34
DES TRADUCTEURS A LA TACHE Le dossier du présent numéro est consacré à la traduction, cette trahison nécessaire, indispensable. Grâce à notre ami Patrick Démerin des traduc- teurs français appartenant à trois générations nous parlent ici de leur métier, de leur art, de leur mission. DE L’UTILITÉ DES TRAÎTRES Dire que le traduttore est un traditore, que le traducteur est un traître, relève de la banalité. Son métier consiste à faire comprendre ce qui sans lui demeu- rerait incompréhensible, c'est-à-dire inconnu, inaccessible, de ceux de son entourage, et pourtant il trahit tout, le traducteur : le timbre de voix de son auteur, la plupart de ses référents culturels, il trahit jusqu’à sa respiration. Il représente le summum de la perversité puisque, à la fois il doit être le plus fidè- le possible à l'esprit et à la lettre de celui qu'il traduit, et il doit le trahir, et il ne peut que le trahir. C'est peut-être cela qui cause sa gêne : ce sentiment de sa perversité et cette certitude qu'elle ne peut être comprise par les autres, l'écrasante majorité de ceux qui ne traduisent pas, qui ne comprennent même pas convenablement une autre langue. Oui, c'est cette perversité dont il est seul dépositaire qui cause sa gêne, cette situation étrange, abracadabrante, plus encore que sa trahison elle-même, sa trahison proprement dite. Le traducteur est gêné aux entournures. il se cache, se fait discret. Et s’il ne le faisait pas, on le ferait pour lui : les traducteurs n’intéressent pas les grands esprits qui font profession de langage (et le mystère de sa science, ce rapport unique, intime et profond à deux langues, deux cultures n'intéresse pas plus). Même si c'est à lui, le modeste, le sans-grade, le jamais mentionné ou si peu, que ces grands esprits doivent de connaître les Mann, Kazuo Ono, Trakl ou Richard Ford et d'en parler si doctement. Ils s'en tirent, d'ailleurs, par une pirouette : ne disent-ils pas, eux, les intellectuels, qu'ils font profession de lan- gage – abandonnant aux traducteurs la connaissance des langues ? Le tra- ducteur de Thomas Mann et le discoureur sur Thomas Mann, décidément, ne jouent pas dans la même catégorie : aux uns, la basse tâche de les servir – aux autres, celle d'en user ou de les critiquer ! Pourtant, si le monde entier reconnaît à Musil ou à Böll, pour ne prendre que des auteurs de langue allemande, la qualité de « grands écrivains », c'est aux traducteurs – en français, en anglais, en finnois, en chinois – qu'il le doit. Plus : si le monde entier a pu pénétrer dans le monde de ces auteurs, dans les circonvolutions de leurs pensées, dans les dédales de leur imaginaire, et s'en 47 DOCUMENTS DOSSIER

DOCUMENTS DES TRADUCTEURS A LA TACHE …€¦ · des auteurs de langue allemande, ... et traducteur du volume de la Poésie allemande dans la Pléïade, ... au cœur d'une civilisation

Embed Size (px)

Citation preview

DES TRADUCTEURS A LA TACHE

Le dossier du présent numéro est consacré à la traduction, cette trahisonnécessaire, indispensable. Grâce à notre ami Patrick Démerin des traduc-teurs français appartenant à trois générations nous parlent ici de leur métier,de leur art, de leur mission.

DE L’UTILITÉ DES TRAÎTRESDire que le traduttore est un traditore, que le traducteur est un traître, relèvede la banalité. Son métier consiste à faire comprendre ce qui sans lui demeu-rerait incompréhensible, c'est-à-dire inconnu, inaccessible, de ceux de sonentourage, et pourtant il trahit tout, le traducteur : le timbre de voix de sonauteur, la plupart de ses référents culturels, il trahit jusqu’à sa respiration. Ilreprésente le summum de la perversité puisque, à la fois il doit être le plus fidè-le possible à l'esprit et à la lettre de celui qu'il traduit, et il doit le trahir, et ilne peut que le trahir. C'est peut-être cela qui cause sa gêne : ce sentiment desa perversité et cette certitude qu'elle ne peut être comprise par les autres,l'écrasante majorité de ceux qui ne traduisent pas, qui ne comprennent mêmepas convenablement une autre langue. Oui, c'est cette perversité dont il estseul dépositaire qui cause sa gêne, cette situation étrange, abracadabrante,plus encore que sa trahison elle-même, sa trahison proprement dite.

Le traducteur est gêné aux entournures. il se cache, se fait discret. Et s’il nele faisait pas, on le ferait pour lui : les traducteurs n’intéressent pas les grandsesprits qui font profession de langage (et le mystère de sa science, ce rapportunique, intime et profond à deux langues, deux cultures n'intéresse pas plus).Même si c'est à lui, le modeste, le sans-grade, le jamais mentionné ou si peu,que ces grands esprits doivent de connaître les Mann, Kazuo Ono, Trakl ouRichard Ford et d'en parler si doctement. Ils s'en tirent, d'ailleurs, par unepirouette : ne disent-ils pas, eux, les intellectuels, qu'ils font profession de lan-gage – abandonnant aux traducteurs la connaissance des langues ? Le tra-ducteur de Thomas Mann et le discoureur sur Thomas Mann, décidément, nejouent pas dans la même catégorie : aux uns, la basse tâche de les servir –aux autres, celle d'en user ou de les critiquer !

Pourtant, si le monde entier reconnaît à Musil ou à Böll, pour ne prendre quedes auteurs de langue allemande, la qualité de « grands écrivains », c'est auxtraducteurs – en français, en anglais, en finnois, en chinois – qu'il le doit.Plus : si le monde entier a pu pénétrer dans le monde de ces auteurs, dans lescirconvolutions de leurs pensées, dans les dédales de leur imaginaire, et s'en

47

DO

CU

ME

NT

S

DOSSIER

enrichir, c'est grâce aux traducteurs. Sans les traducteurs, les joyaux de la lit-térature étrangère, le monde étranger tout bonnement, demeureraient à jamaisinterdits aux autres.

Documents aussi fait appel, pour chacun de ses numéros, à des traducteurs.Ils ont leur nom inscrit en petit en fin d’article. Hommes ou femmes, ce sontdes traducteurs professionnels. Ils traduisent eux aussi de grands auteurs, desbeaux livres.

La télévision, ce media entre tous, ne s’intéresse pas à eux. C'est à peine déjàsi elle s'intéresse aux auteurs qui ne sont pas de best-sellers. Alors les traduc-teurs… Ils sont rarement mentionnés dans les émissions littéraires, même s’ilsont sué sang et eau sur un texte, même s'ils ont donné vie à un texte dans uneautre langue que sa langue d'origine, et aucune de ces émissions littéraires neleur est jamais consacrée. Il en va d'eux comme de ces ouvriers de palais pres-tigieux, parmi lesquels la mémoire humaine semble ne savoir retenir qu'unnom : au mieux celui de l'architecte, au pis celui du politique commanditaire.

Oui, les traducteurs sont bien des ouvriers. Cest pour cela aussi qu’ils sontsi modestes et qu’on les voit à peine, hormis, bien sûr, quand il y a une défec-tuosité dans le bâtiment : là on dit : « Dieu que ce livre est mal traduit ! »,comme on dirait : « le ciment ne tient pas, c’est la faute du maçon » (et nonde l'architecte qui l'a choisi, non de l'entrepreneur qui l'a acheté).

Reste que, des « ouvriers du Verbe », l’appellation est glorieuse. Elle valaitbien que Documents leur consacrât un petit dossier.

Notre collaborateur René Wintzen qui est de ceux qui ont porté à la connais-sance du public français nombre d'écrivains, met en évidence tout particuliè-rement ce rôle d'« ouvreur » à des littératures étrangères, à des mondes étran-gers, qu'est celui du traducteur. Avec Georges-Arthur Goldschmidt, connupour être le traducteur en français de l'écrivain autrichien Peter Handke, nousnous intéressons aux aspects très concrets, physiques même, du rapport du tra-ducteur à son auteur et au texte de celui-ci. Jean-Pierre Lefebvre, concepteuret traducteur du volume de la Poésie allemande dans la Pléïade, nous expliquedans un long texte scandé comme un poème en prose, comment la traductionde la poésie doit savoir « laisser penser les poètes » et celle de la philosophie,« chanter les philosophes », et développe sa conception d'une sorte de « ser-ment d'Hippocrate » du traducteur. Après que René Wintzen nous a tracé leportrait des grands traducteurs allemands que furent Elmar et Erika Tophoven(Duras, Beckett, Sarraute, Ionesco, etc.) et introduit à la « nouvelle Tolède »du Collège européen des Traducteurs de Straelen, on se penche sur lesaspects spécifiques de la traduction des émissions de télévision, spécialementdans le cas d'Arte, dont la moitié des émissions sont de provenance allemande.

Traduire, c'est sans doute trahir à peu près tout. Mais sûrement pas l'esprit.

Patrick Démerin

48

DO

CU

ME

NT

S

49

DO

CU

ME

NT

S

DE LA TRADUCTIONOU COMMENT RETROUVER

UNE IDENTITÉ

e Petit Robert donne du verbe traduire la définition suivante : « Faireque ce qui était énoncé dans une langue le soit dans une autre, en ten-dant à l'équivalence sémantique et expressive des deux énoncés ».

Nous verrons que les définitions du verbe « traduire » sont nombreuses, toutesplus attachantes les unes que les autres et qu'elles ont un dénominateur com-mun : l'homme, celui qui donne un sens à son travail de médiateur entre deuxcultures et deux langues.

Ce rôle de porte-parole, d'éclaireur, d'unificateur fut, dès son lancement en 1945par le R.P. Jean du Rivau, celui de Documents. La démarche peut apparaîtrenaïve, cinquante ans plus tard, alors que les moyens d'information ont profon-dément changé et que les rapports entre les hommes, les pays et les continentsse font à l'aide de techniques sophistiquées et que celles-ci ne cessent et necesseront de se perfectionner tout en étant de plus en plus mises à la portéedu plus grand nombre. Mais le rapport entre l'homme et le texte restera le même,conditionné qu'il est par le besoin de savoir et de comprendre.

Cette démarche, première et fondamentale, justifia la publication de revuescomme Documents et Dokumente. A travers les textes de la presse écrite alle-mande et française, devenus disponibles et accessibles à beaucoup, grâce àla traduction, c'est l'Histoire de deux peuples qui était recréée en même tempsque s'imposaient une prise de conscience et un effort de mémoire. La méthodedevait aboutir à une mise à plat des divergences, des conflits, des préjugésentretenus au cours des siècles, et à l'ouverture d'un dialogue sans détours. Apartir des textes des uns et des autres, la discussion redevenait possible et, lesobstacles linguistiques une fois franchis, la reconstruction d'un voisinage, puisd'un commerce, d'une relation et d'objectifs communs s'inscrivait dans une réa-lité de plus en plus exigeante. Les revues, à cette époque déjà lointaine, met-taient en pratique la formule de Léon Robel (1) : « Apprendre à traduire, c'estapprendre à comprendre et à se faire comprendre ». (2)

Donner la parole aux uns et aux autres à travers la traduction permettait defaire passer l'information et d'entreprendre ensuite la recherche d'une iden-tité commune et d'un objectif à la mesure de deux communautés historique-ment, culturellement, socialement différentes et pourtant très proches une

49

RENÉ WINTZEN

L

(1) Léon Robel, membre du collectif permanent de la revue Change, aux côtés de Jean-Pierre Faye et JacquesRoubaud, écrivains et théoriciens de la littérature dans la mouvance des années 1970…(2) Cf.: Collectif Change, Transformer, traduire, Éd. Seghers/Laffont, Paris, 1973.

DO

CU

ME

NT

S

DOSSIER

fois levés les barrages linguistiques. La France découvrit les écrivains alle-mands de l'après-guerre et put ainsi se faire une image plus exacte de l'His-toire récente du pays voisin en voie de devenir un partenaire. La fonctionprincipale de la traduction consista, en ces premières années, à informer.Les œuvres de Hans-Werner Richter comme celles des écrivains du « Grou-pe 47 » permirent d'abord de mieux comprendre un passé cruel et de saisirune réalité quotidienne en lutte avec l'Histoire et le présent. L'œuvre de Hein-rich Böll, sous cet angle, est exemplaire ; mais, dans ce contexte, il faut aussiciter d'autres écrivains : Alfred Andersch, Paul Schallück, Hans Erich Nos-sack, Walter Jens… beaucoup de ceux que Documents, sous l'impulsiond'Antoine Wiss-Verdier révéla au public français, sans oublier le célèbreauteur de la trilogie Stalingrad, Moscou, Berlin (3), Theodor Plievier, dont ilfut l'ami.

La traduction, instrument d'identification de l'Autre

Si la traduction peut être un moyen d'information, elle est aussi un instrumentservant à identifier l'Autre, un système d'identification, un procédé derecherche pour faire apparaître une image cohérente de l'Autre, inscrit dansun espace géographique, dans un temps compté, au cœur d'une civilisationet d'un milieu culturel définis, respectueux d'un langage différent. La traductionpourrait être, alors, la recherche de ce qui rapproche les hommes, l'étude parle texte traduit d'un dénominateur commun à chaque homme ou, a contrario,de ce qui le singularise, le rend unique, le situe historiquement, socialement,intellectuellement là et pas ailleurs ; elle tient compte, dès lors, des acquis cul-turels, des bouleversements et des mutations qu'il a voulus ou subis et qui fontqu'il est lui et pas un autre, tout en se recommandant d'une filiation ancestrale.La traduction devient ainsi une démarche déontologique d'identification et« l'homme, pour citer le théoricien E.A. Nida (4), est celui qui donne sens (lesens et son essence)… Ainsi marche l'humanité, réduisant à l'unique et mul-tipliant à l'infini. Mais pour que cette marche ne soit pas catastrophique, suitede terribles chutes et de pénibles remontées, il faut un instrument puissantd'identité : cet instrument c'est la traduction ».

Traduire c'est informer et identifier. Mais l'acte de traduire procède aussi etessentiellement de ce que Henri Meschonnic (5) nomme « une linguistique dela traduction » et « la poétique de la traduction » ou plus exactement du pas-sage de la linguistique à la poétique.

50

DO

CU

ME

NT

S

(3) Ces livres sont malheureusement introuvables aujourd'hui.(4) Cf.: Toward a Science of Translating, Leiden, Brill, 1964 ; The Theory and Practice of Translation, Leiden,Brill, 1969.(5) Cf.: Pour la poétique II, Épistémologie de l'écriture. Poétique de la traduction. Coll. Le Chemin, Éd. Gallimard,Paris, 1973.

La traduction, c'est ré-énoncer

Traduire est une ré-énonciation, compte tenu, à chaque exercice, de l'époque,de la société, de la classe à laquelle on appartient. « On a les traductions qu'onmérite » affirme notre auteur qui n'hésite pas à mettre en cause un systèmeexistant où sont impliqués des éditeurs, des auteurs, des traducteurs, des cri-tiques littéraires, des agents, des lecteurs, l'ensemble de la profession du livre,de l'écrivain à son public, sans oublier les intermédiaires, les commanditaires,les banquiers, les libraires, les distributeurs, les supports publicitaires de lapresse et de l'audiovisuel. Le tableau est sombre mais il touche à l'essentiel :l'intégrité et la conscience professionnelles du traducteur qui doivent être pro-tégées malgré des honoraires misérables, des délais trop courts, des exi-gences matérielles excessives dans la présentation du manuscrit. Toutconcourt, dans ces conditions, à décourager le traducteur. Il y a de mauvaistraducteurs, sans doute, mais il y a aussi des éditeurs âpres aux gains.

Aussi traduire n'est-il pas un métier, pas même une vocation, à moins qu'il nes'agisse d'une perversion ou d'un besoin de se mortifier : accepter d'être lemal-aimé de la dernière des professions prétendues intelligentes et réclamantsavoir.

Informer, identifier, ré-énoncer : le verbe « traduire » implique ces troisdémarches. Traduire suppose de la patience, de la recherche, de la persévé-rance, de l'obstination, un respect de la langue que l'on traduit, une connais-sance de celle qui sert de support à la transmission, au passage d'une langueà une autre. Le poète Paul Celan, Elmar et Erika Tophoven ont porté au plushaut niveau de la conscience professionnelle le respect de l'auteur, de lalangue originale et de la langue de transmission. Ils sont l'honneur de cetteprofession. Ils avaient aussi, ce qui n'est pas donné à tout le monde, du génie.Leur rendre hommage, à la fin de ces quelques pages, m'est une obligationet je la remplis avec la plus grande admiration et la plus grande estime. Il y abeaucoup de traducteurs et beaucoup de bons traducteurs… Celan et Topho-ven sont, sans doute, exemplaires ; leurs traductions appartiennent à l'histoireet à un patrimoine communs à nos deux pays. La référence à leurs travauxne se conçoit que dans la modestie, le génie étant ce qu'il y a d'unique et desingulier. ■

51

DO

CU

ME

NT

S

52

LE TRADUCTEUR ET SON AUTEUREntretien avec Patrick Démerin

Patrick Démerin : Georges-Arthur Goldschmidt, vous avez traduit 23 ou 24livres de Peter Handke et écrit sa biographie. (1) Avez-vous été amené à vousconfronter à des tournures spécifiques à l’autrichien ?

Georges-Arthur Goldschmidt : Non, parce que Handke s’efforce d’écrire...en « allemand normal » et évite les régionalismes. Stylistiquement, c’est songrand mérite : il croit à une langue universelle. C’est la grande influence deGoethe : éviter tout régionalisme qui risquerait d’empêcher la compréhensionde tout le monde.

P.D. : Comment êtes-vous devenu « le traducteur de Handke » ?

G.-A. G. : De manière fortuite. J’apportais à Christian Bourgois, qui dirigeaitalors les éditions Julliard, les épreuves du Fidibus, mon second récit autobio-graphique, après Un corps dérisoire. Bourgois me dit : « Je voudrais que voustraduisiez quelque chose pour moi ». La traduction ne m’attirait pas du tout,je le plante là et je vais voir mon correcteur. Bourgois me rattrape et me dit :« Venez dans mon bureau, il s’agit de Peter Handke ». Tout ce que je savaisde Handke, alors, c’est qu’il avait les cheveux longs ! Je suis quand mêmel'éditeur dans son bureau et il me donne un petit « bouquin », Begrüßung desAufsichtsrats. (2) « Chouette, c’est court, ça ira ! » J’ai lu la première page,où il décrit la neige, avec la trace noire de la cendre et le blanc de la neigededans – c’était formidable ! « Je le prends ! », dis-je. Je l’ai traduit très vite.A un endroit, j’ai eu un problème, je ne savais pas si « der große » désignaitquelqu’un ou la guerre (qui est masculin en allemand), ce n’était pas net. Alorsj’ai écrit à Handke, qui ne m’a pas répondu. Un jour, Bourgois m’a téléphonéet m’a dit que Handke était à Paris, je lui dis que je ne voulais pas le voir, qu’iln’avait pas répondu à ma lettre ! J’ai quand même fini par l’appeler, je me suisplaint, il m’a dit qu’il n’avait jamais reçu ma lettre et m’a invité à passer. Noussommes devenus amis.

P.D. : Quel type de relation s’est établie entre vous et Handke ?

G.-A. G. : Nous sommes tout de suite devenus très amis, parce que noussommes tous les deux complètement à la fois asociaux et complètement inté-grés à la société – surtout moi ! – qui nous environne. Nous sentons les choses

GEORGES-ARTHUR GOLDSCHMIDT

(1) Peter Handke, Le Seuil, Paris, 1988.(2) Bienvenue au Conseil d'Administration, Christian Bourgois, Paris, 1986.

DO

CU

ME

NT

S

DOSSIER

de la même manière. Nous faisons des promenades ensemble en forêt deChaville, là où il habite. Nous nous sommes toujours profondément entendus.Et il y a des choses qui se passent au niveau de l’inconscient, une espèced’entente muette…

Quand le traducteur morigène l’auteur

P.D. : Georges-Arthur Goldschmidt, c’est pourtant un certain Georges Lorfèvrequi a traduit son livre sur la Serbie…

G.-A. G. : Oui, et il ne traduira pas la suite ! Et il s’en est longuement expliquéavec Handke. Handke fait non seulement fausse route, mais, à force de vouloirqu’il n’y ait pas d’Histoire, il finit par tomber dedans à pieds joints ! Il y a chezlui une espèce de désir fou qu’il n’y ait pas eu ce qu’il y a eu, un blocage... C’estcomme son refus initial des images d’Auschwitz : il a dit à un moment que cesont les pieds d’un déporté dans une photo qui lui ont fait comprendre la réalitéde la chose. Il y a chez lui un refus de l’horreur, comme s’il voulait montrer quecelle-ci pourrait l’emporter, tellement il est sensible ! Alors, peut-être a-t-il raison,dans son livre, de dénoncer tel ou tel montage journalistique, mais il fait fausseroute en se fermant les yeux sur les réalités que décrivent les journalistes. Jecrois qu’il est rattrapé par une espèce de manie allemande de la pureté, un désirde non-compromission dont on ne sait hélas que trop où il a conduit. Poétique-ment, cela peut être merveilleux, mais politiquement, c’est redoutable !

Le traducteur amateur

P.D. : Vous avez traduit d’autres auteurs que Handke ?

G.-A. G. : J’ai retraduit Le Procès et Le Château, de Kafka, et Zarathoustra :Nietzsche fut la grande découverte de mes 18 ans, quand j’étais dans ma mai-son d’enfants près d’Annecy ! Sinon, je ne suis pas traducteur ! Parfois je suistenté de prendre le petit roman d’un jeune écrivain, Peter Henning (3), que jevoudrais faire connaître, et puis j’abandonne, parce que j’ai beaucoup d’autreschoses à faire et que je vieillis et veux me garder du temps pour moi !

P.D. : Vous n’avez jamais traduit d’essais…

G.-A. G. : A part Zarathoustra, non. Je me suis pris au jeu de la traduction avecHandke, et même avec lui, cela s’est fait de livre en livre : il y avait de la fidélité,et cela me passionnait, cela correspondait à un stade de ma propre évolution.Aujourd’hui, ça l’est beaucoup moins, et je laisse presque entièrement tomber !Mais je traduirai encore sans doute le dernier livre de Handke, Der Apothekervon Taxham (Le pharmacien de Taxham) – la terminaison « ham » signale qu’ils’agit du sud de la Bavière...

53

DO

CU

ME

NT

S

(3) Tod eines Eisvogels (Mort d'un martin-pêcheur), Kiepenheuer und Witsch, 1997.

P.D. : La traduction, c’est une occupation de dilettante… ?

G.-A. G. : Pour moi, c’est un amusement ! Je me considère comme une poulede luxe de la traduction ! Quand je pense aux pauvres traducteurs profession-nels qui s’esquintent pour gagner moins qu’une femme de ménage ! Et moiqui arrive avec mes gros sabots... Parfois, je me sens presque honteuxdevant eux, je ne leur enlève peut-être pas le pain de la bouche, mais c’esttout juste ! Moi, j’ai été professeur dans le secondaire et cela m’a apportébeaucoup de satisfaction et de plaisir. La traduction, ça a toujours été commeun jeu. Si cela n’avait pas été le cas, je n’en ferais pas. Ce n’est pas un besoinmatériel. Heureusement !

Quand le traducteur est l’auteur

P.D. : Est-ce que l’expérience de la traduction a influencé votre écriture ?

G.-A. G. : Ça l’a complètement changée ! Auparavant, j’écrivais de manièreun peu exagérée, genre « sous-Celine », sarcastique, caricatural. Avec la tra-duction, mon style a peu à peu complètement changé. Mon écriture s’est apai-sée, a perdu son côté rigolard, disons... « socio-critique » ! La traduction m’aappris à écrire une langue très rigoureuse, sans ornement, visuellement aussiprécise que possible – d’ailleurs, je voulais devenir peintre !

P.D. : Est-ce que vous avez « francisé » des tournures germaniques ? Est-cequ’un style peut s’enrichir du style d’une autre langue ?

G.-A. G. : Je ne sais pas, mais un critique m’a dit un jour que j’avais naturalisél’allemand « comme le Général de Gaulle avait naturalisé le latin » ! Un beaucompliment ! Moi, je ne peux pas en juger. Mais on me dit que mon françaisest très beau, et en même temps que c’est une langue à la fois complètementnouvelle et familière. Il est probable que la puissance sensorielle de l’allemandforce le regard français à se préciser : si les Français ont beaucoup lu Handke,c’est bien parce qu’il brise, sans agressivité, cette rhétorique française àlaquelle on s’est habitué sans s’interroger plus avant sur ce qu’elle voulait vrai-ment signifier ! Moi, la rhétorique française qui m’attire, c’est celle du XVIIIe

siècle : une langue d’une certaine façon très proche de l’allemand, qui possèdeune sorte de violence courte, un peu comme l’allemand de l’époque baroque.Wieland écrivait un peu comme cela.

Quand l’auteur traduit le traducteur

P.D. : Vous avez lu les traductions qu’a faites Handke de vos œuvres ?

G.-A. G. : Il a traduit deux livres de moi, Le miroir quotidien (4) – pour lequelil a trouvé un très beau titre, Der Spiegeltag – et La Forêt interrompue. (5) Non,

54

DO

CU

ME

NT

S

(4) Éd. du Seuil, Paris, 1981.(5) Éd. du Seuil, Paris, 1991.

je les ai juste regardées. A chaque fois, j’ai trouvé des contresens qui n’étaientpas visibles au premier abord. En comparant avec la version française, je mesuis aperçu qu’ils étaient souvent contenus en possibilité dans ma propre écri-ture.

P.D. : Ils étaient dus à des imprécisions de votre part ?

G.-A. G. : Par exemple, je décris à un moment les vaches qui creusent destunnels quand elles se frottent contre les haies, et qui les évident et les des-sèchent. Et lui a cru que c’était des chemins qu’elles traçaient dans la prairie.Il a déplacé mon regard du vertical à l’horizontal, ce qui ne me gêne pas : cesont d’autres possibilités de la même chose. Parfois aussi, il y a de vraiscontresens, mais, après tout, j’en ai probablement moi-même autant à son ser-vice ! D’ailleurs c’est heureux que nous commettions tous des contresens :cela fournira du travail aux traducteurs qui viendront après nous !

Le traducteur à l’œuvre

P.D. : Comment procédez-vous, quand vous recevez un livre de Handke ?

G.-A. G. : D’abord je le lis, mais pas complètement, fugitivement ; je laisse« mariner », je fais d’autres choses. Et puis vient un besoin physique, que jesens sur les côtés du corps : tout à coup, je me mets à traduire, ça dure uneheure, je vais très vite, et puis je vais me balader, j’oublie, je reprends, irrégu-lièrement. J’ai besoin de beaucoup de temps ! Je mets parfois deux ans pourune petite traduction de 150 pages ! Cela, bien sûr, au grand dam deGallimard ! C’est d’ailleurs la raison pour laquelle c’est Claude Porcell, et nonmoi, qui a traduit le très beau livre Mon année dans la Baie de Personne. (6)Handke voulait que les 1.000 pages soient traduites en un an et demi. Moi j’aidit : « Il me faut quatre ans ! Je ne peux pas aller plus vite : s’il n’y a pas leplaisir à faire la chose, si le mystère de la traduction n’est pas préservé, ça nem’intéresse pas ! »

P.D. : Vous écrivez à la main ?

G.-A. G. : Oui, et je fais taper à la machine. J’écris mes livres sur du papiercahier, et mes traductions, sur des feuilles 21x29, avec une grande marge,pour éventuellement reprendre... Mais maintenant, je me suis mis à travaillersur un Macintosh... ce qui ne m’empêche pas d’écrire à la main !

P.D. : Vous vous corrigez beaucoup ?

G.-A. G. : Quand ma traduction est finie – au bout d’un an ou deux, pour 150pages – je la laisse reposer, je l’oublie. Alors Gallimard me téléphone, et Hand-ke aussi, ils me demandent où j’en suis... Je relis ma traduction, je suis souvent

55

DO

CU

ME

NT

S

(6) Éd. Gallimard, Paris, 1997.

consterné, et je reprends tout. Je réécris tout entièrement, sans jamais regar-der l’allemand : ce n’est plus une question de sens, mais de qualité du français,car toute traduction doit être intégrée dans la langue d’arrivée d’une manièreou d’une autre.

De quoi le traducteur a-t-il peur ?

P.D. : Il y a des mots intraduisibles tels quels, des mots qui font peur au tra-ducteur ?

G.-A. G. : Prenez par exemple « le mal » et « das Böse », ça n’a aucun rap-port ! Das Böse, c’est la méchanceté, la malveillance, il y a une intention defaire mal, de nuire. Alors que « le mal », c’est illustratif, presque sympathique,même un peu attirant. Le mal, c’est « das Übel », ça n’a rien de méchant, devenimeux. « Le mal », ce n’est pas très mal, personne ne sait très bien ce quec’est, mais en tout cas ce n’est pas un en-soi. On ne distingue pas bien entre« le mal » et « le mal aux dents ». Pareil pour « la conscience » : en allemand,c’est Gewissen, le conscience morale, et Bewußtsein, la présence d’esprit !Je trouve cette espèce d’ambiguïté du français fascinante. Avec l’« Abgren-zung » de l’allemand par contre, cette espèce de délimitation précise vouscoince d’une certaine manière : avec « das Böse », vous êtes coincé dans laméchanceté, la véhémence, la malfaisance. Avec « das Gute », c’est l’inverse :c’est l’allemand qui englobe plusieurs sens, qui fait dans l’ambiguïté, et le fran-çais qui délimite : das Gute, c’est à la fois « ce qui est bon » et « ce qui estbien ». En somme, il y en a toujours un des deux qui « abgrenzt » ! Une languedélimite d’un côté, et une autre de l’autre.

P.D. : Il y a quelques années, dans une interview au Spiegel, vous disiez qu’« ily a dans l’allemand une sorte de corporalité générale, un sentiment de l’espa-ce, l'allemand est une langue de la sensation physique et spatiale »…

G.-A. G. : C’est exactement cela !

P.D.… et qu’en allemand, « le processus compte plus que le but ».

G.-A. G. : Oui, parce que l’allemand, avec ses auf et ses ab, ses hin et sesher (7), a une sorte de matérialité du mouvement extraordinairement précise.Par exemple, sur l’autoroute, vous avez « Ausfahrt », et dans les cinémas Aus-gang. En français, vous n’avez que « sortie », parce qu’on se moque éperdu-ment de savoir par quel moyen vous sortez ! Le français s’intéresse au but,peu importe le cheminement, alors que l’allemand s’intéresse beaucoup plusau trajet ! Ce n’est peut-être pas un hasard si la psychanalyse est née dans

56

DO

CU

ME

NT

S

(7) Ces préfixes (auf signale la montée, et ab la descente, hin le mouvement vers quelque chose et her le mou-vement depuis quelque chose) peuvent changer du tout au tout le sens d'un verbe. Ils sont extrêmement visuelset même physiques.

cette langue qui photographie la réalité de manière extraordinaire, alors quele français la laisse toujours échapper.

P.D. : Autre type de difficultés de traduction, ces mots d’origine culturelle, oupolitique, qui ont un contenu tellement différent en France et en Allemagne.Par exemple, le mot « citoyen »…

G.-A. G. : En effet, « citoyen » c’est un mot que vous ne pouvez pas traduire :vous le traduisez, faute de mieux, par « Bürger », voire « Staatsbürger »– « bourgeois d’État », une vraie trouvaille ! Or le « Bürger » n’est pas un« citoyen », il ne s’agit pas de « civis », mais de « Burg », de « Festung » (lechâteau, la forteresse). L’opposition en Allemagne entre catholicisme et pro-testantisme a toujours empêché que les Allemands parviennent à se recon-naître une « citoyenneté » comme nous la connaissons ici. C’est le problèmedu cujus regio ejus religio, du principe des « Landeskirchen » et des « Lan-desfürsten » – des « églises de Land » et des « princes de Land » – c’est-à-dire la prise en main de la conscience par autrui ! Je suis persuadé que cettesorte de non-séparation de l’Église et de l’État a empêché l’émergence de laconscience citoyenne ! Ce n’est pas un hasard si la France, à l’inverse, est lepays de la laïcité – autre mot que vous ne pouvez pas traduire en allemand,d’ailleurs ! Je ne crois pas à la culpabilité originelle des peuples ni à l’âme despeuples, mais aux contingences historiques.

La traduction, un acte physique

P.D. : Dans la traduction, faut-il être proche du texte ou bien...

G.-A. G. : Il faut être à la fois le plus proche du texte et le plus loin possible !Mais je veux vous raconter ici une expérience étonnante. J’ai traduit deuxpièces de théâtre de Handke – Les gens déraisonnables sont en voie de dis-parition et Par les villages. (8) Ces traductions, je les ai d’abord écrites, puisje les ai lues au metteur en scène Claude Régy, qui montait ces pièces et nesavait pas un mot d’allemand. On travaillait chez lui, l’un en face de l’autre, etil me disait : « Là, ça ne va pas ». A quoi je répondais : « Écoute, celui qui saitl’allemand ici, c’est moi, tu m’em... ! ». Et lui : « Non. Regarde bien ton texte ».Et là je me mettais en colère, et puis tout d’un coup, dans la colère, me venaitun truc... Lui, alors : « Ah, voilà! Formidable ! » Ça, c’est une expérience extra-ordinaire ! Les plus grands souvenirs que j’ai, de travail sur la parole, je les aieus avec Claude Régy : lui qui ne sait pas un mot d’allemand, savait exacte-ment, de manière souterraine, où le texte était juste et où il ne l’était pas. C’étaitpassionnant !

57

DO

CU

ME

NT

S

(8) Les gens déraisonnables sont en voie de disparition, Éd. de L'Arche, Paris, 1986, Par les villages, Éd. Gal-limard, Paris, 1983.

La même chose m’est arrivée aussi avec un autre metteur en scène, Jean-PierreDougnac. Un jour, il me dit qu’il a des problèmes de mise en scène avec unepièce de Brecht. Il me l’apporte, en allemand, et me demande de lui traduire unepage, ce que je fais. Alors il me dit : « Merci. C’est bien ce que je pensais ! » Latraduction était complètement fausse ! Or cela, le metteur en scène le sent ! C’estça qui est formidable. La traduction devient alors un acte complètement phy-sique. La traduction, ça devrait toujours être fait à deux. Comme une confron-tation physique avec la langue d’en face, avec sa matérialité.

Peut-on écrire pareillement en deux langues ?

P.D. : Quelle différence cela fait-il, pour vous, d’écrire en allemand et en fran-çais ?

G.-A. G. : Je n’en sais rien. Beaucoup de ce que j’ai écrit était autobiogra-phique : j’ai eu une vie en internat tout à fait étrange, on me battait encore,c’était un autre monde, c’était encore le XVIIIe siècle. Et puis j’ai mûri, j’étaisalors en France, et d’un seul coup ma langue a basculé, c’est comme si l’alle-mand que je parlais jusque-là, puisque je suis natif de Hambourg, avait étérendu innocent par le français. C’est-à-dire que des Allemands sont venusm’arrêter, mais ils ne m’ont pas trouvé, et il se trouve que ce sont des Françaisqui m’ont protégé. Et dès ce moment-là, puisque j’étais sauvé par le français,je pouvais à nouveau aborder l’écriture en allemand – ce que j'ai fini par fairealors que j'avais cinquante ans.. Et je n’aurais pas pu le faire sans passer parle français !

P.D. : Vous avez écrit deux livres en allemand. Y a-t-il des manières d’écrirequi sont différentes dans une langue ou dans l'autre ?

G.-A. G. : Je ne peux pas vous dire. Ce sont surtout les images qui me vien-nent : à gauche, à droite, devant, derrière, les couleurs. C’est comme pour latraduction : ça ne passe pas par la langue, c’est une représentation muette,mais complètement dans l‘espace. C’est pourquoi j’insiste tellement sur lanotion d’espace en allemand ! C’est cela, que j’essaie de décrire. ■

58

DO

CU

ME

NT

S

LAISSER PENSER LES POÈTESET FAIRE CHANTER LES PHILOSOPHES

la fin de son célèbre poème Andenken, tant de fois ausculté par lescliniciens des académies et les ingénieurs du diagnostic, et détournéde son horizon par Heidegger en des temps qui ont plus emporté

qu'apporté, Hölderlin commence la péroraison, la célèbre conclusion – par unesorte de sentence de style archaïque :

es nehmet aber und gibt Gedächtnis die See

qu'on serait tenté de traduire, sous l'influence peut-être de ce ton, en « corri-geant » l'ordre de l'énoncé :

« mais la mer qui la donne emporte la mémoire aussi »

réinstallant par cette manœuvre les éléments du vers dans une séquenceidéo-logique proche de celle des proverbes baroques et de la sagesse desnations : homme de peu, poussière de rien, ne va pas croire que ce qui t'estdonné par la mer (la richesse, le plaisir, la vie) ne t'est pas repris par elle.

L'ennui, c'est que Hölderlin dit, quant à l'ordre de la lettre, le contraire :

mais la mer prend et donne la mémoire (ou « de la mémoire… »)

mais il le dit dans un énoncé moins plat, avec des effets de boucle induits parla place du aber, conventionnellement postposé, qui perturbent – faute d'in-tonation par l'auteur-locuteur – la perception de l'édifice sémantique du vers.Plus moyen de savoir s'il y a une hiérarchie entre le donner et le prendre dela mer (soit : elle prend la mémoire, mais elle la donne aussi, soit : elle donnela mémoire, mais elle la prend aussi). Peut-être faut-il prendre au sérieux laprésentation dialectique de l'épilogue ternaire et comprendre précisément qu'iln'y a aucune hiérarchie, que prendre et donner s'équivalent dans l'existencehumaine tournée vers l'activité, le gain, l'aventure marine : la mémoire s'y dis-sout dans un infini processus d'apparition et disparition. Ce qui apporte tou-jours emporte. Emporter, apporter, c'est pareil : l'équinoxe, qui est aussi la datemême du poème :

à la saison de mars

quand le jour et la nuit durent le même temps.

Dès lors, la hiérarchie de la fin du poème s'établit autrement : La mer prendet donne, l'amour aussi attache assidûment les yeux (donne une mémoire ten-due par l'affect, plus forte : un souvenir – Erinnerung : tout l'apporté n'est pasemporté) « mais ce qui reste » (avec un statut d'être plus fort), c'est ce queles poètes « fondent », stiften, au point de jonction du souvenir individuel etde l'institution sociale (eine Stiftung). Ce qu'il intitule, précisément : Andenken.

59

JEAN-PIERRE LEFEBVRE

A

DO

CU

ME

NT

S

DOSSIER

La traduction, en particulier celle de la poésie, a quelque chose à voir avecles trois temps de cette expérience.

Son énigme peut sembler levée par le fantasme de l'équivalence (le « syndromepierre de Rosette ») (1) – un texte est déposé sur la grève, proposé à qui le pren-dra, et emporté par le preneur, qui pourrait à son tour re-déposer ce cadavreexquis pour d'autres preneurs etc. Le donner compense toujours le prendre,comme s'il n'existait pas d'autre temps que la succession des manœuvres.

Deuxième temps : l'affect de l'écriture, le moment de l'amour vient marquer latransaction d'une historicité, d'une inscription dans l'écoulement du temps quisignale aussi le moment de la rencontre comme tel et attache les yeux dans cettehistoire, c'est-à-dire aussi introduit la pensée de la perte, du manquement, del'erreur au sein même du paradigme de la peine à l'ouvrage (Fleiß).

Le poète enfin (le traducteur…) est celui qui institue-fonde « ce qui reste »,c'est-à-dire non seulement ce qui est encore là plus tard (les restes après lelessivage des grandes et petites marées du temps…), mais ce qui lie le restéet l'emporté par une sorte d'identité nécessaire.

Et la force de ce lien se produit peut-être dans l'antimatière langagière qui tou-jours est le spectre invisible du poème : dans la syntaxe qui se décompose ausein même de la syntaxe composée normale, dans ce qui arrive à la langue, ousi l'on veut l'abîme propre toujours ouvert sous elle, et qui est ce qu'elle a demoins communicable par définition : le trou noir qui précisément rend la poésiepossible, et toujours nous fait danser, cligner, frémir autour des poèmes. Qui faitqu'en l'absence de signes explicites, nous les reconnaissons toujours commetels. L'implicite non-dit bavard dont le traducteur croit parfois, pour se consolerde manquer le sens et les effets, qu'au moins lui pourrait bénéficier, dans l'in-communicabilité même des espèces, d'une sorte d'universalité.

Réexaminons – au prix de quelques redites – les apparences de l'écriture poé-tique que le traducteur a sous les yeux.

Traduction de poésie ou adaptation poétique

Écrire de la poésie c'est en apparence distribuer selon un certain ordre lesmots du discours (les sens, les sonorités, les gravitations associatives) dansun espace déterminé.

Cet espace peut être délimité (fermé) par un groupe de conventions. Le son-net, le distique élégiaque, l'ode alcaïque, saphique, asclépiade, etc, la ritour-nelle, le motet, les tercets, la stance sont des conventions géométriques, à l'in-térieur desquelles on peut jouer sur la longueur des vers, sur l'existence ounon de rimes, leur disposition, la nécessité ou non de l'hémistiche, etc. : c'est

60

DO

CU

ME

NT

S

(1) La pierre trouvée à Rosette en Egypte, sur laquelle le même texte était écrit en grec, en copte ancien et enhiéroglyphes, a permis à Champollion de déchiffrer les hiéroglyphes.

le cas de la poésie traditionnelle, et même les poésies symétriques d'Arno Holz(2) entrent dans cette catégorie.

Cet espace peut aussi en apparence être ouvert, non préexistant. Mais tou-jours il se manifeste par des ruptures avec la linéarité séquentielle de la prose :vers très courts, ou au contraire très longs, impliquant des feuilles de papiertrès larges, espacements a-typiques, calculés ou aléatoires (Du Bouchet). (3)

Cet espace à la fois déterminé et libre est l'aire du jeu, de l'art, de l'équilibrisme,du funambulisme, de la jonglerie : tapis plat des saltimbanques de Rilke, maisaussi cirque du clown de Banville, qui crève la tente et va rouler dans lesétoiles. C'est un espace où passent la folie et la mort : où le sens lui-mêmeest risqué, mais bénéficie dans ses intentions de la richesse du risque (ana-gramme de cirque), ou de l'effort formel accompli : gagne un surcroît de solen-nité, d'ironie, d'émotion, de profondeur, d'efficacité. Parfois, l'espace est seu-lement dessiné. Il ne s'y passe rien qu'une parole qui garde tout pour elle, oune dit pas plus que ce qu'elle dit. Savoir dessiner de telles aires vides intronisecertains « poètes » à leurs propres yeux, comme jadis les maîtres-chanteurs.Il n'y a rien de fondé, parce qu'il n'est rien arrivé. Il reste une nécessité formelle,inexperte en la contingence.

J'insiste sur ce point parce que le traducteur de poésie se voit souvent accuséde n'être pas de la corporation autoproclamée des « poètes » ( lesquels n’ontpas scrupule à entrer dans celle des « traducteurs »).

Et de fait, il commet l'irréparable : il réécrit l'unique, étire l'aire au nom du sensqu'il risque.

Quand il y a passage de l'allemand au français, l'espace du texte est le lieude distorsions inévitables : la plasticité spatiale des deux langues n'est pas lamême. L'allemand, grâce aux cas, aux trois genres, etc, peut comme le latinou le grec déplacer fortement les mots sans anéantir le sens « moyen » del'énoncé. Les temps forts peuvent venir bondir près de toutes les limites dutapis. Le français, en apparence, peut cela beaucoup moins.

Peut-être n'est-ce qu'une apparence, car ce qui, dans l’allemand, semble uneliberté ou une richesse plus grande (pour mieux exécuter des figures, desrythmes et des mètres…) s'avère dans le même temps être aussi une plusgrande pauvreté, dans la mesure où la parole poétique est plus génériquementque d'autres fondée sur la rupture avec l'équilibre ordinaire, cardinal, des« mots de la cité », avec les syntagmes et les paradigmes de la cité : quandle français s'affranchit de l'ordre des mots, le sentiment de rupture est plus fort,la violence plus riche, plus « rare et difficile ». Et c'est dans ce bouleversementque la perte est la plus forte : souvent, malheureusement, le traducteur ne per-çoit même pas ces ruptures et les rabat sur une norme « ordonnancée » : les

61

DO

CU

ME

NT

S

(2) Arno Holz (1863-1929), poète, théoricien de la poésie, auteur de drames satiriques. Naturaliste, Holz quipublie une phrase de 70 pages et un poème de 400 pages, est aussi un précurseur du dadaïsme comme d'unGeorges Perec. Pressenti pour le Prix Nobel, il avait l'estime de Tucholsky et Döblin.(3) André du Bouchet, poète français contemporain.

traductions des Élégies de Duino par Armel Guerne (4) sont un bon terraind'expérimentation de ce phénomène.

De même, la plus grande longueur des éléments du vocabulaire français (sour-ce d'un foisonnement bien connu) est compensée par des pratiques d'écono-mie, au niveau verbal notamment : là où l'allemand redit par les particules cequ'on peut déduire presque directement du contexte, le français se contentede moins, sans que personne se méprenne : le français est moins répétitif, sesénoncés sont moins redondants et comptent davantage sur l’imaginaire del’interlocuteur et l’écoute du contexte. Ainsi l’énoncé : « elle a mis son pyjamadans l’armoire » peut se lire de plusieurs manières en fonction du contexte (unvaudeville, une femme qui range ses affaires, une autre femme rangeant lesaffaires de la première, ou celle d’un homme, etc.). Cette belle vertu a un effetsur l'organisation de l'espace langagier dans le poème traduit : la différencerestaure, dans la perte. Sans la différence structurelle, la perte sémantique(imaginons des langues « parallèles ») serait sans doute plus irrémédiableencore.

Toutes ces pondérations réciproques permettent (asymptotiquement) qu'onenvisage de mettre face à face dans l'espace – et en apparence dans le mêmetemps – des poèmes allemands et leur traduction française, quand bien mêmeon a renoncé à l'analogie ou à la translation parallèle (un mot pour un mot, unpronom pour un pronom, une rime pour une rime, etc. ce qui ne réussit évi-demment que dans les parodies). Elles autorisent la notion d’idéal.

Le rythme est en quelque sorte la chorégraphie mise en œuvre sur cettescène spatiale. Il invite le traducteur à faire un effort de mimétisme plus inté-rieur, fût-ce en portant à 14 pieds un alexandrin allemand par exemple, ou à12 un décasyllabe : s'il est clair que, sans notation musicale, de surcroît, il nerestera jamais grand chose du rythme des grands vers allitérants du moyen-âge, on peut penser que la bonne cadence n'est pas hors de portée pour laplupart des autres.

Mais tout ceci – espace et chorégraphie – n'a de sens que si et parce que lestextes ont un sens : si l'on excepte les chansons à boire et les vers de mirliton,il semble acquis depuis assez longtemps que le commandement du sens estuniversel, y compris en ce qu'il résiste, se dissimule, fragmente, renverse, etc. :tout passe à la loi du sens, même dans les textes expérimentaux (Schweigende Gomringer (5) par exemple : est-il juste de traduire par silence ?). Mêmesi, dans la genèse du poème, un mot a pu être d'abord inscrit par l'auteur pourdes raisons apparemment non-sémantiques (rime, longueur, sonorités), à l'ar-rivée, quand le texte est terminé et signé par lui, il assume ce qu'il a écrit, ets'il a mis doux plutôt que suave, on est bien obligé de faire « comme s'il l'avaitvoulu », d'interroger, pour traduire, toute la périphérie virtuelle de cette inten-tion. Dieu soit loué, on trouve rarement la bonne réponse !

62

DO

CU

ME

NT

S

(4) Éd. Mermod, Lausanne, 1958, et Le Seuil, Paris, 1974.(5) Eugen Cromringer (né en 1925), « le » poète de la poésie concrète, proche de Kandinsky, Klee et Mondrian,milite pour la liaison entre le monde de la poésie et celui de… l'industrie.

Questions de temps

On pourrait encore examiner d'autres aspects et substances de l'écriture poé-tique : phénomènes sonores, imaginaires, etc. Aussi longtemps qu'on les consi-dère les uns après les autres, on conclura sans doute par l'hypothèse optimistequ'avec le temps, et beaucoup de travail, on finira bien par trouver. La traductiond’un poème écrit très vite (un sonnet-minute de Rilke par exemple, tel poèmehindou très bref) peut requérir, en fait, des années de latence, de rumination,pour aboutir à la conjonction de toutes ces exigences, mimer enfin un beau jourl'impression d'immédiateté nécessaire que donne l'original.

La première émergence de la notion de temps dans le travail du traducteur estainsi et d'abord celle du temps abstrait qui n'est commandé que par l'espaceà parcourir de manière répétée. Une espèce de mauvais infini hégélien enquelque sorte. On peut y rattacher l'effet critico-cumulatif bien connu de ceuxqui laissent « lever la pâte », corrigent, tâtonnent, vérifient : attendent lespatients conseils de la nuit… Extension de l'investigation des éléments ana-lysés ci-dessus, élimination par substitution, processus simplement plus longque ce qui se passe dans le cas de la prose (perfectionnement).

Ce qui m'intéresse n'est donc seulement pas ce temps-là, qui ne fait qu'ap-porter… quand il apporte, et n'a pas le temps, hélas, d'emporter, mais le tempsnégatif, destructeur, historique : celui dans lequel, toujours, le sens est d'abordtenté.

Depuis longtemps, j'utilise pour en parler la notion « d'effet d'échelle de per-roquet », contradictoire avec la pratique des traductions « précoces ». J'enrésume la thèse : c'est seulement longtemps après que les poètes ont disparu,et si leurs chansons ont couru dans les rues, que la langue traduisante est enmesure de correspondre à la langue traduite. Dans le domaine allemand ondira que Heine se traduit mieux sous Laforgue, Cros, Corbière, Apollinaire quesous Heine, Goethe sous Hugo et Nerval (et encore…) que sous Goethe, Traklet Heym sous les poètes des années 1920-1930 en France, c'est-à-dire quandon dispose d'une langue modernisée, récente, et donc d'un point de vue avan-cé permettant de considérer avec une certaine distance la langue traduisantecontemporaine du texte à traduire. Le Brecht des années 20 se traduit après-guerre : traduit comme du Barbusse, il y aurait le même effet de vieux que dansles premières traductions de Heine, rabattu sur Musset, non seulement auniveau de la prise en compte des aspects formels, mais dans la langue même.Cela ne signifie pas uniquement que le français postérieur se soit suffisam-ment assoupli, enrichi, modifié pour être en phase avec la langue « en avan-ce » du poète à traduire. Ni que l'effet souterrain de la culture nouvelle produitetendanciellement en son temps par le poème à traduire a enfin cheminé jus-qu'à nous et « autorisé », rendu possibles, ou simplement virtuellementaudibles, des énoncés nouveaux dans la cité (ce qu'on vérifie en particulierdans le cas de la traduction des philosophes, comme nous le verrons plusbas). Mais aussi que le traducteur a plus ou moins consciemment introduitdans la perception de sa propre langue une dimension historique qui est celle

63

DO

CU

ME

NT

S

de l'existence concrète, dans le temps, une fois passé l'effet de surprise, despoèmes. Ou encore : que la distance produite au sein de la langue de départ(par rapport à la production épigonale) ne se traduit que dans un glissement versl'avant de la même distance dans la langue d'arrivée. Car c'est précisément celaque le temps emporte : la perception de la différence apportée. L'appréciationdes nouvelles figures du jongleur en ce qu'il nous raconte son histoire.

On peut dire les choses autrement, mais en les corrigeant d'emblée d'un fait his-torique. Autrement : la traduction quasi contemporaine est toujours « en retard »par rapport au texte (date d'avant), c'est-à-dire qu'elle est toujours prématurée.En corrigeant : les conditions d'échange entre les langues et les locuteurs, lepartage même de l'histoire vécue – en particulier entre l'allemand et le français– rendent la quasi-simultanéité de moins en moins utopique. Ceci, parce que lenombre de vrais locuteurs bilingues augmente et parce que les possibilités decommunication et de travail collectif se sont multipliées et métamorphosées. Etbien que beaucoup d'énoncés poétiques aient gagné en complexité, opacité,résistance à la lecture immédiate, voire, se soient plus que jamais enfoncés dansle jeu propre des virtualités d'une langue particulière.

Le paradoxe, cependant, demeure : un poème traduit en son temps, fût-ce parson auteur, quitte son temps en changeant de langue, parce que dans salangue, dans son temps, il représentait une sorte d'enjambée brusque et irré-pétable au-delà du temps de la parole commune. Pour être à la hauteur decette surprise, il faut attendre. Le temps apportera dans l'autre langue le moyende faire entendre le raptus.

On dira : Georg Heym est bien contemporain d'Emile Verhaeren, par exemple.Le premier meurt en 1912 en se noyant dans la Havel où il faisait du patin àglace. Le second écrasé par un train à Rouen, en 1916. Mais il est probableque traduisant Heym, Verhaeren l'aurait rabattu sur les discours dont il étaitlui-même issu, par une sorte de réflexe de communicabilité fondé sur les codespoétiques connus. Et de fait, Verhaeren, pour sa part, a été traduit de la sortepar Dehmel.

Le temps ainsi apporte les moyens de la reproduction de l'emportement. C'estpeut-être pourquoi il faut considérer le bilinguisme précoce comme un obstacleà la traduction poétique (voire à la traduction en général) : il lui manque la dis-tance par rapport au moment où la totalité de l'expérience vitale et poétiquese vivait et se communiquait dans l'économie simple et infiniment riche d'unelangue unique qui demeure le lieu de la perception du décalage poétique : ilmanquera toujours au bilingue précoce l'infini qui naît de presque rien, larichesse plastique du simple, de la pauvreté (chez lui, il naît de deux fois rien,ce qui change tout – mais il a des compensations…). Peut-être faut-il alors,s'il veut traduire, qu'il oublie longtemps, que le temps emporte beaucoup delui-même, pour que lui soit apportée la possibilité de transmettre en sa langueseconde – voire en la native – le souvenir intense, intime, intentionnel portépar la parole d'autrui.

Mais laissons-là ce cas d'école bien connu. Et revenons à la conclusion : c'estparce qu'il y a toujours de l'emporté par la traduction, de la perte (de sens, d'ef-

64

DO

CU

ME

NT

S

fets), et parce que cette perte est bien plus grande dans la poésie que dansla prose, qu'il faut partir de plus tard, attendre l'apport jamais arrêté despoèmes, fussent-ils les plus anciens, pour tenter l'imitation. Avec cette conso-lation qu'en poésie plus qu'ailleurs l'imitation devient elle-même apport (lesgrands poètes baroques ont eux-mêmes beaucoup traduit) et facteur de poé-sie propre. Que les poèmes sont vraiment, dans leur circulation universelle,le temps opposé au temps, le moyen de périr moins vite.

Quelques principes déontologiques

Il ressort de tout cela quelques principes pour une déontologie du métier detraducteur : il s’agit d’un métier qui s’apprend dans un temps réel plutôt longque bref, s’exerce dans une sorte de solitude patiente, se célèbre le plus sou-vent par le silence. Tout cela est bien connu. L’exercer sous ce titre (inscrire« traduction de… » sur la couverture d’un livre) implique, comme dans le casde l’exercice de la médecine, un contrat moral avec le public : vous pouvezme faire confiance, je connais suffisamment la langue de départ, j’y ai suffi-samment séjourné et travaillé pour percevoir et apprécier le sens précis dutexte et ses connotations, je ne bricole pas… La traduction poétique est alorsla pierre de touche de la validité du « serment hyéronimique » : même protégépar l’alibi des formes poétiques, mon effort maximal pour vous demeure celuide traduire le sens précis du texte, la perte « esthétique » (au sens propre del’aesthésis) est une conséquence de cette honnêteté. Quiconque, parexemple, produit des adaptations françaises rimées de poèmes rimés dans lalangue originale, ou inversement, devrait renoncer à l’appellation « traduc-teur », quand bien même il peut arriver qu’une adaptation se rapproche consi-dérablement d’une traduction. Le seul transfert esthétique compatible avec leprincipe premier du sens précis est celui de la cadence, du mètre. A soi il estdéjà très difficile et requiert un certain métier, c’est-à-dire du « temps passé ».S’il en reste pour chercher des transferts rimiques qui respectent toutes lesfonctions du schéma rimique original, qu’on le fasse : ça peut durer… Qu’onle fasse, mais sans tour de passe-passe : que le mot-rime de l’original, parexemple, ne se retrouve pas ailleurs qu’à la rime dans l’adaptation. Que lacaractéristique (vocalique, consonnantique – masculine-féminine) du mot-rimesoit respectée. Que sa valeur syllabique le soit aussi. Que le réseau sonoredu schéma rimique soit au mieux imité, etc. Aucun de ces critères n’a moinsd’importance qu’un autre. La rime (c’est sa richesse, sa raison d’être) est laconcentration réussie de tous ces aspects. La traduire, ce n’est pas « enmettre », comme on sale ou épice, mais les mettre. Et c’est une autre pairede manches…

Mais ceci vaut pour d’autres « effets » : si l’on prétend, au titre de traducteur,se départir de la précision du sens au bénéfice d’effets supposés, qu’on nechange pas d’effets en cours de route, qu’on n’impose pas au lecteur l’effetordinaire de ses propres procédés, mythèmes et habitudes poétiques. Et si onle fait, qu’on le dise et présente le travail réalisé comme une adaptation : quelle

65

DO

CU

ME

NT

S

honte, au demeurant, y aurait-il à porter ce nom ? A faire payer au même tarifcet autre travail, ce travail autre ?

Traduire la voix des philosophes

Ces mises au point – paradoxalement – nous entraînent plus loin : du côté desauteurs qui ne sont pas considérés comme des poètes, et parfois même leursont opposés sur le terrain même de la chose dite, des philosophes (et aveceux des essayistes au sens large). C’est, en effet, au nom même de cetteéthique et de cette esthétique de la traduction des poètes qu’il faut, non pointà l’inverse, mais également, prendre en compte la dimension langagière deleur écriture, ou si l’on veut, « faire chanter les philosophes », demeurer attentifdans la traduction produite à la corporéité de leur écriture : ou si l’on veut,ne pas oublier que la parole du pasteur, hiver, été, et selon son état, enrouée,claire, ivre, hésitante, comminatoire, angélique, humoristique, lasse, etc., s'en-tend dans des architectures, des cages de pierre ou de bois, vides ou pleinesde fidèles, passe par les oreilles, mais aussi les yeux, les genoux, les pieds,les fessiers des auditeurs. Toute cette contingence s'oublie le plus souvent.Reste un corps oublié de la parole : le sien.

La traduction, qui connaîtra à son tour en son corps propre bien des contin-gences oubliables, a à faire durablement avec ce corps-là, celui du texte ori-ginal auquel elle aura fait une respiration artificielle assez prolongée pour qu'ilen reste des effets durables, et parfois inattendus.

Est-ce de ce corps oublié des formules premières que viennent les souf-frances, maux, pathologies et consultations de docteurs ou poseurs d'em-plâtres au chevet des traductions philosophiques ? Peut-être. Mais parce qu'ilen vient aussi le plaisir des métamorphoses, et du métabolisme.

Il y a ainsi – au sens kantien du terme – une pathologie française de la récep-tion (et traduction) des philosophes allemands : une conduite typique (et sou-vent magique) face à cette altérité-là, que l'on observe un peu moins chez lesAnglais, Italiens, etc. face aux textes étrangers, et moins encore dans le rap-port français aux textes anglais, italiens, etc., mais qui n'est pas sans vis-à-vis, côté allemand, quand il s'agit des textes français, sur un autre modenotamment, plus assimilateur : celui du Fremdwort. (6) Cette pathologie enve-loppe le côté du subi, et celui du réactif.

On observe en la matière une sorte d'approche respectueuse et comme inti-midée, soucieuse de conjurer les périls, qui souvent aboutit à construire desmôles de concentration des difficultés autour de notions particulières (dansleur forme substantivale le plus souvent).

66

DO

CU

ME

NT

S

(6) Mot allemand à l'origine étrangère (le plus souvent latine ou française) marquée, voire mot français germa-nisé sans autre forme de procès et souvent dans un sens légèrement différent du français (ex. : Misere plusfort et vaste que le misère français).

On doit à cette attitude des gestes langagiers précis : recours contrit (voiretriomphant…) au néologisme, conservation honteuse du terme allemand dansle français (le Dasein !). Des conduites de fixation sur le paradigme quirenouent dans la philosophie avec les débats byzantins sur les mots, conçuscomme des balises de pierres empilées auxquelles tout peut être accroché :ex-voto, rouleaux de glose, chevelures d'exégèses. Heine a bien pointé cettetendance de la philosophie.

Ces points fixes sont autant d'occasions de quitter le flot continu du discoursd'autrui, pour chanter son propre texte à la perpendiculaire, ou si l'on veut :pour souffler un peu. Mais ce réflexe quasi structurel est affecté de problèmessupplémentaires : les notions en question sont les tumulus où s'ouvrent et serecouvrent sans cesse les enjeux politiques, idéologiques, bref, conflictuels quidivisent les lecteurs dans leur propre pays.

Formellement, et peut-être aussi en substance, cette attitude est « iconique »(ou fétichiste) dans tous les sens du terme. Dans le flux du texte passent despaquets constitués qu'on peut comme sortir de l'eau et exposer sur les rives.Ou encore : la philosophie allemande, ses textes, se visite comme une cathé-drale. On défile devant les grands concepts restatufiés, les sangs congelésmiraculeux, les tuniques polysémiques mises en plis, les anneaux sacrésretouchés : le dernier « e » de transcendental (contrairement à ce qui se passeen allemand) devient un « a » (le dictionnaire de rimes n'indique que Tantaledans cette présentation, et laisse son « e » à transcendental), la raison pra-tique pure devient l’absurde porte-clés « pure-pratique ».

Si l'on étreint ainsi le ponton une dernière fois avant de plonger, il y a des rai-sons à cela. On ne peut pas se contenter de dénoncer la fonction néo-méca-niste de ces agrégats indépendants tournant sur eux-mêmes dans le vide des« mots-vides » de la syntaxe. Ils signifient aussi la résistance du corps de lalangue propre, via une logique plus corpusculaire qu'ondulatoire : ces bouéesreliées les unes aux autres sont le radeau-glossaire primitif d'où s'observentd'abord les ondes de la langue inconnue, ses ordonnancements subtils, soninquiétante et singulière antimatière langagière.

Car on a vu aussi, à l'inverse, de merveilleux nageurs souffrir, quand ce n'est paspérir, d'avoir négligé la prudence préalable. Des traductions d'une fluidité parfaitefilant, s'effilochant dans le flou, submergeant les différences, annulant toute espè-ce de nuances dans le paradigme, etc. Ou encore, pour reprendre nosdistinctions : des adaptations se présentant (se payant) comme des traductions.

Hegel, les mots vides et la cadence

Dans la philosophie allemande, c’est Hegel, et en particulier celui de la Phé-noménologie, qui nous force à sortir de ce face-à-face conforté par les stra-tégies de la division académique du travail.

On observe chez lui, en effet, une sorte de convergence tendancielle vers lafusion du syntaxique et du paradigmatique : les regroupements de mots-vides

67

DO

CU

ME

NT

S

deviennent des concepts, eux-mêmes très « ouverts » : l'en soi, le pour soi,l'hors de soi, l'autre, voire l'être, le faire, etc. et par ailleurs, les « mots-pleins »,les concepts plus classiques entrent dans des fréquences et systématicités quiles rapprochent à tel point des mots vides qu'on ne pourrait plus les répertorierdans un index utilisable. Dans le même temps, et corrélativement, un tri s'opè-re dans les mots vides qui conservent ce statut (prépositions, adverbes,conjonctions) : le syntagme, en apparence, se simplifie autour de wenn, dann,indem, erst, oder, hiermit/damit, überhaupt, nur, allein… On pourrait faire descomptages comparatifs. Il me semble, sous réserve de cet inventaire, que lestock de mots vides est bien plus important chez Fichte, Kant, Schelling.

Il s'ensuit au sein du magma abstrait un principe de mouvement beaucoup plusintérieur, une prosodie moins repérable et pourtant indispensable à la percep-tion des sens, corrélations, et autres opérations de lecture. Oder, par exemple,n'a pas le même sens, selon la façon dont on l'accentue. Même chose pourindem, überhaupt, etc.

Face à cela, le français du traducteur, structurellement, et dans sa tradition tra-ductrice, peut être gêné par ses procédures de reproduction « ordinaires »,c'est-à-dire davantage menacé par l'effet cumulé des altérations ordinairementsupportées : la segmentation et redistribution du continuum langagier, combi-née aux obstacles d'abstractums inconnus (ie : impliquant chaque fois unretard dans la lecture) cassent le système de proximité sémantique et syn-taxique soutenu par la prosodie qu'induit plus ou moins spontanément le texteécrit. D'autant que le changement d'ordre des mots et l'identification des seg-ments pronominaux rendue impossible par cette dispersion impliquent parcompensation des éléments supplémentaires, dont la seule présence répéti-tive entrave la mémoire immédiate de ce qui vient d'être lu.

Énumérons brièvement les facteurs-retard qui altèrent la perception du textecomme corps :

1. Singularité durable (bizarrerie) des néologismes ou combinaisons insolitestraduisant des concepts allemands relativement transparents.

2. Retournements de la topique syntaxique, ou redistributions qui isolent oumettent à distance des éléments initialement voisins.

3. Perte de la périphérie sémantique qui les accroche aux contextes et leurdonne un statut d’harmonie gravitationnelle.

4. Risque de fausse « reprosodisation » française dans ces environnementsredessinés.

5. Effet inconscient des encodages traditionnels et production de schèmes per-vers (exemple : « en soi » pour « an sich » : « an » ne peut être repris par « en »quand il s'agit d'autre chose que du « soi ». Autrement dit, il y a éclatementdu lien qui unit tous les « an » du texte et en trame la topique. « En » induitune fausse topique d’intériorité, quand il s’agit au contraire de la tangence,d’une topique de contact extérieur. A l'inverse, d'autres encodages introduisentdes liens qui n'existent pas dans l'original : le pronom « soi », par exemple,chez Hyppolite , traduit à la fois, c'est-à-dire lie artificiellement, « sich » (accu-satif et datif de es, er, sie) et « das Selbst ». Un catalogue complet de ces

68

DO

CU

ME

NT

S

micro-glissements révélerait l'ampleur du handicap dès lors qu'il s'agit d'unepensée fonctionnant-s'exprimant comme celle de Hegel.

S’il est possible, dès lors qu'on en a pris conscience, de limiter un grandnombre de ces glissements, il subsistera un nombre X de handicaps irréduc-tibles. En conséquence, l'attitude « conservatoire » consiste à conserver latopique des énoncés (l'ordre des paquets mémorisables), c'est-à-dire,puis qu'il ne s'agit pas uniquement de linéarité spatiale, à coller au paysageverbal original, à la scansion intime du texte, telle que la perçoit un traducteurqui est aussi un locuteur éprouvé de la langue de départ.

Plus concrètement, chez Hegel, cela implique de traiter les incises, les reprisesen apartés nuancés ou renversés selon le point de vue, au fur et à mesure deleur apparition : donc d'avoir au départ une structure syntaxique qui autoriseces embarquements successifs et comme inopinés parfois. C'est l'une des rai-sons qui m'ont amené, par exemple, à traduire le plus souvent indem par « dèslors que », alors qu'on pourrait être tenté d'utiliser le bien français « en+parti-cipe présent » ou d’autres subordonnants. Il y a ainsi chez Hegel une prégnan-ce supplémentaire du mouvement rhétorique, alors que chez Kant, avec sescélèbres phrases immenses en oignon symétrique, la fin referme successive-ment des procédures ouvertes tout aussi successivement. Ce type de phraseest impensable chez Hegel. Quand il s'y embarque, il se perd, parce que dansla première partie de la phrase il accumule trop de choses. S'il ouvrait descoques en attente de leur fermeture symétrique (qui parfois peuvent être trèsbrèves, être constituées de deux mots), il pourrait difficilement s'empêcher deles remplir d'une telle quantité d'incises intermédiaires qu'il faudrait arrêter toutet repartir à zéro, sous peine de ne plus rien reconnaître. C'est pourquoi il ya très peu de ces grandes constructions, beaucoup plus accueillantes à la syn-taxe française. Sans doute aussi parce que chez lui le renversement n'est pasun procédé rhétorique, mais la forme quasi réflexe de la négativité : celle-cine peut pas attendre. Et cette impatience vaut pour toute remarque, modali-sation (les « en tant que, en ce que, » etc), et autres restrictions-détermina-tions. C'est pourquoi aussi il est si difficile de résumer, et même de réécriredans un autre ordre de mots, la Phénoménologie de l'Esprit.

Pour dire les choses autrement : l'écriture de Hegel fonctionne davantage àla mémoire proche qu'à la reconstruction. Elle est fondée sur une rhétorique(celle des Pères Souabes comme aurait dit Robert Minder) qui vise à lamémoire, et non à l’intuition spatiale, à l’Anschauung.

On se convaincrait d'une autre manière encore de cette progressivité épiqueen établissant une typologie des propositions subordonnées. Sous réserved'inventaire, il y a une dominance de l'organisation temporelle (y compris dansles appositions du genre « en tant que ») qui dispense l'auteur, à la limite, d'uti-liser le registre des différents temps. Tout peut être écrit au présent (raison pourlaquelle Heidegger le trouve « vulgaire »).

La conséquence pour le traducteur, dès lors qu'il ne peut pas déterminer seschoix par des principes de reconstruction (une mémoire déductive), et qu'il doitnéanmoins écarter le plus tôt possible les syntagmes incompatibles avec cette

69

DO

CU

ME

NT

S

écriture ritornellique, est une sorte d'intériorisation-mémorisation de la proso-die la plus courante chez l'auteur, une sorte de schéma d'improvisation, danslequel l'ornement sortirait de son statut et se recombinerait avec le motif. Ousi l'on veut un chant intérieur, une mélopée induite par des heures de lecturescandée à voix haute du texte original. Une fois cette continuité installée dansdes syntagmes « ouverts », tout le reste peut venir librement reprendre saplace, y compris, et en l'espèce, notamment, la langue classique qui nous tientlieu de Pères souabes, et chante en notre mémoire, de Montaigne à JeanGenet, en passant par Descartes, Pascal, La Fontaine, Molière, Bossuet, Vol-taire, Rousseau, etc. chez lesquels, qu'on traduise, écrive ou/et pense, il fauttoujours aller refaire des gammes.

Il ressort, selon moi, de ces deux bilans pratiques concernant la traduction detextes auxquels la formation scolaire et universitaire prépare peu une conclu-sion qui vaut aussi pour la prose plus « classique » des romans : le traducteurne peut travailler sans une sorte d’horizon idéal, sans l’hypothèse utopiquequ’avec le temps il finirait par épuiser l’ensemble des défis poétiques et pro-duire, au sens propre de « ce qui n’est plus à refaire », une sorte de perfection,a fortiori lorsqu’il s’agit de textes inscrits dans des univers culturels aussiproches que ceux concernés par le français et l’allemand. Autrement dit, quela hiérarchie recommandée par Brecht (à son éditeur français Voisin) (7) pourla traduction de son œuvre « 1. Le sens 2. Les effets… » peut tendancielle-ment se réduire de manière infinitésimale. Toute hâte imposée par un éditeurpressé ne sera respectée qu’au détriment de cet idéal. Chacun de nous le saitpertinemment. En attendant cette éternité, nous devons cependant user de« maximes ». J’en propose deux pour conclure : « Lis toujours les poèmescomme s’ils devaient délivrer un message philosophique rigoureux » – « Tra-duis toujours les philosophes comme s’il fallait chanter leur texte. » ■

70

DO

CU

ME

NT

S

(7) Robert Voisin, fondateur des Éditions de l'Arche.

STRAELEN, UNE NOUVELLE TOLÈDE :LE COLLÈGE EUROPÉEN

DES TRADUCTEURS

lmar et Erika Tophoven ont traduit une centaine de livres dus aux plusgrands auteurs contemporains : Samuel Beckett, Arthur Adamov,Nathalie Sarraute, Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Marguerite

Duras, Eugène Ionesco – mais aussi Molière et Rabelais (c'est en captivitéque Tophoven découvrit Molière et se mit à le traduire). Non contents de tra-duire et d'enseigner (Elmar Tophoven succéda à Paul Celan comme lecteurd'allemand à l'École Normale Supérieure de la rue d'Ulm), Elmar et ErikaTophoven ont transmis leur savoir-faire, les difficultés et les satisfactions quepouvait leur procurer le métier de traducteur dans leurs conférences, à l'oc-casion de colloques comme celui d'Esslingen en 1968 ou de rencontres entreécrivains français et allemands dès 1953.

Elmar Tophoven (1) avait, au plus profond de lui, un besoin d'enseigner, detransmettre, de communiquer. Ce que son métier de traducteur lui avait faitdécouvrir, il pensait qu'il était utile d'en tirer des leçons, des enseignementsprécisément : il notait les difficultés rencontrées dans son travail, il gardait surdes fiches les solutions qu'il avait pu trouver pour faire passer d'une langue àl'autre une image, une périphrase, une formule heureuse qu'il appelait une« trouvaille » lorsqu'il avait imaginé une équivalence dans sa langue, l'alle-mand. Les questions et les réponses, ainsi enregistrées, mémorisées devaientêtre mises à la disposition des autres traducteurs. Elmar Tophoven travaillaitchez lui, sur un ordinateur et son effort, comme celui d'Erika Tophoven, étaitensuite disséqué, analysé, enregistré, commenté. A une difficulté donnée, iln'y avait pas qu'une solution, mais plusieurs la plupart du temps ; entre toutescelles qui se présentaient et qu'il fallait retenir, celle adoptée en dernière ana-lyse était expliquée, commentée, justifiée.

Ce travail de bénédictin, Elmar Tophoven ne voulait pas le garder pour lui. Cequ'il avait appelé la « traduction transparente » devait être transmis et soumisà tous ceux que sa méthode et sa discipline pouvaient intéresser. ElmarTophoven rêvait d'un lieu où des traducteurs du monde entier – mais d'aborddes Allemands et des Français – pourraient se retrouver et échanger lesconclusions de leurs expériences. Il souhaitait que dans ce lieu on pût orga-

71

E

DO

CU

ME

NT

S

DOSSIER

(1) Cf.: Documents N° 3/1989. Elmar Tophoven est décédé dans sa ville natale, Straelen, le 23 avril 1989 ; ilavait soixante-six ans. Erika Tophoven poursuit des travaux de traduction et maintient en mémoire, dans desconférences, des participations à des séminaires et colloques, le travail d'Elmar Tophoven qu'elle a partagé aveclui. Elle continue, de même, ses propres recherches et traductions du français vers l'allemand.

RENÉ WINTZEN

niser régulièrement des « ateliers de travail ». Une dizaine de traducteursréunis pendant deux ou trois jours confronteraient leurs impressions à partird'une traduction-type ; leurs commentaires seraient enregistrés sur ordinateur.

C'est ainsi que naquit l'idée de créer un Collège de traducteurs, à l'image dela célèbre école de Tolède, dirigée au XIIe et XIIIe siècles par l'archevêque DonRaimundo et, plus tard, par le roi Alphonse X (on y transposait, à l'époque, lesœuvres arabes en castillan et en latin).

Du rêve à la réalité

Le traducteur, le pédagogue devint aussi diplomate, orateur, représentant.Elmar Tophoven sut être convaincant. La ville où il naquit, Straelen, accueillitson projet de Collège et le Land de Rhénanie du Nord-Westphalie apporta sonconcours à cette fondation. Le Collège européen des traducteurs fut inauguréle 10 janvier 1978 et, dès septembre 1979, les premiers locaux furent mis àla disposition des traducteurs : un immeuble comprenant six appartements.Quelques années plus tard, le Collège s'agrandit considérablement et HeinrichBöll, Prix Nobel, l'inaugura solennellement.

Aujourd'hui, ce Collège dispose de trente appartements. On peut y vivre et y tra-vailler dans le confort et le silence. Mais on peut aussi y rencontrer d'autres tra-ducteurs venus du monde entier, consulter les ouvrages d'une bibliothèque deplus de 80.000 volumes, utiliser 1.200 dictionnaires et 200 ouvrages de référen-ce. Une vingtaine d'ordinateurs et de logiciels sont à la disposition des traduc-teurs. La liberté la plus grande règne dans ce lieu de réflexion, de travail, de ren-contre et d'échange entre traducteurs, écrivains, éditeurs, enseignants.

Le rêve d'Elmar Tophoven est devenu une réalité.

Son entêtement, sa conviction, son exemple ont convaincu même les plusincrédules. Le travail solitaire du traducteur n'est pas mis en cause, mais dansun milieu clos, approprié à la recherche, à l'étude, à l'expression, il est égale-ment possible de comparer son travail avec celui d'un autre traducteur, decomparer, d'accueillir des suggestions et de se servir d'un outil – l'ordinateur– dont la maniabilité et les ressources sont inégalables. La mise en mémoireélectronique est pratiquement infaillible ; moyen de repérer, de corriger sesmécanismes et ses réflexes, elle est devenue indispensable : elle est l'instru-ment, l'outil qui permet d'apprécier, d'estimer, de mesurer avec l'œil et l'oreille,l'équilibre, la balance et même la musique d'un texte.

Que l'on puisse, après un premier travail qui ne peut se faire que dans la soli-tude, échanger des impressions avec d'autres traducteurs, accepter des sug-gestions, voire des corrections, évoquer des transcriptions différentes, cettepossibilité est un enrichissement et un approfondissement de l'art et la manière

72

DO

CU

ME

NT

S

(2) Josef Winiger a traduit des œuvres de Julien Green, Georges Simenon, Glucksmann, Sylvie Germain,Marek Halter et des ouvrages de sciences humaines.

de traduire. Le Collège de Straelen, fondé par Elmar Tophoven, dont l'atelierfranco-allemand est aujourd'hui animé par Josef Winiger (2), est exemplaireà tous ces titres. Il a été à l'origine de nombreuses fondations d'autres collègesen France et en Europe. Il a été un exemple. Si Tolède fut un modèle pourElmar Tophoven, Straelen – Sa fondation – est devenue à son tour un modèleet, dans l'histoire des littératures et des traductions, un passage obligé.L'œuvre de celui qu'on a familièrement appelé « Top » continue dans la trans-parence, comme il l'a souhaité. ■

73

DO

CU

ME

NT

S

La Bibliographie des traductions de Tophoven (Elmar et Erika) comp-te plus de cent titres. Il n'est pas possible de les énumérer ici, c'est pour-quoi nous indiquons au moins les auteurs traduits : Arthur Adamov, JeanAnouilh, Fernando Arrabal, G.A. Astre, Samuel Beckett, Marc Bernard,Daniel Boulanger, E.M. Cioran, Georges Conchon, Louis-René des Forêts,Roland Dubillard, Marguerite Duras, Pierre Gascar, Jean Giraudoux, Jean-Claude Grumberg, Eugène Ionesco, Claude Mauriac, Molière, ClaudeNoël, Claude Rich, Alain Robbe-Grillet, Armand Salacrou, Rabelais/Bar-rault, Nathalie Sarraute, Jean Schlumberger, Geneviève Serreau, ClaudeSimon, Henri Thomas, Jacoba van Velde, Jean Vauthier, Louise Weiss,Monique Wittig.

A cette énumération impressionnante, il faut ajouter une douzaine d'essaissur la traduction.

74

ARTE ET LA TRADUCTION

rte, chaîne de télévision franco-allemande à vocation européenne, estune chaîne bilingue, dont l’ensemble des programmes, étant simul-tanément reçus par un public français et un public allemand, sont sys-

tématiquement traduits vers l’allemand ou le français. Si l’on ne prend ici quele côté français (mais tout ce qui suit vaut également pour le côté allemand),l’irruption d’Arte dans le paysage audiovisuel français a eu pour conséquence,depuis 1992, la commande régulière à des entreprises françaises spécialiséesd’un volume important de versions françaises d’émissions de télévision de pro-venance allemande, dans tous les genres télévisuels : documentaires, repor-tages, téléfilms, films de cinéma, débats télévisés.

Ce travail d’adaptation sur les films et les émissions d’origine allemanderecouvre essentiellement cinq types d’opérations différentes et complémen-taires : la traduction proprement dite, le sous-titrage (pour lequel le traducteurréalise le plus souvent également la saisie technique des sous-titres sur dis-quette informatique), l’enregistrement des voix pour les commentaires et les« voice-over » (1), l’enregistrement des « doublages labiaux » pour certainesfictions (il s’agit de ce que le téléspectateur lambda nomme « doublage » ou« version synchronisée » avec des acteurs) et enfin la réalisation des versionsfrançaises des débats en studio (en direct, avec des interprètes, ou en différé,avec traduction et enregistrement de voice-over).

Organisation et données spécifiques de la traductionpour Arte

Arte dispose à sa Centrale de Strasbourg d’un Service multilingue, qui gèreles aspects techniques et financiers de la réalisation des versions françaisesconfiées aux entreprises de doublage et de sous-titrage à Paris et à Stras-bourg. C’est aux « chargés de programmes » de Strasbourg (ceux qui gèrent,par « genre » – Unité Spectacles, Unité Documentaires, etc. – le flux des pro-grammes français et allemands et leur programmation) qu’incombe la vérifi-cation de l’exactitude des traductions remises et le suivi artistique des enre-gistrements. N’ayant pas forcément ni le temps ni le goût pour cela, ils fontparfois appel à des collaborateurs extérieurs pour vérifier les traductions, et(hormis à l’Unité Fictions, ou une chargée de programmes est spécialement

PATRICK DÉMERIN

A

DO

CU

ME

NT

S

DOSSIER

(1) Voir dans ce même article p. 77.

affectée aux doublages) ils sont contraints de limiter leurs déplacements poursuivre les enregistrements (particulièrement quand ceux-ci ont lieu à Paris).

Traduction et correction

« Autonome » quand il s’agit d’écrit, la traduction ne se conçoit que comme par-tie d’un tout dès lors qu’il s’agit de télévision. Elle n’a pas alors de valeur ensoi, elle ne constitute pas un travail « fini », elle ne se conçoit pas indépendam-ment du rythme de l’image, du timbre de voix du « speaker », de sa diction, etc.

Le traducteur procède à partir d’un relevé de texte et dispose de la cassettedu film pour visionnage. Certaines phrases, en effet, ne se comprennent passans l’image, mais surtout, le visionnage permet de vérifier que le rythme dela lecture correspond bien à celui des images et que tel mot du texte « tombebien » sur l’image fugitive à laquelle il renvoie : cela peut impliquer uneconstruction de la phrase inhabituelle en français (par exemple un renvoi duverbe en fin de phrase), en sorte que tel mot « collera » à l’image.

La vérification de la traduction à Strasbourg devrait, dans l’idéal, s’effectuer surplusieurs niveaux : la correction proprement dite (il arrive à tous les traducteursde commettre des fautes d’inattention, parfois aussi des faux-sens ou descontresens), l’amélioration du style français (on peut bien comprendre unelangue étrangère et écrire cependant dans un mauvais français), l’adéquationparfaite du texte et de l’image (un point très important, étant donné le caractèresouvent purement descriptif des textes de commentaires allemands).

Il reste que la traduction n’est qu’un élément de l’alchimie complexe qui faitqu’un documentaire ou un reportage allemand sera ou non accepté – immé-diatement accepté, c’est la loi du genre télévisuel – par le téléspectateur fran-çais. Une voix trop chantante, par exemple, peut dénaturer et rendre insup-portable même le meilleur des textes. La voix du commentaire est en effet, dupoint de vue du téléspectateur, celle de l’auteur du film : un reportage allemandpar exemple qui demanderait une voix « vécue » de baroudeur ou de barou-deuse, perdra toute crédibilité si son commentaire français est dit par une voixde « jeune comédien » ou de « jeune comédienne » qui veut faire joli et ferades effets sur les mots.

Traduction des commentaires(sur des reportages ou des documentaires)

L’usage fait du commentaire (ce qu’on appelle la « voix off » – « en-dehors del’image ») selon qu’il s’agit d’un film de La Sept/Arte ou des chaînes alle-mandes (ZDF ou chaînes régionales affiliées à l’ARD) est un des points surlesquels divergent le plus sensiblement les habitudes télévisuelles des parte-naires d’Arte.

75

DO

CU

ME

NT

S

Si les productions de La Sept/Arte, qui misent sur une culture cinématogra-phique de l’image et de l’émotion, sont généralement avares de commentaires,ceux-ci sont en revanche omniprésents dans la plupart des documentairesallemands. Cet état de fait relève de plusieurs causes, à commencer par lestraditions radiophoniques des télévisions publiques allemandes : après-guerrece furent les stations de radio – les Rundfunkanstalten – décentralisées quidonnèrent le « la » en matière d’honnêteté et de qualité journalistiques. Laradio-télévision était alors conçue comme un moyen prioritaire d’éducation descitoyens à la démocratie, et cette conception pédagogique continue de consti-tuer l’essentiel de sa mission (comme en atteste la multiplicité des instancesde contrôle « social » sur les chaînes, à travers les représentants des Églises,des partis politiques, des syndicats, etc.). L’expérience de la propagande nazieavait de plus suscité la méfiance envers la puissance d’évocation de l’image,au point qu’il paraissait irresponsable aux journalistes de laisser l’image à elle-même, de laisser l’image « parler » sans contrebalancer son impact par uneparole de tous les instants ; le respect proverbial des Allemands pour la choseécrite a fait le reste (les chargés de programmes allemands s’appellentd’ailleurs « rédacteurs », comme les journalistes de la presse écrite). Le résul-tat : des commentaires fleuves, fréquemment redondants : un commentairedira, par exemple, « les gamins sont heureux de l’arrivée du bateau », sur desimages montrant justement des gamins manifestement ravis de l’arrivée d’unbateau. Dans ce cas, le commentaire n’apporte rien, sinon qu’il tue dans l’œufla puissance émotive de l’image.

C’est peu de dire que cette façon de procéder est, dans ses excès (et ils sontfréquents), profondément étrangère, voire rébarbative, aux habitudes des télé-spectateurs français. Et elle les éloigne d’autant plus des programmes alle-mands que ceux-ci « jurent » alors profondément avec les films produits parla Sept/Arte.

Placé devant ce constat, que fait le traducteur ? S’il est conscient du problème,et s’il a beaucoup de temps devant lui, il va s’employer à rendre l’émission (lecommentaire) plus « comestible » aux téléspectateurs français. Pour cela, ilva non seulement faire une traduction aussi « léchée » que possible (plus letexte original est médiocre, plus la traduction doit être bonne : quelques imper-fections de traduction ne nuiront pas à un bon texte, mais tueront un textemédiocre), mais il va aussi essayer de « rogner » quelques redites, de simpli-fier ou de raccourcir les phrases, de donner du relief à certaines assertionsou de leur donner en français le style qui leur fait défaut dans l’original (où l’ona parfois l’impression que l’auteur d’un film, une fois celui-ci monté, a été véri-tablement obsédé de remplir le moindre vide de la bande-son). Comme le filmn’est pas initialement prévu pour un public français (la décision de mise en pro-duction des programmes allemands d’Arte relève presque exclusivement desrédactions nationales ou régionales de la télévision allemande et s’adresse àun public d’abord allemand), il va glisser ça et là des renseignements utiles àla compréhension du film par le public français. A la différence de la traductionde livres en effet, où l’on peut toujours recourir à la formule des « notes du Tra-ducteur » en bas de page, la traduction pour la télévision exige une compré-

76

DO

CU

ME

NT

S

hension immédiate et totale. Ainsi, tel nom cité, familier du public allemand,devra s’accompagner en français, par exemple de « Ministre de l’Économieet des Finances du Land de Bade-Wurtemberg X... » ou « la fameuse cham-pionne de ski Y... ». Des termes renvoyant à des débats allemands inconnusdu public français devront être, même fugitivement, explicités. Le cas est plusfréquent qu’on ne le croit.

Traduction des voice-over

Le « voice-over », c’est une voix française « posée sur » une autre voix. Latraduction idéale doit ici permettre à la fois de comprendre les paroles pronon-cées et d’avoir un aperçu, même limité ou intermittent, de la voix originale.Beaucoup de personnes interviewées s’exprimant avec des répétitions, deshésitations, ce travail n’est généralement pas difficile ; mais il arrive que le tra-ducteur doive faire un réel effort de concision du discours.

Certains programmes comportent des interviews de personnes s’exprimantdans une langue tierce (ni allemand, ni français). Ces textes sont désormaissystématiquement fournis par le producteur de l'émission, dans leur langue ori-ginale et confiés à un traducteur spécialisé (d’arabe, de russe ou de swahili),et non plus, comme ce fut le cas dans les débuts d’Arte, dans leur seule tra-duction allemande : de nombreuses distorsions par rapport au discours originalavaient en effet été constatées.

De la traduction à la médiation

Il existe une quantité de mots quasiment intraduisibles tels quels, en raison,la plupart du temps, des spécificités historiques et culturelles qu’ils recouvrent.Par exemple, « das Böse » et « das Gute » n’ont pas les mêmes charges émo-tionnelles que « le mal » et « le bien » (ou encore : ce qui est bon...). Le« Volk » est chargé d’un tout autre contenu émotionnel que le « peuple ».« Minderheit » est quasiment intraduisible tel quel en français sans un motd’explication (en français, le concept de « minorité » n’a aucune valeur poli-tique) ; à l’opposé, le concept français, omniprésent dans un certain type dedébats, de « l’Autre », ne veut quasiment rien dire en allemand, de même quela « laïcité » française, élément essentiel de l’identité républicaine française,est en allemand une notion tellement abconse qu’elle n’a même pas de tra-duction véritablement intelligible par tous. La liste est longue et l’on trouveraencore de quoi la nourrir dans l’ouvrage Au Jardin des Malentendus publié en1990 chez Actes Sud. (2)

77

DO

CU

ME

NT

S

(2) Sous la direction de Jacques Leenhardt et de Robert Picht.

Ces difficultés de traduction peuvent être résolues facilement dans le cas decommentaires ou de voice-over : à supposer que le débit de la parole en laissele temps (ce qui n’est pas toujours le cas !) et que le traducteur et le vérificateurde Strasbourg prennent conscience des malentendus suscités presque imman-quablement par une traduction trop littérale, l’ajout d’un mot (pour expliquer oupréciser) ou l’emploi d’une périphrase, peut aider le locuteur français à saisirinstantanément et pleinement le sens du texte. Dans le cas contraire, on setrouve souvent devant des mots, certes français, mais dont l’emploi inconsidéréassombrit le discours et perturbe le suivi du documentaire par le téléspectateurfrançais (ce sont ces documentaires, malheureusement encore nombreux, oùl’on a l’impression désagréable que le commentaire « ne veut rien dire » ou « estbizarre »). Dans ces cas-là, le « zapping » est pré-programmé.

Le problème le plus grave survient dans ce qui est de l’ordre de la parole endirect, à savoir le débat télévisé : l’impuissance d’Arte à résoudre de façonsatisfaisante les difficultés posées par les problèmes linguistiques et de tra-duction l’ont conduite à raréfier de plus en plus les débats et à rejeter auxcalendes grecques l’installation sur la chaîne d’un talk-show régulier entreEuropéens sur les questions culturelles.

L’animation des débats par des animateurs n’ayant aucune idée de la languede l’autre (c’est actuellement le cas de tous les animateurs français d’Arte), oula connaissant à peu près mais n’ayant aucune expérience du dialogue inter-culturel (c’est le cas de la plupart des animateurs et animatrices allemand(e)s)conduit, quelle que soit la qualité et la virtuosité des interprètes, à laisser traînerdans la discussion des mots et des notions que les intervenants (et les télé-spectateurs) de l’autre langue comprennent tout à fait différemment de lamanière dont ils ont été proposés. Le résultat est que la discussion s’enlise :le téléspectateur a le sentiment que les participants au débat « parlent sanss’écouter » (et ce sentiment est fondé, puisque, malgré l’excellence de la tra-duction simultanée, ils ne se sont pas véritablement compris) et que les débat-teurs s’empoignent au sujet de notions qu’ils ne maîtrisent pas eux-mêmes.L’enjeu de la discussion se dilue (« de quoi parlent-ils, au fait, dans cette caco-phonie ? ») et les débatteurs « parlent pour ne rien dire ». Ou bien encore, ladiscussion n’a tout simplement pas lieu : comme les débatteurs parlent sansvéritablement se comprendre et que l’animateur, incapable de jouer un rôle demédiateur biculturel, n’est pas capable d’apporter régulièrement les petits cor-rectifs qui s’imposent (qui de plus vivifieraient et relanceraient la discussion),l’ensemble tourne rapidement à une suite de prises de position sans cohérence.

Il suffirait pourtant d’animateurs bilingues et versés dans la médiation bicultu-relle pour les faire fonctionner. Ces animateurs ne sont pas nombreux, maisils existent.

Bien que le bilinguisme à la télévision soit une révolution, on n’a pas jugé utilede lui accorder sur Arte une place véritablement novatrice. La traduction estperçue uniquement comme une contrainte technique, un pis-aller, une« béquille » inévitable et dont on n’aspire qu’à se passer, et non comme uneactivité centrale, susceptible de générer des modes originaux, adaptés à la

78

DO

CU

ME

NT

S

spécificité d’Arte, de travail sur la production télévisuelle (par exemple : larédaction des textes dans une optique déjà franco-allemande, ou tout au moinsnon-exclusivement allemande ou française ; l’amélioration radicale du suiviartistique des versions françaises des programmes allemands et réciproque-ment ; l’animation de débats bilingues par des animateurs/médiateurs euxaussi bilingues, etc.). On veut donner à la parole le même traitement qu’ellea sur les autres chaînes alors même que cette parole est, sur Arte, forcémenttoujours traduite (pour les spectateurs français ou pour les téléspectateurs alle-mands, alternativement) et donc que la traduction est au centre de l’échange.On s’emploie à cacher la traduction du mieux que l’on peut, et à la marginaliser– et, bizarrement, plus encore qu’elle ne l’est sur les autres chaînes : Il suffitpourtant d’assister à certains débats du Cercle de Minuit (sur France 2), oùles interprètes sont intégrés sur le plateau, voire même d’assister aux pitreriesd’un Nelson Monfort (pour les émissions sportives de France 2 et France 3)ou d’un Nagui (pour Taratata), qui se traduisent eux-mêmes en anglais et enfrançais, pour se convaincre que la traduction « à vue », loin de devoir resterune activité « honteuse », peut être tout à fait télévisuelle plaisante et mêmedynamisante pour le dialogue. ■

79

DO

CU

ME

NT

S

Le Prix de la Fondation DVA (créé par l'éditeur de Stuttgart, leDeutsche Verlags-Anstalt) pour la promotion des relations franco-allemandes qui récompense chaque année conjointement un tra-ducteur français et un traducteur allemand sera remis le 15 avrilprochain à :

. Christian Berner, maître de conférences à l'Université de Bour-gogne (Dijon), traducteur de Schleiermacher, Ludwig Feuerbach,Manfred Frank et Ernst Cassirer.

et à

. Andreas Knop, philosophe et historien. Il a traduit entre autresJacques Derrida, Paul Ricœur, Tzvetan Todorov, Gérard Genette.