issus de parents inscrits sont automatiquement inscrits, quel que soit leur standard. Cette règle rend alors possible une qualification des animaux reposant uniquement sur leurs informations génétiques, sans que leur évaluation morphologique soit nécessaire. 113 Age adéquat pour faire une prise de sang pour le typage à la tremblante.
Partie III : Les activités de qualification
211
− Des défauts esthétiques éloignant trop l’animal de ce qu’ils considèrent comme définissant
l’aspect physique de la race (tâches, couleur de la robe).
Photo 1 : Agneau Manech Tête Noire ayant un défaut de couleur trop marron (à gauche) et qualification d'un
agneau Manech Tête Rousse par un technicien, à droite
La responsabilité des techniciens est que, lors de l’étape suivante de qualification par les éleveurs, ces
animaux correspondent le plus possible à leurs attentes. Les défauts des animaux sont notés sous
forme de codes et enregistrés dans une base de donnée nationale dont se servent les scientifiques pour
gérer les informations génétiques des animaux de chaque race (SIEOL). En Pyrénées-Atlantiques, ces
codes sont identiques pour les trois races et sont moins détaillés que pour la race Lacaune.
UPRA Lacaune UPRA Pyrénées-Atlantiques UPRA Corse Code refus
Libellé Code refus
Libellé Code refus
Libellé
10 manque de développement 10 manque de
développement 10
manque de développement
20 dos cassé 20 dos cassé 11 animal trop grand 21 dos autre 30 aplombs 12 animal trop long 22 poitrine serrée 40 tâches 30 aplombs 30 aplombs 50 tête : cornes 50 tête : absence cornes 31 aplombs avant 51 tête 52 tête : forme
32 aplombs arrière 55 tête : tâches 54 oreilles
longues/tombantes 39 conformation autre 61 animal noir 60 toison 40 tâches 65 bègue 67 typé Sarde 50 tête : cornes 66 issu de croisement 70 pis en poche 51 tête : couleur 70 pis en poche 72 présence de kyste lacté 52 tête : forme 71 autre défaut mamelle 73 trayons mal implantés 53 tête : avec laine 74 trayons trop gros 54 tête : oreille 59 tête : autre 60 toison 65 bègue 69 autre 80 causes multiples
Tableau 11 : Codes de défauts morphologiques disqualifiant les animaux pour les trois UPRA ovines laitières
française (données Institut de l'Elevage)
Partie III : Les activités de qualification
212
L’absence d’un standard écrit fait que seuls ces critères codifient le standard à qualifier. Or, ces
critères codifiés sont identiques pour les trois races alors qu’elles ont des morphologies très différentes
(voir annexe 2). De plus, ces codes ne sont utilisés que par les techniciens et non par les éleveurs.
Ainsi, la plus grande partie de la qualification sur le standard n’est pas codifiée et repose uniquement
sur les savoir-faire des techniciens et des éleveurs.
Les animaux choisis sont ensuite amenés au Centre de sélection pour subir la troisième étape de
qualification afin d’être testés. Ils quittent alors la sphère privée de l’exploitation agricole pour devenir
des animaux collectifs appartenant à l’ensemble des coopérateurs du Centre de sélection.
1.2.3 Troisième étape : élimination des animaux ayant des défauts extérieurs visibles à l’âge de 4 mois
Cette étape est réalisée par des éleveurs bénévoles (5 à 10 éleveurs environ par race) appelés
« éleveurs qualificateurs », auxquels l’UPRA fait appel pour venir au Centre de sélection et évaluer les
animaux sélectionnés dans les étapes précédentes. Ces éleveurs sont convoqués pour représenter les
exigences et les critères de qualification de l’ensemble des éleveurs utilisant les races114. L’UPRA a
choisi de faire appel à des éleveurs en Contrôle Laitier Officiel et ceux-ci sont parfois au Conseil
d’Administration du Centre de sélection.
Cette étape se déroule en deux temps. Un premier temps se déroule en salle, au Centre de sélection,
avant que les mâles à qualifier ne soient vus par les éleveurs. L’ingénieur généticien leur fournit une
liste des mâles à qualifier, comprenant l’ensemble des informations disponibles sur ces animaux
(élevage d’origine, index génétique des parents, etc.). Dans un deuxième temps, les animaux sont
présentés par lot aux éleveurs, accompagnés par l’ingénieur généticien, les techniciens qualificateurs
et les bergers qui s’occupent des animaux dans le Centre de sélection. Les éleveurs éliminent alors les
animaux qui ne correspondent pas à leurs critères morphologiques et esthétiques. Ils sont les garants
du respect des critères d’appartenance à la race, étant donné que ceux-ci ne sont pas mesurables par les
index génétiques conçus par les scientifiques pour évaluer la performance des animaux.
114 Les éleveurs acheteurs doivent alors se « solidariser » (Hatchuel, 2003) aux éleveurs qualificateurs lorsqu’ils utilisent les animaux qualifiés dans le cadre de la qualification UPRA, c'est-à-dire lorsqu’ils font appel au service de sélection génétique, et notamment l’insémination artificielle : lorsqu’ils achètent des doses de semences, ils ne peuvent évaluer directement la qualité morphologique et esthétique de l’animal qui a produit cette dose : rien de l’indique, tandis que les caractéristiques liées à la performance sont évaluées par l’index.
Partie III : Les activités de qualification
213
Photo 2 : L'évaluation des béliers, ici des Manech Tête Rousse, par les éleveurs (troisième étape de la
qualification)
Le tableau suivant récapitule ces étapes en identifiant qui sont les acteurs qualifiants, quelle
instrumentation est mobilisée et sur quoi portent les domaines de connaissances en jeu dans chacune
de ces étapes.
Etape 1 : dans les
bureaux du Centre de sélection
Etape 2 : en ferme Etape 3 : au Centre de
sélection
Acteurs qualifiants Ingénieur généticien Techniciens du Centre de
sélection Eleveurs en Contrôle
Laitier Officiel
Instruments
Index génétique, logiciel de traitement de données
génétiques sur les animaux
Liste d’animaux à qualifier avec leurs
informations génétiques Liste des codes des
défauts physiques des animaux
Liste des animaux à qualifier avec leurs
informations génétiques Règles et procédures de
présentation et de jugement des animaux
par lot
Domaine de connaissance en jeu
Sur les règles génétiques et les contraintes d’accouplements (consanguinité)
Sur les besoins du Centre de sélection en animaux reproducteurs pour être opérationnel et produire
du progrès génétique
Sur les besoins du Centre de sélection pour être
opérationnel et produire du progrès génétique
Sur comment juger les animaux sur les critères
morphologiques et esthétiques
Sur comment juger les animaux sur des critères
morphologiques et esthétiques.
Tableau 12 : Description comparative des trois étapes de la qualification des animaux en Pyrénées-Atlantiques
Cette description nous montre que ce processus de rationalisation de la qualification a conduit au
passage d’une activité de qualification annuelle lors de concours, basée sur une évaluation uniquement
Partie III : Les activités de qualification
214
visuelle des animaux, à une activité en plusieurs étapes intégrant les instruments de mesure et
d’évaluation de la performance des animaux par le contrôle laitier, réalisée toute l’année sur les
animaux. Aux logiques de choix des reproducteurs par le « jugement » (basé sur des connaissances en
pratique, des savoir-faire, un « art de faire »115), s’est ajoutée une logique de « décision » (basée sur
des connaissances « stockées » au travers d’index) (Karpik, 2007). Cette combinaison de logique fait
appel aux deux formes de rationalisation de la qualification identifiées par J. Gadrey (Gadrey, 2002) :
− La rationalisation industrielle : analytique, elle procède par décomposition de la qualité en
« caractéristiques » objectivées ayant généralement fait l’objet d’un repérage antérieur. Il
s’agit ici de la part de la qualification permise par l’index génétique ;
− La rationalisation professionnelle : celle-ci concerne non pas des caractéristiques au sens
précédent, mais des registres esthétiques, éthiques, créatifs ou encore des compétences
intellectuelles, liées au fait de l’impossibilité de décomposer la qualité en caractéristiques
calculabes. Il s’agit dans notre cas de la part d’évaluation visuelle de la morphologie et de
l’esthétique des animaux qui n’est pas décomposable en index (pour l’instant dans les
Pyrénées-Atlantiques, nous verrons dans le chapitre 3 qu’elle peut parfois l’être), évaluation
réalisée par les éleveurs et les techniciens.
Nous verrons dans le chapitre 3 de cette partie que la part de l’une et de l’autre de ces deux formes de
rationalisation pour un même produit peut changer et chacune peut faire l’objet de formes
d’organisation différentes.
Ces deux logiques du « jugement » et de la « décision », et ces deux formes de rationalisation
semblent être dissociées et indépendantes dans les Pyrénées-Atlantiques. Cette indépendance semble
d’ailleurs être la volonté affichée des gestionnaires et accompagnateurs des schémas de sélection, tel
qu’ils ont pu nous l’indiquer durant nos échanges. L’enjeu, pour eux, est de gérer l’équilibre entre
l’importance donnée à la morphologie des animaux, et l’importance de garder les plus performants
pour assurer l’efficacité des schémas de sélection. Dans les paragraphes suivants, nous mobilisons nos
observations des pratiques116 concrètes des acteurs durant ce processus de qualification pour montrer
que les modes d’évaluation et de production de connaissances sur les animaux sont bien moins
indépendants que les discours le laissent croire, et qu’il faut plutôt s’intéresser au processus de
négociation entre ces deux modes d’évaluation.
115 M. de Certeau, l’Invention au quotidien, t. I, Arts de faire, Paris, 10-18, 1980, p. 15 116 Nous entendons ici par « pratique » : « a set of acts and interactions involving language and objects repeated over time » (Yanow, 2000).
Partie III : Les activités de qualification
215
2 NEGOCIATION ET PRESCRIPTIONS RECIPROQUES ENTRE LES DIFFERENTS
MODES DE PRODUCTION DE CONNAISSANCES SUR LES ANIMAUX
Pour illustrer l’articulation des différents modes de production de connaissances sur les animaux
durant les pratiques de qualification, nous avons privilégié l’analyse en profondeur des étapes 2 et 3
car ces étapes sont concernées par cette articulation (modes de production de connaissances sensibles,
évaluation par l’instrumentation scientifique, etc.). De plus l’observation de ces étapes a révélé la
diversité d’instruments conçus et mis en œuvre pour articuler connaissances et knowing dans les
processus de qualification.
2.1 L’ETAPE 2 : DES TECHNICIENS A LA CHARNIERE DES MODES DE PRODUCTION DE
CONNAISSANCES SUR LES ANIMAUX
Dans l’observation de l’étape 2 réalisée par les techniciens, nous avons identifié les pratiques et les
instruments que ceux-ci mettent en œuvre pour gérer leur position charnière entre la sphère
scientifique et la sphère des éleveurs durant la qualification des mâles dans les élevages, et pour
encadrer et rendre possible le mode « sensible » de qualification (par les sens, en interaction directe
avec l’animal, en référence à la notion de connaissances « sensibles » et « esthétiques » de Strati
(2007)).
2.1.1 Des savoir-faire et une base de connaissances communes
Les techniciens qualificateurs ont développé des pratiques spécifiques pour être capable à la fois
d’évaluer les animaux sur des critères morphologiques et esthétiques, et de manipuler des instruments
scientifiques au travers de la liste des informations génétiques sur les agneaux à évaluer donnée par
l’ingénieur généticien. Nos entretiens et observations nous ont permis d’observer ces pratiques et
instruments :
• Pour assurer une certaine homogénéité de leur jugement, les techniciens qualificateurs ont mis
en place un système de formation par l’expérience pour les nouveaux techniciens, en les
amenant avec eux lors des « tournées de qualification ». En effet, le jugement des animaux sur
des critères peu formalisés est difficilement enseignable sans avoir recours à la pratique et à
l’interaction directe avec les animaux. De plus cette pratique commune facilite la construction
d’un « common ground » (Clark H.H. et Brennan S.E., 1991) nécessaire à l’homogénéité de la
qualification.
• Les techniciens qualificateurs ont intégré et mobilisent tout un vocabulaire en langue locale
définissant la variété des défauts morphologiques et esthétiques que peuvent avoir les
animaux. Comme ont pu le montrer Tsoukas et Vladimirou, « plus notre langage est raffiné,
plus nos distinctions sont fines » (Tsoukas et Vladimirou, 2001), permettant la précision de la
qualification.
Partie III : Les activités de qualification
216
Pour mettre en oeuvre ces pratiques et concevoir ces instruments (tels que le vocabulaire permettant de
définir un animal), les techniciens ont développé des compétences leur permettant d’intégrer d’un côté
les attentes des éleveurs en terme de critères esthétiques, et de l’autre d’identifier les animaux ne
correspondant pas à ces critères. Ces compétences sont issues de deux types d’expérience :
− Certains sont eux-même éleveurs ou fils d’éleveurs et sont sensibilisés à ces pratiques
d’évaluation morphologique et esthétique depuis leur plus jeune âge ;
− D’autres ne sont pas issus de famille d’éleveurs et viennent parfois d’autres régions, ne
maîtrisant pas la langue locale. C’est par une longue expérience et une confrontation
quotidienne avec les éleveurs et leurs animaux qu’ils acquièrent cette capacité à mobiliser ces
connaissances « sensibles » (Strati, 2007) et ce savoir-faire dans le jugement des animaux.
Ces pratiques ne sont pas uniquement tournées vers l’évaluation instantanée de l’animal, mais
également vers une mémorisation, d’année en année, des généalogies et des caractères transmissibles
des animaux. L’un d’eux nous a expliqué qu’il avait acquis, après des années de pratique de la
qualification, la capacité d’identifier les familles d’animaux qui transmettaient des défauts
morphologiques ou esthétiques.
« Avec le temps, j’arrivais à savoir ce que chaque bélier du centre donnait au niveau
du standard. […] Les béliers 1130, 8493 étaient irréprochables sur le standard. Le
1107, par exemple, était le meilleur en lait mais il avait de très mauvais aplombs.
J’avais pris quand même trois béliers de ce mâle, mais je savais qu’en mars ça ne
passerait pas [i.e. qu’ils seraient disqualifiés], et en effet il y en avait deux qui avaient
de mauvais aplombs. »
Cette compétence permettait à ce technicien d’accroître sa capacité d’évaluation de l’animal à qualifier
(jugement sur son aspect ici et maintenant), de compléter les connaissances apportées par les
instruments scientifiques et techniques, par la prise en compte de sa propre connaissance de la
généalogie de cet animal, et de l’anticipation de ce qu’il va devenir. Il mobilisait pour cela le catalogue
des béliers du Centre de sélection, sur lequel il notait une grande quantité d’information sur chaque
animal. Ces éléments nous laissent entrevoir la variété des compétences créées par les techniciens au
cours de leur pratique pour pallier l’absence de formalisation des critères de qualification et de suivi
des défauts dans les généalogies. Par ce biais, ces techniciens innovent et participent à l’accroissement
des capacités de sélection collective. Nous avons tenté d’identifier les différents instruments qu’ils
utilisent dans leur pratique pour accompagner le processus de production de connaissances sur les
animaux.
2.1.2 Des instruments de cadrage du processus de knowing sur les animaux
L’étude des pratiques des techniciens qualificateurs a montré qu’ils mobilisent individuellement
différents instruments pour encadrer leur activité de qualification. Plusieurs qualificateurs ont par
Partie III : Les activités de qualification
217
exemple demandé à pouvoir utiliser le catalogue des béliers présents en Centre de sélection pour
augmenter leur niveau de connaissance sur les animaux à qualifier et la précision de leur choix. Ce
catalogue, tandis qu’il est considéré comme inutile pour les accompagnateurs des schémas de
sélection, permet aux techniciens qualificateurs de prendre en compte des critères tels que la variabilité
génétique (faire attention à ne pas trop réduire les effectifs d’une famille de reproducteurs en éliminant
un ou plusieurs agneaux de celle-ci).
Des règles individuelles sont également conçues et adoptées par exemple pour éviter l’influence
mutuelle des deux dimensions de la qualification : la connaissance de la performance sur le jugement
morphologique d’un animal. Un technicien s’est par exemple fixé comme cadre à sa pratique de
qualification de ne pas regarder les informations sur la performance laitière de l’animal, issue des
instruments scientifiques et techniques, avant de juger l’animal sur son aspect morphologique et
esthétique. Il cherche par là à éviter d’être influencé par un niveau de performance potentielle élevée
de l’animal, ce qui l’amènerait à être trop indulgent concernant les critères esthétiques.
« Moi j’ai toujours regardé l’agneau avant de regarder les papiers. Les papiers c’est
pervers !! »
Ces règles, pourtant tacites, sont une garantie de légitimité de la qualification : si l’indépendance entre
les deux types d’évaluation n’est pas assurée, alors il est très difficile de s’accorder collectivement sur
quel critère doit prendre le pas sur l’autre dans quels cas.
Ces éléments empiriques issus de l’analyse du déroulement des activités de l’étape 2 de la
qualification montrent :
− Quels instruments (vocabulaire, règles, artefacts) sont mobilisés dans la pratique par les
techniciens qualificateurs pour pouvoir réaliser cette activité ;
− Comment les techniciens développent des connaissances et des instruments nouveaux pour
articuler informations génétiques sur la performance des animaux et leur jugement
« sensible » dans l’interaction avec l’animal.
2.2 L’ETAPE 3 : LIEU DE NEGOCIATION ENTRE ACTEURS ET INSTRUMENTS EN PRESENCE
2.2.1 Le cadrage de l’évaluation morphologique et esthétique par l’instrumentation scientifique
En théorie, cette étape 3 est officiellement le moment où ce sont les éleveurs qui doivent juger les
animaux, par l’interaction visuelle avec ceux-ci, et selon leurs propres critères indépendamment de
leur évaluation génétique. Cependant, l’ingénieur généticien a mis en place une forme d’intervention
de l’instrumentation scientifique et technique durant cette phase. Durant la première phase en salle,
comme nous l’avons vu, il fournit la liste des animaux à qualifier et leurs informations génétiques
associées aux éleveurs. Il explique, pendant environ une heure, avant que les éleveurs ne voient les
animaux, les étapes précédentes de la qualification et donne la justification des choix qui ont été faits
Partie III : Les activités de qualification
218
et les contraintes des schémas de sélection. Cette phase « en salle » permet de diffuser auprès des
éleveurs présents des informations sur le fonctionnement de l’évaluation génétique, ses contraintes et
« l’état de santé » des schémas de sélection. Malgré sa volonté affichée de ne pas influencer les
jugements des éleveurs par ces informations, («je vous donne toutes les informations, pour que ce soit
clair, ça vous est donné, mais ça ne devrait pas vous influencer dans vos choix ») l’ingénieur
généticien opère ainsi une activité de cadrage (Aggeri, 2008) du jugement des éleveurs par
l’instrumentation scientifique. Nous pouvons faire l’hypothèse que par cette pratique, et malgré ses
intentions affichées, l’ingénieur généticien tente d’éviter que de très bons agneaux selon les critères de
performance ne soient disqualifiés pour des défauts physiques. En effet, chaque animal ayant un
potentiel élevé a une grande importance pour l’efficacité des schémas de sélection en terme
d’augmentation du progrès génétique.
Or l’observation de la deuxième phase de cette étape, lorsque les éleveurs sont confrontés aux
animaux pour les qualifier dans la bergerie du Centre de sélection, montre que, contrairement à la
volonté affichée, ceux-ci utilisent cette liste pour appuyer leur jugement. Leur regard oscille
continuellement entre les animaux et cette liste. Ces pratiques de cadrage suivent une logique inverse
de la règle mise en place par le technicien qualificateur évoquée précédemment dans la description de
l’étape 2, qui prenait garde à ne pas regarder « les papiers » (les index) avant de juger les animaux,
pour ne pas être influencé par les index et la performance présumée de l’animal qu’il doit juger sur des
critères morphologiques et esthétiques.
Si les informations fournies par l’ingénieur généticien peuvent introduire des biais dans le jugement
des éleveurs sur la morphologie des animaux et leur appartenance à la race, celles-ci permettent par
contre aux éleveurs de mobiliser d’autres domaines de connaissances dans leur jugement que les
seules connaissances sensibles sur l’évaluation directe d’un animal. Par exemple, grâce à ces
informations sur les animaux à qualifier fournies en début de qualification, les éleveurs font intervenir
des connaissances que l’on peut qualifier de « réseau ». En effet, grâce à l’indication de la provenance
des animaux à qualifier donnée par la liste, les connaissances des éleveurs sur les modes d’élevage des
membres de leur sphère professionnelles interviennent pour apporter des éléments explicatifs quand à
l’état d’un animal : un éleveur qui insémine tardivement va fournir des béliers un peu plus petits que
les autres, puisque plus jeunes. L’exemple suivant illustre ce point :
« Un sélectionneur : cet agneau est tout petit et tardif !!
Ingénieur généticien : c’est du souletin sur souletin [origine géographique de l’animal
et de ses parents], il vient de chez Gaudement, qui insémine tard, en juillet »
Ces quelques exemples montrent le rôle de cadrage de l’instrumentation scientifique et technique (et
de l’ensemble des informations qu’elle fournit) dans le processus d’évaluation morphologique et
Partie III : Les activités de qualification
219
esthétique des animaux mis en œuvre par les éleveurs. Ils montrent également la forte interconnexion
des différents modes de production de connaissances sur les animaux (issus des mesures, issus de
l’expérience et des interactions quotidiennes).
2.2.2 Variété des prescripteurs et « apprentissages croisés »117 dans l’action de qualification
Nos observations de l’étape 3 de la qualification nous ont également permis de montrer que,
contrairement au mythe rationnel sur lequel celle-ci est fondée (le jugement par les éleveurs des
animaux), les éleveurs ne sont pas les seuls prescripteurs du jugement dans cette étape, même si leur
accord est indispensable. Le jugement est le résultat d’une négociation entre les différents acteurs en
présence, qui ont finalement aussi un rôle de prescription : nous avons constaté des « apprentissages
croisés » (Hatchuel, 1994) suite à la mobilisation dans l’action de chacun de leur domaine d’expertise.
Les différents exemples suivants illustrent cet argument :
Les éleveurs et l’ingénieur généticien ne sont pas les seuls à participer à l’activité de qualification. Un
autre type d’acteur et de connaissances participe à l’activité de qualification de façon imprévue : les
bergers qui s’occupent des animaux à qualifier dans le Centre de sélection. Leur interaction
quotidienne avec les animaux leur offre l’opportunité de créer des connaissances spécifiques sur les
caractéristiques des animaux. Ils ont la capacité de connaître des défauts difficiles à identifier lorsque
les animaux sont regroupés dans un lot et évalués en seulement quelques minutes. Par exemple, lors de
notre phase d’observation, l’un des bergers a indiqué que l’un des agneaux était malade, ce qui a
permis d’expliquer sa faible taille. Celui-ci a donc été disqualifié du fait de sa mauvaise santé, un
critère qui ne pouvait être identifié par les éleveurs qualificateurs.
L’exemple suivant illustre comment ces différents participants interviennent dans le processus de
négociation, chacun d’entre eux avançant des arguments faisant référence à leur propre domaine de
compétence : l’insémination artificielle pour le généticien, la coupe des cornes pour le berger (la coupe
des cornes des reproducteurs du Centre de sélection, lorsque c’est nécessaire, faisant partie de son
travail) :
« Un éleveur : ce bélier a un œil noir des tâches noires !
Le berger du Centre de sélection, tentant de minimiser le problème : les tâches ne se
voient pas!
L’ingénieur généticien : dans la paillette [la dose de semence pour l’IA] on ne voit pas
les couleurs !
Deuxième éleveur : ce n’est pas les taches qui gênent, c’est les cornes !
Le berger : les cornes ça se scie !
117 (Hatchuel, 1994)
Partie III : Les activités de qualification
220
Troisième éleveur : non ça ne va pas, il est un peu ceci, un peu cela, « un peu »
partout ! Ça fait trop de « un peu » »
Ces arguments confirment l’hypothèse selon laquelle les connaissances sont produites dans la
pratique, dans l’interaction multiple entre les participants de la qualification et les animaux, au travers
d’apprentissages croisés (Hatchuel, 1994) sur les exigences et solutions de chacun. La troisième étape
de la qualification, normalement celle dans laquelle les éleveurs doivent évaluer les animaux, repose
donc davantage sur cette négociation entre les différents acteurs qu’une prise de décision totalement
indépendante des éleveurs sur les seuls critères morphologiques et esthétiques. Cette négociation nous
amène à nous interroger sur le rôle des éleveurs (s’ils semblent avoir le dernier mot, comment se fait-il
qu’ils doivent négocier pour faire entendre leur jugement ?) et sur les facteurs qui les amènent à
continuer à coopérer dans cette qualification.
2.2.3 L’ajustement final du processus de qualification
Le troisième élément d’analyse de l’étape de la qualification par les éleveurs révélant le processus de
négociation en jeu est l’ajustement final du jugement. En effet, à la fin de la troisième étape, les
éleveurs retournent voir les animaux sur lesquels la négociation du processus de qualification a été
plus difficile, comportant davantage d’hésitations, et a parfois échoué. Ils prennent alors en compte
non seulement les caractéristiques individuelles de l’animal mais également l’ensemble des résultats
du processus de qualification. Si peu d’animaux ont été disqualifiés, ils s’autorisent à être plus sévères
dans leur jugement sur les critères morphologiques. Ils opèrent alors une pratique d’ajustement pour
décider si finalement ils donnent plus d’importance aux critères esthétiques et morphologiques par
rapport aux critères de performance. Cette séquence conduit à un réajustement du jugement dans
l’action, selon la connaissance qu’ont les participants de ce qui a été disqualifié avant.
A l’issu de cet ajustement, le cumul des différentes étapes de qualification conduit à une
disqualification de 20 à 50% des animaux présélectionnés par l’ingénieur généticien. Ce pourcentage
est un facteur important de coopération : les éleveurs ne doivent pas avoir le sentiment de « venir pour
rien » (comme certains l’expriment pour justifier la disqualification supplémentaire d’un animal à la
fin du processus) et les résultats de la qualification est un signe pour eux que leur avis est pris en
compte. Cependant l’assiduité à cette activité diminue de la part des éleveurs : un travail serait à mener
pour identifier les raisons de cette baisse de participation. Nous pouvons émettre l’hypothèse qu’un
manque de formalisation du standard, des critères pris en compte et de la procédure de qualification
(absence de fiches à remplir par les éleveurs, intervention des autres acteurs pendant l’évaluation,
absence d’enregistrement des défauts pour valorisation statistique, etc.) peut jouer dans ce manque
d’assiduité.
Partie III : Les activités de qualification
221
La qualification est donc l’activité de faire des choix non pas parmi un ensemble de possibilités défini
a priori, mais une activité dans laquelle les options sont désignées au fur et à mesure que de nouveaux
éléments apparaissent. Cet ajustement montre donc que l’activité de qualification est une activité de
conception118 dans laquelle les résultats ne sont pas connus et qui évolue par apprentissages croisés
(Hatchuel, 1994) au cours de l’action. Cet ajustement montre également que le standard des races
locales dans les Pyrénées-Atlantiques n’est pas figé mais issus d’une négociation permanente : aucune
grille formalisée ne le définit, et l’équilibre entre performance génétique et standard est sans cesse
interrogé.
Notre étude empirique nous a permis d’identifier que malgré la conception de ces instruments et la
mise en place de ces procédures pour rationaliser la qualification des animaux, des activités de
qualification ont échappé au dispositif officiel et coexistent dans la région des Pyrénées-Atlantiques.
3 LA RESURGENCE DE PRATIQUES TRADITIONNELLES DE QUALIFICATION ?
Des activités de qualification « dissidentes » (non reconnues par l’Etat, ne conduisant pas à l’entrée
des animaux au Livre Généalogique) ont lieu lors de concours organisés dans les différentes vallées
des Pyrénées. Ces concours sont affichés par les organisateurs comme réaffirmant les modes
« traditionnels » d’évaluation des animaux et refusant l’utilisation de l’instrumentation scientifique et
technique, considérée comme donnant trop peu d’importance aux critères esthétiques dans la
qualification. Cette controverse a une profondeur historique. Elle a également été mise en avant par
une sociologue ayant étudié le cas de la sélection dans les Pyrénées-Atlantiques, qui considèrait en
1989, comme ces éleveurs « dissidents », que les critères esthétiques n’étaient pas pris en compte par
les schémas de sélection : « le schéma de sélection de l’UPRA ne tient pas compte des caractères
esthétiques mais seulement de la conformation jugée optimale pour la production laitière » (Candau et
al, 1989, p. 62). A l’inverse, ces concours sont considérés par certains accompagnateurs et
gestionnaires des schémas de sélection comme ayant peu de fondement rationnel.
Nous avons observé en détail ces activités dissidentes pour comprendre le mode de production de
connaissances sur lequel elles reposent. Dans les paragraphes suivants, nous montrons par une
description de ces activités puis par comparaison avec le dispositif officiel de l’UPRA que ces
activités « dissidentes » de qualification, bien que semblant ne reposer uniquement que sur des savoir-
faire, des connaissances en pratique d’éleveurs sur l’évaluation de l’esthétique des animaux, ne sont
pas exemptes de rationalisations et d’instrumentation pour autant.
118 « Agir en mobilisant [ses] connaissances dans l’action » (Le Masson P., 2000)
Partie III : Les activités de qualification
222
3.1 L’INSTRUMENTATION DES ACTIVITES DISSIDENTES DE QUALIFICATION
3.1.1 Echec d’intégration des formes traditionnelles de qualification en Pyrénées-Atlantiques et
résurgence des concours
Comme nous l’avons décrit dans l’introduction, les activités de qualification avant la conception des
instruments scientifiques, étaient réalisées lors de concours pendant lesquels les animaux étaient
évalués par des juges sur leur aspect morphologique et esthétique et non sur la mesure de leur
performance. Aux débuts de la mise en place de l’instrumentation scientifique d’évaluation des
animaux, les gestionnaires des schémas de sélection en Pyrénées-Atlantiques ont voulu participer aux
concours « traditionnels » avec des animaux évalués comme génétiquement bons grâce aux
instruments scientifiques et techniques, en essayant de mettre en avant leurs performances laitières.
Malgré leurs efforts d’intégration des deux dispositifs (traditionnel et technologique), ils n’ont pas
réussi à être reconnus dans la sphère « traditionnelle » et de légitimer le mode de production de
connaissances basé sur l’instrumentation scientifique. Donnant moins d’importance à l’aspect
morphologique et esthétique de leurs animaux pour permettre une sélection accélérée sur les critères
mesurés de performance laitière, les animaux ne correspondaient pas aux critères esthétiques et
morphologiques des jurys de concours. Ces animaux issus des schémas de sélection ont alors été au
fur et à mesure relégués à la fin des classements des animaux durant ces concours. Petit à petit,
dénigrés par leurs pairs n’utilisant pas l’instrumentation scientifique, les éleveurs et gestionnaires des
schémas de sélection ont cessé de participer à ces concours. Ceux-ci ont périclité jusqu’à ne plus
exister qu’à l’état de relique du fait de la diminution de participation et de problèmes sanitaires dus
aux mouvements d’animaux nécessaires à l’organisation de ces concours.
Cependant, depuis une dizaine d’années, une forme nouvelle d’activité de qualification non encadrée
par l’UPRA et n’engageant pas sa participation a été organisée, évaluant les animaux non pas sur les
critères laitiers mesurés par le contrôle laitier, par l’instrumentation technique, mais sur des critères
morphologiques et esthétiques, comme l’explique cet éleveur juge lors de ces concours :
« Le niveau laitier, on ne le note pas, c’est uniquement la beauté de la brebis ». Mais les
béliers sont aussi jugés lors de ces concours.
Ces concours existent aujourd’hui pour les trois races, mais c’est pour la race Manech Tête Noire qu’il
y a le plus de participants. Des études précédentes sur les concours d’animaux (Baratay et Mayaud,
1997; Flamant J.C., 1982; Procoli A., 2007) ont mis en avant l’importance des savoir-faire des juges et
des connaissances tacites qu’ils mettent en œuvre pour évaluer d’un seul coup d’œil la qualité
morphologique et esthétique d’un animal. Cependant, là encore, ces connaissances ne sont pas
exemptes de formes d’instrumentation permettant une rationalisation de ces activités. Nous souhaitons
mettre ici en exergue la multiplicité des formes d’instrumentations qui permettent la mise en action de
cette évaluation morphologique et esthétique.
Partie III : Les activités de qualification
223
3.1.2 L’instrumentation de l’évaluation morphologique et esthétique des animaux durant les concours
Nous avons observé ces concours et y avons repéré la conception et l’utilisation de nombreuses règles
permettant la réalisation de ces activités. Cette procédure de qualification repose avant tout sur la
constitution de lots d’animaux à évaluer. Loin d’être constitués au hasard, ces lots dépendent d’un
système de classification reposant sur le nombre de dents des animaux à qualifier. L’extrait d’une
étude anthropologique ci-dessous explique les fondements et les logiques de raisonnement à l’origine
de ce classement par le nombre de dents dans les Pyrénées-Atlantiques :
« Une bête qui a passé une seconde saison en montagne, qui a deux dents, et qui a agnelé une
première fois, est classée comme lehentxa, ou moins communément comme bihortzak,
littéralement « deux dents ». Une brebis qui a fait trois campagnes d’estive devient une
lauhortza, une « bête de quatre dents » ; et celle qui a fait quatre campagnes est une seihortza,
« une bête de six dents ». La bête qui est montée au pâturage cinq fois est rangée parmi les
artzarrak, les « vieilles brebis ». Une artzarrak continue généralement à agneler et à
transhumer jusqu’à sept ou huit ans. Certains bergers ont des artzarrak âgées de dix ans,
mais ce sont des bêtes jugées exceptionnelles, hautement appréciées pour la qualité du lait
qu’elles donnent. D’ordinaire, on vend ou on abat une vieille brebis après sa huitième saison
en montagne » (Ott, 1981, p. 186)
Comme les éleveurs rencontrés nous l’ont expliqué, ce mode de classement est toujours en vigueur, et
comporte plus de signification pour eux que « l’identification nationale » officielle (comprenant un
numéro indiquant l’année de naissance de l’animal). Ce mode de rationalisation persiste donc
aujourd’hui.
Les lots sont constitués par 8 brebis et un bélier par éleveur. Une fois les animaux classés par lot, les
juges se déplacent de lot en lot pour qualifier, d’un côté les lots eux-mêmes (prise en compte de
l’homogénéité du lot) et de l’autre le bélier présent dans chaque lot.
Partie III : Les activités de qualification
224
Photo 3 : Evaluation des animaux lors des concours Manech Tête Noire (en haut à gauche, aux Aldudes en
octobre 2008, à droite et en bas, à Iraty en juillet 2007)
Pour qualifier les lots et les béliers, les juges utilisent des grilles de qualification élaborées par les
comités d’organisation des concours, et des règles de notation. Ces grilles définissent les caractères
des animaux à observer pendant la qualification : les dents, les cornes, la robe, la stature de l’animal.
Chaque caractère a un coefficient propre qui permet ensuite de calculer une note globale. Des règles
d’anonymat des animaux à qualifier sont aussi établies : les lots sont identifiés par des numéros et non
par le nom de l’éleveur dont ils proviennent. Malgré tout la capacité des éleveurs (et donc des juges) à
identifier l’élevage d’origine des animaux à la seule vue des lots (du fait de la spécificité
morphologique et esthétique sélectionnée par chaque éleveur dans son troupeau) limite la portée de ces
règles d’anonymat. Le choix des juges fait aussi l’objet de règles : les juges ne peuvent venir de la
vallée d’où proviennent les animaux à qualifier. Ainsi les juges provenant d’une vallée qualifient
chaque année les animaux de la vallée voisine. Par cette règle, contrairement à la qualification UPRA,
lors des concours les éleveurs ne sont jamais juges de leurs propres animaux. Une autre règle consiste
à toujours juger les animaux en binôme (parfois un éleveur expérimenté et un jeune éleveur ensemble,
ou bien deux éleveurs de même génération). De même, l’utilisation des grilles formalisées de notation
est toute relative : celles-ci sont plus ou moins remplies, et parfois il s’agit simplement d’une notation
Partie III : Les activités de qualification
225
globale permettant le classement des différents lots les uns par rapport aux autres. Mais elles ont
l’avantage d’être là, dans les mains des juges, et d’être mobilisées dans les échanges et les
négociations au sein de chaque binôme.
Il est important de montrer les logiques qui sous-tendent les pratiques de qualification et les
instruments conçus pour les encadrer. Ainsi, contrairement à l’opposition entre « rationalité » et
« esthétique » qui est mise en avant dans les discours de certains éleveurs, gestionnaires des schémas
ou accompagnateurs, l’analyse des pratiques lors de ces concours montre que l’évaluation à partir de
critères esthétiques n’a pas pour seul but de sélectionner de « beaux » animaux en mettant de côté tout
intérêt pour la performance de ceux-ci. Les critères mis en œuvre sont aussi des moyens d’évaluer la
performance des animaux par l’expérience et l’observation, dans un cas où les instruments
scientifiques et techniques d’évaluation ne sont pas utilisés.
« Dans les critères de la race comme nous on nous a appris, nos ancêtres, souvent la brebis
qui est fine, ça va être une brebis plus noire, et c’est bien souvent les plus laitières. Bien
souvent. D’autres vont te dire c’est pas vrai »
Ainsi cet éleveur révèle cette logique derrière les pratiques d’un juge et la nature des apprentissages
sur lesquels repose cette qualification par les concours, et malgré tout l’incertitude résidant dans ces
modes de raisonnement. Un autre exemple peut être donné, celui des appréciations telles qu’un
museau blanchâtre sur les brebis Manech Tête Noire signifie pour certains éleveurs qu’elles sont
bonnes laitières. Ou encore, les dents plates indiquent une bonne capacité à profiter de la montagne119.
Ainsi connaissances sensibles et volonté de rationalisation ne peuvent être opposés de façon
systématique : il s’agit plutôt de deux formes de rationalisation différentes : l’une par la morphologie
et l’esthétique, l’autre par le potentiel génétique.
3.2 COMPARAISON DES DISPOSITIFS OFFICIELS ET DISSIDENTS DE QUALIFICATION DANS LES
PYRENEES-ATLANTIQUES
L’analyse des activités dissidentes de qualification dans les Pyrénées-Atlantiques nous a montré la
multitude des instrumentations (objets, règles, dispositifs organisationnels) conçues et mises en œuvre
par les participants à ces activités pour encadrer l’évaluation morphologique et esthétique des
animaux. Le tableau suivant met en parallèle et compare le statut des acteurs participant aux activités
de qualification, le degré d’informations disponibles sur les animaux (et le degré d’assurance de ces
informations), et la nature des instrumentations mises en œuvre dans les deux dispositifs de
qualification qui viennent d’être étudiés. Cette comparaison met en avant le fait que le processus de
création de connaissances que l’on peut qualifier d’esthétiques sur les animaux dans la qualification
119 Rappelons que l’instrumentation scientifique et technique du régime intensif a alors été conçue pour libérer l’évaluation des animaux de l’incertitude de ce type d’appréciation.
Partie III : Les activités de qualification
226
dissidente est, paradoxalement, plus « instrumentée » que la création de ce même type de connaissance
dans la qualification officielle réalisée par l’UPRA.
Qualification UPRA Qualification « néo-traditionnelle »
Acteurs qualifiants
Généticien Techniciens
Eleveurs en activité propriétaires des animaux à qualifier
Eleveurs en activité ou retraités non propriétaires des animaux à qualifier
Degré d’informations génétique et d’origine sur les
animaux
Informations sur l’origine des animaux à qualifier
Informations sur la performance génétique des parents de l’animal à
qualifier (information sur la probabilité de performance de
l’animal à qualifier)
Anonymat des animaux à qualifier Connaissance des animaux à construire par les juges dans
l’interaction avec les animaux
Formalisation et instrumentation des critères
morphologiques et esthétiques
Liste de codes des défauts principaux, non utilisée par les éleveurs
qualificateurs
Grille de qualification comprenant les différents postes à juger
Système de notation par point et coefficients selon l’importance des
postes dans la qualification
Tableau 13 : Comparaison des instrumentations entre qualification UPRA et qualification « néo-traditionnelle »
dissidente.
Malgré la coexistence en opposition de deux types d’instrumentation des activités de qualification
dans les Pyrénées-Atlantiques (la qualification UPRA et les concours d’animaux), nos enquêtes
montrent que quelques éleveurs tentent de participer aux deux formes de qualification et d’établir des
liens entre les deux. Ces éleveurs circulent entre les deux dispositifs, leur permettant de garder un lien
l’un avec l’autre, ce qui est important pour que ces deux formes de qualification puissent se
maintenir (Jarzabkowski, 2008) : leur coexistence dépend de leur lien, de leur « étalonnage » l’une par
rapport à l’autre
• Des éleveurs sélectionneurs vont assister aux concours pour « se faire plaisir » mais aussi
tenter de diffuser leur vision de l’intérêt des schémas de sélection et de la possibilité de
combiner qualité esthétique et qualité selon l’évaluation du potentiel génétique des animaux :
« Après quand il y a eu des rassemblements de béliers [i.e. des concours], quand j’ai
pu amener un bélier qui était beau, je l’ai amené, j’ai lutté un peu là-dessus, voilà
c’est un bélier de l’IA, l’IA ce n’est pas que des doubles ou des triples120, il n’y a pas
que des vilains, les très bons bergers qui étaient soi-disant très forts, ils sont restés
assis et ils n’ont pas pu lutter. Ils admettent maintenant » (éleveur de Basco-
béarnaises en Contrôle Laitier Officiel).
120 Des agneaux jumeaux ou triplets, en effet l’IA favorise les naissances multiples.
Partie III : Les activités de qualification
227
• D’autres éleveurs sélectionneurs (notamment en Manech Tête Rousse) sont à la fois impliqués
dans l’orientation des schémas de sélection (au Contrôle laitier officiel et dans les instances
décisionnelles du Centre de sélection) et juges lors des concours d’animaux.
• Les éleveurs non sélectionneurs, promoteurs des concours, viennent lors des ventes de béliers
organisées par le CDEO pour évaluer le travail du Centre de sélection.
Ainsi les liens entre qualification officielle et dissidente dans les Pyrénées-Atlantiques sont ténus,
uniquement informels, cachés même. Dans les discours et dans la majorité des pratiques, ces deux
qualifications sont opposées. Cette opposition conduit à une séparation des compétences liées à la
qualification des animaux : alors que selon ses missions réglementaires, l’UPRA est le seul organisme
prenant en charge la qualification et la promotion des animaux de la race qu’elle gère, dans le cas des
Pyrénées-Atlantiques, d’un côté les capacités liées à la qualification tournée vers la production
d’animaux avec un certain potentiel génétique en terme de performance sont développées par l’UPRA,
tandis que les dispositifs « néo-traditionnels » de jugement développent des compétences liées aux
activités de qualification sur des critères esthétiques, aux activités de promotion et d’émulation autour
des races. Dans l’UPRA, la qualification est uniquement une activité tournée vers l’objectif
pragmatique de vérifier l’appartenance des animaux à la race : celle-ci se fait de façon invisible pour la
majorité des éleveurs car au sein de la « boîte noire » du fonctionnement interne des schémas de
sélection. Seuls les éleveurs qualificateurs sont présents lorsque de la qualification. Dans le cas des
concours, l’objectif est tout autre, la qualification récompense autant l’animal que l’éleveur et
reconnaît ses compétences dans l’obtention d’un bel animal, quelque soit la performance de
production de celui-ci. La qualification est ouverte au public : c’est d’ailleurs une acitivté
foncièrement sociale, de promotion culturelle, autant qu’une activité d’évaluation des animaux. Cette
séparation fragilise la cohésion nécessaire à la sélection d’une race. Nous montrerons en prenant
d’autres exemples de races que des dispositifs ont pu combiner, articuler ces deux modes de
qualification, au travers de différentes formes d’instrumentation.
Partie III : Les activités de qualification
228
Conclusion L’étude des activités de qualification dans les Pyrénées-Atlantiques illustre deux éléments importants :
− L’articulation entre knowing et connaissance dans les processus d’apprentissage est permise
par la conception de multiples instrumentations (évaluation en pratique des animaux) qui
cadrent la production de connaissances sensibles sur les animaux (grilles de qualification,
informations génétique, langage spécifique) ;
− Ces instrumentations ne sont pas suffisantes pour prévenir la coexistence de différentes formes
de qualification opposées pour la même race, utilisant différents modes de production de
connaissance sur la valeur des animaux. Se pose alors la question de la conception
d’instrumentation favorisant les apprentissages et la coopération lors des activités de
qualification. L’analyse d’autres cas pour lesquels l’intégration des différents modes de
production de connaissances sur les animaux a été institutionnalisée (absence de formes
dissidentes) va nous permettre de mettre en avant d’autres pistes de conception
d’instrumentation favorisant les apprentissages.
Partie III : Les activités de qualification
229
Chapitre 3 DES DISPOSITIFS ET DES INSTRUMENTATIONS DE
QUALIFICATION FAVORISANT APPRENTISSAGES ET COOPERATION
Les développements précédents ont montré en quoi l’activité de qualification des animaux dans les
Pyrénées-Atlantiques cristallisait des controverses et en quoi la reconnaissance de la légitimité de la
qualification officielle était confrontée à la résurgence de formes dissidentes de qualification inspirées
de pratiques traditionnelles. L’objectif de ce troisième chapitre est de prendre du recul par rapport au
cas des Pyrénées-Atlantiques par l’analyse, à partir de sources majoritairement secondaires, des
activités de qualification de trois autres races. Il s’agit de montrer la portée générale de l’étude des
activités de qualification, à la fois en terme d’enseignements génériques sur la gestion de situations
intensives en connaissances et mobilisant une multitude d’acteurs, telles que les activités de
qualification, au cœur des questions de coordination, et en terme de perspectives managériales pour la
gestion concrète de ces activités de qualification des races. Quels instruments, quels dispositifs
favorisent la coopération ? Pour cela nous avons étudié les trois cas suivants :
− Une race très spécialisée (et non locale), la race Prim’Holstein, montrant que même dans le
cas de races très performantes pour lesquelles la notion de standard a disparu et pour
lesquelles une instrumentation scientifique intègrant une très grande quantité de critère, évalue
de façon très précise et détaillée les animaux, l’intervention des éleveurs dans les activités de
qualification reste indispensable, révélant le caractère mythique d’un régime scientifique pur
de qualification ;
− Deux races locales pour lesquelles deux types de dispositifs de qualification ont été conçus
pour formaliser la participation des éleveurs et institutionnaliser la qualification officielle,
grâce à une gestion de l’articulation entre instrumentation scientifique et évaluation
morphologique et esthétique de l’animal.
1 DE L’INCOMPLETUDE DE L’INSTRUMENTATION SCIENTIFIQUE MEME POUR LES
RACES LES PLUS PERFORMANTES : LE CAS DE LA PRIM’HOLSTEIN
Une déduction trop rapide pourrait amener à croire que dans les activités de sélection des races les plus
performantes, la qualification visuelle des caractéristiques esthétiques et morphologiques par les
éleveurs (même si instrumentées), a été remplacée par une instrumentation scientifique de plus en plus
performante, intégrant une évaluation objective des critères morphologiques, et que l’intervention des
éleveurs n’est plus nécessaire. Les exemples suivants, issus de l’analyse des activités de qualification
de la race Prim’Holstein, montrent que ce n’est pas le cas.
Partie III : Les activités de qualification
230
1.1.1 La participation des éleveurs à l’évaluation par les index
La race Prim’Holstein, race bovine laitière la plus productive au monde, est sélectionnée au sein de
schémas de sélection très efficaces sur un grand nombre de critères intégrés dans les index qui
évaluent le potentiel génétique héritable des animaux. Ces critères définissent à la fois :
− La production de l’animal : critères de quantité de lait, matière protéique, matière grasse, taux
protéique et taux butyreux, regroupés dans un index synthétique, l’INEL (Index Economique
Laitier).
− Sa morphologie fonctionnelle, c'est-à-dire ses caractéristiques physiques ayant été définies
pour leur rôle économique plus ou moins direct : non moins de 20 « postes » (critères
mesurés) définissent cette morphologie : 8 concernent la mamelle, 6 la capacité corporelle et
le bassin, 4 relatifs aux membres et 2 postes permettant d’évaluer la vitesse de traite et le
tempérament. Cette morphologie fonctionnelle a remplacé la définition du standard de la race,
i.e. la qualification de l’adéquation des animaux à ce standard (Pellegrini, 1999) ;
− Ses caractéristiques fonctionnelles biologiques telles que la qualité sanitaire du lait, la
longévité, la fertilité et les facilités de naissance et de vêlage.
L’ensemble de ces critères est regroupé sous l’Index de Synthèse UPRA (ISU). Ces critères sont
mesurés, à des fréquences très régulières, par les techniciens de l’UPRA et des Entreprises de sélection
ou des organismes de contrôle laitier. Pellegrini (Pellegrini, 1999) a montré comment le remplacement
de l’évaluation sur le standard par l’évaluation sur la morphologie fonctionnelle a modifié la notion de
race : le standard définissant la race est considéré comme fixe (les animaux doivent rester dans ce
cadre), tandis que la morphologie fonctionnelle doit sans cesse être améliorée (chaque génération
d’animaux doit être meilleure que la précédente selon ces critères). Si ces différences sont notables, ce
qui nous intéresse plus particulièrement ici est de montrer que ce changement dans les critères
d’évaluation modifie l’organisation de l’activité de qualification : l’étape 3 définie dans le chapitre
précédent, c’est à dire l’intervention des éleveurs pour évaluer les animaux sur le standard en Centre
de sélection, n’existe pas. Cependant, il est capital de montrer que ce n’est pas pour cette raison que
l’expertise des éleveurs n’intervient plus dans la qualification des animaux. En effet, l’étude des
instruments de la qualification montre que l’intervention des éleveurs dans la qualification apparaît
sous d’autres formes que celle de leur intervention dans une qualification collective des mâles en
Centre de sélection. Malgré la formalisation très poussée des critères de qualification dans l’index, la
mesure de ceux-ci ne peut se passer du jugement des éleveurs mobilisant leurs connaissances issues de
leur travail quotidien avec les animaux. En effet, la grille de qualification utilisée par les techniciens
intègre deux critères pour lesquels ils doivent demander leur avis aux éleveurs : le tempérament de
l’animal et la durée de traite. L’évaluation de ces critères nécessite l’expertise acquise par les éleveurs
durant leur travail quotidien avec les animaux. Les extraits suivants issus de la Table de description
Prim’Holstein illustrent cet argument.
Partie III : Les activités de qualification
231
Encadré 12 : Extrait de la « Table de description Prim’Holstein » fournie par l’UPRA de cette race 121
VITESSE DE TRAITE Code : TR Qualification des extrêmes : très lente / très rapide Définition : évaluation par l’éleveur du débit à la traite Modalités de collecte : le technicien recueille auprès de l’éleveur son estimation de la vitesse de traite de l’animal, compte tenu de sa hiérarchie dans le troupeau sur ce poste. Il codifie cette information sur une échelle de 1 à 5, la note 1 correspondant à une vitesse très lente et la note 5 correspondant à une vitesse très rapide. TEMPERAMENT Code : TE Qualification des extrêmes : très nerveux / très docile Définition : évaluation par l’éleveur de l’aptitude de l’animal à être manipulé facilement Modalités de collecte : le technicien recueille auprès de l’éleveur son estimation sur la docilité de l’animal, compte tenu de sa hiérarchie dans le troupeau sur ce poste. Il codifie cette information sur une échelle de 1 à 5, la note 1 correspondant à un tempérament très nerveux et la note 5 correspondant à un tempérament très docile.
Mais cette participation au jugement sur la morphologie fonctionnelle des animaux n’est pas la seule
forme d’intervention des éleveurs dans les activités de qualification. En effet, contrairement au cas des
Pyrénées-Atlantiques, dans le cas de la Prim’Holstein les concours réalisés par les éleveurs sont
fortement institutionnalisés au sein même de l’UPRA, et non en opposition à cet organisme officiel
comme c’est le cas dans les Pyrénées-Atlantiques.
1.1.2 L’institutionnalisation des concours d’animaux et du jugement des éleveurs
Dans le cas de la race Prim’Holstein, comme dans beaucoup d’autres races, les concours d’animaux ne
sont pas opposés à l’UPRA mais intégrés dans ses activités. Ainsi, dans cette race, des concours
encadrés par l’UPRA ont été mis en place et ont pris une grande importance. Ils se déroulent aussi
bien au niveau régional qu’au niveau national (Concours Général Agricole), cette race n’étant pas une
race locale mais une race internationale. Par ces concours, l’UPRA remplit sa mission de promotion de
la race, mission qui, si elle n’a pas d’intérêt direct en terme de création de progrès génétique, participe
grandement à la rentabilité des entreprises de la sélection en favorisant la vente de doses de semences :
ces concours sont une vitrine et un lieu d’émulation où les éleveurs entretiennent leurs compétences de
sélectionneurs, au sens de capacités à évaluer et à produire des animaux de qualité.
Ces concours ne mobilisent pas les index dans le jugement mais sont fortement instrumentés malgré
tout : une grille de qualification détaillée est utilisée par les juges (pointeurs), un système de notation
est également utilisé. Les apprentissages en terme de pratiques de qualification sont encadrés et
développés : des formations sont organisées pour les éleveurs qui souhaitent devenir pointeurs lors des
concours. Un dispositif de qualification des qualificateurs a également été conçu : des concours de
121 http://www.primholstein.com/_private/morphologie/vache_clic.asp, consulté le 11/12/2008
Partie III : Les activités de qualification
232
juges sont organisés et obtiennent un grand succès. Ainsi les animaux ne sont plus les seuls à être
qualifiés, les pointeurs le sont également, assurant la légitimité et la validité de leur jugement. Ces
différents dispositifs font l’objet d’une émulation importante et reposent sur la mise en valeur de
l’expérience et des savoir-faire acquis dès le plus jeune âge par les éleveurs qualificateurs. Ainsi nous
avons pu trouver divers articles dans la presse agricole mettant par exemple en avant les compétences
d’un jeune garçon sachant reconnaître toutes les vaches du troupeau de son père uniquement en
regardant les pis, et participant au concours des juges dès 16 ans122.
L’important ici est de noter la connexion institutionnelle entre ces concours et les Livres
Généalogiques : les taureaux récompensés lors de ces concours, même lorsqu’ils ont des index un peu
faible, peuvent être intégrés au Livre Généalogique. Ce mode de qualification par « l’œil de
l’éleveur » est donc reconnu et institutionnalisé.
Nous venons de montrer que même dans les races les plus performantes, où l’instrumentation
scientifique et technique semblerait réguler entièrement la production de connaissance sur les
animaux, un mode de production de connaissances par la pratique et l’évaluation visuelle reste
essentiels dans le maintien de l’action collective. Nous allons voir maintenant, dans le cas de races
ovines laitières locales se rapprochant davantage du cas des races pyrénéennes, quels dispositifs et
instruments ont été mis en place pour gérer l’articulation des différents modes de production de
connaissance sur les animaux dans les activités de qualification, et pour assurer la coopération au sein
des schémas de sélection.
2 DES DISPOSITIFS ET DES INSTRUMENTS FORMALISATN L’EVALUATION
MORPHOLOGIE ET ESTHETIQUE DES ANIMAUX : LES CAS DE DEUX RACES
LOCALES
2.1 LE CAS DE LA RACE LACAUNE : LA CONCEPTION D’INSTRUMENTS FORMALISANT
L’INTERVENTION DES ELEVEURS DANS LA QUALIFICATION
2.1.1 Une grille d’évaluation et des sessions d’étalonnage pour l’évaluation du standard
Dans le cas de la race Lacaune, la qualification réalisée par l’UPRA a intégré les formes traditionnelles
de qualification : les concours d’animaux n’existent plus, mais leurs représentants interviennent dans
la qualification organisée par l’UPRA. Les éleveurs qualificateurs bénévoles qui interviennent dans la
qualification officielle sont des éleveurs retraités, passionnés par le jugement visuel des qualités
esthétiques et morphologiques des animaux. Comme dans le cadre des concours, ces éleveurs ne sont
122 Voir article dans Bima 1513 mars/avril 2005, « Un jeune pointeur au SIA ».
Partie III : Les activités de qualification
233
pas propriétaires des animaux à qualifier, contrairement au cas des Pyrénées-Atlantiques. Il y a
déconnexion plus complète entre informations génétiques et évaluation morphologique et esthétique
des animaux, la première influençant moins la deuxième : aucune information génétique n’est donnée
pour cadrer leur jugement par les connaissances issues des instruments scientifiques. Une fois par an,
des sessions d’étalonnage sont organisées pour assurer l’homogénéité du jugement des qualificateurs,
des statistiques sont réalisées :
« On se recale une fois par an. On va voir un troupeau à Lafage [ferme d’expérimentations],
et on juge plusieurs fois les mêmes animaux, et on échange nos points de vue, pour avoir à peu
près tous la même façon de juger » (responsable UPRA Lacaune)
Une grille de qualification a été validée et est utilisée par les éleveurs qualificateurs (voir annexe 3).
Il est important de voir que la conception de ce dispositif s’est faite en partenariat entre les
scientifiques, les gestionnaires du schéma de sélection et les éleveurs, les premiers cherchant à
concevoir des instruments pouvant accompagner et formaliser le travail des éleveurs durant la
qualification. Des expérimentations ont été mises en place par les scientifiques pour identifier quelles
configurations permettaient une évaluation assurant un classement homogène et précis d’animaux. Par
exemple des expérimentations ont été nécessaires pour définir la taille de l’échelle de qualification :
faut-il noter chaque critère sur une échelle de 1 à 5 ou sur une échelle de 1 à 10 ? Quelle échelle
permettra la qualification la plus précise tout en limitant la charge cognitive impliquée ?
Enfin les critères morphologiques et esthétiques choisis pour la qualification ont été écrits et diffusés,
favorisant l’adhésion des usagers de la race. Ces éléments montrent que dans ce cas, l’expertise des
éleveurs dans la qualification est institutionnalisée, et que la production de connaissances « sensibles »
sur les animaux n’a pas été opposée à l’activité considérée comme scientifique de sélection : les deux
modes de production de connaissance sont mobilisés de concert pour accroître les capacités collectives
de sélection et pour assurer la coopération entre les différents partenaires.
Il est important de noter ici que l’instrumentation ne signifie pas formalisation de connaissances
tacites, mais un appui au processus de « knowing » grâce à la formalisation de critères qui cadrent
celui-ci. Cette dynamique de production de connaissances, associant éleveurs, gestionnaires et
scientifiques dans la qualification même des animaux semble avoir participé à la reconnaissance de la
légitimité de la qualification officielle : plus aucun concours dissident ne coexiste en Roquefort.
Le cas de cette race illustre par un deuxième exemple cette interrelation entre l’institutionnalisation
des processus de « knowing » et l’instrumentation sur laquelle ils reposent : l’intégration de
l’évaluation de la morphologie mammaire dans l’évaluation des animaux.
Partie III : Les activités de qualification
234
2.1.2 Un dispositif de pointage des mamelles pour la morphologie fonctionnelle
Modes de production de connaissances par l’évaluation visuelle des animaux et mode de production de
connaissances par l’évaluation génétique de ceux-ci ont été articulés avec succès dans le cas de la race
Lacaune au travers de la mise en place d’un dispositif de pointage des mamelles (voir Marie-Etancelin
et al, 2001; Marie-Etancelin et al, 2005). La conception de ce dispositif résulte d’un changement de
paradigme dans l’amélioration génétique des races : il ne s’agit plus uniquement d’accroître le
potentiel de production de chaque animal, mais de répondre aux nouvelles exigences de la profession
agricole et des consommateurs :
− Diminution du temps de travail pour les éleveurs, notamment augmentation de la facilité de
réalisation de la traite ;
− Diminution des coûts de production en réduisant la réforme trop précoce des animaux pour
causes morphologiques (défauts de mamelle) ou sanitaires (mammites à répétition) ;
− Diminution des contaminations et des zoonoses entrant en jeu dans la chaîne alimentaire de
transformation fromagère, dans l’objectif de répondre à la demande en terme de sécurité
sanitaire des produits.
Or, la sélection des animaux sur les critères de production laitière est négativement corrélée à la
morphologie de la mamelle et aux risques sanitaires : augmentation du nombre de mamelles déformées
et de mamittes.
Partie III : Les activités de qualification
235
Photo 4 : De haut en bas et de gauche à droite : mamelle décrochée, jolie mamelle (angles des trayons pas trop
marqués, sillon bien marqué, pis non décroché), et deux photos de mamelles déséquilibrées (source : UPRA
Lacaune)
Ainsi, dans le Rayon de Roquefort, un dispositif de sélection sur la morphologie mammaire a été mis
en place pour diminuer les problèmes de déformation et de mammites. Mais la sélection sur la
mamelle implique d’évaluer les mamelles des brebis « à l’œil ». Cette évaluation doit être
suffisamment rapide pour que plusieurs milliers de brebis puissent être évaluées chaque année (on ne
peut donc prendre le temps d’utiliser une règle pour mesurer chaque mamelle !), et précise pour que
les corrélations entre évaluation visuelle et potentiel génétique soient valables. Un dispositif complexe
a dont été conçu, reposant sur :
− La mise en place de critères d’évaluation et d’une grille correspondante ;
− La mise en place d’une procédure de qualification impliquant les techniciens du contrôle
laitier dans l’évaluation ;
− La mise en place de sessions de formations et d’étalonnage des techniciens pour assurer
l’homogénéité de leur jugement visuel des mamelles.
Partie III : Les activités de qualification
236
2.2 LE CAS DES RACES OVINES CORSES : TIERS QUALIFIANT ET DISPOSITIF DE RESOLUTION DE
CONFLIT
2.2.1 La nécessité d’un Tiers qualifiant
Dans le cas des races ovines Corses, la question du difficile passage du mode de qualification
traditionnel à celui du régime intensif a conduit à la mise en place de travaux scientifiques autour de la
notion de Tiers qualifiant. B. Vissac (Vissac B., 2002) a pointé ces questionnements :
« L’immersion des connaissances scientifiques correspondantes dans la société corse
soulevait la question de l’évolution du système de qualification des reproducteurs : qui peut
prétendre qualifier un bon bélier et comment, dans ce cadre, la confiance est-elle assurée
dans les échanges ? Le système clanique de qualification, fondé sur des relations personnelles
éprouvées par l’usage passé, ne pouvait convenir ; pas plus que l’adoption de normes d’index,
élaborés par la recherche sur des caractères de production juvénile des agnelles, ne pouvait
garantir la durabilité de leur carrière dans le maquis. Ce « grand écart social » exprime bien
la crise majeure de la transition entre une économie domestique et une économie
marchande ».
Confrontés à cette situation, les chercheurs de l’INRA à Corte ont fait appel à des éleveurs, considérés
comme des délégués du groupe social, pour jouer le rôle de tiers qualifiants (Casabianca F. et
Vallerand F., 1994; Vallerand F. et al, 1994) auprès des représentants de la recherche et de
l’administration : « « tiers » parce que d’une autre nature que la société clanique locale ou que les
responsables du système d’indexation, et « qualifiant » car susceptibles d’obtenir la confiance des
éleveurs pour classer leurs béliers respectifs ». Nous pouvons voir au travers de ces recherches les
enjeux de concevoir, dans ce cas, un dispositif organisationnel permettant de légitimer le mode
« officiel » de qualification des animaux : il s’agit ici de choisir des représentant ayant une position
sociale et une expertise reconnue dans le milieu professionnel concerné. Tout l’enjeu reste à définir ce
que sont une position sociale et une expertise reconnues.
Plus récemment, un autre type de dispositif a été mis en place pour articuler instrumentation
scientifique et « knowing » sur le standard des animaux pour cette race et permettant d’intégrer
l’expertise des éleveurs dans la qualification, autour de l’évaluation du cornage des béliers.
2.2.2 Conception d’un protocole d’évaluation des défauts de cornage comme dispositif de cohésion
Le travail réalisé par l’UPRA autour des défauts de cornage des béliers est un bon exemple
d’articulation entre différents modes de production de connaissance sur les animaux. L’UPRA Corse
s’est en effet retrouvée devant le problème d’un trop grand nombre de disqualification de béliers lors
de l’évaluation des animaux par les éleveurs : environ 40 à 45% des mâles présentaient chaque année
un défaut de cornage. Cette importante disqualification entraînait pertes financières pour le schéma de
Partie III : Les activités de qualification
237
sélection et controverses au sein de la profession. Plutôt que de couper les cornes (solution mise en
œuvre en Pyrénées-Atlantiques lorsque celles-ci font mine de rentrer dans la tête de l’animal), les
responsables locaux en Corse ont mis en place un protocole pour :
− Déterminer les causes de ces défauts de cornage (causes génétiques ou de milieu) ;
− Mettre en place une grille permettant de formaliser des critères de jugement du cornage, à
partir de l’identification des niveaux d’acceptation des éleveurs.
Pour cela, un travail innovant a été mis en place à partir de photos de béliers :
« Afin d’identifier les critères que les éleveurs prennent en compte dans la définition d’un bon
et d’un mauvais cornage et de définir leurs différents niveaux d’acceptation, nous leur avons
demandé de commenter une série de photos retouchées […] lors des enquêtes sur leurs
exploitations » (Aragni, 2006).
Les photos ci-dessous sont un exemple des séries utilisées dans ce travail :
Photo 5 : Photos retouchées utilisées comme appui à la formalisation des critères de qualification du cornage des
béliers de la race Corse (Aragni, 2006)
Les commentaires des éleveurs sur ces photos ont ensuite permis d’élaborer une grille de critères à
prendre en compte dans l’évaluation des animaux. Cette instrumentation a ainsi un rôle dans la
cohésion autour du schéma de sélection : elle sert de dispositif de résolution de conflit dans le cas des
controverses sur le cornage, et permet la création de connaissances locales sur cette problématique, par
l’intervention des éleveurs dans la production de connaissances. Tandis que le cornage fait également
l’objet de controverses dans les Pyrénées-Atlantiques, pour l’instant l’unique solution mise en œuvre,
Partie III : Les activités de qualification
238
comme nous l’avons vu, est la coupe des cornes qui posent problème (dans les cas les plus graves,
c'est-à-dire ceux pour lesquel les cornes menacent de rentrer dans la tête de l’animal). Cette solution
prive le dispositif collectif de créer des connaissances sur ce critère de qualification et masque les
problèmes au lieu d’y faire face.
Au travers de ces deux exemples, nous pouvons voir comment des dispositifs de résolution de conflits,
reposant sur différents types d’instrumentation (orientés relation pour le Tiers qualifiant, orientés
connaissances pour les expérimentations sur le cornage), et assurant la coopération au des schémas de
sélection, ont été conçus et mis en place. Ces instruments ont permis de soutenir des apprentissages
croisés (Hatchuel, 1994) entre les différents participants des activités de qualification.
3 LE CARACTERE HYBRIDE DU REGIME INTENSIF DE SELECTION : INDISPENSABLE
A GERER POUR MAINTENIR LA COOPERATION
3.1 TROIS MODELES D’ARTICULATION DES DIFFERENTS MODES DE PRODUCTION DE
CONNAISSANCES SUR LES ANIMAUX
Les éléments d’analyse issus de ces trois cas éclairent le cas des Pyrénées-Atlantiques et montrent que
trois dispositifs et leurs instrumentations différents ont été conçus et mis en œuvre pour organiser les
pratiques de qualification des animaux, permettant d’articuler les différentes modes de production de
connaissances nécessaires et disponibles sur la valeur et la performance de ceux-ci et assurant la
coopération des éleveurs à la fois en jouant sur la dimension de la coordination (moyens de définir
l’objet de la coopération) et sur la dimension de la cohésion (dispositifs de résolution de conflits) si
l’on se réfère au cadre d’analyse proposé par B. Segrestin (2003). Ainsi en Pyrénées-Atlantiques,
comme nous l’avons vu deux formes d’instrumentation coexistent (la qualification UPRA et les
concours), mais en opposition et relativement imperméables l’une vis-à-vis de l’autre, révélant les
failles de la légimité de la qualification officielle et les difficultés dans la construction d’un accord sur
les caractéristiques des animaux. En Roquefort, ces deux formes d’instrumentation ont été intégrées
l’une à l’autre au travers de la mise en place de procédures, de règles et d’instruments spécifiques
encadrent les modes « traditionnels » de qualification. Celles-ci avaient un ancrage historique fort dans
ce département, selon les enseignements tirés de précédents travaux sur l’histoire des concours en race
Lacaune (Tiquet, 2006), ce qui a fourni une base de conventions de qualification sur lesquelles la
qualification organisée par l’UPRA a pu se baser (ce qui ne veut pas dire que cette intégration s’est
faite sans tensions, mais comme l’a montré Waechter (2004), les conflits et les tensions sont parties
prenantes de la qualification). Des apprentissages ont été développés au cours de la conception et de
l’utilisation pratique de cette instrumentation : production de nouvelles connaissances et exploration
au travers d’expérimentations encadrées par les scientifiques de l’INRA. C’est également le cas des
Partie III : Les activités de qualification
239
races Corses : partant d’une controverse, une instrumentation permettant l’intégration de
connaissances locales dans l’évaluation des animaux a été conçue. Celle-ci a ainsi permis de résoudre
les conflits, favorisant la cohésion, et de construire un accord sur les critères de qualification des
animaux. En Prim’ Holstein, c’est un dispositif parallèle, annexé, qui permet les activités de
qualification par les éleveurs, encadrées par l’UPRA. Cette instrumentation a permis la création de
nouvelles compétences, de nouveaux acteurs et de formations leur permettant d’acquérir les savoir-
faire nécessaires à la pratique de la qualification (juges).
Le tableau suivant récapitule ces éléments en mettant en perspective les différentes formes
d’instrumentation dans les trois cas étudiés.
Pyrénées-Atlantiques Roquefort et Corse Prim’Holstein Intégration activités « traditionnelles » de qualification
Coexistence en opposition
Intégration Annexation (coexistence en interrelation)
Critères de qualification Critères de performance laitière
Critères de performance laitière + critères morphologiques mamelles ou cornes
Critères de performance laitière + morphologie globale (mamelle, aplomb)
Degré d’instrumentation de la qualification par les éleveurs
Pas de grille Cadrage de l’évaluation morphologique et esthétique par les critères de performance
Grille détaillée Indépendance des modes d’évaluation par l’instrumentation scientifique et par les connaissances sensibles
Grille très détaillée Indépendance des modes d’évaluation par l’instrumentation scientifique et par les connaissances sensibles
Modes d’apprentissage des qualificateurs
Expérience Expérience + étalonnage Expérience + formation + concours des juges
Tableau 14 : Différents types d'instrumentation des activités de qualification selon les races
3.2 CONCEVOIR ET GERER LES CONNAISSANCES, LES COLLECTIFS ET LES INSTRUMENTS DE LA
QUALIFICATION
Par comparaison, ces différents cas offrent des pistes à explorer en terme de conception
d’instrumentations, de collectifs et de connaissances favorisant les apprentissages croisés (Hatchuel,
1994) entre les différents prescripteurs de la qualification et les attentes des usagers. Comme a pu le
montrer F. Aggeri (1998) dans le domaine des accords sur le recyclage des véhicules, ce sont par ces
apprentissages que pourront s’opérer les cadrages nécessaires et les mouvements de standardisation de
la qualification nécessaires à la constitution d’un nouvel « ordre » de coopération (Aggeri, 2008). En
effet, ces différentes formes d’instrumentations permettent la standardisation des activités de
qualification : élaboration d’un standard des races formalisé, élaboration d’une procédure claire,
assurant l’indépendance des critères de qualification et l’enregistrement des résultats. Comme
Mintzberg (Mintzberg, 1998) a pu le montrer, la standardisation des qualifications est l’un des cinq
mécanismes de coordination qui représentent « la colle […], l’élément fondamental qui maintient
ensemble les parties de l’organisation ». Ainsi, notre analyse nous amène à identifier les points sur
Partie III : Les activités de qualification
240
lesquels une réflexion au sein des dispositifs de sélection génétique peut être menée pour favoriser la
coopération en ce qui concerne la dimension liée à la qualification des biens communs produits :
− L’identification et la conception des collectifs ad hoc : la qualification autour des biens
communs nécessite de réfléchir à la nature des collectifs prenant part à cette qualification.
Reconnaître les compétences des éleveurs, repérer ceux dont l’expertise est reconnue comme
légitime, peut aider à concevoir des collectifs dont le rôle dans la qualification favorisera la
coopération ;
− La formalisation des contours, des caractéristiques du bien à qualifier : il peut s’agir par
exemple de baser la conception du standard sur des critères antérieurs ayant un ancrage
historique, permettant de faciliter l’intégration des formes locales de qualification et des
dispositifs technologiques de sélection. La présence d’un standard écrit, qui puisse être affiché
et partagé (ou contredit) est l’une des conditions de la coopération, ainsi que la participation
d’un collectif ad hoc à cette définition ;
− La formalisation de la procédure de qualification : il peut s’agir de conception d’instruments
d’évaluation tels que des grilles de critères d’évaluation, la mise en place de règles
d’indépendance dans le temps entre l’évaluation sur la performance et l’évaluation esthétique
et morphologique, mais aussi la mise en place de procédures d’étalonnage des évaluateurs
pour vérifier l’homogénéité et la validité de l’évaluation.
Ces différentes formes d’instrumentation, identifiées dans les cas que nous avons étudiés en
comparaison au cas des Pyrénées-Atlantiques, permettent de réduire l’opacité de la qualification
collective et donc d’en favoriser la légitimité. Par contre, un élément que nous n’avons pas abordé est
celui du rapport coût/prix de ces différentes instrumentations. Ce point mériterait une étude
complémentaire.
3.3 L’APPORT DE L’APPROCHE PAR L’INSTRUMENTATION DE LA QUALIFICATION : UNE AUTRE
FAÇON D’ACCEDER A LA QUESTION DE LA COOPERATION
Notre étude des activités de qualification par le biais de l’instrumentation de ces activités et des
pratiques sur lesquelles elles reposent nous a permis de nous rapprocher de la réalité de ces activités,
de dépasser les conflits et les controverses dont elles peuvent faire l’objet, sans pour autant les nier. En
effet, nous avons préféré mettre en avant quel type d’instrumentation permettait de résoudre les
conflits et de formaliser la définition des caractéristiques (standard de la race notamment) de la
qualification, jouant ainsi un rôle à la fois sur la cohésion et sur la coordination, deux dimensions de la
coopération (Segrestin B., 2003). Notre approche complète ainsi l’analyse proposée par Waechter
(2004) sur la qualification dans le domaine de l’eau, qui s’est intéressée aux régimes de gouvernement
sur lesquel repose la qualification. Cet auteur pointe l’importance de concevoir des dispositifs
suffisamment stables pour orienter l’action sans être à chaque fois renégociés. Notre approche par les
instruments permet ainsi de mieux comprendre les failles de la qualification (en l’absence
Partie III : Les activités de qualification
241
d’instrumentation partagée comme dans les Pyrénées-Atlantiques) et d’identifier sur quoi reposent ces
dispositifs suffisamment stables lorsque la qualification est reconnue comme légitime. Il est ainsi
possible de « jouer » sur les instruments pour cadrer les apprentissages nécessaires à la conception des
activités de qualification.
Partie III : Les activités de qualification
242
Conclusion Dans cette troisième partie, nous avons étudié l’une des dimensions centrales de la question de la
coopération pour la production de biens communs : la qualification. Après avoir indiqué ses enjeux
dans la situation étudiée (situation faite d’acteurs hétérogènes, sans unité de lieu ni de temps ni
d’espace et sans objectifs préétablis), nous avons opté pour une analyse des activités de qualification
par les instruments et les pratiques dont elles font l’objet. Cette analyse nous a permis de dépasser les
conflits et oppositions entre les différents modes de production de connaissances en jeu dans la
qualification des animaux, qu’il s’agisse de l’évaluation de leur potentiel génétique par
l’instrumentation scientifique, ou de l’évaluation morphologique et esthétique par les jugements
visuels. Quel que soit le mode d’évaluation, celui-ci fait l’objet de certaines formes de rationalisation,
qu’elle soit « industrielle » ou « professionnelle » (Gadrey, 2002). Ainsi, quel que soit le degré
d’importance de l’évaluation par l’instrumentation scientifique dans la qualification, la participation
des éleveurs reste toujours indispensable à la coopération au sein des schémas de sélection. Ceci
confime notre hypothèse de départ selon laquelle le régime intensif de sélection génétique est
intrinsèquement hybride et ne peut reposer sur un régime scientifique pur de production de
connaissances. Cependant, ce caractère hybride est à concevoir et ne va pas de soi : la légitimité de la
qualification est à construire. Pour cela, nous avons identifié une diversité de formes d’organisation de
la participation des éleveurs d’instrumentation de l’évaluation visuelle des animaux. Certaines d’entre
elles favorisent les apprentissages croisés (Hatchuel, 1994) entre les différents prescripteurs de la
qualification, ainsi que la production de connaissances permettant la résolution de conflits. Ces
éléments nous montrent donc que les instruments ne sont pas des supports passifs des processus de
« knowing » : ils cadrent la façon dont les interactions sociales et les connaissances sont coproduites.
Dans cette perspective, nous pouvons voir l’instrumentation non comme seulement un média dans les
processus de production de connaissances, mais comme un moyen privilégié d’intervention dans les
actions collectives situées.
Ces résultats nous semblent particulièrement importants à retenir à l’avenir pour une analyse critique
du mythe d’un régime scientifique pur de sélection pouvant résulter des progrès en cours dans le
domaine de la sélection génomique : la coopération autour des schémas de sélection, même si la
connaissance des animaux est de plus en plus complète par le biais de l’analyse génétique, nécessitera
toujours la participation des éleveurs aux activités de qualification. Ces résultats nous semblent
également avoir une portée générale, pouvant notamment renseigner le cas de l’organisation de la
sélection végétale, pour laquelle un régime scientifique pur a été mis en œuvre, mais qui est
questionné aujourd’hui par des démarches de sélection participation (Bonneuil C. et Demeulenaere E.,
2007). Ces démarches visent à requalifier les agriculteurs en reconnaissant leurs compétences en terme
d’évaluation de « la bonne semence pour eux ». Nous pensons que nos résultats, au-delà de leur utilité
Partie III : Les activités de qualification
243
potentielle dans le cas des Pyrénées-Atlantiques, peuvent être mobilisés dans de telles démarches pour
concevoir des dispositifs et des instruments supports de la qualification dans des situations combinant
différents modes de production de connaissance sur les objets de la coopération. Cet apport serait à
approfondir.
Ces dispositifs de qualification collective des animaux ont un rôle sur le fonctionnement du marché
des biens et des services de la sélection génétique. Cette analyse fait l’objet de la dernière partie de
cette thèse.
Partie III : Les activités de qualification
244
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
245
PARTIE IV : LE MARCHE DE LA SELECTION
GENETIQUE : ENJEUX, PRATIQUES ET INSTRUMENTS
DE REGULATION
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
246
Partie IV : Le marche de la selection genetique : enjeux, pratiques et instruments de régulation 245
Chapitre 1 Les marchés de la sélection génétique : caractéristiques et enjeux 249
1 Deux types de marché : un marché de services standardisés, un marché de biens singuliers ................. 249 1.1 Un marché des services standardisés et fortement prescrits ..................................................................... 250
1.1.1 La standardisation par l’instrumentation scientifique et technique ................................................... 250 1.1.2 Variété des rapports de prescription sur le marché de l’insémination artificielle.............................. 250
1.2 Un marché des biens singuliers : les ventes de reproducteurs .................................................................. 252 1.2.1 La vente du Centre de sélection : un marché coopératif et informé par les instruments scientifiques254 1.2.2 Un marché de gré à gré opaque et faiblement prescrit ...................................................................... 255
2 Enjeux du marché de la sélection génétique ................................................................................................ 256 2.1 Le marché des reproducteurs : indispensable en ovins mais incertain...................................................... 256 2.2 Le marché de gré à gré : risques pour la coopération et la stabilité financière des schémas de sélection ?........................................................................................................................................................................ 258 2.3 La disponibilité en reproducteurs : enjeu de compétitivité ....................................................................... 259 2.4 En Pyrénées-Atlantiques : l’échec des tentatives de régulation collective................................................ 260
Chapitre 2 Le marché des reproducteurs : du côté des acheteurs 264
1 Diversité des pratiques des acheteurs........................................................................................................... 264 1.1 La nécessité de caractériser la diversité des stratégies individuelles pour piloter le dispositif coopératif : une méthode par typologie de pratiques ......................................................................................................... 264 1.2 Diversité des pratiques de gestion de la sélection et du renouvellement du troupeau............................... 266
2 Les étapes du processus de choix des reproducteurs .................................................................................. 269 2.1 La stratégie pluriannuelle de gestion des reproducteurs : éléments de choix du lieu d’achat ................... 269
2.1.1 Acheter au Centre de sélection : fiabilité de l’information mais éléments d’inadéquation à la demande.................................................................................................................................................................... 269 2.1.2 Acheter à des éleveurs : acheter un travail passé et des performances futures .................................. 272
2.2 Le calcul des caractéristiques propres des reproducteurs et leur rôle dans la construction des prix......... 274 2.2.1 L’instrumentation scientifique et technique : cognition fortement distribuée ................................... 275 2.2.2 Le standard : cognition faiblement distribuée................................................................................... 276 2.2.3 La construction des prix des reproducteurs ....................................................................................... 278
3 d’une régulation « dans l’ombre » à d’autres hypothèses d’organisation des échanges ? ....................... 281 3.1 Un marché régulé et prescrit « dans l’ombre » ?...................................................................................... 281
3.1.1 L’invention de pratiques de producteurs de reproducteurs................................................................ 281 3.1.2 La singularisation des biens proposés ............................................................................................... 281 3.1.3 La déontologie des vendeurs ............................................................................................................. 282 3.1.4 La variété des prescripteurs ............................................................................................................... 283
3.2 Le marché des reproducteurs : une hypothèse forte.................................................................................. 284 3.2.1 L’hypothèse d’un marché autorégulé et ses limites........................................................................... 284 3.2.2 Une régulation collective locale : la collectivisation des reproducteurs............................................ 284 3.2.3 Des régulations politiques ................................................................................................................. 285
Chapitre 3 Variété des rationalités des éleveurs et légitimité des rapports de prescription 288
1 Six stratégies individuelles de sélection génétique et de renouvellement du troupeau............................. 289
2 Variété des modes de coopération et leurs justifications ............................................................................ 291 2.1 Combiner les différentes contraintes des systèmes de production et les contraintes de la sélection génétique......................................................................................................................................................... 291 2.2 S’engager dans un nouveau régime communautaire et entrepreneurial : identité et recomposabilité....... 292
2.2.1 Une crise des marchés à prescripteurs............................................................................................... 293 2.2.2 L’élevage passion .............................................................................................................................. 293 2.2.3 L’élevage « identitaire »................................................................................................................... 294
2.3 Dépasser une vision simplificatrice des luttes syndicales et de la rationalité unique................................ 295
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
247
3 Etre sélectionneur – être utilisateur : variété des engagements dans des processus d’apprentissage..... 295
Dans les parties précédentes, nous avons analysé le système de production du dispositif de sélection
génétique au travers de deux dimensions : la création de progrès génétique pour répondre à des
objectifs de production d’un côté, l’activité de qualification des animaux à sélectionner de l’autre. Ces
deux dimensions conduisent à la coproduction de l’offre et de la demande en terme de sélection
génétique, et permettent donc la production d’un service et d’un marché de la sélection génétique qui
assure la diffusion du progrès génétique généré au sein des schémas de sélection. Or le caractère
commun des biens étudiés fait qu’il est impossible de dissocier, dans l’analyse de la coopération pour
la production de ces biens, leur conception et leurs usages, leur production et leur diffusion. Au moins
trois raisons peuvent expliquer cette importance de combiner analyse de la conception et analyse de la
diffusion du progrès génétique :
− la dimension publique des schémas de sélection implique une responsabilité de création de
progrès génétique mais aussi de diffusion large et démocratique de ce progrès ;
− dans un contexte de réduction des financements publics, la diffusion large du progrès
génétique créé conditionne la rentabilité des centres de sélection ;
− la troisième raison est technique : l’homogénéité de la race sélectionnée repose sur la diffusion
de ses caractères sélectionnés à l’ensemble de la population animale concernée.
Le marché n’est donc pas opposé à la question de la coopération, bien au contraire : ici le marché
participe à la production et à la reproduction du bien commun. Comme ont pu le montrer Callon et al
(Callon et al, 2000), l’organisation des marchés devient un enjeu collectif, réintroduisant la question
politique dans l’économie. Mais ces questionnements dépassent le cas de la sélection génétique : que
ce soit pour l’eau ou tout autre type de ressource commune, les usagers et les stratégies des individus
qui utilisent la ressource sont essentiels à connaître pour pouvoir piloter la gestion collective de celle-
ci. L’analyse de l’action collective de production de bien commun par le marché et le côté de la
demande est indispensable pour voir si le bien commun est en crise, dans quelle mesure et quelles en
sont les justifications.
Or, souvent, et la diffusion et le marché de la sélection génétique animale sont considérés comme
allant de soi et sont peu étudiés : si du progrès génétique est produit, il n’y a aucune raison pour qu’il
ne se diffuse pas. Dans les Pyrénées-Atlantiques, pour plusieurs raisons, la diffusion du progrès
génétique créé par les schémas de sélection n’est pas si simple : l’insémination artificielle est peu
développée et la monte naturelle reste majoritaire, ce qui limite les retours sur investissements des
schémas de sélection. Le faible nombre d’éleveurs en contrôle laitier simplifié rend difficile toute
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
248
connaissance des pratiques de sélection en dehors du noyau de sélection. Il était donc nécessaire
d’investir cet « autre côté » des dispositifs de sélection, qui n’est que l’autre face d’une même pièce.
Enfin, le marché est tellement considéré comme allant de soi qu’il peut être vu comme naturel. Or
notre objectif ici est de montrer qu’il constitue une hypothèse forte sur l’organisation des échanges des
biens communs. D’autres voies sont possibles, comme nous le verrons.
Dans un premier chapitre, nous décrirons la nature des marchés de la sélection génétique, en terme de
degré de prescription et de niveau d’opacité selon les types de biens échangés (selon l’espèce
concernée et selon le type de produit, semence ou reproducteur). Nous détaillerons leurs
caractéristiques et leurs spécificités dans les Pyrénées-Atlantiques, pour déterminer les paradoxes et
enjeux principaux de ces marchés. Ces enjeux nous conduiront à nous intéresser plus particulièrement
au marché des reproducteurs. Ainsi dans un deuxième chapitre, nous tenterons de comprendre le
comportement des usagers, des acheteurs sur ce marché : quelles sont leurs pratiques, à quelles
stratégies font-elles échos, comment font-ils pour se repérer sur ce marché ? Quelles sont les pratiques
des vendeurs et les conséquences sur le mode de fixation des prix ? Comment ce marché se retrouve-t-
il régulé dans l’ombre ? En quoi constitue-t-il une hypothèse et quelles sont les formes de régulations
possibles ? Enfin, dans un troisième chapitre, nous tenterons d’identifier les différentes rationalités qui
conduisent les éleveurs à utiliser à des degrés divers les instruments et les services de la sélection
génétique technologique, afin de montrer que, si ces utilisations nécessitent des apprentissages, le
choix de la non-utilisation peut découler d’une forme de rationalité autre que la résistance au
changement. Cette analyse détaillée nous permettra d’en tirer des conclusions quant au contenu du
« régime de marché » des régimes de sélection génétique définis dans la première partie de cette thèse.
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
249
Chapitre 1 LES MARCHES DE LA SELECTION GENETIQUE :
CARACTERISTIQUES ET ENJEUX
Ce chapitre vise à définir, au-delà du cas des Pyrénées-Atlantiques et de façon générale aux différentes
espèces de ruminants les deux grands types de marché de la sélection génétique, en identifiant le type
de bien concerné, la nature des informations qui les accompagnent et la nature des rapports de
prescription qui lient acheteurs et vendeurs sur ces différents marchés :
− Le marché de l’insémination artificielle, que nous définissons comme standardisé et fortement
prescrit, limitant les informations accompagnant les biens aux informations génétiques ;
− Le marché des reproducteurs, plus faiblement prescrit et plus singularisé. Il vise également,
dans un deuxième temps, à définir les enjeux de ces marchés, notamment en terme de
régulation des échanges et de réduction de l’incertitude.
1 DEUX TYPES DE MARCHE : UN MARCHE DE SERVICES STANDARDISES, UN
MARCHE DE BIENS SINGULIERS
Comme nous l’avons vu dans les parties précédentes (pour le cas des Pyrénées-Atlantiques, mais ces
éléments peuvent être généralisés), le régime intensif de sélection génétique a conduit à une
diversification du marché de la sélection génétique. Après le marché des reproducteurs, né sous le
régime entrepreneurial, apparaît un marché de services au travers de la vente de doses de semences de
mâles sélectionnés et du service associé de mise en place des inséminations artificielles. Il existe donc
deux grands types de marché de la sélection génétique : un marché d’animaux vivants destinés à la
reproduction, et un marché de l’insémination artificielle. Selon les espèces sélectionnées, ces marchés
sont représentés dans des proportions différentes et ont des caractéristiques spécifiques. Dans les
paragraphes suivants, nous allons décrire les caractéristiques de ces marchés, celles des biens qui y
sont échangés (degré et type d’information disponible sur ces biens) et les niveaux de prescription qui
régulent ces marchés selon les biens et les espèces concernés. Nous montrerons également comment
ces marchés se traduisent et sont organisés dans le cas des Pyrénées-Atlantiques.
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
250
1.1 UN MARCHE DES SERVICES STANDARDISES ET FORTEMENT PRESCRITS
1.1.1 La standardisation par l’instrumentation scientifique et technique
Nous avons commencé à montrer dans la partie II de cette thèse comment l’instrumentation
scientifique et technique a permis la double construction de l’offre et de la demande au sein du marché
des services de sélection génétique, notamment en terme de vente d’inséminations artificielles. Les
index génétiques permettent notamment de standardiser le service de l’insémination artificielle, en
définissant une qualité de semence. La diversité des reproducteurs utilisés par les Centres de sélection
pour produire les semences pour l’insémination artificielle, est alors rendue gérable et
commercialisable grâce aux index génétiques, qui permettent aux acheteurs d’identifier la qualité des
reproducteurs selon les critères à partir desquels sont calculés les index, et ceci sans voir les
reproducteurs. Les doses de semences sont alors qualifiées en fonction de 1 à 20 critères selon les
races concernées (20 critères pour les races comme la Prim’ Holstein). Plus le nombre de critères
augmente, plus l’offre se diversifie et plus les éleveurs peuvent affiner l’adéquation entre leurs critères
personnels de qualification des animaux et les critères de qualification des semences proposées par
l’insémination artificielle. Comme nous l’avons vu, dans le cas des Pyrénées-Atlantiques, trois critères
informent et standardisent l’offre d’insémination artificielle : l’index laitier, l’index synthétique
(incluant la richesse du lait) et la résistance à la tremblante. Nous ne détaillerons pas davantage le rôle
de l’instrumentation dans la standardisation du marché de l’insémination artificielle car cela a été
abordé dans la partie II de cette thèse. Par contre, pour comprendre la nature de ce marché, il est
indispensable de détailler les rapports de prescription sur lesquels il repose, afin de montrer en quoi
l’offre est plus ou moins singularisée selon les espèces concernées.
1.1.2 Variété des rapports de prescription sur le marché de l’insémination artificielle
Les différentes contraintes biologiques selon les espèces d’animaux d’élevage concernés par la
sélection entraînent différents niveaux de prescription sur le marché des services. Les rapports de
prescription, nécessaires à toute action collective (qu’il s’agisse de l’activité d’une entreprise ou de
l’activité d’un médecin et de son malade, ou d’un vendeur d’œuvres d’art et de ses acheteurs),
correspondent à « certaines configurations de savoirs et de relations [qui] rendent possibles
l’ « impact » d’une partie du savoir de A (noté SA) vers B » (Hatchuel A., 2001a). Il y a alors
« rapport de prescription de A vers B pour SA ». Concernant les marchés, la prescription peut se faire
dans les deux sens : l’acheteur peut prescrire au vendeur ce qu’il souhaite comme produit, de même
que le vendeur peut prescrire à l’acheteur ce qu’il doit acheter, en fonction de leurs savoirs respectifs
sur leurs besoins et les biens proposés. Pour cet auteur, le prescripteur peut également être un
troisième personnage entre l’acheteur et le vendeur, auquel l’acheteur a recourt notamment lorsqu’il ne
peut plus se considérer comme « épreuve de vérité acceptable » pour lui-même (Hatchuel A., 1995).
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
251
Nous allons donc voir ici dans quelle mesure les services de sélection génétique sont prescrits,
alternativement de façon générale selon les espèces et dans le cas particulier des Pyrénées-Atlantiques.
Dans le cas des bovins, les rapports de prescription sont en double sens : des éleveurs vers le service
de sélection et inversement. Grâce au stock de semences congelées, les éleveurs peuvent choisir, au
sein de catalogues proposés par les Centres de sélection, une grande partie des mâles dont ils
souhaitent utiliser la semence sur leur élevage. Une partie seulement des accouplements (10% des
inséminations artificielles) est prescrite par les Centres de sélection pour produire la génération
suivante de mâles reproducteurs à tester. Dans le cas des ovins, l’utilisation quasi-exclusive de la
semence fraîche (liée aux contraintes physiologiques des brebis) et la grande quantité d’animaux à
inséminer en même temps confèrent un rôle de prescription beaucoup plus important aux Centres de
sélection. Les éleveurs n’ont pas le choix des doses de semences qu’ils reçoivent sur leur troupeau,
celles-ci sont prescrites par les techniciens des Centres de sélection, qui définissent les doses de quels
béliers doivent être introduites dans quelles brebis (les éventuels catalogues proposés par les Centres
de sélection ne servent par comme appui au choix des éleveurs, mais plutôt comme outil de
transparence des activités des Centres de sélection, comme nous l’avons vu dans la partie II de cette
thèse).
Dans le cas des Pyrénées-Atlantiques, des règles de coopération, établies entre éleveurs et Centre de
sélection, définissent les principes de répartition des doses de semence (pourcentage de semences de
béliers indexés améliorateurs, pourcentage de semences de béliers en testage, etc.). Les doses de
semences destinées à chaque élevage sont ensuite choisies par les gestionnaires des schémas de
sélection (notamment par le généticien du Centre de sélection), en fonction des béliers disponibles le
jour de la récolte, de la quantité de semence qu’ils produisent, des respects de règles permettant de
préserver la diversité génétique et d’éviter la consanguinité, etc. Plus les éleveurs sont engagés dans le
dispositif collectif de production de progrès génétique (éleveurs en contrôle laitier officiel
notamment), plus les accouplements sont raisonnés et prescrits par le Centre de sélection. Les éleveurs
qui font de l’insémination artificielle, mais qui sont ni au contrôle laitier, ni en contrat avec le Centre
de sélection, se voient attribuer le nombre de doses qu’ils ont demandées, et décident eux-mêmes de
l’orientation des accouplements, c'est-à-dire de l’affectation des doses de semence des béliers aux
brebis qu’ils souhaitent inséminer.
La différence de prescription se joue également dans la possibilité ou non pour les éleveurs de réaliser
eux-mêmes l’opération technique d’inséminer artificiellement leurs animaux. Dans le cas des bovins,
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
252
des licences peuvent être donnés aux éleveurs123, individuellement, qui souhaitent réaliser eux-mêmes
l’insémination sur leur troupeau124. Là encore, l’organisation complexe de l’insémination ovine, sa
gestion en flux tendu, et le grand nombre d’animaux à inséminer sur chaque élevage conduisent à une
importante demande en main d’œuvre et nécessite l’intervention d’un, mais plus souvent deux,
technicien(s) sur chaque élevage.
Ces forts degrés de prescription et l’instrumentation scientifique accompagnant les services génétiques
permettant la diffusion d’informations précises sur la qualité des services proposés (classes de
reproducteurs et index associés aux doses de semence) simplifient la tâche des usagers en terme de
jugement lors de l’achat :
− Soit, en bovins, grâce à des catalogues125 comprenant l’ensemble des informations disponibles
sur chaque reproducteur, l’usager étant alors très largement outillé pour effectuer ses choix ;
− Soit, en ovins, du fait du degré important de prescription, l’usager n’a une marge de
manœuvre que très limitée en terme de choix, ce qui évacue une partie de la tâche de jugement
précédent l’achat de doses de semence. Ces degrés de prescription et niveaux d’information et
de standardisation sont tout autres au sein du marché des reproducteurs.
1.2 UN MARCHE DES BIENS SINGULIERS : LES VENTES DE REPRODUCTEURS
Plusieurs éléments différencient fortement le marché de l’insémination artificielle du marché des
reproducteurs. Ce dernier n’est pas obligatoirement informé par l’instrumentation scientifique et
technique (les animaux vendus peuvent être indexés ou non, peuvent être issus d’animaux indexés ou
non). De plus, entrent en jeu dans la transaction les goûts sur l’aspect de l’animal, des critères
difficilement mesurables et très personnels : l’objet de la transaction n’est plus une dose de semence
dont les seules caractéristiques identifiables sont des chiffres associés indiquant un potentiel
génétique. Le marché des reproducteurs est un marché qui se rapproche du marché des singularités
proposé par Karpik (2007) à propos des biens culturels et des services professionnels personnalisés.
Cet auteur analyse la spécificité du marché des singularités par rapport au marché standard par
l’évaluation de la qualité : « sur le marché des singularités [comme sur le marché standard], l’acteur
est également intéressé et rationnel. Il est aussi tourné vers l’efficacité, mais il ne peut la mesurer par 123 Voir Code Rural R653-110, article R*653-111 créé par Décret 2003-851 2003-09-01 art. 1, annexe JORF 6 septembre 2003, http://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do;jsessionid=C7F751D5973056E7E18B8BFF08A5274E.tpdjo02v_2?idArticle=LEGIARTI000006595727&cidTexte=LEGITEXT000006071367&dateTexte=20051231, consulté le 23 décembre 2008. 124 L’insémination artificielle de son propre cheptel est aussi possible pour les ovins mais se pratique peu voire pas du tout 125 Nous avons également vu dans la partie III sur la qualification que, pour certaines espèces et races (très courant en bovins mais plus rare en ovins), l’offre d’insémination artificielle s’accompagne d’un catalogue des reproducteurs comprenant des photos des reproducteurs proposés. On se rapproche alors d’une singularisation des biens proposés, et donc du marché des reproducteurs vivants où l’acheteur peut évaluer l’animal à la fois sur des critères morphologiques et sur des critères informés par l’instrumentation scientifique et technique.
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
253
la relation des moyens aux fins puisque ces dernières, dans un univers incertain et complexe, sont
changeantes. Il recherche le « bon » produit mais les critères de jugement sont innombrables. Là où
l’homo economicus n’utilise qu’un seul critère de jugement et ne se situe que dans un seul monde,
l’homo singularis est porteur d’une pluralité de valeurs et participe d’une pluralité de mondes ».
Le marché des animaux reproducteurs concerne deux grands types de reproducteurs échangés : les
mâles et les femelles. Pour éviter des problèmes de consanguinité au sein des élevages, les
reproducteurs mâles sont en général renouvelés après trois campagnes de reproduction en moyenne.
Ainsi, de 1 à 4 mâles environ par troupeau sont achetés chaque année. Les femelles par contre sont des
reproducteurs achetés de manière plus exceptionnelle, mais en plus grand nombre (plusieurs dizaines
voire centaines) : après un accident sanitaire, ou un accident de toute autre nature ayant conduit à la
perte d’une partie importante du troupeau, ou encore lors de l’installation d’un jeune agriculteur. Peu
d’éleveurs gèrent leur renouvellement en femelles par achat d’agnelles. C’est donc principalement au
marché des reproducteurs mâles que nous allons nous intéresser ici, car c’est celui qui se reproduit
tous les ans, qui concerne l’ensemble des éleveurs, et qui peut être comparé en terme d’objectif à celui
des services de sélection génétique (l’objectif double étant d’assurer la production laitière des femelles
composant le troupeau, ce qui nécessite leur gestation, et leur renouvellement).
Le marché des reproducteurs comporte plusieurs modes d’échanges : des reproducteurs « en
surplus »126 peuvent être vendus aux éleveurs par les Centres de sélection, par exemple lors de ventes
collectives, mais des reproducteurs peuvent également être vendus de gré à gré, c'est-à-dire dans le
cadre de relations bilatérales entre éleveurs. Ces deux modes principaux d’échanges peuvent être
observés dans les Pyrénées-Atlantiques : un mode « de gré à gré », c'est-à-dire d’éleveur à éleveur
(avec parfois l’intervention d’un prescripteur comme nous le verrons), et un mode « collectif », c'est-à-
dire réalisé par le Centre de sélection (le CDEO) à partir d’animaux issus des schémas de sélection et
recrutés par le Centre de sélection dans l’objectif d’évaluer leur potentiel génétique (de les tester) mais
non retenus pour la production d’insémination artificielle pour des raisons telles qu’un potentiel
génétique trop faible. Ces deux modes d’échanges reposent sur des normes et des pratiques très
différentes que nous allons détailler.
126 Reproducteurs non utilisés par le Centre de sélection pour cause d’index trop faibles ou d’incapacité à donner de la semence au vagin artificiel, une partie de ces reproducteurs ont été disqualifiés pendant la phase collective de qualification vue dans la partie précédente
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
254
1.2.1 La vente du Centre de sélection : un marché coopératif et informé par les instruments
scientifiques
� Des informations sur le potentiel génétique des reproducteurs
Le Centre de sélection a organisé la vente des mâles qui ne sont pas conservés pour produire les
inséminations artificielles. Les acheteurs sont alors armés d’une grande quantité d’informations sur les
reproducteurs pour les aider dans leur choix. En effet, cette vente s’organise deux fois par an, après
chaque indexation (c'est-à-dire après chaque calcul du potentiel génétique des mâles) : les béliers
n’ayant pas un index suffisamment élevé pour être utilisés comme reproducteurs collectifs sont
vendus. Sont également vendus les antenais, en novembre, qui ne seront pas mis en testage pour des
raisons de fonction sexuelle (ne donnant pas au vagin artificiel). Cette vente est réalisée en une seule
demi-journée à chaque fois. Elle est annoncée officiellement dans les journaux locaux et ouverte à tous
les éleveurs : des éleveurs au contrôle laitier ou hors contrôle laitier, réalisant déjà des inséminations
artificielles ou pas, faisant appel aux services du Centre de sélection ou pas. En général les acheteurs
viennent avant le début de la vente pour prendre le temps d’observer les béliers proposés et de repérer
ceux qui les intéressent. Les béliers sont séparés par race dans plusieurs lots, devant lesquels des
pancartes indiquent les numéros des béliers. L’ingénieur généticien du Centre de sélection fournit aux
acheteurs potentiels un document sur lequel figure la liste des béliers proposés à la vente ce jour-là,
leur numéro, leur résultat au typage à la tremblante, leur prix HT et TTC, leurs origines (père et mère
+ index + lactation mère), et enfin le nom et la commune de l’éleveur « naisseur » du bélier (l’éleveur
chez qui le bélier est né).
� Des règles de coopération
Le CDEO a mis en place des règles de coopération pour que cette vente soit la plus équitable possible.
D’une part, cette vente a été organisée non pas sous forme d’enchère, mais avec des prix fixés à
l’avance et un système de tirage au sort. D’autre part, il s’agissait d’établir un équilibre entre le fait de
favoriser les éleveurs participant au contrôle laitier officiel (et donc à la production de progrès
génétique) et le fait de ne pas trop limiter l’accès à ceux qui participent le moins aux schémas de
sélection. Ainsi, à plusieurs reprises, des règles de priorité ont été mises en place pour les éleveurs en
contrôle laitier officiel. Mais ces règles ont souvent provoqué des critiques de la part des éleveurs hors
contrôle laitier. Aujourd’hui, elles ne sont conservées que pour la race Manech Tête Noire, dans le
souci de promouvoir l’adhésion au contrôle laitier officiel afin de tenter d’accroître la taille du noyau
de sélection de plus en plus faible. L’un des responsables de la vente de reproducteurs explique la mise
en place de ces règles :
« Cette année, du fait du plan de relance de la Manech Tête Noire, une règle spécifique aux
Tête Noire donne priorité aux éleveurs en contrôle laitier officiel lors de la vente des béliers.
Cette règle ne vaut pas pour les autres races. Il y a 7 ou 8 ans, cette règle était en vigueur.
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
255
Mais les gens ont râlé, ceux qui sont hors contrôle laitier ne venaient plus, donc on a dit : le
schéma c’est autant la création que la diffusion donc il faut que les règles soient les mêmes
pour tout le monde. Mais après les contrôles laitiers râlent quand ils voient partir un bélier
qu’ils voulaient chez un hors contrôle laitier alors que le hors contrôle laitier ne fait rien pour
le schéma. Bref, du coup pour encourager les gens à rester au schéma, ils ont remis cette
règle en place pour les Manech Tête Noire ».
Mais nous avons pu constater que les éleveurs contournent ces règles : par des arrangements
personnels, certains obtiennent des éleveurs en contrôle laitier qu’ils achètent des béliers grâce à leur
droit de priorité, pour les leur rétrocéder ensuite. De plus paradoxalement cette vente ne permet pas
d’écouler l’ensemble des reproducteurs proposés, notamment pour les races Basco-Béarnaise et
Manech Tête Noire, alors qu’il semble y avoir une pénurie de reproducteurs dans les Pyrénées-
Atlantiques.
Cette vente très organisée ne représente dans les Pyrénées-Atlantiques qu’une petite partie du marché
des reproducteurs (une centaine de béliers par an). Le reste se déroule sur un marché de gré à gré qu’il
est difficile d’évaluer. En effet, il est impossible de connaître le nombre de reproducteurs échangés sur
ce marché, seules les données issues des éleveurs en Contrôle laitier officiel sont connues depuis cette
année : 300 béliers sont vendus par ceux-ci, sachant qu’ils représentent moins de 20% de la population
des éleveurs, mais qu’ils sont par contre des vendeurs privilégiés par la garantie que leurs
reproducteurs peuvent avoir en terme de potentiel génétique, ceux-ci provenant fréquemment
d’inséminations artificielles.
1.2.2 Un marché de gré à gré opaque et faiblement prescrit
Le marché de gré à gré concerne les échanges de reproducteurs d’éleveur à éleveur. Ce marché est très
hétérogène et ne peut être facilement défini : les vendeurs peuvent être des éleveurs en contrôle laitier
officiel, vendant des reproducteurs issus des services de sélection génétique (nés sur leur élevage à
partir d’insémination artificielle par exemple), ou des éleveurs hors contrôle laitier. Les reproducteurs
échangés peuvent faire l’objet de certificat d’origine (lorsqu’ils sont issus d’insémination artificielle),
ou ne faire l’objet d’aucun certificat (béliers vendus par des éleveurs ne pratiquant pas l’insémination
artificielle et sans contrôle de paternité).
Le marché des reproducteurs de gré à gré est un marché largement opaque, principalement du fait de la
forte incertitude qui règne sur la qualité des biens échangés. Le témoignage d’un éleveur acheteur
reflète l’incertitude sur la qualité des biens dans le marché de gré à gré :
« Pour le lait, il vaut mieux faire confiance à personne, à mon avis, … ils te disent très bon
laitier et la mère très bonne laitière. Une année, j’ai acheté un bélier à un copain qui m’avait
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
256
dit que la mère de ce bélier était une très bonne laitière et en fait, je me suis rendu compte que
les filles de ce bélier ne produisaient pas beaucoup de lait. […]»
Le travail réalisé par M. Roue (1986) fait également état de cette incertitude dans les témoignages
recueillis :
« [un éleveur] critique les circuits de vente traditionnels où l’on vous vend de l’apparence,
une bonne conformation, sans que vous puissiez juger de l’essentiel : « sur le marché on vous
dit : ‘sa mère était bonne laitière’. J’avais acheté deux béliers (…). Au lieu d’avancer, j’ai
reculé. J’avais des mères de cent trente litres et des filles de quatre vingts litres » (Roue,
1986).
Cette incertitude repose principalement sur le fait que ces reproducteurs n’ont pas été testés sur
descendance contrairement aux mâles indexés des centres de sélection. Les seules informations issues
de l’instrumentation scientifique et technique qui existe dans certains cas sont celles des index de leurs
parents. Un autre paradoxe peut être identifié : la logique classique laisserait croire que les animaux les
plus informés par l’instrumentation scientifique et technique sont les plus chers. Or ce n’est pas le cas :
une partie du marché des reproducteurs peut être non informée par l’instrumentation scientifique et
technique et pourtant constituer des échanges de reproducteurs à des prix beaucoup plus élevés. Ce
paradoxe laisse imaginer la variété des valeurs des acheteurs, variété que nous allons explorer dans les
chapitres suivants.
Enfin, ce marché est également opaque du fait de la méconnaissance de son fonctionnement concret :
des acheteurs peuvent être vendeurs et inversement, les lieux d’achats peuvent changer d’une année
sur l’autre, etc.
De façon générale, ce marché semble reposer sur des rapports de prescription beaucoup plus faible :
les éleveurs acheteurs déterminent majoritairement eux-mêmes ce qu’ils souhaitent acheter. Cependant
une analyse plus approfondie nous montrera dans les chapitres suivants que des prescripteurs sont
quand même présents sur ce marché. En effet cette première caractérisation des différents marchés de
la sélection génétique laisse entrevoir leur complexité et leur diversité, et nous conduit à nous
interroger sur les enjeux de l’organisation de ces différents marchés.
2 ENJEUX DU MARCHE DE LA SELECTION GENETIQUE
2.1 LE MARCHE DES REPRODUCTEURS : INDISPENSABLE EN OVINS MAIS INCERTAIN
Dans le cas de la sélection des bovins laitiers, le marché de services a remplacé presque en totalité le
marché des reproducteurs mâles. La présence de taureaux sur les élevages n’est plus nécessaire : toutes
les vaches sont inséminées, et lorsque la première insémination échoue, les « retours » d’insémination
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
257
(2ème, 3ème insémination artificielle lors de l’échec des premières tentatives) sont pris en charge dans le
service vendu : ce qui est vendu n’est pas seulement la semence, c’est aussi la garantie d’une gestation.
En ovins (comme en caprins) la dynamique des marchés est différente. Le marché de services
génétiques n’a pas complètement remplacé le marché des reproducteurs : la présence de mâles
reproducteurs est toujours nécessaire sur les exploitations. L’impossibilité d’utiliser de la semence
congelée et surtout la grande quantité d’animaux à inséminer entraînent la nécessité de recourir à la
synchronisation des chaleurs et rend quasi-impossible d’assurer les retours d’insémination. Les
éleveurs ont donc besoin de mâles à la fois pour saillir la partie du troupeau qu’ils ne mettent pas à
l’insémination artificielle et pour assurer la saillie des brebis pour lesquelles l’insémination artificielle
n’a pas fonctionné.
Or, comme nous venons de le voir, les animaux reproducteurs s’inscrivent dans la problématique de la
difficulté d’évaluation de la qualité des biens : ce sont des biens pleins d’incertitudes. Mais, comme
Gadrey (Gadrey, 2002) a pu l’argumenter, « cette incertitude n’est pas intrinsèque (liée à la « nature »
de cet objet) : elle est socialement construite par les acteurs, qui, à la fois, produisent des situations
incertaines, et cherchent à gérer au mieux l’incertitude, avec de fréquentes inégalités dans leurs
capacités et pouvoirs de gestion ». Il est en effet très difficile d’évaluer la qualité d’un animal avant de
l’acquérir, or cela est nécessaire pour assurer un certain niveau de production du troupeau. C’est
d’ailleurs principalement pour cette raison qu’ont été historiquement constitués les dispositifs
collectifs de sélection génétique : ceux-ci ont permis d’évaluer la qualité des reproducteurs grâce à
l’enregistrement des généalogies et au testage des reproducteurs. Mais hors de ces dispositifs
collectifs, comment définir et évaluer quel est le « bon » bélier pour soi ? Nous ne sommes pas ici
dans un marché standardisé. Les animaux font partie des biens différenciés, c'est-à-dire, selon la
théorie standard, les biens qui ne sont pas homogènes. « Sur le marché standard, les produits sont
déterminés, c'est-à-dire qu’ils sont connaissables et connus avant l’achat, les contraintes qui pèsent
sur la rencontre de l’offre et de la demande sont limitées à la connaissance de la nomenclature des
produits et à l’information sur les prix. En revanche, sur le marché des singularités, l’ajustement final
est incertain par suite du mystère partiel qui enveloppe le produit d’échange, ce qui impose de
l’acheter alors même qu’il reste partiellement inconnu » (Karpik, 2007). C’est l’expérience qui permet
alors de porter un jugement « réaliste » sur le bien acquis. Si les index sont une tentative pour rendre
les animaux commensurables, ceux-ci ne concernent qu’une partie de la qualité de l’animal. Comme a
pu le montrer L. Karpik, l’incertitude sur la qualité est radicale pour créer un marché imprévisible,
opaque, comme c’est le cas pour le marché des reproducteurs vendus de gré à gré. L’incertitude sur la
qualité augmente alors les probabilités d’abus de confiance : « Les conséquences de cet écart quasi
structurel entre le savoir qu’il faut mobiliser pour pouvoir faire des choix raisonnables et la
compétence des clients menacent directement le maintien du marché » (Karpik, 2007).
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
258
Cependant, cette nécessité de reproducteurs et l’importance de leur qualité varient selon les cas. En
Roquefort, du fait de l’importance de la diffusion de l’insémination artificielle, la qualité des
reproducteurs mâles n’a plus beaucoup d’importance sur les élevages : ils sont là pour « remplir » les
brebis, mais leur descendance n’est majoritairement pas conservée pour le renouvellement du
troupeau, celui-ci ne se faisant principalement sur insémination artificielle (seuls les agnelles issus de
l’IA sont conservées pour produire). A tel point que le marché local de gré à gré des mâles de race
laitière peut quasiment disparaître comme cela a été le cas en Roquefort, pour être remplacé en partie
par un marché des reproducteurs mâles en races à viande, permettant d’obtenir des agneaux de
meilleure qualité pour la boucherie.
En Pyrénées-Atlantiques, au contraire, l’insémination artificielle reste minoritaire et le marché des
reproducteurs de grande importance : mieux le connaître est donc indispensable. Cette connaissance
du marché et de la diffusion est d’autant plus indispensable aujourd’hui d’un point de vue stratégique
(pour les schémas pyrénéens comme pour les entreprises de sélection génétique en général) qu’avec la
diminution des financements publics et l’ouverture du marché de la sélection à la concurrence, les
entreprises de sélection ne peuvent se passer de connaître les usages, les modes d’engagement et la
diffusion des services qu’elles proposent.
2.2 LE MARCHE DE GRE A GRE : RISQUES POUR LA COOPERATION ET LA STABILITE FINANCIERE DES
SCHEMAS DE SELECTION ?
Si le marché des reproducteurs est indispensable, son importance par rapport au marché de
l’insémination artificielle peut malgré tout questionner la coopération au sein des dispositifs de
sélection génétique technologique et leur durabilité, notamment en terme de droit de propriété d’un
bien commun. En effet, lorsqu’un éleveur vend individuellement un reproducteur né de l’insémination
artificielle, il vend une partie de son travail individuel de sélection, mais également une partie du
travail collectif ayant permis la production de doses d’insémination. Cet éleveur en retire alors des
bénéfices qui ne sont pas directement reversés dans le dispositif collectif. De même, acheter des
reproducteurs à des éleveurs en Contrôle Laitier Officiel, permet aux acheteurs de profiter
indirectement du progrès génétique créé par les schémas de sélection, sans en avoir les contraintes
(réalisation du contrôle laitier, réalisation d’un nombre important d’inséminations artificielles, etc.).
Ce comportement correspond à ce que Olson (1978) a appelé les « passagers clandestins » : sans subir
les contraintes de l’action collective, ceux-ci en retirent une partie des bénéfices. Cependant, ces
comportements ne conduisent par forcément à la faillite de l’action collective : ils participent à la
diffusion du progrès génétique et permettent aux éleveurs qui ont ces pratiques d’obtenir un retour sur
investissement de leur engagement dans la sélection génétique collective, coûteuse à court terme. Ces
pratiques peuvent être malgré tout considérées comme une captation privée d’un investissement
collectif. Dans un contexte de forte participation des financements publics, cette perte de charge des
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
259
schémas de sélection ne pose pas problème. Par contre, dans le contexte actuel de diminution des
financements publics et d’ouverture du marché de la sélection à la concurrence, les retours sur
investissements des schémas de sélection sont essentiels à leur autonomie.
De même lorsque le marché de l’insémination artificielle est majoritaire, la stabilité des schémas de
sélection est grande, comme c’est le cas dans le Rayon de Roquefort. La diffusion du progrès
génétique par l’insémination artificielle est tellement large dans le Rayon de Roquefort, et la vente
d’animaux reproducteurs par l’une des structures collectives tellement importante à l’extérieur du
Rayon (au point que la création d’une structure de vente de reproducteurs, « Genelex », a été
nécessaire), que l’investissement collectif dans la génétique est doublement rentable à l’échelle
individuelle : les éleveurs sélectionneurs améliorent leurs animaux et reçoivent en même temps une
partie des bénéfices financiers collectifs issus des ventes sous forme de ristournes leur permettant de
réduire fortement les coûts de l’insémination artificielle. Ces ventes rentabilisent donc grandement le
schéma de sélection, favorisant la coopération et sa stabilité en période de diminution des
financements publics.
Mais ce cas est loin d’être courant en sélection ovine. Le modèle sur lequel doivent reposer les retours
sur investissement des dispositifs de sélection est donc interrogé par les spécificités des marchés
analysés ici, comme c’est le cas en Pyrénées-Atlantiques où le marché des reproducteurs reste
majoritaire par rapport à l’insémination artificielle.
2.3 LA DISPONIBILITE EN REPRODUCTEURS : ENJEU DE COMPETITIVITE
La disponibilité en reproducteurs (et notamment en femelles) est un enjeu important pour la gestion
des races locales et leur maintien, ainsi que leur compétitivité par rapport à des races exogènes. En
effet, des reproducteurs disponibles en quantité suffisante et de bonne qualité est nécessaire pour
faciliter la reconstitution des troupeaux après des accidents (sanitaires ou autres), ou l’installation de
nouvelles exploitations. La disponibilité en reproducteurs est donc un facteur important de résistance
d’une race locale face à l’introduction de races exogènes pour lesquelles la production de
reproducteurs est parfois plus organisée. En cas de faible disponibilité de reproducteurs dans une race
locale, comme c’est le cas dans les Pyrénées-Atlantiques, le marché des reproducteurs de race locale
peut être concurrencé par des reproducteurs de races exogènes plus facilement accessibles, à meilleur
marché et avec de meilleures garanties de potentiel génétique de production. C’est le cas de la race
Lacaune, pour laquelle des reproducteurs sont très facilement accessibles par les éleveurs des
Pyrénées-Atlantiques, tandis que ceux-ci ont des difficultés à accéder à suffisamment de reproducteurs
dans leur race locale. Comme l’ont exprimé de nombreux éleveurs rencontrés : « c’est la pénurie de
béliers, tout le monde en cherche».
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
260
Dans les Pyrénées-Atlantiques, les développements de certaines maladies telles la tremblante, ou
l’épididymite rendant les béliers stériles, ont contribué à cette pénurie de reproducteurs. Le
témoignage d’une éleveuse retranscrit ci-dessous exprime la tension entre la tentation d’acheter des
reproducteurs en race Lacaune et l’habitude de travailler avec les races locales :
« quand j’avais la tremblante, … j’avais beaucoup hésité parce que j’avais 80% du troupeau
à renouveler et j’avais pas de brebis en face, on me proposait que des agnelles à 90 €
l’agnelle, … je m’étais renseignée pour les Lacaune et elles étaient moins chères, plus âgées,
4-5 mois et d’un niveau génétique plus élevé, je pense, … c’est vrai que j’avais beaucoup
hésité, mais je sais pas travailler avec ces brebis [les Lacaune], je suis habituée avec mes
Manech»
L’un des paradoxes du marché des reproducteurs dans ce département est que malgré la pénurie
affichée de béliers (comme le témoignent aussi bien les vendeurs que les acheteurs), les ventes
collectives de reproducteurs organisées par le CDEO ne permettent pas d’écouler la totalité des
reproducteurs proposés à la vente. Parfois même, notamment pour les races Basco-béarnaises et
Manech Tête Noire, très peu de reproducteurs sont vendus. De même malgré, cette pénurie, les
différentes tentatives d’organisation collective de production de reproducteurs ont échoué.
2.4 EN PYRENEES-ATLANTIQUES : L’ECHEC DES TENTATIVES DE REGULATION COLLECTIVE
Au-delà de la vente collective des béliers en surplus par le Centre de sélection, pour tenter de faire face
à la demande en reproducteurs, des tentatives d’organisation locale ont été initiées. Ainsi le Centre de
sélection a mis en place, à partir de 1997, une « bourse de reproducteurs de solidarité », au travers par
exemple de la mise en place d’une action tournée vers l’insémination artificielle des agnelles des
troupeaux en sélection afin de permettre la création d’une « banque d’agnelles d’agnelles ». Produire
des agnelles d’agnelles est une contrainte en terme de travail et d’organisation de la reproduction. Pour
encourager les « naisseurs » (éleveurs producteurs de reproducteurs) à rentrer dans la démarche, une
prime de 15€ était offerte pour chaque agnelle livrée, en plus du prix payé par l’acheteur. Mais la
bourse de reproducteurs concernait l’ensemble des animaux pouvant être vendus par les
sélectionneurs : brebis adultes, brebis adultes inséminées, etc. Les éleveurs sélectionneurs ont été
sensibilisés à la démarche au travers de réunions de secteur. Pour assurer les ventes, les éleveurs
intéressés pour renouveler leur troupeau à partir d’animaux de la bourse devaient signer un contrat
d’engagement, offrant une garantie aux éleveurs naisseurs qui faisaient l’effort d’inséminer leurs
agnelles par exemple.
Ce système a fonctionné pendant plusieurs années pour finalement être abandonné. Le témoignage
d’un éleveur naisseur révèle la difficulté de produire des animaux en grande quantité qui répondent
aux exigences des clients sans que cela soit trop contraignant en terme de temps passé par les animaux
sur l’exploitation avant d’être vendus par exemple.
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
261
« Dans cette banque d’agnelles, il y a eu de tout, la CAOSO ramassait des agnelles, des
agnelles chétives, d’autres ne faisaient pas le poids, donc il y en a qui gueulaient. Moi j’ai
dit : je ne vais pas gueuler ! j’ai vu des types qui ont acheté des agnelles, ils gueulaient, moi
j’ai dit non. Après j’ai dit : on va en faire, mais je les faisais à la limite, en octobre. Pendant
trois ou quatre ans on a inséminé 60 agnelles. La première année, j’ai pu en vendre une
dizaine, la deuxième année, 20. Mais moi je les faisais comme pour moi, ils disaient qu’on
pouvait les sevrer à 40 jours, mais moi je disais non, c’est trop jeune, il faut arriver à 50 jours
d’âge, il y en a qui les livraient, elles n’étaient même pas équeutées. Moi je faisais comme
pour moi, c’est pas parce qu’elle est fille d’améliorateur qu’on va la garder, si elle est
tordue ».
Pour d’autres, la banque d’agnelles n’était pas assez avantageuse pour les naisseurs, le prix des
agnelles ne répercutait pas la perte de lait du fait que les agnelles n’était pas sevrées aussi tôt que pour
la vente normale des agneaux. Les acheteurs trouvaient aussi les prix élevés.
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
262
Conclusion Nous venons de décrire les différentes formes des marchés de la sélection génétique, celui de
l’insémination artificielle et surtout celui des reproducteurs sur lequel nous avons focalisé davantage
notre attention du fait des enjeux importants qui l’entourent :
− le marché des reproducteurs est indispensable mais très incertain car il concerne des biens
singuliers ;
− il est un enjeu pour le maintien et la compétitivité des races locales ;
− il est un enjeu pour la stabilité financière des schémas de sélection ;
− or son fonctionnement fait l’objet d’une très faible connaissance notamment par l’absence de
contrôle, et son organisation semble très difficile.
Nous avons également mis en avant plusieurs paradoxes constatés sur le marché de la sélection
génétique en Pyrénées-Atlantiques. Si en Roquefort, les reproducteurs sont des biens facilement
accessibles (quantités disponibles) et peu recherchés par les éleveurs locaux (une organisation de la
production et de la vente des reproducteurs, couplée à une très large utilisation de l’insémination
artificielle, sont les deux principaux facteurs explicatifs), en Pyrénées-Atlantiques, les reproducteurs
sont des biens rares et recherchés localement : l’insémination artificielle est faiblement utilisée, et la
seule structure organisant la vente de reproducteurs (le CDEO) ne suffit pas à fournir le marché. Or
l’étude de ces différents marchés nous a amenée à constater les paradoxes suivants :
− bien que le département manque de reproducteurs, le CDEO n’arrive pas à vendre tous les
reproducteurs qu’il propose, notamment pour les races Basco-Béarnaise et Manech Tête
Noire, et les tentatives d’organisation de la production de reproducteurs ont échoué ;
− les reproducteurs vendus les plus chers ne sont pas les reproducteurs les plus garantis en terme
de potentiel génétique, c'est-à-dire ceux issus plus ou moins directement des schémas de
sélection. Ces reproducteurs sont vendus dans le marché de gré à gré, et non pas dans le
marché le plus « informé » et « sécurisé ».
Comment expliquer ces paradoxes ? Dans ce marché des biens singuliers, comment font les acheteurs
pour se repérer ? Comment s’organisent les vendeurs pour fournir la demande ? Nous inspirant des
travaux en sociologie économique sur le fonctionnement des marchés (Callon et Muniésa, 2003;
Karpik, 2007), nous avons tenté d’apporter des éléments de réponse à ces questions.
Nous analyserons plus précisément dans les deux chapitres suivants le marché des reproducteurs,
beaucoup moins connu et maîtrisé que le marché de l’insémination artificielle, et nous identifierons les
points d’opacité de ce marché, et les pratiques des éleveurs pour « s’y repérer » : quelles sont les
stratégies d’approvisionnement des acheteurs, et quelles sont les pratiques des vendeurs pour
« normaliser » ce marché. Nous chercherons à montrer sur quoi se construit la confiance entre
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
263
vendeurs et acheteurs et quelles sont les garanties de qualité des biens incertains que sont les
reproducteurs, afin de mieux comprendre les rapports de prescription qui régissent ce marché. En effet,
comprendre et analyser les rapports de prescription est une voie pertinente pour comprendre les crises
et les paradoxes de ces marchés, comme a pu l’indiquer Armand Hatchuel : "la vie des prescripteurs,
leur genèse, leurs crises, plongent l'économique dans les racines les plus profondes du social : celui
des modalités de formation des croyances, des usages et des jouissances. Là s'inscrivent les
mouvements et les crises qui transforment aussi bien les marchés que les sociétés. Comprendre les
modalités de la prescription, c'est peut-être comprendre ce qui relie dans une même histoire nos
économies et nos sociétés" (Hatchuel A., 1995)
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
264
Chapitre 2 LE MARCHE DES REPRODUCTEURS : DU COTE DES
ACHETEURS
L’objectif de ce deuxième chapitre est de mieux connaître et de mieux comprendre le fonctionnement
du marché des mâles reproducteurs dans les Pyrénées-Atlantiques en s’intéressant plus
particulièrement à la façon dont les acheteurs se comportent sur ce marché, quels sont leurs pratiques
et les instruments qu’ils mobilisent pour faire face à l’incertitude de celui-ci. Nous nous intéressons à
la fois à la diversité de leurs rationalités et leurs pratiques concrètes. Pourquoi et comment choisissent-
ils leurs reproducteurs dans ce marché opaque ? Pour cela, nous avons étudié en détail les pratiques
des éleveurs hors contrôle laitier et en contrôle laitier simplifié. En effet, les pratiques de ces éleveurs
sont les moins connues par le dispositif de sélection génétique technologique, notamment par le Centre
de sélection et les organismes de Recherche et Développement qui l’encadrent, or ce sont les acheteurs
les plus importants de reproducteurs : réalisant souvent peu d’inséminations artificielles, l’achat de
reproducteurs est leur seul moyen (avec la location ou d’autres formes d’échanges) de limiter la
consanguinité. Or, comme nous l’avons vu, cette connaissance du marché et de la diffusion est
indispensable aujourd’hui d’un point de vu stratégique pour la gestion des races. Dans un premier
temps, nous avons tenté de comprendre le processus de choix, de calcul des éleveurs sur ce marché.
Nous montrons que leurs pratiques d’achat ne peuvent être comprises qu’en les situant dans un
contexte plus large (système d’élevage, environnement social). Pour mieux comprendre les rapports de
prescription sur ce marché, nous nous sommes notamment intéressée aux dispositifs distribués qui
servent d’aides à la décision lors de l’achat, participant à la singularisation des biens et donc à leur
calculabilité, celle-ci rendant possible leur achat (Callon et Muniésa, 2003).
1 DIVERSITE DES PRATIQUES DES ACHETEURS
1.1 LA NECESSITE DE CARACTERISER LA DIVERSITE DES STRATEGIES INDIVIDUELLES POUR PILOTER
LE DISPOSITIF COOPERATIF : UNE METHODE PAR TYPOLOGIE DE PRATIQUES
Les gestionnaires des schémas de sélection et les organismes de recherche et développement qui les
encadrent connaissent peu ou mal les pratiques mises en œuvre par les éleveurs qui ne font pas partie
du dispositif de sélection génétique proprement dit, et qui n’ont donc aucun lien (sinon ténu) avec les
techniciens des services de sélection génétique. Or nous faisons l’hypothèse qu’élargir la vision de la
diversité de pratiques de ces éleveurs, par les complémentarités que cette diversité permet et les
innovations qu’elle peut révéler (Girard N., 2006), peut être un moyen pour progresser dans la
définition des crises de la coopération à résoudre. En effet, l’analyse des pratiques permet d’accéder au
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
265
marché réel en se déplaçant du point de vue des marchés stylisés des manuels d’économie (Callon et
al, 2000)
Comme a pu le montrer A. Hatchuel (1995), le processus d'achat est l'expression d'une délibération de
l'acheteur sur les trois éléments : la chose ou la prestation acquise, l'appréciation qui sera portée sur
celle-ci, et enfin son mode de jouissance ou d'usage. Pour mieux comprendre le marché, il est
nécessaire d’avoir accès au mode de jouissance et aux usages des biens qui sont achetés, et donc aux
pratiques individuelles des usagers en terme de sélection génétique sur leur troupeau. Ainsi, dans le
cas du marché de la sélection génétique, pour comprendre et analyser la diversité des critères de
qualité des animaux recherchés sur le marché, la diversité des lieux d’achats et des animaux achetés, il
est nécessaire de s’intéresser aux pratiques individuelles des éleveurs en terme de gestion du
renouvellement de leur troupeau (comment produire ou acquérir la génération suivante d’animaux
producteurs) et de sélection génétique (comment choisir ces animaux producteurs et dans quelle
mesure augmenter leurs performances et lesquelles). Mieux connaître ces pratiques individuelles
permet de comprendre pourquoi des éleveurs vont préférer acheter directement les services du Centre
de sélection tandis que d’autres vont préférer se fournir sur un marché parallèle des reproducteurs, ou
vont limiter tout apport extérieur de gènes. Une approche compréhensive est nécessaire pour interroger
les différentes formes de rationalités des éleveurs et leurs définitions de ce qu’est un « bon »
reproducteur. Ces différentes formes de rationalités seront également mieux comprises en intégrant
dans l’analyse la variété des systèmes d’élevages identifiables en Pyrénées-Atlantiques : les
contraintes et opportunités de structures d’élevage, de main d’œuvre, de situation foncière, sont des
critères qui influencent fortement les stratégies des éleveurs.
Pour cela nous avons mobilisé une méthode qui permet de catégoriser les pratiques des éleveurs plutôt
que d’évaluer des variables techniques et économiques, permettant l’expression de la nature qualitative
de ces pratiques sans les réduire à des paramètres quantitatifs (Girard N., 2006; Girard N. et al, 2007).
Vingt six enquêtes semi-directives ont été conduites auprès d’éleveurs hors schéma de sélection,
potentiellement utilisateurs du progrès génétique (hors contrôle laitier ou en contrôle laitier
simplifié)127. L’échantillon d’éleveurs a été choisi de manière à balayer la diversité structurelle
identifiée a priori, selon des critères de race, de situation géographique, de degré d’utilisation des
outils techniques, de pratiques de la transhumance et de valorisation du lait. Les entretiens ont ainsi
permis d’analyser, les pratiques de ces éleveurs en matière de gestion des ressources génétiques à
l’échelle de leur exploitation et de connaître les justifications qu’ils en donnent. Cette première étude,
qui vise à une caractérisation de la variété des pratiques, ne permet pas de renseigner de façon
127 Ce travail a fait l’objet d’un stage de fin d’étude d’ingénieur en agriculture que nous avons co-encadré et qui a été réalisé par Emmanuelle Boisseau en 2007 (Boisseau, 2007).
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
266
quantitative le fonctionnement du marché (nombre de reproducteurs échangés, type de reproducteurs
échangés sur l’ensemble de la population, etc.). Ce travail d’évaluation quantitative reste à faire.
1.2 DIVERSITE DES PRATIQUES DE GESTION DE LA SELECTION ET DU RENOUVELLEMENT DU
TROUPEAU
Les résultats de ce travail nous ont permis de montrer la diversité des pratiques de gestion de la
sélection et du renouvellement des troupeaux, et d’identifier treize pratiques reliées à cinq domaines de
gestion. Le premier domaine de gestion qui nous intéresse ici pour comprendre les choix des éleveurs
sur le marché des reproducteurs est celui de la gestion des béliers. Nous avons identifié trois catégories
de pratiques dans ce domaine allant de plus en plus finement dans les étapes du choix des béliers, pour
lesquelles nous avons défini à chaque fois les deux modalités extrêmes :
1) La stratégie pluriannuelle d’approvisionnement des béliers, consistant à faire le choix du
lieu de cet approvisionnement : Centre de sélection, éleveurs en contrôle laitier ou non, ou la
production des béliers sur sa propre exploitation. Les deux modalités extrêmes expriment le degré
d’externalisation de cette activité : d’un côté il s’agit de toujours acheter des béliers au Centre de
sélection pour avoir l’assurance d’acheter un bélier avec un index élevé, et de l’autre de ne jamais
acheter de bélier car ils sont tous produits sur l’exploitation ;
2) Une fois qu’a été choisi le lieu d’approvisionnement, il s’agit également de choisir l’origine
génétique des béliers utilisés sur l’exploitation : la volonté des éleveurs d’avoir des béliers issus de
l’insémination artificielle ou de la monte naturelle (sachant que les béliers du Centre de sélection sont
tous issus de l’insémination artificielle et que les béliers achetés chez des éleveurs peuvent venir de
l’insémination artificielle comme de la monte naturelle). Les deux modalités extrêmes sont donc
d’utiliser des béliers issus uniquement de l’insémination artificielle ou des béliers issus uniquement de
la monte naturelle. Là encore ce critère de choix influence le niveau d’information disponible sur le
bélier : l’information génétique d’un bélier issu de l’insémination artificielle va pouvoir être
accompagnée d’un certificat d’origine, délivré par l’UPRA, ce qui n’est pas le cas pour la monte
naturelle, même si les éleveurs vendeurs pratiquant la lutte contrôlée peuvent assurer verbalement
l’origine d’un bélier ;
3) Les critères prioritaires de choix des béliers en fonction du mode de connaissance du bélier,
qui reflètent ce à quoi les éleveurs font appel pour les aider dans leur calcul du « bon » bélier pour eux
(évaluation par l’instrumentation scientifique et technique, généalogie plus ou moins complète, etc.).
Les modalités extrêmes sont de choisir les béliers connus à la fois sur descendance (performance des
filles) et sur ascendance (performance des parents) via le contrôle laitier, ou de choisir des béliers
connus uniquement sur la production laitière de leur mère (connaissance pouvant reposer sur le
contrôle laitier pour une évaluation quantitative ou sur « l’œil de l’éleveur » pour une évaluation
qualitative).
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
267
Pour comprendre les rationalités des éleveurs qui sous-tendent ces pratiques de choix des béliers, ce
travail nous a amené à montrer que d’autres domaines de gestion devaient être intégrés à l’analyse.
Nous avons donc également déterminé différentes pratiques qui jouent sur le choix des reproducteurs
en terme :
− de conduite de la reproduction du troupeau (insémination artificielle, monte naturelle, contrôle
des paternités ou non), ainsi l’IA rend possibilité l’utilisation exclusive de béliers issus de
l’exploitation, les problèmes de consanguinité étant écartés ;
− de gestion des agnelles de renouvellement (choix des agnelles, mode de production par
l’insémination artificielle ou la monte naturelle, l’année de mise à la reproduction et le type de
conduite de ces agnelles) ;
− d’utilisation du territoire, cette utilisation jouant sur les choix de reproducteurs (type
d’utilisation d’estives, nature des contraintes liées aux estives sur la gestion des reproducteurs,
conséquences sur le mode de reproduction choisi) ;
− d’engagement dans les schémas de sélection (adhésion au contrôle laitier simplifié ou refus
d’adhésion et raisons), ce niveau d’engagement influence fortement le choix des reproducteurs
(des éleveurs ayant été au contrôle laitier vont de préférence utiliser des reproducteurs issus
des schémas de sélection).
Ces différentes pratiques sont récapitulées dans le tableau ci-dessous.
Gestion des béliers
Conduite de la reproduction
Agnelles de renouvellement
Utilisation du territoire
Organisation collective
A:Stratégie pluriannuelle d’approvisionnement en béliers B: Origine génétique des béliers C:Critères prioritaires de choix des béliers en fonction du degré de connaissance du bélier
D:Proportion d’insémination dans la reproduction E: Organisation de la monte naturelle pour contrôler ou non la paternité
F:Critère(s) prioritaire(s) dans le choix des agnelles de renouvellement G:Stratégie de production des agnelles de renouvellement H:Mise à la reproduction des agnelles I :Conduite des agnelles avant leur mise à la reproduction
J:Utilisation estivale du territoire par les différents d’animaux K :L’organisation collective impose des contraintes ou non aux éleveurs pour le choix des béliers à monter L :Gestion de la reproduction (MN et IA) en fonction du territoire
M : Trajectoire des éleveurs par rapport au schéma de sélection
Tableau 15 : Types de pratiques mises en oeuvre par les éleveurs dans la gestion de la sélection et du
renouvellement de leur troupeau
Ces pratiques ont ensuite été modélisées sous forme d’axes, où les pratiques de chaque éleveur ont été
positionnées (par exemple s’il pratiquait ou non la mise à la reproduction des agnelles, ou selon la
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
268
durée de sa transhumance, etc.). Comme exemple, l’axe ci-dessous représente les pratiques qui
concernent l’origine génétique des béliers, associées aux numéros donnés aux éleveurs enquêtés :
Des axes similaires ont été réalisés pour l’ensemble des pratiques (voir totalité des axes en annexe 4).
Ces pratiques nous ont permis de mieux comprendre les processus qui conduisent aux choix des
reproducteurs. Pour cela trois phases sont à analyser plus finement pour comprendre le processus de
qualification individuelle des reproducteurs, c'est-à-dire le processus conduisant à leur positionnement
dans un espace de biens (l’ensemble des reproducteurs et des services de l’insémination artificielle),
dans un système de différences et de ressemblances de classes disjointes mais en même liées les une
autres autres (Callon et al, 2000) : le choix du lieu d’approvisionnement (Centre de sélection ou
marché de gré à gré) ; puisque nous nous intéressons plus particulièrement au marché de gré à gré,
celui-ci étant le moins connu, le repérage sur ce marché ; enfin le « calcul » (Callon et Muniésa, 2003)
des caractéristiques propres de l’animal.
1 U tiliser des bé lie rs issus d ’IA cho is is su r ascendance v ia le contrô le la itie r (p roduction la itiè re de la m ère , index e t typage du père )
1, 2 , 3, 4 , 5, 6 , 7, 8 , 9, 10, 12, 13, 17, 18, 20, 21, 24, 25
5 U tiliser des bé lie rs chois is sur ascendance, laque lle est identif iée pa r des critè res m orpho log iques
14, 19, 22
3
U tilise r à la fo is des bé lie rs issus d ’IA pou r am élio rer le n iveau géné tique du troupeau m a is auss i des bé lie rs issus de la M N cho is is en fonction de leu r m è re , ca r ces bé lie rs coûten t m o ins che rs
11, 16
A xe B : C ritè res de cho ix des bé lie rs u tilisés pour la m onte na ture lle
6
U tilise r des bé lie rs issus de la M N de père inconnu cho is is en fonction de la p roduction la itiè re de la m ère e t de la m orpho log ie du bé lie r lu i-m êm e ca r les bé lie rs issus d ’IA coûten t chers
15
4
U tiliser des bé lie rs cho is is sur descendance c ’est-à-d ire su r la production la itiè re des filles car l’é leveur sa it que ce sont de bons bé lie rs m a is auss i car il fa it confiance à l’é leveu r qu i lu i vend
23
2 U tilise r un iquem ent des bé lie rs issus de la M N m a is de pè re connu issu d ’IA ache tés chez un é leveu r au C LO car ces bé lie rs son t m o ins chers e t que l’é leveur fa it confiance à l’é leveur qu i lu i vend
26
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
269
2 LES ETAPES DU PROCESSUS DE CHOIX DES REPRODUCTEURS
Les résultats issus du travail de définition des pratiques des éleveurs en terme de gestion des
reproducteurs permettent de mettre l’accent sur les différents éléments qui constituent le processus de
singularisation du bien « reproducteur ». Dans les paragraphes ci-dessous, nous tentons d’investir plus
en détail ce processus au travers des différentes composantes du calcul des éleveurs concernant leur
approvisionnement en reproducteurs.
2.1 LA STRATEGIE PLURIANNUELLE DE GESTION DES REPRODUCTEURS : ELEMENTS DE CHOIX DU
LIEU D’ACHAT
2.1.1 Acheter au Centre de sélection : fiabilité de l’information mais éléments d’inadéquation à la
demande
Lorsqu’ils souhaitent acheter des reproducteurs accompagnés d’informations précises sur leur
potentiel génétique ou celui de leurs ascendants, les éleveurs ont le choix entre acheter au Centre de
sélection ou acheter à des éleveurs en contrôle laitier officiel. Plusieurs raisons peuvent les conduire à
aller vers l’un ou l’autre de ces lieux d’achat.
� Acheter au Centre de sélection : une garantie maximale du potentiel génétique
Pour les éleveurs rencontrés qui achètent des reproducteurs au Centre de sélection, cette pratique
permet d’obtenir des béliers avec une certaine garantie en terme de potentiel génétique : en moyenne
les béliers achetés par le Centre de sélection aux élevages en Contrôle Laitier Officiel correspondent
aux béliers ayant statistiquement le meilleur potentiel génétique de la population. De plus, ces béliers
ont, pour certains d’entre eux, été indexés sur les performances de leur descendance. Un couple
d’éleveur explique ainsi son raisonnement :
« On est très satisfait des béliers achetés au Centre ovin. Le dernier bélier, on l’a acheté en
2003, il nous a coûté 580 €, on l’a eu au tirage au sort, c’était le meilleur bélier indexé. C’est
cher mais ça vaut la peine, il te laisse 100 agnelles en 3 ans, ça vaut vraiment le coût ».
Parmi les 26 éleveurs enquêtés, un seul achète toujours ses béliers au Centre de sélection, et deux
autres le font occasionnellement. Cette faible proportion nous amène à considérer le paradoxe selon
lequel, malgré un potentiel génétique beaucoup moins assuré, la majorité des éleveurs préfèrent
acheter leurs reproducteurs à d’autres éleveurs plutôt qu’au Centre de sélection, et ceci pour plusieurs
raisons que nous avons tenté d’identifier.
� Les contraintes des règles de priorité
Ne pas être soumis aux règles de priorité du Centre de sélection est l’une des raisons évoquées par les
éleveurs pour préférer acheter leurs reproducteurs à d’autres éleveurs.
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
270
« Il faut compter 400 € pour un bon bélier, ce sont les mêmes prix qu’au Centre ovin mais
vous n’êtes pas prioritaire. Il vaut mieux acheter à une personne du schéma dont le bélier n’a
pas été pris parce qu’ils [le centre] avaient déjà assez de produits de ce bélier … ou parce
qu’ils lui plaisaient pas parce qu’il avait un dessin … ou qu’il avait une grand-mère qui était
noire ou quelque chose comme ça … pour moi ça n’a pas d’importance … je pense que c’est
un produit aussi bon que celui que je vais avoir au centre »
Or, comme nous l’avons vu dans la description précédente de la vente au Centre de sélection, ces
règles n’existent plus aujourd’hui que pour la race Manech Tête Noire, et sont facilement contournées.
De plus, comme nous le verrons dans l’étude des pratiques des vendeurs, des règles de priorité existent
également sur le marché de gré à gré.
� Une adéquation parfois insuffisante en terme de standard
Les raisons qui peuvent conduire les éleveurs à préférer acheter des reproducteurs à d’autres éleveurs
plutôt qu’au Centre de sélection peuvent être liées au degré d’adéquation entre leurs exigences en
terme de standard des animaux et le standard des animaux proposés par le Centre de sélection. Ce type
de raisons est particulièrement mis en avant par les éleveurs de Manech Tête Noire, qui recherchent
des animaux ayant des cornes d’une certaine forme, et un standard parfois différent de celui proposé
par le Centre de sélection. L’exemple des pratiques de coupe des cornes des béliers en Centre de
sélection lorsque celles-ci rentrent dans la tête de l’animal est le reflet de ce type de divergences entre
caractéristiques des biens proposés et demande. Il montre comment un critère important pour les
éleveurs mais considéré comme sans intérêt économique pour les gestionnaires des schémas de
sélection peut cristalliser des oppositions et participer à une mauvaise image des reproducteurs
proposés par le Centre de sélection.
« Les béliers du centre ovin sont moches, … ils sont très chers […] ils ont les cornes coupées,
ils sont marrons ».
Même pour les éleveurs qui ne sont pas extrêmement exigeants sur le standard, le fait de couper les
cornes est un indice d’un défaut de cornage qui peut être préjudiciable. Comme l’explique c’est
éleveuse :
« Le standard n’est pas très important pour moi mais si il [le bélier] a les cornes coupées,
c’est qu’il a les cornes qui lui rentraient dans la figure et donc c’est jamais très bon,… même
pour les brebis après, les agnelles vont avoir tendance à avoir des cornes recourbées […] on
a des brebis avec les oreilles blanches, le museau blanc, on est pas des maniaques du
physique. On a eu une agnelle qui a eu l’œil crevé par une corne donc maintenant on fait
attention aux cornes ».
Comme nous l’avons vu dans la partie III, le problème de cornes qui rentrent dans la tête des animaux
est résolu par le Centre de sélection par la coupe des cornes. Or une part de la forme des cornes est
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
271
d’origine génétique, la solution de les couper est donc une solution à court terme. En effet, cela
empêche d’identifier les souches génétiques qui favorisent l’apparition de défauts de cornage allant
jusqu’à les faire rentrer dans les têtes des animaux. Le travail réalisé dans le Centre de sélection de la
race ovine Corse, détaillé dans la partie III, montre au contraire que ce problème peut être géré de
manière à favoriser l’adéquation entre la demande des éleveurs et l’offre proposée.
� L’adéquation en terme de pratiques : un attachement qui va au-delà du bien lui-même
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les critères qui entrent en jeu dans le choix du lieu d’achat
des reproducteurs par les acheteurs sur le marché de gré à gré ne se limitent pas aux caractéristiques de
l’animal reproducteur en lui-même. Les éleveurs portent également attention aux pratiques et au
système d’élevage de celui qui a fait naître et élevé l’animal. Par exemple, un éleveur explique qu’il
achète des béliers typés à la tremblante à deux ou trois éleveurs au CLO qui n’ont pas un niveau de
production extraordinaire mais dont les béliers sont « sanitairement sains et qui ont une conduite
raisonnable du troupeau, des pratiques équivalentes aux miennes tant au niveau de l’AOC qu’au
niveau environnemental ». Cet éleveur insiste dans son discours sur le fait qu’il « connaît les pratiques
de ces éleveurs ». D’autres éleveurs, y compris des éleveurs en contrôle laitier officiel, ont évoqué
avoir ces mêmes exigences, y compris pour l’origine des béliers dont ils reçoivent les doses
d’insémination artificielle. Ces éléments se rapprochent de ce que l’on peut observer dans d’autres
domaines. Ainsi, comme pour les produits issus du commerce équitable ou de l’agriculture biologique,
ce sont autant les modes de production du bien qui sont pris en compte dans la valeur d’achat que les
qualités intrinsèques du produit vendu. Concernant les animaux reproducteurs, les attentes sont que les
pratiques d’élevage du vendeur soient proches des pratiques d’élevage de l’acheteur, afin par exemple
d’obtenir des animaux habitués à la montagne. Ces éléments justifient la présence de l’information
« éleveur naisseur » pour chaque bélier proposé à la vente par le Centre de sélection. En effet, cette
information est nécessaire pour singulariser le bien. De même, les informations sur l’élevage d’origine
des béliers produisant les doses de semence lors de la vente de celles-ci sur les élevages font l’objet
d’attention par les éleveurs.
Cette attente ne correspond pas uniquement à une démarche « éthique » ou « militante » comme cela
peut être le cas pour les exemples généraux précités. Elle correspond également dans le cas des
animaux reproducteurs à des facteurs techniques concrets, qui peuvent d’ailleurs jouer dans la
préférence des éleveurs pour l’achat d’un bélier à un éleveur vendeur plutôt qu’au Centre de sélection.
En effet, dans le Centre de sélection, les béliers sont élevés à l’intérieur des bâtiments et ne
transhument pas. Ils sont donc habitués à un certain type d’alimentation et de milieu favorable.
Plusieurs éleveurs rencontrés ont indiqué les conséquences de ce système d’élevage lorsque les béliers
sont achetés pour être utilisés dans des milieux plus contraignants et notamment pour transhumer : les
béliers sont alors plus fragiles et peuvent mal supporter ces nouvelles contraintes. L’un d’eux, par
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
272
exemple, a déploré la mort pendant la transhumance de ses deux béliers achetés 300 € chacun au
Centre de sélection. Cet éleveur dit alors hésiter à acheter d’autres béliers au Centre de sélection, les
trouvant trop fragiles. Un autre éleveur témoigne également qu’il lui est arrivé d’acheter des béliers au
centre ovin mais « il fallait bien les préparer au niveau alimentation, les durcir avant la montée en
estive parce qu’ils sont un peu fragiles et ils ne supportent pas l’estive à cause du changement
d’alimentation ». Ces risques dûs à la qualité des béliers ont conduit les responsables du CDEO à
adopter un système de garantie tacite (qui pourrait être formalisé pour rassurer les acheteurs réticents)
de conservation de quelques béliers non vendus lors de la vente collective pour remplacer les béliers
morts.
2.1.2 Acheter à des éleveurs : acheter un travail passé et des performances futures
Plusieurs facteurs entrent en jeu dans le choix des éleveurs de se fournir en reproducteurs auprès
d’autres éleveurs. Comme l’a montré Karpik (2007), tandis que « le marché standard n’appelle la
confiance que pour des raisons exceptionnelles, le marché des singularités ne peut s’en passer ». Le
rôle central de la confiance apparaît fortement dans le cas du marché de gré à gré des reproducteurs.
Selon cet auteur, « confrontée à l’incertitude, la confiance instaure la prévisibilité et donc la
continuité de l’échange ». Mais cette confiance n’est pas une donnée préalable. Elle repose sur
différents critères, sur différentes pratiques que nous détaillons ici.
� Faire confiance à un vendeur au contrôle laitier officiel
De nombreux acheteurs enquêtés, s’ils disent acheter des reproducteurs à un éleveur à qui ils font
confiance, choisissent très fréquemment un éleveur au contrôle laitier officiel. Acheter à des éleveurs
hors contrôle laitier correspond à « aller à l’aveuglette » (selon leur expression), solution de secours
utilisée dans un contexte de pénurie de reproducteurs. Pour d’autres, le fait d’acheter à des éleveurs
hors contrôle laitier n’est pas synonyme de plus faible performance des animaux achetés. Certains
vont privilégier les relations d’interconnaissance plutôt que l’appartenance du vendeur au contrôle
laitier. Ainsi un éleveur, après avoir de temps en temps acheté des béliers à des éleveurs au CLO,
achète maintenant chaque année ses béliers à un éleveur hors contrôle laitier qu’il considère comme
ayant « une bonne génétique » et qu’il « le [l’éleveur vendeur] connaît bien ».
� La confiance dans les réseaux cognitifs et marchands
La confiance dans le marché de gré à gré repose sur des réseaux cognitifs et marchands. D’un côté des
éleveurs acheteurs se fournissent en reproducteurs auprès d’individus de leur famille, ou de leurs
proches voisins, ou encore de leurs collègues d’estive. C’est ce que Karpik (2007) appelle le réseau
cognitif, qui englobe le réseau personnel, « composé des proches (famille et amis) et des « collègues »
(les personnes avec lesquelles les relations sont plus rares, moins familières et qui se nouent
généralement sur les lieux de travail), et les réseaux professionnels, idéologiques et autres ». De
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
273
l’autre, des éleveurs se fournissent plutôt auprès de vendeurs de reproducteurs réputés pour avoir un
niveau de production important et ayant mis en place une organisation de la production de
reproducteurs. Il s’agit alors davantage de ce que Karpik appelle les réseaux marchands, « constitués
de vendeurs et d’acheteurs dont les interactions conduisent à remplacer la méfiance par la confiance
et à fonder l’échange sur une connaissance crédible des comportements réciproques ».
Mais la confiance au sein de ces réseaux n’est pas toujours construite à partir des mêmes pratiques. En
effet, certains éleveurs optent pour la fidélité :
« J’achète toujours les béliers à cet éleveur au CLO car mon père les achetait déjà
là-bas »
Tandis que d’autres privilégient la dilution des risques de consanguinité et d’erreur sur les
reproducteurs :
« En général tous les 2 ans, j’achète un bélier mais je choisis toujours des éleveurs
différents au CLO pour renouveler le sang »
Un élément très important jouant sur la confiance est que, dans ce marché de gré à gré, les vendeurs
peuvent également être des acheteurs et inversement. En effet, comme nous l’avons vu dans le chapitre
1, tous les éleveurs ont besoin de mâles reproducteurs. Cette caractéristique joue sur l’incertitude sur la
qualité des reproducteurs commercialisés : les reproducteurs vendus sont ceux que les éleveurs ne
souhaitent pas conserver pour eux. Ainsi un éleveur témoigne avoir vendu deux de ses agneaux car
« ils étaient vilains, …ils avaient les cornes trop rapprochées, la couleur aussi un peu trop noire,
normalement la jolie tête noire, le cou et le reste blanc et ceux-là, ils avaient des tâches noires
partout, trop noire aussi, c’est pas joli ». Cependant, lorsque la qualité concerne l’aspect
morphologique, celle-ci peut facilement être évaluée par l’acheteur et ne dépend que de ses goûts.
Lorsqu’elle concerne un potentiel de production recherché, l’évaluation est beaucoup plus compliquée
car elle ne peut être instantanée.
Ainsi la qualité des reproducteurs est multiple et selon les critères elle nécessite plus ou moins
d’instrumentation technologique et de temps pour être évaluée.
Le réseau n’est pas le seul critère sur lequel repose la confiance entre acheteurs et vendeurs. D’autres
critères tels que la participation du vendeur au dispositif scientifique et technique de création de
progrès génétique (au travers du contrôle laitier officiel) et son ancienneté dans le travail de sélection,
sont également importants.
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
274
� L’ancienneté du vendeur comme support de confiance
La construction de la confiance entre vendeurs et acheteurs repose également sur l’ancienneté des
pratiques des vendeurs en terme de sélection et de vente de reproducteurs. En effet, l’acte d’achat des
reproducteurs sélectionnés intègre à la fois une vision du futur et un investissement passé : il s’agit
d’acheter des reproducteurs ayant un potentiel de sélection laissant présager des performances futures
meilleures que les performances actuelles, mais cela correspond également à l’acquisition d’une partie
d’un important travail passé. Ainsi un éleveur, souhaitant démarrer un troupeau avec un bon potentiel
génétique, exprime très bien cette double dimension de la génétique. Il raconte être allé acheter des
brebis chez un éleveur sélectionneur « pour gagner 15 ans de sélection parce qu’il était au CLO
depuis 25 ans ». Acheter des reproducteurs à des éleveurs qui ont déjà investi dans la sélection permet
de réduire le temps long nécessaire pour améliorer un moins bon troupeau en terme de potentiel
génétique à partir de l’insémination artificielle. Cette notion d’investissement passé ne se limite pas
aux éleveurs qui se sont engagés dans la sélection technologique, qui ont réalisé des IA depuis de
nombreuses années. Des éleveurs sont également reconnus pour leur investissement non pas dans la
sélection technologique mais dans la sélection sur des critères de standard. Ainsi un éleveur explique
qu’il va toujours se fournir en béliers chez « un vieux éleveur qui depuis des générations fait attention
au standard », et que « pour avoir de très bons béliers comme le berger, il faut des années et des
années, des générations de bergers pour sélectionner ».
Mais, comme a pu l’indiquer (Hatchuel A., 2003), « évoquer la confiance, c’est précisément
reconnaître le soupçon et la crise épistémologique inhérente à l’échange marchand, mais cela
n’indique en aucune façon les conditions de son évitement ». Pour cela, il était nécessaire d’analyser
plus en détail les « dispositifs de jugement » au sens de Karpik (2007), les prescripteurs au sens de
(Hatchuel A., 1995) et les « modes d’attachement »128 au sens de Callon M. et Muniésa F. (Callon M.
et Muniésa F., 2003) régulant le marché de gré à gré des reproducteurs.
2.2 LE CALCUL DES CARACTERISTIQUES PROPRES DES REPRODUCTEURS ET LEUR ROLE DANS LA
CONSTRUCTION DES PRIX
Différents degrés de distribution de la cognition sont mobilisés dans le processus de « calcul » des
caractéristiques des reproducteurs.
128 « L’achat n’est pas le résultat d’une rencontre entre un sujet et un objet, extérieurs l’un par rapport à l’autre, mais l’aboutissement d’un processus d’attachement qui, de qualification en requalification du produit, mène à la singularisation de ses propriétés. Ceci ne signifie pas que toutes les requalifications sont possibles ou que toutes les stratégies d’attachement sont également probables. Des propriétés sont coproduites, ce qui ne les empêche pas d’être réelles et singulières » (Callon M. et Muniésa F., 2003).
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
275
2.2.1 L’instrumentation scientifique et technique : cognition fortement distribuée
Les instruments scientifiques et techniques étudiés dans la partie II de cette thèse sont mobilisés dans
le marché des reproducteurs comme aides à la décision pour les acheteurs, constituant alors un
système de cognition distribué entre humains et non-humains129 (Callon M. et Muniésa F., 2003). Le
fait que l’animal soit issu de l’IA est considéré comme une garantie d’un certain potentiel génétique.
L’index génétique est utilisé dans les choix des acheteurs (lorsque le choix est possible), mais ce n’est
pas un critère systématique et partagé par l’ensemble des éleveurs. Ceux qui l’utilisent distinguent
l’index génétique indiquant le potentiel de production laitière quantitative, et le potentiel de qualité du
lait jouant sur sa fromageabilité. Par exemple, les éleveurs transformant leur lait en fromage font
logiquement appel au second :
« Avant, pour acheter un bélier, on regardait la production laitière de la mère et
maintenant, on fait très attention à l’index qualitatif, c’est-à-dire aux taux, parce
qu’on transforme une partie du lait en fromage »
L’index n’est pas le seul instrument technique issu du travail du Centre de sélection à se diffuser et à
réguler le marché des reproducteurs. Les classifications réalisées par le Centre de sélection se diffusent
également, telles que la distinction de mâles issus de « mères à béliers » (mères utilisées par le centre
pour produire des béliers à tester dans le schéma de sélection, il s’agit des meilleures mères du noyau
de sélection en terme d’index génétique). Mais ces classifications semblent malgré tout n’être
diffusées qu’auprès de ceux qui ont utilisé directement les services du Centre de sélection : soit
d’anciens éleveurs en contrôle laitier officiel, soit des éleveurs utilisant l’insémination artificielle ou
en contrôle laitier simplifié. Ainsi un éleveur en CLS explique avoir commandé un agneau à un
éleveur au CLO car « c’est un bon éleveur, on fait confiance, ils vont pas nous donner un mauvais
agneau, souvent c’est d’une mère à bélier ».
Le critère de la résistance à la tremblante des animaux créé en 2002 a rajouté une nouvelle catégorie
de reproducteurs, entrant en jeu dans le processus distribué de qualification individuelle. La maladie
de la tremblante ovine et le programme « tremblante » qui a été conçu pour y faire face ont eu
plusieurs effets sur le marché des animaux reproducteurs. D’une part, les effets de cette maladie et des
règles de police sanitaire édictées pour y faire face (nécessité d’abattre les animaux sensibles et de
renouveler le troupeau à partir d’animaux génétiquement résistants) a conduit à une augmentation de
la demande en reproducteurs. D’autre part, une nouvelle catégorie d’animaux est apparue. Les
animaux résistants, typés R/R ont deux copies de l’allèle résistant à cette maladie, c'est-à-dire qu’ils ne
peuvent transmettre que l’allèle de résistance à leur descendance. Les animaux typés R/S ont un allèle
129 Non-humains : objets, nature, artefacts, etc. (tout ce qui n’est pas humain). Selon Latour (Latour, 1991), ces corps inertes, incapables de volonté et de préjugés, sont pourtant capables de montrer, de signer, d’écrire devant des témoins dignes de foi.
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
276
résistant et un allèle sensible : ils sont résistants à la maladie mais ils peuvent transmettre à leurs
descendants un allèle sensible. Les animaux typés S/S doivent être supprimés dans les élevages
suspectés d’avoir la tremblante. Les éleveurs peuvent avoir connaissance de ce critère de qualification
lorsque les vendeurs font typer leurs reproducteurs avant la vente. Les acheteurs y portent plus ou
moins attention : certains souhaitent n’acheter que des animaux R/R tandis que d’autres ne
s’intéressent pas à ce critère. Les éleveurs de Manech Tête Noire par exemple y portent moins
fréquemment attention que les éleveurs de Manech Tête Rousse, cette dernière ayant été beaucoup
plus touchée par la tremblante que la première. Cette avance de départ de la race Manech Tête Noire
(qui était génétiquement moins sensible à la Manech Tête Rousse) a finalement joué en sa défaveur
puisque la proportion d’animaux résistants à la tremblante dans cette race est aujourd’hui plus faible
que la proportion d’animaux résistants en Manech Tête Rousse. Les risques, notamment
réglementaires, semblent méconnus des éleveurs : une décision soudaine de l’Etat de ne plus utiliser
que des animaux typés R/R dans les élevages mettrait à mal de nombreux élevages Manech Tête
Noire, et rendrait encore plus profonde la pénurie en animaux reproducteurs.
MTR MTN BB
% allèle
résistant
% allèle
sensible
% allèle
résistant
% allèle
sensible
% allèle
résistant
% allèle
sensible
Fréquences initiales de la population 23 77 45 55 32 68
Béliers améliorateurs en 2002 31 69 52 48 42 58
Béliers améliorateurs en 2008 81 19 66 34 72 28
Tableau 16 : Evolution de la résistance génétique à la tremblante dans les races laitières pyrénéennes (Groupe
Génétique CNBL, journées des 18-19 octobre 2008)
Mais l’instrumentation scientifique et technique n’est pas indispensable à l’accomplissement des
tâches des acteurs et n’est pas le seul mode d’attachement entre les éleveurs acheteurs et les
reproducteurs achetés. Le standard des animaux est un mode d’attachement important mobilisé par les
acheteurs, et faisant appel à une cognition beaucoup moins distribuée et un jugement plus direct.
2.2.2 Le standard : cognition faiblement distribuée
Le deuxième grand type de critères à entrer en jeu dans le choix des reproducteurs est l’aspect
physique, la morphologie des animaux. Très souvent, les critères physiques ne sont pas uniquement
des critères de « goût esthétique », mais s’inscrivent également dans la recherche d’une certaine
performance, les éleveurs reliant aspect physique de l’animal et potentiels de performance ou de
résistance.
« On fait attention à l’aspect du bélier, on veut pas un grand bélier avec des grandes
jambes, nous, c’est plus petit et trapu, nous, on préfère les béliers à cornes, on trouve
ça plus rustiques, plus résistants, plus vifs».
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
277
Lorsque la qualité d’un reproducteur est évaluée par des critères morphologiques, cette évaluation peut
alors se faire par l’acheteur par observation directe, selon ses goûts, qui ne peuvent se discuter. La
cognition est alors faiblement distribuée puisque l’évaluation est directe et fait appel à un savoir-faire
individuel.
Le marché des reproducteurs dans la race Manech Tête Noire fait particulièrement appel à ces critères
physiques d’évaluation, sans pour autant évacuer complètement les critères de production laitière. Le
témoignage de l’éleveur suivant illustre la balance entre ces modes d’attachement, et reflète l’idée que
porter attention à ces critères d’évaluation physique pour évaluer des animaux est quelque chose pour
lequel les éleveurs peuvent ressentir un sentiment de honte. Ces modes d’attachement semblent donc
dénigrés, comme les exemples ci-dessous l’illustrent :
− « Qu’est ce qu’un bon bélier pour vous ?
− J’ai honte de le dire, je le dis pas … . En insistant, il explique qu’un bon bélier :
− « c’est un bélier issu d’une mère, […] une bonne mère, c’est des brebis qui sont costauds, qui
tiennent bien la montagne, qui sont assez laitières, qui rentrent dans le style de la race, …
avec de belles cornes, la couleur vraiment tête noire, la conformation, la coupe, et de la belle
laine […] Il faut qu’elle ait une bonne dentition pour bien pacager, il faut qu’elle ait les dents
courtes, larges et qu’elle les ait jusqu’à très vieille ».
Le dialogue avec un autre éleveur est également révélateur à la fois de ce mode d’attachement au
standard et de cette crainte de faire connaître ces pratiques et les tarifs associés à ces reproducteurs :
− « A qui as-tu acheté ce bélier ?
− A un éleveur que j’ai connu comme ça, par d’autres bergers, il y en a quelques uns qui lui ont
acheté des béliers.
− A combien ?
− Bon……. Garde le pour toi mais je l’ai payé très cher. Je l’ai payé 5 000F [762€], c’était un
coup de cœur. C’est quelqu’un qui a beaucoup de demandes, et il profite… Mais en général
les prix ça tourne, moi c’est un jeune que je lui ai acheté, sinon c’est des béliers qui ont déjà
été utilisés, et ils se vendent 2 ou 3000 F [300 à 450€]. Celui là avait un an.
− […] C’est risqué d’acheter un bélier à ce prix-là, non ? ça peut mourir !
− Exactement… c’est un pari. C’est comme une bonne voiture, t’espères ne pas avoir d’accident
avec, et t’espères qu’elle va avancer à la vitesse où tu veux avancer »
Mais le standard est un mode d’attachement qui intervient quelle que soit la race concernée par
l’échange. Un éleveur en Manech Tête Rousse exprime ainsi :
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
278
« Lors de l’achat, je regarde l’index du père et la production laitière de la mère ainsi que
l’allure de l’agneau : la tête, la couleur, …plutôt grand et si possible sans corne parce que
j’aime pas les cornes, …un bélier à cornes, j’aime pas ».
C’est alors la proportion entre ces modes d’attachement qui varie selon la race et les éleveurs.
La spécificité du marché de la Manech Tête Noire est que, contrairement au marché des reproducteurs
dans les deux autres races, dans celui-ci les éleveurs en contrôle laitier officiel vendent leurs
reproducteurs beaucoup moins chers que les éleveurs qui sont hors contrôle laitier. Il semble même
que les deux marchés soient déconnectés (celui des éleveurs en contrôle laitier et celui des éleveurs
hors contrôle), comme a pu l’exprimer l’un des éleveurs en contrôle laitier producteur de
reproducteurs, indiquant qui sont ses principaux clients :
« C’est pas mal de gens qui sont restés comme nous au contrôle […] c’est des échanges entre
nous […] Moi ceux que je touche c’est un truc spécifique, […] c’est un peu spécial, c’est celui
qui a connu un peu l’évolution en lait en Tête Noire qui vient un peu vers nous. Après celui qui
a les grands troupeaux à grandes cornes, c’est sûr qu’ils ne vont pas venir. Après il faut être
logique, on est loin, en standard, de ces grands troupeaux, qui font 70 ou 72 cm d’un bout de
corne à l’autre, on en est loin »
Mais quels que soient les critères permettant de réduire l’incertitude, une part de celle-ci reste
irréductible. Au niveau du standard, celui-ci peut évoluer :
« De toute façon il y a un risque, parce que la bête elle change. Elle était très très jolie, et on
ne peut pas savoir la finition, comment elle va s’en sortir. Mais comme il y a quand même une
génétique, ça c’est sûr, mais pour le standard, on n’est jamais sûr. »
Au niveau des index génétiques, de l’insémination artificielle, la qualité effective peut aussi ne pas
correspondre à la qualité attendue : le brassage des gènes fait en sorte que personne n’est jamais à
l’abri d’obtenir par malchance un animal très peu performant issu de parents évalués comme très
performants selon les critères de l’index génétique par l’insémination artificielle sur son exploitation.
Cette description des différents éléments qui participent au processus de construction de la qualité des
reproducteurs nous permet de mieux comprendre le mode de construction des prix sur le marché de
gré à gré.
2.2.3 La construction des prix des reproducteurs
� L’absence d’UN prix du marché
Si l’on regarde le marché sans distinguer les vendeurs au contrôle laitier ou hors contrôle, et sans
séparer les races, les prix peuvent varier énormément. Deux systèmes de construction des prix ont pu
être identifiés. L’un est basé sur le dispositif collectif de sélection technologique, l’autre est libre ou
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
279
basé sur les concours d’animaux. Ces deux systèmes font écho aux deux modes d’attachement qui
viennent d’être développés.
Pour organiser la vente des mâles par le CDEO, une grille de fixation des prix est constituée chaque
année et validée par le conseil d’administration de la coopérative. Cette grille établit une
correspondance entre le niveau d’index connu ou présumé (en fonction de la généalogie) des
reproducteurs et leur prix. Cette grille est ensuite accessible sur demande par les éleveurs en contrôle
laitier officiel. Ceux-ci, lorsqu’ils vendent leurs propres reproducteurs, s’inspirent le plus souvent de
cette grille pour fixer leurs prix. Ensuite, les éleveurs ajustent leurs prix en fonction du temps que
l’agneau a passé sur leur exploitation avant d’être vendu, de l’âge de l’animal, de son apparence
(standard), de son origine (insémination artificielle ou pas), de la connaissance de sa valeur génétique
(indexé ou non). Depuis que le typage pour la résistance à la tremblante existe, les résultats de typage
interviennent aussi dans le prix des animaux.
Concernant l’âge du reproducteur, les agneaux sont moins chers et plus faciles à trouver que les béliers
adultes, mais il existe alors une plus grande incertitude sur leur qualité. Ainsi un éleveur témoigne
qu’il n’achète que des agneaux du fait de la plus grande facilité à s’en procurer. De plus, l’achat de
béliers jeunes facilite leur adaptation aux conditions d’élevage de l’exploitation destinataire. Cette
adaptation est notamment importante lorsque l’élevage vendeur ne transhume pas tandis que l’élevage
d’achat transhume, ou lorsque cette transhumance se fait à des altitudes différentes. Inversement,
l’achat de béliers adultes, qui ont déjà servi sur l’exploitation du vendeur, est une garantie de qualité,
comme l’exprime l’éleveur suivant : « j’achète toujours des béliers adultes car si l’éleveur les a fait
travailler chez lui c’est qu’ils doivent être bons ».
Les prix du CDEO sont écrits et ils circulent de main en main. Dans le marché non régulé par l’index
mais par le standard, les prix ne sont pas édités.
Parallèlement au marché régulé en partie par l’instrumentation scientifique et technique, comme nous
l’avons vu, il existe un marché régulé uniquement par le standard des animaux. Sur ce marché-là, les
prix peuvent être deux à trois fois plus élevés que sur le marché régulé par l’instrumentation
scientifique et technique. Dans ce marché, la participation à des concours d’animaux joue sur la
réputation des éleveurs, certains pouvant alors vendre des béliers de 600 à 1000€. Mais des éleveurs
peuvent être réputés sans pour autant participer à ces concours, comme c’est le cas de « vieux
bergers » dont le savoir-faire dans la production d’animaux de très bonne qualité esthétique est
reconnu plutôt par leur antériorité que par leur participation à des évaluations collectives. Ainsi,
comme l’a montré Gadrey (Gadrey, 2002), « la formation des prix est, elle aussi, largement tributaire
de l’intervention de réseaux et de normes professionnelles ».
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
280
A partir des entretiens que nous avons réalisés, nous avons tenté d’identifier les fourchettes de prix
observées pour la vente des mâles reproducteurs de gré à gré, en fonction des grandes catégories qui le
déterminent. N’ayant pas fait de travail par questionnaire à grande échelle, nous ne pouvons faire de
traitement statistique pour déterminer les variations plus fines de prix entre des animaux résistants à la
tremblante ou non, entre des catégories d’âge plus précises (3 ou 4 mois, 18 mois ou 3-4 ans). Nous
avons regroupé les races, sauf pour l’un des deux marchés de la Manech Tête Noire (HCL MTN
standard), où les prix sont spécifiques.
La courbe ci-dessous représente de façon schématique la variation des prix des béliers au long de leur
vie en fonction des critères de connaissance des performances de la descendance et de perte
d’efficacité reproductive.
� Un marché de l’occasion
Le marché de gré à gré est donc aussi un marché de « l’occasion » : des béliers déjà utilisés plusieurs
années dans un élevage vont être revendus avant de terminer leur vie. Les béliers, utilisés pendant 3 ou
4 ans, sont alors revendus entre 150 et 250 € à des éleveurs hors contrôle. Ainsi des éleveurs
Tableau 17 : Ordre de prix des agneaux et béliers reproducteurs sur le marché de gré à gré, en
fonction de l'origine de l'animal
Figure 10 : Courbe de prix des béliers en fonction de l'âge
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
281
rencontrés ont revendu un bélier acheté 350 € au Centre de sélection à un éleveur au Contrôle Laitire
Officiel pour 250 €, après l’avoir utilisé pendant trois ans sur leur élevage. Du fait de la recrudescence
d’épididymite rendant les béliers stériles, de plus en plus d’éleveurs cherchent à acheter des mâles
pour remplacer les leurs, atteints par la maladie. Ainsi ces éleveurs rencontrés ont eu au moins 20
demandes d’acheteurs.
3 D’UNE REGULATION « DANS L’OMBRE » A D’AUTRES HYPOTHESES
D’ORGANISATION DES ECHANGES ?
3.1 UN MARCHE REGULE ET PRESCRIT « DANS L’OMBRE » ?
3.1.1 L’invention de pratiques de producteurs de reproducteurs
Vendre des reproducteurs nécessite de mettre en place une organisation et des règles pour cela,
d’organiser la vente proprement dite : enregistrement des commandes, préparation des animaux à
vendre (typage à la tremblante notamment), élaboration des prix, organisation de la journée de vente et
définition des règles de vente, demande de certificats, etc. En général, les éleveurs acheteurs passent la
commande bien avant la mise bas. L’éleveur vendeur garde alors en mémoire l’ordre dans lequel les
demandes lui ont été faites, et tente de conserver suffisamment de reproducteurs pour répondre à cette
demande. Une fois les mâles nés, ceux sur lesquels le Centre de sélection a posé une option (mâles
issus d’accouplements raisonnés) sont typés. L’éleveur fait alors également typer d’autres mâles nés
sur son exploitation, issus de l’insémination artificielle (qu’il pourra vendre avec leur certificat) ou
issus de la lutte contrôlée (lutte en monte naturelle où l’éleveur organise des lots de brebis, contrôlant
quel bélier insémine quelles brebis) lorsque celle-ci est pratiquée. Une fois les mâles sevrés, l’éleveur
fait alors venir les acheteurs dans l’ordre dans lequel ils l’ont contacté. Il place l’ensemble des mâles
mis en vente ensemble dans un enclos et laisse chaque client venant séparément choisir. Les prix ne
sont pas discutés (du fait de la pénurie de reproducteurs), sauf, dans certains cas, lorsqu’un client
achète plus de deux béliers à un même éleveur. Comme cet éleveur producteur de reproducteurs
l’exprime :
« Moi je suis contre, parce qu’on est au contrôle laitier, qu’on aille vendre des agneaux plus
chers aux autres, il y a un prix à respecter. Je suis pas non plus de ceux qui vont faire du
marchandage. Les réformes, ça a un prix, les agnelles aussi »
3.1.2 La singularisation des biens proposés
� Vendre des brebis de réforme inséminées
Une grande variété de produits sont échangés sur le marché de gré à gré : des agneaux, des béliers de
différentes catégories d’âge, des agnelles, des brebis de réformes mais inséminées, etc. Des éleveurs
ont développé la vente de brebis de réforme (brebis ayant réalisé leur dernière saison de production sur
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
282
l’exploitation et devant être conduites à l’abattoir) inséminées. Cette pratique (dont nous n’avons pu
mesurer l’importance quantitative) leur permet de maximiser les gains qu’ils peuvent retirer de ces
animaux et participe par la même occasion à l’accroissement du nombre de reproducteurs disponibles
sur le marché. En effet les brebis de réforme sont très peu rémunérées lorsqu’elles sont vendues à
l’abattoir (entre 25 et 35€). Le fait de les inséminer et de les vendre « pleines » à des éleveurs
cherchant à améliorer génétiquement leur troupeau leur confère une plus-value. Pour les vendeurs,
l’avantage est également de pouvoir vendre des reproducteurs femelles sans être contraints de garder
pour la vente des agnelles sous leurs meilleures mères, ce qui a le double inconvénient de restreindre
la production laitière utilisable de ces mères (en attendant que les agnelles soient sevrées) et de créer
des contraintes d’élevage d’agnelles (et le risque de mortalité assorti). Pour les acheteurs, ce type de
reproducteur a un double intérêt : d’un côté, chaque brebis de réforme inséminée achetée peut donner
un ou plusieurs agneaux, mâles ou femelles, de l’autre, celles-ci peuvent encore produire du lait
pendant une saison, même si leur production est amoindrie du fait de leur âge. De plus, faire appel au
service de l’insémination artificielle nécessite des compétences, un savoir-faire et une organisation
spécifique. Acheter des brebis déjà inséminées permet de profiter des apports de l’insémination
artificielle sans pour autant avoir à mettre en place l’organisation nécessaire.
� Singulariser par le standard
Les pratiques de ventes de reproducteurs conduisent les éleveurs producteurs de reproducteurs à
élaborer des connaissances sur les attentes de leurs clients. Comme l’un des éleveurs producteurs en
Manech Tête Rousse a pu nous l’indiquer, chaque éleveur a un type morphologique d’animal favori,
ainsi les clients qui viennent chez lui ont des exigences spécifiques : certains veulent des tâches,
d’autres non, certains veulent des petites oreilles, d’autres n’y font pas attention. L’une des
caractéristiques de son élevage est que « les brebis n’ont pas de tâches, sont très rousses et ont des
grandes oreilles ». Il sait alors ne pas satisfaire les attentes de certains éleveurs qui préfèrent un type
d’animal différent. Au fur et à mesure des saisons, du fait de la fidélité des clients, cet éleveur a pu
identifier leurs attentes. Il indique ainsi connaître avant la vente quel agneau va plaire à quel client. Cet
exemple illustre le fait que la race Manech Tête Noire n’a pas l’apanage de l’importance du standard
dans la régulation du marché des reproducteurs. En Manech Tête Rousse, le standard a également son
importance, même si elle est moins visible.
3.1.3 La déontologie des vendeurs
Les reproducteurs étant un bien plutôt rare, le vendeur fixe les conditions de vente. Ainsi les acheteurs
ne vont pas au gré des exploitations faire leur « marché à l’animal ». Ils doivent le plus souvent
réserver auprès d’un vendeur un reproducteur qui n’est pas encore né : il faut se positionner assez tôt
sur le marché ! De même, les vendeurs peuvent « choisir » les acheteurs. Un éleveur sélectionneur,
par exemple, explique sa « déontologie » dans sa pratique de vendeur de reproducteurs :
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
283
« Si on peut en faire profiter, bien sûr en priorité à des types qui sont plus méritants que
d’autres, mais il faut être coopératif. »
Pour les vendeurs de reproducteurs, la dimension de la confiance entre l’acheteur et le vendeur est
centrale. En effet, les éleveurs, au sein d’une même vallée ou d’une micro-région, se connaissent
quasiment tous. La réputation des vendeurs est en jeu lorsqu’ils commercialisent des reproducteurs :
« Tu fais attention à ce que tu vends. Il y en a un qui en voulait un, je lui ai dit : non celui-là
ce n’est pas la peine. Après si c’est pour entendre que ce n’est pas terrible. La mère faisait
130 litres, donc je ne l’ai pas laissé parce qu’elle était moyenne. Pour eux, 120 ou 130 c’est
important, mais autant vendre un bon. […] Et puis c’est des gens du coin, c’est des gens qu’on
connaît, donc on ne va pas s’amuser…[…] Après les gens ils ne reviennent plus ».
Dans un tel marché, localisé et basé sur les réseaux, la théorie proposée par Akerlof, (Akerlof, 1970)
concernant le marché des Lemons, considérant que la mauvaise qualité chasse la bonne, ne s’adapte
pas. La régulation par le réseau professionnel, le fait que les acheteurs soient aussi des vendeurs et que
tous pratiquent la même activité oblige les vendeurs à cette déontologie.
3.1.4 La variété des prescripteurs
Après ces éléments concernant les critères de qualification des reproducteurs, se pose la question des
moyens que les acheteurs peuvent trouver pour s’informer de l’état du marché. Il semble qu’il n’y ait
pas de lieu où vendeurs et acheteurs se retrouvent collectivement. Par contre, une grande variété de
prescripteurs appuie les vendeurs dans l’organisation du marché des reproducteurs, et informe les
acheteurs sur les élevages où des reproducteurs en vente sont disponibles. Parmi ces prescripteurs,
nous avons identifié le chef de centre du Centre ovin et les techniciens qualificateurs du CDEO. Les
techniciens du contrôle laitier qui qualifient les agneaux dans les élevages ont un rôle implicite
d’appui au marché des reproducteurs, ils font circuler l’information entre les élevages. De même, le
chef de centre est une personne ressource : à la fois les acheteurs l’appellent pour lui demander de leur
trouver des reproducteurs, et les vendeurs le contactent pour lui dire qu’ils ont tel nombre de béliers ou
d’agnelles à vendre. De la même façon, quand des éleveurs veulent changer de race et acheter des lots
d’agnelles, ils vont lui demander de leur trouver des agnelles, et le chef de centre va alors mobiliser
différents élevages pour constituer les lots nécessaires. Ces éléments montrent qu’on ne peut opposer
le marché des reproducteurs produits et vendus individuellement par les éleveurs et le dispositif
collectif : ces éleveurs ne font pas cela dans l’ombre et sont appuyés par les gestionnaires des schémas
de sélection. Les deux (vente du Centre de sélection et marché de gré à gré) sont indispensables, le
Centre de sélection ne pouvant de toute façon pas subvenir en l’état actuel de son organisation à la
demande globale en reproducteurs.
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
284
Nous avons également pu identifier le rôle prépondérant de certains éleveurs en contrôle laitier officiel
comme « conseillers » d’éleveurs hors contrôle dans leur recherche de reproducteurs. Un éleveur
indique ainsi avoir choisi avec un ami éleveur au CLO des brebis en fonction de leur index laitier, de
la production laitière, de la durée de lactation et de l’index laitier des pères : « j’ai fait confiance à X
pour le choix des brebis », l’éleveur au CLO étant davantage familier des classifications réalisées par
le Centre de sélection et du sens des index que l’acheteur.
3.2 LE MARCHE DES REPRODUCTEURS : UNE HYPOTHESE FORTE
3.2.1 L’hypothèse d’un marché autorégulé et ses limites
Dans les Pyrénées-Atlantiques, le marché des reproducteurs tel que nous venons de le voir peut être
considéré non pas comme quelque chose de « naturel » mais bien comme une hypothèse forte sur
l’organisation des échanges. Il repose notamment sur l’idée que l’insémination artificielle doit
représenter la voie privilégiée de diffusion du progrès génétique, assurant la sécurité qualitative et
sanitaire des gènes échangés, ainsi que le retour sur investissement des schémas de sélection. Le
marché des reproducteurs ne devrait alors être qu’un phénomène à la marge. De même la qualité du
service éviterait les phénomènes de passagers clandestins : il serait plus avantageux à court comme à
long terme pour les éleveurs de faire appel à l’insémination artificielle plutôt que de rechercher des
béliers à haut potentiel génétique. Les pertes de charges dues aux ventes privées de reproducteurs issus
de l’insémination artificielle produite collectivement seraient alors fortement réduites. Mais les
débordements qui viennent d’être observés révèlent les limites de cette hypothèse dans les Pyrénées-
Atlantiques, tout en montrant que si ils fragilisent les schémas, ils permettent malgré tout une diffusion
importante du progrès génétique créé dans les schémas de sélection. Si ce marché est une hypothèse,
cela signifie que d’autres peuvent exister, et que d’autres formes de régulation des échanges peuvent
être conçues : des régulations collectives locales comme des régulations politiques. Les exemples
suivants illustrent ces variantes.
3.2.2 Une régulation collective locale : la collectivisation des reproducteurs
Le fonctionnement de l’un des Centres de sélection de la Lacaune dans le Rayon de Roquefort (le
Centre OVITEST) est un exemple éclairant pour illustrer la possibilité de régulations collectives
locales. En effet, dès sa constitution, en opposition au Centre de sélection historique de la
Confédération de Roquefort, le Centre de sélection OVITEST et ses promoteurs ont mis en place un
système de propriété collective de béliers issus des schémas de sélection. Ainsi, tandis que dans les
Pyrénées-Atlantiques, seuls un ou deux reproducteurs sont récupérés par le Centre de sélection dans
chacun des meilleurs élevages en sélection, dans le Rayon de Roquefort, le Centre de sélection
OVITEST récupère chez ses adhérents au contrôle laitier officiel l’ensemble des mâles reproducteurs
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
285
(1300 agneaux) et non uniquement les mâles destinés au testage comme c’est le cas pour l’autre
Centre de sélection du Rayon de Roquefort (récoltant 550 mâles).
Ce mode d’organisation a été une stratégie explicite très importante dans la constitution de ce Centre
de sélection concernant le point central de tout dispositif de sélection : le contrôle des mâles. T.
Bardini détaille ainsi la stratégie de ce Centre de sélection :
« Propriété des sélectionneurs, [la sélection] se conçoit alors comme utilisation de crédits
publics en facteur d’individus qui en retirent des bénéfices par la vente des reproducteurs. A
l’inverse, lorsque les béliers sont propriété de la collectivité, la sélection est alors entièrement
conçue à son profit. C’est cette deuxième solution que propose OVITEST, en tant que
coopérative, ce qui consacre la rupture avec la Confédération » (Bardini, 1991)
Par cet exemple, l’objectif n’est pas d’indiquer une solution idéale : l’hypothèse d’OVITEST
comporte des contraintes importantes, notamment au niveau de l’acceptation par les éleveurs d’un
contrôle quasi-total de la reproduction par le Centre de sélection. Une telle solution ne serait sans
doute pas applicable telle quelle dans les Pyrénées-Atlantiques. Cependant cet exemple permet de
toucher du doigt la variété des formes de régulation possible des échanges, au niveau de régulations
collectives locales.
3.2.3 Des régulations politiques
Au-delà des régulations collectives locales, des régulations politiques nationales, européennes ou
internationales, peuvent également être envisagées. Plusieurs solutions ont failli voir le jour depuis les
années 1990, sans pour autant être réellement mises en place. Deux exemples peuvent être cités :
− Le Droit d’Obtention Animale : suite à une directive européenne sur la brevetabilité des
inventions biotechnologiques, apparaissent des risques d’appropriation individuelle des
progrès engendrés par la génétique collective. Une tentative de conception d’un Droit
d’Obtention Animale, sur le modèle du Certificat d’Obtention Végétale en sélection végétale,
est alors engagée130. Ce droit, dont un seul titulaire par race était désigné (UPRA, organisation
d’éleveurs), consistait à donner à celui-ci le droit exclusif de faire reproduire et de vendre les
individus composant la population animale. Les acheteurs ne pouvaient donc acheter et
utiliser des animaux que pour produire un produit final, et non pour vendre des reproducteurs.
Ce projet a été abandonné. Ce qui en reste aujourd’hui fait l’objet du deuxième exemple.
− L’amendement Simon : issu de la récente réforme de la Loi sur l’Elevage et l’adoption de la
Loi d’Orientation Agricole, cet amendement, mais dont les décrets ou arrêtés précisant son
utilisation ne sont pas publiés, exigera la certification par un organisme (encore à définir,
130 Voir rapport de M.A. Hermitte sur cette question (Hermitte, 2007)
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
286
l’Organisme de Sélection de chaque race étant sous doute le plus qualifié pour le faire) du
matériel génétique échangé (i.e. certification des reproducteurs) d’ici 2015.
Même si la première tentative n’a pas abouti, elle peut revenir d’actualité dans le cadre des
négociations internationales découlant de la Convention sur la Diversité Biologique (CDB) au travers
de la question de l’accès aux ressources génétiques et partage des avantages. La deuxième reste à
préciser (modalités de mise en œuvre). Cependant, il semble qu’une résistance soit forte de la part de
certains groupes d’éleveurs pour qu’ils gardent la possibilité et la maîtrise de la vente individuelle de
reproducteurs. De tels débats, avec quelques nuances (la sélection étant majoritairement aux mains
d’entreprises privées) se retrouvent autour des droits de propriété des semences végétales.
Cette problématique du niveau et du mode de régulation des échanges dans le domaine des biens
communs a déjà été étudiée, mais pour d’autres types de biens communs n’ayant pas les mêmes
propriétés que les races animales ou les semences végétales, notamment dans une perspective sur la
régulation par les droits de propriété, par des auteurs tels que Ostrom et al (1999). Ceux-ci ont montré
que aussi bien la nationalisation des biens que leur privatisation pouvaient entraîner des dégradations
de la ressource, parfois même davantage que les régimes traditionnels de propriété collective. Leurs
résultats remettent donc en question la théorie de la tragédie des communs proposée par Hardin
(Hardin, 1968). Ces différentes hypothèses organisationnelles et leurs conséquences sur la sélection
génétique animale à l’échelle internationale mériteraient davantage d’approfondissements.
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
287
Conclusion Ce deuxième chapitre nous a permis d’analyser le fonctionnement du marché de la sélection génétique,
et notamment des reproducteurs, dans les Pyrénées-Atlantiques. Nous avons étudié le dispositif
collectif de vente par le Centre de sélection, ce qui nous a permis de mieux comprendre pourquoi cette
forme de vente n’est pas préférée par les éleveurs (règles de priorités, même si celles-ci sont souvent
transgressées, difficultés d’adaptation des béliers à la transhumance, etc.), conduisant à une difficulté
d’écoulement des béliers proposés alors qu’il y a une pénurie dans le département. Par contre,
l’instrument sur lequel cette vente repose, la grille de tarfis, a été récupéré par les éleveurs en contrôle
laitier officiel, individuellement, et régule ainsi en partie le marché de gré à gré.
Nous avons analysé en détail le fonctionnement de ce marché de gré à gré, en déterminant les
différentes étapes du processus de choix des reproducteurs, les différents dispositifs, instruments et
relations sociales qui régulent ce choix. Ainsi il a été montré que ce marché repose sur des relations
sociales fortes qui limitent l’incertitude sur la qualité, mais aussi sur des critères qui dépendent d’une
cognition plus ou moins distribuée. Nous avons ainsi mis l’accent sur la construction de singularités
par les vendeurs, notamment au travers de leur travail sur le standard des animaux. Il est également
important de retenir la particularité de l’achat des biens et des services sur le marché de la sélection
génétique : il consiste en l’achat d’un travail passé, sur le long terme, plus ou moins collectif (celui de
l’éleveur sélectionneur ayant sélectionné plusieurs générations d’animaux sur son troupeau, ou celui
d’un collectif d’éleveurs dans le cas des reproducteurs et de l’insémination artificielle issus des
schémas de sélection), et d’un potentiel future de production. Cette valeur du travail passé peut être
révélée lors de l’abattage de troupeaux pour causes sanitaires : ainsi ce n’est pas seulement un outil de
production qui est réduit à néant, mais c’est également un effort de plusieurs dizaines d’années pour
améliorer un troupeau.
A partir de ces critères de qualification individuelle des animaux et des dispositifs et relations sociales
sur lesquels ils reposent, nous avons pu définir le mode de construction des prix sur ce marché.
Ces résultats nous ont amené à considérer le marché des reproducteurs comme étant une hypothèse
forte sur la gestion du bien commun : d’autres formes de régulation et d’organisation des échanges de
reproducteurs sont possibles, que nous avons illustré par d’autres cas.
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
288
Chapitre 3 VARIETE DES RATIONALITES DES ELEVEURS ET
LEGITIMITE DES RAPPORTS DE PRESCRIPTION
Le chapitre précédent nous a permis d’identifier les « ordres » et les « désordres » (Cyrulnik et Morin,
2000) du marché des reproducteurs dans les Pyrénées-Atlantiques, et notamment les débordements,
hors schéma de sélection, de ce marché par rapport à l’idéal imaginé par les concepteurs et les
gestionnaires des schémas de sélection. Le repérage de ces débordements remet en question une
rationalité purement instrumentale dans le choix des pratiques de sélection génétique par les éleveurs :
les solutions techniques offrant le plus de garanties en terme de potentiel génétique ne sont pas
forcément choisies. De même, ces désordres interrogent les catégories préconçues de l’organisation
« idéale » des schémas de sélection et une vision simplificatrice des modes de coopération
(sélectionneur/non sélectionneur). Dans ce dernier chapitre nous développons une approche
compréhensive des pratiques des éleveurs en terme de sélection génétique et de gestion du
renouvellement de leur troupeau, afin, en décrivant la variété des modes de coopération des éleveurs
vis-à-vis des schémas de sélection, de mieux comprendre les débordements du marché. Cette analyse
est complémentaire à celle du marché de la sélection génétique pour en retirer des pistes managériales
pour le pilotage du dispositif coopératif de sélection :
− pour imaginer d’autres formes de diffusion organisée du progrès génétique hors insémination
artificielle (gestion collective des reproducteurs par exemple) ;
− pour imaginer d’autres formes de retour sur investissement du travail collectif au sein des
schémas que l’insémination artificielle ;
− pour fournir des éléments à mettre en avant dans la stratégie de communication du Centre de
sélection en vue par exemple de négocier les tarifs des services de sélection et de limiter les
comportements opportunistes ;
− pour identifier la variété des capacités individuelles mobilisables dans l’action collective (par
exemple en identifiant des « lead users » (von Hippel, 1988)).
Dans un premier temps, nous présentons une typologie des pratiques de sélection des éleveurs hors
noyau de sélection, nous permettant d’identifier la diversité de leurs rationalités et d’en avoir une
vision systémique par la structure d’exploitation, les races élevées, les pratiques de transhumance, etc.
Dans un deuxième temps, nous analysons ces rationalités pour comprendre certaines des raisons qui
conduisent les éleveurs à préférer d’autres formes de sélection que celles proposées par le Centre de
sélection. Nous reviendrons notamment sur le régime néo-communautaire émergent, le seul des modes
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
289
de coopération identifié à ne pas du tout utiliser le progrès génétique issu des schémas de sélection.
Dans un troisième temps, revenant à la vision simplifiée des relations organisationnelles des schémas
de sélection (voir partie II) dissociant les éleveurs considérés comme sélectionneurs (en Contrôle
laitier officiel) et les autres, nous interrogeons ces catégories préconçues de « sélectionneur » et de
« non-sélectionneur » en tentant d’identifier dans et hors schéma les capacités d’apprentissages et
d’innovations qui peuvent être mobilisées collectivement.
1 SIX STRATEGIES INDIVIDUELLES DE SELECTION GENETIQUE ET DE
RENOUVELLEMENT DU TROUPEAU
Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, la diversité des pratiques liées à la gestion de la
sélection et de renouvellement du troupeau a été représentée sous forme d’axes. L’étude (Boisseau,
2007) dont nous avons participé à l’encadrement, a ensuite permis de voir si cette diversité de
pratiques pouvait faire référence à des stratégies identifiables différentes en terme de gestion de la
sélection du troupeau. Si le terme « stratégie » peut être défini par « a pattern in a stream of action »
(Mintzberg et Waters, 1985), ici nous considérons davantage les stratégies, à l’échelle individuelle,
comme « une certaine capacité, en situation d'incertitude (le déroulement d'une campagne agricole,
les aléas climatiques, les variations du cours de l'agneau, etc.), à recréer des stabilités, à saisir les
opportunités qui se présentent afin de satisfaire au mieux un projet de production » (Darré et al,
1993). Ces axes et l’ensemble des modalités des pratiques ont été traités grâce à un outil de « grille-
répertoire », RepGrid, fondé sur une analyse de type AFC (Analyse Factorielle des Correspondances).
Ce traitement a permis de faire émerger des groupes d’éleveurs ayant des pratiques proches et à partir
de là de construire six grands types de stratégies d’éleveurs en terme de sélection génétique et de
renouvellement du troupeau. Nous reprenons ici les principaux résultats de ce travail.
A partir des treize domaines de pratiques identifiés, six types de stratégies individuelles (tableau ci-
dessous) ont été construits, représentant autant de modes de coopération dans le dispositif de sélection
et autant d’usages différents des instruments, des biens et des services issus de ce dispositif (Boisseau
E., 2007; Labatut J. et al, 2008). Dans notre échantillon, chaque stratégie est associée à une race
spécifique. Ce n’est pas forcément le cas à l’échelle de la population, même si nous pouvons faire
l’hypothèse d’une certaine corrélation entre la race choisie et les pratiques de sélection.
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
290
S1 Maîtriser la reproduction sur son exploitation tout en améliorant le niveau génétique de son troupeau
par l’IA
S2 Produire de bonnes agnelles en utilisant le progrès génétique créé par le schéma de sélection et en
accélérant la mise à la reproduction des agnelles
S3 Améliorer progressivement le niveau génétique du troupeau en utilisant le progrès génétique
collectif tout en pratiquant la transhumance
S4 Pratiquer la transhumance et valoriser le fromage tout en cherchant à simplifier la conduite du
troupeau et à utiliser les béliers de l’IA
S5 Conduire de manière simple et naturelle la reproduction tout en utilisant de manière modérée le
progrès génétique créé par le schéma
S6 Faire produire un beau troupeau de manière naturelle tout en valorisant les ressources fourragères
d’estive
Figure 11 : Typologie des stratégies de sélection génétique et de gestion du renouvellement des troupeaux mis
en oeuvre par les éleveurs
La stratégie 1 (S1) consiste à gérer la reproduction de manière individuelle sur l’exploitation, à
pratiquer l’insémination artificielle et à produire des béliers issus de l’insémination artificielle sur son
exploitation. Cette stratégie est celle de la plus grande réduction de l’incertitude et du risque sur le
potentiel génétique de la génération future : le seul apport de gènes extérieurs vient de l’insémination
artificielle, pour le reste aucun échange n’est réalisé. La condition de la réduction du risque dans cette
stratégie est par contre la réussite de l’insémination artificielle (taux suffisant de fertilité). Cette
stratégie se retrouve avant tout chez des éleveurs ayant des parcours privés proches de l’exploitation,
ne transhumant pas et livrant leur lait. Il s’agit d’éleveurs de Manech Tête Rousse.
La stratégie 2 (S2) consiste à pratiquer l’insémination artificielle et à essayer de garder un maximum
d’agnelles issues de l’IA. Il s’agit alors d’un équilibre entre incertitude, facilité de gestion du troupeau
et coût (achat de béliers à l’extérieur et plus faible taux d’IA par rapport à la stratégie 1). Les éleveurs
qui adoptent cette stratégie pratiquent l’agnelage à un an pour accélérer la production et la
reproduction de leur troupeau. Ils utilisent pour cela des implants de mélatonine ou des éponges de
synchronisation des chaleurs. Ces éleveurs achètent également des béliers issus de l’IA à des éleveurs
sélectionneurs. Ils ne transhument pas et sont également des éleveurs de Manech Tête Rousse.
La stratégie 3 (S3) est une stratégie d’amélioration plus progressive du progrès génétique, du fait
notamment de l’importance de la transhumance nécessaire à l’autonomie fourragère. Il s’agit alors
d’un équilibre entre réduction de l’incertitude, bon niveau génétique et pratique de transhumance. Ces
éleveurs pratiquent l’insémination artificielle sur 15-20% de leur troupeau et utilisent des béliers issus
de ces inséminations. Par contre, ils pratiquent l’agnelage à deux ans pour que les agnelles soient plus
développées. La stratégie consiste à aller moins vite dans le renouvellement du troupeau et la mise à la
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
291
reproduction, mais à gagner sur le faible coût d’entretien des animaux pendant une partie de l’année.
Ces éleveurs utilisent la race Manech Tête Noire.
La stratégie 4 (S4) consiste à limiter le travail de gestion de la reproduction (coût et temps) tout en
utilisant le progrès génétique issu des schémas de sélection pour assurer un certain niveau génétique.
Ces éleveurs font un lot unique pour la conduite de la reproduction (pas de lutte contrôlée) mais
achètent des béliers à des éleveurs au contrôle laitier. Ces éleveurs pratiquent la transhumance et ont la
particularité d’être fromagers. Ainsi la valeur créée n’est pas uniquement la production laitière à
l’animal mais provient également de la transformation. Ils élèvent des Basco-Béarnaises.
La stratégie 5 (S5) consiste à limiter encore plus le travail de gestion de la reproduction et le coût du
progrès génétique. Pour cela, ces éleveurs conduisent également le troupeau en lot unique, pratiquent
uniquement la lutte naturelle. Ils achètent cependant des béliers à des éleveurs en contrôle laitier, mais
uniquement de temps en temps, et gardent également des béliers de leur exploitation, beaucoup moins
coûteux. Ces éleveurs ont la particularité d’être pluriactifs. Ils peuvent par contre élever des Manech
Tête Rousse comme des Manech Tête Noire.
La stratégie 6 (S6) est celle qui mobilise le moins (voire pas du tout) le progrès génétique issu des
schémas de sélection. Elle consiste à mettre l’accent sur un compromis entre standard des animaux et
production laitière. Seule la monte naturelle est pratiquée. Tous les éleveurs ayant cette stratégie
pratiquent la transhumance, et élèvent des Manech Tête Noire.
A partir de ces différentes stratégies des éleveurs hors contrôle laitier et de leur mise en perspective
avec les pratiques des éleveurs au sein des schémas de sélection (en CLO), nous avons pu identifier
différents modes de coopération des éleveurs envers les actions collectives de sélection génétique.
2 VARIETE DES MODES DE COOPERATION ET LEURS JUSTIFICATIONS
2.1 COMBINER LES DIFFERENTES CONTRAINTES DES SYSTEMES DE PRODUCTION ET LES
CONTRAINTES DE LA SELECTION GENETIQUE
La description de ces différentes stratégies offre des éléments de compréhension plus approfondis des
facteurs entrant en jeu dans le choix des éleveurs de faire appel au service de sélection génétique ou au
marché des reproducteurs. Ces éléments nous amènent à nous interroger sur la diversité des modes de
coopération dans la production des biens communs : dire que d’un côté les éleveurs en contrôle laitier
ou utilisant l’insémination artificielle coopèrent et participent aux schémas tandis que les autres ne
coopèrent pas et sont des passagers clandestins est une vision trop réductrice et empêche d’adopter une
posture compréhensive pour analyser les rationalités qui conduisent à la diversité des modes
d’attachement des éleveurs aux biens que sont les reproducteurs et aux services génétiques.
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
292
L’important est tout d’abord de voir que malgré la faible utilisation de l’insémination artificielle hors
schéma de sélection, le progrès génétique issu des schémas de sélection est diffusé de façon large par
l’achat de reproducteurs issus des élevages en contrôle laitier. Seule la stratégie 6 est isolée du progrès
génétique issu des schémas de sélections. Si la proportion de chacune de ces stratégies au sein de la
population reste inconnue (une enquête quantitative serait nécessaire), ces résultats peuvent malgré
tout rassurer gestionnaires et accompagnateurs des schémas de sélection quant à la portée du travail
des éleveurs en contrôle laitier et Centre de sélection.
Le deuxième élément important à retenir est de voir que des facteurs liés au système d’élevage et au
système de production semblent jouer dans le degré d’utilisation des instruments de la sélection
technologique et d’achat de reproducteurs issus des schémas. Ainsi, ceux qui utilisent le plus
l’insémination artificielle semblent être ceux qui transhument peu ou pas, ceux qui ne transforment pas
le lait et ceux dont l’activité d’élevage est la seule source de revenu. Les éleveurs ayant axé leur
système de production vers la limitation des coûts et des intrants (transhumance, monte naturelle), la
diversification (pluriactivité) et la transformation semblent opter pour une stratégie d’équilibre
minimal entre réduction des coûts et du temps de travail d’un côté, et assurance d’un niveau génétique
minimal par l’achat de reproducteurs issus des schémas de sélection. De même, dans le cas de
systèmes d’élevage où l’alimentation est considérée comme n’étant pas une contrainte pendant une
période de l’année (systèmes transhumants, éleveurs avec suffisamment de pâturages autour de
l’exploitation), l’amélioration de la productivité par animal n’est pas forcément recherchée : c’est alors
plutôt une stratégie de faibles intrants, de faible temps de travail et d’un nombre d’animaux sur
l’élevage plus important qui est privilégiée. Ces résultats confirment les hypothèses et pistes d’analyse
de notre deuxième partie de thèse, qui avait mis en avant les tensions entre instruments de la sélection
technologique et transhumance. Cette logique se retrouve également comme nous l’avons vu chez les
transformateurs, qui ont en plus intérêt à ne pas saturer leur marché local de fromage en évitant
d’augmenter trop leur production. Mais ces stratégies ne peuvent fonctionner à long terme que si une
partie du reste de la population d’éleveurs continue à avoir la volonté d’augmenter le potentiel
génétique de leur troupeau et de la race en adhérant aux schémas de sélection.
2.2 S’ENGAGER DANS UN NOUVEAU REGIME COMMUNAUTAIRE ET ENTREPRENEURIAL : IDENTITE
ET RECOMPOSABILITE
La stratégie 6 et les éleveurs qui y adhèrent, représentent selon nous les indices de l’émergence d’un
régime néo-communautaire, dont nous avons signalé l’apparition dans la première partie de cette
thèse. Il s’agit ici de mieux en comprendre les rationalités.
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
293
2.2.1 Une crise des marchés à prescripteurs
Comme nous l’avons vu, un seul type de stratégie est hermétique aux produits des schémas de
sélection, la stratégie 6, représentée uniquement par une partie des éleveurs de Manech Tête Noire.
Ces éleveurs refusent les modes de réduction de l’incertitude sur le niveau génétique des animaux
offerts par les schémas de sélection et l’instrumentation scientifique. Ainsi ils privilégient leurs
propres méthodes d’évaluation et leur savoir-faire pour produire des animaux correspondant à leurs
attentes. Ce refus semble correspondre à ce que A. Hatchuel (Hatchuel A., 1995) appelle la crise des
marchés à prescripteurs, apparaissant « lorsque les buts poursuivis divergent, lorsque se constitue une
dissonance épistémologique, autrement dit lorsque le mode de production des savoirs du prescripteur
est contesté par l'acheteur éventuellement au profit d'un autre prescripteur ».
2.2.2 L’élevage passion
Ce type de stratégie correspond aux régimes de sélection communautaire et entrepreneurial résurgents
dans les Pyrénées-Atlantiques tels que nous les avons définis dans la première partie de cette thèse. Ce
régime dans les Pyrénées-Atlantiques, vu de loin, peut être considéré comme homogène et résultant de
démarches syndicales ou idéologiques. Il s’agit ici de montrer qu’à l’intérieur même de la stratégie 6,
une diversité de pratiques et de rationalités peut être observée. Ainsi il a été possible de distinguer
dans le cadre de nos entretiens différents degrés dans les priorités et les objectifs que se fixent ces
éleveurs. Des éleveurs sélectionnent la Manech Tête Noire plutôt pour la beauté de l’animal, dans une
perspective qui se rapproche de l’élevage de loisir, même s’ils en tirent quelques bénéfices, pas la
vente de lait, de viande et de reproducteurs (ceux-ci, comme nous l’avons vu, sont les plus chers du
marché). Ils peuvent alors avoir deux troupeaux sur leur exploitation : un troupeau de Manech Tête
Noire pour leur passion, un troupeau de races exogènes ou de Manech Tête Rousse plus productives
comme pur outil de production, uniquement dans un but économique. Ces éleveurs dissocient dans
leur activité la passion de la rentabilité : ils peuvent donc se permettre de considérer la race Manech
Tête Noire comme un patrimoine donné qu’il ne faut surtout pas faire évoluer, et de refuser
catégoriquement les animaux et le progrès génétique issu des schémas de sélection pour cette race
(tandis qu’ils en profitent pour leur troupeau « économique »). La différence entre les animaux issus
des schémas de sélection et les animaux issus de ces troupeaux est considérée comme une différence
de nature et non pas de degré : les béliers du Centre de sélection ne sont pas seulement moins beaux, il
s’agit d’une autre race, considérée comme n’étant pas la « vraie Manech Tête Noire ». Cette vraie
Manech Tête Noire, selon ses promoteurs, doit être conservée en l’état : elle est considérée comme
naturellement peu productrice en lait et de toute façon incapable d’être sélectionnée sur ce critère :
« de toute façon elle peut pas faire plus que ce qu’elle peut… ». Certains l’utilisent d’ailleurs
uniquement comme race à viande et ne traient pas leurs brebis. Le caractère récent de cette race dans
sa forme actuelle n’est pas considéré. Lorsque les brebis sont traites, leur niveau de production est
malgré tout pris en compte. Mais le revenu provient surtout du nombre d’animaux, du nombre
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
294
d’agneaux, et de la vente de reproducteurs (présentés dans les concours) à de très bons prix. La race
devient alors un bien « en conservation » qui ne doit pas évoluer : « moi je préfère que la Tête Noire
reste telle qu’elle est », et se positionne davantage sur un type d’animal de luxe, de loisir : on
l’empaille pour la mettre au mur, on l’achète dans différentes régions de France pour le plaisir d’avoir
de belles brebis chez soi : « mais la Tête Noire, au bout de 20 ans, ce sera un produit de luxe, ce sera
recherché ». Nous pouvons facilement faire l’hypothèse que, quelques soient les orientations prises
par le schéma de sélection Manech Tête Noire, ces éleveurs ne s’engageront pas dans une dynamique
collective d’amélioration de la race.
2.2.3 L’élevage « identitaire »
Mais cette logique ne se retrouve pas chez tous les éleveurs identifiés comme proches de la stratégie 6.
D’autres éleveurs rencontrés, au lieu de dissocier la logique économique et la passion, tentent de les
combiner. Ainsi, s’ils donnent aussi une grande importance au standard de leurs animaux, ils s’avèrent
être dans une démarche dynamique et non « conservationniste » vis-à-vis de la race. Cependant, ils
mettent autant en avant l’importance de préserver une culture locale, des pratiques de transhumance
longue, que l’augmentation de la productivité des animaux. Ainsi pour eux les concours d’animaux,
dispositif clé de ce régime néo-communautaire, sont la vitrine d’une culture et d’une vie locale, dans
l’organisation de laquelle une diversité d’acteurs sont engagés (restaurateurs, entreprises locales, etc.).
Contrairement aux idées reçues, des éleveurs peuvent être de jeunes éleveurs, et peuvent être issus de
formations de niveau élevé (écoles d’ingénieurs) : ils connaissent donc, dans une certaine mesure, les
principes de la sélection génétique « technologique ». Ils peuvent également être d’anciens techniciens
du contrôle laitier et connaître donc en détail le fonctionnement des schémas de sélection. Nous
pouvons faire l’hypothèse que leur logique est plus propice à une intégration dans une dynamique
collective que la précédente, mais comporte également des risques d’émergence de démarches
entrepreneuriales découplées du dispositif « officiel » :
« Il faut voir si le centre change d’orientation, car sinon on pourrait se poser des questions à
plusieurs, en dehors du centre, de sélectionner sur d’autres critères. Si aucune réponse
adaptée ne vient d’Ordiarp, on se donnera d’autres moyens »
Ces deux logiques font écho à deux modes différents de création de valeur. D’un côté, les pratiques
des concours récemment créés pour les Manech Tête Noire peuvent être « productrices de solidarités
et de partage culturel de proximité » (Bonneuil et Thomas, 2006). De l’autre, les pratiques des
éleveurs ayant monté des ateliers de Lacaune avec plusieurs milliers de bêtes mais conservant
quelques têtes de Manech Tête Noire qu’ils font paître devant leur ferme pour attirer le client et donner
une image d’authenticité à leur production, se contentent « d’instrumenter » cette image d’authenticité
(Bonneuil et Thomas, 2006).
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
295
2.3 DEPASSER UNE VISION SIMPLIFICATRICE DES LUTTES SYNDICALES ET DE LA RATIONALITE
UNIQUE
Ces différentes formes d’opposition au marché des services technologiques de sélection génétique ne
peuvent être simplement considérées comme l’expression de luttes syndicales (les opposants aux
schémas de sélection peuvent appartenir aussi bien à l’un des syndicats qu’à l’autre, FDSEA ou ELB,
même si les motifs d’opposition sont différents). Par contre, elles ne peuvent non plus être idéalisées :
le régime néo-communautaire n’est pas une image d’Épinal remise au goût du jour. Ainsi les éleveurs
de Manech Tête Noire faisant appel aux services de sélection génétique se font parfois appeler de
« sous-race » (dans les discours, il semble que ce soient autant les éleveurs que leurs animaux qui
soient considérés comme tels par des éleveurs de Manech Tête Noire refusant le travail des schémas
de sélection). D’autres ont eu la surprise de retrouver leurs béliers castrés lorsqu’ils les ont amenés en
estive collective avec des éleveurs refusant le standard du schéma de sélection. Par ailleurs, certains
éleveurs semblent très influents sur le choix ou non d’éleveurs de leur village ou de leur vallée à faire
appel ou non aux services de sélection génétique. Ces éleveurs sont moteurs dans l’organisation
d’initiatives collectives de sélection et d’évaluation des animaux : concours, contrôle laitier individuel
avec éprouvettes achetées à plusieurs éleveurs, et dans la construction de discours sur l’identité
basque.
Cette mise en perspective permet également de montrer que la seule rationalité économique ne permet
pas de justifier entièrement ni l’engagement des éleveurs au contrôle laitier officiel, ni le non
engagement des éleveurs hors contrôle laitier officiel, et de questionner les catégories de
sélectionneurs et de non sélectionneurs. Les stratégies ne peuvent donc se résumer à « produire plus
par unité de production à moindre coût ». Les critères de performance sont multiples et peuvent faire
l’objet de controverses. Personne ne raisonne ses choix selon le seul critère de l’intérêt économique.
Comme ont pu le montrer (Darré J.P. et al, 2004), il y a différents « plans de rationalité » : les choix
d’un individu sont conditionnés par son « embeddedness », « son enchâssement dans son milieu
social ». Ce milieu définit « ce qui est bon, souhaitable, et ce qui ne l’est pas, mais aussi ce qui se fait
et ce qui ne se fait pas, et cela sur des plans qui ne sont pas seulement ceux de l’intérêt économique ».
Ces éléments nous permettent également de mieux comprendre la teneur du régime de sélection
émergent.
3 ETRE SELECTIONNEUR – ETRE UTILISATEUR : VARIETE DES ENGAGEMENTS
DANS DES PROCESSUS D’APPRENTISSAGE
Si ces éléments concernant les pratiques des éleveurs hors contrôle laitier révèlent que l’on peut
identifier des « sélectionneurs » hors des schémas de sélection, de même l’analyse des pratiques des
éleveurs en contrôle laitier révèle qu’ils n’ont pas tous des pratiques de sélectionneurs. Par
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
296
« sélectionneur » nous entendons celui qui a la volonté et la capacité de raisonner le choix de ses
animaux pour produire la génération suivante dans l’objectif que ses performances (selon des critères
définis par le sélectionneur) soient supérieures à celles de la précédente. Cette volonté et cette capacité
nécessitent un investissement en temps et dans une dynamique d’apprentissage. La division du travail
de sélection permise par l’instrumentation scientifique et technique des schémas de sélection animale
ne conduit pas forcément, contrairement à la sélection végétale, à une disqualification des éleveurs
concernant ces pratiques et savoir-faire de sélection. Ainsi les éleveurs au sein des schémas de
sélection dans les Pyrénées-Atlantiques restent qualifiés étant donné qu’ils apprennent à se servir des
résultats du contrôle laitier, des index pour augmenter leur capacité individuelle d’évaluation de la
performance de leurs animaux et de sélection.
Cependant cet investissement dans une dynamique d’apprentissage ne semble pas être identique pour
tous les éleveurs au sein des schémas de sélection. Il est possible d’identifier différents degrés
d’investissement, depuis des éleveurs passionnés par la sélection génétique qui vont intervenir dans la
dynamique collective de création de connaissance, jusqu’à des éleveurs qui par manque de temps ou
de sensibilité à l’activité de sélection, vont déléguer celle-ci sans développer d’apprentissage
spécifique pour utiliser les instruments collectifs. De même tous les éleveurs en contrôle laitier ne
développent pas la vente de reproducteurs issus de leur troupeau. Certains s’y refusent par manque de
temps, par refus de vendre de la « génétique collective » ou par crainte de mécontentement des
acheteurs en cas de reproducteur ayant de mauvaises performances. Ainsi, contrairement aux bovins,
l’insémination artificielle en ovin n’est pas du tout en concurrence avec le marché des reproducteurs :
les éleveurs vendeurs de reproducteurs ne recherchent pas le maintien de leur marché et donc une
faible diffusion de l’insémination artificielle.
Ces différents niveaux de qualification et d’engagement des éleveurs dans des dynamiques
d’apprentissage autour de la sélection génétique nous montrent que s’il peut y avoir des sélectionneurs
hors schéma de sélection, il peut également y avoir des « utilisateurs » (délégant la totalité de l’activité
de connaissance de leurs animaux et de gestion des accouplements) au sein des schémas de sélection.
Par ailleurs, ces éléments nous amènent à interroger la fragilité de la coopération et la capacité du
dispositif collectif à promouvoir des apprentissages croisés (Hatchuel, 1994) au-delà du cercle
d’éleveurs les plus engagés dans la sélection génétique technologique. En effet, il semble que la
reconnaissance de la légitimité des connaissances issues des schémas de sélection ne soit pas naturelle
et instantanée. Au contraire, il semble qu’une partie des éleveurs, dans ou hors schéma de sélection,
s’engage dans des démarches expérimentales pour tester ces connaissances et leur validité sur leur
troupeau.
« On avait arrêté la traite à la machine, on a fait à la main, et on faisait le contrôle à la main.
Dans une casserole, et on dosait sur les trucs de farine pour la cuisine, et je marquais sur un
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
297
cahier, parce que je voulais, et mon mari aussi, prouver que, même pour nous, on voulait
avoir une preuve que les brebis qui étaient en génétique, pour savoir vers quoi aller, on était à
peu près sûr de ce qu’on voulait, mais si les brebis hors contrôle avaient eu autant de lait, ce
n’était pas la peine de continuer la génétique ! On savait, mais bon… encore plus pour être
sûr. On pouvait comparer, à ce moment-là. »
Ainsi l’analyse du marché des reproducteurs et des services génétiques, de même que celle des
pratiques individuelles d’achat et d’utilisation de ces biens et services par les éleveurs, nous
conduisent à mieux comprendre la nature des rapports de prescription dans les relations de coopération
entre éleveurs et dispositif de sélection génétique (plus ou moins grande délégation, engagement plus
ou moins fort dans des processus d’apprentissage, etc.). Favoriser les « apprentissages croisés »
(Hatchuel, 1994), limiter les crises dans les rapports de prescription nécessitent de conduire une
réflexion sur le rôle des intermédiaires dans ces rapports, et notamment les techniciens du contrôle
laitier, qui ont également un rôle d’appui technique et un rôle commercial dans la vente des services
génétique. En effet, c’est notamment par le travail des techniciens de contrôle laitier que ces
apprentissages croisés peuvent être développés. Or certains techniciens ou responsables eux-mêmes ne
sont pas convaincus par la sélection génétique technologique et véhiculent des idées opposant
génétique et rusticité. L’une des pistes à approfondir pour mieux comprendre les dynamiques
d’apprentissage et les rapports de prescription dans la coopération pour la sélection génétique serait
donc l’étude des pratiques et du rôle des techniciens du contrôle laitier (Hellec F. et al, 2006).
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
298
Conclusion
Après avoir étudié les différentes dimensions de la conception et de la production des services et des
biens de la sélection génétique, nous avons analysé dans cette dernière partie de thèse la diffusion et de
l’utilisation des services et de ces biens au travers de l’étude du fonctionnement des marchés. Dans un
premier temps, nous avons identifié les enjeux de ce marché de la sélection génétique :
− dans la production d’un bien commun, l’organisation du marché ne peut être dissociée de la
conception et de la production du bien commun ;
− dans la sélection génétique, les biens échangés (notamment les reproducteurs) sont des biens
très incertains, non par nature mais par construction ;
− dans la sélection génétique ovine, les instruments scientifiques et techniques ne peuvent
remplacer en totalité le marché incertain des reproducteurs : celui-ci reste indispensable.
Nous avons donc étudié les formes de régulation de ce marché dans les Pyrénées-Atlantiques, les
pratiques et instruments mis en œuvre par les participants pour réduire l’incertitude. Ainsi nous avons
montré qu’il n’y a pas de marché autorégulateur de la sélection génétique. Comme a pu le montrer
plus largement Fligstein (1996), les échanges et les prix ne sont que la face émergée d’un vaste réseau
de relations sociales, de prescriptions, de dispositifs et d’instrumentations. L’analyse des pratiques
individuelles de sélection montre que la sélection génétique technologique structure ainsi très
fortement le fonctionnement concret des marchés.
Cette analyse des formes de régulation du marché de la sélection, des pratiques individuelles, offre de
nombreux éléments permettant d’informer en retour les objectifs de la sélection génétique. Ainsi, nous
avons montré que la formation des prix des reproducteurs est inexplicable dans le seul registre de
l’ordre marchand ou de l’ordre scientifique de la génétique animale. Bien d’autres registres entrent en
jeu dans le choix des éleveurs concernant leur achat de services génétiques ou de reproducteurs.
Cette meilleure connaissance du fonctionnement du marché et des pratiques individuelles de sélection
nous permet d’opérer un retour vers les régimes de coopération identifiés dans la première partie de
cette thèse, et notamment l’émergence d’un régime communautaire, pouvant expliquer en partie les
« désordres » observés sur le marché. Si ces désordres peuvent être catalogués de culturels, politiques,
liés à des insularités, nous montrons au contraire qu’ils font écho à des changements plus globaux
repérables dans d’autres cas (logique de recombinaison, logique d’identité, (Allaire et Wolf, 2004).
Cette dialectique entre l’ordre nécessaire au fonctionnement des schémas de sélection et le désordre
observé sur le marché de la sélection fait écho à ce que Paul Valéry (Cyrulnik et Morin, 2000) indique
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
299
des grands dangers menaçant l’homme : le désordre et l’ordre. « Si on vit dans le désordre, on ne peut
donner forme au monde qu’on perçoit. On perd sa cohérence, on est confus, on part dans tous les
sens, on ne peut plus éprouver. Il faut donc un ordre, mais pas seulement, car l’ordre se pétrifie, se
transforme en doctrine et finit par être désadapté du monde vivant… jusqu’au moment où une
pichenette le fait disparaître ! Ordre et désordre, nous sommes en fait devant deux forces opposées qui
doivent se marier pour fonctionner ensemble » (Cyrulnik et Morin, 2000).
Le dernier point important à retenir est que le marché de la sélection génétique est une hypothèse forte
faite sur l’organisation des échanges pour ce type de bien commun. Comme l’ont montré (Callon et
Muniésa, 2003), les marchés économiques sont des dispositifs de calcul : ce sont des artefacts résultant
d’une certaine voie de rationalisation, il y a donc d’autres voies possibles, d’autres dispositifs
possibles. En effet, d’autres formes d’organisations ont été conçus, comme nous l’avons vu par
exemple au niveau local dans le cas d’un des Centres de sélection du Rayon de Roquefort, ou au
niveau politique avec les tentatives de mise en place d’agréments des reproducteurs dans le cadre de la
réforme de la Loi sur l’Elevage. Une étude quantitative du fonctionnement de ces marchés et une
analyse plus approfondie des différentes alternatives d’organisation des échanges et de leurs
conséquences à l’échelle internationale seraient utiles pour valider et compléter nos résultats.
Partie IV : Le marché de la sélection génétique
300
Conclusion générale
301
CONCLUSION GENERALE
Conclusion générale
302
Conclusion générale 301
Chapitre 1 Diagnostic de la coopération et pistes managériales 304
1 Retour réflexif sur le mode de production des connaissances dans l’intervention 304 1.1 Susciter de nouveaux points de vue sur une problématique 304 1.2 A qui offrir de nouveaux points de vue ? Un dispositif tripartite 304 1.3 Nature et validation des connaissances produites 306
1.3.1 Limites et intérêts d’une méthode qualitative 306 1.3.2 Validation des connaissances produites par retour d’experts 307
2 Diagnostiquer les crises de la coopération : l’importance de considérer différents niveaux de crises 308
Chapitre 2 Pistes managériales : redéfinir l’espace des collectifs et l’espace des connaissances pour gérer la diversité 314
1 Redéfinir les collectifs et le rôle des accompagnateurs pour favoriser les apprentissages 314 1.1 Identifier les parties prenantes de la sélection des races et leur mode de participation : favoriser un régime de discussion 314 1.2 Redéfinir le rôle des « accompagnateurs » des schémas de sélection 316
2 Concevoir des instruments favorisant les capacités collectives d’innovation 317 2.1 Instrumentation du pilotage stratégique en cours de conception : les indicateurs de prospective 318 2.2 Instrumentation des capacités d’innovation territoriale : les ateliers de conception 319
2.2.1 De l’identité instable des objets aux limites du « dominant design » 320 2.2.2 Cahier des charges pour des ateliers territoriaux de conception innovante 321
Chapitre 3 Apports et limites du cadre d’analyse proposé 327
1 Apports et limites concernant l’analyse de la coopération dans la gestion des biens communs 327
2 Apports concernant l’approche instrumentale de l’action collective 329
Conclusion générale
303
Au terme de ce travail de thèse, il s’agit maintenant de faire le bilan de la démarche conjointe de
recherche et d’intervention que nous avons menée pendant trois années et dont les précédentes pages
ont développé les principaux résultats. Pour cela, nous le conclurons en deux temps :
− Dans un premier temps nous tirerons les enseignements apportés par ce travail concernant le
dispositif d’intervention dans lequel la thèse s’est déroulée : quelles pistes managériales
peuvent être retenues pour la gestion des races locales dans les Pyrénées-Atlantiques, et plus
largement pour la dynamique d’innovation au sein des dispositifs reliant scientifiques et
professionnels ?
− Dans un deuxième temps, nous reviendrons sur le cadre d’analyse proposé pour étudier la
problématique générale de la coopération dans la gestion des biens communs, afin d’en
déterminer les apports, les limites et les perspectives de recherche.
Conclusion générale
304
Chapitre 1 DIAGNOSTIC DE LA COOPERATION ET PISTES
MANAGERIALES
1 RETOUR REFLEXIF SUR LE MODE DE PRODUCTION DES CONNAISSANCES DANS
L’INTERVENTION
1.1 SUSCITER DE NOUVEAUX POINTS DE VUE SUR UNE PROBLEMATIQUE
Avant de débuter ce bilan, il est nécessaire de rappeler en quelques lignes notre posture de recherche.
Notre position dans cette conclusion n’est pas celle de la prescription (qui dirait voici ce qu’il faut
faire), mais une posture consistant à apporter des points de vue différents sur une problématique de
gestion, en espérant que ceux-ci puissent susciter de nouveaux apprentissages et de nouvelles
perspectives d’innovation. L’objectif n’est pas de donner « la » solution, mais bien d’élaborer un
cahier des charges des éléments à prendre en compte pour encourager réflexivité et innovation au sein
des dispositifs étudiés. Comme a pu l’indiquer Albert David (2001), la démarche de connaissance dans
la recherche intervention est une démarche activatrice, dans laquelle le chercheur stimule la production
de nouveaux points de vue. Cette posture de recherche fait écho au principe de rationalité accrue de la
recherche-intervention tel que défini par Albert David (2001) : le chercheur intervenant doit non pas
apporter de l’extérieur des connaissances d’expert ou mettre en place un dialogue entre les acteurs
mais plutôt « favoriser une meilleure adéquation entre la connaissance des faits et les rapports qu’ils
rendent possibles entre les hommes ». Le seul fait de permettre aux acteurs engagés dans la gestion des
ressources génétiques de changer de regard par rapport à la problématique à laquelle ils sont
quotidiennement confrontés nous semble déjà un résultat de l’intervention. Par les retours que nous
avons pu avoir lors des échanges avec ces acteurs, lors de présentations de notre travail, nous pensons
avoir, dans une certaine mesure, atteint cet objectif.
1.2 A QUI OFFRIR DE NOUVEAUX POINTS DE VUE ? UN DISPOSITIF TRIPARTITE
Le dispositif d’intervention dans lequel cette thèse s’est inscrite a engagé trois sphères d’acteurs.
L’objectif d’offrir de nouveaux points de vue sur la problématique de la gestion des races locales
concernait deux types de partenaires engagés dans le dispositif d’intervention : d’un côté les praticiens,
responsables au quotidien de la sélection des races sur le terrain (éleveurs, gestionnaires des schémas
de sélection dans les Pyrénées-Atlantiques), de l’autre les scientifiques et accompagnateurs de ces
Conclusion générale
305
actions collectives au sein du dispositif de recherche et développement encadrant les schémas de
sélection génétique (INRA/SAGA, Institut de l’Elevage)131.
En tant que chercheur intervenant, nous nous sommes donc engagée dans une relation tripartite à partir
de laquelle les connaissances issues de ce travail ont été construites (figure 12). Ici, comme a pu le
montrer Moisdon (2006a), le chercheur n’est pas « en situation d’extériorité, mais entre dans l’arène,
et contribue à la transformation de l’objet qu’il analyse ». Observateurs et observés ont alors participé
à une co-construction de représentations de la réalité, à une expansion des concepts et des processus,
permettant l’apparition de nouveaux objets de gestion (dans notre cas, comme nous le rappellerons
dans le bilan suivant, le marché des reproducteurs a pu par exemple apparaître comme nouvel objet de
gestion). « L’observateur mobilise des concepts qui sont confrontés aux concepts des acteurs : la
connaissance produite résulte de cette confrontation qui en retour peut modifier le « réel » » (cours A
Hatchuel). Un tel dispositif est particulièrement fertile pour créer de nouvelles connaissances. En effet,
comme a pu le montrer Albert David, « les relations nouvelles que crée le dispositif d’intervention ont
pour objet de créer une nouvelle dynamique de connaissance et la confrontation entre les savoirs de
l’intervenant et ceux des acteurs concernés » (David A., 2001).
Un tel mode de production de connaissance implique que le chercheur intervenant se plonge dans les
questions techniques, de manière à « acquérir rapidement une compétence au moins généraliste sur
l’activité professionnelle des acteurs » (David A., 2001), ce qui se révèle d’autant plus complexe
131 Nous nous inscrivons au travers de cette posture dans la thématique de l’équipe Médiations au sein de laquelle nous avons conduit ce travail. Celle-ci s’intéresse en effet aux relations d’accompagnement des transformations de l’agriculture, avec un travail centré ni sur l’accompagnateur (conseillers agricoles, acteurs des organismes de développement, des collectivités territoriales, etc.) ni sur l’accompagné mais sur leur relation. La posture adoptée considère que les médiations autour de l’activité agricole ne relèvent pas de relations de « transfert de connaissance » mais de co-constructions et de confrontations de connaissances diverses.
Figure 12 : Dispositif de production de connaissances mobilisé dans la thèse
Conclusion générale
306
lorsque ces acteurs sont des scientifiques et qu’il faut investir les concepts d’une discipline. L’effort
d’acquisition d’une compétence minimale s’est fait à la fois dans la discipline scientifique de
génétique animale (formation en génétique, lecture de publications, interactions quasi-quotidienne
avec les scientifiques autour des concepts qu’ils mobilisent), et dans les pratiques effectives de
sélection des races et de gestion du troupeau (approche compréhensive des pratiques des éleveurs,
participation aux tâches de la sélection telles que l’insémination artificielle et le contrôle laitier). Nous
avons porté attention au respect du principe d’isonimie de la recherche-intervention proposé par Albert
David (2001) selon lequel : « l’effort de compréhension doit s’appliquer également à tous les acteurs
concernés ». Nos interactions avec les différentes parties du dispositif de recherche-intervention ont
également eu lieu du début à la fin de la thèse, ainsi la production de connaissances ne s’inscrivait pas
dans le processus classique consistant à un recueil de données sur le terrain puis leur analyse ailleurs
par le chercheur.
1.3 NATURE ET VALIDATION DES CONNAISSANCES PRODUITES
1.3.1 Limites et intérêts d’une méthode qualitative
La méthode que nous avons employée dans ce travail de recherche est qualitative. Elle en comporte
donc les avantages et les limites. Les limites d’une part : le lecteur à la recherche de représentativité
des pratiques, des phénomènes observés et analysés ici pourra être frustré. Aucun élément quantitatif
n’a été fourni pour mesurer la proportion des « débordements » observés : représentativité du marché
parallèle des reproducteurs, importance des systèmes d’élevages privilégiant d’autres formes de
valorisation que l’augmentation des performances à l’animal, etc. Si ces éléments quantitatifs auraient
leur intérêt, ils ne faisaient pas partie de nos objectifs. En effet, nous avons privilégié la
compréhension des phénomènes de crise observée, plutôt que leur quantification. Celle-ci, mal
employée, aurait pu conduire à ne s’intéresser qu’aux phénomènes ayant une forte représentativité, et à
évacuer ceux qui ne représentent parfois que « quelques % » de la population. Or, justement, ces
« quelques % » nous semblent essentiels à considérer et leur existence est suffisamment significative
pour que nous ayons pu les rencontrer sans orienter spécifiquement notre démarche. Comme a pu le
montrer A. Hatchuel (2006), « les déviants sont très performants », bien qu’ils ne soient par essence
jamais majoritaires. En effet, ils peuvent indiquer des évolutions à venir, être porteurs d’innovation, ou
encore cristalliser des controverses dont l’importance est plus grande que le nombre de ces déviants,
mais qu’il est important, en terme de légitimité de l’action majoritaire, de prendre en compte. Etudier
leurs rationalités, sans préjugés, ne peut donc être que bénéfique pour un meilleur accompagnement de
l’action. De plus, la compréhension des phénomènes observés permise par les méthodes qualitatives
offre davantage la possibilité de créer des connaissances actionnables que leur seule quantification,
amenant la création de résultats positifs (Hatchuel, 2006). Effectivement, une fois quantifiée par
Conclusion générale
307
exemple la proportion d’éleveurs refusant d’utiliser les instruments de la sélection génétique, il
resterait encore à comprendre pourquoi.
1.3.2 Validation des connaissances produites par retour d’experts
Dans une telle posture de recherche, l’une des questions essentielles est celle de la validation des
connaissances produites. En effet, celle-ci ne peut se faire par validation statistique. Nous
reconnaissons plutôt la validité des connaissances produites par le retour des experts avec lesquels ces
connaissances ont été co-construites. Ainsi, deux éléments nous permettent d’évaluer la pertinence des
connaissances produites.
− D’une part les connaissances produites sont valides si, à « dire d’expert », le nouveau point de
vue qu’elles permettent est considéré comme pertinent. Il est considéré comme apportant un
meilleur éclairage de la problématique à laquelle les acteurs sont confrontés, une meilleure
compréhension de celle-ci. Dans notre cas, « à dire d’expert », notre travail semble avoir
offert une meilleure connaissance de la nature des tensions et des crises de la coopération dans
les Pyrénées-Atlantiques, ainsi que de la multitude et de la complexité de leurs causes. Cette
validation s’est faite à la fois dans l’interaction quasi-quotidienne avec les chercheurs
généticiens et accompagnateurs des schémas de sélection, et dans les diverses présentations
orales réalisées auprès des professionnels, tout au long du travail de thèse. Il reste malgré tout
à présenter l’ensemble du travail dans sa version finale. Précisons également que la validation
par les experts ne signifie pas forcément qu’ils adhèrent à tous les résultats de la thèse, mais
qu’ils y trouvent un intérêt.
− D’autre part, la validité des connaissances est confirmée par leur intégration dans les pratiques
des acteurs. Nous avons pu observer, tout au long de ce travail de thèse, des changements des
pratiques et des discours des chercheurs et accompagnateurs de la sélection génétique. De
façon réciproque, points de vue et concepts ont été échangés jusqu’à amener certains de ces
acteurs à adopter une posture réflexive et compréhensive vis-à-vis des problématiques locales.
Le développement de cette posture se démarque alors d’une vision descendante de la
production et de la diffusion des connaissances scientifiques et techniques. Ces changements
sont d’autant plus intéressants que ces acteurs n’ont jamais eu un rôle uniquement technique
dans la sélection génétique : ils ont toujours également eu un rôle stratégique et
organisationnel pour lequel nous pensons que notre travail est d’une aide certaine. Il participe
notamment au passage (Darré et al, 1993) de la question « comment faire passer le
message ? » (de la nécessité d’utiliser l’insémination artificielle, de respecter les bonnes
pratiques techniques, etc.) à « comment favoriser la coopération au sein des dispositifs, entre
chercheurs et praticiens, entre éleveurs et dispositif technique ? », « comment favoriser les
« apprentissages croisés » (Hatchuel, 1994) entre ces différents acteurs ? ».
Conclusion générale
308
Ainsi, notre objectif était d’offrir de nouveaux points de vue sur la problématique de la coopération
dans l’action collective de sélection génétique dans les Pyrénées-Atlantiques. Le bilan suivant reprend
les principaux éléments à retenir pour répondre à cet objectif, et notamment l’importance de considérer
différents niveaux des crises de la coopération : ainsi il n’y a pas une solution aux crises mais la
combinaison d’une multitude de solutions variées à concevoir.
2 DIAGNOSTIQUER LES CRISES DE LA COOPERATION : L’IMPORTANCE DE
CONSIDERER DIFFERENTS NIVEAUX DE CRISES
Le premier objectif que nous nous sommes fixée à l’origine de ce travail de recherche-intervention
était de réaliser un diagnostic de la problématique gestionnaire à laquelle est confrontée l’action
collective de sélection des races locales dans les Pyrénées-Atlantiques. Gérer, c’est d’abord
reconnaître l’ensemble des déstabilisations qui ont lieu. Comme dans la plupart des cas d’actions
collectives de sélection de races, la question de la coopération est centrale. Nous avons donc tenté
d’identifier et de définir, au sein du dispositif de sélection génétique des races des Pyrénées-
Atlantiques, les crises de la coopération, les déstabilisations de cette action collective, et d’en fournir
des éléments d’explication.
Dans la première partie de cette thèse, nous avons identifié quatre régimes de coopération idéaux-
typiques et leur traduction dans les Pyrénées-Atlantiques. Ces quatre régimes nous ont fourni une clé
de lecture des tensions existantes aujourd’hui dans ce département. Ainsi, cette analyse généalogique
des activités de sélection génétique a permis de mettre en avant le caractère artefactuel et finalement
récent des races locales telles qu’elles sont définies aujourd’hui dans les Pyrénées-Atlantiques, et le
rôle que joue la présence ou l’absence d’ancrage historique de pratiques locales de sélection des races
et des instruments associés (Livre Généalogique) dans l’institutionnalisation de ce que nous avons
défini comme étant le « régime de sélection intensif ». Par comparaison avec d’autres cas, nous avons
pu montrer que la plupart du temps le régime intensif s’est structuré en intégrant les Livres
Généalogiques et les concours d’animaux (intégration souvent douloureuse mais nécessaire) qui
pendant plusieurs dizaines d’années voire un siècle avaient participé à la construction d’un standard
partagé des races. Or, dans les Pyrénées-Atlantiques, lors de la mise en place des schémas de sélection,
aucun Livre Généalogique n’existait, les trois races choisies étaient différentes de celles évaluées
durant les concours et l’intégration de ceux-ci dans le dispositif scientifique et technique a échoué.
Nous avons pu identifier l’émergence d’un régime « néo-communautaire » qui entre en tension avec le
régime intensif, en affichant une tradition et une antériorité finalement toute relative mais porteuse de
modes différenciés de valorisation de l’activité agricole (mise en avant de la culture locale,
transformation fermière, entretien de la montagne). Nous avons retrouvé ce régime émergent tout au
long des différentes parties de la thèse : les acteurs porteurs de ce modèle réfutent les modèles
Conclusion générale
309
scientifiques et techniques sur lesquels sont basés les schémas de sélection du régime intensif, tout en
ne rejetant pas l’idée d’une sélection génétique des animaux. Considérant que grâce à la montagne
(estives), la ressource fourragère n’est pas un facteur limitant, ils ne raisonnent pas la création de
valeur « à l’animal » et portent un intérêt relatif à l’augmentation des performances individuelles des
animaux : ce n’est pas leur unique priorité, quel que soit le niveau de demande en lait des industriels
du département. Les éleveurs qui défendent ce modèle de production et de valorisation affichent leur
identité de berger, et leur identité basque ou béarnaise. Ceci conduit gestionnaires et accompagnateurs
des schémas de sélection à considérer que l’opposition de ces acteurs pourrait être de nature
« idéologique », « identitaire » : « ce sont des Basques ». Or il nous semble essentiel de mettre en
avant ici notre intime conviction sur la cause de ces oppositions : l’identité locale, le « caractère
indépendant » des Basques, les oppositions syndicales, sont-ils les causes de ce mouvement émergent,
ou bien en sont-ils uniquement les supports, issus d’une rationalisation a posteriori des logiques
d’action ? Notre hypothèse est la deuxième. D’une part, les porteurs de ce mouvement ne sont pas
forcément Basques : comme nous l’avons vu dans la thèse, ils sont aussi fréquemment des néo-ruraux.
Ils ne sont pas uniquement des éleveurs de Manech Tête Noire, mais peuvent aussi élever des Manech
Tête Rousse bien que plus productives, et évoquer la possibilité de changer de race vers la Manech
Tête Noire (alors que la majorité des changements de race se font en sens inverse). D’autre part, les
Pyrénées-Atlantiques sont loin d’être le seul territoire concerné par l’affirmation d’un système
d’élevage orienté vers d’autres formes de valorisation que la rentabilité de chaque animal. Ainsi le
renouvellement des conventions de performance (Allaire, 2004) est un phénomène qui est bien plus
large. Nous pouvons même nous interroger sur l’émergence de tels mouvements dans des territoires où
a priori les crises de la coopération au sein des dispositifs de sélection génétiques n’existent pas : le
cas du Rayon de Roquefort peut être cité. Nous avons pu identifier que dans ce territoire certains
acteurs s’interrogent sur le modèle de performance du schéma de sélection de la Lacaune. Même si
celui-ci, comme nous l’avons vu, a su intégrer très tôt des critères de performance autres que la
production laitière : les critères de morphologie de la mamelle permettant une réduction du temps de
traite ont déjà été intégrés depuis quelques années et un travail est déjà en cours ou à venir sur des
critères de longévité des animaux, d’aptitude à la monotraite, etc. Cependant :
− des éleveurs quittent les schémas de sélection (entretien avec un responsable d’une des
entreprises de sélection de la Lacaune), conduisant les gestionnaires du schéma à initier des
études pour en comprendre les raisons ;
− des éleveurs s’engagent dans des démarches de sélection participative de semences
fourragères, souhaitant valoriser la spécificité locale de leur production, et s’interrogent sur le
caractère local de leur race, vendue dans le monde entier et devenue la race de brebis la plus
productive au monde.
Cependant, l’organisation de la sélection génétique dans le Rayon de Roquefort, la force de
l’intégration de la filière dans ce territoire peut laisser imaginer une réactivité et une capacité à intégrer
Conclusion générale
310
ce mouvement « local » pour en tirer parti et en faire un atout. Mais ces éléments mériteraient un
travail plus approfondi afin de suivre la trajectoire des dispositifs de sélection génétique par rapport à
ces mouvements alternatifs. Il faudrait aussi approfondir les conditions de pérennité de tels
mouvements.
Dans les parties suivantes de la thèse, nous avons suivi notre cadre d’analyse pour tenter de mieux
comprendre les difficultés d’institutionnalisation du régime intensif dans les Pyrénées-Atlantiques.
Partant de l’hypothèse centrale que les crises de la coopération se situent à différents niveaux de
l’action collective (et non uniquement au niveau d’objectifs divergents ou de passagers clandestins par
exemple), nous en avons identifié trois :
− un niveau technique, faisant référence aux inadéquations possibles entre les rationalités
portées par les instruments et les rationalités des pratiques locales dans la définition et la mise
en oeuvre des objectifs de production des races ;
− un niveau de la qualification, montrant les désaccords possibles dans la qualification des races
à sélectionner ;
− un niveau marchand, mettant en avant les débordements des marchés de la sélection génétique,
notamment par la présence de passagers clandestins.
Ces trois niveaux possibles des crises de la coopération ont donc été approfondis dans les trois parties
suivantes de la thèse, et ont permis de faire émerger les éléments centraux en terme de conception de
dispositifs et d’instrumentations sur lesquels il nous semble que l’action managériale doit porter
attention.
Dans la deuxième partie de cette thèse, nous avons fait l’hypothèse que l’étude de l’instrumentation
scientifique et technique nous permettrait d’analyser de manière plus approfondie les problèmes de
coopération et d’institutionnalisation du régime intensif dans les Pyrénées-Atlantiques. Nous avons
montré en quoi des instruments censés être neutres et universels pouvaient d’une part entrer en tension
avec des pratiques locales, d’autre part intervenir dans l’action collective au travers de leurs effets à la
fois sur le milieu de sélection et sur la constitution d’un marché de la sélection génétique.
Dans la troisième partie, nous avons mis en avant l’importance de la qualification des animaux comme
activité à gérer et non pas à voir comme une contrainte. Il s’agit finalement de la deuxième face d’une
même pièce : l’efficacité de l’instrumentation scientifique et technique est insuffisante pour résoudre
la question de la coopération si la qualification de ce qui est commun, de l’objet de la coopération, ne
fait pas aussi l’objet de rationalisation (à la fois sur les collectifs et sur les connaissances en jeu dans
cette activité). Or cette activité repose sur un mode de production des connaissances « sensible » (par
le biais des sens), des savoir-faire d’éleveurs souvent dénigrés. Nous avons montré que la qualification
était loin d’être une activité clairement séparée de l’évaluation « scientifique » des animaux mais
Conclusion générale
311
plutôt une négociation continue entre critères scientifiques et évaluation esthétique/morphologique des
animaux. Nous avons également montré comment les connaissances « sensibles » pouvaient au
contraire faire l’objet d’une instrumentation permettant d’articuler modèles scientifiques et
connaissances en pratiques, de favoriser des apprentissages collectifs. Nous avons également montré
que pour d’autres races, l’activité de qualification au sein des schémas de sélection est fortement
instrumentée, le standard racial très formalisé par un grand nombre de critères. Notre hypothèse est
que ce degré d’instrumentation de la qualification joue un rôle sur les dynamiques d’apprentissage
nécessaires à l’institutionnalisation d’une race et la reconnaissance des dispositifs coopératifs de
sélection génétique. Cette activité objet de controverses pourrait ainsi faire l’objet d’évolution dans ces
deux dimensions : une formalisation de l’activité par des instruments de qualification, une clarification
de la procédure de qualification, et éventuellement une intégration d’acteurs reconnus par la profession
pour leur expertise dans l’évaluation des animaux.
Dans la quatrième partie de cette thèse, le dernier niveau de crise de la coopération que nous avons
étudié est celui qui est lié à la diffusion du progrès génétique créé dans les schémas de sélection : nous
avons souhaité mieux comprendre pourquoi les services de sélection génétique étaient peu diffusés
dans les Pyrénées-Atlantiques, pourquoi le marché de gré à gré des reproducteurs, pourtant plus
incertain en terme de niveau génétique que le service de l’insémination artificielle et la vente des
reproducteurs par le Centre de sélection, y était plus développé. Nous avons montré que les échanges
et les prix n’étaient que la face émergée d’un vaste réseau de relations sociales, de dispositifs et
d’instrumentations permettant de réguler ce marché des biens singuliers. Nous avons identifié les
débordements du marché (ventes hors schéma de sélection) conduisant à une appropriation privée d’un
bien collectif, tout en participant à la production du bien commun (diffusion du progrès génétique à
l’ensemble de la population animale). En prenant appui sur d’autres cas, nous avons montré que le
marché des reproducteurs est une hypothèse parmi d’autres et que d’autres modes d’organisation des
échanges pourraient être envisagés, reposant sur des formes d’instrumentation permettant de limiter les
appropriations privées et les débordements (propriété collective des reproducteurs, taxes, agréments).
Cependant, l’acceptabilité sociale de telles régulations supposerait la résolution préalable des crises
précédemment identifiées de la coopération, afin que le contrôle du dispositif de sélection soit
considéré comme légitime.
Le tableau ci-dessous résume les éléments de diagnostics et les pistes d’explorations développés dans
chaque partie.
Conclusion générale
312
Partie Diagnostic Pistes d’exploration (recherche-intervention, pistes managériales)
Partie I - Quatre régimes idéaux-typiques de sélection génétique ont été identifiés (communautaire, entrepreneurial, intensif, exploratoire) et ont servi de clé de lecture du processus de structuration des activités de sélection génétique dans les Pyrénées-Atlantiques. - Nous avons montré : -Les difficultés d’institutionnalisation du régime intensif -L’absence de régime entrepreneurial historique sur les bases duquel construire le régime intensif de sélection génétique -L’émergence d’un régime « néo-communautaire » en opposition au régime intensif
- Explorer le modèle de performance sur lequel est basé le régime « néo-communautaire » émergent - Etudier les conséquences des régimes découplés et néo-communautaires en cours de construction (notamment conséquences organisationnelles de la sélection génomique) - Appliquer ce cadre d’analyse à d’autres cas pour en vérifier la pertinence et l’utilité en terme de compréhension des difficultés rencontrées par l’un des régimes.
Partie II - Définition du projet managérial des instruments du régime intensif et diagnostic du décalage avec le « réalisé » : -Spécificité des élevages transhumants -Hétérogénéité de la filière � Difficulté de conception d’instruments alternatifs favorisant les pratiques locales - Non neutralité des instruments scientifiques et techniques de sélection génétique : -Effet sur le milieu par les contraintes du contrôle -Transformation en instruments de gestion des organisations humaines
- Explorer des voies de conception d’instruments intégrant les acteurs dans le processus de production de connaissances - Favoriser les apprentissages réflexifs entre rationalités des instruments (hypothèses implicites, conventions de performance) et rationalités des utilisateurs - Attention au processus de décision autour des objectifs de sélection : place des chercheurs, dynamique et rôle effectif de la structure de gouvernance
Partie III
- Le régime intensif : un régime hybride : analyse des activités de qualifications des animaux et de l’articulation entre différents modes de production de connaissances sur les animaux - Le rôle de l’instrumentation scientifique dans la distribution des activités de qualification - Difficultés d’institutionalisation du dispositif de qualification officiel (UPRA) dans les Pyrénées-Atlantiques - Dispositif dissident de qualification (les concours) : un autre mode de rationalisation - Exemples de dispositifs articulant avec succès les différents modes de production de connaissances sur les animaux : l’instrumentation support d’apprentissages collectifs et de la coopération - Remise en question de la possibilité d’un régime scientifique pur de production de connaissances sur les animaux, même pour les races les plus performantes
- Concevoir l’activité de qualification collective comme une activité « à gérer » au même titre que l’activité de création de progrès génétique : elle est indispensable pour maintenir la coopération nécessaire à la création du progrès génétique - Formaliser les critères de qualification collective afin de favoriser la légitimité de celle-ci ? - Réflexion à mener sur la nature des collectifs concernés par la qualification collective : qui participe ?
Partie IV
Les enjeux des marchés de la sélection génétique : retour sur investissement de l’action collective de sélection, risques de passagers clandestins Les enjeux du marché des reproducteurs : indispensable en ovins mais marché des singularités, incertitude sur les biens Paradoxes en Pyrénées-Atlantiques : pénurie de reproducteurs mais échec des tentatives
Nécessité de mieux connaître les pratiques individuelles de sélection pour concevoir l’instrumentation de la sélection génétique collective Quantifier le marché des reproducteurs et les attentes des acheteurs pour concevoir un instrument de gestion du marché (prévoir et organiser le marché) ?
Conclusion générale
313
d’organisation collective du marché et non écoulement du « stock » de reproducteurs du Centre de sélection Le marché de gré à gré : pas de marché autorégulateur des reproducteurs : basé sur des dispositifs, des instruments et des réseaux sociaux et professionnels Diversité méconnue des pratiques et des rationalités des éleveurs dans leur choix et leurs usages des biens et des services de la sélection génétique � Le marché des reproducteurs : une hypothèse forte : d’autres exemples révèlent la conception de dispositifs non marchand régulant les échanges.
Concevoir des instruments assurant un retour sur investissement des schémas de sélection ?
Tableau 18 : Tableau récapitulatif des principaux éléments de diagnostic et pistes exploratoires de la thèse
Une fois le diagnostic des crises de la coopération réalisé, il est nécessaire de considérer ces crises non
pas comme des échecs mais comme des opportunités d’expansions possibles vers de nouveaux intérêts
ou de nouveaux critères de performance. Deux voies d’exploration nous semblent nécessaire à
investir : l’exploration de la constitution et du fonctionnement des collectifs, et l’exploration des
connaissances en jeu.
Conclusion générale
314
Chapitre 2 PISTES MANAGERIALES : REDEFINIR L’ESPACE DES
COLLECTIFS ET L’ESPACE DES CONNAISSANCES POUR GERER LA
DIVERSITE
1 REDEFINIR LES COLLECTIFS ET LE ROLE DES ACCOMPAGNATEURS POUR
FAVORISER LES APPRENTISSAGES
Comme nous l’avons vu tout au long de cette thèse, l’un des éléments explicatifs des difficultés
d’institutionnalisation du régime de sélection intensif dans les Pyrénées-Atlantiques, est lié en partie à
la nature des collectifs engagés dans l’orientation de la sélection des races et de l’organisation de la
filière. En effet, la filière ovine laitière des Pyrénées-Atlantiques est très éclatée et hétérogène,
contrairement à la filière du Rayon de Roquefort qui est très fortement intégrée. Une difficulté
supplémentaire est d’avoir résolument cherché à maintenir et sélectionner les trois populations locales
présentes contrairement à la situation de Roquefort où la race Lacaune s’était progressivement
imposée sur d’autres races au début du XXième siècle. Ainsi, dans les Pyrénées-Atlantiques, une
réflexion sur le développement technique de la sélection génétique ne peut faire l’économie d’une
réflexion sur l’organisation des acteurs légitimes pour intervenir dans le pilotage de cette sélection.
Cette réflexion conduit à poser la question essentielle lorsque l’on s’intéresse à la gestion d’un bien
commun : qui sont les parties prenantes de cette gestion ? Qui sont les différents usagers, propriétaires
collectifs, du bien commun ? Comment régénérer leurs capacités de réflexivité collective ? Ces
questions sont d’autant plus essentielles que le désengagement de l’Etat dans les financements de la
sélection génétique accroît la nécessité de reconstruire un projet territorial autour de ces biens, et
d’intégrer des acteurs dont les usages de la ressource sont indirects mais indispensables à son maintien
(collectivités territoriales). Plusieurs éléments issus du diagnostic réalisé au cours de cette thèse
invitent à interroger les collectifs déjà en œuvre ou en cours de construction dans le pilotage de la
sélection génétique, où nous pouvons constater un décalage entre les déstabilisations auxquelles ils
sont confrontés, et leurs capacités de réflexivité collective, ainsi que le rôle des acteurs (scientifiques,
techniciens) qui accompagnent ces collectifs.
1.1 IDENTIFIER LES PARTIES PRENANTES DE LA SELECTION DES RACES ET LEUR MODE DE
PARTICIPATION : FAVORISER UN REGIME DE DISCUSSION
Trois collectifs sont concernés dans la définition et l’orientation des races : le conseil d’administration
du CDEO, le collectif des éleveurs qualificateurs, et celui de l’Organisme de Sélection (anciennement
UPRA).
Conclusion générale
315
− Le conseil d’administration du CDEO comprend comme membres des éleveurs en contrôle
laitier officiel des trois races en sélection, ainsi qu’un éleveur en contrôle laitier simplifié. Au
fur et à mesure des années, la représentation de la race Manech Tête Noire s’est réduite
jusqu’à n’être assurée que par un seul éleveur aujourd’hui. Le schéma de sélection de cette
race étant aujourd’hui remis fortement en question du fait d’une défection de plus en plus
importante des éleveurs au contrôle laitier officiel, on peut s’interroger sur le potentiel de
réaction de ce collectif en la quasi-absence de représentant d’éleveurs de cette race. De même,
lors d’étapes stratégiques dans l’orientation de la sélection des races, par exemple pour la
décision d’intégration d’un nouveau critère dans les objectifs de sélection, le faible degré
d’intervention des éleveurs lors du peu de temps laissé aux discussions semble accentuer les
difficultés de gouvernance des dispositifs coopératifs que constituent les schémas de sélection.
Ainsi lors de nos entretiens, nous avons recueilli une impression de faible pouvoir de ce
conseil d’administration dans le pilotage de la sélection génétique. Ne faudrait-il pas d’ailleurs
mieux clarifier son positionnement par rapport à l’Organisme de Sélection en construction ?
C’est sans doute à ce niveau que se pose le challenge de reconstruire une véritable
gouvernance collective, à l’échelle d’un territoire, pour piloter la sélection des races.
− Le collectif des éleveurs qualificateurs des animaux destinés à être testés au sein des schémas
de sélection fait lui aussi l’objet de défection et de controverses, notamment concernant, là
encore, la qualification de la Manech Tête Noire : renouveler en partie ce collectif, par
exemple en y intégrant des éleveurs hors schémas de sélection, réputés comme « experts »
localement, par la sphère professionnelle, dans l’évaluation morphologique et esthétique des
animaux lors des concours par exemple, pourrait être l’occasion de « réunir des divergences »
en permettant à ces éleveurs de mieux connaître les contraintes de la sélection génétique
collective, et aux gestionnaires des schémas de sélection de proposer une formalisation plus
explicite des critères morphologiques de qualification tels que les éleveurs pourraient eux-
mêmes les définir. Ces « experts » locaux, dont les savoir-faire sont reconnus au sein des
réseaux locaux d’éleveurs, sont sans doute des éléments incontournables à mobiliser pour
favoriser la construction d’un projet territorial de sélection des races.
− Le collectif de l’Organisme de Sélection émerge de la transformation de l’UPRA suite à la
réforme de la Loi sur l’Elevage. Il en reprend donc ses membres, en l’ouvrant à d’autres types
d’acteurs concernés par la gestion des races : représentants de la filière (interprofession,
AOC), éleveurs hors schéma de sélection, collectivités territoriales. Cependant la composition
de cet Organisme de Sélection est l’objet de débat : faut-il l’ouvrir à l’ensemble des acteurs du
territoire, qu’ils soient critiques ou non envers les schémas de sélection (exemple des collectifs
dissidents, notamment au sein d’associations d’éleveurs transhumants) ? Il est important de
mettre en avant dans cette conclusion l’hypothèse que ce qui fait que l’on continue à coopérer
Conclusion générale
316
dans ces activités très complexes, c’est un certain régime de discussion : la garantie du
maintien de ces collectifs est que l’on puisse continuer à y rediscuter la définition même de
l’activité de sélection, la définition même de la race. C’est alors un régime de gestion très
exigeant et très instable : les fondements mêmes de l’activité peuvent être remis en question.
Malgré cela, il est nécessaire d’interroger l’intégration ou non des collectifs locaux extérieurs
au dispositif collectif, et parfois critiques vis-à-vis de celui-ci, comme les associations
d’éleveurs transhumants. Leur intégration est pour l’instant refusée par les responsables de
l’organisme de sélection par crainte de dispersion et de blocage de l’action. Pourtant, elle nous
semble être nécessaire pour instaurer un véritable régime de discussion autour de la définition
même du bien commun territorial à concevoir. En effet nous considérons ici le territoire
comme le résultat d’une action collective, comme une structure de coopération émergente
plutôt qu’un donné, quelque chose de déjà institué (Allaire, 2006). Selon cet auteur, le
territoire peut alors être considéré comme étant un espace de coopération, producteurs de
capacités collectives et d’une dynamique d’innovation. La construction de cet espace de
coopération ne peut se faire sans l’instauration du régime de discussion précédemment défini
au sein d’organisations territoriales telles que l’Organisme de Sélection.
1.2 REDEFINIR LE ROLE DES « ACCOMPAGNATEURS » DES SCHEMAS DE SELECTION
Autour de ces collectifs doivent aussi être questionnés le rôle des scientifiques, ainsi que leurs rapports
avec l’organe politique de la gestion des races. En effet, celui-ci consiste principalement, hormis la
recherche menée autour de la maladie de la tremblante ovine, et plus récemment autour des
expérimentations sur la résistance au parasitisme, à des propositions de solutions « ayant déjà fait leur
preuve » d’intégration de nouveaux critères de sélection parmi lesquelles les professionnels ont à
choisir, mais en sous-estimant, peut-être pour des contraintes de temps, l’importance des
« apprentissages croisés » (Hatchuel, 1994). Cela nous conduit à formuler des recommandations pour :
− changer les modes de production de connaissances pour produire des connaissances légitimes,
par exemple en faisant participer les usagers à la conception même des dispositifs de
production de ces connaissances. Les travaux à mener autour de la rusticité et de l’interaction
génotype/milieu en sont un exemple. Les scientifiques connaissent les procédures à mettre en
œuvre pour évaluer la présence ou l’absence d’interaction génotype/milieu dans la sélection
des races locales. Malgré tout nous pouvons faire l’hypothèse que si la procédure de définition
de la problématique (qu’est ce que la rusticité, qu’est ce que l’interaction génotype/milieu,
pourquoi cherche-t-on à mieux la comprendre) et de validation des procédures
d’expérimentation et de production de connaissances sur ces concepts est réalisée sans la
participation des acteurs qui critiquent les effets de la sélection génétique sur ces critères, les
résultats ne résoudront aucunement les controverses existantes ;
Conclusion générale
317
− engager les scientifiques dans les processus d’apprentissages : nous avons vu dans cette thèse
que l’utilisation des instruments de la sélection génétique et l’engagement dans l’action
collective de sélection génétique nécessite des apprentissages spécifiques. Ces apprentissages
sont flagrants, notamment lorsque les éleveurs partenaires ne sont pas dans une forme
d’engagement passive mais active où ils cherchent à rentrer dans la boîte noire du
fonctionnement de la sélection génétique, en testant les différentes formes de savoirs en jeu
(leurs propres savoirs issus de l’expérience, les savoirs issus du dispositif de recherche et
développement). Les partenariats entre la recherche et les acteurs locaux semblent donc très
exigeants dans de tels cas, nécessitant un travail continu d’accompagnement par les
scientifiques de l’utilisation des instruments qu’ils conçoivent.
Le rôle des techniciens, qui font le lien entre le dispositif de recherche et développement et les
éleveurs, est essentiel dans l’accompagnement des processus d’apprentissages qui permettent de
favoriser la coopération au sein des schémas de sélection. Or notre travail de terrain a pu mettre en
avant des décalages entre les discours et prescriptions des techniciens, et les discours des scientifiques,
notamment par rapport à la rusticité, ou par rapport à la possibilité de sélectionner des animaux sans
augmenter leur production laitière. Ces techniciens ont un rôle très important dans le maintien de la
coopération au sein de ces schémas : d’une part ils sont fréquemment issus de familles d’éleveurs et
ont des relations autres que uniquement professionnelles avec les éleveurs, d’autres part, ils
deviennent souvent eux-mêmes éleveurs. Certains font le choix d’une non adhésion aux schémas de
sélection après leur installation en tant qu’éleveur, ce qui questionne la pratique qu’ils ont pu avoir
pour les promouvoir dans leur activité de technicien. De précédents travaux ont mis en avant le rôle
essentiel des inséminateurs dans les activités de sélection génétique (Hellec F. et al, 2006). Cet aspect
du rôle des techniciens dans la coopération serait donc à approfondir, à la fois d’un point de vue de la
recherche (pistes de travail au sein de l’équipe Médiations travaillant sur l’accompagnement des
transformations de l’agriculture), et d’un point de vue de thèmes à traiter au sein de l’Organisme de
Sélection en cours de constitution.
Favoriser un régime de discussion au sein des dispositifs de sélection génétique et les dynamiques
d’apprentissages croisés entre les différents acteurs de ces dispositifs (éleveurs, techniciens,
scientifiques) nécessite d’imaginer des formes d’instrumentation de ces dynamiques collectives.
2 CONCEVOIR DES INSTRUMENTS FAVORISANT LES CAPACITES COLLECTIVES
D’INNOVATION
Pour accompagner la régénération des capacités réflexives des collectifs, pour favoriser apprentissages
collectifs et innovation, plusieurs types d’instruments peuvent être élaborés. Nous avons plus
Conclusion générale
318
particulièrement approfondi deux types d’instrumentation : l’une est en cours de conception, à laquelle
nous avons participé (des indicateurs de prospective, sous forme de tableau de bord) et l’autre consiste
pour l’instant à un cahier des charges à valider et à implémenter.
2.1 INSTRUMENTATION DU PILOTAGE STRATEGIQUE EN COURS DE CONCEPTION : LES
INDICATEURS DE PROSPECTIVE
Un premier type d’instrument a fait l’objet d’une intervention de notre part suite à l’étude prospective
qui avait été réalisée de 2003 à 2005 afin d’identifier les scénarios possibles d’évolution de la filière
ovine laitière des Pyrénées-Atlantiques et de la sélection des races locales à l’horizon 2020 (GIS ID64,
2005). Cet instrument a consisté à mettre en place des indicateurs permettant de suivre l’évolution de
la filière. Ces indicateurs avaient deux objectifs :
− Dans un premier temps, permettre d’identifier, à un moment donné, dans quel(s) scénario(s)
de la prospective la filière se situait ;
− Puis un deuxième objectif est apparu : servir de tableau de bord aidant les acteurs de la filière
dans le pilotage stratégique de celle-ci.
En effet, une filière agricole n’ayant pas la structure unifiée et hiérarchique d’une organisation ou
d’une entreprise, le pilotage stratégique de celle-ci est rendu difficile par l’absence d’un organe unique
responsable de son orientation. La connaissance mutuelle des activités des différents acteurs de la
filière est également difficile. Construire un instrument collectif de connaissance de l’évolution de la
filière était donc un enjeu pour favoriser ce pilotage stratégique, comme aide à la décision à long terme
dans un environnement très instable. Il s’agissait également d’une attente d’acteurs extérieurs tels que
les collectivités territoriales, ce tableau de bord pouvant les aider à déterminer leur degré
d’engagement et les allocations financières versées à la filière.
Ce travail s’est déroulé en deux étapes : un groupe a été constitué à partir des acteurs ayant participé à
l’étude prospective pour élaborer la méthodologie. Pendant un an et demi nous avons animé ce groupe
afin d’élaborer une première liste d’indicateurs. Différents thèmes ont été identifiés, pour lesquels un
ensemble d’indicateurs a été choisi :
− Produits: prix du lait, consommation, fermier, part AOC,…
− Éleveurs: effectif, jeunes, montagne et plaine,…
− Animaux: races locales ou non, lait ou viande,…
− Territoire: population rurale, embroussaillement,…
− Autres acteurs: tourisme, emploi, transfrontalier,…
− Politiques: PAC, collectivités, Euro-région,…
Dans un deuxième temps, un stage a été réalisé dans le cadre d’une dernière année d’école d’ingénieur
pour décrire l’ensemble des indicateurs, les renseigner et réaliser une première évaluation de la
Conclusion générale
319
situation de la filière par rapport aux scénarios de la prospective (Chile, 2008). Nous ne détaillerons
pas ici davantage ce travail mais préférons mettre avant ses apports et l’importance de sa continuité.
En effet, les indicateurs sont des instruments de gestion particuliers dont les effets peuvent être
inattendus. Ils sont considérés par les praticiens comme des outils de planification et de contrôle par
excellence, comme des outils orientant l’action et les comportements dans le but d’une meilleure
efficacité (Moisdon, 1997). Or différents travaux ont montré comment indicateurs et tableaux de bords
ne sont pas une fin en soi mais avant tout des supports d’apprentissage et de coopération (Bernard B.,
2008; Bourguignon et al, 2004; Moisdon, 1997; Moisdon, 2005). Si les indicateurs sont reconnus pour
n’influencer que faiblement les pratiques de gestion, ceux-ci permettent un « enrôlement des acteurs ».
Comme l’indique B. Bernard (2008), « autour de ces outils, ces acteurs se mobilisent, se mesurent et
trouvent les moyens de leur coopération ». L’important dans ce travail est donc de voir (mais la
démarche est encore à ses débuts) comment ces indicateurs et le tableau de bord qu’ils permettent de
construire deviennent un outil de coopération et de négociation entre les acteurs, favorisant les
remontées d’information et une capitalisation plus transversale (Moisdon, 1997). D’une part, ce travail
a permis de mobiliser les acteurs de la filière dans la démarche et de leur faire prendre conscience de
l’importance d’un outil de pilotage collectif :
« La question concrète qu'il faut se poser aujourd'hui est : "pourquoi on en est là, à devoir
aller chercher les données que chacun possède dans son coin et qui pourtant concernent
l'ensemble de la filière ? […] [Dans le cadre de cet outil], la confrontation des données
pourrait se faire par l'envoi d'une fiche synthétique avec tous les indicateurs renseignés
auprès d'un organisme centralisateur – le GIS – ou mieux par l'intermédiaire d'une base de
données accessible en ligne. Cela permettrait un accès plus simple et surtout que chacun
puisse avoir connaissance d'une donnée filière dont il ne dispose pas directement »
(responsable AOC Ossau Iraty).
Les résultats de la première évaluation (quels scénarios apparaissent dans la réalité de la filière)
devraient permettre d’entrer dans un dialogue entre ces différents acteurs, rendant possible, si ce n’est
une prise de décision collective, au moins un partage et une meilleure connaissance des stratégies de
chacun et de leurs effets sur le contexte de la filière. L’accompagnement et l’observation des effets de
cette démarche seraient donc à poursuivre.
2.2 INSTRUMENTATION DES CAPACITES D’INNOVATION TERRITORIALE : LES ATELIERS DE
CONCEPTION
Au terme de ce travail de thèse, il nous semble nécessaire de concevoir une instrumentation permettant
de venir en appui à l’Organisme de Sélection, structure de gouvernance de la sélection génétique en
construction, afin de favoriser l’intégration de nouveaux acteurs, et la modification des dynamiques
d’apprentissage vers des modes plus participatifs et vers des objets plus innovants. Il s’agirait donc de
Conclusion générale
320
mettre place un instrument permettant de travailler dans les deux dimensions des nouvelles voies de
rationalisations à investir, celle des connaissances et celle des collectifs. Durant la thèse, nous avons
commencé à travailler à la mise en place d’ateliers de conception. La démarche n’étant qu’à ses
débuts, l’objectif ici est d’en définir un cahier des charges.
2.2.1 De l’identité instable des objets aux limites du « dominant design »
Dans le contexte étudié, nous avons montré l’instabilité des objets de gestion que sont les races
locales. Après les débuts des actions collectives de sélection, au sein du régime intensif de sélection,
où objectifs et moyens de les atteindre étaient clairs, et où les animaux devaient être sélectionnés pour
accroître leur productivité individuelle, aujourd’hui l’identité des races locales semble questionnée :
doit-on sélectionner des races locales compétitives par rapport aux races plus spécialisées ? Doit-on
sélectionner des races qui véhiculent et soutiennent l’image et la culture d’un territoire ? Où se situe la
valeur créée par la filière ? Ainsi, il semble aujourd’hui que les fins connues ne soient plus suffisantes
ou légitimes (l’orientation de la sélection génétique n’étant pas unanimement partagée), et que les
moyens pour les atteindre non plus (légitimité des savoirs scientifiques parfois remise en question).
Ainsi le « dominant design » (Le Masson et Weil, 2008) en œuvre semble ne pas suffire pour redéfinir
les objets de l’action collective. Selon le modèle du « dominant design »,
− la valeur des produits, le « business model » et la nature de la performance sont stabilisés :
performance évaluée à l’animal, « business model » basé sur la rentabilité de l’insémination
artificielle ;
− les compétences nécessaires à leur conception sont structurées en métiers et le processus de
conception peut être divisé entre organisations et grands métiers de ces organisations : les
scientifiques conçoivent et proposent les méthodes et les instruments de sélection, la
profession choisit.
Dans le contexte étudié (cf. tensions entre libéralisation et territorialisation), les critères de
performance et d’évaluation ne sont pas connus et doivent être conçus. Or réviser les critères
d’évaluation implique à la fois de concevoir de nouvelles dimensions de la performance, mais
également de remettre en question les performances existantes, ce qui peut s’avérer très délicat,
notamment lorsque le « dominant design » est fort (Elmquist et Segrestin, 2008). Il semble donc
nécessaire de régénérer les capacités d’innovation, c'est-à-dire les « capacités collectives pour recréer
de façon permanente et simultanée de nouvelles sources de valeurs (produits, concepts, brevets,
valeurs environnementales, etc.) et des compétences (connaissances, savoir-faire, professions, etc.) »
(Elmquist et Segrestin, 2008). Pour cela, il est nécessaire de se départir d’une vision de l’action
collective et de sa trajectoire par les théories de la décision et d’adopter plutôt une perspective
proposée par la théorie de la conception. Celle-ci permet, dans un contexte d’identité instable des
objets, de considérer que les alternatives possibles à un « dominant design » ne préexistent pas mais
Conclusion générale
321
doivent être créées (Elmquist et Segrestin, 2008; Hatchuel A., 1996; Hatchuel A., 2001b; Hatchuel A.
et Weil B., 1999; Le Masson P. et al, 2006) : la rationalité (l’adéquation des moyens et des fins) se
doit d’être expansive, ce qui était auparavant donné doit être conçu.
2.2.2 Cahier des charges pour des ateliers territoriaux de conception innovante
Théorie et méthode de la conception innovante La théorie de la conception proposée par Pascal Le Masson, Benoît Weil et Armand Hatchuel est formalisée au travers du modèle C-K, distinguant deux espaces expansibles qui co-évoluent durant le processus de conception : l’espace C des Concepts (ce qui n’existe pas encore) et l’espace K des connaissances (K pour Knowledge, ce qui est déjà connu ou qui doit être exploré).
Figure 13 : Schéma représentant le mode de raisonnement de la conception innovante (Le Masson P. et al,
2006) Ce cadre d’analyse peut alors être utilisé pour organiser des activités collectives favorisant la création de capacité d’innovation au travers de la mise en place d’ateliers de conception innovante (Le Masson P. et al, 2006). Nous proposons ici un cahier des charges pour la mise en place de tels ateliers dans le cas de la gestion des races locales dans les Pyrénées-Atlantiques. L’important ici est de savoir comment concevoir une situation de production de connaissances nouvelles, et d’identifier la nature de la plateforme qui va permettre la conception de nouvelles voies d’innovation. La méthode K-C-P, telle que développée par (Le Masson P. et al, 2006) et expérimentée dans différentes grandes entreprises (transport, automobile) a deux objectifs (Elmquist et Segrestin, 2008) :
- Renouveler les critères de performance pour alimenter les stratégies existantes et générer un ensemble de concepts innovants à développer ;
- Identifier des ressources et compétences « manquantes » pour cela, afin d’enrichir les programmes de recherche en cours et d’identifier les connaissances à explorer. Au travers de ces objectifs il ne s’agit pas de définir une nouvelle stratégie, ni des spécifications pour des produits à venir, ni des questions précises pour les actions de recherche, mais de créer un nouvel espace stratégique, dans lequel plusieurs alternatives deviennent explicites (Elmquist et Segrestin, 2008; Le Masson P. et al, 2006).
Conclusion générale
322
Dans le cas étudié ici, il s’agit ainsi de promouvoir le passage du « bien commun » comme donné, à un
modèle génératif commun, de définir ce qui est considéré comme commun, et ce qui est différencié, à
l’échelle d’un territoire lui aussi à définir. La sélection génétique propose des combinaisons, offre à la
fois des contraintes et des libertés : une part de la génétique des races est commune et plutôt stable,
tandis qu’une autre peut être conçue et évolutive. C’est sur cette part qu’il y a liberté et possibilité de
conception, c’est ce qui doit être discuté. Pour cela, il semble nécessaire de renouveler les formes de
couplage du politique et du scientifique afin de changer de logique de conception et de passer du bien
commun standard au « bien commun design ». La mise en place d’ateliers de conception innovante
peut être une voie privilégiée pour cela.
La méthode K-C-P repose sur la succession et l’organisation de trois types d’ateliers : un atelier de
partage des connaissances (K), un atelier d’exploration conceptuelle (C), un atelier pour structurer des
propositions (P).
− La première phase (K) a pour objet une mutualisation intensive des connaissances : les
différents participants se retrouvent pour échanger leurs connaissances sur des thèmes pré-
définis. Il est alors possible de demander à des experts d’intervenir : l’objectif est de faire un
« état de l’art » des connaissances existantes. L’important durant cette phase est de limiter les
risques de leadership d’un participant ou d’un expert par rapport aux autres : éviter toute
forme de dictature intellectuelle, d’interventions critiques et non constructives. Dans le cas des
Pyrénées-Atlantiques, éleveurs, généticiens, experts d’autres dispositifs de gestion de races
locales (Aubrac, Alpes du Nord, Roquefort, Corse) pourraient intervenir en veillant à ce que
leurs connaissances respectives soient considérées de la même façon. L’important est de
mélanger les différents métiers. Cette phase de mutualisation des connaissances est d’autant
plus importante dans une filière éclatée comme celle des Pyrénées-Atlantiques. Si le thème de
la rusticité – interaction génotype/milieu est choisi, cette phase permettrait de faire émerger les
différentes conceptions de cette question.
− La deuxième phase (C), qui peut aussi précéder la première, a pour objet de faire émerger les
concepts à retenir et de travailler à la définition des connaissances nécessaires et à la faisabilité
de ces concepts innovants. Il s’agit d’encourager les participants à faire des détours par rapport
à leurs raisonnements habituels, à ce qu’ils ont l’habitude de faire dans leur activité. Dans
notre cas, il s’agirait par exemple d’imaginer d’autres critères de performances que la
productivité à l’animal. D’où l’importance du raisonnement en C : si on ne travaille que sur les
connaissances, les tensions entre les différentes logiques de sélection peuvent continuer à
apparaître. Il faut plutôt montrer que les alternatives qui émergeraient lors de ces ateliers ne
sont pas mutuellement exclusives. Différents concepts ont émergé des premiers échanges
autour de cette démarche dans les Pyrénées-Atlantiques. Deux principaux semblent revenir et
appeler à un travail plus approfondi :
Conclusion générale
323
− la conception d’une (ou plusieurs) brebis Manech Tête Noire « innovante(s) » : le
schéma de sélection Manech Tête Noire étant à la limite de la rupture ;
− la conception de brebis reconnues pour leur « rusticité », la rusticité étant une valeur
difficile à définir, comprenant de multiples acceptions selon les usagers, et nécessitant
un renouvellement des critères d’évaluation.
− La troisième phase (P) est la synthèse des phases précédentes, permettant l’identification d’un
nouvel espace stratégique, de nouveaux critères de performance. Elle doit aider à déterminer
les actions à mettre en œuvre. Il s’agit non pas de projets à réaliser, mais de connaissances et
de concepts à explorer dans un futur proche. Les participants doivent alors réfléchir à :
− de nouvelles mesures de performance ;
− des ébauches de solution ;
− des compétences à mettre en œuvre.
Il est primordial de définir judicieusement qui participe à ces ateliers, qui les anime et comment, qui
doit discuter de quoi.
Jusqu’à présent, cette méthode a été mise en place au sein d’organisations clairement définies,
hiérarchiques, pour lesquelles il est facile d’identifier les responsables de la gestion stratégique de
l’organisation. Dans le cas d’une filière agricole d’un bien commun territorial, l’organisation d’ateliers
de conception innovante interroge la capacité des acteurs d’organisations différentes (Centre de
sélection, AOC, interprofession, collectivités territoriales) à se mobiliser pour une telle démarche
(temps notamment). Mais cette démarche permettrait de reconfigurer les relations et de favoriser la
coopération. Elle pourrait être un support de réflexion pour les premières activités du nouvel
Organisme de Sélection. Les caractéristiques de la filière concernée (hétérogénéité et éclatement) font
que la première phase de mutualisation des connaissances aurait déjà toute son importance. Il nous a
semblé repérer une certaine méconnaissance des pratiques, des contraintes et des stratégies entre les
différents acteurs. Dans un souci de neutralité, nous pensons qu’il serait judicieux que ces ateliers
soient mis en place dans le cadre du GIS iD 64, qui réunit une grande partie des acteurs de la filière.
Les dimensions culturelles et identitaires, aujourd’hui plutôt niées par le raisonnement de conception
car considérées comme spécifiques au territoire (tandis que nous avons montré le contraire),
mériteraient sans doute d’y être intégrées, afin d’en tirer partie dans les processus de rationalisation.
En effet, les spécificités culturelles pourraient ouvrir des voies qui n’ont pas l’habitude d’être
explorées. Est-ce que cette revendication identitaire va empêcher l’action collective ou peut-on en tirer
partie ? L’identité locale (basque ou béarnaise) s’est construite aussi sur des rationalisations. Comme
nous l’avons vu, l’institution (la culture locale) veut revenir sur les moyens, et ne s’intéresse pas
Conclusion générale
324
seulement à la performance. C’est une tendance générale dans la société, les consommateurs veulent
revenir sur les moyens de production, les processus de conception. Il est alors nécessaire de
s’interroger sur les modes de couplage possibles entre rationalisation liée à l’identité culturelle et
rationalisation liée à la sélection des races.
Cette démarche reste à mettre en place dans les Pyrénées-Atlantiques. Ce qu’il est important de retenir,
c’est que face à la multiplicité des niveaux de crises de la coopération et à la diversité des logiques
locales de sélection, de création de valeur, l’objectif d’aboutir à un consensus de l’ensemble de la
filière semble relever d’un mythe, et parfois même d’une impasse. Il nous semble important de mettre
plutôt l’accent sur l’enjeu de gérer une diversité qu’espérer une intégration totale des oppositions.
Gérer la diversité signifierait alors concevoir un milieu avec plusieurs modèles productifs : plusieurs
modèles peuvent cohabiter, « attendrissant » alors les relations de pouvoir.
Plusieurs types de diversité peuvent être imaginés. Concernant la sélection des races plus
spécifiquement, il peut s’agit de diversité inter-races ou intra-race.
Concernant la diversité inter-races, comme nous l’avons montré, pour l’instant la stratégie de
l’organisme de sélection est de ne pas différencier les trois races sélectionnées : les mêmes critères de
sélection leur sont appliqués, aucune stratégie de communication ne vise à tirer partie de leurs
spécificités. Pourtant, nous pourrions imaginer la distinction de ces trois races et des trois schémas de
sélection, par exemple par l’intégration de critères différents. Or, aujourd’hui, l’intégration de
nouveaux critères est raisonnée davantage en terme de capacité des schémas de sélection à produire
rapidement du progrès génétique et à supporter financièrement l’intégration d’un nouveau critère.
Ainsi les nouveaux critères tels que la résistance au parasitisme seraient par exemple d’abord mis en
place sur la Manech Tête Rousse car son schéma de sélection est le plus important et donc celui pour
lequel le progrès sur ce critère pourrait être le plus rapide et les risques de ralentissement sur les autres
critères les moins grands. Une stratégie de différenciation viserait au contraire à tirer partie des
modèles de production auxquels chaque race peut être plus ou moins associée. En effet, chaque race
correspond (dans une certaine mesure) à un territoire particulier, et à un système d’élevage spécifique,
comme l’indique la carte ci-dessous.
Conclusion générale
325
Cette stratégie de différentiation pourrait conduire à rechercher des critères traduisant l’aptitude des
Manech Têtes Noires à produire en estive. De même le critère de prise en compte des taux butyreux et
protéiques du lait pourrait être d’abord introduit dans le schéma de sélection de la Basco-béarnaise,
affichant alors sa spécificité de race fromagère pour les producteurs fermiers.
De même, intra-race, la possibilité de proposer des groupes de béliers ayant des valeurs d’index
orientées plus vers le quantitatif, d’autres le qualitatif, voir le standard …laissant à l’éleveur une
possibilité de choix, pourrait être explorée.
Ces stratégies de différenciations interrogent bien sûr les conséquences techniques en terme de
sélection génétique, et d’acceptabilité sociale de ces différenciations. Concrètement, comment faire
pour mettre en place différents critères selon les races ? En a-t-on les moyens et la volonté ?
Cependant, au-delà d’une intégration concrète de critères différenciés de sélection, valoriser déjà les
différences existantes en terme de systèmes d’élevages pourrait participer à cette stratégie de
différenciation. Il s’agirait alors plutôt d’identifier la diversité des modes d’usage des races et d’en
tirer partie plutôt que de les lisser. L’important est ici non pas d’apporter des solutions toutes prêtes,
mais de montrer que pour l’instant, le lien entre les races et le territoire nous semble être considéré
comme donné et naturel, et n’est explicite que de manière externe aux schémas de sélection au travers
du cahier des charges de l’AOC Ossau Iraty dans lequel les races locales sont obligatoires. Or, la
stratégie de différenciation que nous venons d’évoquer semble être un exemple de stratégie active dans
Figure 14 : Représentation territoriale de la répartition des races et des systèmes d'élevage (adapté de AREOVLA,
Institut de l'Elevage, 2003)
Conclusion générale
326
l’affirmation d’un lien entre les races et le territoire au niveau des orientations de la sélection
génétique. Celle-ci pourrait être une voie à explorer vers la conception de ce que nous appelons un
bien commun territorial.
Au-delà de ce diagnostic des crises de la coopération dans la gestion des races locales des Pyrénées-
Atlantiques, notre travail de thèse a conduit à explorer un cadre d’analyse plus général d’une part sur
la gestion des biens communs et d’autre part sur l’étude de l’action collective par ses instruments. Le
chapitre suivant récapitule les principaux apports de la thèse dans ces deux axes de recherche.
Conclusion générale
327
Chapitre 3 APPORTS ET LIMITES DU CADRE D’ANALYSE PROPOSE
1 APPORTS ET LIMITES CONCERNANT L’ANALYSE DE LA COOPERATION DANS LA
GESTION DES BIENS COMMUNS
Dans cette thèse, nous avons développé un cadre d’analyse permettant d’étudier les dispositifs
coopératifs de production de biens communs. Nous avons fait le choix de focaliser l’analyse sur les
différentes formes et les différents processus de rationalisations pour éviter les écueils de postures
uniquement utilitaristes ou naturalistes sur les biens communs. Analyser ces processus nous a conduit
à développer une approche par les régimes, notion clé pour aborder la question des changements et
développer une vision dynamique des actions collectives. Par contre, contrairement à une majorité de
travaux qui développent une vision « macro » des régimes (étude des changements institutionnels dans
les sociétés), nous avons montré la fécondité d’une vision dépassant les oppositions entre micro et
macro, en partant de l’analyse des instruments et des pratiques observées pour identifier différents
régimes. Par contre, contrairement à des approches telles que la théorie de l’Acteur Réseau ou la
sociologie des sciences, notre approche reste limitée quant à la prise en compte des phénomènes
d’intéressement des acteurs dans les processus d’innovation, à la construction de réseaux, à la position
sociale et institutionnelle construite par ces acteurs, aux mouvements sociaux.
Nous nous sommes donc attachée à identifier des régimes de sélection génétique nous permettant,
selon une approche généalogique, d’identifier les différentes formes de rationalisation de la sélection
qui ont pu apparaître dans le domaine de l’élevage. Ces régimes ont été définis selon quatre registres :
− Les connaissances
− La coopération
− Le marché
− La gouvernementalité
Les deux premiers définissent au sein des dispositifs coopératifs les modes de connaissance en œuvre
sur les biens produits, ainsi que la nature des relations de coopération nécessaires à leur production
(nature de la division du travail). Les deux derniers relèvent de l’action publique : la nature des
marchés qui régissent les biens produits (mais peut-être vaudrait-il mieux parler de régime d’échange
étant donné que le marché est une hypothèse comme une autre) et la nature de la régulation politique
de la production et des échanges de ces biens.
Conclusion générale
328
Le modèle que nous proposons aborde la question de la gestion des biens communs au travers de la
définition de régimes de sélection génétique. Cette stylisation fournit une grille d’interprétation pour
les observations empiriques ainsi que pour le pilotage de l’action publique. Ces régimes caractérisant
la nature de la coopération selon quatre dimensions, permettent d’identifier les formes locales de
gestion des biens communs, d’analyser les difficultés rencontrées (difficultés d’institutionnalisation
d’un régime, tensions entre différents régimes, etc.), d’identifier les problématiques particulières de
ces formes de coopération. C’est alors la transition d’un régime à un autre qu’il s’agit de piloter. Les
quatre régimes historiques identifiés pour la sélection animale (régime communautaire, régime
entrepreneurial, régime intensif, régime découplé) doivent être maintenant testés sur d’autres cas, par
exemple la sélection végétale, mais aussi dans d’autres types d’activité coopérative. Il s’agirait ainsi de
vérifier la fécondité de notre définition des régimes de sélection génétique (nous permettent-ils
d’analyser des cas très différents de processus coopératifs ?) et la généricité des quatre régimes
historiques de sélection animale (sont-ils communs ou différents à la sélection végétale, si oui en
quoi ?).
La construction de ce modèle a reposé sur une démarche généalogique visant à reconstituer l’évolution
conjointe des savoirs et des objets de la sélection animale. Cette démarche généalogique nous semble,
un élément essentiel à retenir dans l’analyse des objets aussi complexes et « chevelus » (Latour, 1995)
que ceux ayant trait aux biens communs (environnement, santé, culture, informations132, ressources
naturelles, etc.), pour lesquels :
− la définition des objets à gérer est fortement contextuelle, historiquement et géographiquement
située ;
− les processus de rationalisation comportent des enjeux publics qui se construisent dans le
temps et ne peuvent être prédéfinis.
Construire ce modèle des régimes de la coopération nous a amené à identifier différents registres de
l’action collective qui représentent autant de lieux possibles de crises de la coopération :
− Les modes de production de ces biens
− Les modes de qualification
Ces deux premiers éléments représentant les deux dimensions des systèmes de production des biens
communs, enfin :
− Les modes d’échanges
Chacun de ces registres a fait l’objet d’une des parties de la thèse. Nous ne reprendrons pas ici les
différents enseignements issus de chaque partie, ceux-ci ayant été résumés dans le synopsis introductif
132 Voir l’article de Hess et Ostrom pour une analyse du domaine des droits de propriété intellectuelle, considérant les informations comme des « common-pool resources » (Hess et Ostrom, 2001).
Conclusion générale
329
de la thèse et dans le premier chapitre de cette conclusion. Dans une perspective managériale, il nous
semble donc important d’analyser conjointement trois registres d’action collective au sein des
dispositifs de production de bien commun. C’est l’articulation des trois qui permet de comprendre la
complexité des enjeux de la coopération.
2 APPORTS CONCERNANT L’APPROCHE INSTRUMENTALE DE L’ACTION
COLLECTIVE
Comme nous l’avons vu dans les différents chapitres théoriques de cette thèse, les approches par
l’analyse des instruments, des objets, des artefacts et de leur rôle dans l’action collective font l’objet
d’une actualité renouvelée. Après avoir détaillé l’origine et les fondements de ces approches au travers
d’une analyse généalogique permettant de relier l’évolution des concepts scientifiques à l’évolution de
la réalité des entreprises et des organisations, nous avons appliqué cette perspective analytique aux
différents registres de l’action collective étudiée. Nous avons choisi d’investir deux voies
d’exploration que l’on peut voir actuellement émerger au sein des différents travaux se développant
autour de l’étude de l’instrumentation dans les organisations :
− d’une part, une approche historique qui étudie la transformation des objets et des techniques
managériales dans le cadre de nouvelles rationalisations de l’action collective ;
− d’autre part, une approche de l’action située qui analyse les transformations conjointes des
activités et des instrumentations.
Ces approches présentent des complémentarités en ce qu’elles éclairent des aspects différents des
formes contemporaines de l’instrumentation et de leurs effets sur les dynamiques organisationnelles.
Concernant l’étude du mode de production des biens communs, nous avons focalisé notre analyse sur
l’instrumentation scientifique et technique qui permet la production de ces ressources, qui permet de
les rendre « gérables ». Nous avons pour cela combiné l’apport théorique des travaux français sur les
techniques managériales, définissant leurs trois dimensions (substrat technique, philosophie
gestionnaire, vision simplifiée de l’organisation) et l’apport théorique des travaux anglophones
s’intéressant davantage aux effets inattendus de l’instrumentation scientifique, inspirés par certains
philosophes des sciences.
L’articulation de ces deux courants nous a permis de mieux comprendre les modes d’intervention de
l’instrumentation scientifique dans l’action, à la fois au travers de son intervention sur le milieu dans
lequel est produit le bien et de son rôle dans la caractérisation d’une réalité complexe la rendant ainsi
gérable. Tandis que l’instrumentation scientifique reste souvent considérée comme neutre par ses
concepteurs, nous avons montré en quoi les hypothèses sur lesquelles elle est conçue résultent de
Conclusion générale
330
choix qui sont loin d’être neutres. Ces résultats restent donc à intégrer dans la réflexion sur la
conception même de ces instruments.
Deuxièmement, nous avons pu mettre en avant la transformation d’instruments scientifiques en
instruments de gestion, révélant un nouveau type de conséquences inattendues des instruments. Les
modalités de cette transformation et son observation sur d’autres cas restent à approfondir.
Troisièmement, notre approche affirme une définition large de l’instrumentation. Ce parti pris est
critiquable, cependant nous pensons qu’il est particulièrement fécond pour accéder à des phénomènes
qui restent souvent dans l’ombre, comme les phénomènes de cadrage nécessaires à toute action
collective même lorsque celle-ci ne semble faire appel qu’à des savoir-faire empiriques par exemple.
Ainsi cette définition large est fertile pour comprendre les processus d’apprentissages et dépasser les
dichotomies sur les types de connaissances (tacites vs explicites, scientifiques vs empiriques, stockées
vs en pratique), en montrant par exemple que des connaissances qualifiées de « tacites » ou
« d’empiriques » peuvent aussi être instrumentées. C’est notamment sur ce rôle des instruments dans
les processus d’apprentissage que l’étude des activités de qualification des biens communs a apporté
des éléments de compréhension dans la troisième partie de cette thèse.
Dans une perspective généalogique telle que celle que nous avons tenté d’adopter, l’entrée par les
instruments permet un regard original sur des phénomènes qui, si l’on s’en tient aux seuls discours,
sont parfois difficiles à analyser. Non pas que les pratiques discursives n’aient pas d’intérêt – on peut
au contraire considérer qu’elles ont une dimension performative – mais elles ne constituent que la face
émergée de l’action managériale. Aussi, un travail historique sérieux ne peut se passer d’une analyse
simultanée des pratiques non discursives (modèles, outils de gestion, instruments d’observation,
catégories, etc.) qui constitue la face moins visible, et néanmoins déterminante, de l’action
managériale. A cet égard, la notion de technique managériale permet un élargissement utile de l’objet
d’analyse au triptyque objets de gestion/instruments/savoirs, au-delà de ce qu’une vision étroite
limitée à l’analyse des effets des instruments de gestion pourrait laisser penser (Aggeri et Labatut,
2008).
Si les instruments permettent de faire émerger la face cachée du fonctionnement du système de
production des biens communs (objectif de production et qualification), leur étude a été également
stimulante pour comprendre le fonctionnement du régime de marché de ces biens dans la quatrième
partie de la thèse. D’une part, malgré les apparences, il n’y a pas de marché autorégulateur, mais tout
un ensemble de dispositifs et d’instruments permettant de le réguler et qui le structurent fortement.
D’autre part, le marché est un pur produit artefactuel, il résulte d’hypothèses qui pourraient être tout
autres, il résulte d’un processus de rationalisation qui pourrait être différent et conduire vers d’autres
Conclusion générale
331
formes d’instrumentation des échanges de biens communs qui ont pu être étudiées dans le cadre
d’approches sur les droits de propriété.
Il s’agit enfin ici de définir les principales limites et perspectives du modèle que nous proposons ici.
Plusieurs éléments de ces régimes de coopération manquent sans doute d’approfondissement pour
l’instant, notamment l’aspect lié à la gouvernementalité. Une lecture en terme de droits de propriété
dans l’usage des biens communs serait complémentaire à notre approche pour une analyse plus
détaillée de la gouvernance de ces biens. Cependant, contrairement aux courants qui développent cette
notion (Ostrom, 1990; Ostrom, 2007; Schlager et Ostrom, 1992), nous avons fait le choix de sortir du
débat questionnant le caractère fondé ou non de la théorie de la tragédie des communs proposée par
(Hardin, 1968), théorie la plus fréquemment invoquée lorsque l’on s’intéresse à ce type de biens. Dans
notre cas, nous ne nous sommes pas intéressée uniquement à ce que Ostrom appelle les « Common-
pool Resources », car les biens communs que nous étudions ne sont pas forcément menacés par un
trop grand nombre d’usagers ou une trop forte utilisation (même si pour ces deux éléments il peut y
avoir des risques pour les races locales). Ainsi notre cadre d’analyse mérite d’être testé sur d’autres
types de biens (eau, santé, culture, environnement, etc.).
De même, une analyse plus précise des effets des politiques publiques et notamment des récentes
réformes en sélection animale sur l’évolution des régimes de coopération nous semble être une piste de
recherche des plus stimulantes. Ceci nous conduit à pointer l’importance d’ouvrir un champ de
recherche sur les régimes en construction, afin d’étudier les différentes configurations qu’ils vont
pouvoir prendre et leurs conséquences sur la gestion des biens communs.
332
333
ANNEXES
334
335
ANNEXE 1 : SOURCES
Nous ne détaillons pas ici de façon exhaustive toutes les sources que nous avons utilisées pour construire ce travail de thèse, mais donnons un ordre d’idée du type de sources et de la nature des documents que nous avons mobilisées.
Sources primaires Entretiens : Eleveurs
Bidé Jean-Michel (23 mars 2006, sur l’exploitation) Bidegain Pierre-Philippe (13 mars 2007, sur l’exploitation) Bonnemasou-Carrère Jean-Louis (12 juin 2006, sur l’exploitation) Cachenaut Arnaud (26 juillet 2007, sur l’exploitation) Cazaux M. (3 août 2007, sur l’exploitation) Dascon Arnaud (30 mars 2006, sur l’exploitation) Etchegaray Patrick (21 juin 2006, sur l’exploitation) Gachiteguy Adrien (30 mars 2006, à l’Abbaye) Gracy Jean-Louis (13 juin 2006, sur l’exploitation) Haritschelar Eñaut (4 août 2006, sur l’exploitation) Irrigaray Laurent (8 décembre 2006, sur l’exploitation) Loyatho Désiré (18 juillet 2007, sur l’exploitation) Luro Gaby (15 mars 2007, sur l’exploitation) Negeloua Jean-Claude (8 décembre 2006, sur l’exploitation) Oçafrain Michel (21 juin 2006, sur l’exploitation) Perret Alain (19 juillet 2007, en estive) Poineau Francis (20 juin 2006, en estive) Queheilhalt M. (5 juin 2007, sur l’exploitation) Sorhondo Pascal (25 juillet 2007, en estive) Urricariet Michel (5 juin 2007, sur l’exploitation)
Administratifs de la filière locale et nationale
Aguerre Xavier, CDEO/UPRA ROLP (23 mars 2006 ; 30 mai 2006) Arranz Jean-Marc, CDEO/GIS ID 64 (21 mars 2006, 30 mai 2006) Barrère Céline, AOC Ossau Iraty (12 juillet 2007) Boucheron Jean-Luc, CDEO, (26 février 2007) Cachenaut Jean-Baptiste, (6 juillet 2006, 25 février 2007) Hervé Didier, IPHB (13 mai 2006) Letchaureguy Jean-Baptiste (6 juillet 2006) Millet Fabienne, Interprofession (17 juillet 2006) Mirassou Jean-Claude, Pyrénéesfrom (7 juillet 2006) Patin Stéphane, FUS (5 septembre 2007) Roger Jean-Michel, Les Chaumes (5 juillet 2006) Soulas Claude, CDEO (29 mai 2006)
Au-delà de ces dates d’entretiens « formels », nous avons eu des échanges répétés tout au long des trois années de la thèse avec les acteurs du CDEO. Acteurs de la recherche et du développement Nous n’indiquons pas de dates pour ces entretiens car pour la plupart ils ont eu lieu de façon répétée tout au long de la thèse.
Astruc Jean-Michel
336
Barillet Francis Bibé Bernard Choisis Jean-Philippe Flamant Jean-Claude Hazard Laurent Morin Emmanuel Sébillotte Michel
Enfin, nous avons pu exploiter les entretiens réalisés par Emmanuelle Boisseau, stagiaire pendant 6 mois sur la construction d’une typologie de pratiques d’éleveurs dans les Pyrénées-Atlantiques en terme de sélection génétique de leur troupeau. 26 entretiens ont été réalisés (dont nous avons participé à 2) et retranscrits pour partie.
Observations participantes
Pendant lesquelles nous en avons profité pour questionner les acteurs participants
Inséminations artificielles 3 journées (5, 6, 12 juin 2007) Contrôle laitier 2 journées (dates) Qualifications 3 journées en ferme + 2 journées en Centre de
sélection Concours d’animaux 2 journées (dates) Réunions professionnelles − 7 réunions du GIS (conseil de
groupement et conseil scientifique) − AG (Aveyron, OVITEST le 22 février
2007 et PA) − 2 réunions CNBL (Assemblée Générale
du 20 avril 2006, réunion le 17 octobre 2007)
− Séminaire transfrontalier à Sare, 18-19 octobre 2007
− Assemblées générales du CDEO (28 avril 2006, 13 juillet 2007, 26 avril 2008) CA du CDEO (11 mars 2008)
− UPRA/OS : réunion statut OS, 13 décembre 2007
− Assemblées de section − 1 réunion CNAG (8 juin 2006)
Intervention − Réunion avec le Conseil Général (20 juillet 2006)
Sources secondaires
Archives Archives départementales Archives départementales des Pyrénées-Atlantiques, ensemble des documents concernant les syndicats agricoles et les concours d’animaux, cotes 7M6263, 7M27, 7M28 Rapports et documents internes non publiés
Ministère de l’Agriculture Compte-rendu comité consultatif ovin/caprin de la CNAG, 15 juin 2004
337
Bureau des Ressources Génétiques Documents de communication Listes des ressources génétiques prises en compte
Institut de l’Elevage
La production de lait de brebis en France, diversité des systèmes d’exploitation, compte rendu Octobre 2004 Compte rendu annuel sur l’insémination artificielle ovine, Campagne 2007, Roual Jérôme, Lagriffoul Gilles. Comptes-rendus du groupe génétique du CNBL (20-21 octobre 2004 ; 19-20 octobre 2005 ; 18-19 octobre 2006 ; 17-18 octobre 2007) Bilan du contrôle laitier ovin en France Documents de l’Assemblée générale du CNBL, avril 2007 Documents de formation des techniciens de contrôle laitier à SIEOL, automne 2005
Interprofession lait de Brebis des Pyrénées-Atlantiques : CR d’Assemblée Générale, Résultats Observatoire économique de la filière ovine laitière, Cahier des charges audit filière ovine laitière, résultats d’appui technique, Rapports d’études et de conseil « La filière ovine 64 » (Agriculture, Nutrition, Développement)
CDEO/UPRA des Pyrénées-Atlantiques Rapports de stages : « Amélioration génétique de la production des races ovines laitières des Pyrénées-Atlantiques et valorisation de l’agneau de lait », Magnier Laure et Fraysse Joël, ENSAT, 1989 « Analyse de la gestion génétique des béliers d’insémination artificielle en races ovines laitières des Pyrénées », Palhiere Isabelle, ENITA, 1999. « Le contrôle laitier simplifié ovin dans les Pyrénées-Atlantiques, bilan et perspectives », Chanel Patrick, Urtasun Lucie, ISARA, 1997 Travaux de recherche et CR d’activité, SICA CREOM, 1995 « Enquête auprès des adhérents du CDEO », Aguer Sylvain, 1999, Université de Pau et des Pays de l’Adoure, IUT Statistique et traitement informatique des données. « Enquête auprès des producteurs de lait de brebis des Pyrénées-Atlantiques : le CDEO face à son avenir », Pagola Peio, 1999 « Entre tradition et modernité, quel avenir pour l’élevage de la Manech Tête Noire en Pays Basque ? Eléments de réponses aux inquiétudes des sélectionneurs », Lecampion Ophélie, ENESAD, 2006 « Innovation et résistance au développement, la filière du lait de brebis au Pays Basque (Hasparren et Baigorri) », Candau Jacqueline, Gachiteguy Adrien, Fourquet François, Jaureguiberry Francis, Université de Pau et des Pays de l’Adour, 1989. « Analyses zootechnique et génétique du schéma de sélection laitière des Pyrénées-Atlantiques de 1975 à 1978 », Barranguet Catherine, 1979, ENSFA (UNLG, INRA, ITOVIC) « La sélection ovine laitière : un choix idéal pour un éleveur pyrénéen de Manech ou de Basco-béarnaises ? », Arla Bernard, 1988, LA de Pau Montardon, BTS PA, CIOP Mauléon « Bilan du schéma de sélection des races ovines laitières des Pyrénées : première analyse de 1975 à 1988 », Sibille Philippe, Mémoire de fin d’étude INA-PG, SICA CREOM, UNLG-INRA « Adaptation des principes de la sélection des ovins laitiers aux systèmes d’élevage des Pyrénées-Atlantiques », Ricard Michel, ESAP, 1977. Documents administratifs Comptes rendus des réunions du Conseil d’Administration du CDEO (de 1997 à 2005) Comptes rendus d’activité (94/95 ; 04/05 ; 05/06 ; 06/07) Contrats de sélection Comptes rendus d’Assemblées générales et statuts (depuis 1975), documents d’inauguration en 1977
338
« Les grandes étapes de l’évolution de la sélection en brebis laitière dans le contexte du bassin de production des Pyrénées-Atlantiques », UPRA ROLP, 2003 Conventions administratives (OS, CDEO, liant les deux) Grilles de tarification des services de sélection et des services d’appui technique Documents distribués aux éleveurs lors des qualifications collectives
GIS ID 64 Comptes rendus d’activité du GIS Comptes rendus des Conseil de Groupement et des Conseils Scientifiques Documents de projet et de constitution du GIS ID 64 Documents relatifs aux différentes étapes de réalisation de l’étude prospective sur la filière ovine laitière en Pyrénées-Atlantiques. « Un outil pour la filière ovine laitière en Pyrénées-Atlantiques. Elaboration d’un système d’indictauers de suivi », Chile Kevin, 2008, ENESAD
INRA Toulouse Département SAD : Programme Leader II Pays Basque Département GA : Réflexions sur le génotypage dans le Département de Génétique Animale, Boichard Didier, 4 mars 2007 Publications scientifiques de la SAGA (notamment sur les ovins lait et viande) Rapport de mission d’évaluation de la génétique animale, propositions pour l’avenir, Ministère de l’Agriculture et de la pêche, juillet 1998.
INRA Saint Pée sur Nivelle « Les commissions syndicales et la loi montagne à travers deux exemples : la commission syndicale de la Soule, la commission syndical de Saint-Savin », Achigar-Elichodoborde Jacqueline, Baudon-Gelber Elisabeth, 1988, Université de Pau et des Pays de l’Adour, Faculté de droit et sciences économiques. « Le Cayolar en Soule », Richer Michel, IV colloque sur le droit privé basque, « La pratique actuelle du droit coutumier en Pays Basque », 1994
Autres cas de sélection génétique de races Documents administratifs Centres de sélection du Rayon de Roquefort (grilles de tarifications, présentations des services, comptes rendus d’Assemblées Générales, etc.) Document de communication de l’UPRA Lacaune Catalogues des reproducteurs des Centres de sélection espagnols Archives personnelles transmises par des acteurs Archives Jean-Claude Flamant Archives Arnaud Cachenaut Archives Olivier Clément Archives Nathalie Girard Archives Jean-Marc Arranz Archives Jean-Michel Astruc Archives cahiers de qualification Laurent Irrigaray Archives Franck Aggeri, étude dans le Rayon de Roquefort Cours de génétique animale (est précisé ici les cours suivis personnellement, et les cours dont seuls les documents ont été récupérés)
− CSAGAD 16-20 octobre 2006, session N°4 "La sélection et le croisement, la gestion et la valorisation des ressources génétiques" (cours suivi)
− CSAGAD 2004 (documents récupérés) − Amélioration génétique des animaux domestiques, Principes et organisation, Jacques Bougler,
1989, INA PG (documents récupérés) − Amélioration génétique des animaux domestiques, J. Bougler, JM Duplan, H De Rochambeau,
E Verrier, 1987-1988, INA PG (documents récupérés)
339
− Amélioration génétique des brebis laitières, J.-M. Astruc, F. Barillet, G. Lagriffoul, CIHEAM – IAM, Zaragoza (22-23 février 2006) (cours suivi)
− Production animale, amélioration génétique animale, L. Bodin, CIHEAM – IAM, Zaragoza, 2006 (documents récupérés)
− Production animale, amélioration génétique animale, F. San Primitivo, CIHEAM – IAM, Zaragoza, 2006 (documents récupérés)
Revues consultées ou dépouillées Le Sillon, Journal agricole départemental des Pyrénées-Agricole, années 1975 à 1995 Laborari, Journal agricole du Pays Basque Bulletin d’information du Centre Ovin Revue Ethnozootechnie (de 1980 à aujourd’hui) Alliances, revue de la filière bovine INRA Productions Animales BIMA (Bulletin d’information du ministère de l’Agriculture) La Gazette du département de Génétique Animale Pâtre, revue des éleveurs de mouton
340
341
ANNEXE 2 : Principales caractéristiques des trois races ovines locales des Pyrénées-Atlantiques (données Institut de l’Elevage)
Pyrénées Atlantiques – Race BASCO BEARNAISE
Production au Contrôle Laitier Officiel :
147 litres en 142 jours19 500 brebis en contrôle laitier officiel
(16 600 brebis traites)
Béarn (coteaux et montagnes)
Taille moyenne (brebis 50-60 kg)Avec corne, laine jarreuseTraite manuelle et mécanique
Pyrénées Atlantiques – Race MANECH TETE NOIRE
Production au Contrôle Laitier Officiel :
126 litres en 134 jours18 100 brebis en contrôle laitier officiel
(13 500 brebis traites)
Montagne basque
Taille moyenne (brebis 45-55 kg)Avec corne, laine jarreuseTraite manuelle et mécanique
342
Pyrénées Atlantiques – Race MANECH TETE ROUSSE
Production au Contrôle Laitier Officiel :
168 litres en 150 jours70 800 brebis en contrôle laitier officiel
(57 800 brebis traites)
Coteaux basques
Taille moyenne (55-65 kg)Sans corne, laine jarreuseTraite manuelle et mécanique
25 900 brebis des 3 races des Pyrénées en contrôle laitier simplifié
343
ANNEXE 3 : EXEMPLES DE GRILLES DE QUALIFICATION DES ANIMAUX
Race Lacaune :
Standard de race :
Standard Elimination Observation Tâches K
Pas de tâches. Petites tâches marron tolérées au bord des yeux, de la pointe du nez et des pattes.
Toute tâche noire d’une surface supérieure à 1 cm2. Maquillée noire. Tâches marron de plusieurs cm2.
Cornes L
Garder les béliers quand la racine n’est pas épaisse.
Toute agnelle cornue. Racine épaisse pour bélier.
Tête blanche M
Poil fin et lustré. Poil dur et raide de couleur blanc. Intérieur des pattes blanches.
Se placer dos à la lumière.
Forme de la tête N
Tête courte ou triangulaire. Chanfrein droit ou trop busqué.
Observer l’animal sous différents angles (face, profil …)
Trop de laine O
« Tuffette » tolérée. Animal couvert sur le cou, les joues et les parties inférieures du corps.
Le milieu (ambiance bergerie, alimentation) joue un rôle important.
Oreilles P
Les « têtes de lièvres ». Mauvais port d’oreilles. Oreilles courtes.
Manque de laine S
Bande de laine sur le dos inférieur à 25 cm de large. Cuisses non couvertes. Les parties non lainées sont recouvertes de poils.
Le milieu (ambiance bergerie, alimentation) joue un rôle important. Souvent lié au défaut d’aplombs « assis ».
Caractères morphologiques ou de conformation :
Standard Elimination Observation Manque de développement A
Animal de très petit gabarit. Très rares cas car les refusés « jeunes » sont repêchés adultes. Demander mode naissance, âge, antécédents maladies.
Dos cassé B
Tolérée une simple courbure de la ligne de dos.
Animal sanglé. Cassure nette derrière les épaules. Quand les omoplates ressortent, lorsque l’animal marche.
Tenir compte de l’état corporel et physiologique (stade de gestation).
Poitrine serrée Manque de développement de
344
D la cage thoracique.
Aplombs tordus F
Tous membres tordus. Genoux cagneux.
Aplombs « assis » avants G ou arrières H
Paturon long « assis ». Attention aux ongles longs qui accentuent le défaut.
Béguë T
Mâchoire inférieure plus courte que la mâchoire supérieure.
Autres défauts Z
Type chèvre. Cabri – bouc. Grignard : Mâchoire inférieure plus longue que la mâchoire supérieure. Autres défauts peu communs
345
ANNEXE 4 : Critères de diversité des pratiques en matière de ressources génétiques des éleveurs ovins laitiers des Pyrénées-Atlantiques
Titre de l’axe Modalités extrêmes
A : Stratégie pluriannuelle
d’approvisionnement en béliers
Toujours acheter des béliers au centre ovin
pour avoir l’assurance d’acheter un bélier
avec un bon index
Ne jamais acheter de béliers car ils sont tous
produits sur l’exploitation
B : Origine génétique des béliers
utilisés pour la monte naturelle
Utiliser des béliers issus uniquement de
l’insémination
Utiliser uniquement des béliers issus de la
monte naturelle
C : Critères prioritaires de choix
des béliers en fonction du degré
de connaissance du bélier
Choisir des béliers connus sur descendance
et ascendance via le contrôle laitier
Choisir des béliers connus uniquement sur la
production laitière de leur mère
D : Proportion de l’insémination
dans la reproduction
Inséminer ≥30% de son troupeau pour
améliorer rapidement le niveau génétique
du troupeau mais aussi pour avoir la
majorité des agnelles issues de l’IA
Ne pas inséminer parce que les béliers de l’IA
ne correspondent pas au standard de la race
E : Organisation de la monte
naturelle pour contrôler ou non
la paternité des agnelles de
renouvellement
Séparer le troupeau en lots au début pour
savoir de quels pères sont les agnelles de
renouvellement, puis mettre tous les béliers
avec le troupeau
Mettre tous les béliers mais aussi des béliers
du cayolar sur tout le troupeau pendant toute
la lutte car la date de transhumance coïncide
avec celle de mise à la reproduction
F : Critère(s) prioritaire(s) dans
le choix des agnelles de
renouvellement
Choisir les agnelles d’abord sur la
production laitière de leur mère puis par
rapport à la date de naissance de l’agnelle
pour les mettre à la reproduction le plus tôt
possible
Choisir les agnelles d’abord sur le standard
G : Stratégie de production des
agnelles de renouvellement
Garder uniquement des agnelles issues de
l’IA pour être sûr de leur valeur génétique
Renouveler le troupeau avec des agnelles de
monte naturelle de père inconnu
H : Mise à la reproduction des
agnelles
Faire agneler à un an le plus tôt possible à
l’aide d’implant ou en inséminant pour
enchaîner une 2ème mise bas avec le
troupeau en novembre décembre
Isoler les agnelles d’un an du reste du
troupeau pour qu’elles ne mettent pas bas
avant 2 ans et qu’elles soient assez
développées avant la 1ère lutte
I : Conduite des agnelles avant
leur mise à la reproduction
Conduire les agnelles séparément des
adultes pour bien les alimenter et les
préparer le mieux possible à la lutte
Laisser les agnelles avec les adultes sans les
sevrer pour qu’elles apprennent à pâturer en
estive
J : Utilisation estivale du
territoire par les différents lots
Faire pâturer pendant 2 mois sur des
parcours privés proches de l ‘exploitation
Transhumer le plus longtemps possible avec
tout le troupeau pour valoriser au mieux les
346
d’animaux ressources du cayolar
K : L’organisation collective
impose des contraintes ou non
aux éleveurs pour le choix des
béliers à monter
Monter des béliers choisis en fonction de
maladies, standard, race pour respecter les
contraintes venant de l’organisation
collective (groupement pastoral, accord
entre cayolaristes)
Gérer la reproduction de manière individuelle
tout au long de la lutte
L : Gestion de la reproduction
(MN et IA) en fonction du
territoire
Gérer toute la reproduction en estive Gérer toute la reproduction sur l’exploitation,
les brebis rentrent en bergerie tous les soirs
pour être alimentées
M : Trajectoire des éleveurs par
rapport au schéma de sélection
Adhérer au contrôle laitier simplifié N’avoir jamais souhaité être au schéma de
sélection car ne pas être en accord avec les
orientations du schéma de sélection
347
Axe A : Stratégie pluriannuelle d’approvisionnement en béliers
1 Toujours acheter des béliers au centre ovin pour avoir l’assurance d’acheter un bélier avec un bon index
9
5 Acheter occasionnellement des béliers au centre ovin pour reconstituer le troupeau mais sinon garder des béliers de l’exploitation
7, 20
3 Acheter majoritairement des béliers à des éleveurs HCL de confiance qui ont les mêmes pratiques et garder parfois des béliers de son exploitation
14, 23
6 Ne jamais acheter de béliers car ils sont tous produits sur l’exploitation 4, 12, 15, 18, 19, 22, 24, 25
4 Combiner l’achat de béliers à des éleveurs au CLO pour éviter la consanguinité et la production de béliers sur l’exploitation pour des raisons de coût
1, 3, 8, 10, 11, 13, 16
2 Toujours acheter des béliers à des éleveurs au CLO pour disposer des informations sur les parents mais aussi en faisant confiance à ces éleveurs
2, 5, 6, 17, 21, 26
100% acheter
0% acheter
Axe B : Origine génétique des béliers utilisés pour la monte naturelle
1 Utiliser uniquement des béliers issus de l’IA 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 12, 13, 17, 18, 20, 21, 24, 25
2 Utiliser à la fois des béliers issus de l’IA et des béliers issus de la monte naturelle
11, 16
3 Utiliser uniquement des béliers issus de la monte naturelle
14, 15, 19, 22, 23, 26
100% des béliers issus de l’IA
0% des béliers issus de l’IA
348
Axe C : Critères prioritaires de choix des béliers en fonction du degré de connaissance du bélier
Choisir des béliers connus uniquement sur la production laitière de leur mère
1 Choisir des béliers connus sur descendance et ascendance via l’index 9
2 Choisir des béliers connus sur ascendance et ascendance, informations fournies par l’éleveur naisseur (production laitière de la mère et des filles)
23
15, 26
3 Choisir des béliers connus sur ascendance via le contrôle laitier
1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 10, 12, 13, 17, 18, 20, 21, 24, 25
Axe D : Proportion de l’insémination dans la reproduction
Inséminer ≥ 30 % de son troupeau pour améliorer rapidement le niveau génétique du troupeau mais aussi avoir la majorité des agnelles de renouvellement issues de l’IA
4, 5, 7, 12, 13, 18
2 Inséminer entre 20% et 30% de l’effectif total des brebis pour améliorer petit à petit le niveau génétique du troupeau car l’IA coûte cher et pour minimiser les coûts dus au faible taux de réussite de l’IA
1, 3, 8, 10, 17, 20, 21, 24, 25
1
5 Ne pas inséminer parce que les béliers de l’IA ne correspondent au standard de la race
14, 19, 22
3
4 Ne pas inséminer car cela coûte cher mais aussi car le taux de réussite de l’IA est faible 2, 6, 9, 11, 15, 16, 23, 26
Inséminer
Ne pas inséminer
Choisir des béliers connus sur ascendance et compléter par d’autres béliers 11, 16 5
Choisir de beaux béliers sur ascendance par des critères morphologiques correspondant au standard de la race 14, 19, 22 4
6
349
Axe E : Organisation de la monte naturelle pour contrôler ou non la paternité des
agnelles de renouvellement
1
Séparer le troupeau en lots au début de la lutte pour raisonner les accouplements et pour savoir de quels pères sont les agnelles de renouvellement, puis mettre tous les béliers avec le troupeau
1, 2, 12, 22
2
Mettre les bons béliers avec les bonnes brebis pour assurer son renouvellement et en parallèle, le reste du troupeau avec les autres béliers pour produire des agneaux et du lait
9,10, 23, 25
Organiser la lutte naturelle
Conduire la lutte en lot unique
4
Mettre les brebis en lactation avec des béliers et en parallèle les brebis taries avec d’autres béliers pour simplifier le travail puis tous les béliers sur tout le troupeau
14, 16, 17, 20, 26
Mettre au début de la lutte (2-3 semaines) les brebis avec les béliers de l’exploitation pour être sûr que les agnelles soient des béliers de l’exploitation puis mettre tous les béliers même ceux du cayolar sur le troupeau
6 5, 6
5 13, 18, 19, 21 Mettre tous les béliers de l’exploitation sur tout le troupeau pendant toute la lutte pour simplifier la conduite du troupeau
Mettre tous les béliers mais aussi des béliers du cayolar sur tout le troupeau pendant toute la lutte car la date de transhumance coïncide avec celle de mise à la reproduction
3, 4, 7, 8, 11, 15, 24 7
3
E
E
350
Axe F : Critères(s) prioritaire(s) dans le choix des agnelles de renouvellement
4
Axe G : Stratégie de production des agnelles de renouvellement
1
5
Choisir les agnelles d’abord sur la production laitière de leur mère pour améliorer la production puis par rapport à la date de naissance de l’agnelle pour mettre les agnelles à la reproduction le plus tôt possible
Choisir les agnelles d’abord sur le standard 14, 19
2 Choisir les agnelles sur la production laitière mais aussi sur les aptitudes de la mère (facilité de traite, morphologie de la mamelle, gentillesse)
1, 2, 9, 11, 12, 26
3, 4, 5, 6, 7, 8, 10, 13, 15, 16,
17, 18, 20, 21, 23, 25
Choisir les agnelles sur la production laitière de la mère mais aussi sur le standard de la race 22, 24
L’éleveur n°4 garde uniquement des agnelles issues de l’IA. Les brebis qu’il
met à l’IA sont les meilleures laitières par conséquent il se rapproche de la
modalité 1
3
1 Garder uniquement des agnelles issues de l’IA pour être sûr de leur valeur génétique
5 Garder uniquement des agnelles de monte naturelle de père identifié par la lutte contrôlée 2, 9, 22, 23
4
3 Garder à la fois des agnelles d’IA et de monte naturelle 1, 3, 8, 10, 17, 21, 24, 25
7 Renouveler le troupeau avec des agnelles de monte naturelle de père inconnu 6, 11, 15, 16, 26
2 Essayer de garder le maximum d’agnelles dIA, et compléter par des agnelles de monte naturelle 5, 7, 12, 13, 18, 20
6 Garder uniquement des agnelles de monte naturelle de père identifié par des critères morphologiques 14, 19
100% agnelles IA
0% agnelles IA
4
351
Axe H : Mise à la reproduction des agnelles
1
2
3
4
5
Faire agneler à un an le plus tôt possible (en janvier) à l’aide d’implant ou en inséminant, pour enchaîner une 2ème mise bas avec le troupeau en novembre décembre
Isoler les agnelles d’un an du reste du troupeau pour qu’elles ne mettent pas bas avant 2 ans et qu’elles soient assez développées pour la 1ère lutte
De préférence faire agneler à 2 ans pour que les antenaises soient en bon état pour leur 1ère lutte mais les agnelles d’un an sont mélangées avec le reste du troupeau et peuvent occasionnellement prendre au bélier
Faire agneler à un an mais tardivement (en mars avril) pour respecter le cycle biologique des agnelles
5, 13, 17, 21
2, 3, 4, 6, 9, 12, 15, 16, 18, 20
11
1, 7, 8, 10, 14, 19, 22, 23, 24, 25,
26
Axe I : Conduite des agnelles avant leur mise à la reproduction
1
5
Conduire les agnelles séparément des adultes pour bien les complémenter et les préparer le mieux possible à la lutte
Laisser les agnelles avec les mères sans les sevrer pour qu’elles apprennent à pâturer
1, 10, 12, 13, 16, 17, 21, 24,
25, 26
2 Conduire les agnelles séparément des adultes mais les complémenter le minimum pour qu’elles ne coûtent pas trop chères
2, 7, 8, 11, 18, 20, 23
3
Conduire les agnelles de la même façon que les adultes mais en les descendant plus tôt d’estive pour les alimenter en vue de la lutte
3, 5, 6, 15
4
Conduire les agnelles avec les adultes après le sevrage mais sans préparation à la lutte pour simplifier le travail 4, 9
14, 19, 22
352
Axe J : Utilisation estivale du territoire par les différents lots d’animaux
1
6
Estive
Transhumer de mai à octobre mais avec des lots de montée et de descente en estive pour gérer au mieux les ressources du quartier en fonction des besoins des animaux
8, 10, 11, 23, 24, 25, 26
Faire pâturer pendant 2 mois sur des parcours privés proches de l’exploitation 1, 9, 12, 16, 18, 20
Transhumer le plus longtemps possible (généralement de mai à octobre 6 mois) avec tout le troupeau pour valoriser au mieux les ressources du cayolar
2, 14, 19
Estive
5
3
Transhumer 3-4 mois mais avec des lots de montée et de descente en estive pour répondre aux besoins des animaux en fonction de leur stade physiologique
3, 5, 6, 7, 15, 22
Estive
4 Transhumer 3-4 mois avec tout le troupeau pour faciliter la gestion du troupeau
4
Estive
Faire pâturer pendant 2 mois sur des parcours collectifs proches de l’exploitation
13, 21, 17 2
353
Axe K : L’organisation collective impose des contraintes ou non aux éleveurs pour le choix des béliers à monter
1
Gérer la reproduction de manière individuelle tout au long de la lutte 1, 9, 12, 16, 18, 20
4 Monter des béliers choisis en fonction de maladies, standard, race pour respecter les contraintes venant de l’organisation collective (groupement pastoral, accords entre cayolaristes)
2, 3, 15, 17, 23, 24, 25
2 Monter n’importe quel bélier en estive car il y a tacitement une confiance entre éleveurs du cayolar
4, 5, 6, 7, 8, 10, 11, 13, 21, 22, 26
3 Surveiller son troupeau pour qu’il ne se mélange pas avec ceux du cayolar
14, 19
Axe L: Gestion de la reproduction (monte naturelle et IA) en fonction du territoire
2
Surveiller la reproduction pour contrôler la paternité sur l’exploitation sur une partie du troupeau, alors que le reste est déjà en estive avec les béliers
10, 11, 23, 25
1 Gérer toute la reproduction sur l’exploitation, les brebis rentrent en bergerie tous les soirs pour être alimentées
1, 9, 12, 13, 16, 17, 18, 20, 21
4 Gérer toute la reproduction en estive 8, 14, 15, 19
3 Surveiller le début de la reproduction sur l’exploitation puis transhumer 2, 3, 4, 5, 6, 7, 22, 24 26
354
Axe M : Trajectoire des éleveurs par rapport au schéma de sélection
1
3 Souhaiter peut être entrer au contrôle laitier un jour si cela est moins cher 2, 3, 6, 8, 15
N’avoir jamais souhaité être au contrôle laitier car cela coûte cher et implique du travail supplémentaire
9, 11, 17, 20, 21, 24, 26 5
Adhérer au contrôle laitier simplifié 5, 7, 12, 13, 18
Avoir été au schéma de sélection mais s’en être retiré car cela coûtait cher 4, 16, 23 4
2 Avoir été au schéma pendant quelques années, et y adhérer de nouveau cette année car plan de relance du schéma
10
N’avoir jamais souhaité être au contrôle laitier car ne pas être en accord avec les orientations du schéma de sélection
1, 14, 19, 22, 24 6
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372
TABLE DES SIGLES ET ABBREVIATIONS
BTS : Brevet de Technicien Supérieur
CDEO : Centre Départemental de l’Elevage Ovin
CETA : Centre d’Etudes Techniques Agricoles
CIOP : Coopération d’Insémination Ovine des Pyrénées
CL : Contrôle Laitier
CLO : Contrôle Laitier Officiel
CLS : Contrôle Laitier Simplifié
CNAG : Commission Nationale d’Amélioration Génétique
DOA : Droit d’Obtention Animal
ESB : Encéphalopathie Spongiforme Bovine
GIS : Groupement d’Intérêt Scientifique
GVA : Groupement de Vulgarisation Agricole
IA : Insémination Artificielle
INA-PG : Institut National Agronomique de Paris-Grignon
INEL : Index Economique Laitier
INRA : Institut Nationale de Recherche Agronomique
JAC : Jeunesse Agricole Catholique
LOA : Loi d’Orientation Agricole
NTIC : Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication
OGM : Organisme Génétiquement Modifié
OS : Organisme de Sélection
OSE : Ordre Socio-économique
PPO : Point de Passage Obligé
RO : Recherche Opérationnelle
SIEOL : Système d’Information des Elevages Ovins Laitiers
UPRA : Union pour la Promotion et la sélection de la Race
373
LEXIQUE
Accouplements raisonnés : accouplements des meilleurs mâles et des meilleures femelles d’un
schéma de sélection.
Coefficient de Détermination : traduit la précision de l’index génétique et est fonction de
l’héritabilité des caractères sélectionnés, du nombre de performances et du type d’apparentement.
Contrôle de performance : Dispositif de mesure et d’enregistrement informatique en élevages ou en
stations des caractères à sélectionner suivant un protocole défini.
Epididymite : inflammation de l’épididyme, maladie contagieuse pouvant rendre les béliers stériles.
Estive : pâturage d’altitude utilisé par les herbivores domestiques de la fin du printemps au début de
l’automne (terme spécifique à la chaîne pyrénéenne : dans les Alpes on monte en alpage).
Héritabilité : coefficient variant de 0 à 1 et égal au rapport de la variance génétique additive
(transmissible) sur la variance phénotypique (variance du caractère mesuré).
Index génétique : estimation de la valeur génétique d’un individu à partir de ses propres performances
et ou de celles d’animaux apparentés.
Lutte contrôlée : lutte en monte naturelle où l’éleveur organise des lots de brebis, contrôlant quel
bélier insémine quelles brebis
Mammite : inflammation de la mamelle entraînant la présence de cellules inflammatoires et de
bactéries dans le lait.
Monte naturelle : accouplement des animaux reproducteurs
Monte publique : toute opération de monte naturelle ou artificielle nécessitant le transport de matériel
génétique en dehors de son lieu de production.
374
Puces génomiques : dépôt par microtechnologie sur un support (verre) de plusieurs milliers de
fragments d’ADN spécifiques de chaque SNP à analyser (génotyper). Les puces actuellement les plus
utilisées pour le génotypage à haut débit sont des puces à 60000 SNP.
Reproducteurs : animaux mâles et femelles gardés pour la reproduction
Schéma de sélection : méthode d’amélioration génétique d’une population (race) animale basée sur
l’accouplement des meilleurs mâles avec les meilleures femelles pour produire la génération suivante.
Leur choix est fondé sur la valeur des index génétiques des candidats à la sélection pour les caractères
à améliorer.
Sélection génomique : estimation de la valeur génétique d’un individu directement à partir de la
connaissance de ses gènes ou de marqueurs qui leurs sont associés et de leurs importances relatives
dans l’expression du caractère sélectionné.
SNP : de l’anglais Single Nucleotide Polymorphism, polymorphisme de l’ADN concernant une seule
paire de bases (mutation ponctuelle). Ces mutations sont présentes en très grand nombre dans le
génome.
Système polygénique : caractérise la variabilité génétique d’un caractère dans laquelle plusieurs gènes
sont impliqués, à la différence d’un déterminisme monogénique mettant en jeu un gène unique.
Testage sur descendance : évaluation de la valeur génétique des reproducteurs mâles à partir du
contrôle de leurs fils ou de leurs filles suivant le caractère sélectionné (les filles pour la valeur laitière
par exemple).
375
TABLE DES FIGURES Figure 11 : Typologie des stratégies de sélection génétique et de gestion du renouvellement des
troupeaux mis en oeuvre par les éleveurs............................................................................................ 290
Figure 13 : Schéma représentant le mode de raisonnement de la conception innovante (Le Masson P.
et al, 2006)........................................................................................................................................... 321
Tableau 1 : Proportions de brebis au contrôle laitier et de brebis inséminées sur la population animale
totale en Pyrénées-Atlantiques et Roquefort ......................................................................................... 22
Tableau 2 : Synthèse du cadre conceptuel construit.............................................................................. 52
Tableau 4 : Synthèse du cadre théorique et méthodologique mobilisé ............................................... 132
Tableau 5 : Comparaison des résultats génétiques entre Roquefort et PA en 1977, (Barillet, 1977).. 141
Tableau 6 : Dimensions ostensives de l'instrumentation de la sélection génétique technologique..... 142
Tableau 7 : "Efficacité" du schéma de sélection selon l'âge au premier agnelage des filles des béliers
(Barillet et al, 1981) ............................................................................................................................ 148
Tableau 8 : Evolution des effectifs des trois races ovines locales des Pyrénées-Atlantiques, de 1960 à
2003 (Source : Institut de l'Elevage) ................................................................................................... 152
Tableau 9 : Ecarts entre l'aspect ostensif et l'aspect performatifs des instruments de la sélection
génétique technologique...................................................................................................................... 160
Tableau 10 : Comparaison progrès génétique voies de transmission / évolution index (source : CNBL)
............................................................................................................................................................. 180
Tableau 11 : Codes de défauts morphologiques disqualifiant les animaux pour les trois UPRA ovines
laitières française (données Institut de l'Elevage)............................................................................... 211
Tableau 12 : Description comparative des trois étapes de la qualification des animaux en Pyrénées-
Atlantiques .......................................................................................................................................... 213
Tableau 13 : Comparaison des instrumentations entre qualification UPRA et qualification « néo-
traditionnelle » dissidente.................................................................................................................... 226
Tableau 14 : Différents types d'instrumentation des activités de qualification selon les races ........... 239
Tableau 15 : Types de pratiques mises en oeuvre par les éleveurs dans la gestion de la sélection et du
renouvellement de leur troupeau ......................................................................................................... 267
Tableau 16 : Evolution de la résistance génétique à la tremblante dans les races laitières pyrénéennes
(Groupe Génétique CNBL, journées des 18-19 octobre 2008) ........................................................... 276
Tableau 18 : Tableau récapitulatif des principaux éléments de diagnostic et pistes exploratoires de la
thèse..................................................................................................................................................... 313
376
TABLE DES MATIERES GENERALE
Sommaire 7
Introduction : Crises et actualité de la gestion des biens communs, le cas des ressources génétiques animales 9
1 La gestion des biens communs : formes d’organisation et nature des crises 12 1.1 Des biens communs reposant sur des organisations coopératives et distribuées 12 1.2 Des crises pouvant conduire à différentes formes d’épuisement de la ressource 13
2 Comment etudier la gestion des biens communs ? Proposer un changement de perspective 14 2.1 Aperçu et limites des approches autour de la gestion des biens communs 14 2.2 Trois propositions pour aborder la gestion des biens communs 17
2.2.1 1ère proposition : considérer les biens communs comme résultant d’un processus de conception 17 2.2.2 2ème proposition : analyser les processus de conception des biens communs par leur instrumentation 18 2.2.3 3ème proposition : combiner plusieurs axes d’analyse 19
3 Un cas révélateur des tensions exprimées : la sélection génétique des races locales dans les Pyrénées-Atlantiques 21
4 La méthode : entre intervention et étude fine des pratiques 24 4.1 L’intervention dans un but de diagnostic et de réflexivité 24 4.2 Une démarche longitudinale d’inspiration anthropologique 26
5 Le plan retenu et sa justification 27 5.1 Généalogie de la sélection génétique : quatre régimes de sélection 27 5.2 De l’universalité à la non-neutralité des instruments scientifiques et techniques de sélection génétique 28 5.3 Les activités de qualification des animaux : le rôle des instruments dans les processus d’apprentissage 29 5.4 Le marché de la sélection génétique dans les Pyrénées-Atlantiques : enjeux, pratiques et instruments de régulation 31
Partie I : Généalogie de la sélection génétique, une approche par les régimes 35
Chapitre 1 Cadre d’analyse 40
1 Comment étudier les changements dans le domaine de la sélection génétique ? Une approche par les régimes 40
2 Le choix d’une posture gestionnaire sur l’analyse de régimes de sélection génétique animale 43 2.1 Une analyse non pas historique mais généalogique 43 2.2 Les formes et dispositifs de coopération au centre de l’analyse 44 2.3 Les régimes vus par les pratiques et les instruments 45 2.4 Méthode : allers-retours entre cas empirique et sources secondaires 47
3 Quatre entrées pour définir des régimes de sélection génétique 48 3.1 Régime de connaissances et mode de leur production 48 3.2 Régime de coopération 49 3.3 Régime de marchés 50 3.4 Régime de gouvernementalité 50
Chapitre 2 Quatre régimes idéaux-typiques de sélection génétique 53
1 Un régime de sélection génétique communautaire 53 1.1 Un régime de connaissances basé sur des savoir-faire locaux et sur un raisonnement à court terme 54
1.1.1 Un savoir faire : l’œil de l’éleveur 54 1.1.2 Un raisonnement à l’année 54
377
1.2 Régime de coopération : des animaux communautaires 55 1.3 Un marché des reproducteurs local favorisant la création d’une diversité de types raciaux 55 1.4 Un régime de gouvernementalité limité à la communauté 56
2 Un régime de sélection génétique entrepreneurial 56 2.1 Les débuts d’une gestion « scientifique » de la reproduction animale : changement du rapport au temps et activité créatrice des entrepreneurs 56 2.2 Régime de coopération : collaborer pour produire des connaissances 57 2.3 L’émergence d’un marché des reproducteurs sélectionnés 58
2.3.1 L’apparition des premières mesures de la performance et les débuts d’un marché des reproducteurs 58 2.3.2 Le développement de la propriété terrienne comme condition à l’émergence d’un marché de sélection génétique animale 59 2.3.3 L’apparition de la notion de race 59
2.4 Un régime de gouvernementalité basé sur une instrumentation collective et sur la surveillance de l’Etat 60 2.4.1 Les conséquences de l’extension du marché : la nécessité d’instruments collectifs 60 2.4.2 Le constat de l’Etat Républicain : limites et facteurs de crise de l’instrumentation collective 62
3 Un régime de sélection génétique intensif 63 3.1 Un régime de connaissances basé sur une organisation étendue de la production et de la diffusion de connaissances scientifiques 64
3.1.1 Les lois de l’hérédité permettant la prédictibilité de la performance 64 3.1.2 L’instrumentation technologique de la production et de la diffusion de connaissances sur les animaux : instruments de mesure, expérimentation et centre de calcul 65
3.2 Coopération : un régime de délégation et de prescription forte autour d’une structure de gouvernance 69 3.2.1 Division du travail et apparition de nouveaux prescripteurs 70 3.2.2 Le testage des animaux : un principe de sélection génétique nécessitant formes et outils particuliers de coopération 70 3.2.3 La nécessité d’une structure de gouvernance : un régime intensif hybride ? 71
3.3 Un régime de marché industriel mais régulé par l’Etat 72 3.4 Un régime de gouvernementalité colbertiste : la Loi sur l’Elevage 73
3.4.1 La Loi sur l’Elevage : un projet républicain 73 3.4.2 Réguler et contrôler le marché de la sélection génétique : normes de qualité des animaux et monopole de zone 75 3.4.3 Différents régimes de gouvernementalité au niveau international 76
4 Une période exploratoire : vers l’émergence de deux régimes dissociés ? 77 4.1 Un régime de sélection génétique découplée 77
4.1.1 D’une logique probabiliste à une logique certaine : les progrès de la génomique 77 4.1.2 Vers une moindre nécessité de coopération et un retour à l’entrepreneuriat ? 78 4.1.3 Le marché : risques d’appropriations individuelles du progrès génétique collectif ? 79 4.1.4 Un régime de gouvernementalité néo-libéral 79
4.2 L’émergence d’un régime néo-communautaire ? 81
Chapitre 3 Dynamique et traduction des régimes de sélection génétique dans les Pyrénées-Atlantiques 84
1 Un régime communautaire basé sur une économie pastorale 84 1.1 La transhumance définissant la nature « communautaire » du régime de coopération 84 1.2 Des savoir-faire spécifiques à l’activité de transhumance 86 1.3 Un marché favorisant la création de morphotypes valléens 87
2 L’absence d’un véritable régime entrepreneurial 88
3 La structuration d’un régime intensif version « locale » 91 3.1 Développer des apprentissages collectifs : le rôle des CETA dans la mise en place d’instruments de sélection génétique dans les Pyrénées-Atlantiques 91
3.1.1 Rationaliser la voie femelle : le contrôle laitier 93 3.1.2 Rationaliser la voie mâle : haras de béliers et centres pastoraux 93
3.2 L’apparition des prescripteurs locaux 94 3.3 Limites et facteurs de crise du régime intensif « local » 95
378
3.3.1 Facteurs internes : problèmes techniques et sanitaires 95 3.3.2 Facteurs externes : nécessité de développer la transformation locale 95
4 La diffusion du régime intensif mis en place dans le Rayon de Roquefort aux races pyrénéennes 98 4.1 Recherche d’expertise scientifique, formation de compétences locales et formalisation des procédures de production de connaissances 98 4.2 Assurer une coopération étendue sur le long terme 100
4.2.1 Encourager la coopération par des outils incitatifs 100 4.2.2 Changement de la nature de la prescription 101 4.2.3 La nécessaire structuration conjointe de la filière 102
4.3 Création d’une structure de gouvernance ex-nihilo 103
5 Un département précurseur dans l’avènement d’une période exploratoire 104 5.1 Le cas de la tremblante ovine : un régime basé sur des savoirs certains et l’éclatement des objectifs 104 5.2 Un régime communautaire et une régulation civique de la production de connaissances 106
5.2.1 Des crises d’opinion 106 5.2.2 La résurgence de concours d’animaux 107
Partie II : D’un modèle universel aux pratiques locales : rôle de l’instrumentation dans l’institutionnalisation du régime intensif de sélection génétique 113
Chapitre 1 Généalogie des approches par les instruments et cadre d’analyse des instruments de la sélection génétique 119
1 L’inspiration des analyses par l’instrumentation de l’action collective 120 1.1 Deux approches critiques de la rationalité instrumentale 120
1.1.1 L’émergence du concept de routine 120 1.1.2 Les instruments comme « technologie invisible » 121
1.2 Les instruments comme supports d’apprentissages collectifs 123 1.2.1 Les techniques managériales révélatrices de vagues de rationalisation 123 1.2.2 L’instrumentation scientifique « performative » 125 1.2.3 Les routines dans l’analyse du changement dans les organisations 127
2 Cadre d’analyse de l’instrumentation de la sélection génétique 128 2.1 Les dimensions ostensives et performatives pour saisir les dynamiques outils/structure 128 2.2 Trois dimensions pour analyser les instruments de la sélection génétique 131
Chapitre 2 Trajectoire des instruments de la sélection génétique dans les Pyrénées-Atlantiques : de l’universalité aux crises 133
1 De la réussite de l’instrumentation technologique de sélection génétique à l’institutionnalisation d’un « modèle Roquefort » 134
1.1 Trois principaux substrats techniques : contrôle de performance, insémination artificielle et index génétique 134
1.1.1 Le contrôle de performance 134 1.1.2 Les index génétiques 135 1.1.3 L’insémination artificielle 135
1.2 La philosophie gestionnaire 136 1.3 La vision simplifiée de l’organisation : division du travail et de la population des éleveurs 137
1.3.1 Division du travail entre prestataires du service de sélection et éleveurs 137 1.3.2 L’innovation organisationnelle des ovins : une structure pyramidale impliquant des formes spécifiques de coopération 139
1.4 Un projet de rationalisation devenu référence : le modèle Roquefort comme définition « ostensive » des schémas de sélection 140
2 Crise des savoirs : des savoirs universels confrontés aux pratiques locales de transhumance 143 2.1 D’une adoption difficile des instruments de la sélection génétique à des tentatives d’homogénéisation 143
2.1.1 Un décalage inattendu entre prévision et résultats des schémas de sélection… 143 2.1.2 … aux tentatives de conformation des pratiques 144
2.2 Pratiques en tension et voies de contournements 145
379
2.2.1 Le contrôle de filiation face à la gestion collective des troupeaux : les difficultés de l’IA en montagne 145 2.2.2 L’efficacité maximale des schémas face à la pratique de l’agnelage à deux ans 147 2.2.3 La performance à l’animal face à la rusticité ? 149
2.3 La constitution de savoirs locaux et de savoirs légitimes 150 2.3.1 Un dispositif de recherche local pour mettre en œuvre des expérimentations 150 2.3.2 La question de la légitimité et de la cohérence de l’expertise scientifique 151 2.3.3 L’absence d’alternatives à la philosophie managériale dominante 151
3 Crise des relations : la tragédie des communs 153 3.1 Failles dans le respect des règles de coopération 154 3.2 Faire face à la tragédie des communs : régulation interne et régulation externe 154
3.2.1 Une régulation interne : la conception d’une chaîne instrumentale associant instruments orientés connaissances et instruments orientés relations 154 3.2.2 Une régulation externe : les instruments incitatifs de la filière 157
3.3 Des crises à une variété de performances des instruments de la sélection génétique 159 3.3.1 Aspect performatif des instruments de la sélection génétique « technologique » 159 3.3.2 Une diversité d’usages comme capacités de changement 160
Chapitre 3 De l’instrumentation scientifique à l’instrumentation de gestion : la fin du mythe de la neutralité ? 164
1 La non neutralité des instruments de la sélection génétique 165 1.1 Le choix de considérer l’interaction génotype-milieu comme négligeable 165 1.2 Le principe de sélection « en ferme » comme garantie de l’adaptation au milieu ? 167
1.2.1 Le paradoxe d’une recherche de plein air « confinée » ? 167 1.2.2 Exemples d’effets des instruments : la contrainte du contrôle et de l’insémination artificielle 168 1.2.3 L’intervention des instruments sur le milieu 169
2 Des objectifs de production aux critères de sélection : construire la demande de la profession 171 2.1 Le processus de définition des objectifs de sélection : aller-retour entre connaissances scientifiques existantes et impératifs économiques 171
2.1.1 Diversité des stratégies des acteurs de la filière 172 2.1.2 Le rôle de conseil des scientifiques 173 2.1.3 La nécessité de paris sur l’avenir 174 2.1.4 La contrainte de la disponibilité des connaissances : conception réglée en Pyrénées-Atlantiques 174
2.2 Quelle structure de gouvernance dans un contexte éclaté et hétérogène ? 175 2.2.1 Déséquilibres dans la représentation des éleveurs au sein du Conseil d’Administration 176 2.2.2 D’un régime d’agrégation à un régime de composition ? 176
3 Des instruments scientifiques intervenant sur le réel et se transformant en instruments de gestion 177 3.1 Des instruments de régulation des relations de coopération 178 3.2 Des instruments qui produisent le marché de la sélection 178 3.3 Des instruments de gouvernement des dispositifs de sélection 179
Partie III : Les activités de qualification des animaux : le rôle des instruments dans les processus d’apprentissage 185
Chapitre 1 Etudier les instruments et les pratiques dans l’activité de qualification 192
1 La qualification : une activité au cœur de la coopération pour la production de biens communs 192 1.1 Les enjeux de la qualification 192 1.2 La qualification : activité de définition contextualisée des biens 194
1.2.1 Différentes acceptions du terme « qualification » 194 1.2.2 Considérer la qualification non comme donnée mais comme une activité 195 1.2.3 La qualification, une activité distribuée, instrumentée et intensive en connaissances 196
1.3 Interroger l’opposition entre connaissances scientifiques et connaissances empiriques 197 1.3.1 Le mythe rationnel de la « commodification » des connaissances sur les animaux 197 1.3.2 La nécessité de combiner les épistémologies pour analyser les processus de production de connaissances 199 1.3.3 D’une vision des instruments comme médiateurs des processus de « knowing » 202
380
1.3.4 … Aux instruments intervenant dans les mécanismes de « knowing » 203
Chapitre 2 Le rôle des instruments dans les activités de qualification : le cas des Pyrénées-Atlantiques 205
1 L’effet de l’instrumentation scientifique et technique de sélection sur la division du travail de qualification 206
1.1 Etape préalable : choisir les races à sélectionner 206 1.1.1 Le refus des races exogènes au profit des races locales 206 1.1.2 Le paradoxe du choix de trois « nouvelles » races locales 207 1.1.3 Comment gérer l’hétérogénéité du goût des éleveurs ? 208
1.2 Trois étapes de qualification pour rendre indépendants les différents modes d’évaluation des animaux 209 1.2.1 Première étape : choix virtuel des animaux à partir des informations généalogiques sur ces animaux 209 1.2.2 Deuxième étape : élimination des animaux ayant des défauts extérieurs visibles à l’âge de 10 jours 210 1.2.3 Troisième étape : élimination des animaux ayant des défauts extérieurs visibles à l’âge de 4 mois 212
2 Négociation et prescriptions réciproques entre les différents modes de production de connaissances sur les animaux 215
2.1 L’étape 2 : des techniciens à la charnière des modes de production de connaissances sur les animaux 215 2.1.1 Des savoir-faire et une base de connaissances communes 215 2.1.2 Des instruments de cadrage du processus de knowing sur les animaux 216
2.2 L’étape 3 : lieu de négociation entre acteurs et instruments en présence 217 2.2.1 Le cadrage de l’évaluation morphologique et esthétique par l’instrumentation scientifique 217 2.2.2 Variété des prescripteurs et « apprentissages croisés » dans l’action de qualification 219 2.2.3 L’ajustement final du processus de qualification 220
3 La résurgence de pratiques traditionnelles de qualification ? 221 3.1 L’instrumentation des activités dissidentes de qualification 222
3.1.1 Echec d’intégration des formes traditionnelles de qualification en Pyrénées-Atlantiques et résurgence des concours 222 3.1.2 L’instrumentation de l’évaluation morphologique et esthétique des animaux durant les concours 223
3.2 Comparaison des dispositifs officiels et dissidents de qualification dans les Pyrénées-Atlantiques 225
Chapitre 3 des dispositifs et des instrumentations de qualification favorisant apprentissages et coopération 229
1 De l’incomplétude de l’instrumentation scientifique même pour les races les plus performantes : le cas de la Prim’Holstein 229
1.1.1 La participation des éleveurs à l’évaluation par les index 230 1.1.2 L’institutionnalisation des concours d’animaux et du jugement des éleveurs 231
2 Des dispositifs et des instruments formalisatn l’évaluation morphologie et esthétique des animaux : les cas de deux races locales 232
2.1 Le cas de la race Lacaune : la conception d’instruments formalisant l’intervention des éleveurs dans la qualification 232
2.1.1 Une grille d’évaluation et des sessions d’étalonnage pour l’évaluation du standard 232 2.1.2 Un dispositif de pointage des mamelles pour la morphologie fonctionnelle 234
2.2 Le cas des races ovines corses : tiers qualifiant et dispositif de résolution de conflit 236 2.2.1 La nécessité d’un Tiers qualifiant 236 2.2.2 Conception d’un protocole d’évaluation des défauts de cornage comme dispositif de cohésion 236
3 Le caractère hybride du régime intensif de sélection : indispensable à gérer pour maintenir la coopération 238
3.1 Trois modèles d’articulation des différents modes de production de connaissances sur les animaux 238 3.2 Concevoir et gérer les connaissances, les collectifs et les instruments de la qualification 239 3.3 L’apport de l’approche par l’instrumentation de la qualification : une autre façon d’accéder à la question de la coopération 240
Partie IV : Le marche de la selection genetique : enjeux, pratiques et instruments de régulation 245
381
Chapitre 1 Les marchés de la sélection génétique : caractéristiques et enjeux 249
1 Deux types de marché : un marché de services standardisés, un marché de biens singuliers 249 1.1 Un marché des services standardisés et fortement prescrits 250
1.1.1 La standardisation par l’instrumentation scientifique et technique 250 1.1.2 Variété des rapports de prescription sur le marché de l’insémination artificielle 250
1.2 Un marché des biens singuliers : les ventes de reproducteurs 252 1.2.1 La vente du Centre de sélection : un marché coopératif et informé par les instruments scientifiques254 1.2.2 Un marché de gré à gré opaque et faiblement prescrit 255
2 Enjeux du marché de la sélection génétique 256 2.1 Le marché des reproducteurs : indispensable en ovins mais incertain 256 2.2 Le marché de gré à gré : risques pour la coopération et la stabilité financière des schémas de sélection ? 258 2.3 La disponibilité en reproducteurs : enjeu de compétitivité 259 2.4 En Pyrénées-Atlantiques : l’échec des tentatives de régulation collective 260
Chapitre 2 Le marché des reproducteurs : du côté des acheteurs 264
1 Diversité des pratiques des acheteurs 264 1.1 La nécessité de caractériser la diversité des stratégies individuelles pour piloter le dispositif coopératif : une méthode par typologie de pratiques 264 1.2 Diversité des pratiques de gestion de la sélection et du renouvellement du troupeau 266
2 Les étapes du processus de choix des reproducteurs 269 2.1 La stratégie pluriannuelle de gestion des reproducteurs : éléments de choix du lieu d’achat 269
2.1.1 Acheter au Centre de sélection : fiabilité de l’information mais éléments d’inadéquation à la demande 269 2.1.2 Acheter à des éleveurs : acheter un travail passé et des performances futures 272
2.2 Le calcul des caractéristiques propres des reproducteurs et leur rôle dans la construction des prix 274 2.2.1 L’instrumentation scientifique et technique : cognition fortement distribuée 275 2.2.2 Le standard : cognition faiblement distribuée 276 2.2.3 La construction des prix des reproducteurs 278
3 d’une régulation « dans l’ombre » à d’autres hypothèses d’organisation des échanges ? 281 3.1 Un marché régulé et prescrit « dans l’ombre » ? 281
3.1.1 L’invention de pratiques de producteurs de reproducteurs 281 3.1.2 La singularisation des biens proposés 281 3.1.3 La déontologie des vendeurs 282 3.1.4 La variété des prescripteurs 283
3.2 Le marché des reproducteurs : une hypothèse forte 284 3.2.1 L’hypothèse d’un marché autorégulé et ses limites 284 3.2.2 Une régulation collective locale : la collectivisation des reproducteurs 284 3.2.3 Des régulations politiques 285
Chapitre 3 Variété des rationalités des éleveurs et légitimité des rapports de prescription 288
1 Six stratégies individuelles de sélection génétique et de renouvellement du troupeau 289
2 Variété des modes de coopération et leurs justifications 291 2.1 Combiner les différentes contraintes des systèmes de production et les contraintes de la sélection génétique 291 2.2 S’engager dans un nouveau régime communautaire et entrepreneurial : identité et recomposabilité 292
2.2.1 Une crise des marchés à prescripteurs 293 2.2.2 L’élevage passion 293 2.2.3 L’élevage « identitaire » 294
2.3 Dépasser une vision simplificatrice des luttes syndicales et de la rationalité unique 295
3 Etre sélectionneur – être utilisateur : variété des engagements dans des processus d’apprentissage 295
Conclusion générale 301
382
Chapitre 1 Diagnostic de la coopération et pistes managériales 304
1 Retour réflexif sur le mode de production des connaissances dans l’intervention 304 1.1 Susciter de nouveaux points de vue sur une problématique 304 1.2 A qui offrir de nouveaux points de vue ? Un dispositif tripartite 304 1.3 Nature et validation des connaissances produites 306
1.3.1 Limites et intérêts d’une méthode qualitative 306 1.3.2 Validation des connaissances produites par retour d’experts 307
2 Diagnostiquer les crises de la coopération : l’importance de considérer différents niveaux de crises 308
Chapitre 2 Pistes managériales : redéfinir l’espace des collectifs et l’espace des connaissances pour gérer la diversité 314
1 Redéfinir les collectifs et le rôle des accompagnateurs pour favoriser les apprentissages 314 1.1 Identifier les parties prenantes de la sélection des races et leur mode de participation : favoriser un régime de discussion 314 1.2 Redéfinir le rôle des « accompagnateurs » des schémas de sélection 316
2 Concevoir des instruments favorisant les capacités collectives d’innovation 317 2.1 Instrumentation du pilotage stratégique en cours de conception : les indicateurs de prospective 318 2.2 Instrumentation des capacités d’innovation territoriale : les ateliers de conception 319
2.2.1 De l’identité instable des objets aux limites du « dominant design » 320 2.2.2 Cahier des charges pour des ateliers territoriaux de conception innovante 321
Chapitre 3 Apports et limites du cadre d’analyse proposé 327
1 Apports et limites concernant l’analyse de la coopération dans la gestion des biens communs 327
2 Apports concernant l’approche instrumentale de l’action collective 329
ANNEXES 333
Bibliographie 355
Table des sigles et abbréviations 372
Lexique 373
Table des figures 375
Table des matières générale 376