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 ABBÉ D E SOLESMES PAR UN MOIN E DICTIN  de la CongrêycUion de France TOME SECOND  Avec un portrait en héliogravure Sixiè me édition

Dom Gueranger Abbe de Solesmes (Tome 2)

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ABB DE SOLESMESPAR UN MOINEde la CongrycUion

BNDICTINde France

TOME

SECOND

Avec

un portrait

en

hliogravure

Sixime

dition

PARISLIBI\AIME PLN

PARISL I B R A I R I E I i . OUDIN

PLON-NOURRIT E T C"Imprimeurs-diteurs8, RUE GARANCIRE 6e

G.

OUDIN24, RUE

ET C6a

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Imprimeurs-diteursD E COND

Tous droits rservs

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DOM

GrUERANGrER

A B B DE SOLESMES

A LA MME

LIBRAIRIE

D o m G u r a n g e r , a b b d e S o l e s m e s , par un moine bndictin de l a Congrgation de France. Tome I . 4 dition. Un volume in-S avec un portrait en hliogravure 8 francs.er e

PABIS. T Y P . PLON-NOUnniT ET c'% 8, R U E GARANCIKB1S.

14216.

d ' a p r s le dessin original de G a i l l a r d

Droits de reproduction el de traduction reser ves pour tous pays. Copyright 1910 by PIon-Nourrit el ( X

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CHAPITRE XIICONCILES PROVINCIAUX, GALLICANISME ET LITURGIE (1849-1852)

L'anne 1849 vit appliquer en France une des plus fructueuses difpositions du concile de Trente, la tenue des conciles provinciaux. Ce retour l'ancienne discipline ne pouvait s'accomplir sans se heurter tout d'abord au quatrime des articles organiques o la volont du Premier Consul avait dcrt : Aucun concile national ou mtropolitain, aucun synode diocsain, aucune assemble dlibrante n'aura lieu sans la permission expresse du gouvernement. Or en France les pouvoirs politiques qui se succdent et se ressemblent le moins se transmettent pourtant comme un hritage la varit de toutes les dispositions hostiles l'Eglise. Tout ce qui est limitation de ses droits semble acquis pour toujours. A ce titre le quatrime des articles organiques tait cher aux canonistes d'Etat. Prcisment cette heure-l mme la sant de M. de Falloux trs gravement compromise l'avait loign pour un instant des conseils du ministre; il n'en tait que plus facile au gouvernement, sans courir le risque d'aucune protestation, de prendre auprs de l'archevque de Paris une initiative destine dans sa pense sauvegarder les droits de l'Etat. Il invita l'archevque solliciter l'autorisation prescrite par l'article quatrime. Mgr Sibour n'eut garde de tomber dans le pige. H se borna rpondre que demander cette autorisation quivalait pour lui reconnatre l'Etat le droit d'empcher la tenue des conciles et valider ainsi une loi radicalement nulle contre laquelle Eome n'avait cess de protester. Un dcret du 16 septembre 1849 s'empressa d'octroyer une permission que nul n'avait sollicite : il autorisait pour l'anne courante la tenue des synodes et des conciles provinciaux. Ce dcret lgrement ridicule fut prorog et tendu l'anne suivante par une disposition en date du 22 mai 1850; dans la suite le gouvernement se dcouragea d'accorder chaque anneH.

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une permission qu'on ne demandait pas, dont nul ne lui savait gr et que les premiers intresss s'accordaient repousser comme une injure. Le concile de Paris s'ouvrit le 17 septembre 1849; Reims (Soissons), Tours (Rennes), Bordeaux suivirent. On put esprer un instant que l'glise de France allait par le moyen de ces grandes runions triennales revenir la discipline canonique d'autrefois. Il fut mme dcide au concile de Paris que la longue interruption de la tenue de ces conciles, la varit et l'importance des dcisions prendre autorisaient les vques se runir tous les ans durant le premier triennat Une question se posa tout d'abord qui touchait personnellement nous devrions dire, qui visait personnellement l'abb de Solesmes : les abbs, prlats des monastres, ont-ils dans le concile provincial une place de droit? Et si le droit leur donne place au concile, est-ce l'vque diocsain, est-ce au mtropolitain que revient la charge de les convoquer? La question fut agite dans les journaux et, en l'absence de connaissances historiques ou canoniques suffisantes, rsolue au hasard des sympathies de chacun. UAmi de la religion, il fallait s'y attendre, prit" parti contre les abbs ou plutt prtendit qu'il n'en existait plus, les prlats rguliers n'ayant aucune juridiction en dehors de leur monastre (1). La question n'avait d'ailleurs dans la province de Paris aucune application, faute de monastres et d'abbs; mais elle tait d'un rel intrt pour la province de Tours, dont le concile convoqu Rennes comprenait huit vques et six abbs. L'archevque de Tours, Mgr Morlot, malgr l'expression de certaines rpugnances, n'hsita pas un instant : Le droit historique est vident, disait-il, et ne le ft-il pas, je ne me rsignerais pas me priver des ressources si prcieuses qui me sont offertes dans un homme de cette valeur et de ce caractre (2). C'tait de dom Guranger qu'il parlait ainsi, sans faire mystre d'ailleurs des apprhensions qui lui avaient t tmoignes. On redoutait tout bas la comptence de l'abb de Solesmes; mais pour ne l'avouer pas, on feignait de craindre pour la dignit du concile l'pret de sa parole et l'intransigeance de ses principes. Il ne l'ignora point. L'vque lu de Poitiers, menac lui-mme par le retard de ses bulles de n'avoir point place au concile de Bordeaux, lui livra en termes affectueux la confidence de ces anxits, en mme temps qu'auprs du mtropolitain il se portait garant de l'esprit de paix, de conciliation, de juste dfrence envers l'piscopat que dom Guranger se ferait un devoir d'apporter au concile (3). Dans l'esprit de tous cette reprise des conciles semblait destine (1) L'Ami de la religion, 11 et 29 septembre 1849, n 4825 et 4833, iu CXLII, p. 687, 853, (2) Lettre de Mgr Pie D. Guranger, 2 octobre 1349 (3) Lettres du 2 et du 28 octobre 1849,3

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affirmer le droit des runions episcopales; ds lors il n'tait pas craindre que l'on abordt ds la premire heure les questions litigieuses o se traduiraient les dissentiments. Le commun des fidles, crivait Mgr Pie, pense que le triomphe de 1849 sera d'avoir rconcili la rpublique avec les conciles. Un plus grand triomphe sera d'avoir obtenu l'entente cordiale de l'piscopat et du monastre dans ces conciles. Ce rsultat est entre vos mains. Dieu le veut; vous y mettrez toute votre prudence en mme temps que tout votre esprit; vous partirez du prsent toi qu^il est en fait d'hommes et cle choses et vous travaillerez en tirer pratiquement le meilleur parti possible pour le bien de la sainte Eglise. J'insiste un peu longuement; mais je crois l'occasion unique, dcisive, e t il me semble que pour votre part il faut une trs grande et trs franche enjambe vers l'union et la paix. Tous ces bons vques, vous ayant vu de plus prs, sauront qu'en respectant le droit commun qui rgit les rguliers, il y a pour eux un parti immense tirer des rguliers (1). L'abb de Solesmes remercia l'vque de Poitiers d'avoir rpondu de lui. Les lettres d'indiction du concile, avec le programme des questions qui devaient tre soumises la discussion des pres, lui furent adresses en double exemplaire, et par le mtropolitain lui-mme, et par Mgr Bouvier au nom du mtropolitain. La sentence d'exclusion prononce par VAmi de la religion contre la convocation des abbs rguliers au concile provincial, inspire par Mgr Bouvier et dirige surtout contre dom Guranger, tait donc rapporte. En mme temps que l'abb de Solesmes obtenait sance au concile de Bennes, les bulles de Mgr Pie dates de Portici arrivaient temps pour lui permettre de prendre part l'assemble conciliaire de la province de Bordeaux. Votre sermon sur la ncessit de n'tre pas trop tranchant au sein du concile m'a beaucoup diverti, crivait dom Guranger au nouvel vque. Je vois que vous ne me croyez pas capable d'entendre des choses htroclites sans me croire oblig de les relever. Rien ne me ressemble moins, mon cher seigneur. Comptez bien sur ma discrtion et mes allures pacifiques : vous n'aurez que des compliments mon sujet (2). L'abb de Solesmes devait tenir parole et s'appliquer par un grand esprit de mesure et de charit ne donner aucune prise des dispositions inquites toujours en veil; pourtant il ne voulait pas prendre un engagement trop tendu o son amour de la vrit historique se serait trouv mal l'aise. Je veux croire, disait-il l'vque de Poitiers, que votre langage sur les mnagements garder relativement au pass doit s'entendre des conversations (1) Mgr Pie D. Guranger, 2 octobre 1849. (2) Lettre du 16 octobre lifl.

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tenir et non pas de l'histoire crire. H en est qui s'indignent contre la justice des rcits du pass, jamais je ne sacrifierai leurs prtentions. Je suis pour le respect des vivants, mais rien n'est plus perfide ni plus immoral que de taire la vrit sur les morts, lorsqu'on crit l'histoire. La mollesse d'aujourd'hui est sans exemple et vous avez vu ce qui en a paru dans l'affaire de mes Institutions liturgiques. J'ai eu beau viter scrupuleusement de raconter les gestes de certains prlats vivants; on ne m'en a su aucun gr. Pour tre le bienvenu, il faudrait canoniser en masse l'piscopat franais du dix-septime et du dixhuitime sicle. On n'obtiendra jamais cela de moi. Je pense que Dieu nous a donn le modle du genre historique dans les Limes des Rois, et l'Eglise catholique, dans les Annales de Baxonius; mais des biographies comme celles de plusieurs de nos vques du temps ne peuvent que tromper la postrit et enraciner pour jamais cet esprit dplorable d'adoration de soi-mme, qui conduit leur perte les glises aussi bien que les individus. Avec cela, je n'aurai peuttre jamais la paix, car j'ai horreur des murs du Bas-Empire. L'indpendance de l'historien est la seule que je veux sauvegarder et j'espre bien que vous me direz dans votre prochaine lettre que nous sommes pleinement d'accord (1). Nous sommes mille fois d'accord, rpondait presque aussitt l'vque de Poitiers. Nulle part on ne s'gaie plus qu'ici des statues qui pleuvent sur les places publiques en l'honneur de nos petits grands hommes, ni des gros volumes consacrs aux plus minces personnages (2). L o le concile de Paris avait gard le silence, h concile de Reims tenu Soissons vota l'unanimit le dcret de retour la liturgie romaine. Le mtropolitain en donnait avis l'abb de Solesmes. Je voudrais bien, lui crivait-il, que vous puissiez venu- passer vingt-quatre heures Reims; je pourrais vous donner des dtails intressants sur notre concile (3). Mais ce moment-l dom Guranger n'avait plus nul loisir; les sessions du concile de Tours runi Rennes devaient s'ouvrir le 11 novembre, et il voulait auparavant terminer le Mmoire sur Vlmmacule Conception. Lorsqu'il arriva Rennes la dernire heure, tous les pres taient assembls dj. Le vicaire gnral d'Angers, abb Bernier que nous connaissons, y avait accompagn son vque. Aucun des suprieurs des quatre maisons de jsuites de la province n'avait t invit; mais sur la prire de plusieurs prlats du concile, on avait mand de Saint-Sulpice M. l'abb Carrire, vicaire gnral de Paris, dont on voulait se servir pour faire chec l'abb de Solesmes. La confiance du concile appela dom Guranger la vice-prsidence de la commission des tudes. L'absence frquente de l'vque de Rennes transforma la vice-prsidence en une prsidence relle mais sans pril. Les membres de la commission des tudes se mirent promptement d'accord et leurs travaux se trouvrent termins des premiers.(1) Lettre du 16 octobre 1849. (2) Lettre du 28 octobre 1349, (3) Mgr Gousset D. Guranger, 27 octobre 1849*

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Comme il fallait s'y attendre, l'autorit depuis longtemps dj reconnue Mgr Bouvier lui valut une relle prpondrance l'intrieur du concile; elle fut nanmoins assez tempre pour que nulle atteinte ne ft porte l'exemption religieuse. Les dcrets des conciles provinciaux taient d'ailleurs soumis, avant d'avoir dans la province force de loi, la condition expresse d'tre prsents l'examen de la congrgation romaine comptente, charge de les confirmer, de les modifier, de les infirmer; et l'on peut croire que la perspective de cet examen, auquel le concile de Paris s'tait prt d'assez mauvaise grce, laguait d'avance tous dcrets excessifs. La question de la liturgie romaine ne fut point souleve; le mtropolitain n'avait ni l'esprit ni la dcision de l'archevque de Reims, et peut-tre fut-il jug plus prudent de ne toucher pas une question o l'on ne pouvait abonder dans le sens du concile de Soissons, sans dcerner une sorte de triomphe celui qui avait donn le branle au retour vers l'unit. Dom Guranger n'eut pas intervenu*. A eux seuls les faits survenus au sein mme du concile constiturent la critique la plus vive de l'tat liturgique qui avait prvalu. Les pres ne purent clbrer en commun aucune heure canoniale; ils'ne s'entendaient pas entre eux : les diffrences de leurs liturgies leur interdirent de prier d'une mme voix. H j eut bien une messe de Spiritu Sanrto pour l'ouverture du concile; mais l encore, afin que tous les diocses pussent peu prs se reconnatre, les crmonies de la messe ne furent ni parisiennes ni purement romaines, mais amalgames dans une liturgie composite qui s'effora de donner satisfaction tous sans choquer personne. Du moins furent djous les projets nourris par plusieurs de balancer par la science de M. Carrire l'autorit importune de dorn Guranger. H y avait entre ces deux hommes, d'allure et d'ducation si opposes, des divergences profondes; mais sur toutes les questions qu'ils eurent discuter ensemble, l'accord fut parfait et le tournoi espr n'eut pas lieu. L'abb de Solesmes racontait volontiers qu'il avait russi dans un mouvement trs dsintress carter un dcret prpar par les vques de Bretagne contre l'usage du tabac fumer. On avait cru devoir J'interdire aux membres du clerg; dom Guranger rappela opportunment que le dcret de proscription se heurterait Rome de grandes difficults. On pouvait, disait-il, allguer de grandes raisons contre, mais aussi de grands exemples pour. L'ancien vque d'Imola avait au cours de sa lgation au Brsil contract certaines habitudes que le climat et les exigences de sa sant avaient trop justifies autrefois et auxquelles depuis, devenu pape sous le nom de Pie IX, il n'avait pas compltement renonc. On comprit que le dcret propos courait grand pril d'tre peu accueilli; il fut retir et l'usage du tabac fumer demeura licite en Bretagne.

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Nous n'avons pas analyser les dcrets du concile de Rennes qui n'appartient qu'incidemment notre histoire. Le concile s'honora par la profession solennelle de sa croyance l'Immacule Conception de Notre-Dame. La province de Paris, dont aucun diocse n'avait encore adopt la liturgie romaine, s'tait borne en concile formuler, mais en dehors des dcrets, un vu timide vers l'unit liturgique; le concile de Soissons prsid et inspir par Mgr de Reims avait adopt dans un dcret formel la thse historique et liturgique des Institutions : le silence gard par la province de Tours, o le retour la liturgie romaine tait accompli dans quatre diocses, Rennes et Saint-Bricuc, Quimper et Vannes, ne parut s'expliquer que par de minces rivalits de personnes. Ce silence ne tarda gure tre compens par la parole du concile d'Avignon : le mouvement liturgique d'ailleurs tait si nettement prononc que nulle habilet ne le pouvait dsormais retarder. Dom Guranger comprenait trop bien la situation pour s'tonner d'une rticence dont il avait fourni peut-tre mais trs involontairement tout le motif- Ses relations personnelles l'intrieur du concile furent d'une courtoisie laquelle chacun rendit hommage. Flicitant l'vque de Poitiers des adieux qu'il avait dans son premier mandement adresss Notre-Dame de Chartres, l'abb de Solesmes, sans rvler toutefois les secrets intimes du concile, apprenait son ami que ses conseils de paix avaient t scrupuleusement suivis et que la plus parfaite bienveillance n'avait cess de rgner au cours des discussions comme dans les conversations prives. L'vque de Poitiers avait t contraint de remettre l'anne suivante la visite Solesmes; c'est de loin que dom Guranger saluait son ami : Adieu, cher et bien-aim soigneur; adressez une bndiction r ce vieil ami qui sent au cur quelque chose de plus pour vous depuis que le caractre de pontife est empreint sur votre me dans toute sa plnitude (1). En mme temps que la vie de l'Eglise retrouvait ainsi son expression dans les conciles, l'piscopat de France grce M. de Falloux ouvrait ses rangs des prlats d'une rare distinction, Mgr Pie Poitiers, Mgr Jacquemet Nantes, Mgr de Salinis Amiens, Mgr Gignoux Beauvais : tous ces noms signifiaient clairement la raction contre le gallicanisme et le retour aux doctrines romaines. Le diocse d'Amiens tait mr dj pour la liturgie; le concile de Soissons dtermina son retour; Beau< vais suivit, Carcassonne vint ensuite. Nous citons dessein chacune de ces conqutes de la liturgie romaine; elles couronnaient les efforts de l'abb de Solesmes mais exigeaient de lui un surcrot de travail. C'tait en effet sa pit et sa science historique que les vques se plurent confier la rdaction de leurs propres. Nombre d'glises particulires(1) Lettre du C dcembre 1849.

RNOVATION

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aujourd'hui encore honorent leurs pontifes et leurs martyrs avec les accents qui leur sont venus de dom Guranger. Mais les services se rendent en silence; les bienfaits, l'Evangile nous le conseille, ne doivent pas faire de bruit et notre main droite, si elle est sage, ignorera toujours ce que fait notre main gauche. Il se produisit alors dans l'glise de France un phnomne assez curieux. Aussi longtemps que la liturgie romaine et les tentatives qui s'efforaient de la relever demeurrent odieuses, le nom de dom Guranger fut sur toutes les lvres : on avait besoin sans doute d'un tre responsable qui Ton pt imputer tous les mfaits d'Isral. Mais bientt, lorsque les diocses de France l'un aprs l'autre s'branlrent et que le succs, un succs exagr avons-nous dit, s'en vint couronner la campagne liturgique, le nom tant prononc autrefois cessa de l'tre : on rougit d'avoir louer sans rserve celui qu'on avait dcri sans mesure. Il avait dvor les anathmes; il ne recueillit pas les applaudissements. Le silence se fit autour de lui. L'uvre des propres diocsains n'avait sans doute rien qui appelt la clbrit sur son rdacteur; nul ne s'tonnera que l'histoire n'en ait pas conserv le souvenir. Toutefois ce parti pris de silence revtait une forme extrme, lorsque les adversaires d'hier, les convertis d'aujourd'hui imputaient des noms moins compromettants les larges emprunts qu'ils faisaient aux ouvrages de dom Guranger. Un d'entre eux attribuait au cardinal Bona de copieuses citations puises dans les Institutions liturgiques et croyait racheter l'incorrection de son procd en assurant l'abb de Solesmes qu'il n'avait agi de la sorte que pour accomplir le bien sans entraves, pour n'tre pas suspect lui-mme et assurer la vrit une plus libre circulation. Dom Guranger souriait et laissait faire; son me n'avait nul souci de ces petits dnis de justice. Dans la pense que Dieu voyait son labeur, il se ddommagea toujours de tout applaudissement humain. Les ouvriers les mieux partags dans la vie ne sont-ils pas ceux-l mmes de qui l'uvre devient sur l'heure le bien de tous et entre sans dlai dans le patrimoine commun? L'abb de Solesmes avait d'ailleurs d'autres tristesses. Jamais il n'avait livr aux siens le secret des divergences qui le sparaient alors de Montalembert. Le changement d'attitude tait malheureusement si visible que nul ne s'y pouvait mprendre. De tous cts les observateurs aviss s'inquitaient non pas seulement de l'ardeur fougueuse dploye en faveur de la loi Falloux, mais encore de l'pre proccupation qui, par crainte du socialisme et pour retenir la socit sur la pente de la ruine, entranait Montalembert abandonner l'une aprs l'autre toutes les positions d'o il avait jusque-l si glorieusement dfendu l'Eglise. La libert de l'Eglise avait cess d'tre son grand souci : la rclamer tait pour le moment chose intempestive, passe-temps d'esprits exa-

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grs; avant toute chose, il fallait dfendre la socit civile menace par la mare toujours grossissante des passions rvolutionnaires. Au dire de ses meilleurs amis, Montalembert tait demeur glac par la froide desse; la peur de l'anarchie un instant triomphante l'avait rejet vers les ides plus sages, croyait-il, de ce tiers parti o il se flicitait de trouver groups ensemble M. Thiers, Mgr Dupanloup et ses collgues de la commission de la libert d'enseignement. En vain les voix les plus autorises mme de l'tranger signalaient-elles le pril que faisaient courir l'Eglise l'abandon de ses droits trop facilement consenti, le contrle de l'Universit s'exerant dsormais sur les petits sminaires demeurs jusque-l hors de son treinte, la composition d'un conseil suprieur de l'enseignement o une minorit d'vques succomberait fatalement devant une majorit compose de sectaires ou de philosophes, le compromis sans sret avec une institution tant de fois dnonce comme dmoralisante et antichrtienne : trop engag pour reculer, Montalembert s'irritait que la clientle des catholiques jusqu'alors si attache lui ne partaget point son admiration et ne consentt point unanimement le suivre. A mesure que se poursuivait la discussion l'intrieur et l'extrieur du parlement, on voyait plir davantage l'autorit des dfenseurs de la loi et s'vanouir, avec la prtendue tyrannie des circonstances, la pression qui avait un instant ralli les consciences catholiques autour du projet Falloux. On mesurait aussi la profondeur du "malaise que laisserait aprs elle cette dure controverse. Quelle triste chose que l'affaire de cette loi! crivait l'vque de Poitiers. Voil l'Eglise entrane faire alliance offensive et dfensive avec le grand parti du rationalisme conservateur! Et la bonne foi des hommes politiques les plus honntes est si complte que les ntres ont cru ne pas pouvoir se refuser cet arrangement lamentable. J'ai crit au ministre que, si j'avais l'honneur d'tre reprsentant, je voterais contre la loi; je l'ai crit Mgr de Langres... Nos sminaires perdent ce que les plus mauvais jours du despotisme imprial ne leur avaient pas contest : voil la seule rponse srieuse de la loi nos rclamations de dix ans (1). Dom Guranger plaidait encore, timidement, en faveur de la loi : elle permettait du moins d'ouvrir des coles libres; les grands sminaires chappaient au contrle universitaire; l o il s'exercerait, peut-tre ce contrle serait-il bnin; peut-tre aussi les amendements proposs arriveraient-ils conjurer le venin de la loi! Eome fut consulte. L'piscopat franais avait incontestablement le droit dans une cause de cette gravit d'interroger le souverain pontife; mais parce que la majorit des vques s'tait prononce contre la loi, Montalembert ne vit dans cette (1) Mgr Pie D. Guranger, 14 mars 1850,

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dmarche qu'une dnonciation dont il s'indigna publiquement (1). La scission entre catholiques tait accomplie. Le temps seul, crivait l'abb de Solesmes, nous dira si les inconvnients de la loi nous feront regretter ou non les conditions de l'tat antrieur. Je le crains vivement; mais quoi qu'il arrive, e'est un grand malheur que les catholiques n'aient pu s'entendre. La discussion fut longue, passionne. M. Thiers y eut le loisir au milieu de vifs applaudissements de montrer dans la religion et la philosophie deux surs immortelles nes le mme jour, le jour o Dieu a mis la religion dans le cur de l'homme et la philosophie dans son esprit : il les admirait rconcilies l'une avec l'autre dans le projet de loi. Le scrutin du 15 mars pronona. A la majorit de 399 voix contre 237, la loi fut vote; mais c'en tait fait de l'union des catholiques. On nous pardonnera de nous tre attard cette ligne de partage qui a dtermin l'histoire de l'Eglise en France. Les divergences qui clatrent alors pour la premire fois ne feront dans la suite que s'accrotre, selon la loi mme de leur marche angulaire : dsormais les esprits diviss ne se retrouveront plus et chaque incident nouveau, depuis la priode o nous sommes jusqu' l'poque du concile du Vatican et au del, rveillera sans cesse l'pret des anciennes colres. Montalembert ne put se dissimuler qu'il avait perdu de son crdit. H ne savait pas dsarmer; et au milieu mme de son douloureux triomphe, il garda au cur la souffrance de n'avoir pas t suivi par tous. Un instant il fut tent de venir passer Solesmes la semaine sainte. J'y ai renonc, disait-il, par crainte de ne plus rencontrer dans ce lieu si cher ma mmoire l'union qui y rgnait nagure entre vous et moi. J'ai redout les discussions, et cet esprit de violence et d'iniquit dont V Univers, votre organe, est devenu le foyer... La presse a fait prendre aux catholiques l'habitude de regarder la polmique comme le nec 'plus ultra de la force et de la fcondit. Il est plus commode en effet de lire et mme d'crire des journaux que de donner sa vie, son temps, sa patience et sa rputation mme, une uvre .silencieuse et laborieuse. Quant moi personnellement, j'avoue que j'ai l'me ulcre par l'iniquit et l'ingratitude des catholiques. J'avais dj appris les connatre aprs fvrier 1848, quand je me suis vu abandonn par tout ce flot servile des adorateurs de la victoire qui allaient se prosterner aux pieds du P. Lacordaire et de son Ere nouvelle. Mais au moins alors quelques amis et V Univers me restaient fidles. Aujourd'hui il n'en est plus ainsi. J'ai t livr sans dfense aux brutales calomnies de VUnivers et nulle voix, pas mme la vtre, ne s'est leve pour protester contre cet excs d'iniquit et de mensonge, du sein de ce clerg et de ce parti catholique que j'ai servi et honor depuis vingt ans... Tous vous avez courbe la tte sous le joug de ces crivains sans mission, sans autorit,(1) Sance du 17 janvier 1850. (L'Univers, 18 janvier 1850,)

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sans justice, sans mesure et surtout sans charit, parce qu'ils ont en mains la force, cette force infernale de la presse qui a rendu impossible le gouvernement de l'Etat, et qui ne tardera pas bouleverser l'Eglise (1). La lettre se terminait encore par la formule de l'ami : Je vous embrasse cordialement ; l'accent de ce que nous lui avons emprunt rvle nanmoins le souffle de tempte qui grondait alors dans rame de Montalembert L'abb de Solesmes s'efforait de tout calmer; il rappelait son ami au sens de la justice, une apprciation plus saine des vnements et des personnes. Ne vous tonnez pas, lui crivait-il, si tout ne cde pas votre parole, si les hommes sont difficiles rduire, si les meilleures intentions ne sont pas toujours acceptes par eux. Il faut plus que du courage, il faut encore de la patience pour faire le bien; c'est un des lments avec lesquels Dieu gouverne le monde. Aprs tout, vous avez russi; et comme je vous le disais dernirement, y et-il de l'erreur dans quelqu'une de vos ides, Dieu vous tiendra compte des intentons et c'est tout ce que Ton doit raisonnablement dsirer (2). H tait difficile de mieux concilier la nuance d'un conseil affectueux avec les droits de la vrit et les exigences d'une amiti dsormais souponneuse et susceptible l'excs. Le journal VUnivers tait devenu pour Montalembert l'ennemi : il perdait son sang-froid ds que ce nom tait prononc. Il s'agit pourtant de savoir si c'est dcidment au journalisme qu'appartient le gouvernement de l'glise de France, et si des laques sans mission ont le droit de paiier et d'crire comme ils le font pour immoler leur orgueil et h leur sens priv la rputation et l'autorit des hommes qui ont le mieux et le plus longtemps servi la cause catholique. H s'agit en un mot de savoir si la rvolution sous sa forme la plus odieuse, celle de la libert de la presse, dominera dans l'Eglise comme elle domine dans l'Etat Mais, ajoutait-il, je laisse ce sujet sur lequel nous ne sommes plus d'accord (3). A l'heure o Montalembert parlait ainsi, Kome consulte par les vques avait sous une forme prudente et calme dit de la loi ce qu'elle en pensait et l'usage qu'en devaient faire les vques. Sans vouloir maintenant entrer dans l'examen du mrite de la nouvelle loi organique sur renseignement, Sa Saintet, disait le nonce Fornai, ne peut oublier que, si l'Eglise est loin de donner son approbation ce qui s'oppose ses principes, ses droits, elle sait assez souvent, dans l'intrt mme de la socit chrtienne, supporter quelque sacrifice compatible avec son existence (1) Montalembert D. Guranger, 8 avril 1850(2) Lettre du 29 avril 1850.a

(3) Montalembert D. Guranger, 10 mai 1850,

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et ses devoirs, pour ne pas compromettre davantage les intrts de la religion et lui faire une condition plus difficile (1). Somme toute, le souverain pontife prononait que l'glise de France pouvait et devait profiter de la loi et il invitait la concorde les esprits que la discussion avait un instant diviss. Htons-nous de le reconnatre : les deux parties de la circulaire pontificale taient de trs ingale difficult. S'il tait ais l'glise de France de se runir dans l'usage d'une loi de transaction que l'approbation romaine, sans faire abandon des principes, levait dsormais au-dessus des contestations qui l'avaient accueillie ds la premire heure, rien n'tait plus dlicat que de grouper nouveau des intelligences spares maintenant par des divergences doctrinales et profondes. Un large sillon divisait dornavant les catholiques en deux groupes : ceux qui avaient comme premier souci la libert de l'Eglise et le maintien de ses droits dans une socit encore chrtienne, et ceux qui premirement s'efforaient de dterminer la mesure de christianisme que la socit moderne pouvait supporter pour ensuite inviter l'Eglise s'y rduire. Le demi-sicle qui commenait alors a retenti du choc de ces deux familles d'esprits; nous ne saurions nous lasser de le redire, elles ont fait l'histoire de la France actuelle et se survivent dans les tendances qui en sont issues. En attendant que cette division portt ses fruits, l'vque de Poitiers, dans ses entretiens avec son clerg, dterminait avec une admirable srnit et les raisons du conflit que Eome venait d'apaiser, et l'attitude de ceux qui en devenant les serviteurs dvous de l'Eglise ne cessent pas d'tre toujours ses fils. Il fut sans doute difficile Montalembert de ne recueillir pas quelque chose de cette douce et grave leon. Quelques-uns des champions de la loi, disait Mgr Pie, ont paru s'aveugler sur les vices rels qu'elle contenait et, s'offensant des rserves les plus lgitimes et les plus ncessaires, ils ont difficilement tolr que l'Eglise se dgaget de toute responsabilit directe par rapport cette transaction hasardeuse et certains gards inadmissible. On les entendit s'exhaler en plaintes amres et dclarer qu'il faudrait avoir plus que la vertu d'un ange pour s'occuper des affaires de l'Eglise. J'avoue, messieurs, qu'il faut beaucoup de vertu pour tre digne de traiter des intrts si sacrs; mais aussi, c'est une si grande grce et un si grand honneur qu'il n'est pas superflu d'y apporter beaucoup de modestie et de modration. Quand on ngocie pour une puissance si haute, il y aurait excs exiger d'elle un blanc-seing. Toujours encourageante et reconnaissante envers ceux qui se portent pour ses avocats et ses mandataires, l'Eglise ne se livre pas cependant leur discrtion. Le service qu'on lui rend de la dfendre sur quelques points ne cre pas le droit de l'abandonner sur d'autres. Tout en laissant(1) L'Univers, 18 mai 1850.

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ses dfenseurs une grande libert d'action et de parole et sans vouloir gner leur manuvre l'heure de la mle, elle s'applique cependant ne pas se laisser engager envers des principes qui ne sont pas les siens et elle sait que l'avantage quivoque et prcaire du quart d'heure ne doit en aucun cas tre achet par un sacrifice de sa doctrine ou de sa discipline, qui serait un dmenti son pass et une arme fatale contre elle dans l'avenir (1). Tout l'entretien de l'vque de Poitiers se poursuit dans cette note leve et pleine qui ressemble la voix mme de l'Eglise. Ne m'enverrez-vous pas bientt votre Mmoire sur TImmacule Conception? crivait-il dom Guranger. Il me tarde de le recevoir (2). Le nonce Fornari unissait ses instances celles de l'vque de Poitiers. Le Mmoire attendu parut en avril 1850. La science et la pit se sont plu depuis un demi-sicle commenter le privilge qui fut en Notre-Dame l'aurore et connue la promesse de la maternit divine; et il semble que tout a t dit par les Passaglia, les Perrone, les Ballerini, dans les monuments qu'ils ont levs la gloire de Marie. Nanmoins aujourd'hui encore la thologie reconnatra fructueusement quel centre d'observation se plaait l'abb de Solesmes afin de revendiquer pour la sainte Vierge un privilge que les impressions gallicanes de ses premires annes lui avaient fait mconnatre d'abord, mais que sa vaste lecture, un sens thologique rare, les inspirations de sa pit, l'autorit de la liturgie lui firent dfendre avec tant de bonheur. Pie IX dans la suite signalait le Mmoire aux vques comme l'expression la plus acheve de la foi de l'Eglise. Il parut sous la devise : Dignare me laudare te, Virgo sacrata. Trois conditions taient requises, d'aprs dom Guranger, pour que la croyance l'Immacule Conception pt tre dfinie comme dogme de foi catholique : que l'Immacule Conception et t rvle de Dieu; puis qu'elle ft ou consigne dans l'Ecriture sainte ou conserve dans la tradition ou mme implique dans des croyances catholiques antrieurement dfinies; enfin que l'Eglise l'et propose la foi des chrtiens par sa profession solennelle et son enseignement ordinaire. Que les docteurs orthodoxes et que la liturgie de l'Eglise tmoignent en faveur de l'Immacule Conception, que les pres et les crivains ecclsiastiques, que la tradition en un mot ait formellement reconnu Notre-Dame ce glorieux privilge, l'abb de Solesmes le dmontre avec cette richesse surabondante de documents authentiques et prcis que lui fournissait son information tendue : on reconnat partout en ces pages l'homme de la tradition et de la liturgie sainte. Pourtant l'originalit puissante du(1) Entretiens sur la nature du gouvernement ecclsiastique et sur quelques questions du moment prsent, adresss au clerg diocsain pendant les exercices de la retraite pastorale, 27 aot 1850 et 25 aot 1851. uvres de Mgr Vvque de Poitiers, 1.1, p. 363.

(2) Lettre du 14 mars 1850.

MMOIRE S U R L'IMMACULE

CONCEPTION

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Mmoire nous semble contenue surtout dans le ferme procd qui donne l'Immacule Conception sa place de fait dans la rvlation divine. L'Immacule Conception, dit-il en substance, est une vrit rvle ou bien une erreur grave contre la rvlation. C'est en effet un article fondamental de la foi chrtienne que la sentence universelle qui condamne toute la postrit d'Adam tre conue dans le pch; et, selon la parole du concile de Trente, ce pch universel est propre chacun : mest unicuigue proprium. Si l'Eglise dans sa liturgie et dans sa profession solennelle, si les docteurs orthodoxes et les universits, si le peuple chrtien tout entier dans sa crance apportent en faveur de Notre-Dame une exception cette loi universelle, c'est que celui-l seul de qui vient la sentence universelle a fait connatre aussi l'exception qu'il y apportait. Des hauteurs de la doctrine, l'abb de Solesmes ne ddaigne pas de descendre des discussions plus menues. L'humaine nature se rpte; et les mmes oppositions qui devaient s'lever vingt ans plus tard contre la dfinition de l'infaillibilit pontificale s'exercrent et l contre la dfinition de l'Immacule Conception. Elles ne contestaient pas ladfinibilit, Dieu ne plaise; mais elles se demandaient si la dfinition tait rellement opportune. Le lendemain d'une dfinition, le mrite n'est-il pas moindre et le fidle n'a-t-il pas renonc l'avantage de croire librement la vrit dfinie? N'est-ce pas scandaliser les hrtiques et les rejeter plus loin de l'Eglise qu'alourdir encore le fardeau de la foi? Quel besoin y a-t-il d'une dfinition lorsque la vrit est inconteste et le sens des fidles unanime? Et qui dfrer la dfinition? Emanerart-elle d'un concile universel? Viendrart-elle de la seule autorit du souverain pontife? La dfinition aura-t-elle pour dessein de reconnatre que la doctrine de l'Immacule Conception est la croyance de l'Eglise, dans les termes auxquels s'tait limit le concile de Rennes et qui n'impliquent autre chose que la constatation historique d'un fait? ou bien proclamerat-elle que la doctrine de l'Immacule Conception est de foi catholique et partant une doctrine rvle? Il fut rpondu toutes ces questions avec un tel -propos et tant de prcision que VAmi de la religion, si peu suspect de tendresse exagre, ouvrit ses colonnes aux loges que le P. de Ravignan dcerna au savant et pieux mmoire de l'abb de Solesmes . Cet ouvrage, disait l'minent religieux, porte avec soi le cachet de la science profonde et de la pit la plus convaincue (1). Aprs l'avoir lu tout d'un trait, l'vque de Poitiers donnait son impression : J'ai achev de lire ce matin, mon bien cher pre, votre trs excellent et trs instructif Mmoire, et je vous remercie de tout cur de l'envoi que vous m'avez fait de ce nouveau chef-d'uvre : oui, c'en est(1) L'Ami de la religion 5 octobre 1850, n 5119, t. CL, p. 41-46*

DOM G U R A N G E R

un. Vous rpondez tout et vous semez incidemment des notions claires et prcises sur la question de la foi (1). L'piscopat catholique parla comme l'vque de Poitiers; l'vque de Bruges, Mgr Malou, dans le savant ouvrage qu'il a consacr l'Immacule Conception, donnait au Mmoire une place d'honneur. De tous les crits publis en 1850 sur le mystre de l'Immacule Conception, dit-il, le plus remarquable sans contredit est le Mmoire de dom Gurangcr, abb de Solesmes. Ce petit volume plein de sens et de raison a le caractre d'un crit original. L'auteur a su s'approprier les arguments anciens de telle sorte qu'ils paraissent nouveaux sous sa plume. Il a fait justice aussi, et d'une manire triomphante, des difficults que l'on soulevait alors et contre le mystre mme et contre sa dfinibiht (2). L'hommage ainsi rendu Notre-Dame, l'abb de Solesmes revenait aux Institutions liturgiques dont il achevait lentement le tome troisime, et au quatrime volume de TAnne liturgique. Il revenait aussi la souffrance. Une puissance ennemie lui faisait expier, par des anxits toujours croissantes, les uvres mmes dont elle n'avait pu dconcerter l'effort ni rduire le succs. Pendant qu'un religieux, le P. DpiUier, devenu ensuite trop clbre par un long pamphlet dirig contre Solesmes, entrait dans les voies dtournes qui le devaient conduire l'apostasie et au scandale, la communaut religieuse d'Andancette mnageait l'abb de Solesmes de nouveaux dboires. L'effort tent par l'vque de Valence, dom Guranger et l'abbaye de Pradines pour relever de sa dchance le petit monastre avait compltement chou. Les mesures les plus habilement concertes, le dvouement le plus actif, la persvrance trs mritoire des religieuses qui s'taient prtes l'uvre de cette restauration, tout fut tenu en chec par l'opposition obstine et violente d'une suprieure qui ne reconnaissait d'autre rgle que sa volont, d'autre autorit que son caprice et s'indignait d'une rforme o. elle ne voyait que la rpression d'habitudes trop anciennes pour ne lui tre pas devenues trs chres, la cessation d'un pouvoir sans contrle et finalement sa propre viction. Le dsir d'assurer son autorit contre toute chance lui avait fait consentir successivement, aux mains du cellrier des maisons de Paris et l'insu de l'abb de Solesmes, le prt de diverses sommes d'argent qui dans sa pense devaient lui garantir, en mme temps que l'appui d'une grande communaut, le gouvernement indfini d'une maison religieuse qu'elle regardait comme son bien. Lorsque l'vque de Valence dcourag de longs et striles efforts se(1) Lettre du 10 mai 1850, (2) Mgr MALOU, vque de Bruges, VlmmacuUe Conception

de la lienlieureuse Vierge Marie, considre comme dogme de foi (1357), t. Il, chap. x n , p. 345,

L'AFFAIRE

D'ANDANCETTE

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rsigna enfin un acte devant lequel il avait recul longtemps et ferma d'autorit la maison d'Andancette, la suprieure n'hsita gure sur le parti qu'elle devait prendre. Elle devana, pour se mnager plus de libert, l'entire excution de la dcision piscopale, prit la fuite avec quelques-unes de ses surs sans se soucier des crances qu'elle laissait aprs elle et, impuissante contre l'acte episcopal qui avait dispers la communaut, se prvalut contre l'abb de Solesmes des prts d'argent qu'elle avait consentis. Il et t naturel d'en faire le compte prcis et d'en exiger le remboursement; mais on tait bien moins friand d'argent que de scandale : M. Lesobre, avocat conseil de Solesmes, attendait de jour en jour mais vainement que Mme Aimas voult bien formuler des rclamations prcises. Au lieu de se rendre un dsir si lgitime, la suprieure parcourait divers diocses de France, Paris, Amiens, Reims, Autun. organisant des qutes pour de pauvres religieuses que les moines de Solesmes, d'aprs ses dires, avaient odieusement dpouilles. Aprs la calomnie, le chantage : elle remit toute son affaire aux mains d'un avocat prs la cour d'appel de Paris, qui signifia dom Guranger l'action qu'il allait au nom de la suprieure d'Andancette intenter la congrgation bndictine de France. C'tait, pour rduire la dernire dtresse un monastre obr dj, un coup terrible. O trouver sur l'heure les quarante-huit mille sept cent vingt et un francs et vingt centimes, montant de la dette exige sous la pression^ du scandale que l'on allait dchaner le lendemain? L'abb de Solesmes pouvait lgitimement se demander comment une dette qui, sans preuves d'ailleurs et sans garantie d'exactitude, tait de trente-sept mille francs en 1849, se trouvait subitement convertie ds 1850 en une dette de plus de quarante-huit mille francs. Mais, dsireux avant tout d'viter ce scandale dont on exploitait cyniquement contre lui la menace, il crivait son avocat : Traites et billets qui ont donn naissance cette crance ne sont pas de moi; mais il suffit que ces traites et ces billets aient t endosss par des religieux portant notre nom pour que j'en doive accepter la responsabilit matrielle. Je ne veux pas que Tordre des bndictins soit tran devant les tribunaux. Simple particulier, je n'aurais aucune raison de redouter un procs; mais dans ma position, l'intrt de l'ordre bndictin et ma conscience, me font une loi de l'viter au prix mme des sacrifices les plus pnibles. Telle n'tait pas la pense de M. Lesobre qui ne voulait payer qu' bon escient. Mais la partie adverse exploitant la terreur d'un procs appuyait fortement sur la chanterelle, selon son expression; elle prit le procd de l'ultimatum: Toute dmarche nouvelle fin de conciliation devait tre considre comme refus de la part des bndictins et motiverait aussitt des poursuites. H tait difficile d'tre plus pressant.

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Dom Guranger s'engagea solder en trois chances la somme demande. Mme Aimas s'avisa alors que ses cranciers s'empresseraient peut-tre d'exiger d'elle et sur l'heure,le montant de leurs crances et fit stipuler qu'en ce cas l'abb de Solesmes serait oblig de hter lui-mme, les versements au prorata des sommes qui lui seraient rclames. Dom Guranger consentit tout et fit sur l'heure un premier versement qui dans sa pense devait aider la suprieure teindre les dettes les plus urgentes. Mme Aimas avait d'autres soucis; la somme qui lui avait t remise, au lieu de dsintresser ses cranciers, lui permit de se rendre Rome o non plus qu'en France elle ne songea mnager les bndictins. Nous ne sommes pas arrivs encore au terme de ce pnible pisode; mais nous ne pouvons, sous peine de devancer les temps, raconter ici ses derniers et douloureux clats. Ce peu de mots suffira pour rvler l'effrayante dtresse o se dbattait un monastre pauvre, sans dotation premire, oblig, alors qu'il n'avait pas teint encore les dettes cres par les fondations de Paris et de Bivres, de faire face ce nouveau dficit, n'ayant pour vivre avec l'aumne de quelques mes peu fortunes que le maigre fruit du travail de son abb. Il ne nous convient pas de rechercher si, l'origine de cette pauvret qui s'attacha la personne et l'uvre de dom Guranger, la sagesse du sicle ne pourrait pas reconnatre une part d'erreur ou une confiance extrme. Pour les esprits aviss, rien n'est plus simple aprs coup que d'assigner les causes d'une dtresse; les constatations de cette nature sont toujours aises. Le lecteur sait trop que l'abbaye de Solesmes fut fonde sur la pauvret, qu'elle vcut au jour le jour, que les charges sous lesquelles elle paraissait devoir succomber, n'taient pas les siennes propres; et au lieu de poursuivre, comme dans un dsastre financier vulgaire, les erreurs d'inventaire et les oprations maladroites qui l'ont caus, il prfrera reconnatre que Dieu, qui fait collaborer la sanctification de ses lus jusqu' leurs imperfections mmes et aux lacunes de leur temprament pratique, a dispos toutes choses pour que la vie de l'abb de Solesmes et pour compagnes assidues la pauvret et la souffrance. Si dvous qu'ils fussent, les moines quteurs ne parvenaient pas amliorer sensiblement une situation presque dsespre dont l'abb devait garder pour lui seul le douloureux secret. Car l'observance de la rgle et la perfection de la vie commune sont menaces presque au mme titre par l'excs de la richesse et l'excs de la pauvret. A moins qu'une sage vigilance ne maintienne les droits de la pauvret monastique, l'abondance des biens de ce monde constitue pour le monastre un pril rel, auquel les spoliations sculires manquent rarement d'ailleurs d'apporter un remde priodique; mais de l'excessive pauvret nat un pril presque gal au premier. La vie commune y court de grands

R V E I L DU

GALLICANISME

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risques. Lorsqu'une maison monastique est pourvue de tout ce qui est indispensable sa vie, c'est chose aise pour l'abb de maintenir l'uniformit parfaite dans le vtement et l'humble mobilier assign chacun; tous vivent en paix, dans l'tude et la prire, sans souci du lendemain. Mais l o la dotation du monastre est insuffisante, chacun se sent invit se pourvoir lui-mme; la pauvret bndictine qui attend de l'abb le vivre, le couvert et le vtement, succde fatalement une prvoyance inquite, le souci du lendemain, des dispositions trop ingnieuses pour s'abriter contre la pnurie, en un mot l'esprit de proprit personnelle. Ceux qui ont vcu dans les monastres, ceux-l surtout qui les gouvernent savent avec quelle facilit la perfide nature s'efforce de reconqurir ce que lui a retir le dessaisissement sacr de la profession religieuse, encore que les circonstances ne fournissent aucun motif de regarder en arrire; combien plus est-elle tente de revenir sur cet engagement, lorsque la pnurie du monastre lui en fournit le prtexte! Et parmi ceux qui s'exilent du monastre pour recueillir et l quelque maigre ressource, s'il en est qui gardent leur me avec soin, demeurent inviolablement attachs au moutier absent et, comme dom Pitra, comme dom Gardereau, unissent au courage la sant requise pour quter le jour et travailler la nuit, ne peut-il s'en rencontrer qui, dans ces longs exils loin d'une maison qui leur tait un abri, chappant aux conditions tutlaires de leur vie monastique, dsapprennent beaucoup plus qu'ils ne recueillent et se nuisent eux-mmes sans tre utiles leurs frres? Dom-Pitra et dom Gardereau se rencontrrent Paris vers le milieu de l'anne 1850. Tous deux y avaient des relations trs tendues. Observateurs aviss, conteurs spirituels, leurs lettres l'abb de Solesmes fournissaient la chronique religieuse et politique, seme de mille menus incidents bientt oublis par l'histoire, intressants nanmoins pour noter la physionomie vivante et mobile de l'poque. On y apprenait l'lvation du R. P. Jandel la dignit de vicaire gnral de l'ordre des frres prcheurs et la distinction qui honorait ainsi le P. Lacordaire et la souche franaise de l'ordre dominicain. Solesmes y recueillait aussi l'cho des dissentiments qui s'taient produits entre Rome et l'archevch de Paris, la suite du concile provincial dont les dcrets demeuraient toujours en dtresse et privs d'approbation. Ce retard tait d'autant plus mortifiant pour Mgr Sibour que les dcrets du concile de Reims tenu Soissons avaient t approuvs sur l'heure, aprs n'avoir subi que de trs lgres retouches; il fallait que Rome ft moins satisfaite du concile de Paris, puisqu'elle mettait une si grande lenteur l'approuver et mme subordonnait son approbation des conditions de droit devant lesquelles Mgr Sibour, devenu plus gallican Paris qu'il n'tait ultramontain Digne refusait absolument de s'incliner. Il tait d'ailleurs soutenu dans#

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sa rsistance par plusieurs de ses suffragants. La tension fut assez vive pour que Kome se crt oblige d'lever un peu la voix. Mgr de Dreux-Brz, nomm Tvch de Moulins, avait espr recevoir la conscration piscopale des mains du nonce, Mgr Fornari. Cette affirmation mme indirecte de l'autorit pontificale dplut fort Mgr Sibour, peu flatt de ce qu'il considrait comme une mconnaissance de ses droits. H menaa d'assister lui-mme la crmonie sur un trne assez lev pour montrer tous les spectateurs qu'il tait le vrai ordinaire du lieu; et, de peur qu'il n'y et mprise, il fit savoir au public, officiellement, queleconsccrateur serait le nonce, mais qu'avant de procder il avait obtenu la permission de l'archevque de Paris. Il retournait ainsi contre le nonce le procd autrefois employ par le gouvernement d'une permission spontanment accorde un imptrant qui n'existe pas. Devant cette attitude Mgr Fornari se rcusa. On le savait travaill par les douleurs de la pierre. Un accs de ces mmes douleurs, accs tout diplomatique, dnoua la situation, et Mgr Sibour demeura en possession. Sous le voile de ces incidents se heurtaient les principes et les tendances ennemis. On le vit au cours mme de la crmonie. L'lu, Mgr de DreuxBrz, tait genoux pour prter le serment. Il ne reconnut pas dans la formule qui lui tait offerte le texte du pontifical romain et demanda au matre des crmonies la vraie formule. Mais, monseigneur, on n'en prononce jamais d'autre que celle-l. La vraie formule est la formule romaine, monsieur, je vous prie de me la remettre. Sous les yeux du prlat conscrateur un dbat s'leva, le crmoniaare affirmant que c'tait la formule usite par tous les vques de France, Pvque lu ne voulant prononcer d'autre formule que celle fixe par le pontifical romain. L'vque tait d'un caractre trs dtermin;- il fallut s'incliner et le gallicanisme eut tort une fois de plus. Aprs le concile de Paris et le concile de Soissons, le concile de Bordeaux tint ses sances. Le jeune vque de Poitiers y devait siger et parler ds l'aurore mme de son piscopat avec cette forme d'autorit douce et sereine qui lui tait comme naturelle. Il avait auparavant dsir obtenir un bndictin comme thologien et conseiller (1); mais l'abb de Solesmes, trs appauvri lui-mme par l'absence de dom Pitra et de dom Gardereau, n'avait pu satisfaire ce dsir (2). J'ai peu de ressources autour de moi, crivait Mgr Pie dom Guranger; un de vos pres m'aurait fait grand bien; c'est un malheur que vous n'ayez pu me donner personne (3).(1) Mgr Pie D. Guranger, 14 mars 1850. (2) D. Guranger Mgr Pie, 1 avril 1850, (3) Lettre du 10 mai 1850.er

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H prenait sa revanche avec l'abb de n'avoir pu obtenir aucun de ses fils. Pensez pour moi toutes les questions soumises au concile, du moins aux plus importantes, lui demandait-il. Si vous pouviez m'envoyer successivement le premier jet de vos ides et une indication des sources propos de chaque section du programme, vous me rendriez grand service. Par exemple, sur l'article defidene croyez-vous pas qu'il faut surtout censurer la doctrine de M. Cousin qui fait de la raison humaine le Verbe incarn, bien tablir l'existence de l'ordre surnaturel et traiter enfin comme elle le mrite cette doctrine d'aprs laquelle la philosophie peut, au mme titre que la religion, exercer le ministre spirituel, etc.? Un concile provincial n'est pas tenu d'aborder ces matires; mais s'il les aborde, ce devrait tre d'une faon srieuse et dcisive. Ecrivezmoi donc, cher pre, crivez-moi chaque fois que la lecture du programme vous donnera une ide me communiquer. N'en faites point un trait suivi, vous n'en auriez pas le temps; mais conversez-en souvent avec moi. Aprs ma tourne, je vous poserai des questions; mais vos lettres prviendraient une partie de mes demandes (1). * Il est d'un grand intrt de surprendre dans cette correspondance le germe de ces affirmations de doctrine qui donneront naissance aux Instructions synodales sur les erreurs du temps prsent et prluderont ainsi au Syllahus et l'enseignement du concile du Vatican sur la foi et la raison. Ne l'est-il pas aussi de reconnatre les termes affectueux et confiants de cette collaboration constante qui runit dans une mme pense et un mme effort deux mes si capables de se comprendre? Par l'vque de Poitiers, dom Guranger eut plus d'action sur le concile de Bordeaux o il n'assistait pas en personne que sur le concile de Rennes o il sigea. En toutes questions de liturgie, Mgr Pie recherchait avec avidit la pense de son ami. Je vous harcle de questions, lui dit-il en s'excusant affectueusement de ses importunits, mais je sais que vous en prenez votre aise. Et la lettre se termine quand mme sur une invitation pressante : Ne ddaignez pas de songer pour moi aux matires du concile, et surtout dites-moi o vous tes et ce que vous devenez. Je vous embrasse tendrement en Notre-Seigneur (2). Dom Guranger avait peu de loisir. H tait cette heure critique o les affaires d'Andancette lui pesaient lourdement. L'espoir de trouver un peu d'appui auprs de Mgr Pie et la varit des questions de doctrine souleves par le futur concile de Bordeaux lui firent prendre la rsolution de se rendre Poitiers. Le rendez-vous fut aussitt fix. Venez passer avec moi la, semaine du 10 au 17. J'aurai une crmonie Ligug le dimanche 16; je dois aller bnir la chapelle Saint-Martin qu'on a restaure entirement. Je serais ravi que vous fussiez l (3). (1) Lettre du 10 mai 1850. (2) Lattre du 26 mai 1850. (3) Lettre du 29 mai 1850.

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C'tait l'avenir de la congrgation de France et une fondation monastique, stable celle-l, que l'vque et l'abb prparaient ensemble leur insu. Les familiers de l'vque et la socit de Poitiers ont gard le souvenir de cette premire visite de l'abb de Solesmes Mgr Pie, des longues conversations graves, intimes, des spirituelles discussions qui animrent et gayrent la table piscopale, de la courtoisie, du tact, de la distinction exquise de cur et d'esprit, de l'absolue confiance qui fut la loi constante de leur amiti. Jours de repos, trve momentane aux durs soucis de la vie. L'abb de Solesmes se justifiait auprs de son prieur d'une absence un peu prolonge : Je me suis vu dans l'impossibilit de partir avant la crmonie de demain, Ligug. Comme elle est toute monastique, j'aurais bless l'vque et contrari tout le monde ; j'ai d rester. Je chanterai la grand'messe; le lendemain matin aura lieu l'inauguration de la petite chapelle de Saint-Martin, toujours Ligug, o ce pre des moines de la Gaule fut tabli par saint Hilaire et o il vcut jusqu' son lvation sur le sige de Tours. Nous ne rentrerons Poitiers que vers midi (1). L'vque de Poitiers trouva dans ses relations et plus encore dans le trsor de son amiti le moyen de soulager le monastre dans sa cruelle dtresse. Le dvouement de Mgr Pie dtermina d'autres dvouements; pour un temps le calme reparut. L'abb de Solesmes remerciait son ami et bienfaiteur : Malgr les ennuis que j'prouvais, j'ai got tant de bonheur dans mon long sjour de Poitiers que j'y reviens sans cesse avec dlices. Assurment je retournerai auprs de vous, mon cher seigneur; mais dsormais j'y aurai, je l'espre, l'esprit plus libre et goterai mieux le charme de nos bonnes causeries. J'ai ravi ici tous mes moines en leur dcrivant la fte de Ligug et aussi en leur promettant votre visite pour l'anne prochaine (2). Je suis bien heureux, lui rpondait l'vque de Poitiers, d'avoir pu contribuer vous rendre un peu de repos d'esprit Que Dieu vous garde tte et cur et pour cela sant et loisir! Vous avez beaucoup faire pour sa gloire. Je vous envoie mon mandement (3); vous y trouverez une tirade de vous sur le mystre d'iniquit. J'ai cru devoir faire dteindre votre entretien sur cette pastorale; vous m'en direz votre avis. Je compte sur votre communication : la rdaction des dcrets du premier titre est essentielle. Revenez souvent et restez une bonne fois Ligug (4). Le concile de Bordeaux s'ouvrit le 14 juillet 1850. Comme vingt ans(1) D. Guranger D. Segrtain, 15 juin 1850. (2) Lettre du 1 juillet 1850. (3) Instruction pastorale Voccasion du prochain concile de Bordeaux., 26 juin 1850 (Euvres de Mgr Vvque de Poitiers, t. I, p. 204 et suivf (4) Lettre du 4 juillet 1850,er

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plus tard au concile du Vatican, Mgr Pie fut nomm de la commission de fide. Il rclama presque imprieusement les notes de l'abb de Solesmes sur les matires dont il tait spcialement charg, les erreurs contre la foi, l'approbation des livres (1). Ce dernier point tait un souci pour l'vque de Poitiers. Autant il tait dsireux de maintenir les prcautions sages et tutlaires qui garantissent l'orthodoxie et la puret de la foi, autant il lui paraissait redoutable de constituer aux mains d'un pouvoir mtropolitain un droit de censure dont l'exercice se ft gar parfois pour atteindre non des crits dangereux, mais simplement des ouvrages qui avaient le tort de dplaire et des journaux qui manquaient de souplesse. Avant mme d'avoir t clair par l'exprience, il tait naturel de se demander quel usage ventuel ferait de son autorit sur les livres et les imprims un prlat d'humeur assez despotique, tel que l'archevque de Paris. Une rcente querelle sur l'Inquisition avait remu les esprits. L'abb Jules Morel avait relev des affirmations intolrables, chappes au P. Lacordaire sur un point d'histoire qui drangeait, nous le savons dj, les conceptions librales de l'minent confrencier. Une partie de l'piscopat s'tait mue; on pouvait craindre que les autorits librales n'usassent de toutes leurs svrits contre ceux qui ne partageaient pas leur libralisme. Tout la fois il s'agissait donc et de maintenir la rgle de l'Eglise et de sauvegarder contre l'arbitraire la libert lgitime des crivains catholiques. L'avenir nous montrera l'opportunit de ces craintes. Le concile de Bordeaux traita prudemment la question, rappelant la rgle gnrale de l'Eglise sans imposer aux auteurs catholiques ni aux clercs aucune limitation nouvelle de leur libert; il dcrta le retour l'unit de la liturgie et tmoigna de son attachement aux doctrines romaines. Rien n'tait moins gallican que la teneur de ses dcrets. Les vques crurent de leur devoir de s'occuper des livres de l'abb Bernier, dont le gallicanisme faisait scandale. Le lecteur n'a pas oubli peut-tre que la troisime lettre de dom Guranger en rponse au pamphlet de l'vque d'Orlans avait molest le vicaire gnral d'Angers. De l tait ne son Humble remontrance au R. P. dom Guranger, abb de Solesmes (2). Ce n'tait encore qu'un manifeste de gallicanisme. La tendance s'tait accentue dans une brochure anonyme, crite au temps de la prsidence de M. Cavaignac, au moment o le prfet d'Angers voulait, de ce vicaire gnral qui avait su lui plaire, faire un vque. La brochure portait ce titre : VEtat et les cultes ou quelques mots sur les liberts religieuses. Nous en donnerons tout l'esprit dans une simple citation :(1) Lettre du 14 juillet 1850. (2) Humble remontrance au R. P. dom Prosper Guranger, abb de Solesmes, sur sa troisime lettre Mgr l'vque d?Orlans par M , H , BERNIER, vicaire gnral d'Angers (1847)t

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Dieu n'a confi ni un individu, ni . tous les hommes ensemble la charge de faire prvaloir ses droits et ceux de la vrit. S'il a mis notre disposition l'instruction et la persuasion pour agir sur les esprits et sur les curs, il s'est rserv l'autorit et le commandement; donc toute force, toute eoaction, toute gne applique au culte, sous prtexte des droits de Dieu et de la vrit, est une violence inique et sacrilge (1). Le concile de Bennes avait pu lire ces propositions; mais quel moyen de procder canoniquement au cours des sessions contre un personnage que la confiance de son vque avait associ aux travaux du concile et qui mme y avait exerc la charge de promoteur? Du moins le concile de Bordeaux n'avait pas t retenu par cette difficult, et l'examen de la brochure allait commencer, lorsque survint un incident qui en dispensa et dessaisit les pres de leur dessein (2). A la date du 25 juillet, VUnivers insrait un dcret de l'Index portant condamnation des deux brochures de l'abb H. Bernier : Humble remontrance au R. P. dom Prosper Guranger, abb de Solesmes, et VEtat et les cultes. Les critiques leves contre le gallicanisme de l'abb Bernier par Jules Morel, l'abb Bouix et le chanoine Pelletier auraient d faire pressentir le dcret : il produisit nanmoins l'effet d'un coup de foudre. L'vque d'Angers s'excusa en protestant qu'il n'tait pour rien dans les crits de M. Bernier et qu'il ne les avait pas lus, ce qui laissait entendre que l'vque ne se souciait pas des questions de pure orthodoxie. L'abb Bernier cessa d'tre vicaire gnral d'Angers pour se retirer dans une petite paroisse du Saumurois. La consternation fut grande en certains milieux lorsqu'ils virent censure, avec la brochure VEtat et les cultes, l'autre brochure. Tout tait perdu, si l'Eglise s'armait de ses foudres contre ceux-l mmes qui adressaient simplement dom Guranger une humble remontrance. B advint d'ailleurs l'abb Bernier ce qui est ordinaire aux catholiques suspects de n'obir l'Eglise qu' contrecur : des voix protestantes s'levrent pour lui applaudir. Ceux qui dans leurs souvenirs remontaient de vingt ans en arrire et suivaient d'un il attentif la marche des ides et des vnements constataient le progrs des doctrines romaines. Le pouvoir pontifical croissait en autorit, mesure qu'il se dgageait des entraves politiques o il avait longtemps alin quelque chose de son entire libert d'action. Aussi le gallicanisme tenta-t-il un effort offensif afin de reconqurir les positions perdues et de couvrir les points menacs. L'occasion de cette dmonstration lui sembla tout naturellement offerte par le rappel Rome du nonce Mgr Fornari, nomm cardinal au consistoire de septembre et remplac la nonciature par Mgr Garibaldi. La fermet de(1) P-14. (2) Mgr Pie D, Guranger, 4 aot 1850.

R V E I L DU

GALLICANISME

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Mgr Fornari avait puissamment aid au progrs des ides romaines ; il en avait un peu conscience et souriait volontiers des murmures de ceux qui l'accusaient d'avoir en France ruin l'autorit de l'Eglise. Son dpart concida avec une leve de boucliers contre les hommes et les tendances qu'il avait ouvertement favoriss. Peut-tre faut-il se garder en racontant l'histoire de von: un concert intentionnel l o il n'y a qu'une rencontre sans dessein dfini; pourtant les vnements qui signalrent la fin de 1850 se rapportent si exactement un grand plan d'ensemble, ils paraissent diriges par un calcul stratgique si bavant que nous avons peine n'y pas voir un effort combin et un assaut vigoureux donn ce qu'on appelait Pultramontanisme. Le lecteur en jugera. L'archevque de Paris, Mgr Sibour, avait enfin consenti soumettre les dcrets de son concile provincial la correction du pontife romain, accepter de Rome comme faisant autorit en France, non seulement les bulles dogmatiques mais celles mmes qui auraient trait la discipline gnrale, n'absoudre du crime d'hrsie notoire que moyennant l'induit pontifical. L'vque de Blois, Mgr Fabre des Essarts, avait contribu beaucoup incliner la soumission l'esprit de l'archevque de Paris; mais de cette soumission impose,' extorque presque, Mgr Sibour avait conserv un souvenir pnible. Evque de Digne, il s'tait montr zl pour les rformes romaines; une fois devenu archevque de Paris, il s'tait converti au gallicanisme, professait les ides dmocratiques de l'Ere nouvelle, prenait ses inspirations Orlans et se laissait conduire par son vicaire gnral l'abb Bautain. Le journal Y Univers tait l'ennemi commun et la main de tous tait contre lui : la main de Mgr Dupanloup, cause de l'opposition de Louis Veuillot la loi d'enseignement; la main de Mgr Sibour, parce que le journal s'appuyait sur le nonce et soutenait les doctrines romaines; la main de l'abb Bautain qui avait tu sous lui le Moniteur catholique, parce que Y Univers n'tait pas totalement tranger cette mort tragique. Tous les griefs se runissaient donc contre le journal catholique. Ce n'tait pas sans raison, la veille du concile de Bordeaux, que l'vque de Poitiers et l'abb de Solesmes s'taient proccups de maintenu" contre l'arbitraire episcopal la libert des crivains catholiques. Mais le concile de Bordeaux n'avait pu statuer que pour sa province; et sous l'inspiration de son prsident, le.concile de Paris avait trait avec plus de svrit les crivains qui s'occupent de matires ecclsiastiques. Le dcret avait t vot, tait revenu de Rome; Mgr Sibour le promulguait (1) : rien de plus naturel. Seulement le venin tait recel tout entier dans un codicille final adjoint au mandement et qui ne devait(1) Mandement du 24 aot 1850,

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pas tre lu en chaire; il avait pour titre : Avertissement au sujet du journal F Univers . Si Ton avait voulu croire sur parole l'auteur de VAvertissement, le dsordre social et religieux qui svissait alors n'avait d'autre cause responsable que la polmique de VUnivers. Empitements, violences, usurpations, rbellion, il n'tait faute dont il ne ft coupable ni mal qui ne vnt de lui. L'intimai ion de se convertir tait imprieuse: l'archevque dclarait dans une finale menaante qu'il tait prt prendre en mains les armes de l'Eglise, comme user avec une juste svrit de tous les moyens de dompter dans les catholiques gars les obstinations les plus rebelles. U Univers publia tout, mandement, avertissement, et en appela la dcision suprieure du souverain pontife (1). L'motion fut grande. La presse impie tout entire applaudit; une fois de plus l'piscopat fut divis. En ces questions complexes o les rancunes de personnes se mlent inextricablement aux questions de principes, les hommes se rangent d'aprs leurs affinits. Lacordaire crivait Mme Swetchine : Vous avez vu Y Avertissement (de Mgr Sibour) VUnivers; je ne le croyais pas si fort. Cet acte m'a consol et fortifi. Le scandale de co gouvernement la fois occulte et public et fini par livrer l'glise de France au mpris et la haine du grand nombre... Je veux bien tre aux pieds des successeurs des aptres mais non ceux d'une bande d'esprits moqueurs qui appellent tout au tribunal de leur talent satirique (2). Quarante vques prirent aussitt parti pour VUnivers. Le nonce fut avis que toute la province de Reims unie son mtropolitain rprouvait Y Avertissement H fut signifi Mgr de Paris qu'il s'exposerait de retentissantes rfutations, s'il ne se prtait un accommodement avec le journal tant dcri par lui. Le 5 octobre, VUnivers publia deux lettres, l'une du journal l'vque, l'autre de l'vque au journal. Le silence se fit; mais ce ne fut qu'une trve et chacun coucha sur ses positions. A l'aurore mme de ces dmls une ngociation s'ouvrit, par l'intermdiaire de M. Victor Pelletier, vicaire gnral d'Orlans, entre Mgr Dupanloup et dom Guranger au sujet de l'glise abbatiale de Saint-Benot-sur-Loire : l'vque d'Orlans l'offrait Solesmes condition pour les religieux bndictins de se charger du ministre paroissial (3). Il ne pouvait tre indiffrent l'abb de Solesmes d'entrer en possession de cette glise insigne qui garde depuis de longs sicles et expose la vnration des fidles les ossements de saint Benot; mais les projets de fondation avaient jusque-l entran pour lui de tels( 1 ) Numro du 2 septembre 1850. ( 2 ) Lettre du 7 septembre 1 8 5 0 . Comtecordaire et de Mme Swefcliine, p. 4 9 9 - 5 0 0 .

D E FALLOUX,

Correspondance

du R. P. La-

(3) Lettres du 1 6 fvrier, 3 0 mars, 2 8 avril 1850, etc.

L ' G L I S E DE

FLEURY

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dboires qu'il ne se prta pas la proposition de Mgr Dupanloup avec l'empressement qu'on et attendu de lui. Songeait-il dj au diocse de Poitiers plutt qu' celui d'Orlans? Etait-il partage entre le dsir d'assurer sa congrgation un lieu si vnrable et la crainte de charges nouvelles, la difficult surtout de distraire d'un monastre peu nombreux les lments personnels d'une fondation? Craignait-il de livrer plusieurs de ses religieux l'exercice exclusif d'un ministre paroissial, alors que la vie bndictine, telle qu'il l'avait restitue Solesmes, entranait la sparation du monde et la clture? Eprouvait-il un peu de surprise l'aspect d'une oi're inattendue et que les relations jusque-l entretenues avec l'vque d'Orlans ne lui avaient aucunement laiss pressentir? Quoi qu'il en soit de ces hypothses qui peut-tre avaient chacune leur part de vrit, dom Guranger rpondit avec un accent de gratitude ml d'une nuance de modration et de sage lenteur (1). Mgr Dupanloup ne put s'y mprendre et il fit part avec surprise Montalembert du sangrfroid peu enthousiaste qui avait accueilli son offre. Je viens d'Orlans, crit le comte de Montalembert, o j'ai trouv l'vque assez tonn de votre peu d'empressement profiter de l'offre qu'il vous a faite de Saint-Benot-sur-Loire. Comment ne faites-vous pas plus de diligence pour vous emparer de ce lieu sacr? Htez-vous donc de jeter hors de votre ruche solesmienne ce premier petit essaim qu'il vous est donn de produire depuis dix-sept ans. J'ai trouv l'vque bien dispos pour vous et pour ce qui vous intresse. Il a nomm une commission pour introduire le Eomain dans son diocse; il se dit trs favorable aux ordres religieux. Vous lui feriez grand bien et il ne vous ferait aucun tort, si vous vous rapprochiez (2). Aucun de ces projets ne devait pourtant russir. Le diocse d'Orlans tait loin d'tre mr pour un retour au rite romain et, malgr tous les pronostics, l'glise de Saint-Benot-sur-Loire n'tait pas encore aux mains de l'abb de Solesmes. Le vicaire gnral, M. Victor Pelletier, s'y employait pourtant avec un dvouement sans gal; mme l'vque d'Orlans et l'abb de Solesmes en mai 1850 firent ensemble le plerinage de Saint-Benot-sur-Loire; et les premires ngociations furent pousses assez loin et assez heureusement pour que la conclusion dfinitive semblt une question de jours. J'ai vu avec un vrai bonheur, crivait Montalembert, que vous tiez content de l'vque d'Orlans. Je l'ai vu lui-mme depuis votre visite et il m'a paru galement content de vous et sincrement dsireux de s'entendre avec vous. Quant moi, je dsire ardemment vous voir reprendre possession de Fleury, d'abord par amour pour le grand patriarche de votre ordre et ensuite parce que je suis impatient de voir les progrs si lents et si quivoques des bn(1) D. Guranger Mgr Dupanloup, 22 fvrier 1850.

(2) Lettre du 10 mai 1850.

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diotins auprs de la propagation si fconde de Tordre de Saint-Dominique. Je serai surtout heureux de tout ce qui pourra vous rapprocher de Mgr Dupanloup. Je connais ses dfauts autant que personne; mais il a aussi de grandes qualits. Vous lui ferez beaucoup do bien, et il pourra vous en faire de son ct. Il faut absolument que les ultramontains s'entendent avec les gallicans senss et honntes contre l'ennemi commun. H y a la un grand travail de conciliation oprer. C'est pourquoi j'ai demand et obtenu en mme temps les deux chapeaux de Mgr d'Astros et de Mgr Gousset Car il est bon que vous sachiez que c'est moi que sont dues ces deux nominations... J'ai dit tout simplement au prsident : Votre oncle a mis M. d'Astros Vincennes, et vous, vous le ferez cardinal, tout comme vous avez restaur la souverainet temporelle du pape que votre oncle avait supprime. Vous voyez que mes relations avec le prsident n'ont pas toujours t sans fruit pour la cause de l'Eglise (1). On voit le plan de conciliation se dessiner tout entier. L'amiti de Montalembert y et inclin dom Guranger et l'glise de Saint-Benotsur-Loire en et t la rcompense. Le journal VUnivers demeurant tranger cette entente universelle, son opposition la loi Falloux ne lui serait pas pardonne. Il semblait mme qu'il dt fane les frais de la rconciliation projete et l'irritation de Montalembert tait demeure si vive qu'il ajoutait : Je ne suis pas encore tout fait rsign l'ingratitude dont j'ai t l'objet de la part des catholiques l'occasion de la loi Falloux, et je ne sais si je parviendrai jamais oublier le procd de mes amis qui, comme vous, m'ont livr sans dfense aux insultcurs publics de VUnivers (2). A ce moment-l mme paraissait le fameux mandement de l'archevque de Paris avec V Avertissement V Univers ; il n'tait mystre pour personne que l'vque d'Orlans et l'abb Bautain l'avaient inspir. L'abb de Solesmes tait trop avis pour ne pas se demander comment on pouvait allier ce point, avec des paroles de conciliation, des actes d'hostilit flagrante; ce ne lui fut pas une raison pour rompre les ngociations relatives l'acquisition de l'glise de Fleury. Encore voulait-il obtenir, pour les quelques religioux qui relveraient la prire monastique dans la basilique dserte, un ensemble de conditions conforme leur vie. L'abb Pelletier, dans son dsir de recevoir les moines et de les recevoir au plus tt, faisait bon march de la clture. Il n'y aurait pas do monastre ds la premire heure, disait-il, mais on vivrait, moines, dans un presbytre; d'avance il tait meubl, h, bibliothque de l'excellent vicairo gnral tait acquise aux religieux, la sympathie de tous ferait le reste (3). Cette condition de moines sans clture, au grand vent, dplaisait fl) Lettre du 23 septembre 1850.(2) lML (3) Lettre du 30 novembre 1830.

P A S T O R A L E DE

CHARTRES

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l'abb de Solesmes. Il ne voulait pas, mme pour obtenu: Fleury-surLoire, rduire ce point la vie de ses religieux ni limiter leur avenir un prcaire troit dont la rgle bndictine ne s'accommode pas. Les ngociations furent un instant ralenties par la ncessit de donner un enclos au presbytre, et surtout par l'absence de Mgr Dupanloup qui sur ces entrefaites fit son voyage ad limina. Montalembert se trouva Rome en mme temps que l'vque d'Orlans. Je n'ai pas le temps, crivait-il dom Guranger, de vous dire pourquoi et comment je suis ici. Devinez si vous le pouvez (1). Il semble que l'abb de Solesmes n'eut pas trop de peine deviner; et encore que nulle part Montalembert ne dise s'tre rencontr Rome avec l'vque d'Orlans, le voyage la mme date parut concert. Aprs avoir pes Paris, Mgr Dupanloup voulait agir Rome, dtruire s'il le pouvait ou du moins rduire l'influence de VUnivers, reconqurir force d'habilet tout ce que la nonciature Fornari avait fait perdre au parti gallican, parti de la modration dont Mgr Dupanloup tait dsormais l'organe et le chef. Le beaufrre de Montalembert, Werner de Mrode, tait des familiers du Quirinal. Montalembert lui-mme tait trait avec une confiance affectueuse par le pape et le secrtaire d'Etat. On lui avait dcern, en rcompense des services que sa parole avait rendus l'Eglise, le* titre de citoyen romain donn autrefois Ptrarque; ,et si peut-tre il n'avait pas conscience de toute l'tendue de l'intrigue, il n'en secondait pas moins par sa seule prsence le plan d'ensemble combin par un autre et le favorisait son insu. Sur les instances du cardinal Fornari, qui avait voulu couronner les derniers jours de sa nonciature Paris en intressant les vques et le pape lui-mme la dtresse de ce monastre de Solesmes qu'il regardait comme une institution d'un intrt catholique, dom Guranger se proposait de revoir Rome. Montalembert l'y avait invit aussi et l'abb de Saint-Paul, dom Mariano Falcinelli, rclamait instamment sa prsence, lorsque surgit un incident nouveau; nous ne saurions dire s'il tait un lment partiel de cette trame que nous avons prcdemment reconnue. Le vieil vque de Chartres, Mgr Clausel de Montais, depuis que son vicaire gnral tait mont sur le sige de Poitiers, appartenait sans rserve aux suggestions de sa nature ardente, peut-tre aussi l'influence de fcheux conseillers. H tait malheureusement trop facile de persuader un vieillard affaibli par l'ge qu'il pouvait illustrer encore ses cheveux blancs et rendre l'Eglise un dernier et signal service en barrant le chemin par sa parole autorise l'invasion des doctrines nouvelles. L'vque de Chartres n'avait pas besoin d'excitations extrieures pour crire : vers la fin de novembre 1850 (2) il(1) Lettre du 5 novembre 1850, (2) 25 novembre 1850

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fit paratre sa lettre pastorale sur la gloire et les lumires qui ont distingu jusqu' nos jours l'glise de France et sur les prils intrieurs dont eue semble aujourd'hui menace . Parler de l'glise de France comme d'une institution spciale place par Dieu, il y a prs de deux mille ans, sur le sol que nous habitons, tait une formule assez familire au gallicanisme et qui impliquait l'oubli de son rapport exact avec l'Eglise universelle. A proprement parler, il n'y a pas d'glise de France; n'y a-t-il'pas un danger considrer l'Eglise universelle comme une fdration des glises nationales? Quoi qu'il en soit, la lettre pastorale de Chartres retraait le pass religieux de la France depuis les forts druidiques jusqu' l'poque contemporaine dans un raccourci rapide o se coudoyaient Charlemagne et Suger, Amyot et Vincent de Paul, Mabillon et Bossuet, ce personnage incomparable... qui renferme en lui quatre ou cinq grands hommes (1) . Une mention donne Lamennais fournit l'vque de Chartres la teneur de sa profession de foi : Nous sommes gallicans (2), dclare-t-il; car il y a un gallicanisme jansniste, un gallicanisme parlementaire, et enfin un gallicanisme du clerg de France. Le premier est trs coupable; le second, voisin du premier; mais le gallicanisme du clerg, qui a combattu avec vigueur le jansnisme dans toutes ses parties, et a t perscut par les parlements qui violaient ouvertement les dcrets solennels de Borne, peut tre soutenu sans crime (3). Le pote du bon sens a donn la formule ternelle d'un conseil trop souvent oubli : Solve senescentem. Jusque-l les lecteurs de la lettre chartraine pouvaient s'attrister que le conseil n'et pas t entendu; mais ils comprirent bientt quelle conclusion s'acheminait la marche un peu dsordonne et indcise de l'auteur. Sicle infortun! s'criait l'vque, ce n'tait pas assez que les incrdules les plus habiles aient fait et continuent par leurs successeurs d'innombrables efforts pour branler l'difice de la foi, il faut encore que des hommes consacrs Dieu par un tat saint conspirent avec eux... C'est le vrai caractre d'un ouvrage intitul : Institutions liturgiques, lequel a paru il y a quelques annes. L'auteur, dom Prosper Guranger, abb de Solesmes, y dshonore ses prdcesseurs et les ntres ainsi que les fidles dirigs par leur autorit et par leurs conseils. Son Eminence Mgr d'Astros et Mgr Fayet, vque d'Orlans, ont dj rfut avec loquence et avec force ce livre, fruit de douze ans de veilles et d'une haine contre nature que l'auteur porte l'glise o il est n (4). Et avec une nergie croissante, l'vque de Chartres poursuivait son(1) P. 6. (2) P. 12.

(3) P. 14, note*(4) P. 21-22.

INTERVENTION

DE M O N S E I G N E U R

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tonnant rquisitoire contre un livre qui datait de sept ans, contre un mouvement que nul obstacle dsormais ne pouvait plus dconcerter. D'autres actes piscopaux, de forme plus mesure, d'accent un peu moins sonore firent cho la pastorale de Chartres et donnrent penser que la leve de boucliers dont le rappel du nonce Fornari avait t le signal tait tout entire organise par le gallicanisme aux abois. Mgr Pie ressentit deux fois, et cause de son vieil voque et cause de dom Guranger, le malaise caus par la pastorale chartraine. N'ayant pu conjurer, comme il y parvenait autrefois, l'ardeur extrme de Mgr de Montais qui venait d'ailleurs d'ajouter sa lettre contre dom Guranger un mandement contre son mtropolitain (1), l'vque de Poitiers s'appliqua du moins en rduire le bruit et dtourna l'abb de Solesmes d'y rpondre. Aprs avoir sollicit la pense de son ami sur les moyens d'assurer la libert des publicistes catholiques, aprs lui avoir appris que la question d'une fondation monastique Ligug tait par lui discrtement suivie, il ajoutait : A propos de prudence, je vais vous demander beaucoup, mais j'y ai pens souvent devant Dieu et je suis coupable d'avoir trop tard vous dire mes impressions trs prononces cet gard. H ne faut pas nommer Mgr de Chartres dans votre prface du troisime volume des Institutions, D'abord, part les voques qui il a envoy sa brochure et quelques rares ecclsiastiques, on ne sait pas en France, on ignore tout fait Rome qu'il a crit contre vous. Vous aUez donc informer le public que vous avez cet adversaire joint aux prcdents : c'est inutile, c'est dangereux... Mais il y a quelque chose de plus grave que la joie qui sera donne par ces incidents nos ennemis : c'est l'embarras srieux o vous me mettez en ce qui concerne votre prochain tablissement dans mon diocse. Je ne peux pas narguer Mgr de Chartres en vous appelant ici au beau moment de ces dsagrables querelles. Mes devoirs et mes sentiments envers lui ne me le permettent pas; et aux yeux du public les convenances s'y opposeraient.. Pardonnez-moi, mon rvrend pre, d'tre si formel; mais vous commettrez une faute si vous ne gardez le silence en ce moment (2). Dom Guranger n'hsita point. Vous m'avez rendu un vrai service, rpondait-il avec une dmission d'esprit fort rare partout, plus rare chez les auteurs et les polmistes, en m'arrtant dans le fort de mon dbat avec Mgr de Chartres. J'allais envoyer le lendemain l'impression; et d'abord je vous dirai que cela ne valait rien. J'avais voulu concilier le ton de respect et de sympathie avec une polmique qui aboutissait prouver que le bon prlat n'a su ce qu'il disait d'un bout l'autre de son(1) Lettre pastorale de Mgr Vvgue de Chartres au clerg de son diocse o sont prsentes des observations sur le dernier mandement de Mgr rarchevque de Paris (12 mars 1851). (L'Univers, 18 mars 1851.) (2) Lettre du 29 juin 1851.

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pamphlet. Soyez donc bni, mon trs cher seigneur, pour m'avoir arrt en si sot chemin. C'est une affaire termine ; j'ai tout mis au pilon (1). E y avait pourtant une critique laquelle l'abb de Solcsmes avait cur de rpondre. L'vque de Chartres s'tait montr fort mcontent que dom Gnranger, dans sa troisime lettre Mgr Fayet, et parl des vques en termes peu mesurs, les appelant les vicaires de Pierre, vicarios Ptri Heureusement l'abb Bernier avait t le premier soulever cette critique (2) : il paierait pour tout le monde. Et Paris, Chartres, Coutances et bien d'autres qui avaient successivement protest contre la formule injurieuse trouveraient ainsi sans tre nomms rponse leurs difficults (3). Le projet de fondation Saint-Benot-sur-Loire tait tenu en suspens par les causes que nous avons dites. Il n'tait facile l'abb de Solesmes ni d'acclrer la marche de l'affaire ni de se retirer, alors que l'vque d'Orlans, le premier, tait venu lui. Au commencement de 1851, une lettre de Montalembert veilla des soupons. Je vous cris aujourd'hui, disait-il, pour vous engager ne pas ngliger l'affaire de Saint-Benot-sur-Loire. Je viens d'en causer avec l'vque d'Orlans revenu de Rome et de Subiaco, plein d'enthousiasme pour la rgle 'primitive de saint Benot II veut des moines qui crivent et qui travaillent la terre. Il parle de faire venir les fervents religieux qui viennent de s'tablir dans le Morvan sous le titre de bndictins des SS. Curs de Jsus et de Marie, sous la direction de M. Muard. J'ai t, il y a un mois, visiter ce monastre naissant qui m'a fait assister une vritable scne monastique du septime ou du onzime sicle. La ferveur et l'austrit excessive de ces religieux produisent le plus grand effet sur les populations d'alentour. Toutefois, j'ai fortement engag le bon vque ne pas se dcider quelque chose qui vous ft contraire. Je vous engage ne plus hsiter et vous emparer de ce sanctuaire n'importe quelles conditions. Vous savez que Mgr d'Orlans est l'ennemi jur du cardinal Fornari (4). Que Mgr d'Orlans et peu de sympathie pour le cardinal Fornari, l'abb de Solesmes en pressentait sans doute quelque chose; mais quel pouvait tre en ce moment le dessein de Mgr Dupanloup? Voulait-il retirer son offre? Voulait-il obtenir par la menace d'une concurrence que l'abb de Solesmes diminut les conditions qu'il croyait devoir mettre son tablissement? Aprs s'tre adress des religieux qu'on savait pertinemment n'tre ni des moines dfricheurs ni des moines laboureurs, n'y avait-il pas une intrusion vidente dans leur vie, ou iben(1) Lettre du 16 juillet 1851, (2) Humble renionirance au R. P. dom Prosper Guranger, etc., 2, p. 26 e (3) Institutions liturgiques (2 dit), t. III, prface, p. LVII et suiv,

et suiv.

(4) Lettre du 18 mars 1851.

L ' G L I S E DE F L E U R Y

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sous une forme indirecte l'quivalent d'un cong en bonne et due forme dans cette prtention, aperue dj chez Montalembert et maintenant consigne dans les procs-verbaux du conseil piscopal? Sitt mon retour, avait crit l'voque d'Orlans, nous terminerons l'affaire des bndictins. Je dsire que comme leurs pres ils cultivent tout la fois les mes, les lettres et les terres (1). C'tait beaucoup demander aux trois ou quatre religieux que l'on et runis dans l'troit espace du presbytre de Flcury. Malgr les vives instances de Montalembert et de M. Pelletier, l'abb de Solcsmes n'tait pas homme aller sans conditions prendre possession du presbytre. Passer outre aux conseils de prudence et t en effet se crer, pour le lendemain d'un tablissement sans garanties rciproques, les plus durs mcomptes. L'vque d'Orlans de son ct comprenait bien que les rapports entre le diocse et le monastre commenant devaient pralablement tre dtermins par un concordat; mais, encombr de mille affaires, n'ayant pas le loisir d'tudier chacune d'elles, soucieux pourtant au moment de prendre la responsabilit d'une dcision dfinitive et d'ailleurs trs tranger aux questions de la vie monastique, il demandait dom Guranger un concordat en termes prcis, nets; peu d'articles, seulement l'essentiel. Expliquez-moi ce que c'est qu'un prieur, crivait-il, et comment le monastre ne serait pas canonique, s'il n'tait propritaire de son emplacement. Le projet de concordat fut rdig en dix articles et la condition de la paroisse de Fleury, dfinie de la manire fixe par le droit pour les glises des rguliers auxquelles est attache ,une paroisse non exempte de la juridiction de l'ordinaire. La dsignation du cur et du vicaire appartenait l'abb de Solesmes; l'institution tait donne par l'vque. En tout ce qui concernait l'administration spirituelle et temporelle de la paroisse, les religieux taient pleinement soumis la juridiction de l'vque d'Orlans. Mme l'abb de Solesmes avait jug propos de faire verser la mesure, puisqu'il ne demandait pas de motif canonique pour le dplacement des religieux qui auraient cess de plaire l'vque. Le projet d'entente tait peine expdi que Montalembert revenait la charge. Je ne conois pas que vous mettiez si peu d'empressement profiter des offres de l'vque d'Orlans. 31 m'a montr le concordat que vous lui avez propos; il n'y comprend pas grand'chose, il en a peur. Je vous ai dfendu de mon mieux; mais j'ai bien vu que vous lui en demandiez trop. A votre place, je m'installerais Saint-Benot n'importe quelles conditions... Ces deux jours que je viens de passer avec l'vque d'Orlans m'ont confirm dans la bonne(1) Lettre son vicaire gnral M, Pelletier* (M- Pelletier D. Guranger, 21 mars 1851.)

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DOM G U R A N G E R

opinion que j'avais de lui. Il est facile effaroucher, il a des prventions, des prjugs gallicans; mais il a le cur et l'me d'un vritablo vque (1). S'installer Saint-Benot n'importe quelles conditions et sans conditions aucunes, sans lendemain, sans garantie, sans scurit, la merci d'un caprice, c'tait se livrer soi-mme et ses religieux; on conoit que dom Guranger y ft peu inclin. H attendit. Une lettre vague de l'vque d'Orlans lui apprit au bout d'un mois que les conditions proposes entranaient plus de difficults qu'il n'en avait prvu tout d'abord (2). Manifestement on reculait. Pourtant, en rdigeant son projet de concordat, l'abb de Solesmes s'tait arrt au minimum des conditions requises par le droit et ne pouvait demander moins sans dchoir. Je ne m'tonne pas de vos instances au sujet de Fleury, crivait-il Montalembcrt, mais ce en quoi je diffre de vous, c'est la question de l'empressement aller l'occuper, avant que les conditions canoniques d'un tel tablissement aient t remplies. Je ne demande rien d'exorbitant, le simple droit des rguliers; mais je ne puis demander moins : d'abord, parce que la nature mixte de cette fondation ferait infailliblement natre des malentendus dont on ne sortirait pas et qu'il faut avant tout prvenir; en second lieu, parce que rien ne nous garantit, aprs Mgr Dupanloup, un vque aussi bienveillant que lui et que son successeur pourrait nous expulser quand il le voudrait; en troisime lieu, parce que je n'ai pas le droit