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École des hautes études en sciences de l'information et de la communication Université de Paris-Sorbonne (Paris IV) MASTER 2ème année Mention : Information et Communication Spécialité : Management de la Communication Option : Magistère de Communication « Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?» Les constructions discursives d'une héroïne médiatique sur le marché de l'enfance. préparé sous la direction du Professeur Véronique RICHARD PASSOT CAMILLE : Promotion : 2008-2011 Soutenu le : 28 JUIN Note au mémoire : Mention :

Dora l'exploratrice à la conquête du monde

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École des hautes études en sciences de l'information et de la communication

Université de Paris-Sorbonne (Paris IV)

MASTER 2ème année

Mention : Information et Communication

Spécialité : Management de la Communication

Option : Magistère de Communication

« Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?» Les constructions discursives d'une héroïne médiatique sur le marché de l'enfance.

préparé sous la direction du Professeur Véronique RICHARD

PASSOT CAMILLE :

Promotion : 2008-2011 Soutenu le : 28 JUIN

Note au mémoire :

Mention :

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

1

L’avant propos et les remerciements .................................................................................................................................... 4

L’introduction......................................................................................................................................................................... 5

I – Dora, produit d’une culture globalisée sur le marché de l’enfance ............................................................................ 12

Avant propos : « Il était une fois Dora » ........................................................................................................................... 12

I.1. Une petite fille en bonne santé dans le monde entier, ou le succès d’une stratégie mondialisée ................................ 13 I. 1.1. Dora, héroïne de son temps : un produit de « l'industrie culturelle « Mainstream » » ....................................... 14 I. 1.2. Un « écosystème » Dora, ou la stratégie globale et offensive des créateurs ....................................................... 17 I.1.3. Une aventurière respectueuse des us et coutumes locales : la « glocalisation », nécessité d’un marché

mondialisé...................................................................................................................................................................... 19 I.1.4. Une économie de l'image, une esthétique de la voix : le doublage au cœur de l’expansion géographique ......... 20

I. 2. En quoi Dora peut-elle être considérée comme une marque ? ................................................................................... 22 I. 2. 1. Dora, un personnage de série érigé au statut de produit commercial à celui de marque à part entière ........... 22 I.2.2. Dora déclinée sur tous les supports : forces et intérêts du « versioning » .......................................................... 24 I.2.3. L’évolution de la marque Dora ou l’agrandissement de la famille Marquez ....................................................... 25 I.2.4. Une Exploratrice face aux dangers contemporains : la société du risque ........................................................... 27

I.3. Dora et les enfants, relation marchande ou affective ? ............................................................................................... 28 I.3.1. Les enfants, des consommateurs qui n’achètent pas encore mais qui décident déjà beaucoup ........................... 28 I.3.2. Les enfants, des consommateurs comme les autres ou des sujets « victimes » du merchandising offensif mené

par Dora? ...................................................................................................................................................................... 31

Conclusion au I : « un business en or massif » qui repose sur un écosystème particulier. ............................................... 34

II. Le succès de Dora repose sur un « discours d'escorte » du renouveau de l'apprentissage par la technophilie. ..... 36

II. 1. Dora l'Exploratrice : l'imaginaire de l'action contre la passivité cathodique .......................................................... 36 II. 1. 1. La télévision, média souffrant d'une mauvaise image mais comptant de plus en plus d'adeptes ...................... 36 II. 1 .2. La télévision « attention, danger public » : un média qui attise les passions ................................................... 37 II. 1. 3. Les programmes télévisés, concurrents, compléments ou menaces pour l’apprentissage ? ............................. 39 II. 1. 4. Une télévision « éducative », projet antithétique, hypocrite ou irréaliste ? ...................................................... 44 II. 1. 5. Quels critères établir pour jauger un programme télévisé éducatif à destination des enfants? ....................... 45

II. 2. L' « éducatif ludique » selon Dora : un apprentissage ostentatoire ou un argument de rassurance pour les

parents ? ............................................................................................................................................................................ 47 II. 2. 1. La télévision à la croisée de l'épanouissement et du plaisir de l'enfant ............................................................ 48 II. 2. 2. Des parents lucides sur les effets d’une télévision éducative ............................................................................ 49 II. 2 .3 Rassurer les parents : l’espoir d'une télévision édifiante, voire éducative ........................................................ 51

II. 3 : De la promesse de l'apprentissage à la preuve : comment Dora apprend aux enfants ........................................... 52 II. 3 .1. La technophilie comme renouveau de l'apprentissage ...................................................................................... 52 II. 3. 2. La mise en scène de l'apprentissage : la répétition et l’interactivité ................................................................ 54 II. 3. 3. Les limites de la « pédagogie ludique » et de la « glocalisation » de l’univers Dora....................................... 58

Conclusion au II : La promesse de l’éducation : de l’esthétique télévisuelle à un programme éthique ............................ 59

III L'émancipation de Dora : comment les discours adultes construisent un personnage destiné au divertissement

enfantin .................................................................................................................................................................................. 62

III. 1. Ce que Dora promouvrait comme valeurs et idéaux ................................................................................................ 62 III. 1. 1 Morale et héroïsme : les« valeurs » dans les dessins animés, un grand classique ........................................... 62 III. 1. 2 Dora, héroïne capitaliste libérale ? .................................................................................................................. 64 III. 1. 3. La « responsabilité sociale » de Dora, un discours éthique ............................................................................ 68

III. 2. Réappropriations adultes et intellectualisées de Dora ............................................................................................ 70 III. 2. 1 Dora, de l’héroïne au féminin à la féministe engagée ...................................................................................... 70 III. 2.2. Dora clandestine ? La question manifeste de la minorité visible ..................................................................... 75

III. 3 Dora réécrits, parodiée, repensée : de l’héroïne télévisuelle à l’objet populaire..................................................... 77 III. 3. 1 Un objet qui circule, une histoire qui se transmet : un objet au fort potentiel médiagénique .......................... 77 III. 3. 2 : Quand Dora envahit l'imaginaire collectif ..................................................................................................... 80

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

2

Conclusion au III : Dora, buvard de nos sociétés contemporaines ................................................................................... 84

La conclusion et les ouvertures ........................................................................................................................................... 86

Les annexes ........................................................................................................................................................................... 89

1. Les formes d’extension d’une marque .................................................................................................................. 89 2. Le cycle de vie du produit- Dora dans le temps et dans le monde ........................................................................ 91 3. Le portefeuille de gammes Dora l’Exploratrice ................................................................................................... 93 4. Les quatre composantes du mix marketing appliqué au cas de Dora l’Exploratrice ........................................... 94 5. Les stratégies de marque de Dora/ Nickelodeon .................................................................................................. 95 6. CSA, la protection des mineurs sur internet : ....................................................................................................... 96 7. Dora et son public................................................................................................................................................. 97 8. Un co-marquage de qualité : Shakira et Dora ...................................................................................................... 98 9. Dora et Signal, un partenariat qui ne fait pas sourire que les enfants. ................................................................ 99 10. « Go Diego go ! » ; Diego, cousin et versant masculin de Dora l’Exploratrice ............................................ 100 11. Analyse d’un épisode Dora – sémiologie filmique ......................................................................................... 101 12. Analyse comparée de deux magazines Dora l’Exploratrice : France vs Hollande ........................................ 103 13. L’interactivité dans un épisode Dora : Dora la Musicienne .......................................................................... 104 14. La répétition et la structure actancielle dans un épisode Dora : Dora la Musicienne .................................. 105 15. Dora sauve les petits chiens, une interactivité limitée .................................................................................... 107 16. Entretien avec une bibliothécaire ................................................................................................................... 110 18. Entretien avec une directrice d’école et institutrice en CP ............................................................................ 114 19. Entretien avec Lucie, 24 ans, étudiante et baby-sitter .................................................................................... 116 20. Entretien avec Nicolas, père de la quarantaine ............................................................................................. 117 21. Les trois Dora(s)............................................................................................................................................. 118 22. Le sac à dos Dora de Slash ............................................................................................................................ 119 23. Les Parfums Dora........................................................................................................................................... 120 24. Dora la clandestine : photos et montages dans les médias ............................................................................ 121 25. « Dora sous toutes les formes » un produit marchandisé à l’extrême ............................................................ 126 26. Des produits Dora au féminin ........................................................................................................................ 134 27. Campagne de recensement 2010 .................................................................................................................... 136 28. Les héros de Nickelodeon ............................................................................................................................... 137 29. Affiche Dora au Casino de Paris - le spectacle musical ............................................................................... 138 30. Ni Hao Kaï-Lan .............................................................................................................................................. 139 31. Générique de Dora sur Tiji ............................................................................................................................ 139 32. Dora sur Désencyclopédie.fr .......................................................................................................................... 140 33. Spécialistes des enfants, presse, télévision, un dialogue parfois houleux. ..................................................... 141 34. Bob l’Éponge, héros de Nickelodeon et cousin de Dora, responsable de l’obésité infantile ......................... 143 35. Sesame Street, fondement, historique et actualités : modèle ou ancêtre de Dora ? ....................................... 144 36. Les trois composantes de la communication et de l’éducation ....................................................................... 146 37. La promesse de Marque de Nickelodeon : une composition, solution à une dialectique complexe » ............ 147 38. Dora sur console, une alliance évidente ......................................................................................................... 149 39. « L’interactivité, définitions et fondements ».................................................................................................. 150 40. Figures persistantes et rôles fonctionnels dans Dora l’Exploratrice : rétablir l’ordre établi ....................... 151 41. La morale édifiante de Kaï-Lan ...................................................................................................................... 152 42. Un sac à dos qui a bon dos : le Charity-business selon Dora ........................................................................ 153

Bibliographie par thème .................................................................................................................................................... 154

Références universitaires ................................................................................................................................................. 154 Communication, textes théoriques et fondamentaux ................................................................................................... 154 Télévision et industries culturelles .............................................................................................................................. 155 Exposition et conférences ............................................................................................................................................ 156

Corpus Presse .................................................................................................................................................................. 157 Articles concernant Dora ............................................................................................................................................ 157 Articles plus généraux sur la télévision ....................................................................................................................... 159 Articles concernant l’interactivité ............................................................................................................................... 161

Blogs, site internet & émissions ....................................................................................................................................... 161

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

3

Études de cas : épisodes& livres ...................................................................................................................................... 162

Résumé ................................................................................................................................................................................ 163

Mots-clefs ............................................................................................................................................................................ 165

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

4

L’avant propos et les remerciements

Tout le monde connaît Dora l’Exploratrice, ne serait-ce que pour la parodie « Dora la junkie » qui

circule sur la toile, ou pour l’avoir aperçu dans un linéaire de grands magasins. Cette omniprésence

médiatique d’un objet pour enfant est à la fois rare et commune. Il est classique que les héros télévisuels

envahissent l’espace marchand et l’espace public ; plus étonnant, pourtant, est la pérennité du personnage et

son omniprésence médiatique C’est cela que j’ai souhaité interrogé : comment une petite héroïne de télévision

a-t-elle réussi à marquer son empreinte partout dans le monde avec une telle constante et une telle

disponibilité ? Derrière le visage rond et doux de Dora, il y a évidemment toute une machine économique, des

décisions stratégiques, des considérations idéologiques aussi.

Car l’enfant est le premier à regarder Dora avec intérêt : étudier le personnage de Dora, c’est interroger

l’enfance : constitue-t-elle un marché comme les autres ? Y a-t-il des spécificités à prendre en compte quand

on aborde les notions de divertissement, de consommation et qu’on les confronte à l’enfant ?

Bien plus qu’une héroïne cathodique, Dora est un miroir des discours qui existent aujourd’hui sur des

questions aussi décisives que la responsabilité de l’enfant, le rôle des médias dans la construction d’une

éventuelle citoyenneté, l’intérêt éventuel des avancées technologiques sur le progrès social.

De nombreuses thématiques croisent l’objet médiatique Dora l’Exploratrice ; on a choisi de l’étudier,

afin de mener une réflexion qu’on espère utile, à parti d’un objet que d’aucuns qualifieraient de futile.

Je tiens à remercier toutes les personnes qui m’ont aidé sur ce travail de recherche ;

- Mes tuteurs Gustavo Gomez Mejia et Grégoire Halbout

- La directrice du Celsa, Véronique Richard,

- Les personnes qui ont accepté de jouer le jeu des entretiens, Lucie, Christine.

- Les parents qui ont accepté que je parle à leurs enfants, Théodore, Claire, Capucine, Rébecca, Pauline,

Maud.

- Ceux qui ont relu les travaux – mon papa, relecteur en chef

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

5

L’introduction

Le rapport entre enfance et médias, loin d'être simple, est un terrain d'affrontement historique entre

différentes parties prenantes : les politiques, les éducateurs, les parents d'une part, les entreprises et les médias

d'autre part. D'ailleurs, dans la revue Esprit consacrée à « La société des écrans et la télévision », la

sociologue Monique Gagnaud titre son article ainsi : « Audiovisuel et protection de l'enfance, polémique

garantie »1. Pourquoi relever cette contradiction ? D'une part, les médias, la télévision particulièrement,

promettent un accès à l'information, au divertissement, un choix plus large d'activités ; les récents progrès

technologiques – il n'est pas inutile de le redire – permettent en outre un accès aux données de façon quasi-

immédiate. D'autre part, dans un contexte de société ouverte2 ou chaque citoyen dispose d'une liberté de

pensée et d'expression et où les institutions culturelles et légales respectent et facilitent la formulation de

l'opinion personnelle, chaque enfant est désormais considéré comme un citoyen en puissance. Par conséquent,

l'âge de l'apprentissage est presque sacralisé, à tel point qu'on a pu parler de l'Occident comme « d'une

samaritaine infantile »3 ; tous les éléments qui peuvent exercer une influence sur ces esprits supposés plus

perméables sont considérés avec attention ; ces enfants « gâtés » sur lesquels les parents et l'État investissent4

seraient particulièrement attirés et exposés au média télévisuel régi davantage par une logique marchande

qu'humaniste. En effet, le marketing «représente un nouvel état d’esprit s’appuyant sur des techniques

précises qui visent à satisfaire dans les meilleures conditions les besoins de la clientèle. C’est une démarche,

qui, fondée sur l’étude scientifique des désirs des consommateurs, permet à l’entreprise, tout en atteignant ses

objectifs de rentabilité, d’offrir à son marché cible un produit ou un service adapté »5 ; en cela, le marketing

médiatisé et international représenterait un risque pour l’enfance et la polémique évoquée par la sociologue

revêt donc divers aspects. L'enjeu est politique, d’abord, puisqu'il interroge le modèle de société visé au

travers des nouvelles générations. Il est financier, évidemment, car les logiques commerciales sont

conséquentes dans les secteurs de l'enfance et du divertissement, comme nous le verrons. Il est idéologique et

médiatique, enfin, car confronter l'enfant au média c'est se poser la question de l'usage d'un outil, et de ses

fins.

Une manifestation de cette polémique a lieu en août 2011, lorsque la sénatrice UMP et Ministre des

sports Chantale Jouanno a été chargée de remettre un rapport sur l'hypersexualisation des jeunes filles qui fait

grand bruit – 5 mars 20126. C'est la première fois en France qu'un politique donne des recommandations en la

matière, bien que « La vague de l'hypersexualisation n'a[it] pas encore massivement touché nos enfants »,

1 Monique DAGNAUD « Esprit » Audiovisuel et protection de l'enfance, polémique garantie Mars 2003

2 Karl POPPER, La Société ouverte et ses ennemis, tome 1: l'ascendant de Platon Paris, Ed Seuil, 1979, 456 pages

3 Marie-Françoise HANQUEZ MAINCENT, Barbie, poupée totem. Entre mère et fille, lien ou rupture ? Paris, Ed

Autrement, octobre 1998. p 192

4 Catherine ROLLET, Les enfants au XIXème siècle, Paris, Ed Hachette, août 2001 251 pages 5 Dictionnaire de Marketing Thérèse Albertini, Jean-Pierre Helfer, Jacques Orsini 2éme édition, p 103

6« Le Monde » Un rapport s'inquiète de l'hypersexualisation des enfants 05 mars 2012

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

6

affirme Mme Jouanno qui ajoute pourtant que « les parents sont légitimement inquiets »7. Dans son rapport,

elle propose une série de mesures, parmi lesquelles l'interdiction de la promotion d'images sexualisées des

enfants, une éducation à la sexualité dès le plus jeune âge ; autant de dispositions destinées à endiguer un

phénomène en plein expansion, d'abord aux États-Unis puis en Grande-Bretagne et enfin en France. La

sénatrice commente : « la société dans son ensemble est hypersexualisée ; dès le plus jeune âge, on voit

apparaître des stéréotypes très clivés garçons-filles, et il y a une puissance du marketing colossale pour

rompre la barrière des âges et inciter à adopter des comportements d'adolescents »8. À cause des

« stéréotypes » véhiculés par l'industrie marchande, les fillettes seraient désormais sommées de se comporter

en adultes sexuées, conséquence d'une société de consommation qui fait des enfants des consommateurs aux

exigences précoces. Le rapport suggère aussi de publier une « "charte de l'enfant", qui traduise les principes

de l'intérêt supérieur de l'enfant dans l'éducation, la consommation ou les médias ». Elle s'inspirerait d'un

dispositif mis en place au Royaume-Uni, une « charte qui serait signée entre les pouvoirs publics et les

acteurs économiques et recommanderait les caractéristiques de produits destinés aux enfants ». Cette prise de

parole des politiques est inédite : tout se passe comme si les pratiques marchandes et médiatiques étaient

désormais régulées par les garants de l'ordre moral. L'influence des logiques de marché sur l'évolution de la

société est posée comme un postulat, et comme une dérive à éviter.

Parmi les nombreuses problématiques concernant les enfants, l'hypersexualisation inquiète et mobilise ;

la préoccupation est mondiale, les universitaires – sociologues et éducateurs – étudient la problématique, les

journalistes la dénoncent, les parents se concertent pour envisager des solutions, les politiques se saisissent de

la question afin d'envisager des mesures adaptées. Leur appréhension concerne les dérives possibles que

pourraient provoquer des médias qui apparaissent omniprésents et influents. Même les intervenants critiques

sur le rapport Jouanno, comme Michel Fiez9 s'accordent sur la nécessité d'encourager « l'information des

parents sur les mécanismes médiatico-publicitaires (...). Mais plutôt que de faire des filles des boucs

émissaires, il faut bien se rendre compte que c'est la société qui est hypersexualisée. »10

Certaines parties prenantes avancent que les médias sont grandement responsables de

l'hypersexualisation des enfants : c'est le corps médical – 150 pédiatres – qui a réclamé une charte énonçant

les grands principes de la protection des enfants - finalement signée en Février 2010 par le Conseil Supérieur

de l’audiovisuel (CSA) et le Syndicat de la presse magazine (SPM)11

. D'autres voix s'élèvent et tempèrent

l'accusation, à l'instar de Pinkstinks, un site internet anglais qui s’est donné pour mission de dénoncer les

stéréotypes féminins.12

En effet, parmi les produits commerciaux à succès, une « heureuse élue » est

7 Ibid.

8 Ibid. 9 Sociologue au CNRS et auteur de l'ouvrage les Nouvelles Adolescentes, 25 questions décisives

10 Propos de Michel FIZE recueillis par Sylvain MOUILLARD «Libération » L'hyper sexualisation touche la société

entière, pas uniquement les petites filles 5 mars 2012

11 « Le Monde » Un rapport s'inquiète de l'hypersexualisation des enfants 05 mars 2012

12 Susanna RUSTIN«The Guardian» Pinkstinks campaign calls for end to sale of makeup toys to under eights 20 avril

2012

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

7

dédouanée par le site internet : « Les modèles qu’on propose aux filles se limitent pour la plupart – si on

exclut Dora l’Exploratrice et les Barbie vétérinaire, enseignante ou sportive – à parader et à plaire. »13

. Dora

fait ici figure d « 'anti-princesse Disney » et sert de modèle à certains discours féministes qui revendiquent la

nécessité d'une héroïne d'un nouveau « genre » : cette enfant active et indépendante est perçue comme un

personnage à contre-courant des modèles de référence habituellement véhiculés dans l'univers de l'enfance.

On pourrait s'étonner de l'ampleur que prend le phénomène. En réalité, il ne faut pas négliger

l'importance des secteurs du divertissement, qui, sous l'effet de la mondialisation et de l'essor du capitalisme,

devenus des secteurs industrialisés à part entière. Adorno a parlé d' « industrie culturelle » pour désigner

« l'ensemble des entreprises produisant selon des méthodes industrielles des biens dont l'essentiel de la valeur

tient dans leur contenu symbolique »14

, Martel désigne par « industrie de l'entertainment » « ce que font les

peuples quand ils ne travaillent pas ; ce qu'on appelle leurs loisirs et leurs divertissements »15

. Or, comme

l'explique l'auteur « Les questions que posent ces industries créatives en termes de contenus, de marketing et

d'influence sont intéressantes même quand les œuvres qu'elles produisent ne le sont pas. Elles permettent de

comprendre le nouveau capitalisme culturel contemporain, la bataille mondiale pour les contenus, le jeu des

acteurs pour gagner du soft power, l'essor des médias du sud, et la lente révolution que nous sommes en train

de vivre avec internet ».16

Parmi ces industries créatives, il y a Dora. Dora est l'héroïne d'une série animée destinée aux enfants

entre deux et cinq ans. À chaque épisode, la fillette part à l'aventure avec son ami le singe Babouche ; aidés de

ses compagnons Lacarte, Sakado et autres protagonistes, ils explorent le monde pour le bonheur des enfants

de la planète. Les créateurs de Dora prétendent initier les enfants à une seconde langue (étrangère) grâce à une

méthode ludique et interactive, proposant aux téléspectateurs de réagir avec programme dans le but final

d'acquérir quelques notions en anglais ou espagnol tout en s'amusant. Diffusé dans de nombreux pays, le

programme est dérivé en de nombreux objets de divertissement et de consommation destinés aux enfants.

Véritable phénomène de mode, Dora a su conquérir le monde entier grâce à une stratégie mondiale

caractéristique de la société de loisirs industrialisé et globalisé. Cette « conquête » de l'Exploratrice s'appuie

sur un discours promotionnel à destination des parents et des enfants, une cible particulière qu'il s'agit de

choyer avec prudence, grâce à un marketing attentivement étudié en amont. Créé en 2000 aux États-Unis par

Nickelodeon, Dora génère environ 5 milliards d'euros depuis sa naissance17

; Nickelodeon est une filiale de

Viacom, un des géants du divertissement global, à l'origine d'autres succès tout aussi importants : Bob

l'éponge, les Razmoket...

13 Lise BERGERON « Protégez_vous » Hypersexualisation Novembre 2011

14 Alexander NEUMANN, Conscience de casse, la sociologie critique de l'École de Francfort : La 4e Génération, 2010,

p58

15 Frédéric MARTEL, Mainstream, Enquête sur la guerre globale de la culture et des médias. Paris, Ed Flammarion, mars

2010; p14

16 Ibid. p 14

17 Sébastien JULIAN, « L’Expansion » Le business en or massif de Dora, 09 novembre 2010

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

8

Si l'audience atteint aux États-Unis une moyenne de deux millions de téléspectateurs, c'est en partie

grâce à la communication adéquate qui promeut les produits Dora et un argumentaire déterminant auprès des

parents, principaux éducateurs des enfants, et acheteurs des biens que ceux-ci consomment. De fait, le

discours promotionnel est tout autant destiné à convaincre les enfants que les parents de l'intérêt du

programme télévisuel.

L'argumentaire de vente s'appuie sur plusieurs postulats. Le premier repose sur la nécessité pour

l'enfant d'acquérir de nouvelles connaissances et de gagner de la confiance en soi; l'interactivité est au cœur

de la méthode innovante ludo-éducative proposée par Nickelodeon. En second lieu, il présume de l'intérêt de

la représentation des minorités dans les médias. En effet, aux États-Unis puis dans le monde entier, Dora est le

premier personnage d'origine latine à tenir le rôle principal dans un programme pour enfants, une existence

remarquable dans un contexte américain où « La présence de personnages de couleur devenait nécessaire

dans les programmes pour enfants.18

». Enfin, Dora prétend proposer une image renouvelée de l'héroïne au

féminin, puisqu'elle est une aventurière active, loin des clichés habituellement véhiculés sur les valeurs

féminines, l’héroïne étant habituellement réduite au rôle de princesse de parade.

Dans un article consacré aux dix ans de Dora l'Exploratrice, la journaliste du New-York Times s'attarde

sur l'influence de l'héroïne sur les enfants ; « Dora donne confiance aux enfants parce qu'elle leur montre

comment s'en sortir dans des cas de figure différents et elle leur donne une chance de répondre comme s'ils

étaient dans la même pièce qu'elle »19

selon le président de Children Now, un groupe spécialisé dans la

relation entre enfants et médias. Aux dires des experts, Dora serait une héroïne médiatique apte à promouvoir

des valeurs édifiantes universelles. Comment justifier alors son absence des bibliothèques et écoles françaises,

vecteurs officieux et principaux d'éducation et d'édification des enfants ?

Dans un contexte de prolifération de discours sur le rapport entre l'enfance et les médias, ce mémoire

propose de considérer la figure de Dora comme objet de recherche. D'abord parce que la petite fille est un

objet médiatique complexe. Héroïne de série télévisée, elle est naturellement déclinée en produits dérivés

mais son évolution ne s'arrête pas là : ses géniteurs lui ont dédié des spectacles, l'ont fait grandir, lui ont

« donné un cousin ». Copiée, parodiée, reprise à l'envi, connue autant des adultes que des enfants, Dora a

intégré le paysage médiatique avec une aisance et une rapidité qu'il s'agit d'expliquer. Marque forte et objet

quotidien, Dora semble être une héroïne de la communication contemporaine, destinée à tous les supports et

elle-même support de multiples discours. Surtout, elle propose une nouvelle approche de l'apprentissage grâce

à son discours euphorisant sur l'interactivité.

Dora se retrouve au cœur de questions politiques, médiatiques, mais aussi féministes, éducatives... Les

préoccupations adultes ne sont-elles pas projetées sur un objet destiné aux enfants ? Les argumentaires et les

18 Elizabeth OLSON « The New York Times », ‘Dora’ Special Explores Influence on Children, 12 août 2010

19 Ibid

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

9

analyses qui circulent autour de Dora, et plus généralement autour de la question des médias et de l'enfance

sont nombreux et parfois contradictoires. Entre l'héroïne cathodique et les discours qui l'escortent, existe-t-il

une continuité identitaire ou, au contraire, peut-on relever des écarts instructifs ? L'aventurière pourrait-elle

constituer une synthèse ou un « juste milieu » entre l'alarmisme politique qui s'inquiète des méfaits du

marketing et les desseins uniquement vénaux des entreprises ? Produite par des adultes, Dora est-elle destinée

à l'imaginaire des enfants ou n’est-elle que la projection de celui des adultes ? Dora semble avoir été érigée en

phénomène social grâce à la logique des acteurs qu’elle rencontre ; que dire alors de sa fonction de

projection : évolue-t-elle en fonction des désirs des enfants qui la « consomment », des adultes qui

l' « intellectualisent » ou plus généralement d'une société qui évolue ? Que dit Dora de cette société qui se la

réapproprie ?

On a choisi de réunir ces interrogations et différentes approches possibles en une problématique ainsi

formulée : dans quelle mesure la « marque » Dora l'Exploratrice s'approprie-t-elle les discours qui gravitent

autour de la relation entre l'enfance et les médias aujourd'hui ?

Pour y répondre, on s'appuiera sur trois hypothèses ;

1. D'abord, on postule que l'expansion de Dora – en tant que personnage et marque – s'inscrit dans un

contexte de culture globalisée ou l'enfant est perçu comme un marché et la culture comme une industrie.

2. Ensuite, on propose que Dora se réapproprie les discours divers confrontant l'enfance aux médias, en

s'appuyant sur des argumentaires d'apprentissage et de technophilie.

3. Enfin, on propose de percevoir les réappropriations « adultes » projetées sur le personnage de Dora

comme des vecteurs d' « émancipation » de l’objet médiatique.

Pour ce faire, on a choisi d'inscrire nos travaux dans la lignée de plusieurs grandes théories explicatives.

D'abord on prendra soin de rappeler les concepts fondamentaux qui ont permis d'analyser les grandes

thématiques principales – enfance, médias télévisés, stratégie mondiale – mais aussi d'appréhender un objet

relativement nouveau et peu étudié qu'est Dora. En effet, la petite aventurière, si elle est très présente dans les

rayons des magasins et sur les écrans télévisés, est quasiment absente du discours universitaire.

Il faudra étudier cet objet médiatique quasi inédit grâce à une méthodologie précise et en mêlant divers

outils pour proposer une approche nouvelle d'un objet que d'aucuns caractériseront de « trivial ». Car on

cherche à prouver que Dora, sous son apparence d'objet futile, nourrit une réflexion utile à la compréhension

de « ce que l'écrivain Francis Scott Fitzgerald appelait, à propos d'Hollywood « the whole

equation » : l'ensemble du problème : l'arithmétique de l'art et de l'argent, le dialogue des contenus et des

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

10

réseaux, la question du modèle économique et de la création de masse» 20

, qu'elle est un objet qui possède une

capacité latente à devenir un support d'activité ludique et de propositions conceptuelles. Puisqu'on cherche à

déterminer les raisons du succès sous un angle mercatique, les grilles d'analyse du marketing serviront à

décortiquer les données recueillies et à les hiérarchiser. Différents types d'analyses ont été retenues pour

mener à bien le travail de démonstration.

D'abord on s'appuie sur une analyse sémiotique des discours presse, que ceux-ci soient issus de la

presse financière, commerciale, divertissement, société. La presse – en France et à l'international – donne en

effet la parole aux experts de l'enfance, aux spécialistes du divertissement, mais surtout aux acteurs

principaux et aux différentes parties prenantes ; en outre, elle rend compte des différents courants de pensée

qui influencent l'évolution des marques. En tout, le corpus presse compte 27 articles de la presse française, et

23 articles de la presse étrangère – essentiellement américaine. L’analyse de contenus de communiqués de

presse et d’émissions télévisées complètent ce corpus écrit.

Une analyse de discours théorique appuie nos propos. Ils portent essentiellement sur l'enfance, la

télévision, la marque, les concepts en communication. Quelques quarante ouvrages principaux ont été retenus

pour servir de terreau conceptuel et alimenter notre réflexion.

Dans un second temps, on s'est livré à une analyse de contenus des productions Dora, qu'ils s'agissent

d'épisodes télévisés, de livres de lectures, de jeux, du site internet, etc. Les productions Dora étant très

nombreuses et très diversifiées, une analyse exhaustive était impossible. Aussi, un épisode télévisé (Dora la

musicienne) et une histoire (Dora sauve les petits chiens) ont été retenus pour comprendre la spécificité de

l'objet de recherche. Une analyse comparée de magazines Dora (France /Hollande) a aussi été menée afin

d'appréhender le sujet sous un angle global.

Enfin, pour compléter ces discours de marques, d'acteurs et ces analyses produits, des entretiens

exploratoires ont été menés afin de recueillir un discours non accessible par la voie publique. Des acteurs

n'ayant pas la parole dans la presse ont été interrogés afin de dresser un tableau le plus complet possible des

différentes parties prenantes: directeur d'école primaire et bibliothécaire d'une bibliothèque jeunesse

(institutions publiques), parents (acheteurs ou observateurs). Les enfants, qui sont au cœur du sujet, ont été

questionnés (six enfants entre trois et sept ans) lors d'entretiens qualitatifs, avec toutes les précautions qui

conviennent pour une telle démarche.

20 Frédéric MARTEL, Mainstream, Enquête sur la guerre globale de la culture et des médias. Paris, Ed Flammarion, mars

2010, p14

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

11

Dans une première partie, on cherchera à comprendre la logique du succès médiatique et commercial de

Dora, un objet de divertissement destiné aux enfants. Pour ce faire, on dressera un portrait de Dora dans le

monde, on s'interrogera sur la stratégie mercatique mise en œuvre pour opérer une expansion mondiale, et on

questionnera le concept de « marque » s'agissant de la petite aventurière latino-américaine.

Ensuite, on verra que le discours d'escorte qui explique en partie le succès de Dora propose un

renouveau de l'apprentissage. Dans cette partie, les notions d'interactivité, d'apprentissage et d'éducation

seront abordées. À terme, on proposera de reproduire l'évolution intellectuelle qui a permis de dépasser du

préjugé de « passivité nocive cathodique » pour accéder au succès interplanétaire d'un programme télévisuel.

Finalement, la troisième partie du mémoire traitera de la médiagénie de Dora, c'est-à-dire qu’on se

demandera comment l'héroïne parvient à endosser différentes préoccupations politiques, sociales, mais à être

aussi l'objet de discours aussi différents, de réécritures aussi variées, de parodies, en un mot : qu’elle parvient

à être une image de référence dans le paysage médiatique courant.

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

12

I – Dora, produit d’une culture globalisée sur le marché de l’enfance

Avant propos : « Il était une fois Dora »

Dora, « la petite Exploratrice la plus réputée de la planète »21

est l'héroïne d'un programme télévisé

pour enfants du monde entier. Lancée en août 2000, la série d'animation américaine « Dora l'Exploratrice »

évolue : sa notoriété s’internationalise et le volume des ventes d’objets dérivés participe au succès commercial

du personnage. La petite fille hispano américaine est toujours accompagnée de Babouche, son compagnon de

voyages, et leurs aventures se déclinent en une centaine d'épisodes. Décrite par la boîte de production-mère

comme « plus aventurière que jamais, Dora [et son fidèle compagnon Babouche] sollicite[nt] tous les jours

les téléspectateurs en herbe pour mener à bien leur mission. »22

Dora n'est pas une héroïne comme les autres :

« Alternant leçons d’anglais, chansons ou jeux interactifs, la plus célèbre des Exploratrices hispano-

américaines propose d’allier l’éducatif au ludique et de donner les bases de la langue au travers

d’expressions courantes ou de l’apprentissage des chiffres et des couleurs »23

; surtout, Dora est décrite par ses

créateurs comme un produit au succès rapide et international « La série a été diffusée pour la première fois le

14 août 2000 sur Nickelodeon, canal pour enfants du groupe américain MTV. (…) Son succès planétaire

aurait permis à Nickelodeon d'engranger quelque 25 milliards d'euros depuis 2002, dont un tiers grâce aux

produits sous licence. Et l'Hexagone est devenu son deuxième pays d'élection depuis son arrivée en 2003 sur

TF 1 »24

; la France comptant parmi les 133 pays où le programme Dora est diffusé. De fait, notre analyse

portera avant tout sur le territoire français, puis dans le reste du monde.

Pour rappel, on part de l'hypothèse que l'expansion de la marque Dora s'inscrit dans un contexte de

culture globalisée où l'enfance et le divertissement constituent des marchés à part entière. Afin de comprendre

comment s'accomplit et se « démontre » la promesse d'une télévision éducative et interactive, on s'attache

d'abord ici à considérer Dora comme un objet mercatique. Autrement dit, avant d'étudier la structure et la

narration des épisodes, on donne une idée de la construction du « phénomène Dora l'Exploratrice » à travers

le monde. Car la petite fille, protagoniste populaire de dessin animé, est au cœur d'une machine économique

extrêmement réfléchie et sa popularité ne doit rien au hasard. On veut démontrer en quoi Dora peut être

qualifiée de marque et on justifie la désignation d'un « écosystème » Dora.

Yves Jeanneret, spécialiste de la communication et des médias, a distingué la logistique de la

sémiotique25

, et c'est cette même dissociation que nous suivrons en nous attachant a étudier d'abord la

production, la conservation et le « transport » – diffusion – du personnage, dans le contexte d'une série

animée. Son interprétation et les discours qui la structurent, relèvent de la sémiotique et feront l'objet d'une

21

Communiqué de presse du spectacle « Dora au Casino de Paris » 22

Site internet Nickelodeon Junior 23

Ibid 24

Jean-Baptiste DIELBOLD, « Challenges », Dora explore sans relâche l'Eldorado des enfants, 25 juillet 2011 25

Yves JEANNERET, Penser la trivialité, volume 1 : la vie triviale des êtres culturels. Paris : éditions Hermès-Lavoisier,

2008

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

13

autre partie. « Comprendre la marque et la façon dont son identité et sa valeur se construisent exige donc de

prendre en compte les attentes des différentes parties prenantes qui en assurent la co-construction et qui sont

recensées dans la figure suivante, figure qui se trouve ci-dessous»2627

:

Figure 1 : la marque et les différentes partis prenantes

C'est-à-dire que, sous une apparence digressive, nous verrons quels sont les rapports de force entre les

différentes partis prenantes, en considérant les discours des différents acteurs ci-dessus, cela afin d’expliciter

la notion de marque et d’articuler les différentes positions les unes vis-à-vis des autres.

I.1. Une petite fille en bonne santé dans le monde entier, ou le succès d’une stratégie

mondialisée

26

Benoît HEILBRUNN, La marque, Ed Que sais-je? Paris, 2006, p 13

Entreprise :

Nickelodeon

Forte marge

accroissement de la part

de marché

Consolidation de l’image

satisfaction des clients

intermédiaires et finaux

Actionnaire

Discours de rentabilité, de

Nickel odéon, entreprise

pérenne et rentable

Employés

Polémique Caitlin

Sanchez

Marque : Dora

Opinion Publique

RSE : questions

sanitaires

Gouvernement

Institutions,

gouvernement, écoles :

pas de prise de parole

directe

Consommateur

Enfants : satisfaction lors

de l’expérience Dora

Parents : discours de

réassurance

Fournisseurs

Force de la

marque

force du marché

Concurrents

Marché fortement compétitif.

Ex : Hello Kitty

Distributeur

Divers : Super U,

Toys’R’us

Bonne relation avec les

distributeurs

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

14

Le divertissement est devenu une industrie – en termes de fonctionnement et d'échelles – depuis

l'avènement d'une société mondialisée et industrialisée28

. Cette hypothèse a largement été démontrée, décrite,

et récemment illustrée lors de l'exposition « Des jouets et des hommes » au Grand Palais29

. Pas moins de mille

jouets depuis l'antiquité jusqu'à nos jours ont été rassemblés à l'occasion de cette exposition ambitieuse, qui

propose un discours susceptible d’alimenter notre démonstration : « Des jouets et des hommes présente une

histoire du jouet occidental et met en lumière son importance dans l’éducation de l’homme depuis sa

naissance. L’exposition interroge les rapports ambigus que les enfants entretiennent avec la reproduction en

miniature du monde des grands. Comment s’emparent-ils de cette réalité à leur échelle, toujours imaginée

par des adultes ? »30

.

I. 1.1. Dora, héroïne de son temps : un produit de « l'industrie culturelle « Mainstream » »

Dans cette exposition qui questionne le rapport entre adultes et jouets, la petite Dora apparaît à la

section « L'âge des médias », sous forme d'une grande peluche31

. Cette partie s’attache à montrer l’influence

des médias sur la planète des jouets au vingtième siècle. « Ou comment des émissions de télévision comme

Bonne Nuit les Petits ont popularisé des poupées telles que Nicolas et Pimprenelle et leur nounours ou encore

comment la saga Star Wars a donné naissance à quantité d’objets dérivés qui ont fait la fortune des

fabricants et la joie d’enfants et de collectionneurs. »32

. La présence de Dora dans cette partie de l'exposition

est particulièrement significative. C’est évidemment une « icône », la poupée ressemble à l’héroïne de la série

animée éponyme. C'est ensuite l’ « indice » du succès de Dora mais aussi un « symbole » – on entend

« indice », « icône » et « symbole » au sens peircien des termes33

– en ce que Dora a été choisie pour

représenter l'exemple typique d'un objet médiatique né dans l'industrie du divertissement. Mais sa valeur

d'exposition a aussi ici une portée symbolique, Dora serait le paroxysme d’une « industrie de

l’Entertainment », la représentation concrète de la notion d’ « âge des médias ». Le jouet revêt une haute

portée exemplaire à reconsidérer dans un contexte de divertissement industrialisé.

Plus précisément, dans son ouvrage Mainstream - Enquête sur la guerre globale de la culture et des

médias, Fréderic Martel décortique la culture « mainstream », à savoir cette « culture du divertissement » qui

« plaît à tout le monde ». Le terme est difficile à traduire, il signifie littéralement « dominant » ou « grand

public » et s'emploie généralement pour un média, un programme de télévision ou un produit culturel qui vise

une large audience. « Le mainstream c'est l'inverse de la contre-culture, de la subculture, des niches. C'est

pour beaucoup le contraire de l'art. Par extension, le mot concerne aussi une idée, un mouvement ou un parti

28

Conférences Théodor ADORNO: L’industrie culturelle (Archives INA : L’homme dans un monde en pleine évolution -

Université Radiophonique Internationale - 21 et 28 septembre 1963) 29

Exposition des Jouets et des Hommes, au Grand Palais, Paris, 14 septembre 2011 – 23 janvier 2012 30

Catalogue de l’exposition Des jouets et des hommes, Septembre 2011, 328 pages, Éd RMN - Grand Palais 31

Cf. Annexe 25. « Dora sous toutes les formes : un produit marchandisé à l’extrême », page 127 32

Ibid 33

Université de Saint Etienne, Travaux VII Regards sur la littérature et la civilisation contemporaines, Paris, Ed, C. I. E.

R. E. C. – 1974. P187

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

15

politique (le courant dominant), qui entend séduire tout le monde. (…) L'expression « culture mainstream »

peut d’ailleurs avoir une connotation positive et non élitiste, au sens de « culture pour tous » ou plus

négative, au sens de culture de démarche commerciale ou de culture formatée et uniformisée. »34

On a formulé l'hypothèse que Dora est le fruit de ce courant dominant, qu'elle est un produit de diversité

standardisé. En effet, rares sont les zones géographiques qui échappent au phénomène Dora. La Corée du nord

et Cuba35

, de par leur exception politique, font naturellement partie des pays qui n'achètent pas ce type de

séries, mais les écrans du reste du monde sont envahis par une offensive de Dora et ses amis. Créée en 2000

aux États-Unis, la marque commence une expansion mondiale et s'aventure sur le territoire français au bout

de trois ans36

. Elle a désormais conquis 133 pays et vendu 50 millions de DVD dans le monde37

.

Dora est avant tout une émission télévisée produite par le géant américain Nickelodeon, une boîte de

production qui possède sa propre chaîne en France, diffusée grâce à l'offre Numéricable et Canalsat.38

Filiale

de l'américain Viacom, Nickelodeon s'est spécialisée dans le divertissement pour enfants ; aujourd'hui éditée

par MTV Networks ; en utilisant le mythe du divertissement originel et accessible, Nickelodeon prétend être

la chaîne de référence en divertissement, comme en témoigne son slogan significatif : « Joue, apprends et

rigole »39

. La grille de la chaîne comporte 65% de séries animées, 25% de séries et fictions et 10%

d'émissions-magazines ; la programmation est segmentée par tranche horaires correspondant aux cibles : les

programmes d'éveil pour les 2-5 ans – comme Dora – sont diffusés le matin. Elle dispose de sa chaîne de

télévision mais publie aussi son propre magazine et fait produire de nombreux biens à son nom sous son logo,

ce qui lui permet d'étendre son champ d'actions et de multiplier les preuves de divertissement. Aux États-

Unis, la chaîne a obtenu le plus fort taux d'audience durant cinq années consécutives et est présente dans 81

pays.

En France, Dora a d'abord été diffusée sur TF1 en matinales, et disponible sur le site de rediffusion TF1

spécialisé dans la jeunesse « T Fou ». À l’époque, la chaîne française a rapidement profité de son succès

puisque « Sur TF 1, la série réalise 40 % de part d'audience, ce qui la classe au sommet des programmes

pour enfants de 2 à 6 ans. Même succès sur le Net. La section qui lui est consacrée sur Tfou.fr, le site jeunesse

de TF 1, a suscité 500 000 visites depuis son lancement en mars avec des activités de coloriage ou des jeux

d'éveil. TF 1 a aussi vendu en un an 300 000 exemplaires de ses 22 coffrets de DVD ».40

C'est donc grâce a la

chaîne française qu'elle a pu connaître une telle popularité dès son arrivée sur le territoire hexagonal.

34

Frédéric MARTEL, Mainstream, Enquête sur la guerre globale de la culture et des médias. Paris, Ed Flammarion, mars

2010; p 19 35

« Aujourd'hui, les grandes compagnies américaines de divertissement (…) savent produire ce qui plaît à tout le monde,

aux deux sens du terme. C'est une « diversité standardisée». À de rares exceptions près, comme Cuba ou la Corée du Nord,

le cinéma et la musique américaines dominent, et finissent par diffuser des valeurs communes » Propos de Frédéric Martel

recueilli par Claire BOMMELAER « Le Figaro », Cette culture qui plaît à tout le monde, 26 mars 2010 36

Cf Annexe Erreur ! Source du renvoi introuvable.. « Le cycle de vie du produit- Dora dans le temps et dans le

monde » page 91 37

Jean-Baptiste DIELBOLD, « Challenges », Dora explore sans relâche l'Eldorado des enfants, 25 juillet 2011 38

Page Wikipédia Nickelodeon 39

Bruno FRAIOLI « Stratégies » Nickelodeon se dédouble 27novembre 2009 40

Jean-Baptiste DIELBOLD, « Challenges », Dora explore sans relâche l'Eldorado des enfants, 25 juillet 2011

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

16

Nickelodeon se lance ensuite sur le marché national en lançant sa propre chaîne en 2005, ayant conscience

« n'est pas une nouvelle chaîne à proprement parler car ses programmes sont déjà bien connus des

enfants »41

. En effet, arrivée sur les écrans français en 2003, Dora connait une forte notoriété. En arrivant en

France, Nickelodeon, prive TF1 de l'exclusivité de quelques uns de ses programmes phares, dont Dora, et

s'expose à une forte concurrence puisque Tiji, Cartoon Network, Jetix sont déjà présents dans le bouquet

français des chaînes jeunesse ; Nickelodeon « fait le pari » – elle choisit pour stratégie – de jouer sur la

popularité des ses héros, Dora, mais aussi Jimmy Neutron, Bob l'Éponge, les Razmoket42

... En 2010,

Nickelodeon se dédouble, se consacrant aux enfants de 7 à 14 ans, tandis que « Nickelodeon junior » est créée

pour se destiner exclusivement aux 3 - 7 ans. C'est désormais sur ce canal que sont diffusés les épisodes de

Dora43

; une chaîne thématique qui permet de toucher pleinement les cibles sélectionnées, avec le « moins de

perte possible »44

.

Dans l’hexagone, les aventures de Dora génèrent jusqu'à 35,4% de parts de marché en termes

d'audience sur les 4-10 ans. «Pour notre cœur de cible, à savoir les enfants de 2 à 5 ans, la proportion est

sans doute encore plus élevée», 45

estime Laurent Taïeb, vice-président de la chaîne Nickelodeon, qui diffuse

les épisodes Dora. Les dix ans de Dora, fêté en 2010, ont été pour Viacom l'occasion de montrer ses bons

résultats et un prétexte pour distiller un discours de bonne santé financière à destination des actionnaires. On

apprend lors de cet événement qu'Albin Michel Jeunesse a déjà vendu plus de 12 millions d'albums Dora, soit

« en moyenne 4,5 livres Dora par minute dans l'Hexagone ! »46

. Les dix ans de la fillette sont l'occasion de

créer l'événement, pour parfaire encore la globalité et diversification de l'offre. D'abord produit au Casino de

Paris, le spectacle poursuit sa tournée à travers toute la France47

. Ce spectacle, copié dans 18 pays, a

rassemblé au moins trois millions de spectateurs.48

Cette exportation de l'événement à travers le monde est

caractéristique de « la culture mainstream ». « Et la voilà sur scène à Paris, avant une tournée de 200 dates

en France. « Des maires de grandes villes nous appellent pour réclamer son passage », raconte Thierry

Cammas, PDG de MTV Networks France (…) Le budget de la tournée, plus de 3 millions d'euros, en fait un

géant dans la catégorie jeune public. »49

Cette tournée, c’est un « produit culturel qui vise une large

audience (…) une culture formatée et uniformisée »50

, donc, dans la ligne directe des industries de

l’Entertainment, en tout cas de l’avis du chercheur Frédéric Martel. Cette tournée partout en France propose

un produit destiné à tous, une marque proche et offensive, multiplie la présence médiatique de Dora par des

canaux nombreux et des lieux divers.

41

« Stratégies » Classe surchargée pour les chaînes jeunesse, 08 août 2005 42

Cf. Annexe 28. « Les héros de Nickel odéon » page 138 43

Bruno FRAIOLI « Stratégies » Nickelodeon se dédouble 27novembre 2009 44

MM et BF « Stratégies » in Dossier 10 cibles et émissions incontournables, 15 janvier 2004 45

Sébastien JULIAN, « L’Expansion » Le business en or massif de Dora, 09 novembre 2010 46

Ibid 47

Cf. Annexe 29 « Affiche Dora au Casino de Paris - le spectacle musical » page 139 48

Site internet des spectacles de Dora 49

Jean-Baptiste DIELBOLD, « Challenges », Dora explore sans relâche l'Eldorado des enfants, 25 juillet 2011 50

Frédéric MARTEL, Mainstream, Enquête sur la guerre globale de la culture et des médias. Paris, Ed Flammarion, mars

2010; p 19

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

17

I. 1.2. Un « écosystème » Dora, ou la stratégie globale et offensive des créateurs

Un journaliste économique français note que « Viacom veille à ne pas laisser dormir cette licence

juteuse, en abreuvant le marché de produits dérivés : vêtements, jeux vidéo, accessoires, etc. En tout, plus de

1.000 références. Viacom fournit même deux ou trois chartes graphiques par saison à ses distributeurs pour

que chaque enseigne puisse proposer des lignes de vêtements exclusives »51

. Il est naturellement impossible

de dresser une liste exhaustive de tous les produits estampillés Dora52

: paire de lunettes, fournitures scolaires,

vêtements et accessoires, dentifrice, jeux de société, livre, jeux de consoles, parade dans les stations de ski...,

en tout « 950 sociétés exploitent la licence, dont Mattel, H&M, Ravensburger. »53

. « Depuis quelques années,

la gentille Exploratrice a aussi conquis les chambres d'enfants grâce aux poupées Fisher-Price, aux tee-shirts,

aux sacs à dos, aux guitares, aux marelles Lansay. »54

. Dora intègre le quotidien en devenant un objet de

consommation courante.55

. Dora a choisi une offensive générale pour devenir marque globale et forte

présence médiatique56

.

C'est d'ailleurs le dessein de Thierry Cammas président gérant de MTV network France qui affirme:

« Nous sommes en train de créer un véritable écosystème »57

, c'est-à-dire instaurer un réseau de présence

médiatique inévitable permettant au succès de Dora de durer, de s'installer et de conquérir les 800000 enfants

qui entrent en France chaque année dans la tranche d'âge cible58

.. La manne est importante, les possibilités

nées de la niche enfantine sont infinies, les bénéficiaires d'une telle économie sont nombreux, à commencer

par Viacom et sa chaîne Nickelodeon, mais pas uniquement. Jemini, par exemple, l'un des principaux acteurs

du jouet sur le marché mondial, est un fabricant de peluches, petit mobilier et accessoires pour enfants. Avec

un chiffre d'affaires de 40% à l'export – 37 millions d'euros – le groupe sait l'importance de « mêler

nouveautés et valeurs sûres »59

dans l'acquisition de ses licences60

.61

Hello Kitty, Lulu Castagnette, les

Schtroumpfs, font ainsi parti du catalogue de Jemini, qui fabrique évidemment des produits Dora

l'Exploratrice.

En outre, Dora doit évoluer dans un contexte très compétitif et un contexte assez fluctuant, qui a tout de

même permis aux ventes de produits dérivés sous licence Dora de passer de 400 millions à 1 milliard de

51

Sébastien JULIAN, « L’Expansion » Le business en or massif de Dora, 09 novembre 2010 52

Cf. Annexe 25. « Dora sous toutes les formes un produit marchandisé à l’extrême», page 127 53

Jean-Baptiste DIELBOLD, « Challenges », Dora explore sans relâche l'eldorado des enfants, 25 juillet 2011 54

Ibid 55

Gary ARMSTRONG, Philip KOTLER, Emmanuelle LE NAGARD-ASSAYAG, Principes de marketing, 10ème

edition,

Paris, Ed PEARSON, 1, 07 Kg, p 199 56

Cf. Annexe 1 « Les formes d’extension d’une marque », page 89 57

Sébastien JULIAN, « L’Expansion » Le business en or massif de Dora, 09 novembre 2010 58

Cf. Annexe 7 « Dora et son public » page 98 59

Keren LENTSCHER, « Le Figaro » Le fabricant de jouet Jemini entre en bourse, 22 février 2011 60

Voir le catalogue Jemini sur le site internet du groupe 61

Laurence GIRARD « Le Monde » Transformers, Gormitchi ou catch : le succès grandissant des jouets sous licence 23

décembre 2009 « License accord entre producteurs et fabricants de jouets, permettant à ces derniers de vendre des

produits dérivés (figurines, cartes à collectionner, etc.) tirés de films ou de dessins animés »

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

18

dollars en 200962

. Les distributeurs ont intérêt à proposer des produits à succès : «L'hiver dernier, Dora se

classait au dixième rang, toutes licences confondues », selon Franck Mathais, porte-parole de La Grande

Récré »63

; tout comme les autres acteurs, les distributeurs – « Conforama » propose des produits sous licence

« Jemini », « Super U » des livres « Albin Michel », « Toys&r’us » des jouets « Fisher Price » – ont un intérêt

prégnant dans cette machinerie commerciale qu’a générée Dora. Car la petite fille fait partie désormais des

marques bien installées : « Pour Dora, il faut maintenant durer. Concurrencée par Toy Story 3, « Dora est

entrée dans le classique, l’engouement est retombé », juge Jackie Pellieux, président de JouéClub. Thierry

Cammas, au contraire, considère que la petite héroïne est entrée dans la catégorie « des très rares

personnages qui font l'unanimité», comme Winnie l'ourson »64

. Le producteur qualifie sa marque de réussite

installée et pérenne, tandis que les distributeurs avancent quelques réserves ; cette « rivalité » des discours est

le reflet d’un rapport de force logique, à laquelle il serait pertinent d’ajouter la parole d’un « expert de la

marque »65

: « Il faut d’abord du temps pour construire une marque (la règle des vingt-cinq ans semble

empreinte de bon sens et de justesse car elle signifie la capacité de la marque à avoir traversé trois

génération) »66

. Finalement, ce que sous-entendent ces discours, ce sont les perspectives pour l’avenir de la

marque ; en affirmant la durabilité de la marque, les producteurs cherchent à établir son statut de « marque »,

dépassant le simple statut de « produit ».

Le terme « écosystème » se justifie à de nombreux points de vue. Le terme est habituellement utilisé

pour désigner un « Système formé par un environnement (biotope) et par l'ensemble des espèces (biocénose)

qui y vivent, s'y nourrissent et s'y reproduisent »67

. Le terme écosystème suppose une autonomie, un ensemble

se suffisant à lui-même puisque se reproduisant en lui-même et qui puisse servir d’exemple. Car Dora devient

un modèle, à tel point que Nickelodeon et TF1 se soient inspirés de Dora l'Exploratrice pour diffuser une série

animée intitulée « Ni Hao Kaï-Lan »68

(« Bonjour Kaï-Lan ») grâce auquel « les enfants peuvent s'initier à la

langue et à la culture chinoises avec le dessin animé ». 69

La direction nie profiter du succès de Dora pour

proposer sa copie, les arguments posés en sa faveur sont les mêmes ; « Ce qui nous séduit, c'est l'audace du

programme, la force des scénarios. Il y a quelques mots de mandarin, mais on parle surtout de cerfs-volants,

de dragons, c'est une manière ludique de s'ouvrir aux autres » estime Dominique Poussier, directrice des

programmes jeunesse de TF170

.

On comprend dès lors la dénomination d’écosystème ; or, toutes ces variations bénéficiant d’un succès

certain, c’est comme si le personnage était au centre d’un grand ensemble échappant à ses créateurs : « « J'ai

62

Adèle VAN COLEN, Elodie MENET, « Rapport de master 2 Sciences du management des produits de l’enfant » Dora

l’Exploratrice un nouveau concept d’interactivité ? Mars 2005 63

Jean-Baptiste DIELBOLD, « Challenges », Dora explore sans relâche l'Eldorado des enfants, 25 juillet 2011 64

Ibid 65

Benoît HEILBRUNN, professeur de Marketing à l’ESCP-EAP et à l’IFM, consultant en stratégie de marque et

notamment d’auteur du « Que sais-je ? » sur Le Logo et sur La Marque 66

Benoît HEILBRUNN, La marque, Ed Que sais-je? Paris, 2006, p 15 67

Petit Larousse 2012 68

Cf. Annexe 30 « Ni Hao Kaï-Lan » page 140 69

A.K « 20 minutes » Kaï-Lan, la Dora qui venait d'Asie, 3 septembre 2008 70

Ibid

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

19

compris que nous avions affaire à un phénomène lorsque le prototype de sa poupée, volé dans l'usine, a été

vendu 600 dollars sur eBay », raconte Chris Gifford, un de ses trois concepteurs »71

. La personnification est

d’ailleurs utilisée plusieurs fois pour désigner Dora, faisant de celle-ci une petite fille qui deviendrait

adolescente, et acquerrait ainsi une certaine autonomie : « Chris Gifford n'est pas peu fier de sa fille. « On

aurait dit un père à L'Ecole des fans », raconte un de ses voisins de fauteuil à l'avant-première de Dora

l'Exploratrice, le spectacle joué au Casino de Paris depuis fin octobre. »72

. Il y a d’ailleurs, dans les discours

journalistiques notamment, une confusion – volontaire ? – entretenue entre le personnage de Dora et

l’entreprise qui l’a créé : « L’héroïne des dessins animés de Viacom génère un chiffre d’affaires de 5 milliards

d’euros par an »73

, « Dora a 10 ans, youpi. Dora est morte, vive Dora »74

; la propension à personnifier la

marque est une marque d’attachement à celle-ci75

,; ensuite, il y a nette confusion ici entre le produit, la

marque et l’entreprise qui l’a créée. Le nom de la série animée Dora est devenue une marque à la tête d’un

empire de « sous marques ». En fait, le terme écosystème revient à confirmer cette assertion de Benoit

Heilbrunn : « La marque est un être vivant qui évolue et se reproduit pour pouvoir survivre. La reproduction

est donc une fonction vitale qui concerne toute formes de développement (produit, cible, géographique). La

reproduction de la marque pose également la question de sa capacité à assurer une reproductibilité de

l’expérience en assurant au consommateur que toute expérience avec la marque est duplicable dans le temps.

Cette fonction renvoie à la caractéristique majeure de la société industrielle qui est (de faire croire à) la

reproduction à l’identique des objets dans le temps et dans l’espace (…) la marque participe à ce titre d’une

sorte de routinisation rassurante des effets et de l’expérience de consommation qui vise à la réassurance

fonctionnelle et alternativement à la stabilisation émotionnelle »76

.

Écosystème, en effet ; d’abord parce que les ramifications nombreuses s’appuient toutes sur la même

unité; ensuite parce que Dora a acquis une autonomie ; écosystème, car tous les acteurs qui gravitent autour de

l’héroïne proposent des discours qui la façonnent ; l’écosystème, finalement, est une désignation qui cherche à

ériger Dora comme marque forte et qui s’intègre à un discours de promotion de celle-ci.

I.1.3. Une aventurière respectueuse des us et coutumes locales : la « glocalisation », nécessité d’un

marché mondialisé

Dora évolue selon une approche globale ou mondiale, qui procède d'une vision standardisée et uniforme

de la stratégie de marque. Cette approche vise à considérer que le marché mondial est un seul ensemble

intégré, qui profite des avantages reposant sur une économie de coûts, conséquences logiques des opérations

71

Jean-Baptiste DIELBOLD, « Challenges », Dora explore sans relâche l'Eldorado des enfants, 25 juillet 2011 72

Ibid 73

Sébastien JULIAN, « L’Expansion » Le business en or massif de Dora, 09 novembre 2010 74

Blog Queen-bee « Oh mon Dieu, ils ont relooké Dora l'Exploratrice! Espèce d'en... » 05 septembre 2010 75

Benoît HEILBRUNN, La marque, Ed Que sais-je? Paris, 2006, p 83 76

Ibid, p 27

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

20

menées à l'échelle mondiale et centralisées77

. Dora est confiée aux soins d'acteurs locaux afin de donner des

résultats optimaux78

: les relations publiques chargées de relayer les dix ans de Dora en France ont été confiés

à une agence française, FH com79

. D'autres acteurs locaux ont déjà cité : Albin Michel, Jemini, par exemple.

C'est dire qu'il y a un réel effort de diversification et d'ajustement de l'offre selon la qualité de la clientèle

locale. On appelle ce phénomène « glocalisation », un mot valise qui emprunte a « globalization »

(mondialisation) et « local »80

. Le contexte de production de masse et le lieu de production unique n'empêche

pas Dora de s'adapter aux différents publics qu'elle rencontre.

Comme l'explique Fréderic Martel, une industrie créative est faite pour répondre à des normes

internationales des sa conception. Il s'agit de séduire dès l'amont le plus de consommateur possible. La

logique commerciale et l'impératif de succès précédent les discours de promotion, qui, eux, varieront selon les

pays. Ainsi, l'intégration des latinos grâce aux médias à davantage de résonance aux États-Unis qu'au Japon

par exemple. De fait, le discours sur les minorités sera moins explicite dans des pays où la problématique est

de moindre intérêt. Comment Dora s'adapte-t-elle à la culture locale ? Initialement pensée pour enseigner

quelques mots d'espagnols aux petits américains, Dora apprend l'anglais à la plupart des autres enfants ; la

version irlandaise fonctionne grâce a une Dora à l'accent irlandais. Dora parle japonais au Japon, hébreux en

Israël, etc.81

Les images sont toujours les mêmes, seuls les doublages servent de marqueur culturel.

I.1.4. Une économie de l'image, une esthétique de la voix : le doublage au cœur de l’expansion

géographique

Comme on le constate, l'économie de Dora fonctionne principalement grâce à la voix, non au discours.

Cette distinction, c’est celle qui existe entre le « phonè » (φωνή), la voix physique, et le « logos » (λόγος), le

discours82

. Les doubleurs sont des marqueurs culturels et locaux. Ainsi en France, Dora est doublée par Lucile

Boulanger, une comédienne qui double dans la série Hannah Montana. Aux États-Unis, les voix de Kathleen

Herles (2000-2004), puis de Caitlin Sanchez ont donné vie à Dora83

. Aux États-Unis, les « guest voices » sont

parfois célèbres et les doubleurs sont invités sur les plateaux télévision pour partager et témoigner de leur

expérience de voix de héros84

. On assiste a une heroïfication de la partie charnelle de Dora : c'est dire à quel

point la voix fait l'importance du programme et jusqu'où la stratégie d'expansion peut s’étendre.

77

Cf. Annexe 5 « Les stratégies de marque de Dora/ Nickelodeon » page 95 78

Cf. Annexe 4 « Les quatre composantes du mix marketing appliqué au cas de Dora l’Exploratrice » page 94 79

Alain DELCAYRE « Stratégies » Trois nouveaux clients pour FH com 19 novembre 2010 80

Michel HEBERT, Le marketing et la communication face à l'imprévisible: Mobilité, réactivité, adaptation, Paris,

Editions L'Harmattan, 2011 – p 57 81

Page Wikipédia Dora l’Exploratrice (version française et américaine) 82

Cf. Annexe 11 « Analyse d’un épisode Dora – sémiologie filmique » page 102 83

Page Wikipédia Dora l’Exploratrice (version française et américaine) 84

Caitlin Sanchez Interview diffusé le 15 août 2010 dans l’émission«Dora's Big Birthday Adventure» ou encore Caitlin

Sanchez «Trophy for winning Best Childrens Programming at the 2009 Imagen Awards», HBR.org.

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

21

Lorsqu’il existe des écarts de traduction dus à l’adaptation des références culturelles, on parle

d' « artefact de traduction-adaptation »85

; c'est le cas pour le singe de Dora. Appelé Shoes ou Boots aux États-

Unis à cause de ses grandes bottes, il devient Babouche en France. De même que certains épisodes imaginent

des personnages semblables à Chipeur le renard, qui retrouve ainsi d’autres renards voleurs partout sur le

continent (« Chipie », « Chipa » et « Shipping »86

), le programme s'adapte selon les territoires qu'il occupe. Le

rusé renard qui se plaît à subtiliser des objets, est appelé Swiper aux États-Unis, Chipeur en France. Dans le

premier pays on l'exhorte ainsi « Swiper no swiping! », dans le second c'est « Chipeur, arrête de chiper! ».

« Backpack » devient « Sakado », « Map » « la carte », etc. C'est une simple question de dénomination qui

permet d'exporter le programme à travers le monde. On trouve un exemple de la traduction de Dora à travers

le monde en comparant des magazines de deux pays différents87

, ou dans l'épisode Dora la musicienne ; pour

réussir leur mission, Dora et ses amis doivent passer par la barrière qui chante « Il faut que vous deviniez les

airs des chansons que je chante » demande la barrière88

. Les épreuves sont traduites depuis la version

américaine, la barrière entonne donc des airs traditionnels aux États-Unis, traduits en français. Par

conséquent, les airs traditionnels sont traduits mot à mot, ce qui peut surprendre, car rares sont les petits

Français qui peuvent reconnaître les airs entonnés par la barrière : « Vieux Mc Donalds a une ferme »89

« Rame rame rame dans le courant tout joyeux voit tes rêves en grand »90

ne font pas partie du répertoire

traditionnel de la chanson enfantine. On voit ici les limites de la stratégie d’adaptation locale.

Pour les dix ans de Dora, ABC News lui consacre un reportage. Présentée avant tout comme un succès

économique – « elle pèse plus de 10 millions de dollars »91

– Dora est analysée de bout en bout, depuis sa

conception jusqu’aux déclinaisons produites qu'elle a engendrées. Le journaliste commente : « Dora est

partout, sur les écrans, sur internet, en vêtements et DVD» et s'interroge : comment plaire aux enfants de la

planète entière ? De là, l’équipe de reportage entame une exploration des studios et on suit des entretiens avec

les créateurs de la série pour tenter d'expliquer le succès mondial de l'aventurière. Tous les épisodes sont

pensés et produits dans la maison mère: on voit des graphistes imaginer les expressions de Dora, les

dessinateurs appliqués qui mettent en animation la fillette. On voit aussi le panel d'enfants-tests qui regardent

le programme ; si l'épisode ne plaît pas ou trouble les enfants, il est retravaillé. Très intéressant aussi, le

témoignage des créateurs de la série, qui reviennent sur les premières heures de la fillette. Ils décrivent le

brainstorming qui précède à l'élaboration de l'héroïne telle qu'on la connaît, en racontant qu'il était à l'origine

question de créer un héros lapin : « Il y avait tant de personnages au début, d’abord c’était un lapin, ensuite

un(e) martien(ne). Elle s’est appelé Tess, puis Nina et puis Nick a dit « Et pourquoi pas une latino ? » ce à

85

Pour mieux comprendre, consulter l’article de Yannicke LEBTAHI Télévision : Les artefacts de la traduction-

adaptation; Le cas de la sitcom in « META, journal des traducteurs » Volume 49, numéro 2, juin 2004, p. 401-409 86

Épisodes doubles : Dora au pays des contes de fées, Dora autour du monde, Dora sauve le royaume de Cristal et Dora

princesse des neiges 87

Cf. Annexe 12 « Analyse comparée de deux magazines Dora l’Exploratrice : France vs Hollande » page 104 88

Dora la musicienne, Nickelodeon, 2006, 23’55 89

Traduction de la chanson traditionnelle anglaise «Old mac Donald had a farm » 90

Traduction de « Row row row your boat » 91

Dora the Explorer's Big Birthday, ABCnews Video, 08 décembre 2010

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

22

quoi on a répondu « C’est une excellente idée ! » » 92

Toute la genèse est mise en lumière, comme pour mettre

en valeur les coulisses du studio, communiquer de l'émotion et créer une histoire séduisante autour de la

naissance de la fillette. L'art du récit de la création relève du désormais bien connu « story-telling », une

nécessité pour les marques et les entreprises de se raconter en récit93

.

Le récit a une vertu explicative car c'est précisément ainsi que se déroule le cycle de vie d'un épisode

Dora. Produite par la maison mère américaine, Dora est ensuite mise en voix pour être diffusée dans les

filiales à travers le monde. Toute cette phase préparatoire, depuis la recherche d'idées, le développement et le

test du concept, l'élaboration de la stratégie marketing et les tests du produit ont lieu dans la maison mère.

Ensuite seulement le lancement est laissé à la charge des filières, de même que le suivi du produit. Cette façon

de fonctionner du studio de production est en tout cas celle que Nickelodeon souhaite montrer. Lorsqu’on relit

l’enquête de Frédéric MARTEL et sa visite des studios, on lit que seule le stade du « développement », ce

« très long processus qui va du « pitch » (l’idée initiale résumée en quelques phrases) à la sortie du film, en

passant par la rédaction du script, sa révision et souvent sa refonte complète avant le tournage »94

(ici, il ne

s’agit pas de tournage mais de réalisation). C’est le « content » qui est élaboré dans la maison mère ; ensuite,

les autres charges sont confiées à des acteurs extérieurs. Mais dans une logique de « séduction » où

l’entreprise se raconte, il n’est pas attractif de dévoiler les dessous d’une machine complexe et indigeste.

I. 2. En quoi Dora peut-elle être considérée comme une marque ?

I. 2. 1. Dora, un personnage de série érigé au statut de produit commercial à celui de marque à part

entière

Dora est un objet culturel qui a profité d'une stratégie commerciale de grande ampleur. La petite fille a

progressivement acquis une telle présence médiatique et une indépendance vis-à-vis de son créateur qu’elle a

été qualifié de marque : « Dora [au même titre que Bob l'Éponge, South Park, Pimp my ride], fait partie des

marques qui structurent les antennes »95

« Dora l'Exploratrice a 10 ans. Dix ans de succès. Le personnage

créé par la chaîne Nickelodeon s'est fait porte-parole du multiculturalisme et d'une représentation féminine

sans cliché sexiste. Mais elle est aussi une marque. »96

Comme l'explique Tristan Rachline, vice-président de

MTV Networks « au moment où le marché se cherche et où le GRP est remis en cause, il est nécessaire de

donner de la valeur à l'achat »97

, et c'est précisément la raison d'être d'une marque. Pour Koetler, le

spécialiste du marketing, « Une marque a un contenu symbolique complexe qui va bien au delà de son nom.

Gérer une marque, c est gérer un ensemble de significations (…) Le capital d’une marque est lié à sa

92

Ibid 93

Cette notion a été expliquée par Christian SALMON Storytelling, La machine à fabriquer des histoires et à formater les

esprits, Paris, Ed. La découverte, Novembre 2008, 250 pages 94

Frédéric MARTEL, Mainstream, Enquête sur la guerre globale de la culture et des médias. Paris, Ed Flammarion, mars

2010; p 131 95

Olivier MONGEAU « Stratégies » MTV joue la carte des marques 13 mai 2010 96

Arnaud BIHEL « les nouvellesnews.fr » Dora, dix ans ; aventurière anti sexiste… pour le moment 27 août 2010 97

Ibid

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

23

notoriété sa fidélité, sa qualité perçue et ses associations mentales »98

. La vraie valeur d'une marque réside

dans sa capacité à gagner la préférence et la fidélité du consommateur, et nul doute que Dora remplit cette

mission. On dit d'une marque puissante qu'elle bénéficie d'un « capital marque » élevé ; celle-ci se mesure par

le différentiel de prix que le client accepte de payer lorsqu'il connaît la marque apposée sur un produit.

L'importance accordée aux marques et aux personnages par les enfants est important, à l'âge où le produit

remplit une fonction d'appartenance ; « La question du rapport de l’enfant à la marque, au jeu, est également

essentielle. On connaît cette tendance en chacun de nous à vouloir par moment s’identifier a quelque chose, à

quelqu’un (…) L’’important n’est pas nécessairement ce que l’on fait mais plutôt ce que l’on en dit et ce pour

quoi on le fait »99

. Le discours des experts qui incitent les entreprises à proposer des marques aptes à une

appropriation par l’enfant.

Pour construire une marque forte, les décisions stratégiques menées en amont sont essentielles. Tout le

développement autour d'une marque est mené en principe à partir d'un positionnement originel ; la marque est

supposée représenter « la promesse de fournir au client un ensemble homogène de caractéristiques,

d'avantages, de services, et d'expériences spécifiques. Cette promesse doit demeurer simple et honnête. »100

.

Les spécialistes ont parlé de « Business en or massif de Dora l'Exploratrice », qualifié

de «véritable écosystème »101

l'ensemble formé par l'association des 1000 références Dora. L'unité de base de

ce système étant la figure de l'Exploratrice, c'est elle qui engendre une cohérence entre toutes les références.

Lorsqu'on aborde la marque, on déborde des notions d' « attributs » et de « bénéfices » du produit, pour

davantage se positionner sur des convictions et des valeurs102

. Dans le cas de Dora, les convictions seront

davantage celles des acheteurs – les parents – que des utilisateurs – les enfants – sensibles au fort impact

émotionnel d'une marque puissante.

La marque est un signe anthropologique lié à deux fonctions essentielles : l'identification de l'origine

tout d'abord, c'est sa fonction de signature, et sa fonction de différenciation ensuite. À propos de la fonction

de labellisation, on se rappellera que « marque » vient de l'ancien français « marcher », « un signe mis sur un

objet pour le rendre reconnaissable et en assurer la propriété »103

. C'est ce même principe qui est mis en

œuvre lorsque Viacom fournit deux ou trois chartes graphiques par saison à ses distributeurs, permettant ainsi

aux enseignes de proposer des lignes de vêtements exclusives104

. Pour protéger les marques, les entreprises

doivent prendre soin de les faire suivre du symbole idoine ®, estampille que l'on retrouve sur les produits

98

Philippe KOETLER et Bernard DUBOIS, MARKETING ET MANAGEMENT, 10ème

édition, Paris, Ed PubliUnion, 2000,

p 423 424 99

Entretien avec Carl Eric RENNO, psychoclinicien, diplôme en psychologie clinique et en psychopathologie dans Jean-

Jacques URVOY, Annie LLORCA, Gérer une marque enfants, Paris, Editions Eyrolles, 7 juil. 2011 » - p 88 100

Philippe KOETLER et Bernard DUBOIS, MARKETING ET MANAGEMENT, 10ème

édition, Paris, Ed PubliUnion,

2000, p 430 101

Sébastien JULIAN, « L’Expansion » Le business en or massif de Dora, 09 novembre 2010 102

Schéma « les différents niveaux d’une marque » Benoît HEILBRUNN, La marque, Ed Que sais-je? Paris, 2006, p 31 103

Benoît HEILBRUNN, La marque, Ed Que sais-je? Paris, 2006, p 5 104

Sébastien JULIAN, « L’Expansion » Le business en or massif de Dora, 09 novembre 2010

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

24

Dora. La distribution des produits et services aux niveaux régional, national et international exige une

uniformisation et une reproductibilité de la marque105

.

La fonction de différenciation recoupe la définition de la marque par Koetler « un nom, un terme, un

signe, un symbole, un dessin, ou une combinaison quelconque de ces éléments qui sert à identifier des biens

ou services d'un vendeur ou d'un groupe de vendeur et à les différencier de ses concurrents »106

. Si le prénom

Dora reste le même partout dans le monde, le logo sonore « We did it » (chanson du générique de fin qui vient

couronner chaque épisode) devient « C'est gagné » en France, chanté sur une intonation similaire.

I.2.2. Dora déclinée sur tous les supports : forces et intérêts du « versioning »

L'offre commerciale proposée sous la marque Dora comporte à la fois des biens tangibles et des

services, la part de service étant une part importante de l'offre globale. Or, les événements acquièrent une

importance grandissante dans les stratégies de marque ; désormais que « les personnages cultes nés d'un coup

de crayon s'engagent pour stimuler les ventes (…) Dora [est] invitée sur les plages à animer des ateliers de

dessin»107

. La banalisation historique des produits pour enfants et l'abondance de propositions – Oui-Oui,

Winnie l'ourson, produits Disney, Hello Kitty108

, Charlotte aux Fraises – oblige l'entreprise à trouver un

moyen pour créer de la valeur ; « Il ne suffit plus de sigler une paire de chaussures avec Titi et Grosminet ou

un cartable avec Dora pour qu'aussitôt ledit produit gagne en valeur ajoutée »109

. Au-delà de la simple

production de services, l'entreprise doit proposer de vivre une expérience. La dimension expérientielle est

d'autant plus attendue lorsqu'il s'agit de divertissement. Accélérateur de ventes, les licences – en tout cas les

personnages qui les incarnent – sont en passe de devenir « un élément d'animation des ventes elles-mêmes.

Une nécessité à l'heure où le marché des produits dérivés est quelque peu plombé par la crise

économique »110

. Autrement dit, la visibilité n'est plus suffisante, il faut y ajouter la notoriété et la proximité.

De fait, Nickelodeon organise des tournées promotionnelles pour encourager la notoriété de ses héros

phares111

. Véritables «Road show » ou « parc d'attractions délocalisés » ces tournées et parades,

accompagnées de leur incontournables distributions de « goodies » attirent presque autant de spectateurs que

la caravane du Tour de France cycliste. Dora pose aussi avec les enfants dans des lieux de loisirs112

. Les

parades renouvellent le genre de la fête foraine et doivent renvoyer de la crédibilité auprès des

consommateurs-acheteurs : les animations contiennent donc un volet ludo-éducatif, proposant des séances

105

Cf. Annexe 1 « Les formes d’extension d’une marque : un nom facile à exporter » page 89 106

Philippe KOETLER et Bernard DUBOIS, MARKETING ET MANAGEMENT, 10ème

édition, Paris, Ed PubliUnion,

2000, p 431 107

Rita MAZZOLI « La Tribune » Les stars de la BD au secours des marques 26 avril 2010 108

Esther WALKER, «The Independant» Top cat: how “Hello Kitty” conquered the world, 21 mai 2008 109

Ibid 110

Ibid 111

Ludovic BISCHOFF « Actionco.fr» Accompagnez Dora et Bob l'éponge en tournée sur les plages cet été, 04 janvier

2008 112

Site internet de l’hippodrome de Vincennes, onglets événements, « les poneys sont de sortie ». Voir Annexe 25. « Dora

sous toutes les formes un produit marchandisé à l’extrême», page 127

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

25

photos, des ateliers découvertes, etc. Il s'agit de justifier du différentiel de prix entre le produit basique et le

produit sigle 113

.

Ce qui s’applique sur un produit marchand « classique » grande distribution par exemple (Yaourt,

voiture, shampoing), s’applique aussi à du contenu culturel. C’est tout le propos de Frédéric Martel dans son

ouvrage Mainstream dans lequel il définit le « versioning » comme une « stratégie qui consiste à décliner un

contenu sur différents supports (le film Le Roi Lion devient un disque, une comédie musicale, une parade,

etc. »114

). Autrement dit, le contenu peut être décliné sur tous les supports, (on parle alors de « Global

Média »), une caractéristique qui permet à Dora, non seulement d’être un succès, mais d’être rentable

économiquement ; car, comme le rappelle Thomas Schumarer (responsable dessins animés & comédies

musicales du Disney Theatrical à New York), un succès en termes d’images – distinction, engouement du

public – n’équivaut pas à un succès commercial115

. Or, comme toute entreprise, Nickelodeon doit proposer

une stratégie rentable, d’où l’extension de son portefeuille de gamme.

I.2.3. L’évolution de la marque Dora ou l’agrandissement de la famille Marquez

Les petites filles sont davantage concernées par le programme Dora, en tout cas ce sont elles le cœur de

cible des objets dérivés, comme l'attestent les magazines, les poupées Dora, les dînettes et parfums de fillettes.

Or, Nickelodeon cherche à séduire les parents, les frères, mais aussi les grandes sœurs, pour toucher d’autres

cibles sur le marché des téléspectateurs et consommateurs de loisirs. En 2009 aux États-Unis sort une

nouvelle version de Dora, préado et citadine116

. C'est une nécessité dans l'univers du divertissement pour

enfant de « rénover » ses héros régulièrement. Charlotte aux Fraises est aussi une héroïne de longue date –

née en 1970 – et a plusieurs fois été modernisée117

; tous les sept ans, le visage de Barbie est redessiné en

fonction de la tendance du moment118

; en 2012, c’est la petite Émilie qui connaissait une nouvelle

jeunesse119

. La recréation, le « rafraîchissement » permet de donner l'illusion d'une réinvention et de conquérir

de nouvelles cibles. En ce qui concerne Dora, pouvait-on « « La faire passer en 3D comme Oui-Oui pour la

rajeunir? Pas question ! » s'insurge Chris Gifford. Le père de Dora préfère miser sur Diego, son cousin, ou

Kaï-Lan, la petite fille qui parle le mandarin. » 120

Le rajeunissement des produits séculaires par un

rajeunissement de look procède de la « modernisation »,121

tandis que Nickelodeon choisit d’opter pour une

113

En guise de comparaison, lorsque Oui-Oui anime le rayon linge de maison, les ventes sont décuplées de 1000%. Rita

MAZZOLI « La Tribune » Les stars de la BD au secours des marques 26 avril 2010 114

Frédéric MARTEL, Mainstream, Enquête sur la guerre globale de la culture et des médias. Paris, Ed Flammarion, mars

2010; p 575 115

Ibid p 85 116

Stacey GARFINKLE, « Washingtonpost.fr » Dora the Explorer No More? 6 mars 2009 117

Page Wikipédia de Charlotte aux Fraises 118

Marie-Françoise HANQUEZ MAINCENT, Barbie, poupée totem. Entre mère et fille, lien ou rupture ? Paris, Ed

Autrement, octobre 1998. p 86 119

Albums « Émilie » par Domitille de Préssentié, première parution en 1975, réédition et modernisation en 2012 120

Jean-Baptiste DIELBOLD, « Challenges », Dora explore sans relâche l'Eldorado des enfants, 25 juillet 2011 121

Philippe KOETLER et Bernard DUBOIS, MARKETING ET MANAGEMENT, 10ème

édition, Paris, Ed PubliUnion,

2000, p 422

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

26

extension de gamme. Ces déclinaisons s’ajoutent à la « nouvelle Dora », la même petite héroïne latino qui

paraît plus âgée, plus féminine. L'héroïne de « Dora's Explorer girls » (« Dora et les Exploratrices ») est le

fruit de deux ans de réflexion – le vieillissement de l'enfant a été l'objet de polémique abordée par la suite.

L'enjeu marketing est clairement affiché ; d'ailleurs, le premier épisode met en scène Dora et ses amies

décidées à se rendre au concert de Shakira122

, une chanteuse pop à la mode qui a même prêté sa voix au

générique de l'épisode123

.

Cette « association entre plusieurs marques qui apposent leurs noms sur un produit sur son packaging

ou son étiquette »124

relève du co-marquage, car on propose de considérer que Shakira est elle-même une

marque125

. Une des clefs de la réussite du co-marquage, est la complémentarité des marques et leur équilibre ;

le choix de Dora pour des dentifrices pour enfants ou des jeux relève du bon sens et permet d'opérer une

extension de gamme cohérente. La chanteuse latino adulée des adolescentes, permet donc de séduire une

nouvelle tranche d’âge. Comme l’explique Maxime Hibon, directeur de Havas Celebrity Consulting, « les

célébrités sont devenues des réponses globales aux problématiques locales des marques (…) La vraie star,

c'est le concept du produit. Il est primordial que la célébrité soit en adéquation avec lui ». Avant d'ajouter que

« ces partenariats demandent une expertise. Une star n'est pas un mannequin. Elle est un point de repère. Il

faut que les valeurs soient partagées. »126

. D'autres partenariats ont été remarqués, comme le sac Dora

l'Exploratrice dessiné par le guitariste des Gun s Rose, Slash 127

: «La marque Dora l’Exploratrice s’est

étendue, sous forme de licences, de produits dérivés et grâce à des partenariats avec pléthore d'autres

marques et franchises. Néanmoins, aujourd’hui, la marque Dora connaît un relooking « roll & rock » grâce à

l’un des co-branding les plus bizarres, de mémoire récente. »128

L'analyste s'interroge sur le dessein d'un tel

partenariat : «Bien que Slash n’est peut être plus l'idole de la débauche qu’il était autrefois, le guitariste est

toujours un rocker assez brut de décoffrage, il n'est pas la personne que les parents auraient considéré

comme un baby sitter, un modèle exemplaire ou même qu’il puisse exercer une bonne influence »129

Nul doute

que ce « buzz » créé par ce partenariat dénote un certain sens de l'humour de la marque et une volonté de

créativité. Les controverses négatives sont peu susceptibles d'apparaître, en tout cas elles n'ont rien de

menaçant pour aucun des deux partis : «Les enfants de Slash, âgés de quatre et six ans vont sans doute penser

que c’est plutôt cool que Papa sorte en Dora »130

. Au contraire, ce co-branding a plusieurs intérêts. Il permet

à la marque Dora de s’ouvrir à une nouvelle génération, et perçoit les enfants comme levier de conviction

auprès des parents. En outre, puisque « Désormais, les stars sont de vraies marques. Aux marques donc de se

122

Cf. Annexe 8 « Un co-marquage de qualité : Shakira et Dora » page 99 123

Ludmilla INTRAVAIA, « TF1 News.fr » Shakira chante avec Dora l'Exploratrice, 05 août 2011 124

Ibid 125

Ava ESCHWEGE « Marketing Magazine » Marques de stars, stars de marque 01 octobre 2008 126

Ibid 127

Cf Annexe 22 « Le sac à dos Dora de Slash» page 120 128

Abe SAUER, Bradnchannel.com, Welcome to the jungle: Dora the explorer Partners with Slash, 9 mars 2010 129

Ibid 130

Ibid

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

27

comporter comme de vraies stars. »131

, Dora se doit de « côtoyer » des chanteurs aux styles divers. Enfin, ce

partenariat est une façon pour le rockeur de proposer une image de lui subversive et ironique. C’est un moyen

pour la marque de changer de cible tout en gardant au centre de sa stratégie ce qui fait la force de sa marque :

le nom de Dora, le célèbre Sakado, indice et symbole de la série animée.

La famille de Dora a grandi, elle même a évolué, en âge et en supports. « La marque est une entité

vivante, explique Michael Eisner, ancien PDG de Disney. Elle s'enrichit ou se dégrade au fil du temps, en

fonction de ce qu’ 'on lui fait subir ».132

En effet la marque doit faire attention aux points de rencontre que

sont les réactions des consommateurs, l'expérience ressentie par les clients, on parle alors de co-construction

de la marque. Une marque est perméable au discours extérieur « On ne peut plus aujourd’hui considérer la

marque du point de vue unique de l’énonciateur (l’artisan, l’entreprise) puisqu’elle existe au sein d’un espace

social de communication ; elle est donc co-construite par un ensemble d’acteurs au nombre desquels le

consommateur occupe une place de choix »133

.

Or, le consommateur principal, c’est l’enfant, plus précisément la petite fille. Pour répondre aux

envies134

des petits garçons, Nickelodeon a décide d'étendre sa gamme en agrandissant la famille Marquez.

Les créateurs de Dora créent une nouvelle série télévisée d'animation « Go Diego ! (Go, Diego, Go!) »,

version masculine de Dora, produit dédié aux petits garçons, devenant un des leviers de développement de la

stratégie multimarque de Nickelodeon.135

I.2.4. Une Exploratrice face aux dangers contemporains : la société du risque

En tant que marque, Dora doit gérer son image, d'une importance cruciale pour construire une notoriété

forte. La fidélité du public est favorisée par le bouche à oreille, la fréquentation des points de vente, mais

aussi par la façon dont la marque gère les événements inattendus. L'image de marque doit être prise en

compte à tous les niveaux – les salariés, les sous-traitants, les distributeurs, les partenaires... Dora en a fait

l'expérience à plusieurs reprises. En Noël 2009 par exemple, lorsque des jouets Fisher-Price de licence Dora

connaissent une défaillance de sécurité. « Fisher Price, le fabricant de jouets, rappelle plus de 11 millions de

tricycles (...) dont certains à l’effigie des personnages populaires tels que Dora l'Exploratrice et Barbie »136

.

La globalisation a aussi un « côté sombre », la production des biens de consommation reste l'inconnue à

risque de l'équation ; le problème est mondial « « 80% des jouets viennent de Chine » prévient Nita

Chaudhuri, docteur en santé et environnement.(...) Aux États-Unis, un tiers des jouets contiendraient des

produits toxiques (…) et 32 % des 700 jouets testés contenaient des métaux lourds ou des produits chimiques

131

Ava ESCHWEGE « Marketing Magazine » Marques de stars, stars de marque 01 octobre 2008 132

Frédéric MARTEL, Mainstream, Enquête sur la guerre globale de la culture et des médias. Paris, Ed Flammarion, mars

2010; p 56 133

Benoît HEILBRUNN, La marque, Ed Que sais-je? Paris, 2006, p 11 134

On peut aussi se référer à la « Pyramide des besoins de Maslow » et parler de « besoin de s’accomplir » 135

Cf. Annexe 10 « « Go Diego go ! » ; Diego, cousin et versant masculin de Dora l’Exploratrice » page 101 136

«The New-York Times » Fisher-Price recalls items numbering in millions, 1er octobre 2010

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

28

dangereux pour la santé, comme du plomb, de l'arsenic ou du mercure. Parmi eux, des produits qui

rencontrent un grand succès auprès des enfants, comme (…) des sacs à main en plastique à l'effigie, encore,

de la poupée Dora »137

. De même, en 2009, l'association « 60 millions de consommateurs » traçait la présence

de substances chimiques à risque dans certains jouets plastiques. « Deux poupées sur six dont la célèbre Dora

ou les Swimmer Beedibies, contenaient des phtalates parmi les plus dangereux, des métaux lourds, des

composés toxiques et cancérigènes »138

. Face à des consommateurs de plus en plus attentifs à l'origine des

produits, aux scandales sanitaires à répétition, Dora est davantage vulnérable au discours typique d'une société

du risque139

.

De la même manière, la gestion du personnel est un terrain glissant sur lequel Nickelodeon doit marcher

avec précaution. La doubleuse originelle de l'aventurière aux États-Unis est Caitlin Sanchez, une fillette qui a

14 ans en 2010... Autrement dit, l'âge de la puberté ; aussi, après deux ans de doublage, la fillette mue et est

remerciée par les producteurs de la série. Soutenue par ses parents, son agent et son avocat, Caitlin Sanchez

contre attaque alors «en entamant une procédure judiciaire à l'encontre de Nickelodeon, MTV Networks et la

société Viacom, qui produit le dessin animé ludique, jouant sur les failles du contrat de travail qu'elle a signé.

Elle affirme notamment avoir été contrainte de signer le contrat en 22 minutes, sous peine de se voir retirer la

proposition de Viacom. »140

. Cette affaire judiciaire fait « les choux gras » de la presse people, américaine

mais aussi française. On a appris à cette occasion que les doubleurs touchaient 5000 dollars en moyenne par

épisodes, ainsi que les royalties sur le merchandising Dora ; une information loin de servir l'image d'un

produit de divertissement qui se voudrait désintéressé et exempt de problématiques salariales. Le clan

Sanchez profite de la médiatisation de l'affaire pour mettre en exergue les manquements de Nickelodeon et

consort en invoquant « Des centaines d'heures de travail jamais rémunérées durant lesquelles l'adolescente

de 14 ans a assuré la promotion de la série, ou encore le non-paiement de ses commissions sur les ventes de

produits dérivés Dora. (...) Selon la chaîne ABC, ce sont plusieurs millions de dollars qui sont réclamés par le

clan Sanchez aux producteurs et diffuseurs de Dora l'Exploratrice. ». Ici donc, deux partis prenantes –

employés et opinion publique, cf schéma I.1.1 – menacent la marque Dora, une preuve ultime que la marque

aujourd’hui est perméable aux discours extérieurs.

I.3. Dora et les enfants, relation marchande ou affective ?

I.3.1. Les enfants, des consommateurs qui n’achètent pas encore mais qui décident déjà beaucoup

Difficile pour un enfant de ne pas connaître Dora l'Exploratrice. Nul besoin de regarder régulièrement

l'émission télévisée puisque sa présence médiatique déborde de son média d'origine. En effet, l'émission est

137

Pascale SANTI « Le Monde » Attention aux substances toxiques dans les jouets 08 décembre 2009 138

Ibid 139

Pour les curieux, consultez David LE BRETON Sociologie du risque, Paris, Ed PUF, Que sais-je ?, 25 janvier 2012,

128 pages 140

JO « Purepeople.com » Dora l'Exploratrice : Les producteurs en procès avec une fillette de 14 ans ! 8 Octobre 2010

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

29

diffusée sur différentes chaînes TV, mais d'autres supports relaie et propage son image. Le site internet

Nickelodeon Junior met des vidéos en ligne et permet de télécharger des bricolages et des activités141

. De

nombreux sites internet non officiels proposent des coloriages Dora à imprimer. Les DVD et objets dérivés

participent à ancrer solidement Dora dans l'imaginaire enfantin. Il est difficile de mesurer à ce jour la

notoriété de Dora chez les enfants en ce qu'une approche quantitative et précise exigerait de connaître le taux

de notoriété spontanée142

chez les enfants de moins de sept ans. Ce qui est évident, c’est que Dora bénéficie

d'un environnement propice à son développement. Le facteur démographique est un terrain favorable à son

expansion puisque « 800000 enfants entrent en France chaque année dans la tranche d'âge cible. »143

.

L'acquisition d'un produit de loisir procède d'un achat complexe car le niveau d'implication est fort et que la

différence est significative entre les marques144

. Un enfant qui veut un livre Dora souhaite posséder Dora,

davantage qu'un livre: il prend en considération un critère de choix qui n'a rien à voir avec les qualités

intrinsèques du produit. De même, si la nécessité d'acheter des fournitures à un enfant est déterminée par les

parents, c'est l'enfant qui choisira la marque du sac, de la trousse145

. En distribuant des licences aux grands

distributeurs, Nickelodeon parvient à récupérer des royalties tout en étant présent dans des lieux de

consommation grand public, proposant à une large cible des produits accessibles.

« Depuis Mickey et Tintin, les produits dérivés pour enfants sont un « classique du marketing » »146

. À

Noël 2005, la barre des 25% de part de marché des jouets en France est franchie par les produits sous licence,

ce qui représente 1,8 milliards d'euros par an. Avec une hausse de 18,2% en valeur, le phénomène ne cesse de

se développer. Dora est en tête des ventes depuis 2003, suivi de Winnie l'ourson et de Oui-Oui. Pour les plus

âgés, Star Wars et Spiderman sont en tête ; s'il s'agit toujours de personnages issus des médias et des

divertissements audiovisuels, c'est que la diffusion télégénique est la condition du succès en magasin

puisqu'elle permet une forte présence médiatique du personnage. Les Français passent en moyenne 3 heures et

26 minutes par jour devant leur poste de télévision ; les enfants regardent, en moyenne, le petit écran 1 heure

58 chaque jour, entre 4 et 14 ans, soit environ 14 heures par semaine147

.. On aurait tort d'en attribuer la

responsabilité aux boîtes de production. Ce sont les distributeurs – produits céréaliers, marques de vêtement,

les fabricants de jouets – qui commanditent les franchises afin de pouvoir estampiller leurs produits de la

marque dite148

. Depuis longtemps, éducatif et commercial sont intimement liés; historiquement, la série

Sesame Street déjà s'était largement autofinancée grâce aux peluches et aux autres produit dérivés inspirés de

ses personnages149

. En 1975, Casimir innove la course aux produits dérivés avec des gâteaux, des peluches,

141

Site internet de Nickelodeon 142

« Le taux de notoriété spontanée est le pourcentage des personnes interrogées qui citent spontanément le nom de la

marque ». 143

Sébastien JULIAN, « L’Expansion » Le business en or massif de Dora, 09 novembre 2010 144

Henri ASSAEL, Consumer, Behavior and marketing action, Boston, Ed Kent Publishing Co, 1987, p 87 145

Cf. Annexe 7 « Dora et son public » page 98 146

Florent LATRIVE, « Libération » La course aux cerveaux d'enfants, 13 avril 2006 147

Toutes les données complètes sur le site de Médiamétrie 148

Jean-Noël KAPFERER L'Enfant et la publicité, les chemins de la séduction, Paris, Ed Dunod, Janvier 1985, p 57 149

Mireille CHALVON, Pierre CORSET, Michel SOUCHON, L’enfant devant la télévision des années 90, Paris, Ed

Flammarion, 1993, chapitre 1

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

30

des bonbons, des cahiers de brouillons, des pots à moutarde, suivi des Schtroumpfs puis de l'inspecteur

Gadget de Bandai. « On peut discuter sur ce qu'il faut bien appeler l'exploitation des enfants par le biais de la

télévision. Si le livre, les jouets, les disques, prolongent les aventures et l'expérience télévisuelle, que dire des

eaux de toilette ? »150

On peut s'interroger en effet sur l'expérience que procurent les deux eaux de toilettes à

l'effigie de « Dora », « Adorable » et « Buenas Noches », une de jour et une de nuit151

.

Néanmoins, le succès des produits dérivés est loin d'être assuré à tous les coups152

(les discours du

marketing s’articulent autour de fondements psychologiques de l’enfant) :: en premier lieu, ils fonctionnent

mieux avec les jeunes enfants (plus crédules, moins critiques). Ensuite, il doit plaire aussi aux parents – et

grands parents – qui « craquent » davantage pour une petite fille souriante – Dora – que pour un monstre

violent – comme Goldorak, qui avait fait des émules à l'époque. Enfin, les produits doivent dériver d'une série

longue pour que l'enfant s'y attache et s'y reconnaisse153

. L'utilisation d'un protagoniste télévisuel pour servir

les marques est le fruit d'analyses poussées concernant les enfants. Selon Jean-Noël Kapferer, spécialiste de

l'enfance et des médias, schématiquement, et selon une approche psychosociale, plus l'enfant vieillit et mûrit,

plus il parvient à dissocier les deux intentions d’un message entre ce qui tient lieu de fonction informative ou

ce qui tient de l’ordre de la conviction. À partir de sept ans, l'enfant acquerrait pleinement l'intention

persuasive d'un message ; concrètement, cela signifie qu'il serait capable de rapprocher Mamie Nova de

l'intention « veut me faire acheter un produit ». Le filtre cognitif qui rend moins désireux de l'acte d'achat est

une capacité cognitive que seuls les adultes possèdent, à force de temps et d'expérience154

.

L'hypothèse de crédibilité est appuyée par la télévision puisque 41% de confiance est accordé par

l’enfant si le produit a été vu à la télévision – lors d'une publicité ou lors du programme dédié. En outre, plus

un enfant est confronté à des messages publicitaires, moins il est conscient de son but persuasif. L'invasion de

Dora, visible notamment dans les rayons aux périodes de fête, Noël, Pâques, est pour beaucoup à son succès.

Séduire les enfants et convaincre les enfants, tel est l'enjeu décisif qui précède à toute décision marketing.

Mais pour les convaincre de poursuivre dans l’univers Dora, il faut avant tout que le produit originel – la série

animée – leur plaise : « À l'origine, donc, le formidable succès télévisuel. « L'attention des enfants en âge

préscolaire est très fugace: Dora parvient à capter leur regard sur l'écran au moins 95 % du temps, contre

environ 65 % pour un dessin animé habituel », note Chris Gifford. Sur TF 1, la série réalise 40 % de part

d'audience, ce qui la classe au sommet des programmes pour enfants de 2 à 6 ans. Même succès sur le Net.

La section qui lui est consacrée sur Tfou.fr, le site jeunesse de TF 1, a suscité 500 000 visites depuis son

lancement en mars avec des activités de coloriage ou des jeux d'éveil. TF1 a aussi vendu en un an 300 000

150

Ibid, p 57 151

Cf Annexe 23 « les parfums Dora » p 121 152

Jean-Noël KAPFERER L'Enfant et la publicité, les chemins de la séduction, Paris, Ed Dunod, Janvier 1985, 208 pages 153

Olivier MORIN « Terrains » Pourquoi les enfants ont-ils des traditions ? 55 septembre 2010 in Numéro 55 :

Transmettre 154

Jean-Noël KAPFERER L'Enfant et la publicité, les chemins de la séduction, Paris, Ed Dunod, Janvier 1985, chapitre 9

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

31

exemplaires de ses 22 coffrets de DVD. »155

. Le produit originel semble séduire les enfants, une cible

particulière considérée par les entreprises comme des consommateurs exigeants et imprévisibles.

Mais l’enfant n’agit pas par hasard ; comme tout consommateur, il va rechercher l'information grâce à

différentes sources : personnelles, tout d'abord. Le plus grand crédit est apporté aux amis, aux camarades de

classe, surtout chez les enfants156

. La cour de recréation sert de vaste étalage publicitaire ou la renommée de

Dora peut naître et se propager. Les ressources peuvent être commerciales, sur les emballages, en publicité,

etc. Puis il y a les ressources publiques, c'est le cas de l'émission Dora à proprement parler. Enfin, la source de

l'expérience compte pour beaucoup dans la satisfaction du client : visionnage d'un épisode, manipulation d'un

jouet, coloriage...

I.3.2. Les enfants, des consommateurs comme les autres ou des sujets « victimes » du merchandising

offensif mené par Dora?

Beaucoup de marques ont tout intérêt à utiliser Dora comme mascotte. Le chiffre d'affaires de

Nickelodeon ainsi que le succès des produits Dora tendent à montrer que les enfants sont particulièrement

réceptifs à la présence de l'aventurière et que le succès de l'héroïne ne profite pas qu'à leur niveau d'anglais.

Par exemple, chaque année, Unilever et l'UFSBD (Union française pour la santé bucco-dentaire) organisent

une grande campagne de sensibilisation autour de la prévention bucco-dentaire pour inciter les enfants à se

brosser les dents, et Dora a été choisie comme partenaire en 2006157

. D'autres marques ont voulu profiter de

l'image éducative de Dora pour dynamiser leur vente. C'est le cas de Mattel dont le chiffre d'affaires s'érode

depuis 2006 – 217 millions d'euros contre 240 millions en 2003. Décision a été prise de lancer des opérations

événementielles et des nouveautés. C'est tout naturellement que Dora a été choisie pour illustrer « Mon

premier scrabble », lancé a l'occasion de la fête du scrabble, un jeu qui se vend au nombre de 350000 par an et

qui touche pour les deux tiers les moins de dix ans158

. Cette stratégie d’alliance entre Dora et d’autres

entreprises est révélatrice de plusieurs faits. D’abord que l’héroïne latino constitue une valeur sûre dans le

champ de l’enfance ; ensuite, pour reprendre les propos de Benoit Heibrunn : « Une autre forme de

développement d’une marque consiste à s’allier avec une autre marque pour élargir son portefeuille d’offres.

Le développement de telles alliances de marque illustre le fait, qu’une fois encore, la marque n’est pas la

résultante unique du succès d’une entreprise : elle est co-construite par un ensemble d’acteurs. »159

. Tous les

acteurs importent : le poids des fournisseurs, des actionnaires, des producteurs, des distributeurs est décisif et

explicitent sans peine le succès de Dora chez les enfants. De là à avancer que, parmi les partis prenantes, le

consommateur est le moins « actif » ou celui qui aurait le moins la parole, c’est un pas que nous ne

155

Jean-Baptiste DIELBOLD, « Challenges », Dora explore sans relâche l'Eldorado des enfants, 25 juillet 2011 156

« Les étapes du processus d’achat » Philippe KOETLER et Bernard DUBOIS, MARKETING ET MANAGEMENT, 10ème

édition, Paris, Ed PubliUnion, 2000, p 215 157

Cf. Annexe 9 « Dora et Signal, un partenariat qui ne fait pas sourire que les enfants. » Page 100 158

Luc Vachez « Stratégies », Les trouvailles de Mattel pour rester maitre du jeu, 28 septembre 2006 159

Benoît HEILBRUNN, La marque, Ed Que sais-je? Paris, 2006, p 63

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

32

franchirons pas encore. Les enfants seraient-ils désarmés face « aux sirènes du marketing »160

Dora ? En

réalité, il est nécessaire, comme l'explique Kapferer dans son ouvrage L'enfant et la publicité, de prendre en

compte différents éléments. L’un des plus importants constitue naturellement le « filtre familial ». Autrement

dit, quel est l’impact réel de la publicité et des offensives médiatiques sur les enfants, des consommateurs

relativement influençables? On connaît tous les résultats de la grande enquête menée en 1950 sur les effets

réels de la campagne électorale, dans laquelle il a été noté que les gens changeaient peu d'opinion malgré les

campagnes menées161

. Ce qui s'applique aux adultes s'applique tout autant aux enfants, note l'auteur : la

communication a certes une influence sur les décisions, surtout pour les hésitants. Néanmoins, dans le cas des

enfants, il existe un filtre invisible qui limite les effets-dits de l'influence de Dora. Les enfants anticipent la

norme parentale si l'éducation reçue en amont leur a indiqué les résistances possibles venant de l'autorité162

.

Autrement dit, un enfant qui a réclamé et obtenu le DVD sur « Dora et le brossage de dent », ou celui qui a

reçu le scrabble Dora pour Noël n’est pas « victime de la publicité » mais un sujet conscient qui a réussi à

convaincre ses parents, rencontrant plus ou moins de résistance lors de sa requête. Convaincre et séduire les

parents, acheteurs, décideurs et éducateurs, apparaît dès lors comme une mission décisive pour Dora.

En outre, les enfants ne sont pas dupes de toute la machinerie mise en place et le « tout-médias » a des

limites comme l'atteste cette observation «Allison Charlton, trois ans, explique que Dora l’a effrayé au zoo,

mais a avoué qu'elle aimait regarder l'épisode de Dora - ballerine à la télévision » »163

ou ce témoignage de

l'actrice Salma Hayek à propos de son enfant 164

: «Elle voulait rencontrer Dora (l'Exploratrice) et Boots (son

copain le singe). Lorsque je l’ai mené vers (les acteurs en costumes habillés comme) Dora et Babouche, elle

est venue vers moi et m’a dit à l’oreille: «Maman, ce n'est pas Dora. Et ce n'est certainement pas un singe.

C'est un animal en peluche. Ils vous ont menti ». Et moi de penser« Comment font toutes les autres

mères? 165

» ». Preuve que les enfants ne sont ni naïfs, ni crédules, ils ne sont pas des « victimes » de la

publicité, comme certains l’affirment. Les «anti-pub » mettent en garde contre les excès de la publicité pour

les enfants « Parce que le matraquage publicitaire du public infantile est rentable : l’enfant, prescripteur et

futur consommateur, est devenu une cible privilégiée. (…) Les publicités télévisées destinées aux jeunes

enfants sont identifiées comme (…) la cause directe du surpoids d’un cinquième d’entre eux. Les programmes

destinés à la jeunesse, censés faire rire ou rêver, sont utilisés pour conditionner les jeunes esprits à

enregistrer les spots publicitaires. Il s’agit, là aussi, de vendre «du temps de cerveau disponible», pour

reprendre l’expression employée par Patrick Le Lay lorsqu’il était président de TF1… »166

. Il est

remarquable que ces propos soient ceux de politiques, car ils perçoivent la thématique comme un enjeu de

160

Arnaud BIHEL « les nouvellesnews.fr » Dora, dix ans ; aventurière anti sexiste… pour le moment 27 août 2010 161

Voir la célèbre enquête de Katz Personal Influence : the Part Played by People in the Flow of Mass Communication

(1955) » ou encore The People's Choice Lazarsfeld 1944 162

Jean-Noël KAPFERER L'Enfant et la publicité, les chemins de la séduction, Paris, Ed Dunod, Janvier 1985, Chapitre II

– Quand la publicité croît-elle le désir ? 163

Allison MILES, «victoriaadvoctate.com» Dora the Explorer hits the Crossroads, 12 novembre 2011 164

Dans l’article, l’actrice s'exprime en tant que mère de famille et raconte ce que lui dit sa fille 165

Zorianna KIT, Reuters Salma Hayek: clawless and lawless in “Puss in Boots", 28 octobre 2011 166

Par JEAN-PIERRE SUEUR et six autres sénateurs « Libération » La publicité violente nos enfants, 04 novembre 2009

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

33

santé publique ; pourtant, on aurait tort d’accuser la publicité et le marketing médiatisé de tous les maux ; ce

serait oublier la – supposée – présence d’un filtre parental167

. Dora en elle-même est un objet, neutre, sans

« essence ». Ce qui importe, c’est l’usage qu’on en fait. Dora n’est pas nocive, et a même cherché à être

bienfaisante pour les enfants, de même qu’elle va toujours prêter main forte à ses amis de la jungle.

Selon « The Rudd center for food policy and Obesity at Yale university », « l'étiquetage des aliments

avec des jouets, des personnages et des célébrités destinées aux enfants et aux adolescents a augmenté de

78% de 2006 à 2008 (...) mais seulement 18% des aliments répondent aux exigences nutritionnelles des

enfants »168

. En 2010, cet organisme démontre l'influence sur les enfants de la présence de personnages

célèbres sur les produits alimentaires. Publiée dans le journal Pediatrics, cette étude atteste que la présence de

personnages de dessins animés influence la perception des enfants jusqu'à leur préférence alimentaire. Une

précédente étude avait déjà montré que les enfants étaient plus susceptibles de choisir leurs friandises en

fonction de la présence d'un personnage télévisé sur l'emballage, mais cette étude va plus loin. Elle tend à

montrer que l'enfant trouve que le snacking estampillé est meilleur que le même sans marque. « Pour moi, ca

démontre que l'influence de personnages est immense, ils sont assez influents pour faire penser aux enfants

que la nourriture a vraiment meilleur goût et qu'ils ont envie de cette collation »169

affirme Christina

Roberto, à la tête de l'étude. De fait, les chercheurs suggèrent de se servir systématiquement de personnages

célèbres pour promouvoir les composants d'une alimentation saine. « Certains personnages, y compris Dora

l'Exploratrice et Bob l'Éponge, ont été utilisé pour promouvoir les épinards, les carottes et les fruits»170

. En

effet, aux États-Unis, alors que la majorité des héros cathodiques font la promotion de « junk-food », Dora se

distingue en soutenant des carottes. Mais l'effet d'influence est moins visible avec les légumes, sans doute,

selon les chercheurs, parce que les enfants ne sont pas habitués à ce type de relations. « Roberto dit que les

enfants pourraient ne pas préférer les carottes estampillés de héros parce qu'ils ne sont pas habitués à voir

les étiquettes sur des aliments sains.»171

Mais ce discours à tendance anti-marketing est à nuancer « les

légumes sont difficiles à vendre », explique Harry Balzer (directeur des analyses industrielles au groupe

NPD, une agence de recherché en marketing) « La dernière fois que les légumes ont atteint un sommet en

popularité en tant que collation pour les enfants, c’est en 1984 » selon ses recherches (…) « Vous n'allez pas

obtenir d’un enfant de manger ce qu'ils ne veut pas »172

». Les enfants sont « victimes » du marketing, au

même titre que les adultes, mais de même, sont aussi responsables de leur goût. « Du fait que les enfants sont

des cibles marketing dans la mesure où ils éprouvent des besoins particuliers qui évoluent d’ailleurs avec

leur âge »173

, on aurait tendance à oublier que l’enfance est un marché au même titre que les autres investi par

167

Christine KELLY, « Le Monde.fr » Lutte contre l'obésité infantile : Les paradoxes de la télévision, partenaire d'une

régulation à la française, 17 février 2010 168

Deirdre LOCKWOOD “Chicago Tribune” Shrek lures kids to sugary snacks, not carrots, 21 juin 2010 169

« Hartford Courant » Study: Kids Think Foods Labeled With Popular TV Cartoon Characters Taste Better, 26 juin 2010 170

Ibid 171

Ibid 172

Deirdre LOCKWOOD «Chicago Tribune» Shrek lures kids to sugary snacks, not carrots, 21 juin 2010 173

Paul VAN VRACEM, Martine JANSSENS-UMFLAT, Comportement du consommateur: facteurs d'influence externe :

famille, groupes, culture, économie et entreprise, Paris, De Boeck Supérieur, 1994 – p 88

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

34

les entreprises de longues dates. Bien que plus influençables et plus vulnérables, les enfants sont des sujets

conscients, et, a priori, encore sous l'autorité parentale. Finalement les parents sont tout autant réceptifs aux

messages de Dora, c’est à eux également qu’il faut adresser un message promotionnel.

Un exemple efficace de cette nécessité de convaincre à la fois parents et enfants, de positionner Dora

l’Exploratrice comme une marque familiale et fédératrice est le partenariat entre Nissan et Nickelodeon. La

« Nissan Note » propose ainsi « des applications et des épisodes des séries Nickelodeon avec Bob l'éponge et

Dora l'Exploratrice(…) un pack de voyage (un coussin tour de cou, des protèges ceinture et un casque audio

Bob l'éponge, ainsi qu'une gourde Dora l'Exploratrice.) pour divertir les enfants, un design extérieur exclusif

et des tapis de sol siglés Nickelodeon (…) Nissan Note Nickelodeon a pour ambition d'être toujours plus

ludique et orientée pour le confort des familles »174

.Ici, les parents sont les premières cibles à convaincre de

l’originalité du véhicule, adapté aux familles et faisant du voyage un moment ludique et technologique.

Les enfants ne sont pas des victimes des messages, ils les comprennent, les filtrent, de les réapproprient

à leur manières ; comprendre cela, c’est reconnaître que Dora n’est pas toute puissante, mais « seulement »

une marque alimentée, pensée et construite avec précision et en tenant compte des différentes partis prenantes

et des tendances du moment.

Conclusion au I : « un business en or massif » qui repose sur un écosystème particulier.

On a proposé de situer l'expansion de la marque Dora dans un contexte de culture globalisée ou

l’enfance et le divertissement constituaient des marchés spécifiques ; quelles sont les conséquences d'une telle

affirmation et en quoi sont-ils vérifiables ? En effet, Dora est une héroïne de son temps ; exposée au Grand

Palais à la section « l'âge des médias », elle représente son époque et symbolise même l'aboutissement de

l'évolution d'un divertissement qui se mondialise et s'industrialise de plus en plus. En cela, elle est un pur

« produit de diversité standardisée », née dans et par la « culture mainstream ». Dora a été conçue pour être

consommée par le plus grand nombre et pour plaire à tous ; ses géniteurs comptent parmi les grands magnats

du divertissement – Nickelodeon – et les leaders du divertissement jeunesse. Signes qu’elle est le produit

d’une « culture globalisée », devenue une icône populaire dans le monde entier, elle est traduite dans toutes

les langues, elle est « gérée » par des acteurs médiatiques transnationaux – agences locales, acteurs nationaux,

etc. Elle-même est une héroïne cosmopolite, issue de la diversité, prompt à enseigner une seconde langue,

voie pour une communication transfrontalière. L'image de Dora marque son empreinte partout et s'exporte

dans le monde grâce à des variations dans la voix, grâce à la traduction et à une adaptation de la promotion :

distribution, calendrier, discours... Dora emprunte les codes classiques du dessin animé et des produits

destinés à l'enfance tout en s'adaptant au contexte local.

En outre, Dora a réussi à se faire une place de choix sur le « marché de l’enfance », dans un contexte

fortement compétitif. Preuve en est que la petite fille est parvenue à développer un écosystème, qui nourrit de

174

«lemagauto.fr» NISSAN : Bob l’Eponge et Dora l’Exploratrice présentent un Nissan NOTE revisité 4 juin 2012

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

35

nombreux acteurs : fabricants, producteurs, doubleurs... Le tout repose un pitch, celui d'une série animée pour

enfant, éducative, ludique, bien pensante, une « recette » qui se décline en version chinoise, qui grandit en

version adolescente et change de genre avec le cousin Diego. Dora est le produit de toute une industrie : ce

que l'on perçoit en aval – produits dérivés, les spectacles et les émissions – a été conçu au préalable en amont,

et l'élaboration de la stratégie est décisive car le marché de l'enfance et du divertissement ont des spécificités

propres, en tout cas selon le discours marketing, une idéologie professionnelle qui naturalise le "marché"

comme "écosystème" et qui prétendent interpréter les besoins des enfants et des parents en proposant des

offres plus ou moins complexes. De fait, Dora s'allie à diverses marques et diverses causes pour gagner en

notoriété et venir en renfort à d'autres entités. Car, en tant que marque, Dora doit justifier d'une expérience

unique, qui lui permet de devenir un nom connu de tous, un visage reconnaissable et reproductible. Dora

propose des produits et des services qui lui permettent de parfaire la cohérence de son offre, de gagner du

public et de la notoriété. En entité vivante, Dora grandit, évolue, et se construit et s'adapte en continu, suivant

un schéma de co-construction avec des consommateurs exigeants.

Mais le marketing n'est pas tout puissant : les enfants, sont des sujets conscients armés contre les dits

« méfaits » du marketing. C’est en tout cas ce qu’affirme un discours journalistique qui articule d'un point de

vue narratif l'économie et l'enfance.

De même qu’on a pu avancer que le soap « Santa Barbara » était le forme industrialisée de la fiction175

,

on peut avancer que Dora l'Exploratrice est la forme industrialisée et mondialisée du divertissement.

Bénéficiant d'une démographie en sa faveur, d'une évolution de l'industrie des médias friande d'écrans et de

renouveau, elle se démarque de la concurrence grâce à une promesse nouvelle, le divertissement interactif et

éducatif. Le visage de Dora, mondialement connu, se décline, évolue au gré des envies des enfants et des

parents, s'alimentant d'un réseau de distribution et surtout d'un discours promotionnel qui répond aux attentes

de son siècle ; Et Dora ne compte pas s’arrêter là : la créatrice Valérie Walsh compte bien porter Dora

l’Exploratrice sur grand écran : « Nous voulons que l’action prenne vie et filmer Dora dans la jungle »176

.

Avec un Babouche en trois dimensions et une petite fille filmée sur fond de forêt tropicale, reproduisant « la

sensation proche d’une chronique des personnages de Narnia »177

, la marque ne cesse de se décliner sous tous

les supports.

175

Delphine LEROY, Le soap comme forme industrialisée de la fiction : l'exemple de «Santa Barbara» in Quaderni, p 87-

102, année 1989 176

Brandi KLEINERT LARSEN «http://tlc.howstuffworks.com» Ultimate Guide to Dora the Explorer 177

Ibid

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

36

II. Le succès de Dora repose sur un « discours d'escorte » du renouveau de

l'apprentissage par la technophilie.

II. 1. Dora l'Exploratrice : l'imaginaire de l'action contre la passivité cathodique

II. 1. 1. La télévision, média souffrant d'une mauvaise image mais comptant de plus en plus

d'adeptes

Dora est un personnage de série animée ; bien que le produit ait connu une mutation impressionnante,

il n’en reste pas moins né sur un écran178

et évolue principalement dans l’environnement cathodique. Nous

proposons maintenant de nous attarder sur la télévision, en tout cas sur l’objet Dora dans son élément

« naturel » – pour reprendre la métaphore de l’écosystème – que serait l’écran. Plus précisément, on propose

comme seconde hypothèse que Dora se réapproprie les discours divers confrontant l'enfance aux médias, en

s'appuyant sur des argumentaires d'apprentissage et de technophilie et ce afin de proposer un discours

« solutionnant ». Nous verrons ainsi que Dora doit proposer une image active et ludique pour parer les

critiques d’une télévision passive et aliénante. Ensuite, nous verrons que les intentions éducatives de Dora

serve le discours de promotion du produit à destination des parents, avant de « vérifier » comme s’illustre

cette promesse d’une marque édifiante.

Le terminal télévisuel est devenu un géant qui ne cesse de s'affirmer comme compagnon de la vie

quotidienne et comme acteur décisif de la sphère sociale et de l'espace public179

. Étroitement liée à l'évolution

de la société des loisirs et de la culture, elle est passée d'une consommation de masse à une consommation

diversifiée et individualisée180

. Le secteur des loisirs et des médias s'est développé dans une société jusqu'ici

méfiante vis-à-vis de l'hédonisme. Comme l'affirme Monique Gagnaud dans Enfants, consommation et

publicité télévisé : « Aujourd'hui, le phénomène social que représente la télévision est quelque peu banalisé.

Les programmes proposés ne font plus événement. Ils n'ont pas échappé aux lois du marché international qui

les conditionnent de plus en plus aux marchandises culturelles »181

.

178

On personnifie Dora à dessein, non dans une unique volonté de style, mais pour marquer la force de ce qu’est un

« Branduit » 179

Olivier MONGIN, Marc-Olivier PADIS « Esprit » Introduction: La télévision à l’heure de la société des écrans? Mars

2003 180

Vincent MESLET « Esprit » Une télévision de tous les publics Quelle culture défendre ? Avril 2000 181

Monique DAGNAUD, Enfant, consommation et publicité télévisée, Paris, La Documentation Française, Février 2003, p

67

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

37

La société contemporaine entretient des rapports ambigus avec le petit écran, notamment en ce qui

concerne sa relation avec les enfants182

. Tantôt on l'accuse de tous les maux – retard scolaire, déconcentration,

tantôt on l'estime capable de tout – jusqu'à leur faire faire du sport, leur ouvrir une carrière de chanteur ou leur

enseigner à faire la cuisine. Finalement c'est comme si « cette petite boîte détenait des pouvoirs magiques

susceptibles de pallier toutes les carences collectives »183

. En réalité, dès qu'il s'agit d'étudier un objet de

culture « populaire » il est facile de céder rapidement à l'élitisme ou au misérabilisme184

.

La télévision a été étudiée par de nombreux sociologues. L'analyse qui fait date est sans doute celle de

Mac Luhan, qui s'est penché sur les conséquences de l'émergence des nouvelles technologies185

– l'électricité

et l'électronique à son époque. Mac Luhan classe les médias selon qu'ils sont « chauds » ou « froids », les

premiers « ne laissent à leur public que peu de blancs à remplir ou à compléter »186

(presse écrite, radio,

cinéma), les seconds exigent une participation importante du récepteur (télévision, téléphone). Contrairement

aux techniques précédentes, qui mobilisaient un seul sens (la radio sollicite l'ouïe par exemple), « la technique

électrique est globale et englobante »187

, elle sollicite tous les sens ; de cette analyse vient peut-être l'image

d'un média hypnotique, laissant peu de liberté à son consommateur. Depuis que cette analyse a été faite, les

usages ont évolué et la consommation télévisée a crû, jusqu'à créer une « accoutumance quotidienne »188

. Si

adultes et enfants ne regardent pas la télévision de la même manière (durée d'écoute, programmes), leur

interprétation de l'écran diverge également, l'attachement y est vécu différemment, dans leur façon de la

regarder et de choisir les programmes. L'enfant est au cœur de toutes les attentions parce qu'il semble un sujet

plus faible, plus facilement manipulable par ce média qui exige l'attention de tous les sens. Une attention

particulière est accordée aux jeunes téléspectateurs, les discours qui émanent de ces considérations sont

nombreux, parfois contradictoires, souvent passionnels189

. On interroge surtout dans cette seconde partie

l’argumentaire de Dora à destination des « consommateurs acheteurs », les parents inquiets pour leur

progéniture, et on se demande dans quelle mesure la promesse de marque s’appuie sur des faits tangibles.

II. 1 .2. La télévision « attention, danger public » : un média qui attise les passions

... Ce sous-titre provocateur n'est que la reprise du titre d'un article paru dans le Monde du 8 octobre

182

L’ampleur de la littérature concernant le sujet donne une idée de l’intérêt que portent les spécialistes – et les lecteurs à

ce sujet, de même que les bibliographies fournies des ouvrages sur cette thématique. 183

Mireille CHALVON, Pierre CORSET, Michel SOUCHON, L’enfant devant la télévision des années 90, Paris, Ed

Flammarion, 1993, p 18 184

Dominique PASQUIER « article CNRS/EHESS » La télévision : mauvais objet de la sociologie de la culture ? 10

octobre 2003 185

Marshall MCLUHAN, Pour comprendre les médias, les prolongements technologiques de l'homme, Paris, Ed Points,

Reed Janvier 2001, 404 pages 186

Ibid 187

Ibid 188

Monique DAGNAUD, Enfant, consommation et publicité télévisée, Paris, La Documentation Française Février 2003, p

14

189 Exemple de titre des ouvrages : «12 questions à se poser avant de laisser ses enfants regarder la télévision », « Parle

petit, la télé t'écoute ! », « L'enfant et les médias - les effets de la télévision des jeux vidéos et des ordinateurs », « Eduquer

l'homo « zappiens » - L'enfant et la télévision », etc.

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

38

2011, qui sous-titrait un article paru en une : « C'est scientifique, la télé tue »190

. L'article ouvre sur une

étude tirée du British journal of Sports Medicine (BJSM), selon laquelle « chaque heure passée devant la

télévision après 25 ans, amputerait l'espérance de vie moyenne de 21,8 minutes [et que] regarder la télévision

trois heures par jour pendant 20 ans ampute en moyenne l'espérance de vie d'une année »191

. Le journaliste

auteur du dossier, Stéphane Foucart, présente une autre étude192

, selon laquelle les personnes soumises à deux

heures de télévision quotidienne ont un risque de développer un diabète accru de 20% et une affection cardio-

vasculaire accrue de 15%. Leur mortalité, toutes causes confondues, est accrue de 13%. Claudine Berr,

épidémiologiste explique : « Tout cela n'est pas dû à la télévision en tant que telle, cela tient surtout à ce que

regarder la télévision est une activité sédentaire, au cours de laquelle on développe souvent des

comportements alimentaires qui ne sont pas excellents. Et surtout, pendant qu'on regarde la télévision, on ne

fait pas autre chose »193

. La parution de cet article a provoqué un tollé dans le milieu des spécialistes des

médias de l’enfance194

. Journalistes, pédiatres, parents s’impliquent et se préoccupent de cette problématique,

de même que les politiques. On a vu l’appel lancé par des politiciens dans la partie précédente195

, de même,

Ségolène Royal en 1989 publie Le ras-le-bol des bébés zappeurs196

. Les prises de parole « anti-télévision »,

« anti-publicités » sont essentiellement prononcées par des politiques dits « de gauche », qui défendent une

politique sociale davantage que libérale ; en effet, la publicité et l’essor des médias de masse sont arrivés de

concert avec l’industrialisation et le début de la consommation de masse, de l’apogée des idéologies

capitalistes ; il est naturel que les actuels partis « sociaux » continuent de proposer un discours de prévention

vis-à-vis de ce qu’ils considèrent comme des outils de consommation197

.

Le postulat selon lequel la télévision engendre une activité cérébrale limitée, qui trouve ses sources

dans les propos de Mc Luhan – bien que l’interprétation puisse être biaisée – est actualisé grâce à un

« discours de la preuve » – qui présente des faits, des analyses, du contenu. Dans le chapitre « la question de

l’action » de l’article consacré aux discours du « téléspectateur ordinaire »198

l'auteur insiste largement sur une

pratique télévisée encore teintée de traits négatifs, nuancé de la peur du « couch potatoe199

» nourri à la junk-

food et à l'ennui. Si la peur de l'abrutissement est au cœur de la question de la pratique cathodique, elle l'est

encore plus lorsqu’il s'agit des enfants. L'enfant – du latin « infans, infantis, qui ne parle pas encore» est

190

Stéphane FOUCART « Le Monde » Une ville cobaye avant et après la petite lucarne le 08 Octobre 2011 191

Réalisée par des chercheurs de l'université du Queensland à Brisbane, en Australie, cette étude s'appuie sur des données

épidémiologiques collectées sur une cohorte de 11 247 personnes, en 1999 – 2000 192

Parue dans le Journal of the American Medical Association (JAMA) elle s’appuie sur l’analyse d'une cohorte de

personnes suivie entre 1970 et 2011 aux États-Unis. 193

Ibid 194

Cf. Annexe 33 « Spécialistes des enfants, presse, télévision, un dialogue parfois houleux. » p.142 195

Par JEAN-PIERRE SUEUR et six autres sénateurs « Libération » La publicité violente nos enfants, 04 novembre 2009 196

Ségolène ROYAL Le Ras-le-bol des bébés zappeurs, Paris, Ed Robert Laffon, octobre 1989, 192 pages 197

L’un des brûlots contre l’industrie de l’Entertainment les plus représentatifs a été écrit par un Collectif de gauche,

« Offensive » Divertir pour dominer : La culture de masse contre les peuples, Paris, Editions L'échappée, Mars 2010, 268

pages 198

Jean Maxence GARNIER « Esprit » « La télévision comme je la regarde »: les études qualitatives et le discours du

téléspectateur ordinaire Mars 2003, p 78 199

« Idiome péjoratif et répandu désignant une personne menant une vie sédentaire, le plus souvent « vautré » devant

l’écran » Page wikipédia « Sedentary lifestyle »

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

39

« celui qui n’a pas encore atteint l’adolescence »200

. Encore soumis à l'autorité, il est dans l'âge de

l'apprentissage et de l'édification morale. Or, l'éducation, et particulièrement l'école, oppose la télévision à la

lecture, la passivité aliénante cathodique contre l'activité d'interprétation201

.

Dans la veine des études citées précédemment, la revue Pediatrics a publié un article relatant une

expérience menée auprès d'enfants divisés en deux groupes. « Selon une étude réalisée par l’University of

Virginia, le dessin animé Bob l’Éponge provoquerait chez les enfants âgés de 4 ans des troubles de l’attention

et de l'apprentissage. En effet, les auteurs de l’étude ont recruté 60 enfants âgés de 4 ans et les ont divisés en

deux. Le premier groupe a regardé un épisode de Bob l’Éponge tandis que l’autre groupe a regardé le dessin

animé « Caillou ». Ensuite, ceux-ci ont eu droit à un cours de dessin. Il s’est avéré que le groupe ayant

regardé Bob l’Éponge a eu le plus mauvais résultat. »202

. Ces études scientifiques ont été publiées dans la

presse spécialisée puis relayées dans les médias généralistes – « Le Point », « Le Monde ». Or, Bob l’Éponge

et Dora sont les « enfants » – pour reprendre la métaphore filiale usée précédemment – de la même maison

mère : Nickelodeon. À la différence que Dora « propose d’allier l’éducatif au ludique et de donner les bases

de la langue au travers d’expressions courantes ou de l’apprentissage des chiffres et des couleurs. »203

Tandis

que Bob tient du divertissement pur204

. La peur, fondée ou non, de l'écran cathodique pour les enfants est

temporisée par les producteurs qui proposent une hiérarchisation entre les différents programmes

« divertissement » ou « éducatif et ludique », proposant ainsi une réflexion sur la possibilité d'une télévision

éducative.

Si les discours anti-télévision ont évolué et sont aujourd’hui crédités d’une caution scientifique, l’écran

et les programmes jeunesse restent pour beaucoup des menaces pour l’enfant ; en réalité, il y a des rapports de

force et une querelle quasi politique derrière ces débats ; car la télévision, au même titre que l’enfance, est un

enjeu qui évolue dans un certain contexte, et qui, de fait, s’oppose à d’autres « institutions ».

II. 1. 3. Les programmes télévisés, concurrents, compléments ou menaces pour

l’apprentissage ?

Le CIEME, mentionné ci-avant, a pour objet « de promouvoir la socialisation de l’enfant et de

l’adolescent à l’âge du multimédia, de représenter leurs intérêts et de favoriser la recherche et le dialogue

entre éducateurs, familles, professionnels et usagers des médias, Pouvoirs Publics et chercheurs dans ce

domaine »205

. Les sujets abordés par le collectif sont nombreux : intérêt des logiciels parentaux, éventuel

danger de la télévision pour les bébés, critique des programmes radio et médias jeunesse. La télévision est

200

Le Petit Larousse illustré 2012, Ed. Larousse 201

Rapport « Jeunes, éducation et violence à la télévision »établi sous la direction de Jean Cluzel, Membre de l’Académie

des Sciences morales et politiques, 29 avril 2003 202

Stéphane FOUCART « Le Monde » Une ville cobaye avant et après la petite lucarne le 08 Octobre 2011 203

Site internet Dora l’Exploratrice 204

Cf. Annexe 34 « Bob l’Éponge, héros de Nickelodeon et cousin de Dora, responsable de l’obésité infantile » page 144 205

Site internet collectif CIEME

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

40

devenue un acteur quotidien des foyers français206

, il est impossible de continuer à nier son importance dans

l’évolution de la pensée actuelle. Pourtant, on continue d’opposer « enseignement » et « télévision » en ce que

la télé est l'anti-lecture – l'outil principal de l'éducation à l'école. « Face à la lecture, la télévision est mise en

accusation. Et ce n'est pas sans raison. Il y a entre elles concurrence et compétition. L'enfant passe devant la

télévision le temps qu'il aurait passé à lire. Mais surtout, grâce à elle, il peut accéder plus jeune au plaisir de

vivre les aventures des autres à travers la fiction.» 207

. La télévision priverait l'enfant des motivations

principales qui, « autrefois » le poussaient à lire.

Pour résumer le discours qui oppose la télévision à la lecture, on dira de la première qu'elle propose un

univers riche mais difficile à atteindre et plus tardivement – la lecture se fait suite à un apprentissage qui

permet à l'enfant de lire vers six ans environ – mais c'est un plaisir riche « qui se réinvente ». On dira de la

seconde, la télévision, qu’elle est un moyen précoce et facile d'accès mais qu’elle est un « plaisir plat » et un

média simplificateur. Elle transmettrait des images, davantage que des idées, des émotions, davantage que des

notions, tandis que le livre propose à l'enfant d'accéder aux réflexions et aux idées208

.

Cette idée que la télévision menace la bonne santé intellectuelle des enfants ne date pas d'hier ; déjà en

1989, une convention de l'ONU affirmait la nécessité d'une politique spécifique qui tienne compte de l'enfant,

qui permette un « équilibre entre liberté et accès à l'information », qui permette l'accès à la culture et

satisfasse le besoin de protection et le bien-être social et moral d'un individu en maturation209

. De 1975 à

1983, conscients de l’importance des discours qui desservent leur programme, les producteurs proposent de

rendre les jeunes téléspectateurs plus actifs – programme RécréA2 ou FR3 jeunesse. « La télévision devait

susciter des activités, servir d'intermédiaires entre les différents groupes, être une occasion de montrer ce

qu'on était capable de faire »210

. Les chaînes parviennent à proposer des programmes qui délivrent du contenu

informatif (histoire, sciences, environnement) grâce à des émissions dédiées : « SOS Polluards » (1991) dont

la chanson de générique prévient « Demain il sera trop tard (…) Pollu-pollu-polluards / Tu joues le jeu d' la

pollution / Sans te poser de questions », « Les Oursons Volants » (1991) où l’on apprend pendant le générique

qu’« il faut croire désormais que l’environnement c’est important, dès maintenant, soyons vigilants » ou

encore « Bibifoc »211

(1985). On a vu récemment le succès du téléphone et du SMS pour intervenir pendant

l'émission qui donne au téléspectateur l'impression d’influencer programme212

. La télévision remet en

question les genres en prétendant mettre le ludique en pratique, en bouleversant les codes – la téléréalité mêle

206

98,5% des foyers français possèdent au moins un téléviseur en 2011 – source Médiamétrie 207

Mireille CHALVON, Pierre CORSET, Michel SOUCHON, L’enfant devant la télévision des années 90, Paris, Ed

Flammarion, 1993, p 112 208

« Télévision, langage et lecture « Mireille CHALVON, Pierre CORSET, Michel SOUCHON, L’enfant devant la

télévision des années 90, Paris, Ed Flammarion, 1993, p 63 209

Convention relative aux droits de l'enfant, 20 novembre 1989. 210

« Emission d’éveil » Mireille CHALVON, Pierre CORSET, Michel SOUCHON, L’enfant devant la télévision des

années 90, Paris, Ed Flammarion, 1993, p 153 211

Cette série animée devait à l’origine être un spot publicitaire de sensibilisation à la chasse aux phoques, mais qui devient

une série animée à part entière dédiée à la défense des animaux. 212

Jean Maxence GARNIER « Esprit » « La télévision comme je la regarde »: les études qualitatives et le discours du

téléspectateur ordinaire Mars 2003, p 78

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

41

vie privée et sphère publique, les émissions d’éveil à l’écologie pour les enfants, vulgarise un sujet auparavant

réservé aux scientifiques, en tout cas aux adultes.

En outre, les chaînes proposent un discours de transparence pour rassurer les parents : tous les

diffuseurs ont un comité de surveillance dédié ; ce sont des pédiatres et des pédopsychiatres à TF1, des

professionnels de la chaîne sur France 2, des mères de famille sur M6213

. Toutes les chaînes sont attentives

aux directives du CSA214

. Les producteurs de Dora bénéficient eux aussi de conseils de chercheurs et

d'enseignants : « Ces derniers apportent leurs idées, et leurs opinions sur les énigmes qui peuvent être

présentées, ou sur les jeux à mettre en place »215

. Cela afin que la télévision bénéficie de l'image redorée d'un

média sécurisé, contrairement à internet ou l'enfant a davantage de liberté et de possibilité de « tomber » sur

une émission qui ne lui est pas destinée216

.

Bien qu’une certaine sociologie intuitive associe la télévision à une menace pour l’enfant, que les

scientifiques soient loin de cautionner le visionnage à longue durée de programmes télévisés, la durée

d'écoute de la télévision par individu entre quatre et 15 ans est de 2 h 16, et de 4 h 19 pour « la ménagère de

moins de 50 ans » en janvier 2012217

. Il est à se demander quelle hypocrisie pousse les Français à critiquer la

télévision tout en continuant à la regarder. Il existerait un décalage entre ce que chacun déclare regarder et la

pratique réelle, qu'on dit due au « surmoi cathodique »218

, qui désigne ce phénomène qui pousse le

téléspectateur à avouer plus facilement regarder Thalassa que le Bigdil, autant pour se conformer à l'opinion

dictée par la presse spécialisée et ses tiers que parce ce qu'il se sent un « consommateur honteux ». Quels ont

été les arguments mis en avant par les créateurs de Dora, qui aient été susceptibles d'apaiser leur crainte de

l'aliénation et de ne pas causer de « honte du consommateur » ? (honte du consommateur, du parent et du

citoyen).

En France, les autorités officielles, garantes de l'ordre moral et social et qui décident des politiques à

suivre pour la petite enfance, n'ont pas exprimé officiellement leur avis sur des programmes télévisés tels que

Dora. Peut-on dire que la télévision met l'autorité des institutions à rude épreuve ? Rappelons, d’abord,

qu’elle est une révolution technologique et en ceci en totale rupture avec l'écrit, principal enseignement de

l'école maternelle puis élémentaire219

. Elle est aussi une révolution politique puisqu'elle laisse s'exprimer

213

Monique DAGNAUD « Esprit » Audiovisuel et protection de l'enfance, polémique garantie Mars 2003 214

Site du CSA, Conseil de Surveillance Audiovisuelle, « Jeunesse et protection des mineurs » 215

Adèle VAN COLEN, Elodie MENET, « Rapport de master 2 Sciences du management des produits de l’enfant » Dora

l’Exploratrice un nouveau concept d’interactivité ? Mars 2005 216

Cf annexe 6 « CSA, la protection des mineurs sur internet » p 97 217

Source Médiamétrie 2012 218

Jean Maxence GARNIER « Esprit » « La télévision comme je la regarde »: les études qualitatives et le discours du

téléspectateur ordinaire Mars 2003 219

Rapport 2011-2012 « Les programmes de l’école maternelle » Ministère de l’éducation nationale

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

42

l'opinion publique ; finalement, c'est une révolution anthropologique qui ne remplace pas une nouvelle

institution mais qui pourrait bafouer les anciennes220

. Certes, en France, les nouveaux médias sont pris en

compte progressivement par l’institution: « L'École donne une place importante au cinéma et à l'audiovisuel

dans le cadre plus large de l'éducation à l'image. La première pratique culturelle des jeunes est celle de

l’image : cinéma, photo, télévision, jeux vidéo, Internet, etc. Depuis plus de 20 ans, l’École a mis en place

une éducation théorique et pratique à ce langage complexe dont les codes et les techniques évoluent sans

cesse. »221

La principale institution visée et bouleversée par les programmes télévisés éducatifs, c’est l'école

car elle promet d'atteindre les mêmes objectifs des éducateurs de manière ludique, individuelle et moderne.

L'aspect officiel de la télévision lui confère une valeur incontestée qu'augmentent encore l'attrait et

l'impact des images, pouvoir de séduction que ne possèdent pas les éducateurs, ce qui accentue d'autant plus

l'opposition entre les deux partis. Pour certains éducateurs, la révolution informatique a engendré une

multiplication des images et des écrans, qui implique une prolifération d’objets « à croire ». La relation

éducative, l’expérience de l’autorité, implique une dissymétrie qui menace continuellement de se pervertir si

les écrans parviennent à procurer un sentiment de domination illégitime222

. Il y a donc changement de rôle: la

condition pour que la télévision devienne vectrice de socialisation, c'est que l'éducateur s'intéresse à la

télévision.

Or, lorsqu'on interroge un directeur d'école sur Dora, on observe un intérêt réel pour la question. La

petite fille est bien connue des instituteurs : « Dora, c'est de la folie, toutes les petites filles en raffolent : sac à

dos, barrettes, T-shirt… C'est l'héroïne du moment, avec Hello Kitty 223

». Ils la reconnaissent comme une des

actrices à la mode de la cours de récréation et ne l’accusent pas d’abêtir les enfants: « Dora l'Exploratrice, ou

un autre programme télévisé, n'est pas un mal en soi. La télévision fait désormais partie des foyers, les

parents sont libres de la laisser regarder aux enfants »224

. Davantage que le programme en lui-même, c'est

l'usage de la télévision qui est jugé avec sévérité : « J'ai été obligé de faire passer une circulaire pour

déconseiller aux parents de mettre leurs enfants devant la télévision avant de venir à l'école ». En effet, TF1

diffuse le programme Dora à 7 h 50 le matin. « Les enfants sont déconcentrés, ils n'arrivent plus à suivre en

fin de matinée. Je vois la différence entre ceux qui ont pris le petit-déjeuner « à jeun » d'écran et les autres ».

Dans l’école, la circulaire est passée, mais les parents n'ont pas forcement changé leurs habitudes. « La

télévision est « pratique », elle permet d'occuper les enfants, agités le matin. (…) Dora pire que les autres ?

Je ne crois pas. En revanche, ce qui est terrible, c'est la justification des parents « ça lui apprend l'anglais ».

220

Antoine GARAPON « Esprit » L’autorité est-elle télégénique ? Mars 2005 « L’autorité » 221

Rapport 2011-2012 « L’éducation artistique et culturelle » Ministère de l’éducation nationale 222

Philippe JEAMMET « Esprit » Le monde adulte en mal de transmission. (Entretien) Mars 2005 « L’autorité » p 115 223

Cf annexe 18 : « Entretien avec une directrice d’école et institutrice en CP » p 115 224

Ibid

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

43

Dora ou autre chose, aujourd'hui les parents investissent énormément sur leur enfant, le rythme de l'école ne

leur suffit pas ; beaucoup de parents rêvent que leurs enfants soient « précoce », ils les inscrivent à des

activités tous les soirs pour qu'ils soient sportifs, musiciens, linguistes…»225

. On retrouve l’usage de Dora

pour « occuper » les enfants dans d’autre témoignage : « Les filles [que la jeune fille gardait] ont le droit de

regarder Dora après le petit-déjeuner, un épisode ou deux, pas plus, en attendant que la jeune fille, moi,

finisse son petit-déjeuner, puisque les grands-parents ne s’en occupaient pas. J’ai un peu l’impression que

Dora servait de deuxième « jeune fille » 226

»affirme une baby-sitter. Contrairement à l’établissement que

dirige cette directrice, certaines écoles françaises maternelles diffusent des programmes pour enfant, pour leur

plus grand bonheur : « On regarde les Barbes à Papa et aussi l'histoire des petits lapins et du fermier. C'est

rigolo. »227

. Après qu’ils ont vu le programme, les enfants sont invités à rebondir sur le programme –

coloriage, récit, jeux – afin d'intégrer l'émission dans une globalité éducative. Pour les spécialistes de la

télévision, il faudrait « faire raconter l’émission », verbaliser l’événement, en famille ou à l’école, pour

reproduire le fonctionnement de l’histoire lue228

.

Parmi les autres lieux d’éducation et d'apprentissage dédiés aux enfants, il y a les médiathèques, des

lieux qui permettent l’égalité culturelle, puisque de nombreux ouvrages et médias pour enfants sont rendus

accessibles à tous. Dans les bibliothèques pour enfant qu’on a visitées, on ne trouve aucun livre Dora dans les

rayons, aucun DVD Nickelodeon dans la vidéothèque. Lorsqu'on interroge une bibliothécaire à ce sujet, elle

explique qu’il « n'y a aucune circulaire de l'État nous recommandant de suivre telle ou telle directive. Les

bibliothécaires sont libres de choisir les ouvrages (…) nous faisons preuve de bon sens »229

. Ne pas mettre

Dora dans les étagères, « c'est plutôt logique. La bibliothèque est un moyen pour les enfants d'accéder à des

livres de qualité qu'ils n’auraient pas l'occasion de consulter ailleurs. C'est aussi une logique économique, je

ne sais pas combien coûte un livre Dora, mais sans doute pas grand-chose. Et puis sincèrement on est

inondés de produits Dora il suffit d'aller au Carrefour du coin pour trouver un livre Dora ! »230

. En effet, les

réseaux de distribution Dora ont un maillage très dense, et, à 3 euros le livre, Albin Michel rend la lecture très

accessible. La bibliothécaire ajoute : « Nous avons fait venir le poète Jaccottet l'an dernier, il nous a parlé de

la littérature pour enfant. Il a beaucoup critiqué Dora, qui est trop simple ; elle n'éveille pas le regard de

l'enfant, il y a peu de détails, trop de simplicité ». En fait, la question concernant les programmes télévisés

pour enfants est une résurgence de l’imaginaire qui circule depuis toujours autour des objets destinés à

l’enfance ; la littérature jeunesse, à titre de comparaison, est un outil complexe, vecteur de communications

225

Ibid 226

Cf. annexe 19: « Entretien avec Lucie, 24 ans, étudiante et baby-sitter » p 117 227

Cf. annexe 17: « Entretiens exploratoires sur la télévision, Dora, et autres sujets d’enfants ». « Théodore, quatre ans » p

112 228

Mireille CHALVON, Pierre CORSET, Michel SOUCHON, L’enfant devant la télévision des années 90, Paris, Ed

Flammarion, 1993, p 156 229

Cf. annexe 16 : Entretien avec une bibliothécaire. Bibliothèque pour enfants Colette Vivier, Paris 17, p 111 230

Ibid

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

44

distinctes. Il y a une tension permanente entre d’une part, une littérature aux finalités de divertissement et

accessoirement poétique et, de l’autre, une qui serait objet culturel d’éducation. Cette même tension entre

l’isolement et l’intégration, entre l’artistique et le divertissant, entre l’éducatif et le ludique continue de

vivoter à travers un nouvel objet, le programme télévisé pour enfant231

.

II. 1. 4. Une télévision « éducative », projet antithétique, hypocrite ou irréaliste ?

Devant l’abondance des discours autour de la télévision pour enfant et les nombreuses productions, on

peut s’étonner du peu d’implication des politiques. En réalité, la télévision n’est pas un sujet majeur de

« réflexion politique, car la priorité est donnée à la recherche du plein-emploi, à l’éducation, la culture est

perçue dans le sens d’un soutien aux créateurs plutôt que comme la gestion de pratiques culturelles232

». Car

Dora et ses ambitions d'éducatrice ne sont que le fruit d'un héritage plus large, celui issu d'un imaginaire d'une

télévision destinée aux jeunes enfants qui soit éducative et ludique. Il est apparu très vite qu’elle est une

question de justice sociale, d’intégration et qu’elle pourrait nuire à la construction de l’identité sociale

collective si elle était négligée233

. Des 1981, l'Unesco s’intéresse de près à L'impact de la télévision éducative

sur les jeunes enfants, nom du rapport qu'elle fait paraître alors234

. S'appuyant sur différentes études de cas,

des observations de l'effet de la télévision dites « éducative » au Japon, au Brésil, en Allemagne, aux États-

Unis et en Inde, ce rapport cherche à « mesurer l'impact de la télévision sur les jeunes enfants et spécialement

sur le développement de leurs aptitudes cognitives, et à mettre au point pour ce faire une approche

transculturelle ou « supra culturelle »235

. Dans les années soixante, l'idée de conjuguer, pour l'éducation des

jeunes enfants, le pouvoir de la télévision, les techniques pédagogiques modernes et la conception de

programmes vivants « s'est peu à peu imposée à l'imagination des planificateurs, des éducateurs et

d'importants secteurs de l'opinion publique 236

». C'est-à-dire que naît l'espoir d’un outil technologique qui

permette d'éduquer en masse, un espoir qui s'appuie sur des expérimentations déjà entreprises, notamment

Sesame Street237

, puis d’autres programmes télévisés qui font date dans la culture enfantine des années quatre-

vingt : Candy, Goldorak, et d’autres séries qui puisent leur imaginaire dans la littérature jeunesse, à la fois

pour rassurer les parents et pour montrer son intention pédagogique – en tout cas « édifiante », comme c’est le

cas pour «La Petite Princesse », « Sans famille », « Heidi ». En 1973, Casimir envahit les écrans français. Le

héros, un monstre, unisexe, a-familial et enfant, possèdent tous les attributs qui permettent aux enfants de s’y

reconnaître, voire de s'y identifier. La caution éducative est donnée par l'apprentissage de certains mots, d'une

morale ; Casimir, maladroit est toujours remis sur le droit chemin par ses amis. Succès au box-office, l'Île aux

231

Paul GARAPON « Esprit » L’imaginaire mondialisé de la littérature jeunesse Quelle culture défendre ? Avril 2000 232

Vincent MESLET « Esprit » Une télévision de tous les publics Quelle culture défendre ? Avril 2000 233

Op Cit 234

L'impact de la télévision éducative sur les jeunes enfants, Publié sous la direction de Wayne Holtzman,University of

Texas et Isabel Reyes-Lagunes, Universidad Nacional Autónoma de Mexico, UNESCO, 1981 235

Ibid, Préface, page 3 236

Ibid 237

Cf. Annexe 35 « Sesame Street, fondement, historique et actualités : modèle ou ancêtre de Dora ? » page145

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

45

enfants acquiert une notoriété nationale mais est mal reçue alors par le corps enseignant238

. Pourtant, si la

pérennité et la notoriété nous renseignent sur l'efficacité des émissions, on ne peut pas estimer les effets réels

en termes d'apprentissage, d'éveil de l'enfant. Il ne s'agit pas de confondre audience et bénéfices éducatifs,

succès pédagogique et médiatique. Comment évaluer réellement un programme à l'aune de critères éducatifs ?

De nombreux discours circulent, s’opposent et se complètent sur la possible part d’apprentissage que

pourrait apporter la télévision ; les détracteurs lui reprochent un vocabulaire pauvre, les enseignants affirment

qu’elle ne participe pas à l’acquisition d’une meilleure aisance orale, (« Il n'est pas certain que la télévision

soit le meilleur outil pour développer l'activité. Elle incite mal à la pratique et nécessite un médiateur à la

réception pour aider l'enfant à réaliser ce qu'on lui montre239

») tandis que d’autres louent les connaissances

– au monde extérieur – auquel elle donne accès précocement240

.

II. 1. 5. Quels critères établir pour jauger un programme télévisé éducatif à destination des enfants?

Si tous ces programmes à visée pédagogique ont été produits, c’est qu’un marché existe, de même

qu’un espoir politique mondial d'une « télévision éducative »241

. Cet outil, selon l'Unesco, désigne l’ensemble

des programmes élaborés dans un but social, diffusé dans des conditions précises, à travers des projets

collectifs d'éducation dans les milieux défavorisés. Le rapport met en lumière les composantes de la télévision

éducative et les fonctions spécifiques qu'elles peuvent remplir ; il cherche à définir une façon « idéale »

d’utiliser la télévision à des fins éducatives, que ce soit au travers d’un programme ou d’un usage. Parmi les

critères retenus pour évaluer la pertinence d'un programme et la jauger à l'aune des impératifs éducatifs, il est

répété que « dans la mesure où il y a apprentissage, c'est au contenu transmis, bien plus qu'au système ou à la

technique de diffusion, qu'il faut l'attribuer. La fonction principale du contenu ainsi véhiculé est d'informer,

d'instruire, de changer les mentalités ou de développer les aptitudes. Toute évaluation (…) doit distinguer les

effets dus à la technique de diffusion des effets dus au contenu lui-même. (…) Une émission ne remplit la

fonction principale de la télévision éducative que si son contenu est effectivement retenu par un nombre

important de spectateurs »242

. Et le rapport ne cesse d'insister sur l'objet essentiel de la télévision éducative, le

contenu, et de mettre en garde contre les effets dus à la technique uniquement. L’évaluation d’une télévision

« éducative », ne se mesure pas uniquement dans le programme mais dans l’arbitrage entre les effets – ce

qu’apprennent les enfants, l’usage – comment est diffusé l’émission243

.

238

Mireille CHALVON, Pierre CORSET, Michel SOUCHON, L’enfant devant la télévision des années 90, Paris, Ed

Flammarion, 1993, p 33 239

Ibid, p 49 240

Ibid p 86 241

L'impact de la télévision éducative sur les jeunes enfants, Publié sous la direction de Wayne Holtzman,University of

Texas et Isabel Reyes-Lagunes, Universidad Nacional Autónoma de Mexico, UNESCO, 1981 242

Ibid, p 6 243

Cf. Annexe 36 « Les trois composantes de la communication et de l’éducation » page147

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

46

Le programme Dora l’Exploratrice n’a pas fait l’objet d’études qui prouveraient ou non son

« efficacité » en tant que programme éducatif. Sesame Street avait fait l’objet d’analyses mais les conclusions

divergeaient selon les acteurs. Des études psychosociales mettaient en cause le bien fondé des images rapides,

qui nuiraient à la compréhension de l’histoire, affirmant que les plans visuels statiques facilitent la

compréhension même s’ils attirent moins l’attention244

. En outre, en empruntant le rythme spécifique des

publicités et autres programmes courts, la trame narrative serait négligée au profit d'un rythme haché et

rapide. Mais on a aussi pu lire cette conclusion : « Salomon avait montré que les enfants qui regardaient

beaucoup la série Sesame Street réussissaient significativement mieux des tests de changement de point de

vue que ceux qui la regardaient peu. Que nous apportaient ces travaux ? Le fait que pour se représenter

l’espace total sur un écran, le spectateur soit intégrer mentalement les fragments d’une scène pour la

reconstruire. Il y a donc là l’hypothèse que la télévision a joué un rôle essentiel, encore peu connu,

d’entraînement des jeunes générations à la capacité de mieux maîtriser le contrôle de l’image, notamment

dans les phases de traitement en parallèle de l’information »245

. Finalement, les discours divergent, les

analyses varient selon les critères choisis, l’acquisition d’une nouvelle façon de penser s’oppose à une perte

de concentration « comme avant ». Comme on le voit, c’est une tâche ardue que de juger de l’efficacité d’un

programme. En ce qui concerne Dora, les producteurs y voient un « formidable succès télévisuel. « L'attention

des enfants en âge préscolaire est très fugace: Dora parvient à capter leur regard sur l'écran au moins 95 %

du temps, contre environ 65 % pour un dessin animé habituel », note Chris Gifford. »246

Toutefois, cette

attention captée ne signifie pas que l’émission parvienne à leur enseigner de nouveaux acquis. Finalement, ce

qui différencie la télévision éducative de la télévision proprement dite ne s'effectue pas sur le plan technique :

« les deux systèmes reposent sur des technologies identiques (…) alors que la télévision non éducative

représente un moyen de communication non spécialisé s'adressant à un vaste public ; la télévision éducative

s'oriente vers une spécialisation accrue répondant aux besoins d'un public bien défini. Si elle ne semble pas

parfaitement adaptée en tant qu'instrument individuel, elle pourrait bien devenir l'instrument de choix pour

l'enseignement de groupe »247

.

Un autre facteur pertinent est la situation spécifique d'écoute de la télévision « Dans les pays

industrialisés, on regarde la télévision le plus souvent en famille (…) Le fait que les enfants d'âge préscolaires

en situation sociale d'encouragement familial apprennent mieux et plus (Salomon 1977) est un exemple de

facteur causal modifiant l'impact de la télévision éducative. »248

. Ce facteur est essentiel mais non suffisant

pour permettre d'attribuer la désignation d' « éducatif » à un programme. Sans un accompagnement des

244

Jean-Noël KAPFERER L'Enfant et la publicité, les chemins de la séduction, Paris, Ed Dunod, Janvier 1985, p 67 245

L'empreinte de la technique: Ethnotechnologie prospective, conclusion du Colloque de Cerisy, Paris, Editions

L'Harmattan, 2010 – p 218 246

Jean-Baptiste DIELBOLD, « Challenges », Dora explore sans relâche l'eldorado des enfants, 25 juillet 2011 247

L'impact de la télévision éducative sur les jeunes enfants, Publié sous la direction de Wayne Holtzman,University of

Texas et Isabel Reyes-Lagunes, Universidad Nacional Autónoma de Mexico, UNESCO, 1981, p 7 248

Ibid, p 7

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

47

enfants, la télévision accélère l'inégalité culturelle des enfants 249

c’est-à-dire que les moins favorisés

socialement, qui grandissent dans un milieu où ils n'ont pas la parole demeurent les moins privilégiés face à

l’écran cathodique.

Si l'on cherche à savoir si Dora est réellement un programme éducatif, ce n'est ni dans la technique ni

dans les procédés de diffusion que l'on trouvera une réponse. Ce sera davantage dans la situation d'écoute – un

état qui dépend de chaque contexte particulier – et sur le contenu diffusé. Cette affirmation vaut d'ailleurs

pour tous les programmes télévisuels « La majorité des travaux indique que la violence télévisuelle peut avoir

des effets sur les comportements agressifs, de même que l'altruisme vu sur le petit écran a une incidence sur

le conduites pro sociales ou les émissions éducatives sur la réussite scolaire ; mais ces effets sont

systématiquement modulés par une diversité de facteurs tenant notamment à la manière dont est mise en

scène la violence, au contexte dans lequel le programme est visionné et à diverses caractéristiques du

spectateur250

». Faut-il rappeler que la télévision éducative n'est que l'un des éléments constitutifs du système

global d'éducation ? On a compris les antagonismes existant entre un programme télévisé jeunesse et

l’épanouissement de l’enfant étaient nourris des discours politiques, scientifiques et journalistiques. Tous

considèrent le petit écran comme une menace potentielle pour l’enfant – pour sa santé, dans son rôle de

citoyen, de futur « adulte ». Conscient que ces discours ternissent l’image de leur création, les producteurs

cherchent à rassurer les parents en proposant des programmes spécifiques, adaptés et originaux, dont Dora est

un exemple.

II. 2. L' « éducatif ludique » selon Dora : un apprentissage ostentatoire ou un argument

de rassurance pour les parents ?

Dora est au cœur d'une question cruciale puisqu'en étant une émission télévisée ludique et éducative

destinée aux enfants, elle propose une synthèse entre le plaisir qu'est la télévision, une activité divertissante et

ludique, et la contrainte qu'est supposé être l'apprentissage. « Apprendre en s'amusant » c'est ce que dont

parents pour leurs enfants, l'utopie d'une éducation bien vécue. Car au cœur de notre sujet, c'est bien l'enfant

dont il est question, un objet qui provoque régulièrement des débats largement médiatisés, et suscite des

polémiques dans le champ politique, comme cela a été le cas lors du débat sur l'hyper sexualisation des

enfants.

249

Rapport de Monique DAGNAUD, Marie BONNET, Sylvie DEPONDT Médias: Promouvoir la diversité culturelle,

Commissariat général du Plan (CGP), 2000 « la persistance des inégalités » p 14 250

Olivier MONGIN « Esprit » De la critique de la production des images à la prise en compte de la diversité des écrans

Mars 2003

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

48

II. 2. 1. La télévision à la croisée de l'épanouissement et du plaisir de l'enfant

. Cette nouvelle façon d'aborder l’enfance, de la confronter au risque médiatique, est inédite, car,

comme l'explique Brigitte Labbé, auteur de livres pour et sur les enfants, « Se poser la question du bonheur

de nos enfants est un luxe. Nous pouvons nous la poser, car nous mangeons à notre faim, nous nous soignons,

nous avons accès à l'éducation »251

. Auparavant, « Il n'était pas question de « bonheur » mais de trouver des

façons d'éduquer pour que l'enfant devient un être social à l'âge adulte »252

. Dès 1920, un mouvement de

penseurs – Maria Montessori, Jean Piaget, Célestin Freinet, fondateurs de la Ligue internationale pour

l'éducation nouvelle – diffuse la conviction que « l'enfant doit développer ses compétences, ses talents, et sa

singularité »253

. Pour ce faire, les éducateurs doivent engager une relation d'écoute de confiance, de respect et

d'autonomie. Françoise Dolto, à leur suite, diffusera aussi l'idée que l'enfant doit se développer dans un

contexte de plaisir et non de « castration » pour s'épanouir en tant qu'être humain. Or, la télévision est peut-

être le symbole même du plaisir pour l'enfant: un divertissement accessible, qui lui permet d'accéder à la

fiction mais aussi à la vie d'adulte, à un langage simplifié et le plus souvent adapté à son âge.

Plus généralement, les enfants connaissent une éducation moins permissive, davantage tournée sur leur

épanouissement que leur édification morale. Dans un dossier consacré à l’Enfant aujourd’hui, une journaliste

s’interroge : « à trop vouloir bien faire, n'aurait-on pas fait pire que mieux ? Les théories de Dolto et ses

confrères ont été interprétés comme la condamnation de toute autorité ou verticalité parentale et

l'exacerbation du principe de plaisir chez les petits. Bienvenue à la génération des enfants-rois et à un monde

centré sur l'enfance. La télévision initie le mouvement (Le Club Dorothée, Gulli…), suivie par la mode, la

publicité, la consommation »254

. On le constate, les dérives de l'éducation permissive sont attribuées aux

nouveaux médias, en particulier à la télévision, accusée non seulement d’être un média nocif, mais surtout

individualiste, engendrant des consommateurs gâtés et dépourvus du sens de l’intérêt général. Ce retour sur

soi s’explique aussi par une conjoncture nouvelle : « L'instabilité économique demande une grande réactivité,

une plus grande confiance en soi, une acceptation du changement… Non pas pour épanouir la personne, mais

pour répondre aux exigences de l'économie de marché.255

» Finalement c'est l'enjeu de l'éducation des enfants

aujourd'hui : réussir à allier le « bonheur » – entendu au sens du « principe de plaisir » – en les préparant à

une société de plus en plus anxiogène.

251

Séverine GARNIER « TGV Magazine » Plus heureux nos enfants ? Novembre 2011 252

« « Après les deux guerres mondiales, il existe une volonté de proposer un monde meilleur. Et surtout une révolution

psychologique : la vulgarisation de la psychanalyse émet l'hypothèse que si l'être humain vit un quelconque traumatisme

dans son enfance, il risque d'en souffrir toute sa vie durant. » Didier Pleux, psychologue, auteur d’Un enfant heureux

interrogé par Séverine GARNIER « TGV Magazine » Plus heureux nos enfants ? Novembre 2011 253

Ibid 254

Ibid 255

Didier Pleux, psychologue, auteur d’Un enfant heureux interrogé par Séverine GARNIER « TGV Magazine » Plus

heureux nos enfants ? Novembre 2011

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

49

D'aucuns ont pu dire que « l'occident est une Samaritaine infantile »256

; en effet, l'environnement social

et la démographie actuelle isolent davantage l'enfant qu'auparavant. « Un transfert est en train de s’opérer.

L’énergie subjective, qui quantitativement n’est pas moindre, a soudainement été versée au compte de

l’enfant, devenu le pivot de l’identification personnelle. Les émotions, les rêves et les projets esquissent sa vie

future »257

. De plus, on est entrés dans le « culte de la performance » décrit par Alain Ehrenberg dans

l’ouvrage du même nom258

: « Le culte de la performance prend son essor au cours des années quatre-vingt à

travers trois déplacements(…). La consommation est un vecteur de réalisation personnelle alors qu'elle

connotait auparavant l'aliénation et la passivité. (…) Ce culte inaugurait ainsi de nouvelles mythologies

permettant à chacun de s'adapter à une transformation majeure : le déclin de la discipline au profit de

l'autonomie. Épanouissement personnel et initiative individuelle sont les deux facettes de cette nouvelle règle

du jeu social »259

. Tous ces détours par les discours en cours, par les évolutions sociologiques, ne sont pas

superflus. Il ne faut pas négliger « les valeurs, attitudes et opinions [qui] évoluent au cours du temps »260

. Des

« forces sociodynamiques » – désignation des chercheurs de l’International Institute of Social Change (RISC)

– structurent l’environnement socioculturel, parmi lesquelles « le développement de soi » – favorisant

l’expression personnelle, l’exploration du potentiel humain, s’appuyant sur une forte confiance en sa capacité

de croissance personnelle, et « la vitalité » – mobilisation permanente du corps et de l’intellect.

II. 2. 2. Des parents lucides sur les effets d’une télévision éducative

Aux États-Unis, les programmes télévisés pour tout-petits sont étudiés de près: « L’immense marché des

programmes pour preschoolers, représente un fort potentiel de croissance pour Disney, qui a fait une percée

avec son programme comme «Mickey Mouse Clubhouse», mais qui n'a pas su devenir un phénomène culturel

aussi fort que «Dora l'Exploratrice». Cette « star » de Nickelodeon, de déjà dix ans, génère plus de 1 milliard

de dollars annuellement grâce aux ventes de produits dérivés »261

. Car le succès de Nickelodeon inquiète les

concurrents et les programmes jeunesse sont aussi un moyen de se démarquer dans un contexte très

compétitif. En 2012, Disney Channel Worldwide décide à son tour de s'engouffrer dans la niche des

programmes éducatifs, en lançant une chaîne dédiée aux enfants en bas âge: « C’est la prochaine étape d’une

stratégie globale destinée aux preschoolers, une stratégie qui a commencé il y a 10 ans avec l'introduction de

canaux de distribution dédiés à l'étranger »262

. Disney, le groupe historique du divertissement, se lance dans

l'éducation pour enfants, pour s’adapter à l’environnement socioculturel et présenter des armes égales face à

256

Marie-Françoise HANQUEZ MAINCENT, Barbie, poupée totem. Entre mère et fille, lien ou rupture ? Paris, Ed

Autrement, octobre 1998. p 192 257

Jean-Claude KAUFMANN, L'invention de soi, Une théorie de l'identité, Paris, Ed Hachette Pluriel Référence, Mars

2007 « Le premier enfant » 258

Alain EHRENBERG, Le culte de la performance, Ed Hachettes pluriel référence, juin 2008, 323pages 259

Ibid, p 214 260

Philippe KOETLER et Bernard DUBOIS, MARKETING ET MANAGEMENT, 10ème

édition, Paris, Ed PubliUnion,

2000, p 190 261

Brooks BARNES «The New York Times » Disney to replace Soap Opera Channel with programming for Preschoolers,

27 mai 2010 262

Ibid

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

50

un concurrent de taille. Carolina Lightcap, directrice de Disney Channels Worldwide, « explique que le nom

de Disney Junior a été choisi parce qu'il suggère clairement que les émissions sont destinées aux jeunes

enfants. (...) Nous sommes assez confiants, les parents connaissent la différence entre Disney et Nick263

» La

directrice de la marque le concède : le cœur de cible, ce sont les parents. C’est eux qu’il faut convertir à un

programme est inédit et moral ; pour cela, Disney reprend les héros classiques en leur faisant revêtir les

valeurs modernes. Dans les épisodes, Minnie – l'amie de Mickey – et Daisy – l'amie de Donald – passent du

bon temps dans un hôtel écologique tandis que de – gentils – pirates poursuive une bande de malfrats en

éduquant le capitaine Crochet. Cette réutilisation des grands classiques est une preuve ultime de l'impératif de

renouvellement qui passe désormais une inculcation des valeurs.

Loin d'être dupes, les parents n'ont pas d'illusion réelle sur les vertus éducatives du petit écran. Leur

culpabilité vis-à-vis de la télévision ainsi que leur lucidité quant aux effets réels du média sont connus et

utilisés par la directrice de la chaîne: « « [Les parents] savent bien que les enfants vont apprendre à lire en

regardant une émission de télévision » dit-elle en appuyant ses dires sur une recherche approfondie de Disney

menée auprès des mères de famille. « Bien que l'apprentissage soit une condition pour réussir à percer sur le

marché des preschoolers, il était n'est plus une différenciation » ajoute-t-elle»264

Pour sa part, Nickelodeon a fait de l'apprentissage le « contrat de marque » de l'émission Dora

l'Exploratrice. Cette promesse se réalise au travers de ses produits mais aussi par le discours qui accompagne

ces émissions : «Le « Jr » (comme Junior) fait partie de notre identité de télévision pour les preschoolers

depuis plus de 30 ans, et nous développons un programme éducatif de premier plan qui a tissé un lien fort et

sincère à la fois avec les preschoolers et leurs parents »265

. Une promesse qui répondrait à un besoin répandu

puisque « Depuis que « Nick Jr » est devenu une chaîne à part entière en 2008, remplaçant « Noggin »,

l’audience a quasiment doublé, ce qui indique une demande de programmation pour les preschoolers en

soirées »266

. L’hypothèse de la culpabilité, de la honte – le « surmoi cathodique » vue plus haut – semblent

pris en compte par les producteurs. « Les raisons d’une attention portée à l'enseignement varient, mais cette

approche sert de la même manière les majors mondiaux: ça rassure les mères qui peuvent laisser leurs

« gosses » face de l'écran du téléviseur»267

. En proposant des programmes éducatifs et en accompagnant leur

diffusion d'un discours de rassurance, les producteurs apaisent les craintes des parents ; crainte de voir leurs

enfants s'abétifier, mais aussi crainte d'être jugés par leurs pairs.

263

Ibid 264

Brooks BARNES «The New York Times» Disney Junior to focus on social values, 5 Novembre 2010 265

Brooks BARNES «The New York Times» Disney to replace Soap Opera Channel with programming for Preschoolers,

27 mai 2010 266

Ibid 267

Brooks BARNES «The New York Times» Disney Junior to focus on social values, 5 Novembre 2010

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

51

II. 2 .3 Rassurer les parents : l’espoir d'une télévision édifiante, voire éducative

Dora a réussi à conquérir la planète de son image grâce à une présence mercatique et médiatique

d'envergure. Toute la stratégie de déploiement repose sur une histoire, un argument décisif que l'on serait tenté

de rapprocher d'un « discours d'escorte », c’est-à-dire un discours qui accompagne les médias informatiques et

les technologies de l'information et de la communication pour lui donner une dimension symbolique, un

discours qui préconise les utilisations et les usages d'un nouveau média ou d'une nouvelle technologie.

Une marque choisit de construire un récit pour le produit ou le service qu'elle propose. Un récit

implique une intrigue, c'est-à-dire l’identification d'un problème à résoudre. « La marque se donne à lire

comme un récit dans la mesure où elle permet de résoudre une intrigue, c’est-à-dire de répondre à un

problème rencontré par le consommateur en lui proposant un objet de désir »268

. La « promesse de marque »

découle de la mise en évidence d'un différentiel entre ce que le consommateur désire et ce que le

consommateur possède. Dans notre cas, il s'agit de réconcilier l'attrait qu'exerce la télévision sur les parents

avec l'image négative qu'ils en ont. Il existe une notion de « contrat », essentielle à comprendre car elle

légitime la présence de la marque, son déploiement et son prix. Dora n'a pu conquérir tous ces marchés dans

le monde que grâce à la présence d'un discours solutionnant universel.

Un défi de taille que Dora semble relever… D'abord parce que Nickelodeon propose une émission

« sûre » : « La manière de concevoir le scénario est également un gage de succès car les enfants sont des

interlocuteurs privilégiés dans l'écriture des histoires. Pour chaque épisode, 75 enfants de 4 à 8 ans sont

consultés pour connaître leur ressenti face au story book: s'ils ne sont pas satisfaits, les histoires sont

réécrites jusqu'à ce qu'elles trouvent grâce à leurs yeux, de quoi réduire la marge d'erreur ! De plus, des

psychologues participent à l'élaboration des scénarios »269

; professionnels de l'enfance et panel-tests servent

de caution pour garantir le bien-fondé du programme. Cela permet de produire une émission télévisée à la fois

« ludique et éducative », qui apprend l'anglais et donne aux enfants confiance en eux. La promesse doit être

un argument différenciant ; et, sur le marché des programmes pour enfants, Dora l'Exploratrice est la première

à proposer un programme pour les enfants tournés vers l'apprentissage d'une langue étrangère. « Les raisons

de son succès sont toujours les mêmes qu'il y à dix ans. Dora est l'une des seules séries animées interactives

pour les tout petits. Elle permet d'apprendre à compter, à parler anglais. Sa structure, fondée sur des

répétitions, est particulièrement adaptée aux enfants de maternelle ».270

Et cette méthode fonctionne auprès

des adultes : « J'ai tout de suite accroché avec cette idée d'éveiller l'oreille des petits aux langues

étrangères. Le dessin animé Dora est plutôt amusant et bien dessiné, les personnages ont tous un rôle précis,

et les aventures sont stimulantes.»271

témoigne une jeune fille chargée de garder des enfants.

268

Benoît HEILBRUNN, La marque, Ed Que sais-je? Paris, 2006, p 35

269 Valérie QUIOC « Blog suite 101 » Dora l’Exploratrice fête ses dix ans, 27 novembre 2010 270

Sébastien JULIAN, « L’expansion » Le business en or massif de Dora, 09 novembre 2010 271

Cf. annexe 19 « Entretien avec Lucie, 24 ans, étudiante et baby-sitter » p117

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

52

Dans un article intitulé « Pourquoi les enfants adorent Dora l'Exploratrice », le journaliste explique ainsi

les raisons de son succès : « Ludique et éducatif : Les couleurs, les formes, les chiffres, les lettres n’ont plus

de secret pour les enfants. « Ils assimilent facilement ce que dit Dora et les phrases chocs qui reviennent dans

chaque épisode. » Grâce à cette petite fille bilingue, ils acquièrent également des notions d’anglais en

s’amusant. 272

».La promesse de Dora est de proposer une émission divertissante mais éducative, ce qui permet

de résoudre les contradictions exposées ci-avant, de décomplexer les parents et de satisfaire les enfants. Les

témoignages273

et les avis des journalistes concordent : « Avec sa chevelure de Playmobil et son singe en

Moon Boots, Dora a déculpabilisé les parents ; depuis bientôt dix ans, ils n’hésitent plus à laisser les gamins

devant la télé (…) Les enfants s’amusent en apprenant l’anglais, en intégrant les bons réflexes écolos et en

dansant en rythme au milieu du salon jusqu’à plus souffle »274

. On a résumé le chemin réflexif que nous avons

effectué depuis le début en un itinéraire intellectuel, qui propose l’aboutissement de deux oppositions grâce à

la solution de l’interactivité275

, une troisième voie entre l’ennui connu à l’école et le divertissement abrutissant

de la télévision, entre un mode d’enseignement hiérarchique et hypnotique, etc.

La rassurance d’un programme télévisé éducatif doit s’illustrer ; des preuves, des faits, mais surtout une

expérience particulière est attendus par les parents et les enfants. Profitant d’un effet de mode et des avancées

technologiques, Dora devient une figure « en avance sur son temps » puisqu’elle propose de vivre

l’interactivité, un concept décliné à toute sa gamme.

II. 3 : De la promesse de l'apprentissage à la preuve : comment Dora apprend aux enfants

II. 3 .1. La technophilie comme renouveau de l'apprentissage

On parle de plus en plus fréquemment d'un malaise dans l'éducation des enfants, les spécialistes parlent

de « démotivation », de « découragement », de « décrochage », des symptômes qui engendrent les méfaits

connus, notamment la « délinquance », la « violence »276

Cette question n'est pas nouvelle, et s'accompagne

d'une recherche d'une alternative, « un ensemble plus attractif, plus efficace, qui développerait l'autonomie

des élèves » ; aujourd'hui, on cherche à « reconsidérer les faits pédagogiques »277

. Or, internet et les nouveaux

médias sont souvent présentés comme de nouveaux lieux d'apprentissage qui remettent en cause les modes de

transmission et la manière dont on apprend à l'école ; un moyen de redonner de la motivation. Ce discours

272

Ingrid BERNARD « France Soir » Pourquoi les enfants adorent « Dora l’Exploratrice » 06 décembre 2011 273

Cf annexe 20: « Entretien avec Nicolas, père de la quarantaine » p118 274

« Le Soir » Dora, 25 novembre 2009 275

Cf. Annexe37 « La promesse de Marque de Nickelodeon : une composition, solution à une dialectique complexe » p.

148 276

Claude LEVY-LEBOYE « Grands dossiers Sciences Humaines : Malaise au travail » Les vrais ressorts de la

motivation, Automne 2008 277

Ibid

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

53

technophile s'argumente grâce à un discours-preuve. Par exemple, une expérience a été menée sur 740 élèves

européens à qui l'on a présenté des cours rehaussés de projections en 3D afin d'améliorer leur compréhension.

17% des élèves ont vu leur note augmenter278

. Les marques se saisissent de cet argumentaire pour proposer un

discours technophile. Parmi celles qui jouent sur cette technologie motivante, Microsoft, par exemple, a

appuyé toute sa campagne institutionnelle de 2011 sur un discours de technophilie pédagogue, notamment en

mettant en scène un élève en réussite scolaire grâce à un power point dynamique, ou d’autres témoignages

d’utilisateurs qui prononcent la phrase « signature » : « Avec Office 2010, je me suis vraiment étonné(e) » 279

.

La technologie pour favoriser la motivation, l'apprentissage et pour nourrir la curiosité, voilà un discours

d'escorte qui joue en faveur des programmes télévisuels pour enfants.

L'interactivité est un concept « tendance » mis en avant par les « entreprises afin de répondre aux

attentes des consommateurs attirés par les innovations technologiques et désireux de pouvoir entrer dans une

relation d'échange avec certains produits »280

.L'engouement généralisé repose sur la promesse du « premier

dessin animé ludo-éducatif interactif », qui se décline depuis le programme télévisé jusqu’à une grande

variété de produits. L'interactivité des programmes Dora s'inscrit dans une volonté d'éducation de l'enfant :

« Nous voulions créer un spectacle où l’on enseigne aux enfants des méthodes de résolution de problèmes.

Des méthodes comme s'arrêter pour réfléchir, demander de l'aide ou utiliser ce que l'on sait sont présentées

dans chaque épisode de Dora »281

. Dans le générique de début de la série Dora diffusé sur Tiji, la caméra

filme une chambre d’enfant, fait un plan serré sur l’écran d’ordinateur sur lequel on voit Dora, comme si la

fillette l’« habitait »282

. De même, dans le générique, on voit Dora surgir du O de Dora en souriant, cependant

qu'un curseur de souris vient « cliquer » sur son visage. Une animation sonore fait comprendre que le clic

permet de démarrer l'épisode. De nombreux procédés filmiques sont utilisés pour intégrer l’enfant à la série

animée, comme les adresses directes, les gestes déictiques, etc.283

. Sur la page Wikipédia, il est écrit que le

curseur bleu, la flèche, représente « le Téléspectateur : il se manifeste alors par une petite flèche bleue. Dora

et ses amis lui font souvent appel pour les aider. »284

. En effet, lorsque Dora demande une information « Vois-

tu le pont ? », la flèche vient se poser sur le pont au bout de cinq secondes, anticipant les ordres donnés par

l'enfant. À la fin de l'épisode, Dora demande «Hé ? Tu as vu Babouche ? Cherche-le avec la flèche ! »285

. Le

programme emprunte à l'imaginaire informatique pour donner une dimension technophile au programme, et

présuppose que le téléspectateur possède les références nécessaires pour associer son action à celle de la petite

flèche bleue. On assiste à un mouvement sur le champ médiatique où « les marques commencent à développer

un discours qui déborde largement et de plus en plus de leur univers de produits pour intégrer des discours

278

« L'Express » La 3D pédagogique, 18 octobre 2011 279

Campagne « Étonnez-vous avec Office 2010 – Faire son exposé avec PowerPoint 2010 » 280

Adèle VAN COLEN, Elodie MENET, « Rapport de master 2 Sciences du management des produits de l’enfant » Dora

l’Exploratrice un nouveau concept d’interactivité ? Mars 2005 281

Ibid 282

Cf. annexe 31: « le générique de Dora sur Tiji » p. 140 283

Cf. annexe 11: « Analyse d’un épisode de Dora : sémiologie filmique » p. 102 284

Page Wikipédia de Dora 285

Dora la musicienne, Nickelodeon, 2006, 23’55

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

54

paternalistes et prescriptifs sur le sens de la vie ou les clés et les chemins d’une vie harmonieuse et

réussie286

». Dora, dans cette veine, incite à ne jamais céder au divertissement inutile et prône

l’accomplissement intellectuel par les loisirs.

II. 3. 2. La mise en scène de l'apprentissage : la répétition et l’interactivité

La marque doit faire reposer son discours sur des avantages effectifs et palpables. Comment Dora

prouve-t-elle qu'elle est un programme éducatif ? Pour le journaliste, Dora a pour avantage de suivre un

« mode de narration basique : la structure d’un épisode se divise toujours en trois étapes: un problème, la

recherche des solutions et la réussite. « Ce mode séquentiel devient vite rébarbatif et routinier pour un adulte.

Mais les enfants, eux, sont heureux de retrouver des situations semblables, ça les rassure, précise encore

Laurent Taïeb. Regarder plusieurs fois le même épisode, c’est comme demander à sa maman de nous lire

plusieurs fois la même histoire. 287

». Le producteur présente une Dora (la télévision) qui se substitue à la

maman (l'action du parent) en proposant un plaisir répétitif ; or, comme le souligne Kapferer288

, la répétition

est une dimension fondamentale pour les enfants. En fait, il est important pour eux d'avoir le sentiment de

dominer intellectuellement les choses, ce qui peut expliquer la dimension un peu répétitive des épisodes de

Dora. Ainsi dans Dora la musicienne, Dora et ses amis créent une parade et chantent ensemble régulièrement

sur le chemin vers le coffre à musique ; à chaque fois qu'un camarade les rejoint, un instrument est ajouté à la

comptine, la chanson est répétée avec un couplet supplémentaire. D’autres éléments se répètent, dans les

situations, le vocabulaire, les personnages289

. La répétition est à la fois un indice des vertus pédagogique du

programme et un moyen garder l’attention du public. À noter que cette attention captée peut être excessive et

aller à l’inverse des effets escomptés : « [les petites filles] aiment vraiment beaucoup Dora, car elles le

demandent souvent, mais devant l'écran, elles « scotchent », elles deviennent muettes et passives ; même en

connaissant les épisodes par cœur, elles ne bougent plus, elles sont captivées. Pour avoir la paix, c'est top.

(…). Elles ne répondent pas à Dora, et ne répètent pas les mots anglais. Elles ne chantent pas le

générique. »290

. Ce témoignage montre que les intentions des producteurs ne se réalisent parfois pas

exactement tel qu’ils le voudraient, mais montrent la liberté du téléspectateur face à son écran et la variété des

usages de l’écran.

Autre argument mis en monstration par les producteurs : « « L’interactivité est la clé de ce dessin

animé », précise Laurent Taïeb. » Confronté à un problème, Dora n’hésite pas à demander des conseils aux

jeunes téléspectateurs. Elle les interroge et attend leur réponse en fixant la caméra pendant quelques

secondes, elle leur demande également de répéter les mêmes mots qu’elle. Les enfants s’estiment être des

286

Benoît HEILBRUNN, La marque, Ed Que sais-je? Paris, 2006, p 10 287

Sébastien JULIAN, « L’expansion » Le business en or massif de Dora, 09 novembre 2010 288

Jean-Noël KAPFERER L'Enfant et la publicité, les chemins de la séduction, Paris, Ed Dunod, Janvier 1985, p 78 289

Cf. annexe 14: « La répétition dans Dora la musicienne » p.106 290

Cf. annexe 19: « Entretien avec Lucie, 24 ans, étudiante et baby-sitter » p. 117

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

55

héros, au même titre que Dora.»291

L’interactivité constitue la spécificité de la série animée : « En 2000, date

de la création de ce dessin animé, les enfants sont passifs devant leurs dessins animés, ils regardent mais ne

participent pas. Dora l'Exploratrice va changer la donne. (…) Les enfants vont intervenir pour aider Dora à

solutionner le « problème » ! À ce moment, les enfants sont véritablement persuadés que sans eux, leur

héroïne préférée ne saurait résoudre les énigmes: c'est certainement une des clés de la réussite. »292

. Le

discours de l’avant/après fonctionne autour de l’événement de la « mise en interactivité ». En effet, si les

programmes à visées éducatives sont nombreux – « Il était une fois… La Vie », « Il était une fois… Les

explorateurs », les séries animées qui prennent le parti de faire participer le téléspectateur le sont moins.

L’interactivité est une manière de faire endosser le rôle de professeur à Dora qui se substitue alors

à l'instituteur, et les subterfuges pour que l’enfant participe sont nombreux : temps de silence pour laisser

l’enfant répondre, répéter un mot, raconter son moment préféré dans l’épisode, montrer du doigt l’objet

recherché.293

Ce temps laissé à l’enfant pour répondre est un moyen d’apprendre la réflexion, selon les

producteurs. En outre, puisque Dora sollicite l'aide de l'enfant, elle développerait l'estime de soi, « elle leur

prouve qu'ils sont capables de faire beaucoup de choses, les valeurs d'entraide et de confiance en soi sont

donc aussi présentes »294

. De fait, cette interactivité est un levier d'apprentissage qui permet de qualifier Dora

de programme à visée morale. L'apprentissage, valeur promue par Dora, va de pair avec une promotion de la

curiosité, l'aventure intellectuelle et physique295

.

Mais entre l'interactivité proclamée qui sert d’argument promotionnel est-elle une « interactivité

réelle » ? Il est légitime de se demander dans quelles mesures la notion d'interactivité est avérée.

L' « interactivité » peut être définie comme la «1. Faculté d'échange entre l'utilisateur d'un système

informatique et la machine par l'intermédiaire d'un terminal doté d'un écran de visualisation. 2. Caractère

d'un média interactif »296

tandis qu’« interactif » « 1. Se dit de phénomènes qui réagissent les uns sur les

autres. 2. En informatique, doué d'interactivité.3. Se dit d'un support de communication favorisant un

échange avec le public ; exemple: émission, exposition, livres interactifs.»297

. Toute la promesse de Dora

gravite autour d'un apprentissage de notions de base pour l'enfant. L’interactivité est la valeur ajoutée qui

construit la spécificité du programme ; initiée pour le programme télévisé, l'interactivité se décline sur

d’autres produits, comme pour le spectacle musical « Dora l'Exploratrice et la Cité des jouets perdus » :

« Entre jungle emmêlée ou encore pyramide des nombres, Dora aura besoin des enfants de la salle ! Tout au

long de la comédie musicale, les enfants seront invités à chanter, compter et orienter Dora l'Exploratrice pour

291

Ingrid BERNARD « France Soir » Pourquoi les enfants adorent « Dora l’Exploratrice » 06 décembre 2011 292

Ibid 293

Cf annexe 13 « L’interactivité dans un épisode Dora : Dora la Musicienne » p105 294

Adèle VAN COLEN, Elodie MENET, « Rapport de master 2 Sciences du management des produits de l’enfant » Dora

l’Exploratrice un nouveau concept d’interactivité ? Mars 2005 295

Cf. Annexe 37 « La promesse de Marque de Nickelodeon : une composition, solution à une dialectique complexe » p.

148 296

Le Petit Larousse illustré 2012, Ed. Larousse 297

Cf. Annexe39 « L’interactivité, définitions et fondements » p. 151

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

56

retrouver la Cité des jouets perdus avant Chipeur »298

. C’est le dessein des producteurs, qui sont parvenus à

monter « une tournée de 200 dates en France. «Le spectacle a tenté de restituer tout l'univers télévisuel de

Dora, dont l'originalité tient à sa très forte interaction avec les bambins. « Il s'agit de garder l'enfant actif

durant tout le spectacle », explique le producteur Nicolas Talar. »299

. Et visiblement, cela fonctionne, d’après

les observations d’un journaliste : « Ils sont littéralement en extase durant toute la représentation. Il faut dire

que les acteurs font largement participer le public. On se permettra (vue d’un œil adulte) d’être un peu

réservé sur les décors et costumes kitsch »300

. Il est intéressant de constater qu’il y a quasiment une censure du

critique qui n’ose jauger de la qualité du spectacle « du point de vue adulte » : qu’importe la piètre qualité de

la représentation, pourvu que les enfants regardent.

Le dessin animé, format initial de Dora, propose à l'enfant d'écouter un message et de réagir à ses

propos : en répétant un mot, en sautant, enchantant… Néanmoins, l'enfant ne peut pas avoir d’incidence sur la

suite du programme – le comportement d'un personnage par exemple – comme il le souhaite. Le format

télévisé ne permet pas à l'enfant de modifier l'attitude de l'émetteur ; lorsque Dora trouve un pont sur

indication de la flèche bleue, c'est en fait une anticipation du programme qui permet de donner l'illusion d'une

relation de cause à effet. En ce sens, la promesse d'interactivité est exagérée. C'est davantage une

« impression », un « sentiment » laissé à l'enfant qui tient lieu d'interactivité. Le format DVD ne permet pas

non plus à l'enfant d'agir sur le programme, les propriétés du programme différé n'étant pas utilisées pour

approfondir la notion d'interactivité. À noter toutefois que les jeux proposés en supplément des épisodes du

DVD bénéficient d’une certaine dimension interactive301

seulement.

Les jeux sur console302

et le support informatique sont davantage adaptés à l'interactivité. Atari, éditeur

des CD-Rom Dora, respecte la charte Dora – univers, voix, personnages, adaptation des aventures. À tous

points de vue, le CD-Rom tient les promesses de l'interactivité : l'enfant crée son personnage, et les actions

qu’il effectue font effet sur la suite des événements : récupérer des livres303

, prendre des photos d'animaux304

,

il décide totalement du cours de l’action. En 2005 est lancée la collection « clique et crée », un CD-Rom

hebdomadaire d'activités « Dora » ; à cette occasion, des spots télévision de 20 secondes et 30 secondes sont

diffusés sur les chaînes généralistes. La promesse est celle de l'interactivité : « Retrouve Dora l'Exploratrice

298 Communiqué de Presse « Dora l’Exploratrice la cité des jouets perdus » 299

Jean-Baptiste DIELBOLD, « Challenges », Dora explore sans relâche l'eldorado des enfants, 25 juillet 2011 300

Jean-Christophe CHANUT « La Tribune » Tous plein de « pestacles » en famille 7 décembre 2010 301

Dans le jeu « Chasse d'Halloween » l'enfant doit retrouver certains objets sur un plan d'image statique, l'interactivité est

limité (« sélective » selon l'échelle de Paquelin) mais existante. DVD « Dora fête Halloween » TF1 vidéo, 20 octobre 2010,

52 minutes 302

Cf. Annexe 38 « Dora sur console, une alliance évidente » p.150 303

CD Rom «Dora l'Exploratrice - Les Aventures de Sakado » Atari 304

CD Rom «Dora l'Exploratrice - Les animaux de la jungle » Atari

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

57

dans la nouvelle collection interactive « clique et crée » ; chaque épisode comprend trois jeux et un épisode :

clique et chante, clique et joue, clique et crée »305

. Il est à noter que Nickelodeon mentionne l'interactivité

dans une publicité directement adressée à l'enfant, comme si cet argument avait déjà du poids sur le jeune

téléspectateur. Les livres Dora édités par Albin Michel cherchent à reproduire l’interactivité ; toutefois, si

c’est un véritable succès commercial – pour rappel « il se vend en moyenne 4,50 livres Dora par minute dans

l'Hexagone »306

, ce n’est pas une réussite sur le terrain, si l’on en croit nos observations307

.

La société Leapfrog, éditeur de « leapPad » édite des livres interactifs. Cet objet, dans la lignée des

objets Dora, se veut un objet pédagogique : « Nous croyons que lorsqu'apprendre devient amusant, plein de

surprises et impliquant, nous faisons plus que satisfaire la curiosité des jeunes enfants, nous développons

chez eux un vrai plaisir d'apprendre. Des professeurs, des pédopsychiatres, des chercheurs et des spécialistes

de l'éducation représentent environ 25% de l'effectif. Notre équipe d'experts en pédagogie est formée de

spécialistes dans le domaine de la lecture, l'écriture et des méthodes pédagogiques et vient tous d'universités

prestigieuses »308

; la cartouche Dora « À la rescousse » permet à l'enfant de pointer des images à l'aide d'un

stylo, de toucher les pastilles à chaque changement de page afin d'enchaîner sur la suite de l'histoire ou pour

commencer un nouveau jeu. Le livre – via une boîte vocale – s'adresse à l'enfant « Touche la pastille basique

avec ton stylo et amuse-toi bien » « Aide Babouche, touche tous les fruits jaunes »309

. Il y a aussi interactivité

car le leap-pad est un émetteur qui s'adresse à l'enfant, sa réaction engage une déclaration – encouragement,

félicitations, conseil « Tu as déjà touché un fruit jaune » – et ainsi de suite, créant une activité de dialogue

cyclique et obéissant à une interactivité réactive. Autre objet étudié dans notre panel de « produits dit

interactifs », le magazine Dora l'Exploratrice qui se revendique « le premier magazine interactif » ; pourtant,

si, en effet, des efforts pédagogiques sont faits – mots traduits en anglais, injonction écrite : « Aide Dora à

retrouver l'étoile » pour captiver l'enfant, autocollants parfois, on ne peut pas affirmer que le magazine soit

interactif, car la parole ou les actions de l'enfant n'ont aucune incidence sur le déroulé de l'histoire.

Finalement, on peut dire que l’interactivité de Dora est davantage un effet qu’une réalité ; d’abord, interaction

et interactivité sont confondues ; ensuite, cet effet n’est pas applicable à tous les médias, les supports écrits

seront moins à même d’être interactifs que les jeux informatiques ou les spectacles vivants ; pour reprendre

les propos de Pierre Sansot, « Interactivité, interaction : voulez-vous commander un article à La Redoute, ou

305

Spot publicitaire « Dora l'Exploratrice : Dora dvd » 16 septembre 2005 - 21s, producteur No problemo, disponible sur le

site de l’INA 306

Sébastien JULIAN, « L’expansion » Le business en or massif de Dora, 09 novembre 2010 307

Cf. annexe15: « Dora sauve les petits chiens, une interactivité limitée » p. 108 308

Site internet de Leapfrog 309

LeapFrog – Mon Premier LeapPad – Livre : Dora l'Exploratrice à la rescousse (Nickelodeon), 2006

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

58

épouser votre mère ? »310

, c'est-à-dire qu’on fait porter que l’interactivité devient un mot réceptacle de

beaucoup d’espoirs et de notions différentes – parfois n’importe quoi, en somme. J’irais bien faire un somme.

II. 3. 3. Les limites de la « pédagogie ludique » et de la « glocalisation » de l’univers Dora

Les jeux Dora s’efforcent de garder aussi une dimension interactive, à l'image de la cuisine bilingue de

Dora : l'enfant peut jouer à la dînette en respectant les consignes dictées par Dora « Faisons des cookies », qui

donne les ingrédients en français et en anglais « Butter : beurre ! », et « Suivre la carte pour la recette »311

.

Dans la même veine, la tête-à-coiffer Dora s'adresse à la fillette « Aide-moi à me coiffer » et lui parle anglais

« Comme c’est joli ! So pretty ! »312

, tandis que la caisse enregistreuse aide les enfants à compter « Amuse toi

avec les chiffres ; c'est à toi de compter ! »313

. On peut encore citer « la maison de Dora » mettant en scène

l'Exploratrice, son papa et sa maman, dans une maison pliante. La voix publicitaire chantonne d'une voix –

sucrée – « la maison de Dora c'est super ». Ici, c'est le « Welcome in my home » qui permet d'ancrer la

dimension bilingue dans le jeu. Finalement, les jeux Dora sont des jeux « classiques » (poupées, dînette, tête à

coiffer, marchande…) sur lesquels on a calqué des indices d'apprentissage grâce à une dimension interactive

et bilingue. L'interactivité est agitée comme un vecteur de modernité, et parfois, le terme est utilisé à l’excès.

D'ailleurs, l'interactivité est le plus souvent biaisée puisqu'il s'agit d'une impression d'interaction.

L'interactivité n'est pas une nouvelle technologie – brevet déposé, innovation technologique – mais bien une

utilisation et un discours différent sur l'usage des médias pour un public spécifique dans un but précis. En

réalité, pour reprendre les propos d'Yves Jeanneret dans Y'a-t-il des nouvelles technologies de l'information,

les nouvelles technologies sont « davantage des technologies sémiotiques ou des technologies du texte » que

de « simples technologies de l'information »314

. Chaque utilisation du média fait l'objet d'un discours de

révolution ou de changement : « Nous baignons dans un discours où tous les changements de l'économie

documentaire font paradigme ou même monnaie: ils sont universellement échangeables, rendant disponibles,

au présent, toutes les valeurs confirmées de l'histoire. »315

C’est-à-dire que, comme Jeanneret l'explique plus

loin : « Le préfixe cyber désigne tout et n'importe quoi », de même que l'interactivité est utilisée à outrance

pour servir un discours technophile et « tendance ». En réalité, il y a nouveauté des idées mais pas dans les

outils, et l'exemple en est criant pour le dessin animé.

310

Pierre SANSOT, « Bulletin de l’IDATE Interactivité(s),», Interactivité, interaction : voulez-vous commander un article

à La Redoute, ou épouser votre mère ?, 1985, n° 20, p. 87-91. 311

Spot publicitaire « Dora l’Exploratrice : cuisine bilingue » - 23 octobre 2006 - 21secondes, Paris. Annonceur : Mattel

France. Vidéo disponible sur le site de l’INA 312

Spot publicitaire « Dora l’Exploratrice : Chevelure magique » - 25 octobre 2006 - 26secondes, Paris. Annonceur :

Mattel France. Vidéo disponible sur le site de l’INA 313

Spot publicitaire « Dora l’Exploratrice : Caisse enregistreuse» - 25 octobre 2006 - 26secondes, Paris. Annonceur :

Mattel France. Vidéo disponible sur le site de l’INA 314

Yves JEANNERET Y a-t-il vraiment des technologies de l'information ?, Paris, Ed Presses Universitaires Du

Septentrion, août 2006, p 39 315

Ibid, p 10

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

59

Finalement, la qualité de ses déclinaisons Dora est peut-être ce qui manque. Un journaliste s’étonne que

les costumes soient kitsch mais « Attention, icône ! »316

prévient-il, comme si ce statut de symbole médiatique

empêchait toute critique. D’autres critiques vilipendent la qualité des jeux Dora : « Si Dora est un personnage

très populaire chez les enfants, on ne compte plus le nombre d’adaptations vidéoludiques sorties avec plus ou

moins de succès. Aujourd’hui, Dora passe derrière les fourneaux pour nous initier à la cuisine (…) on reste

sur notre faim tant le jeu est basique et sans saveur. Pire, la durée de l’aventure culinaire est trop réduite,

seulement quatre recettes, une trentaine de mini-jeux et c’est tout ! Clairement insuffisant pour une franchise

si populaire ! On en viendrait même à penser que sur ce coup, l’éditeur prend un peu les enfants pour des

vaches à lait ! »317

. Encore une fois ce constat qu’une franchise ne peut pas se priver tout à fait de qualité, que

la déclinaison en de multiples supports doit être menée dans une politique d’exigence et de cohérence, au

risque de ternir l’image d’une « icône », si « populaire » soit-elle.

Conclusion au II : La promesse de l’éducation : de l’esthétique télévisuelle à un

programme éthique

Dans son article « Une critique de la télévision est-elle possible ? »318

Jean-Louis Schlegel insiste sur le

fait que le critique est incapable de suivre la diversité des programmes, que la critique émise est le plus

souvent positive (sur le mode injonctif « ne ratez pas cette émission»). Rares sont les critiques qui émettent un

jugement de valeur sur les programmes, encore plus pour les programmes pour enfant, à qui l'on dédie une

faible chronique ou un encart mais qui fait moins l'objet d'analyses poussées que les séries pour adultes319

.

Dora par exemple ne fait pas l'objet de critiques ou de jugements esthétiques. De même, il est devenu

« ringard » de faire de la critique morale, puisque de toute manière le succès vient balayer les velléités

protestataires. « Critiquer une émission populaire, pourtant, ce n'est pas condamner son public » rappelle

l'analyste, qui insiste sur « l'esprit de tolérance démocratique qui règle la vie civile de nos sociétés ».

Historiquement la télévision était un vilain petit canard accusé d'abétifier les enfants et d'hypnotiser les

spectateurs. Cette critique est de nos jours actualisée, nourrie d'arguments scientifiques qui créent le débat en

France, notamment entre les grands spécialistes de la communication. L'enfance cristallise les avis, elle est au

cœur des débats actuels. Dans ce contexte, Dora, aux prétentions éducatives, évolue uniquement dans les

circuits dédiés au divertissement : internet, produits dérivés, chaînes télévisées privées. Les institutions

« officielles » dédiées à l'éducation des enfants – écoles, bibliothèques – observent de loin l'arrivée de la petite

Exploratrice qui prétend apprendre en amusant, et expriment des doutes sur la possibilité d'un programme

éducatif.

316

Jean-Christophe CHANUT « La Tribune » Tous plein de « pestacles » en famille 7 décembre 2010 317

« Le Soir » Cuisine sans saveur, 19 janvier 2011 318

Jean Louis SCHLEGEL « Esprit » Une critique de la télévision est-elle encore possible ? Mars 2003 319

Ibid

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

60

Ce dessein ambitieux n'est pas nouveau. L'Unesco y a vu un moyen éventuel d'éduquer les enfants dans

des endroits reculés, l'État américain y a perçu une possibilité pour réduire les inégalités sociales, d'autres

programmes ont suivi pour tenter d'améliorer le concept de la télévision éducative, dont la petite dernière,

Dora. Pourtant, il n'existe pas de critères objectifs pour jauger du potentiel éducatif d'un programme. Le fait

de proposer des structures narratives simples, de multiplier les répétitions, ne constitue pas un ensemble

suffisant d'éléments éducatifs. En effet, ce n'est pas dans la technique utilisée ou dans l'objet émis que réside

le caractère édifiant d'un programme, mais dans l'usage qu'en fait le téléspectateur. Les spécialistes de la

télévision notent deux éléments importants à prendre en compte lorsqu'on aborde la question de la télévision.

D'abord l'importance des conditions de réception. Selon leur âge, le milieu familial, les conditions

psychologiques, la vie sociale, le développement affectif et intellectuel de l'enfant, l'individu ne recevra pas le

programme de la même manière. Il est moins pertinent de s'interroger sur ce que fait la télévision aux enfants

que de se demander ce qu'ils font de la télévision. Ensuite, en termes d'effets sur les enfants, on passe d'une

causalité linéaire à une causalité circulaire. Puisque « la télévision ne rend pas paresseux et les paresseux ne

sont pas nécessairement accrocs à la télévision, les deux sont vrais et se complètent »320

, la réponse est à

chercher du côté du récepteur davantage que de l'émetteur.

De même, le succès de Dora est à comprendre à l'aune de l'état d'esprit des parents, qui investissent sur

leurs enfants, veulent lui éviter le traumatisme de l'éducation classique, aimeraient qu'il « soit un peu en

avance » (en se familiarisant tôt à l'anglais notamment). De fait, le discours de marque s'adresse aux parents ;

cet argumentaire de réassurance s'appuie sur la modernité d'abord, puisque Dora est moderne, utilise les

nouvelles technologies à des fins éducatives. Il s'appuie ensuite sur la promotion de l'interactivité, une

participation avec l'enfant qui transforme la télévision en média dynamique et donne confiance aux

téléspectateurs. Nickelodeon a choisi de proposer un programme qui modifie le comportement de l'émetteur,

dont le message ait une incidence sur l'attitude de l'enfant. Dans le cas du programme Dora, l'interactivité –

issue du domaine de l'informatique – est parvenue jusqu'à la télévision et se transporte jusqu'aux supports

écrits avec plus ou moins de succès. Car l’interactivité peut recouper diverses modalités, elle est davantage un

argument, un discours de promotion, permettant de passer de la télévision « d’avant » – aliénante – à une

télévision « nouvelle génération », ludique, pédagogue, rassurante pour les parents et captivante pour les

enfants. Cette spécificité s’applique avec plus ou moins de bonheurs à différents médias, pourvu que cela

serve d’argument technophile et éducatif.

Les discours d’escorte qui circulent autour de l’objet proposent donc une troisième voie qui permet

d’équilibrer Dora entre les risques que supposent la télévision et les promesses qu’implique un programme

moderne, interactif et ludique. Cette proposition rassurante permet au programme télévisé de « monter en

320

Monique DAGNAUD, Enfant, consommation et publicité télévisée, Paris, La Documentation Française Février 2003, p

36

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

61

valeur », de n’être plus seulement un objet de divertissement – esthétique – mais d’accéder à des fins

éducatives et édifiantes – éthiques.

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

62

III L'émancipation de Dora : comment les discours adultes construisent un personnage

destiné au divertissement enfantin

On a constaté la distance assez étendue qui existe entre la perception qu’ont les adultes de Dora puis par

les enfants, distance qui s’illustre par l’usage de « Dora » par chacun et par les discours divulgués. Dora,

comme tout objet marchand de divertissement, a été pensée par des producteurs « adultes » à destination des

enfants ; cette disparité est visible à plusieurs points de vue. L’ « écosystème » Dora a acquis une telle

autonomie qu’il devient un support de discours de tous bords, parfois loin des idées originelles voulues par

ses créateurs. Comme dernière hypothèse, on propose d'envisager une « émancipation » de Dora, de la

considérer comme une marque qui est dessaisie des discours de promotions qui l’accompagnent, pour

bénéficier d'autres lectures qui dépassent le champ de l'enfance. Les différentes réappropriations « adultes »

projetées sur le personnage de la petite héroïne sont autant de vecteurs d' « émancipation », et si celles-ci

fonctionnent, c’est grâce à la « médiagénie » de Dora, une capacité qu’a l’objet médiatique à supporter des

lectures nouvelles et parfois antinomiques, un concept explicité par Philippe Marion et sur lequel nous nous

attarderons321.

III. 1. Ce que Dora promouvrait comme valeurs et idéaux

III. 1. 1 Morale et héroïsme : les« valeurs » dans les dessins animés, un grand classique

Dans Rhétoriques télévisuelles, l'auteur pose l'hypothèse que « la télévision est un média qui doit une

partie de sa réussite à la synergie qui existe entre le dispositif médiologique (individualisant et réticulaire) et

le mode de société contemporaine dont il a contribué à assurer l'accompagnement »322. Affirmer cela, c’est

expliciter le « succès et l'évolution rapide et massive des modes de sociabilité des sociétés qui l'ont hébergée

[la télévision], qui lui ont concédé un espace de visibilité et un terrain d'interaction considérable. » En fait, la

télévision est un véhicule décisif des croyances et des représentations partagées par un même collectif.

En partant de ce postulat, on peut dire de la télévision qu'elle agit de deux manières sur les enfants323.

D'abord, elle transmet les valeurs qui ne sont pas remises en cause par la société ambiante – le droit des

enfants, le sens de la propriété et la valorisation du travail. Implicitement les valeurs transmises et émises sont

celles des institutions en place. En second lieu, elle transmet les valeurs par « voie affective », par exemple

lorsque l’enfant observe l'accueil de l'émission par ses parents qui l'approuvent ou la contestent. Si Dora est

qualifiée de « bébête » par les parents, les chances pour que l'enfant ait envie de la regarder sont amoindries.

321

Philippe MARION, « Recherches en communication » Narratologie médiatique et médiagénie des récits, n° 7, 1997, 322

Jean-Claude SOULAGES, Les rhétoriques télévisuelles - Le formatage du regard, Paris, Ed. De Boeck, juin 2007, p 12 323

Mireille CHALVON, Pierre CORSET, Michel SOUCHON, L’enfant devant la télévision des années 90, Paris, Ed

Flammarion, 1993, p 78

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

63

Il n'est pas rare que les adultes se réapproprient des objets destinés aux enfants ; cependant que le jeu

est une occupation qui n'a pas d'autre finalité que lui-même, une réalisation qui tend à ne rien réaliser, pour

l'enfant en tout cas324 ; de fait, l'adulte va y projeter des concepts qui le concernent. Tandis que l'enfant

projette sur le divertissement des actions qui le concernent, l'adulte y discerne des préoccupations sociétales

généralisantes. Si Dora n'a pas encore fait l'objet de recherches universitaires, on peut cependant se référer a

d'autres modèles du même type – des figures du divertissement, devenus des héros mondialement connus.

Ainsi, Barbie a fait l'objet de beaucoup de questionnement – avec une notoriété à 95%, cela n'a rien

d'étonnant, notamment par Marie-Françoise Hanquez-Maincent, auteure de Barbie, poupée totem. Entre mère

et fille, lien ou rupture ? Dans cet ouvrage, elle affirme que Barbie « absorbe toutes les tendances comme un

buvard », qu'elle est « une grille de lecture d'un groupe social »325. En effet, la figuration de Barbie n'est pas la

même partout, elle se « nuance des fantasmes des sociétés qu'elle côtoie » ; son physique évolue

régulièrement ; d'abord princesse, elle a récemment revêtu une tenue d’informaticienne pour évoluer avec son

public326. Finalement, comme l'explique la spécialiste de la société américaine, on passe de la notion d'adulte

au concept de consommateur, « l'enfant devient prescripteur mais c'est aussi lui qu'on utilise comme la

projection de soi-même »327.

Le héros du divertissement jeunesse a une lourde responsabilité, puisqu'il est à l'origine même du plaisir

chez le téléspectateur, grâce au processus d'identification. « L'enfant est prompt à faire des connexions entre

l'expérience vécue et l'image vue. Cela lui permet de s'impliquer émotionnellement dans le programme. »328

Dora, ainsi, évolue dans un univers familier : les parents – qui apparaissent certes de façon très occasionnelle,

permettent à l’enfant de reconnaître son environnement proche, de même que l’institutrice, etc. Dora est une

héroïne de 7 ans, destinée à être regardée par les preschoolers – moins de six ans : or, les enfants recherchent

un modèle plus âgé qu’eux pour l’admirer, mais assez proche d’eux pour qu'il puisse s'y identifier. En effet,

les enfants plus grands disent de Dora qu’elle est une héroïne « dépassée »329. Comme l'explique Laurent

Taïeb, directeur des produits dérivés de MTV Networks France, « Si Dora plaît tant aux enfants, c'est qu'ils

peuvent s'identifier à elle »330. Un journaliste écrit « Cette petite poupée brune de 7 ans trois quart est en effet

une petite fille comme les autres, et elle est confrontée aux mêmes problématiques qu’eux : elle va à l’école,

se pose des questions sur la vie et est amenée à résoudre des enquêtes. Mais attention, pas question de lui

octroyer de super-pouvoirs. « On n’essaie pas de vendre du rêve, poursuit Laurent Taïeb. Dora n’est pas une

princesse. D’ailleurs, Babouche, son fidèle compagnon, n’est autre que la transposition du doudou. »331 ». La

324

Henri WALLON, Les Origines de la pensée chez l'enfant, Paris, ED PUF, septembre 1989 784pages 325

Marie-Françoise HANQUEZ MAINCENT, Barbie, poupée totem. Entre mère et fille, lien ou rupture ? Paris, Ed

Autrement, octobre 1998. p 190 326

Alexandre Laurent « clubic.com » Barbie devient ingénieur informaticien 15 février 2010 327

Marie-Françoise HANQUEZ MAINCENT, Barbie, poupée totem. Entre mère et fille, lien ou rupture ? Paris, Ed

Autrement, octobre 1998. p 217 328

Jean-Noël KAPFERER L'Enfant et la publicité, les chemins de la séduction, Paris, Ed Dunod, Janvier 1985, p 45 329

Cf annexe 17« Entretiens exploratoires … » « Claire, 8 ans » p. 112 330

Sébastien JULIAN, « L’expansion » Le business en or massif de Dora, 09 novembre 2010 331

Ingrid BERNARD « France Soir » Pourquoi les enfants adorent « Dora l’Exploratrice » 06 décembre 2011

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

64

présence du Doudou est presque nécessaire dans une histoire pour enfants, ce afin que l'enfant éprouve le

plaisir de l'identification ; on retrouve les binômes Enfant/Doudou dans de nombreuses séries pour enfants:

« Babouche et Dora », « Popi et Léo », « Arthur et Émilie », « Hobbes et Calvin », etc. On parle

d'identification collective pour désigner ce phénomène qui permet aux enfants de « retrouver dans les

personnages à l'écran les personnages du même type que son environnement immédiat »332. Tandis que la

perception enfantine procède de l'identification, la projection adulte procède de l'interprétation. Par exemple,

Alice au pays des merveilles n'évoque rien de licencieux pour l'enfant qui perçoit dans ce conte une histoire

magique loin des interprétations adultes, car « la subversion est tout droit sortie de l’imagination adulte »333.

Si l'héroïne a pour objet de rétablir l'ordre334, un ordre troublé par un quelconque élément perturbateur,

la mission de l'Exploratrice est aussi d'apprendre aux enfants ce que peut-être « l'ordre » plus généralement.

La notice Wikipédia indique « Dora l'Exploratrice est une série à caractère éducatif pour les enfants, et à ce

titre tente de faire passer aux enfants des messages de morale ou de « bons réflexes », dont voici quelques

exemples : quand Dora et Babouche montent en voiture ou dans un autre véhicule, ils (…) prononcent en

général la phrase « Ceinture, pour plus de sécurité ». Ou bien lorsque les personnages prennent leur vélo : ils

portent toujours un casque. »335. Dans cette même fonction édifiante, Dora et Babouche répètent « Gilet, pour

plus de sécurité » lorsqu'ils prennent le bateau. La « leçon de morale » est particulièrement visible dans

certains épisodes – dans Dora et la forêt enchantée, « Dora et Babouche doivent aider [Unicorn] à prouver

qu'il est gentil, intelligent, courageux et fort. ». Cette moralité est un attribut de la chaîne Nickelodeon, et se

décline chez les cousins de Dora, Kaï-Lan et Diego336.

III. 1. 2 Dora, héroïne capitaliste libérale ?

Si Dora prétend faire acquérir les « bons réflexes » aux enfants, si la « morale » de la série animée

« tente de faire distinguer aux enfants le bien du mal. » Grâce notamment à la personne de « Chipeur,

incontestablement le méchant principal de la série [que] Babouche appelle d'ailleurs souvent « ce sournois

de renard ». »337, On est en droit de se demander de quelle morale il s'agit et quelles sont les valeurs promues

par Dora. Les valeurs morales s'expriment via le dénouement de l'intrigue : victoire de Dora la courageuse sur

la chapardise de Chipeur, courage récompensé par la joie de la fanfare en musique, etc. Pourtant, « quand un

enfant voit une fable, il ne voit pas les valeurs morales ni les notions conceptuelles, mais la tortue et le

lapin »338 ; autrement dit, on aurait tort d'accorder trop d'importance à la valeur morale des histoires contées

332

Jean-Noël KAPFERER L'Enfant et la publicité, les chemins de la séduction, Paris, Ed Dunod, Janvier 1985, p 43 333

Marie-Françoise HANQUEZ MAINCENT, Barbie, poupée totem. Entre mère et fille, lien ou rupture ? Paris, Ed

Autrement, octobre 1998. p 113 334

Cf. Annexe 40 « Figures persistantes et rôles fonctionnels dans Dora l’Exploratrice : rétablir l’ordre établi » p.152 335

Page Wikipédia Dora l’Exploratrice 336

Cf. Annexe 41« La morale édifiante de Kaï-Lan » p. 153 337

Ingrid BERNARD « France Soir » Pourquoi les enfants adorent « Dora l’Exploratrice » 06 décembre 2011 338

Mireille CHALVON, Pierre CORSET, Michel SOUCHON, L’enfant devant la télévision des années 90, Paris, Ed

Flammarion, 1993, p 112

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

65

aux enfants. L'influence serait plus fine : « la télévision fait jouer un mécanisme subtil d'information de

normes sociales. Elle dit à l'enfant : voilà ce que tu dois être et ce à quoi tu peux prétendre. Elle ne le dit pas

par des conseils moraux ou par des ordres mais en présentant comme naturel et normal un monde où un

enfant semblable au téléspectateur à un tel type de comportement ou d'attitude »339, tandis qu’on a aussi dit

qu’« auparavant la littérature enfantine isolait, aujourd'hui, elle doit informer et intégrer »340 ; de fait, on

peut s'interroger sur l'idéologie à laquelle l'enfant est intégré en regardant Dora l’Exploratrice.

Dans un dossier consacré à l'enfance et la culture – « Un enfant, ça se cultive », une journaliste

s'interroge « Et si, sous leurs airs innocents, les héros de dessins animes étaient de dangereux

idéologues ? »341. Pour preuve de ce soupçon, elle reprend les propos du pédagogue américain Herbert Kohl,

qui proposait de « brûler Babar » en 1995. En effet, les héros de dessins animés sont souvent des objets

d'études pour les universitaires qui les décryptent au prisme d'analyse géopolitique. Antoine Bueno perçoit les

Schtroumpfs comme des défenseurs du modèle d'utopie totalitaire dans le Petit livre bleu ; Ariel Dorfman et

Herbert Kohl dénoncent le colonialisme de Babar, les journalistes de la chaîne américaine Fox Business

voient dans les Muppetshow des suppôts du parti communiste ; tandis que Foxnews se scandalise à l'idéologie

de Bob l'Éponge, un « écolo intégriste » notoire. Comme on le voit, les protagonistes et les personnages du

milieu du divertissement n'échappent pas au regard aiguisé des analystes.

Selon Frédéric Martel, les médias sont un lieu d'affrontement idéologique. Le divertissement pour

enfant n'échappe pas à cette logique de diffusion des croyances, à l'instar de « The 99 ». Cette bande dessinée

raconte les aventures de 99 super-héros, et sa mission est de «proposer des Comics qui soient une alternative

aux super-héros des États-Unis.». La série plaide, sur fond de croyances pour la tolérance, la paix et le

dialogue. Son auteur, Al-Mutawa, psychologue clinicien de profession, s’est fait un nom au Moyen-Orient en

tant qu’auteur de livres pour enfants ; il a été primé par l’Unesco en raison des valeurs de paix et de dialogue

interculturel qu’il véhicule. Or, sa bande dessinée a été targuée par les Américains de propagande islamiste ;

dans un entretien, Al-Mutawa explique « quelqu’un nous a prévenu que nous ne pouvions pas laisser les

musulmans laver le cerveau des enfants comme les Mexicains l’ont fait avec Dora l’Exploratrice »342. Dora

serait perçue par certains comme un vecteur de propagande, la même qui a « converti » le Mexique au

capitalisme libéral.

Dora l'Exploratrice, apôtre du capitalisme ? Plusieurs éléments corroborent cette hypothèse. D'abord,

par son lieu de naissance, très naturellement. Les États-Unis sont considérés, dans la sociologie intuitive,

comme la nation des médias, et les plus innovants en matière de programme jeunesse. Berceau du géant

Disney, les États-Unis sont d'ailleurs taxés par les protecteurs de l'enfance comme les grands responsables de

la création de programmes nocifs pour les enfants, à l’instar des séries pour enfants de moins de trois ans,

fermement condamnés en France par les experts du CIEME : « Venue des États-Unis, où elle a vu le jour en

339

Ibid 340

Paul GARAPON « Esprit » L’imaginaire mondialisé de la littérature jeunesse Quelle culture défendre ? Avril 2000 341

Émilie GAVOILLE « Télérama » Ils seraient pas tous un peu schtroumpfs ? 04 avril 2012 342

Jeff KAROUB et Matt MOORE «Associated Press» Muslim comic series aims to break through in US, 12 octobre 2011

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

66

2004, et après s’être répandue dans 28 pays, la déferlante Baby First vient d’arriver en France. Cette chaîne

de télévision, destinée aux enfants de 6 mois à 3 ans, est, selon ses fondateurs, « l’outil ludo-éducatif que les

parents attendaient »343 », une affirmation niée par les protecteurs de l’enfance, en France en tout cas.

L'exemple le plus prégnant des effets de cette logique marchande « à l’américaine » est le succès international

de Barbie qui connaît une notoriété de 99 %.344345

Néanmoins, il serait hâtif de conclure que les États-Unis sont les seuls responsables d’une massification

des loisirs pour enfants, sur le mode d’un programme capitaliste et marchand. Ce phénomène s’applique aux

jeux, aux productions télévisuelles et à la littérature jeunesse ; certains auteurs affirment qu'« on remarque

depuis la seconde guerre mondiale un fléchissement continu de la qualité, à cause des traductions et des

imitations. En effet, il y a une augmentation du nombre de lecteurs qui engendre des livres bas de gamme »

(qui ont cependant le mérite d'exister). « La massification de la littérature a accentué les caractéristiques

naturelles du marché, à savoir une mondialisation commerciale qui appauvrit, voire annule l'identité

littéraire d'un genre soumis aux lois du marketing et aux ambitions culturelles ravalées à zéro. »346 Que ce

soit la littérature ou les séries animées, les objets de divertissement destinés à la jeunesse procèdent à la fois

de la consommation et de l'art du loisir ou de l'éducation. Et ces objets sont avant tout un miroir des passions

d'éduquer et des dissensions pédagogiques qui peuvent exister.

Un second argument va dans le sens d'une Dora qui promouvrait le Capitalisme. Dans un article qui fait

la critique du spectacle Dora l'Exploratrice, le journaliste écrit « Fidèle aux valeurs qu'elle défend sur le petit

écran, Dora va encourager les enfants à prendre part à ses aventures »347. La valeur première de Dora est

donc la participation, un partage au-delà de la frontière supposée qu'impose le média : écran, scène… Or,

comme l'explique Frédéric Martel, l'idéologie Mainstream est très étroitement liée au concept du soft power,

c'est-à-dire l'amélioration de l'image d'un pays et la transmission de ses valeurs grâce au vecteur culture, sans

passer par la force militaire ou économique. «Mais le « soft power, c’est aussi l’influence à travers des

valeurs comme la liberté, la démocratie, l’individualisme, le pluralisme de la presse, la mobilité sociale,

l’économie de marché et de l’intégration des minorités aux États-Unis. »348. Dans son ouvrage, l'auteur tente

de caractériser l'idéologie des industries créatives et conclue que la pensée dominante est celle du « self-

improvement », de la louange et de la responsabilité personnelle, du bien-être, de la pensée positive, de la

réussite individuelle et de la bonne harmonie générale. Selon lui, Oprah Winfrey et son talk-show en prime

time sont des éléments représentatifs de cette idéologie qui vante « quelque chose comme « Vous êtes

343

Stéphanie LECOLE « Bambin nature.fr » Les enfants face à la télévision, Novembre 2007 344

Taux de notoriété de 99 % parmi les Françaises et de 100 % aux États-Unis 345

Marie-Françoise HANQUEZ MAINCENT, Barbie, poupée totem. Entre mère et fille, lien ou rupture ? Paris, Ed

Autrement, octobre 1998. p 128 346

Paul GARAPON « Esprit » L’imaginaire mondialisé de la littérature jeunesse Quelle culture défendre ? Avril 2000 347

Muri « La Tribune de Genève » Dora, 3 novembre 2011 348

Frédéric MARTEL, Mainstream, Enquête sur la guerre globale de la culture et des médias. Paris, Ed Flammarion, mars

2010; p 09

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

67

responsables de votre propre vie » »349, ou l'héritage du self-made-man, incarnation du capitalisme libéral.

L'auto-affirmation de soi est louée et vantée comme valeur universelle. Sans nul doute, c'est ce que Dora

représente ; une héroïne aventurière qui invite les enfants à participer, qui mettent en valeur l'interactivité, qui

sollicite l'effort individuel et récompense personnellement. Les nombreuses félicitations et la chanson

victorieuse de fin d'épisode « We did it ! we did it !» sont le signe d'une reconnaissance de la réussite

individuelle. Tout comme le talk-show d'Oprah Winfrey – pour établir un parallèle avec l'analyse de Martel,

Dora prétend éduquer autant qu'elle divertit et épanouit. Comme l'explique la consultante en minorité

médiatique Rodriguez, Dora est «un genre de« can-do » fille, (…) favorable et optimiste. »350 On peut dire

des deux émissions qu'elles sont représentatives d'une défense de la réussite et que leur format télégénique est

à même de véhiculer une « idéologie doucereuse », l'une à destination des adultes, l'autre pour les enfants.

On pourrait présenter un troisième argument, en affirmant que le format même de la série porte en elle

une idéologie. En effet, l'offre diversifiée accompagne la fragmentation continue de son public : « La

télévision réverbère la trace – à l'instar d'autres industries culturelles – des sociétés contemporaines et

renvoie chacun au postulat libéral : « À chacun selon ses besoins » (...). La télévision est devenue un média

protéiforme et hégémonique toujours à la recherche de programmes et de liens nouveaux »351. La série Dora

l’Exploratrice s'adresse à un cœur de cible restreint ; c’est d'abord un programme pour enfants, ou plutôt à

l'enfant individuellement, et non à un groupe d'enfants. En effet, les adresses de l'héroïne sont personnelles

« Suis-moi ! » « Et toi, aimes-tu la musique? » : l'individualisme est véhiculé par la forme même du média qui

n'incite pas vraiment à un visionnage en collectivité. Car « le style est un facteur de différenciation

intergénérationnelle. La culture de masse dissout l'œuvre et l'auteur tandis que le style et la forme sont

facteurs de discrimination et de diffraction du public »352 Par son format, Dora invite à une consommation

télévisuelle individuelle et exclusive.

Finalement, on peut aussi s'intéresser aux objectifs déclarés de Dora. On a vu que le discours

promotionnel structurait la demande. En France et dans les autres pays européens, Dora enseigne l'anglais,

éveille les enfants à cette langue grâce à des mots de vocabulaire, des expressions consacrées ; autant

d'éléments d'apprentissage qui ne sont pas au programme de maternelle. En réalité, l'ambition est d'apporter

une compétence supplémentaire à l'enfant. Le programme Dora se situe comme un concurrent de l'école, on

l'a vu, elle se propose de rétablir la motivation de l'apprentissage grâce à une méthode ludique. Récente, la

crise d'autorité a lieu « dans un contexte démocratique qui ne reconnaît ni forme de transcendance ni la

moindre puissance de légitimation (…) La relation d'autorité a-t-elle disparu du tissu de nos

349

Ibid p 213

350Karina HAVRILLA, «American Sociological Association Minority Affairs Program» A Sociological Influence in Dora

the Explorer February 2010 351

Jean-Claude SOULAGES, Les rhétoriques télévisuelles - Le formatage du regard, Paris, Ed. De Boeck, 19 juin 2007, p

37 352

Ibid

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

68

expériences ? »353. En réalité, l'autorité va de pair avec la transmission. Les institutions politiques connaissent

donc un déficit d'autorité, autorité que saurait prendre la télévision ; dans le cas de Dora, en tout cas, l'éveil.

En outre, aux États-Unis et en France, Dora est diffusée sur des canaux privés. Les chaînes de service

public auraient pourtant une légitimité à proposer des émissions d'éveil destinées aux enfants, comme

l’affirme Jack Shakely: «Dora l’Exploratrice est le genre d’émission matinale pour enfants qui incarne la

télévision publique. C’est doux, drôle, éducatif et sensible à la culture. Les enfants adorent. Mais «Dora»

n'est pas produite ou diffusée par PBS354(…). «Dora», au contraire, est produite et diffusée sur Nickelodeon,

et la série est vue par deux fois plus d’enfants que ceux abonnés au PBS. Et ce n’est pas tout, en dix ans de

diffusion, grâce à ses produits sous licence, la société mère a gagné des millions de dollars, sans compter

l'argent que la série génère grâce à la publicité. D’où vient une telle disparité? Pourquoi est-ce que la

télévision publique, tant au niveau national et local, est criblée de dettes en dépit de sa programmation

extrêmement populaire, cependant que Nickelodeon se font de l'argent? Si vous le demandez à Dora, elle

pourrait vous répondre en une seconde – en espagnol et en anglais: «à cause du câble ».»355. Le journaliste

conforte Dora en donnant les raisons d’une telle disparité, la justifie par le manque de subventions accordées à

la télévision locale depuis l'arrivée de Reagan et les coupes drastiques qu’il a faites dans le budget. En effet,

depuis 1983, c'est une descente sans fin que connaît la télévision publique, qui laisse sa place aux chaînes

privées, un mouvement qui existe en France ou aux États-Unis.

Si l'on part du principe que les objets médiatiques ne sont jamais neutres de valeurs et d'idéologie, on

peut conclure ainsi : par son lieu de naissance, par les valeurs promues dans son émission, par son format, par

ses « géniteurs » – des compagnies privées, on peut dire de Dora qu'elle défend une idéologie libérale et

capitaliste.

III. 1. 3. La « responsabilité sociale » de Dora, un discours éthique

Dans toute guerre idéologique, un des enjeux est de convaincre du bien-fondé de son entreprise. C'est

pour cela que Nickelodeon a développé une stratégie de communication visant à convaincre de la déontologie

et de l'humanisme de son entreprise.

Dans un article consacré à Nickelodeon, par exemple, la journaliste donne la parole à Cyma Zarghami,

directrice « Famille et enfants » pour Nickelodeon et MTVN aux États-Unis, et force est de constater que

travailler pour Dora est en soi source de joie et d'épanouissement. L'employée témoigne : « C’est pour le

public que nous visons que je suis là, pas forcément pour travailler dans le business du divertissement. C’est

parce que c’est pour les enfants que nous nous amusons tant»356. Et le destin des employés est étroitement lié

à celui de l'entreprise « Toutes ces années d’expérience ont conduit Zarghami – et Nickelodeon – à un

353

Philippe JEAMMET « Esprit » Le monde adulte en mal de transmission. (Entretien) Mars 2005 « L’autorité » 354

Groupement d'aide à la réalisation d'émissions pour la TV publique 355

Jack SHAKELY «The New York Times» How to save public television: the PBS Channel 25 août 2010 356

Amanda KENYON WAITE « University communications » You can do that on television, 11 septembre 2011

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

69

moment clef pour l’histoire de l’entreprise». 357Ce discours s'adresse aux parents, déjà habitués à la marque «

La première génération d'enfants qui a grandi avec les programmes « Nick » sont en train de devenir parents.

Alors que maman et papa regardaient « Today's special » et « Double Dare », leurs enfants sont élevés par

« Dora l'Exploratrice » et « Yo Gabba Gabba » ». Plutôt que d'opposer deux générations, la chaîne a tout

intérêt à nourrir le mythe d'une longévité et l'idée de transmission : « « C’est vraiment un moment unique pour

n’importe quelle marque », explique Zarghami. C’est un moment qu’on appelle « réinvention » ? (…) « Si

nous ne séduisons pas cette génération d’enfants en même temps que leurs parents, nous raterons une

génération entière et nous nous retrouverons en mauvaise posture quelques années plus tard.358». Le dessein

de cette réinvention est d'aborder largement tous les domaines de l'activité de devenir« une marque-mère pour

tout ce que nous entreprenons dans le monde ». L'intérêt de la marque est double : faire de ses produits des

références dans le monde entier, du logo de Nickelodeon « la fameuse éclaboussure de peinture » le symbole

du divertissement mondial ; mais aussi de s'ouvrir à toutes les générations, d’acquérir une notoriété « au-delà

de la barrière des âges et de la démographie ». Pour ce faire, Nickelodeon se raconte et raconte ses produits,

à l'instar de Dora qui fait l'objet d'un reportage télévisé à destination des adultes et des enfants, dans lequel

l'origine et l'héritage de l'héroïne sont mis en récit. Désormais, le marketing s'appuie davantage sur l'histoire

des marques que sur le bénéfice du produit, et, pour cela, celles-ci développent des actions sociales qui

permettent à la marque de se raconter. Une des mesures phares de cette politique de responsabilité sociétale

est le volet « charity business » que propose Nickelodeon. Pour qu'il y ait une cohérence entre les propositions

éthiques proposées par Nickelodeon et l'image de la marque, des rocks stars dessinent le sac à dos Dora,

lequel est mis aux enchères au profit d’une fondation pour enfant359360. En réalité, il s'agit de séduire l'acheteur

non consommateur, pour réconcilier les générations, d’aboutir sur du consensus, et recouvrir d'un « vernis »

bien-pensant une économie lucrative. De même, Dora a intégré l'opération « Record a story », une mesure

destinée à créer du lien entre les militaires sur le terrain et leurs enfants. Les parents sur le front prennent des

vidéos d'eux lisant à haute voix des histoires pour enfants ; en 2011, Dora fait partie des héroïnes

partenaires361. À cette occasion, un livre Dora l’Exploratrice « Exploring the Memories » a été édité et envoyé

aux enfants en même temps que le DVD de leur parent le lisant. Tout est fait pour que Dora, chantre du

libéralisme, soit convaincante auprès de l'opinion publique, que la morale et l'ordre défendu auprès des

enfants le soient aussi auprès des adultes. Car les adultes ont un grand besoin d'entendre des histoires, d'en

raconter, et la distance entre l'enfant et l'adulte est assez ténue pour qu'on propose parfois de la supprimer.

Toujours dans une veine humaniste, Dora, aux États-Unis, a « dépassé le stade du spectacle, des vidéos et des

produits dérivés : elle a été enrôlée dans les campagnes 2010 de service public pour le recensement »362, une

opération soutenue par les associations d’enseignants et de parents ; en effet, au cours du recensement mené

357

Lana CASTELMAN « kidscreen.com » How I did it – Cyma Zarghami 4 février 2011 358

Ibid 359

Abe SAUER, «Bradnchannel.com», Welcome to the jungle: Dora the explorer Partners with Slash, 9 mars 2010 360

Cf. Annexe 42 « Un sac à dos qui a bon dos : le Charity Business selon Dora » p. 154 361

Sweetie WENDY «sweetiesfreebies » Operation Record a Story Helps Deployed Military Share Story Time 1er

décembre 2010 362

Larry D. WOODARD « Abcnews.com » Dora the (Marketing) Explorer, 21 avril 2010

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

70

en 2000, on a évalué à plus d'un million le nombre d’enfants – dont les trois quarts âgés de moins de cinq ans

– non recensés sous évalués. Les enfants étant le groupe le plus sous-estimé, il est pertinent d’utiliser Dora

comme « pièce maîtresse de cette campagne » intitulée « Children count too », mené en web 360 et en

bilingue.363

Tour à tour personnage principal d’un dessin animé, défenseuse du droit des enfants, aide au

recensement, égérie mode pour des stars charitables, Dora est indiscutablement une héroïne pour les enfants

comme pour les parents ; les adultes, en effet, continuent de fantasmer leurs idéaux et projeter leurs valeurs

sur un objet initialement destiné à l’enfance. Elle intègre les discours des adultes, qui voient dans le

divertissement un objet moral, en étant une marque « responsable ».

III. 2. Réappropriations adultes et intellectualisées de Dora

Comme l'explique M. Lemay à propos du père, « l'enfant est un prolongement de lui-même, le véhicule

d'images issues de sa propre histoire, une réponse a son propre désir d'immortalité, une revanche possible

envers sa propre éducation, une affirmation de sa virilité », 364et cela est valable pour la relation adulte –

enfants en général. Si les enfants savent désarçonner un objet adulte à leur profit, les adultes ont une facilité

certaine à déconstruire les objets destinés aux enfants pour les intellectualiser et y projeter des pensées

autrement plus subversives et engagée.

III. 2. 1 Dora, de l’héroïne au féminin à la féministe engagée

Les jeux pour enfants font l'objet d'un traitement sexualisé avant tout pour des raisons marchandes.

Affiner le public, c'est créer de nouveaux besoins et générer davantage de recettes, tout simplement. On a vu

la déclinaison masculine de Dora, Diego. « L'univers des garçons est particulièrement disputé » reconnaît

Stéphane Azoulay, vice président de Lansay »365. Plus loin on peut lire « « Le marché des jouets pour les

petites filles est moins lié à une propriété, comme un dessin animé. Elles n'ont pas besoin qu'on leur raconte

des histoires », affirme Monsieur Cognard (directeur marketing d'Hasbro) 366». De ces discours, il apparaît

qu'on attribue aux enfants des comportements et des besoins différents selon leur genre. La construction

sociale de l'identité de l'enfant, se fait, aux dires des experts, dès la plus tendre enfance. « L'identité

individuelle est un concept global recouvrant le sentiment qu’a l'individu de lui-même de sa personnalité et

363

Cf. annexe 25: « Dora sous toutes les formes : un produit marchandises à l’extrême » p.127 364 Nicole MURCIER, etc La construction sociale de l’identité sexuée chez l’enfant, intervention à l’atelier transnational

thématique jeux, jouets, activités Bruxelles 16 & 17 avril 2005 365

Laurence GIRAR D « Le Monde » Transformers, Gormitchi ou catch : le succès grandissant des jouets sous licence 23

décembre 2009 366

Ibid

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

71

de son existence propre »367 et pose de nombreuses questions psychosociales. Le sexe en tant que catégorie

sociale a fait l'objet de nombreux travaux en sociologie et psychologie du développement. Or, les conclusions

sont unanimes « Beaucoup de ces apprentissages sont médiatisés par différents vecteurs tels que la télévision

– au travers de la publicité, des films, des dessins animés, etc. –, les jeux vidéo, les jouets(…) L’analyse des

contenus des ouvrages pour les enfants rend compte que la majorité de ceux-ci met en scène la division

sexuée des tâches, des activités et des rôles et participe largement au maintien et au renforcement des

stéréotypes sociaux de sexe en montrant aux jeunes enfants, aux enfants, la répartition des tâches entre les

hommes et les femmes et, ce, en l’essentialisant. Ainsi, les modèles masculins et féminins véhiculés de

manière prédominante sont largement stéréotypés dans la littérature destinée aux enfants. 368» L'association

Du côté des filles a réalisé des recherches sur les albums illustrés en France, en Espagne et en Italie, des

études prouvant que la femme est très souvent associée à des valeurs de maternité, aux tâches domestiques, au

dévouement permanent ; ces études targuent Petit Ours Brun d'être un exemple particulièrement parlant de ce

phénomène. Or, les instances de socialisation de l'enfant extérieure (crèche, halte-garderie, etc.)

participeraient à ce phénomène. De fait, les féministes prennent la parole dans les ouvrages spécialisés, mais

aussi dans les médias généralistes afin de faire participer chacun à une évolution de la société. Dans un article

au titre évocateur – et qui se veut provocateur sans aucun doute – « Toi aussi tu seras un super-héros, ma

fille », la journaliste réaffirme qu’une éducation antisexiste passe par l’attitude des parents, les discours

véhiculés à l'école et doit commencer très tôt. Parmi les dix « principes de base pour une éducation non-

sexiste »369, il est recommandé de « traquer le sexisme dans les livres », comme si la littérature jeunesse était

un lieu de dépravation machiste. Dans le livret édité par « Adéquations », une association qui promeut

l'égalité des sexes, Bénédicte Fiquet, chargée de mission « genre », constate que « dans les albums pour

enfant, on compte deux fois plus de héros que d'héroïnes et dix fois plus quand les personnages sont des

animaux humanisés »370. On peut lire encore « On sort de l'alternative poupée ou voiture », pour que l'enfant

ne croie pas que les voitures sont réservées aux petits garçons et les poupées aux petites filles : « une évidence

qu'il serait utile de rappeler aux fabricants de jouets et aux éditeurs de catalogue desdits jouets !

« Fantômette », « Fifi Brindacier » : Ils connaissent pas ! (…) et ce n'est pas l'initiative de Lego de proposer

une boîte « spécial filles » qui va arranger les choses »371. On le voit, la défiance vis-à-vis des fabricants de

jouets est forte ; elle ne date pas d'hier : Barbie a été accusée de promouvoir une féminité exacerbée ;

pourtant, il n'a pas été noté que les petites filles ayant joué aux Barbies soient devenues particulièrement

367

Nicole MURCIER, etc La construction sociale de l’identité sexuée chez l’enfant, intervention à l’atelier transnational

thématique jeux, jouets, activités Bruxelles 16 & 17 avril 2005 368

Ibid 369

Iris GASPARD, « Biba », Toi aussi tu seras un super héros, ma fille ! Avril 2012 370

Nicole MURCIER, etc La construction sociale de l’identité sexuée chez l’enfant, intervention à l’atelier transnational

thématique jeux, jouets, activités Bruxelles 16 & 17 avril 2005 371

Iris GASPARD, « Biba », Toi aussi tu seras un super héros, ma fille ! Avril 2012

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

72

vulgaires, nymphomane ou pire, de même que les Gi JO n'ont pas engendré de dangereux petits garçons

sanguinaires372.

Dans un contexte de méfiance envers des médias majoritairement « sexistes », Dora a été perçue

comme voie de salut : « Dora est aussi l'un des rares personnages à plaire autant aux filles qu'aux garçons.

L'aventurière en baskets, short et sac à dos, toujours en mouvement, a su transcender les barrières de genre.

Pour une fois, une fille n'est pas enfermée dans un rôle traditionnel de fille». 373

» Certains affirment qu’« Elle

a donné aux petits garçons la possibilité, si rare, de s'identifier à une petite fille ; quand on demande en

permanence aux filles de s'identifier aux garçons ». Alors qu’on attend traditionnellement d’une héroïne

qu’elle attende d’être sauvée par le prince charmant, Dora sauve le prince374

. Elle ne porte pas de robe de

princesse, mais un short, et porte un sac à dos d’Exploratrice. « Et, aventure oblige, l'un de ses accessoires

favoris est une carte. Oui, une fille qui sait lire une carte ! » « Elle est l'un des meilleurs rôles modèles pour

les toutes jeunes filles », considère ainsi la psychologue Sharon Lamb. » 375

Cette psychologue est co-auteur

de Packaging Girlhood, un ouvrage consacré aux images accolées aux jeunes filles et au rôle du marketing

dans ces constructions sexuées. Comme l’affirme une sociologue « Dora est unique parce qu'elle est aussi

une héroïne jeune femme. Elle ne renforce pas les stéréotypes féminins auxquels les enfants sont souvent

exposés à la télévision. »376

; C’est-à-dire qu’elle sait lire une carte, qu’elle est personnage principal et non

secondaire, qu’elle n’est pas réduite aux valeurs associées à la féminité : soin, douceur, maternité, activités

d’intérieur… Au contraire, elle vit dans la jungle et part à l’aventure.

Bien que de nombreux discours encensent Dora comme possible héroïne alternative, on peut encore

s’interroger sur le fossé entre les discours intellectualisés des adultes et la pratique des enfants. D’abord, il

s’avère que les petits garçons trouvent Dora « Pour les filles » (« Moi je préfère jouer au camion »)377

.De

plus, dans la pratique, les petits garçons préfèrent Diego à Dora378

. Ensuite, les petites filles attribuent

instinctivement à Dora des attributs de séduction, physique, féminins. Elle est « belle » (Maud, 7 ans),

« Jolie », « avec un joli bracelet » (Rebecca, 5 ans)379

. Aucun commentaire n'est formulé à propos de son

short ou de son sac à dos, comme l'attestent les entretiens exploratoires menés avec des enfants, notamment

avec Pauline, 4 ans, « Tu la trouves comment? / Pauline: belle. / Elle a l'air gentil? / Pauline: Oui / Tu la

trouves bien habillée? /Pauline: Oui,». Dans le discours, Dora s'adresse aux garçons et aux filles

indifféremment, mais dans la pratique, les garçons l'associent à une héroïne pour fillette et les filles lui

372

Marie-Françoise HANQUEZ MAINCENT, Barbie, poupée totem. Entre mère et fille, lien ou rupture ? Paris, Ed

Autrement, octobre 1998, p 166 373

Arnaud BIHEL « les nouvellesnews.fr » Dora, dix ans ; aventurière anti sexiste… pour le moment 27 août 2010 374

« Dora sauve le prince », Saison 1, épisode 20 375

Opus cit; les journalistes insistent beaucoup sur le fait que Dora, une petite fille, sait lire une carte : Blog Queen-bee

« Oh mon Dieu, ils ont relooké Dora l'Exploratrice! Espèce d'en... » 05 septembre 2010

376Karina HAVRILLA, «American Sociological Association Minority Affairs Program» A Sociological Influence in Dora

the Explorer February 2010 377

Cf annexe 17«Entretiens exploratoires… » « Théodore, quatre ans » p.112 378

Cf annexe 20 « Nicolas, père de la quarantaine » p. 118 379

Entretiens exploratoires sur la télévision, Dora, et autres sujets d’enfants.

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

73

donnent des attributs de princesse et d'héroïne « classique ». D'ailleurs, le magazine Dora l'Exploratrice publie

par Lagardère compte 72% de lectrices pour 28% de lecteurs entre 3 et 6 ans – sur 836 000 lecteurs380

.

Le discours féministe qui a défendu Dora n'a pas tenu longtemps devant les impératifs de

renouvellement de la marque. Comme déjà mentionné plus haut, « début 2009, Nickelodeon et Mattel ont

dévoilé une nouvelle image de Dora, citadine et plus âgée. Plus sexuée aussi. La taille fine, en tunique,

leggings et ballerines, cheveux longs, un collier a remplacé son sac à dos. Signe de l'influence de Dora, cette

évolution ne s'est pas faite sans réaction : une pétition, initiée par Sharon Lamb, a rapidement répliqué :

« Nous n'avons pas besoin d'une poupée qui apprenne aux filles que grandir signifie devenir victime de la

mode, excitée par les secrets, les amourettes et le shopping. Nous n'avons pas besoin de poupées qui répètent

l'idéal de maigreur », revendique l'appel qui totalise 14 000 signatures »381

. En France, un profil Facebook

« Non à la pétassisation de Dora » est « liké » par plus de 786 personnes ; il y est expliqué qu’ «Alors que

Dora était un personnage féminin anti-sexiste, la voilà en passe de se faire pétassiser par les maîtres du

marketing qui comptent bien renvoyer la fillette à une image plus « conforme » de la féminité. ». Depuis sa

parution, la page est mise à jour régulièrement et recense les actualités du front féministe, se fait le relais de la

polémique contre les « Mini-miss », défend la parité en politique et dans les médias – dénonciation des

publicités sexistes, etc. Les dénonciations sont à la fois virulentes et animés, comme en atteste le titre d'un

article de blog « Oh mon dieu, ils ont relooké Dora l'Exploratrice » 382.

La nouvelle Dora scandalise : « Au

programme, exit le sac à dos (ça sert à quoi d’abord ?), des ballerines remplacent les baskets, une tunique

rose et des leggings violets sont son nouvel uniforme(…) elle a troqué sa montre/boussole/couteau

suisse/micro-ondes contre un banal bracelet, arbore désormais collier et boucles d’oreilles. Dora a 10 ans,

youpi. Dora est morte, vive Dora. »383

. Dévêtue de tous ses attributs d’Exploratrice, la nouvelle Dora perd de

sa saveur féministe puisque ce sont précisément ces indices qui en faisaient une icône de l'aventure au

féminin384

. Lorsque la nouvelle Dora, plus « sexy », a été lancée – prudemment – sur le marché, c’est sous le

format d’une poupée et l’échec commercial est patent. Toutefois, les producteurs ne renoncent pas à faire

évoluer Dora, mais souhaitent l’adapter aux attentes des parents et acheteurs ainsi qu’aux enfants

prescripteurs et décisionnaires. Deux ans de réflexion sont nécessaires avant qu’il ne soit décidé de sortir une

seconde « Dora pré-ado », plus proche de la Dora originelle et des attentes des opposants à la Dora 2009. La

nouvelle Dora est l’héroïne d’une série plus citadine « Dora et les Exploratrices » (« Dora's explorer girls ») ;

l’héroïne apparaît comme une « citadine d'une dizaine d'années, portant des boucles d'oreille et une petite

robe d'été. Exit le singe Babouche, la voilà accompagnée de quatre amies à la peau, aux cheveux, aux yeux et

aux vêtements de toutes les couleurs. »385

Les amies de Dora ont des attributs non sexistes – joueuse de foot et

passionnée d’astronomie. La métamorphose est physique mais aussi « morale » puisque la nouvelle Dora

380

Chiffres disponibles sur le site de Lagardère 381

Blog Queen-bee « Oh mon Dieu, ils ont relooké Dora l'Exploratrice! Espèce d'en... » 05 septembre 2010

382 Ibid 383

Ibid 384

Cf. annexe25: « Dora sous toutes les formes : un produit marchandises à l’extrême » p.127 385

« Lesnouvellesnews.fr » Voilà Dora version 3, 05 août 2010

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

74

s'exprime sur des sujets permettant aux adolescentes à devenir de jeunes adultes responsables, comme « le

bénévolat, la conservation de l'eau, le respect de l'environnement global » sont abordés dans les nouveaux

épisodes.386

Cette version de Dora n’est pas encore diffusée sur les ondes françaises ; et pourtant : la

polémique est volontiers reprise dans les médias français ; et la controverse est houleuse387

. On peut expliquer

ce phénomène aisément. D’abord, Dora a été perçue dans le monde entier comme une des rares héroïnes

féministes, il est logique que sa « conversion machiste » soit reprise dans le monde entier. Ensuite, Dora joue

le rôle d’un miroir des passions éducatives, dès lors, lorsque la petite héroïne est modifiée c’est un symbole

qui est touché, qu’il faut défendre, Enfin, le décalage qui existe entre les faits – les producteurs lancent une

« suite » plus âgée à Dora – et les conséquences – pétition, lettre ouverte – explique une forte médiatisation

autour de la polémique.

À noter que les producteurs et éditeurs n’ont pas particulièrement mis en avant le fait que l'héroïne soit

délibérément « antisexiste ». Et bien leur en a pris, car Dora ne va pas jusqu'au bout de son raisonnement : les

objets dérivés ne sont pas particulièrement féministes : la cuisinière, la tête à coiffer, tous ces objets sont des

« jouets récurrents » dans la conception des fabricants de jouets pour les fillettes ; d’ailleurs, la liste est longue

des produits dérivés Dora qui font douter de ses volontés féministes : livres « Dora joue à la dînette » (Albin

Michel), et la dînette Dora qui va avec. On notera sans malice l’existence du jeu Nintendo DS « Dora

cuisine », le mini-jeu « Dora s’occupe des bébés », la poupée Mattel « Dora sent la cerise », sans oublier les

quatre mini-mannequins « Dora princesse des neiges » et la poupée « Dora princesse »388. Naturellement, les

vêtements Dora l’Exploratrice sont tous roses, assez peu féministes en somme389 Dans un article intitulé

«Lara, Zelda, Samus, trop sexy ? 390», l'auteur note que c'est un phénomène classique que les héroïnes des

« nouveaux médias », notamment des jeux vidéos, soient fortement sexualisées – une étude anglaise s'est

même intéressée à l'inflation poitrinaire de certaines héroïnes de jeux vidéo391. De là à en conclure que ces

représentations correspondent aux attentes d'un public « hétéro normatif » – masculin et hétérosexuel, ce n’est

pas évident. Car, pour reprendre les propos du sociologue : « Pour m’en référer toujours à Howard Becker et

à ses mondes de l’art, pour sortir du monde du jeu vidéo et s’intégrer à celui des médias de plus grandes

audiences (...) il a fallu se plier aux conventions de ceux-ci, aux règles et aux attendus de ceux qui peuvent

contrôler l’accès des biens culturels à un public plus large: journalistes, presse, etc. Et ceux-ci ont été attirés

et ont diffusé des images respectant les canons de la photo de mode et de la présentation sexualisée des

femmes dans la presse, y compris la passivité des attitudes. 392» On peut appliquer cette analyse à la figure

médiatique de Dora : l'exploitation du personnage à des fins idéologiques féministes n'a pas à voir avec une

potentielle « nature » ni une « essence » féministe de l'héroïne, au contraire, elle s'appuie sur l'existence d'une

386 Karina HAVRILLA, «American Sociological Association Minority Affairs Program» A Sociological Influence in

Dora the Explorer February 2010 387

STADIRE « le baby blog » Non à la pétassisation de Dora. 01 septembre 2010, 215 commentaires 388

Cf. annexe 25 « Dora sous toutes les formes : un produit marchandises à l’extrême » p. 127 389

Catalogue Gémo sur internet 390

Denis COLOMBI, « owni.fr » Lara, Zelda, Samus, trop sexy? 1 avril 2011 391

Lisa WADE « thesocietypages.org » «Cultural Proliferation and Boob Inflation 4 mars 2011 392

Denis COLOMBI, « owni.fr » Lara, Zelda, Samus, trop sexy? 1 avril 2011

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

75

structure et d'un système d'attente préexistant vis-à-vis des représentations présentes dans le marché des biens

culturels. D’une part, c’est parce que les éducateurs, les parents, les féministes sont en attente d’une héroïne

féministe qu’ils ont construit cet avatar médiatique. D’autre part, le succès de Dora est aussi lié au fait qu’elle

est une héroïne dans l’air du temps, l’essor du discours féministe dans le secteur du divertissement étant un

phénomène assez récent.

III. 2.2. Dora clandestine ? La question manifeste de la minorité visible

Parmi les valeurs que promeut Dora, la tolérance, le partage et l’esprit d’équipe sont très importants ; en

plus de faire participer le téléspectateur et de solliciter sans cesse l’aide de ses amis, Dora incarne à elle seule

l’esprit d’ouverture ; comme l’explique une journaliste « Si Dora est un phénomène c'est que, au-delà de ces

aspects qui en font un personnage forcément positif, elle apparaît comme une porte-parole de l'ouverture

d'esprit. (…) La première porte que l'aventurière a ouverte, c'est celle du multiculturalisme. Dora a été la

première héroïne télévisuelle bilingue (…) Bilinguisme, et ouverture sur l'autre. Cela se remarque moins en

France mais, avec sa peau mate et sa pratique de l'espagnol, Dora est une héroïne hispanique, qui a ouvert

l'esprit des enfants américains. « Les enfants latinos sont fiers du personnage qu'est Dora, et les enfants non

latinos peuvent s'identifier à quelqu'un de différent. »393

En effet, les Hispaniques et Latino-Américains

représentent 16,3 % de la population totale des États-Unis394

en 2010 ; ces Américains originaires des

différents pays hispanophones de l'Amérique latine sont aujourd'hui la première minorité ethnique devant les

Afro-Américains. Comme l’explique Frédéric Martel dans De la culture en Amérique, leur identité se fonde

sur la pratique de l'espagnol, même si la deuxième ou la troisième génération des Latinos parle généralement

anglais395

. Une étude menée en 2004 (UCLA) révèle que 4% des personnages à la télévision seulement sont

Latino, et très peu de ces personnages et des spectacles sont destinés aux enfants. En introduisant Dora sur les

écrans, ces enfants latino-américains s'identifieraient à un personnage qui leur ressemble et qui représente

aussi leur culture, leur langue, et d'autres aspects patrimoniaux. Des spécialistes de la question latino

participent à l'élaboration du programme, comme Clara Rodriguez, déjà consultante pour la Série Sésame

Street. Cette professeure, auteur de plusieurs ouvrages traitant de l'image des latinos dans les médias, a pu

fournir son avis d'experte sur les aspects culturels, donner son avis au sujet de « la langue, le développement

des personnages, des contextes, des couleurs, des histoires, l'arrivée de nouveaux personnages» 396

. De son

point de vue de sociologue, elle apporterait ainsi une meilleure « compréhension des contextes historiques et

structurels qui influent sur les événements, les mouvements et les changements»397

. Pour Larry D. Woodward,

publicitaire américain, « De même que la télévision publique Sésame Street, a, pendant les 40 dernières

393

Arnaud BIHEL « les nouvellesnews.fr » Dora, dix ans ; aventurière anti sexiste… pour le moment 27 août 2010 394

Page Wikipédia Hispaniques et Latino-Américains (États-Unis) 395

Frédéric MARTEL, De la culture en Amérique, Paris, Ed Gallimard, 2006 – p 494

396 Karina HAVRILLA, «American Sociological Association Minority Affairs Program» A Sociological Influence in

Dora the Explorer February 2010 397

Ibid

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

76

années, contribué à préparer les enfants à l'école, Dora a préparé les enfants à une société multiculturelle

dans laquelle la langue espagnole est aussi présente et nécessaire que les mathématiques, la musique et la

coordination physique. »398

Dora serait une présence nécessaire dans les médias si ceux-là veulent être un

miroir de la réalité, mais elle se muerait aussi en une étape nécessaire dans une éducation pour la construction

d’une société multiculturelle.

Ce marquage de la différence est allé relativement loin lorsque Dora s’est retrouvée « au centre d’un

débat beaucoup plus adulte »399

. Le 23 avril 2010, « l'Arizona passe la loi la plus répressive jamais votée

contre les immigrés illégaux dans un État américain. Elle autorise notamment la police à contrôler le statut

migratoire de quiconque en cas de «doute raisonnable. »400

. La polémique a duré plusieurs semaines en

Arizona, engendrant mouvements de protestation divers que Dora permet d’illustrer ; en effet, immédiatement

après le vote de cette mesure répressive, l’Exploratrice nourrit le débat : des dessins parodiques sont publiés,

«Le HuffingtonPost a, lui, publié une histoire parodique racontant son arrestation «en compagnie de son

cousin Diego»401

. Ces images font le tour du monde, les médias du monde entier s’y intéressent402

. Avec sa

peau mate, son nom de famille « Marquez », on peut en effet s’interroger sur les origines de l’Exploratrice.

« Interrogés par l'agence AP sur les origines de son héroïne, la chaîne Nickelodeon s'est refusée à tout

commentaire. » L’identité de Dora pourrait en effet porter à conséquence sur l’avenir de la série lorsque l’on

sait que « Dans un sondage à chaud sur le site de MSNBC, 62% des 3 500 votants indiquent que «si Dora

était en effet sans-papiers» ils ne laisseraient plus leurs enfants regarder le dessin animé». Motif? «Cela leur

donnerait un mauvais exemple.» 403

» Le journaliste s’interroge « À quand Dora expulsée du petit écran? ».

Ce sondage montre l’importance des valeurs que les parents accordent à l’influence des héros télévisés sur

leurs enfants. Ailleurs, un blogueur s’interroge, si Dora est une immigrée clandestine mexicaine, qu’en est-il

de sa cousine Kaï-Lan404

? La polémique Dorienne a pour mérite de montrer à quel point les débats peuvent

se servir d’objets culturels pour digresser, rire, polémiquer. Comme l’explique une journaliste spécialiste de la

question latino aux États-Unis, « Qu’importe que la nationalité et le statut d’émigrée de Dora soient

inconnus. Qu’importe qu’elle vive dans un lieu non-identifié parmi des combinaisons improbables de

pyramides, de palmiers et de chênes. Et oubliez aussi qu’elle enseigne les couleurs, l’alphabet anglais et des

phrases en espagnol à des millions d’enfants depuis une dizaine d’années, devenant le mastodonte d’un

marketing mondial au cours du temps. Car Dora est soudainement devenue davantage que cela : un symbole

du changement démographique inéluctable, un exemple – un exemple gai si l’on peut dire,

du « brunissement » de l’Amérique».405

». Dora devient un symbole et nourrit un débat plutôt nauséeux sur

l’émigration. En outre, les médias français relayent la polémique avec force, tandis que la loi ne concerne pas

398

Larry D. WOODARD « Abcnews.com » Dora the (Marketing) Explorer, 21 avril 2010 399

Philippe BERRY « 20 minutes » Dora, une Exploratrice sans papiers? 22 mai 2010 400

Ibid 401

Ibid 402

Cf annexe24: « Dora la clandestine… » p. 122 403

Philippe BERRY « 20 minutes » Dora, une Exploratrice sans papiers? 22 mai 2010 404

JOHN «8asians.com» Is Kaï-Lan the Next Illegal Immigrant? 24 mai 2010 405

Ana Veciana-Suarez « The Miami Herald » A cheery face is put on an ugly debate 4 juin 2010

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

77

l’actualité du pays ; c’est dire la dimension symbolique que revêt alors Dora, reflet des tensions sociales à

l’heure où les sociétés s’engagent dans une ère multiculturelle. Débat très adulte, donc, qui est loin de la

perception qu’ont les enfants de l’héroïne, quoiqu’ils aient éventuellement l’intuition d’une différence : «Elle

est un peu chinoise, elle est marron. ».406

Dora agit comme un buvard de nos sociétés, elle s’imprègne des préoccupations politiques et sociales,

parfois contre elle, souvent à ses dépens. C’est le prix à payer d’une icône mondiale à la popularité

transgénérationnelle : absorber les courants idéologiques, quels qu’ils soient, et évoluer avec eux.

III. 3 Dora réécrits, parodiée, repensée : de l’héroïne télévisuelle à l’objet populaire

Dora, « icône »407, « franchise populaire »408, « mastodonte » (juggernaute)409a acquis une notoriété

globale et ce à divers titres. Elle s’est façonnée une image de star planétaire en une dizaine d’années

seulement, rivalisant avec les plus grandes stars sur le marché – « des personnages populaires comme Dora et

Barbie »410 pour devenir« Dora, la petite Exploratrice la plus réputée de la planète»411 C’est à dessein qu’on

utilise la voix active « s’est façonnée » car les créateurs initiaux, les géniteurs de Dora n’ont que peu à voir

avec la façon dont a évolué l’écosystème Dorien. Si la stratégie commerciale a permis une croissance

exponentielle, d’autres facteurs ont participé à une émancipation de l’objet de ses domaines de prédilection –

l’enfance et le divertissement – à tel point que Dora a intégré des champs qui lui étaient absolument étrangers.

On dépasse la coconstruction de la marque pour aborder la manière dont des acteurs extérieurs se saisissent de

la marque pour la détourner, le ré écrire, le ré inventer ; et l'image de Dora a clairement échappé à créateurs

jusqu’à circuler sur un autre champ idéologique et médiatique.

III. 3. 1 Un objet qui circule, une histoire qui se transmet : un objet au fort potentiel médiagénique

Une des particularités notables de Dora est qu'elle a d'abord été présente sur internet avant de paraître

sur la chaîne de télévision. Ce lancement sur internet a alors généré une fréquentation de 50 000 visiteurs

unique et continu de doper le site internet. Le microsite Dora est encore le plus populaire des différentes

plates formes Nickel odéon Junior.

En outre, la télévision se décline sur plusieurs supports puisqu’il y a une complémentarité de contenus

qui permet un fonctionnement en vase clos du niveau médiatique. D'ailleurs, la télévision aurait un « penchant

à cannibaliser les formats et les genres. Le média donne le jour à des formules hybrides fondées sur

l'amalgame ou l'emprunt », de même qu'elle a une « puissance à substituer sa proximité empathique et sa

406

Cf annexe 17 «Entretiens exploratoires… » « Théodore, quatre ans » p.112 407

Jean-Christophe CHANUT « La Tribune » Tous plein de « pestacles » en famille 7 décembre 2010 408

« Le Soir » Cuisine sans saveur, 19 janvier 2011 409

Ana Veciana-Suarez « The Miami Herald » A cheery face is put on an ugly debate 4 juin 2010 410

«The New-York Times » Fisher-Price recalls items numbering in millions, 1er octobre 2010 411

Muri « La Tribune de Genève » Dora, 3 novembre 2011

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

78

dynamique de savoirs informels à la lourdeur et à l'inertie des circuits académiques »412. Ces affirmations ne

font que confirmer les hypothèses formulées au sujet du programme Dora. D'abord en ce qu'elle concurrence

l'école, par son contenu – programmes, seconde langue – et par sa forme, plus dynamique qu'un cours

magistral. Ensuite parce qu'elle emprunte à d'autres formes médiatiques, surtout à l'imaginaire informatique –

pas uniquement dans son usage mais dans son esthétique. Si l'on admet que « toute forme de représentation

implique une négociation avec la force d'inertie propre au système d'expression choisi »413, on peut conclure

que Dora a réussi sa négociation avec son support originel.

On suppose ici que le personnage de Dora est un objet mediagénique c'est-à-dire qu'il bénéficie d'un

« charisme inné communicationnel » si l'on peut dire. Le terme de « mediagénie » provient d'une réflexion par

Philippe Marion sur les transpositions et adaptations du récit fictionnel. Le récit de Dora est celui d'une jeune

Exploratrice qui connaît de nouvelles aventures ; plutôt simple, ce récit est facilement déclinable, les

variations en sont quasi infinies. Autant que l'aventure de Dora, c'est son personnage qui bénéficie d'un capital

mediagénique : « la mediagénie est l'évaluation d'une amplitude : celle de la réaction manifestant la fusion

plus ou moins réussie d'une narration avec sa médiatisation, et dans ce contexte – interagissant lui aussi –

des horizons d'attente d'un genre donne »414. À cet égard, l'analyse que propose Christian Salmon à propos de

Kate Moss est d'une pertinence applicable à notre sujet d’études415. L'auteur de Storytelling, la machine à

raconter des histoires et à formater les esprits, a beaucoup étudié la mise en place du récit dans le champ de

l'hyper-modernité, notamment grâce au « nouvel ordre narratif ». Or, dans un essai, il prend l'exemple de ce

mannequin célèbre dans le monde entier, devenu la figure de la beauté universelle et interroge les raisons de

son succès : « je la compare souvent à une abeille ouvrière du style, qui voyage d’un continent à un autre,

d’un univers artistique à un autre, d’une scène à une autre, et qui peut endosser toutes sortes d’identité, de

personnages, dont elle est, au fond, à la fois un guide et un objet d’analyse formidable pour comprendre

pourquoi la mode s’est narrativisée »416 ; il ajoute que la multiplication de polémiques « comme l’explosion

d’une bulle » est le signe qu’un objet se raconte. On peut appliquer cette proposition à Dora : les polémiques

féministes et sociales sont les signes d’un objet qui se raconte. Pour lui, Kate Moss est le symbole même de

l’idéologie néolibérale, flexible, adaptable à toutes circonstances, volatiles, qui répond aux exigences de nos

sociétés, un individu vantant les vertus de la malléabilité. De même que la silhouette maigre et mobile de Kate

Moss est une nouvelle figure qui apparaît dans le monde de la mode au tournant du XXIe siècle, Dora est

aussi un sujet idéal, adaptable en toutes circonstances, capable de se réinventer sans cesse à travers la mise en

scène et la narration de soi. La longévité des deux héroïnes est conditionnée au paradoxe de l’impératif de

412

Jean-Claude SOULAGES, Les rhétoriques télévisuelles - Le formatage du regard, Paris, Ed. De Boeck, 19 juin 2007, p

25 413

Philippe MARION, « Recherches en communication » Narratologie médiatique et médiagénie des récits, n° 7, 1997, p

28 414

Ibid, p 26 415

Christian SALMON, Kate Moss Machine, Paris, Ed La découvertes, février 2010, 192 pages 416

Christian SALMON sur Kate Moss, vidéo Rue89, entretien de 16’15

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

79

renouvellement. Pour durer, Kate Moss et Dora doivent oser de nouveaux supports, de nouvelles formes,

signer de nouveaux partenariats, et « c’est parce qu’elle(s) change(nt) tout le temps qu’elle(s) dure(nt) »417.

En effet, la jeune héroïne s'adapte à toutes les aventures. En ce qui concerne son physique, aucun élément

n'est assez contraignant pour l'empêcher d'endosser une personnalité quelconque. Dessinée grâce à une ligne

claire, les éléments distinctifs qui façonnent son profil lui permettent d'être repérée facilement ; elle est décrite

comme « cette petite fille au tee-shirt trop petit (je ne peux pas la blâmer, mes enfants font pareil), au short

mou informe digne du meilleur touriste français 2010 et ses petites socquettes ? Vous vous souveniez de sa

petite coupe au carré façon Mireille Mathieu croisée avec Louise Brooks ? Vous aviez en tête ses petits épis

qui dépassaient ? »418. Des éléments significatifs sont récurrents « Avec sa coupe au bol et son sac à dos »419.

Loin de chercher des modèles et des héros aux caractéristiques marqués, notre époque – son impératif de

médiatisation optimale et de mondialisation – cherche à proposer des types neutres, ré-interprétables à l'envie.

Graphiquement, la féminité de Dora est peu exprimée, grâce à sa silhouette asexuée de fillette, sa coupe au

bol, ses baskets, et des attributs féminins discrets – le petit bracelet. En outre, les amis de Dora sont des

animaux anthropomorphes le plus souvent, de quoi faciliter l'identification universelle. Chaque attribut est

assez léger pour que chacun puisse s'y identifier : les enfants perçoivent leur doudou dans Babouche, tandis

que les adultes perçoivent une défense des minorités grâce au métissage de Dora ou un symbole du féminisme

au travers de la petite fille.

Cet idéal « mossien » est une exhortation à « devenir stratèges de nous-mêmes, des sujets aguerris

capables de faire un usage intensif de nos compétences et de nos affects, dans le but de donner la meilleure

image possible (…). Que les individus n'ont plus le choix qu'entre une vie échangeable et donc stylisée,

relookée et coachée, et une vie non stylisée mais qui ne vaut rien et dont personne ne veut. »420 En effet, les

deux « stars » prônent un idéal de changement, d’évolution permanente, d’un renouvellement à même de

suivre le rythme médiatique imposé ; bien sûr, s’agissant de Kate Moss, l’exemple est plus significatif car le

mannequin est plus proche du consommateur ; pourtant, dans les deux cas, les personnages revêtent sans

difficultés différentes idéologies, transitent de lieux en lieux avec aisance, ont des valeurs de symbole et sont

force de prescription partout dans le monde. Elles arrivent à elles seules à créer leur calendrier de façon à ce

qu’une « actualité en chasse une autre » (une autre actualité de son fait) soit le rythme normatif.

En outre, Philippe Marion ajoute : « Plus un récit est mediagénique moins sa fabula (son scénario) est

autonome. Se creuse alors une distance importante entre cette fabula et le récit médiatise qui la révèle, la

media génie est pragmatique c'est une relation, une interaction, non pas un contenu En outre, elle n’a de sens

que dans une actualisation et un contexte historique donné. 421» C’est-à-dire que si la médiagénie de Dora,

son amplitude à exister sur différents supports et dans des épisodes si différents est si ample, c’est qu’elle est

417

Ibid 418

STADIRE « le baby blog » Non à la pétassisation de Dora. 01 septembre 2010 419

Philippe BERRY « 20 minutes » Dora, une Exploratrice sans papiers? 22 mai 2010 420

Christian SALMON, Kate Moss Machine, Paris, Ed La découvertes, février 2010, 192 pages, présentation de l’éditeur 421

Philippe MARION, « Recherches en communication » Narratologie médiatique et médiagénie des récits, n° 7, 1997, p

26

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

80

née dans un contexte fort, où l’éducation est un lieu de débats, où l’enfance cristallise des peurs et des

questions sociales d’importance.

Dora, donc, possède une forte médiagénie ; tout à tour sœur, élève, princesse, cuisinière, poupée, elle

est implantée dans tous les pays du monde et s’intègre avec une facilité déconcertante ; on peut expliquer

cette « migration sans accroche » par une faible identité naturelle, bien que d’aucuns l’ont érigé comme un

symbole de la minorité hispanique. De même, Dora est à l’aise en épisodes TV, en jeu vidéo, en livre, en

coloriage, en lunettes, en vêtements… Tout est fait pour que Dora paraisse être le réceptacle, le fond pour

n’importe quelle idéologie, support, nationalité. Tout comme Kate Moss, elle est flexible, réutilisable,

malléable, médiagénique en un mot et en cela, s’adapte à une force contemporaine, que toutes les générations

consomment des séries de productions culturelles singulières dans un flot ininterrompu de régulation et de

renouvellement. On a aussi appelé cette « disposition particulière à la circulation, cette capacité à transiter à

travers plusieurs médias le « transgenre », une capacité qui est due à la pression qu’exerce le style sur le

genre » ;422

III. 3. 2 : Quand Dora envahit l'imaginaire collectif

« Finalement la télévision est un terminal dépendant du réseau médiatique face auquel le téléspectateur

se présente comme un usager et un partenaire qui ont donné naissance à cet avatar médiatique qu'est le

« citoyen médiatique » ; interface devenue stratégique dans les sociétés contemporaines ; le média doit une

partie de cette réussite à la synergie qui existe entre le dispositif mediologique, c'est-à-dire individualisant et

réticulaire, et le mode de société contemporaine dont il a contribué à assurer l'accompagnement. »423 Dora a

envahi les rayons, les écrans, les maisons des enfants… Mais aussi la pensée collective adulte. Ceux-là,

curieusement, la juge souvent à leur hauteur, c'est-à-dire qu'ils projettent leurs exigences et leurs critères

esthétiques ou moraux sur un programme qui ne leur est pas destiné : « la petite ne cesse de gesticuler dans

tous les sens et répète trois fois tout ce qu’elle dit, entrecoupant le tout de loooooooooooooongues pauses afin

que le téléspectateur (généralement un nain qui partage votre patrimoine génétique) assimile et répète devant

son téléviseur, et passant sur le léger détail que notre Exploratrice ne va jamais (et je dis bien jamais) à

l’école »424 La critique est amusante, car les considérations, les critères de jugement sont celles d’un adulte. En

fait, puisque l’usage du programme diffère, le jugement varie aussi.

De nombreuses productions Dora ont été passées au peigne fin par les blogueurs. Par exemple, les

critiques de jeu vidéo sur internet sont relativement acerbes sur les jeux vidéos Dora : « Alors aujourd'hui on

se retrouve pour Dora l'Exploratrice (…) je voulais vous faire une vidéo d'un jeu vraiment merdique, avec un

personnage que je hais au plus haut point, le plus détestable qui existe dans l'histoire du dessin animé. (...)

422

Jean-Claude SOULAGES, Les rhétoriques télévisuelles - Le formatage du regard, Paris, Ed. De Boeck, 19 juin 2007, p

21 423

Jean-Claude SOULAGES, Les rhétoriques télévisuelles - Le formatage du regard, Paris, Ed. De Boeck, 19 juin 2007, p

13

424 Blog Queen-bee « Oh mon Dieu, ils ont relooké Dora l'Exploratrice! Espèce d'en... » 05 septembre 2010

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

81

C'est sorti sur Playstation, alors là je vais vous montrer un petit bug (…) ». Pendant une demie, l'internaute

joue en direct en faisant une critique ironique du jeu, en relevant les nombreux bugs et en taxant de monotone

un jeu destiné aux enfants425. De même, Franck et Jihem jouent à Dora sur la planète violette, de la même

façon. « Donc on rappelle quand même. Dora c’est fait pour apprendre aux enfants l’anglais. Elle a la

faculté de dire tout en double. C’est très énervant, « Hello, I’m Dora », « Bonjour c’est Dora ». Les deux

critiques jugent l’histoire naïve et le juge avec zèle « C’est gai, sans doute à cause des shamallows (…) c’est

un jeu joyeux quand même les papillons sont roses, les planètes sont violettes… C’est un peu au ralenti, c’est

pas nerveux hein… C’est interdit au moins de trois ans, ils se sont trompés sur le logo (rires) » avant

d’ajouter « Non on dit ça parce qu’on a des yeux d’adultes mais je pense que pour les petits c’est bien ils

retrouvent leur univers »426 Cette partition enfance/adulte est très claire dans l’esprit des critiques, mais ne les

empêche pas d’utiliser les mêmes critères de jugement que pour un jeu qui leur est destiné.

De même, sur les médias sociaux, Dora est utilisée comme référence souvent sur le ton humoristique, à

l'instar des anecdotes publiées sur VDM « Aujourd'hui, j'ai appris un mot en regardant Dora l'Exploratrice.

Je suis en troisième année de licence d'anglais. VDM ». Souvent, elle est utilisée pour exprimer une

opposition avec son univers dédie a l'enfance, un monde innocent, doux et sucré, pour exprimer quelque

chose de transgressif « Aujourd'hui, moment intime avec ma copine, sa sœur regardant Dora dans la chambre

d'à côté. Dora a appelé la carte au moment où je ne trouvais pas le trou. VDM » ou encore « Aujourd'hui,

première fois avec mon copain, chez lui, dans ses draps Dora l'Exploratrice. VDM ». Dora passe du statut

d'héroïne pour enfant à figure universelle « quotidienne » connue de tous – avec souvent les aspects peu

reluisants du quotidien ; l'usage que font les non-consommateurs-direct de Dora en fait un « être culturel » :

Yves Jeanneret a qualifié les « idées et objets (savoirs, valeurs morales, catégories politiques, expériences

esthétiques comme l'environnement, le patrimoine) produits et pérennisés par l'homme d ' « êtres

culturels » »427. Ces êtres culturels se transforment et se chargent de valeurs ; pour désigner ce phénomène,

Jeanneret utilise le terme « trivialité » et propose une approche en plusieurs temps. D'abord il s'attache à l'idée

de propagation. Donner un statut aux objets triviaux « induit insensiblement une conception globalisant et

homogénéisant de l'histoire culturelle »428 comme l'explique Debray. C'est-à-dire que les objets qui se

transmettent et se propagent gagnent ainsi du pouvoir, puisque la transmission est pouvoir. Mais l'objet ne se

transmet pas tel quel, il fait parfois l'objet de réécritures, comme nous venons de le constater. La réécriture est

rendue plus facile grâce au format de Dora, un format télévisuel et graphique qui se prête au jeu de la parodie

et de la réécriture. Dora, en effet fait l'objet de pléthore de réappropriation et de transformation. Or, pour Yves

Jeanneret, l'énonciation et la réitération affirment et confirment le statut d'être culturels. L'auteur a pu

travailler à cet égard sur le concept d'archives, une discipline qui saisit la dynamique historique des pratiques.

425

VideoDaube (PS): Dora l'Exploratrice Barnyard Buddies, 27’45 426 Gaming live - Une promenade avec Dora « Dora l'Exploratrice : Voyage sur la Planète Violette»- Playstation 2 427

Véronique MADELON, Nouveaux actes sémiotiques Yves JEANNERET, Penser la trivialité, volume 1 : la vie triviale

des êtres culturels. Paris : éditions Hermès-Lavoisier, 2008 428

Ibid

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

82

De nombreuses parodies de Dora circulent sur internet ; elles cherchent toutes, dans l'ensemble, à créer

un effet comique, grâce à différents procédés que l'on choisit d’associer aux figures de style littéraires. Ainsi,

parmi les réécritures plus connues – au vu du nombre de fois où la vidéo a été visionnée – Dora la junkie429.

Comme souvent, la série animée parodiée reprend les images d'un épisode en changeant le fond sonore. Sur

une intonation doucereuse, Dora explique qu'elle est a la recherche de son dealer « même si je suis tout le

temps défoncée » ; de même, La Carte entonne « Je suis la carte et Dora se drogue du coup elle m'entend

parler ». Il y a antithèse entre les propos des protagonistes et l'image habituelle de l’héroïne du dessin animé,

souriante et joviale. Et peut-être un jeu de mot entre « héroïne universelle » et « héroïne ». De la même façon,

les trois aventures qui structurent habituellement l'épisode sont reprises sous un trait parodique vulgaire:

l'objet trouvé par Babouche et Dora devient un sex-toy « Est ce que tu as déjà utilisé un sex-toy ? Car si tu ne

sais pas faire nous pouvons t'expliquer ». Il y a une forte antithèse entre le visage de la fillette, souriante et

attentive, et la proposition égrillarde prononcée par le doubleur. Les ébats des deux protagonistes sous passés

sous silence (« dans l'intimité »), une ellipse qui renforce le ressort humoristique de la situation. De la même

manière, les traits principaux de l'émission sont forcés dans la parodie « Dora and the big red D... 430», Dora

et Babouche s'acharnent pendant sept minutes à trouver la bonne clef qui rentre dans la serrure ; Dora est

fatiguée, elle a des cernes ; mais, « fidèle à ses valeurs » que sont la patience et la détermination, elle insiste

« I’m not living up ».

Dora est à ce point devenu un objet culturel populaire qu'elle fait l'objet d'une notice détaillée sur le site

« des encyclopédies »431, un site parodique de Wikipédia. L'article concernant Dora reprend les

caractéristiques du programme – bilingue, éducatif et ludique – de manière hyperbolique pour créer un effet

humoristique « Dora l'Exploratrice est une little child who apprend aux enfants à parler anglais ou à faire

pipi debout sans les mains les yeux fermés. » – les expressions franglaises mettent en exergue les volontés

éducatives et anglaises de Dora. La page utilise aussi des descriptions critiques « chaque épisode est propice à

une nouvelle chanson composée à chaque fois du même refrain et de leurs trois destinations vraiment idiotes.

De plus, ils doivent s'y rendre sans aucune explication. Bref, la chanson est sans sens réel et l'air se fredonne

facilement, ce qui rend cela encore plus attractif (pour un débile bien sûr). « Allons-y ! Let's go, c'est parti les

amis ! » « Depuis quand sommes-nous amis ? » lui demanderez-vous ? » et des fausses citations « « Depuis

que ma fille regarde cette émission, son QI a baissé de 75 points. » ~ Une mère satisfaite à propos de Dora

l'Exploratrice ». Cette page de désencyclopédie est un miroir déformant de l’information concernant Dora,

mais un miroir tout de même, qui reflète la construction du programme, sa spécificité éducative et bilingue,

qui reprend les soupçons idéologues et qui parodient un objet populaire dans l’intention d’amuser le lecteur.

Pour ce faire, les distorsions concernent l’origine, l’usage, mais aussi l’objet, comme en témoigne le dessin

parodique de Dora l’Exploratrice où des flèches précisent l’origine de ses attributs432.

429 Dora la Junkie, - 6’07, 31 mai 2011 430

Dora's censored adventure, 11 août 2010, 7’17 431

Page Internet de Desencyclopédie Dora l’Exploratrice 432

Cf. annexe 32 « Dora sur Desencyclopédie » p. 141

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

83

Mais Dora ne sert pas uniquement d’objet de moquerie, elle est aussi un outil, un support explicatif, par

exemple. Sur un site américain, une spécialiste en communication affirme que Dora apprend autant aux

enfants qu’aux adultes dans un article intitulé « Trois choses que Dora l’Exploratrice peut nous apprendre en

marketing des médias sociaux »433 : elle reprend les éléments principaux qui caractérisent le mode réflexif de

Dora et l’applique à la gestion des médias sociaux. Selon l’auteure, il faudrait avoir toujours un « plan » – une

stratégie prédéfinie définissant des objectifs précis, à laquelle se référer à tous moments ; ensuite, telle Dora,

il est recommandé de prendre le temps de la réflexion « Quand vous ne savez pas, arrêtez-vous pour

réfléchir » ; enfin, « aidez les autres au cours de votre parcours », c'est-à-dire entretenir une sociabilité

constante avec les membres des médias sociaux permet de gagner en compétitivité. De la même manière, on

trouve « Cinq choses que Dora l’Exploratrice peut nous apprendre sur la planification de votre budget

personnel »434 (un projet précis, un plan prédéfini, une préparation nécessaire, recourir à des tiers, éloigner le

« chipeur ») et un autre article intitulé « Ce que Dora l’Exploratrice peut nous apprendre sur l’expérience du

service client »435, dans lequel le blogueur, perçoit dans Dora une production télévisuelle qui pose les critères

du service client parfait, puisqu’interactif, personnalisé, grâce auquel le besoin du client est exprimé

clairement, les informations y étant archivés, un service client qui prodigue des conseils et des astuces adaptés

permettant de résoudre le problème le mieux possible.

Ces articles érigent Dora en modèle d’exemplarité ; d’objet de loisirs destinés aux enfants, Dora devient

un modèle de management, en tout cas un modèle de réflexion pour les adultes concernant des sujets

relativement sérieux. Pour Jeanneret, « la réécriture est la condition sinequanone de la trivialité, de la

circulation des idées. Elle produit de nouveaux effets de sens qui ne dénaturent pas le texte mais le

sociabilise, c'est-à-dire qui permettent (et témoignent de) son passage d'un milieu social a un autre. Cette

affirmation pousse à reconsidérer la Doxa qui veut que la circulation des idées soit facilitée lorsque celles-ci

n'évoluent pas »436. Jeanneret se sert du livre comme exemple mais on peut tout à fait reprendre le même

constat et l'appliquer à une série animée. L'objet technologique, la série, permet d'accéder à une pratique

culturelle, le visionnage de l'épisode. L'existence de la culture de Dora est tributaire de l'accueil que les

communautés vont lui faire.

433

Kimberlee WILKES « wilkesbusinesssolutions.com» 3 Things Dora the Explorer Can Teach You About Social Media

Marketing, 26 avril 2011 434

JASON «redeeminchingriches.com» 5 Things Dora the Explorer Teaches Us About Personal Financial Planning, 22

avril 2010 435

Barb MOSHER «mindtouch.com » What Dora The Explorer Can Teach Us About Great Customer Experience, 2

février 2012 436

Véronique MADELON, Nouveaux actes sémiotiques Yves JEANNERET, Penser la trivialité, volume 1 : la vie triviale

des êtres culturels. Paris : éditions Hermès-Lavoisier, 2008, p 2

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

84

Conclusion au III : Dora, buvard de nos sociétés contemporaines

La télévision est un formidable vecteur de valeurs, un outil pour transmettre des messages plus ou

moins explicitement. Dans le cas des émissions pour enfants, les producteurs ne cachent pas leurs intentions

de transmettre un message aux enfants, en ce que cela agit aussi comme moyen de rassurer les parents sur le

bien fondé de l’émission télévisée. Dans le cas de Dora l’Exploratrice particulièrement, l’héroïne du

programme éducatif et ludique se doit de formuler une proposition cohérente dans la lignée d’une émission

édifiante. Pour cette raison, elle est chargée de promouvoir des valeurs de vivre-ensemble, de tolérance, de

partage, etc. C’est un moyen pour la boîte de production Nickelodeon de se positionner comme une chaîne

destinée à l’épanouissement intellectuel des enfants. En outre, comme tous les héros destinés à l’enfance,

Dora peut faire l’objet de lecture « adulte » : politique, sociologique, idéologique. Dans la ligne directe de sa

« sœur » Barbie, Dora est un « buvard » des passions éducatives, des courants de pensées de son temps. Dora

a été par exemple accusée de prôner le capitalisme libéral, et cette « suspicion » peut se justifier. Par son

format ; par son lieu de naissance – les États-Unis ; par les valeurs d’accomplissement personnel et de « self

improvement » qu’elle véhicule. Surtout, en proposant un programme à destination d’un public fortement

segmenté, en se substituant à l’école – en tout cas, en se positionnant comme un complément à

l’enseignement « classique », Dora loue la réussite individuelle et incite à chercher la performance. Dora

séduit aussi les adultes grâce à une politique de Responsabilité Sociale de l’Entreprise, qui lui permet de

mettre en avant une démarche éthique, des mesures sociales, de raconter une histoire aux parents et à

l’opinion publique.

Mais l’objet Dora est aussi porteur de valeurs et d’idées plus implicites, plus ou moins intentionnelles.

Considérée par certains comme une héroïne féministe, Dora l’Exploratrice serait ainsi une défenseuse de la

parité, grâce à ses attributs d’aventurière autonome. Pourtant, à y regarder de plus près, on constate une

distance entre un discours qui vante son féminisme, et la réalité du marché – des produits dérivés à destination

des fillettes uniquement, des jouets qui leur font jouer à des activités dites « pour filles », des habits roses…

En outre, la récente évolution de Dora en pré-ado achève de détruire complètement ce supposé d’une héroïne

féministe, et les polémiques que cela a provoqué sont l’illustration parfaite de l’intensité des débats. De la

même manière, Dora a été grimée en immigrante clandestine, illustrant ainsi un débat sur l’immigration en

Arizona. D’héroïne supposée favoriser l’intégration des latinos dans la société américaine, elle devient un

symbole parodié et décliné de querelles politiques. Il n’est pas sûr que les producteurs aient réellement

anticipé cette tournure des événements, tout se déroule plutôt comme si la coconstruction de la marque passait

par une émancipation du personnage. Car Dora est aussi ce que l’opinion publique en fait.

Plus généralement, Dora est ce que les consommateurs font d’elles, et si cette malléabilité est possible,

c’est grâce à son potentiel médiagénique, une capacité qu’a l’objet médiatique à supporter les différentes

formes médiatiques, à encaisser les idéologies actuelles. En cela, à l’image de Kate Moss pour la mode, Dora

est peut-être le symbole même de ce que l’on attend du divertissement aujourd’hui : un objet transmédiatique

qui se renouvelle en continu. Les parodies et les réécritures de Dora sont nombreuses : vidéo, notice

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

85

d’encyclopédie, reprise du concept pour devenir support pédagogique… Dora est un objet trivial, réécrite,

archivée, relue, repensée, et ce dialogue permanent entre l’objet originel et les lectures diverses est un des

facteurs de sa notoriété mondiale.

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

86

La conclusion et les ouvertures

On s’est demandé dans quelle mesure la « marque » Dora l'Exploratrice s'appropriait les discours qui

gravitent autour de la relation entre l'enfance et les médias aujourd'hui. Notre travail de recherches a tenté de

répondre à cette question grâce à différentes approches. Un historique de la série nous a permis de

comprendre son évolution, son expansion et de juger de l’ampleur du phénomène médiatique. Des analyses

mercatiques nous ont permis de comprendre quelle stratégie avait été choisie par Nickelodeon pour continuer

à faire vivre la marque ; car Dora est une marque à divers titres. D’abord parce qu’elle évolue dans un

contexte très compétitif, Dora a dû se démarquer de ses concurrentes : Charlotte aux Fraises, Hello Kitty,

toutes ces héroïnes s’attachent et s’attaquent au marché de l’enfance grâce à une offre plurimédia, offensive et

mondiale. Ensuite parce que Dora n’est pas une simple héroïne de programme télévisé ; elle est un objet de

l’industrie culturelle qui se décline en objets dérivés, en spectacles, en DVD, bientôt en film. Ce

« versioning » permet de faire vivre le même objet à travers différentes formes et d’alimenter le marché de

l’industrie culturelle grâce à des renouvellements permanents. Et cette affirmation confirme notre première

hypothèse. Marquetée, déclinée, copiée, Dora est un « mastodonte », « une vache à lait », aux dires des

journalistes. Mais cette rationalisation qui codifie l’enfant et applique des techniques marchandes à un objet

de divertissement jeunesse a des conséquences logiques : il s’agit pour les producteurs de veiller au risque

médiatique qui peut prendre son origine partout : défaut de production, polémique éthique quant à l’évolution

de Dora, gestion des ressources humaine. En tant que marque, Dora n’est pas à l’abri d’un quelconque revers.

Car si les experts du marketing y voient une réussite financière et commerciale, les journalistes et les

communicants considèrent Dora comme un cas d’école en termes de notoriété ; d’héroïne cathodique, elle

devient un symbole de l’âge des médias, une icône populaire, un outil de séduction des enfants, qui, pour

l’instant, bénéficie d’un contexte favorable à un succès pérenne.

Ceci nous conduit à reprendre la seconde hypothèse qui proposait que Dora se réappropriait les discours

parfois antagonistes sur l'enfance et les médias. En effet, la télévision a encore mauvaise presse, on lui

attribue des effets nocifs sur les enfants. Le génie de Dora est de prendre en compte toutes les critiques

morales qu’on émet sur le petit écran pour en faire un argument de vente. Contre l’image des téléspectateurs

passifs, contre une activité bêtifiante, Dora propose un programme ludique et éducatif. Au cœur du produit et

de la promesse de la marque, l’interactivité. Cette dite-interactivité tient davantage du discours de promotion

que de l’évolution technologique, mais elle génère une réelle rassurance sur les parents, les premiers rétifs à la

télévision pour les enfants. Elle sert d’argument technophile, permet de simuler l’impression de

l’apprentissage des langues et des notions fondamentales à des enfants. La troisième voie choisie par Dora

pour trouver un point d’équilibre entre la passivité cathodique et le désir de stimulation et performance

intellectuelle, c’est la déculpabilisation des parents. Car au gré des entretiens avec les parents, les enfants, les

institutions et après nos observations, on constate que les premiers bénéficiaires du programme télévisé sont

les parents, davantage que les enfants, qui, s’ils répètent quelques mots en anglais, ne deviennent pas

bilingues en une année, loin s’en faut. À l’inverse, les parents n’ont pas de complexes à laisser leurs enfants

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

87

devant une émission qui prétend enseigner une seconde langue, qui amuse les petits autant qu’elle les éduque,

à l’anglais ou au bien-vivre-ensemble.

Dora n’est pas encore intégrée au programme officiel ; pourtant certains maîtres diffusent des épisodes

à leur classe de maternelle en journée ; on peut voir dans cette décision une volonté d’intégrer les nouveaux

médias aux institutions officielles. En effet, il est nécessaire d’éduquer le regard des enfants, aux images

qu’ils rencontrent quotidiennement. On peut aussi se demander s’il n’y a pas là une démission de l’école, un

aveu de faiblesse devant la nouvelle autorité télégénique, qui se charge de transmettre le savoir et

monopoliserait le pouvoir. Finalement, Dora propose une alternative et se pose comme médiatrice d’une

querelle qui fait rage depuis longtemps entre une perception divertissante ou morale du loisir. En proposant

une offre à la fois éthique et esthétique, Dora cherche à plaire au plus grand nombre et à convaincre de son

offre inédite.

En dernier lieu, on proposait de percevoir les réappropriations « adultes » projetées sur le personnage de

Dora comme des vecteurs d' « émancipation » de l’objet médiatique. En effet, nombreux sont les courants de

pensée qu’intègrent Dora, à ses dépens : représentante de la minorité visible aux États-Unis, figure de proue

des féministes, outil de propagande capitaliste, Dora, tel un « buvard » est le réceptacle de considérations

politiques, sociétales et idéologiques, toujours d’adultes. Elle est aussi un formidable modèle pour les

parodies, les réécritures, devenant un objet populaire et trivial qui s’émancipe de son rôle originel.

Toutes les hypothèses étant confirmées, on peut affirmer que Dora s’est émancipée de son rôle premier

à tous les niveaux. Son succès mondial commercial lui a permis de passer du statut de protagoniste cathodique

à icône populaire, franchise intouchable, symbole contemporain. De programme télévisé, elle est devenue

programme éducatif, inspirant des variations au masculin, en chinois ; utilisée par les instituteurs : elle est

devenue une concurrente à l’institution officielle éducative, concurrente à la « nounou », achevant de rassurer

les parents par des desseins éthiques et responsables de toutes natures. D’héroïne de télévision, elle est

devenue un modèle de pastiche, une référence absolue. D’objet destiné à l’enfance, elle est parvenue à toucher

les adultes, grâce à une forte amplitude mediagénique et une capacité à se renouveler sans cesse. Elle a quitté

son environnement « natal » la télévision pour habiter les livres, les linéaires de fournitures, les scènes de

théâtre et va bientôt s’humaniser sur grand écran.

Qu’importe qu’elle soit féministe ou « pétasse », clandestine ou immigrée légale, capitaliste ou

écologiste, Dora a cette capacité à intégrer et supporter toutes sortes de discours ; c’est ce qui la rend

fascinante et qui a rendu ce mémoire aussi intéressant à mener. Evidemment on aurait souhaité que les

producteurs acceptent de jouer le jeu de l’entretien, on aurait aimé alimenter les travaux d’autres réflexions ;

plus généralement, que nous dit cette réflexion menée sur notre époque ? Du point de vue communicationnel,

elle achève définitivement de dessiner une ère du plurimédia, où les supports se complètent, se répondent et

s’engendrent mutuellement. Du point de vue marchand, le marketing est parvenu à une perception

globalisante du consommateur, grâce à des offres ultra-segmentantes, individualisées à l’extrême et qui prend

en compte ses états d’âme et ses culpabilités diverses. Du point de vue idéologique, les conclusions sont

plurielles. D’abord on semble entrer dans une époque de performance, qu’elle soit technologique ou

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

88

personnelle. L’impératif du « rentable » rend impossible le divertissement gratuit, l’ennui non-lucratif, et

l’activité frénétique de Dora et Babouche en est l’illustration parfaite. L’ « ère de performance » prophétisée

par certains s’accomplit via une émission qui cherche à éduquer, amuser, déculpabiliser, moraliser, faire

consommer… On peut constater aussi que le discours sur les nouvelles technologies est une véritable valeur

ajoutée pour les marques, que l’interactivité est le maître-mot du siècle à venir, même s’il ne correspond par

nécessairement à une réalité technologique. Dora, nouvelle Barbie ? À bien des titres, la comparaison est

tentante : les deux héroïnes ont suscité des polémiques vives, ont su s’installer dans le paysage médiatique et

conquérir le cœur des enfants en même temps que le portefeuille des parents. Mais Dora n’a pas encore fait

ses preuves ; âgée de douze ans à l’heure où ces mots sont rédigés, il lui reste à prouver sa durabilité et sa

constance. Un défi délicat à relever quand on a vu les résistances qu’ont rencontrés les producteurs lorsqu’ils

ont essayé de faire évoluer l’offre. Deux chemins s’offrent à l’Exploratrice : soit l’aventure qui continue sera

guidée par ses créateurs qui décideront d’une évolution en âge, en format, en offre. Soit Dora suit un chemin

de traverse et poursuit une émancipation portée par les réécritures dont elle fait l’objet, devenant alors une

petite fille autonome, une exploratrice arrivée à destination, une adulte en fin de compte.

Dora, nouvelle Barbie ? À bien des titres la comparaison est tentante. En termes de volumes de vente,

de succès d’une stratégie de marque, de notoriété et de statut de modèle, les deux jeunes filles sont

semblables. Les deux créent le débat et passionnent les foules. Seule la pérennité de la marque Dora prouvera

qu’elle est, elle aussi, une vedette internationale.

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

89

Les annexes

1. Les formes d’extension d’une marque

Schéma issu de l’ouvrage de Benoît HEILBRUNN, La marque, Ed Que sais-je? Paris, 2006, p 13

Une marque peut s'étendre de diverses manières, grâce à l'extension géographique, par la

multiplication de ses activités, en diversifiant les lieux de distribution, en élargissant sa cible, en variant les

moments de consommation

Un nom facile à exporter

Parmi les facteurs de succès qui contribuent à celui d'une marque, le choix de son nom est primordial.

Selon Koetler, il est préférable qu'il soit « facile à prononcer, à reconnaître et à mémoriser » et que « les noms

courts sont toujours préférables » Dans cette même logique de « recette pour un nom de marque efficace »,

Géographie :

expansion mondiale

de la marque

Distribution

soignée grâce à

un réseau dense

Prix : fixé par

les fournisseurs

stratégie de

milieu de gamme

Moment :

faire de Dora

une marque

quotidienne -

télévisions,loisirs,

fournitures - grâce à une

large gamme de produits

dérivés et diversifiés

Cœur de cible les enfants , extension

aux pré ados, aux parents,

segmentation sexuée

se

Dora

l’Exploratrice

Activités :

loisirs

divertissement

éducation

et

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

90

« il doit être extensible. »437

. Dans tous les pays où Dora a immigré, elle garde le même nom ; prononçable

dans toutes les langues, sans connotation péjorative – à l’origine, δωρον signifie « le don » – le nom de la

fillette devient non seulement le nom d'un programme mais le label universel et universalisable d'une

profusion de produits.

437

Philippe KOETLER et Bernard DUBOIS, MARKETING ET MANAGEMENT, 10ème

édition, Paris, Ed PubliUnion,

2000, p 431

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

91

2. Le cycle de vie du produit- Dora dans le temps et dans le monde

Schéma inspiré de « Le cycle de vie du produit : évolution du chiffre d’affaires et des produits »438

En ce qui concernent notre objet de recherches, Dora a connu trois ans d’introduction – aux États-Unis;

sa croissance se mesure à la fois en volume de ventes, c’est-à-dire que l’expansion géographique de la marque

a permis de vendre plus de volumes, permettant une croissance dans la durée – à mesure que Nickelodeon

lance son produit sur différents territoires. On ne peut pas encore dire si Dora connaît son taux de maturité, il

faudrait pour cela que la marque « cesse » d’étendre sa gamme, et on ne connaît pas encore les stratégies

pensées pour l’avenir de la petite Exploratrice.

Le lancement du produit439

– phase d’attaque – passe par une forte présence dans les rayons et les

linéaires, une déclinaison du produit à l'envi... On parle d'intégration verticale440

pour designer cette façon

qu'a la maison-mère d'avoir la main mise sur sa production en proposant du contenu culturel à ses franchises.

Cette stratégie est caractéristique des industries de l’Entertainment. Dans son ouvrage, Fréderic Martel

analyse la politique du PDG de Disney :« Eisner n'entend pas faire de Disney un groupe très diversifié : il

veut jouer sur un segment très vaste certes mais bien défini. Autour de ces métiers, il intègre, favorise les

coopérations et les synergies, mais ne va guère au delà. Il rechigne à encourager, comme c'est aujourd'hui

fréquent dans les conglomérats médias par exemple chez l'américain Viacom, l'allemand Berteslman ou le

438

Philippe KOETLER et Bernard DUBOIS, MARKETING ET MANAGEMENT, 10ème

édition, Paris, Ed PubliUnion,

2000, p 329 439

Ibid, p 329 440

Gary ARMSTRONG, Philip KOTLER, Emmanuelle LE NAGARD-ASSAYAG, Principes de marketing, 10ème

édition,

Paris, Ed PEARSON, 1, 07 Kg, p 211

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

92

français Vivendi, la concurrence interne non régulée. »441

La stratégie choisie est commune pour tous les

conglomérats mondiaux : une politique de diversification et d'expansion globale.

En outre, Fréderic Martel démonte le fonctionnement d'une stratégie d'expansion transnationale de

l'industrie culturelle, notamment audiovisuelle. Eisner, PDG de Disney en 1984, précurseur de l'expansion de

la société des loisirs et gérant de la plus grosse industrie créative du monde est le premier à avoir pensé

l'industrie du divertissement comme système ; or, la « recette » du succès selon lui, c'est un scenario efficace,

un « pitch » qui fasse mouche et une immédiate déclinaison en produits. On retrouve ces schémas dans le cas

de Dora : une fillette qui enseigne l'anglais, se décline en produits et transite aisément sur différents

supports442

. Chaque épisode est structuré selon la même « recette » : la perte de quelque chose ou quelqu'un,

suivie de la recherche de ceux-ci, au prix de trois épreuves à surmonter. D'abord pensée comme une émission

éducative, la série animée a en effet pour dessein d'apprendre quelques termes anglais aux enfants, de manière

ludique. L'interaction est au cœur de l'émission, la fillette demandant au téléspectateur de l'aider dans sa quête

en répondant à ses questions, en lui désignant des objets sur l'écran, le tout en parsemant le dialogue

d'expressions et mots anglais.

441

Frédéric MARTEL, Mainstream, Enquête sur la guerre globale de la culture et des médias. Paris, Ed Flammarion, mars

2010, p76 442

Cf Annexe 3 « Le portefeuille de gammes Dora l’Exploratrice » page

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

93

3. Le portefeuille de gammes Dora l’Exploratrice

Épisodes, opérations événementielles, produits dérivés... L'écosystème Dora est vaste ; quelle est la

cohérence entre toutes ces propositions ? Pour essayer de comprendre la stratégie de marque, on fait appel à

des notions de marketing, destinées à caractériser le portefeuille de produit de la marque Dora. Le portefeuille

de produits est l'ensemble de gammes et de références qu'une entreprise propose à la vente. L'étendue de

gamme se structure autour de la largeur, la longueur, la profondeur et la cohérence de gamme443

. On désigne

par gamme « l'ensemble de produits liés entre eux du fait qu'il fonctionne de façon similaire, s'adressent aux

même clients, sont diffusés dans les mêmes types de point de vente ou se classent dans la même fourchette de

prix444

. » D'abord, la largeur fait référence au nombre de gammes mises en vente : les 1000 références

proposées, que ce soient les lunettes, les livres, les sacs a dos, structurent la largeur de gamme. Ensuite, la

longueur se rapporte au nombre total d'articles mis en vente par l'entreprise au sein de ses différentes

gammes : les différents épisodes de Dora, les diverses versions de lunettes à son effigie, etc. De même, la

profondeur se réfère au nombre de versions de chaque produit dans sa gamme respective : la caractéristique

de Dora réside dans le fait que les différentes versions soient linguistiques. La traduction des épisodes de

Dora en espagnol, japonais, hébreux, français, permet de constituer une profondeur de gamme complète. Les

possibilités sont nombreuses, voire infinies, et justifie l'appellation d' « écosystème » pour caractériser les

différents produits et services qui gravitent autour de la figure de Dora. Enfin, la cohérence du portefeuille a

trait à l'homogénéité des différentes gammes vis-à-vis de leur utilisation finale, de leurs impératifs de

production ou de leurs circuits de distribution. L'impératif primordial étant de répondre aux attentes des

enfants, on peut dire que le portefeuille de Dora respecte une cohérence assez claire. Les quatre dimensions

du portefeuille de produits sont supposées correspondre à la stratégie marketing de l'entreprise. Pour

compléter son offre et s'implanter sur de nouvelles marches, Dora a choisi d'allonger son portefeuille de

produits, mais aussi de multiplier les versions de ses produits et d'accroître ainsi sa profondeur de gamme.

443

Benoît HEILBRUNN, La marque, Ed Que sais-je? Paris, 2006, 126 pages 444

Définition Marketing dans Philippe KOETLER et Bernard DUBOIS, MARKETING ET MANAGEMENT, 10ème

édition,

Paris, Ed PubliUnion, 2000, p 629

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

94

4. Les quatre composantes du mix marketing appliqué au cas de Dora l’Exploratrice

En marketing, si l’on reprend la notion de mix marketing « ensemble des outils dont l’entreprise

dispose pour atteindre ses objectifs auprès du marché cible »445

, on constate que le produit est élaboré par

Nickelodeon mais que les trois autres « P » sont laissés à la charge d’acteurs extérieurs, agence, filiales

locales, etc. .

445

Philippe KOETLER et Bernard DUBOIS, MARKETING ET MANAGEMENT, 10ème

édition, Paris, Ed PubliUnion,

2000, p49

Produit : le personnage de Dora

Marketing Mix

Place /distribution : laissées à la charge

des acteurs locaux en fonction des distributeurs présents

Promotion / communication :

un discours adapté aux

réalités du terrain

Prix :

fixé par les distributeurs dans

l’esprit d’une stratégie de milieu de gamme

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

95

5. Les stratégies de marque de Dora/ Nickelodeon

Finalement, Nickelodeon a choisi une stratégie de marque en se lançant sur plusieurs fronts. On peut

voir que, sur quatre possibles stratégies de marque, elle en a choisi trois.

CATEGORIE DE PRODUIT

MA

RQUE

Existante Nouvelle

Exi

stante

Extension de gamme

Dora compte plusieurs

saisons et est traduit dans toutes

les langues, autant de variantes de

la même catégorie de produits qui

permettent d’étendre la gamme

Extension de marque

Dora ne produit plus uniquement

des séries animées, mais aussi des

livres, des jeux, des fournitures, grâce à

la licence Dora

No

uvelle

Marques multiples

Nouvelles marques

Go Diego pour les garçons,

« Dora’s explorer girls » pour les pré

ado, Kai Lan pour apprendre le

mandarin, tous ces nouveaux produits

permettent de conquérir de nouveaux

marchés

L'analyse de Martel nous éclaire en analysant la stratégie des industries créatives, celle de Disney par

exemple. « D'un point de vue entrepreneurial, Michael Eisner a privilégié l'interaction verticale de Disney.

Tous les départements et filières doivent travailler de concert pour la maison mère qui les chapeaute, studio

compris. Tous les contenus culturels doivent être produits par le groupe qui en détient le copyright puis sont

déclinés a l'infini sur tous les formats du long métrage aux parades et tous les médias : chaînes de télévision,

câbles, chaînes étrangères comme EDPN Star en Asie et UTV en Inde, déclinaison qui a lieu parallèlement

sur tous les supports : home vidéos, DVD, livres avec l'éditeur de Disney (Hyperion), disques avec son label

(Hollywood records), produits dérivés avec l'unité Walt Disney consumer products, magasin avec les Disney

stores. Sans oublier les possibilités illimitées aujourd'hui de versions sur internet et ce qu’on appelle « global

médias ». Michael Eisner croit donc aux synergies, le mot vedette des années 1990 consistant à imaginer des

économies d'échelle et des stratégies marketing communes au sein du groupe. À la tête de Disney, Eisner a

donc privilégié la stratégie du « versioning » qui permet d'additionner les audiences et les ventes pour un

même contenu décliné en de multiples versions. »446

Parades, création de ses propres chaînes, utilisation du

copyright... Comme on le constate, Nickelodeon suit un modèle d'expansion caractéristique des industries de

l’Entertainment, qui a montré son efficacité pour les programmes Disney comme pour Dora.

446

Frédéric MARTEL, Mainstream, Enquête sur la guerre globale de la culture et des médias. Paris, Ed Flammarion, mars

2010; p 75

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

96

6. CSA, la protection des mineurs sur internet :

« Différents problèmes de protection des mineurs se posent en effet, en dehors des services de

télévision et de radio : possibilité de rencontre avec des inconnus sur des forums ou des chats, confrontation

du mineur internaute à des contenus illégaux (pédophiles, racistes, etc.) ou à des contenus réservés aux adultes

(pornographiques ou violents) et susceptibles de le choquer, dévoilement des données personnelles (nom,

adresse, téléphone) par des mineurs à l’insu de leurs parents sur des forums ou sur des sites, non-respect du

droit de la presse (diffamation, injure, incitation à la haine, etc.) ou du droit à l’image (utilisation d’images de

mineurs sans l’autorisation des parents) dans les blogs tenus par des mineurs engageant leur responsabilité et

celle de ses parents, téléchargement illégal de fichiers, harcèlement en ligne etc. »

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

97

7. Dora et son public

Dora est avant toutes choses une héroïne télévisée. Or, quelques 1,3 million d'enfants de 4 à 10 ans sont

abonnés à une offre télévisée élargie et sont les premiers consommateurs de nouvelles chaînes thématiques

dites ultra-segmentantes447

. Selon une estimation des agence médias Médiacom Paris, MPG, Initiative et

Carat, les enfants abonnés à ces chaînes leur consacrent 54,5% de leur durée d'écoute télé, c'est-à-dire deux

heure et demi par jour, vraisemblablement jusqu'à ce que les parents reprennent la télécommande, vers 19h00.

Les chaînes thématiques offrent aux annonceurs « une forte affinité avec leur esprit et entretiennent un esprit

club » 448

selon Stéphane Martin, délégué général du Syndicat national de la publicité télévisée, ce qui

explique qu'environ 30 millions d'euros soient investis chaque année pour seulement quatre chaînes pour

enfants. Cette manne financière justifie la frénésie à développer une stratégie offensive et diverse, tant les

enjeux commerciaux reposent sur une bonne sante médiatique du produit.

L’enfant est un téléspectateur et un consommateur. Or, à cet âge, le consommateur à des caractéristiques

particulières. Par exemple, lors de l'acquisition d'un produit dérivé Dora, l'enfant tient plusieurs rôles.

Généralement, il suggère d'acheter le produit : il est initiateur de l'achat. Il est ensuite influenceur, puisque

son impact est déterminant lors de la décision d'achat finale ; de même qu'il est l'utilisateur final, celui qui va

manier l'objet et s'amuser avec449

. Finalement le rôle de l'acheteur, celui qui procède à la transaction à

proprement parler, ne sera jamais l'enfant ; les enfants de moins de sept ans disposent rarement du porte

monnaie. Quant au rôle de décideur – il est détenu à la fois par l'enfant et son tuteur – parents, grands parents,

amis – selon le contexte familial, social, le moment d'achat etc.450

L'enfant est au cœur du processus d'achat,

c'est dire l'importance qu'il y a à le séduire afin qu'il se montre convaincant auprès de ses parents451

. Toute

cette analyse procède d’un discours « marketing », qui considère l’acte d’achat et la consommation en général

comme une science. Qu’importe le crédit qu’on accorde à cette discipline, ce qui importe ici, est bien que

d’aucuns considèrent les biens de divertissement comme un produit marchand, l’enfant comme une cible, et la

marque comme un levier d’achat : cette façon de percevoir le jeu, le jouet, comme un enjeu commercial peut

certes aller à l’encontre de valeurs qu’implique un tel objet - naïveté, distraction – et démystifier l’aura qui

pourrait exister à ses abords. Néanmoins il ne nous appartient pas de juger la justesse d’une quelconque

analyse mais bien de montrer qu’un seul objet est un support pour de nombreux discours, disciplines.

447

Olivier MONGIN « Esprit » De la critique de la production des images à la prise en compte de la diversité des écrans

Mars 2003 448

MM et BF « Stratégies » in Dossier 10 cibles et émissions incontournables, 15 janvier 2004 449

« Les rôles dans une situation d’achat » Philippe KOETLER et Bernard DUBOIS, MARKETING ET MANAGEMENT,

10ème

édition, Paris, Ed PubliUnion, 2000, p 212 450

Gary ARMSTRONG, Philip KOTLER, Emmanuelle LE NAGARD-ASSAYAG, Principes de marketing, 10ème

édition,

Paris, Ed PEARSON, 454 pages, 1, 07 Kg p 234 451

Joël BREE Les enfants, la consommation et le marketing, Paris, Ed. PUF 1993

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

98

8. Un co-marquage de qualité : Shakira et Dora

Plus féminine, plus marquée dans son rôle de jeune fille, Dora adolescente répond aux attentes sexuées

d'enfants plus âgés. Dora pré-ado a troqué son doudou contre une tribu de copines issues de la diversité (l'une

passionnée d'astronomie, l'autre de foot) et son « Sakado » contre un Smartphone – très utile pour présenter

ses amies aux téléspectateurs452

. Elle a quitté la jungle pour la ville, mais les principes fondamentaux restent

les mêmes : apprentissage des langues, interactivité, technophilie assumée. La présence de Shakira a pu

étonner : « Dora et Shakira, le duo improbable. Dora devient presque sexy aux côtés de Shakira dans le clip

Todos juntos (Tous unis) dans lequel elle chante avec la chanteuse colombienne. Et Shakira devient moins hot

avec sa nouvelle amie Dora. » 453

. Dans le clip de « Todos Juntos », la chanteuse rame avec Dora et ses amies,

monte en montgolfière, chante et danse sur une chanson prônant la tolérance, le dialogue et l'échange : « Les

choses sont bien meilleures quand on les fait ensemble (…) on peut chacun s'aider si on travaille ensemble

(…) tout est mieux quand on est tous pour un »454

.

452

Dora’s explorer girls, Episode 1 453

Astrid LEJEUNE – «Téléloisirs.fr» Shakira en duo avec Dora l'Exploratrice ! 04 août 2011 454

« Todos Juntos » Shakira , 03 août 2011

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

99

9. Dora et Signal, un partenariat qui ne fait pas sourire que les enfants.

Selon l'UFSDB, un enfant sur huit a une hygiène dentaire insuffisante. Jusqu'en 2006, la campagne

s'appuyait sur une mascotte de marque, Signaline, pour vanter les mérites d'un brossage régulier et aider les

parents à faire acquérir les bons reflexes aux enfants. Partant du constat qu'une héroïne déjà connue et

appréciée des enfants aurait davantage d'influence sur les comportements qu'une petite souris en habit de

laboratoire - un personnage connu confère une valeur d'attention trois fois plus forte que l'usage de

personnages non reconnus – Unilever décide de se tourner vers un personnage déjà connu des enfants, Dora

l'Exploratrice. En accord avec les valeurs de la jeune fille, la campagne est multicanale : télévision, promotion

sur le lieu de vente et Internet. En douze jours, le stock de DVD réservé au site internet est écoulé, l'opération

est un succès général : 700 000 pages vues par mois pour 200 000 visites. Gregory Schuber, responsable

marketing chez Unilever, se félicite des centaines de commande par jour et attribue une partie de ce succès au

choix de Dora comme héroïne, décision guidée par sa notoriété nationale et générale455

. On est dans une

stratégie gagnant-gagnant où les deux parties prenantes gagnent en notoriété. On notera – sans ironie – que

Dora sert Colgate et Signal en même temps456

.

455

Lucile REYNARD « Journaldunet » Mission Signal accomplie : 80.000 DVD commandés en ligne 04 septembre 2006 456

Site internet Colgate

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

100

10. « Go Diego go ! » ; Diego, cousin et versant masculin de Dora l’Exploratrice

Créée le 6 septembre 2005 sur Nickelodeon., la série est diffusée en France depuis le 4 janvier 2006 sur

TF1. Diego est en quelque sorte le versant masculin de Dora : « Diego est un garçon de 8 ans. Son but est de

sauver et protéger les animaux et leur environnement. Athlétique et courageux, il est toujours prêt pour toute

situation. Diego aime apprendre de nouvelles choses. »457

. De même que Dora doit retrouver un objet ou un

ami à chacune de ses aventures, Diego doit retrouver un animal à chaque épisode. À l'instar de sa cousine

aidée de Babouche, de « Lacarte » et « Sakado », Diego est aidé dans sa mission par sa sœur et ses objets

fétiches, « Click l’appareil photo », « Sac de Secours » le sac à dos, ou encore sa longue vue. Le principe

d’interactivité reste le même (« Est ce que tu aimes fêter Halloween ? » / 5 secondes de silence / « Nous, on

adore ca » // « En quoi voudrais-tu te déguiser ? »/ 5 secondes / « Quelle bonne idée ! »)458

. Diego glisse lui

aussi des mots en anglais dans son aventure (« Come on ! »), mais n'en fait pas sa spécialité. En réalité, lui

s'avère être fin connaisseur de la nature : « Connais-tu notre amie Freddy la chauve-souris frugivore ? Cela

signifie qu'elle se nourrit uniquement de fruits (…) la chauve-souris ne peut sortir que la nuit»459

. Pour Jean-

Noël Kapferer, les attitudes « sexistes » chez les enfants – les filles préfèrent des filles comme modèles, les

garçons des héros – se stabilisent autour de 8- 10 ans460

, mais elles peuvent se manifester avant, ce qui

explique le choix de créer cette nouvelle marque ; Diego est la

457

Voir site Nickelodeon.fr 458

Go Diego, Animaux en danger, 3’05 sur le site de Nickelodeon Junior. 459

Ibid 460

Jean-Noël KAPFERER L'Enfant et la publicité, les chemins de la séduction, Paris, Ed Dunod, Janvier 1985, p 44

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

101

11. Analyse d’un épisode Dora – sémiologie filmique

On a pu considérer que le propre de la télévision était d'organiser des signes en série narrative, que ce

soit pour l'actualité, les séries, les reportages... Un des facteurs de simplification des codes et des conventions

de la fiction télévisée est son caractère de production marchante et la circulation de plus en plus internationale

de cette marchandise461

. Afin que les émissions se muent en produits à vendre, à acheter, à échanger, la réalité

se simplifie pour être traduite, reconnaissable par tous les publics. Grace à cette « rapidité simplificatrice […]

on aboutit ainsi à un langage universel mais pauvre de signes clairs, lisibles, faciles à interpréter, un « sabir

iconique » en quelque sorte » 462

. Le sabir est au sens premier, un «système linguistique réduit à quelques

règles de combinaison et au vocabulaire d'un champ lexical déterminé (par exemple commerce, relations

maîtres-esclaves). » mais désigne, par extension, une « Langue difficilement compréhensible, charabia,

jargon.»463

. Ce langage universel utilise des survivances parce que celles-ci correspondent à des codes connus

des téléspectateurs et qui évoluent moins vite que la vie. Par conséquent, les codes de la télévision seront

toujours « retardataires » et Dora va emprunter aux codes des émissions animées – graphiquement,

narrativement – pour être comprise de tous les enfants. Les épisodes respectent une trame narrative déjà

connue et les personnages, par exemple, sont des éléments récurrents dans tous les programmes jeunesse.

Le langage télévisuel n’est pas le même que le langage de Dora, qui mérite pourtant qu’on s’y attarde.

Dora propose le même discours – le même scénario, les mêmes dialogues, les mêmes aventures – partout où

ses épisodes sont diffusés, une diffusion rendue possible par une mutation de la voix des protagonistes. Pour

reprendre les propos de Merleau Ponty, les mots ne sont pas le reflet de la pensée: «La parole n'est pas le «

signe » de la pensée ». Les deux sont « enveloppées l'une dans l'autre, le sens est pris dans la parole et la

parole est l'existence extérieure du signe »464

. Le langage implique d'abord une activité intentionnelle, qui

passe par le corps propre. « La pensée n'est rien d' « intérieur », elle n'existe pas hors du monde et hors des

mots.»465

dit-il encore. Autrement dit, et en ce qui nous concerne, on cherche simplement à montrer que le

discours de Dora n'existe que grâce aux voix réelles et concrètes qui lui donnent chair - « phone ».

Pour en revenir à la sémiologie filmique et décrire plus précisément la façon dont Dora fait intervenir le

personnage par la supercherie de la technologie, décrivons le plan à la manière d’une analyse sémiologie

filmique466

. On est dans un cadre-scène pluri-ponctuel467

. Le point de vue unique est immobile, le plan-tableau

461

Lire l’introduction Jean-Claude Soulages, Les rhétoriques télévisuelles - Le formatage du regard, Paris, Ed. De Boeck,

19 juin 2007, 153 pages 462

Mireille CHALVON, Pierre CORSET, Michel SOUCHON, L’enfant devant la télévision des années 90, Paris, Ed

Flammarion, 1993, p 82 463

Le Petit Larousse illustré 2012, Ed. Larousse 464

Jacques DERRIDA, Phénoménologie de la perception, Paris, Ed NRF 1945, p 209-213 465

Ibid 466

Jean-Claude SOULAGES, Les rhétoriques télévisuelles - Le formatage du regard, Paris, Ed. De Boeck, 19 juin 2007,

153 pages

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

102

est un espace autarcique – ferme, sans horizon, un espace diégétique unique qui met en place une image

structurée. Habituellement, le dispositif télévisuel surdétermine la performance attendue à travers l'apparition

récurrente de mêmes cadres. La routine de la description, la sédimentation et la ritualisation permettent une

modalité expressive sommaire, et ce principe est largement utilisé pour les dessins animes. Pourtant, Dora

cherche à impliquer le téléspectateur pour le sortir de cette dite autarcie. On a pu nommer ce dessein

« l'attitude spectorielle de l'adresse », c'est-à-dire la création d'une dynamique d'aspiration qui se joue sur un

axe frontal en proposant un simulacre d'interaction entre l'acteur télévisuel et le sujet regardant : Dora

s'adresse de face au téléspectateur et lui parle en le regardant dans les yeux. La dissolution de la distance et de

la médiation est caractéristique de ce que Rick Altman appelle le « forme-ness ». Cette figuration clivée tend

à proposer une implication plus ou moins grande du spectateur, devenant momentanément le contre-champ et

l'envers de l'image. Le regard à la camera, le rituel d'adresse (« Hello, my name is Dora ») et les autres signes

de coopération, comme les gestes déictiques ou les encouragements, tout tend à nourrir le simulacre

d'interaction communicationnelle.

Habituellement, le cadre-fresque est le territoire de prédilection du dessin animé. En effet, portés par les

innovations technologiques, les nouveaux films d'animation travaillent à dépasser les limites en opérant une

métamorphose spectaculaire du rendu de l'univers en privilégiant la production d'images de synthèse en 3D

par exemple. Dans le cas de Dora, au contraire, s'opère une judicieuse synthèse de simplicité et d'éléments de

modernité. Pourquoi ce plan tableau, ce point de vue unique, cette ligne claire et cette animation en deux

dimensions ? À 4 ou 5 ans, l'enfant n'est pas encore capable de discerner ce qui est important de ce qui ne l'est

pas. Les créateurs de série cherchent donc à réduire au maximum les détails de peu d'importance, qu'ils soient

visuels ou sonores, qui risquent d'embrouiller la lecture. On observe donc une mise en scène très simple et

accessible ; par exemple, Dora évolue dans un univers en deux dimensions et les détails sont peu nombreux.

« Mais à rendre trop spartiate l'animation, on risque de perdre l'intérêt de l'enfant, lui qui aime chercher le

détail, en particulier lorsqu'il le regarde pour une seconde fois. »468

. On retrouve cette esthétique de la

simplicité dans toute la presse jeunesse : Pomme d'api, Perlimpinpin, proposent ainsi des images à la mesure

du regard des enfants : il n'y a pas d'ombre, pas de plan complique, pas d'espace 3D, seuls les objets

importants sont mis en valeurs en ajoutant des formes arrondies et des couleurs. Dora intègre les codes

universels de la presse et des séries animées pour enfants en proposant des traits simples qui permettent à la

Dora de dessin aimée de passer à d’autres supports: coloriages, dessins… La technologie ne s'exprime pas par

une mise en trois D ou des mouvements de caméra révolutionnaires, mais par l'intrusion d'éléments scripto-

iconiques, comme le curseur d'ordinateur. À noter que cet élément mobilise une série d'indicateurs lectures

indispensables.

467

La caméra montre plusieurs points de vue qui filment à chaque fois des plans fixes 468

Jean-Noël KAPFERER L'Enfant et la publicité, les chemins de la séduction, Paris, Ed Dunod, Janvier 1985,

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

103

12. Analyse comparée de deux magazines Dora l’Exploratrice : France vs Hollande

Afin de bien comprendre la mise en œuvre du doublage, d'adaptation et de glocalisation, prenons

l'exemple du magazine Dora l'Exploratrice. En France, le titre est lancé en 2004 par TF1 publishing et ALM.

Destiné aux petites filles de 3 à 5 ans, le titre fait 36 pages et coûte 3,50 euros. Deux fois par trimestre, les

fillettes retrouvent une histoire à lire par les parents, des jeux, une initiation à l'anglais et six pages d'histoires

diverses469

. En Hollande, le magazine coûte 3,95 euros fait 36 pages et est publié par Big Balloon

Publishers470

.

Les deux magazines sont conçus selon le même modèle de maquette, et les images utilisées n'ont rien

de typiquement français ou hollandais, elles sont issues de la même banque de données. C'est à dire que les

indices de « francéité » qui aurait pu permettre de marquer Dora selon un territoire ou une origine, sont

absents. D'autres signes permettent néanmoins d'ancrer la preuve dans un territoire et de déterminer l'émetteur

attendu. Les éléments de divergence qui permettent de donner des marqueurs culturels à la revue sont

évidemment la langue – ici le hollandais « Laten we gaan, let's go » mais aussi les activités proposées aux

enfants. Par exemple, les recettes du magazine hollandais « spécial recettes » sont typiquement néerlandaises,

les ingrédients utilises sont le pain noir, le cornichon a l'aigre-douce, du fromage à pâte dure – type Gouda.

469

« Stratégies », Presse: Dora l’Exploratrice, 11 novembre 2004 470

In de keuken met Dora, Ed. Big Balloon Publishers, 2010, 35 pages

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

104

13. L’interactivité dans un épisode Dora : Dora la Musicienne

Pour comprendre comment se manifeste la dimension interactive de la série, prenons l'exemple de

l'épisode Dora la musicienne, représentatif du reste des épisodes. Il a été choisi de manière assez

« accidentelle ». Dans l’épisode, Dora et ses amis sont à la recherche du coffre qui contient tous les

instruments ; puisqu’ils ignorent où il se trouve, ils demandent à l'enfant d'appeler « la carte », elle seule

capable de leur indiquer où aller. C'est à l'enfant de la solliciter, aussi Babouche l'exhorte à l'appeler « Allez,

dis carte ! Dis carte ! Encore une fois ! ». La dimension participative est un moyen d'intégrer l'enfant au

processus de visionnage, mais aussi de lui donner confiance. L'interactivité n'est pas neutre ; elle annule la

distance qui peut exister entre l'autorité et l'obéissant dans un cadre plus classique. Par exemple, Dora prend

soin d'avoir l'approbation de l'enfant avant de commencer « Veux-tu nous aider à trouver le coffre à

musique ? ». De même, pour donner une dimension participative au programme, le ton injonctif est utilisé

« Répète après moi ! » « Dis : carte ! », tandis que Dora regarde à travers l'écran – comme si elle regardait

l'enfant. De temps en temps, Dora ne finit pas ses phrases « Il manque la... / 5 secondes / barrière oui

bravo ! » ou ne regarde pas dans la bonne direction « Vois-tu une barrière, toi ?» laissant au téléspectateur le

soin de la lui montrer. Des temps de silence sont ménagés afin de laisser l'enfant le temps de répondre, le

programme anticipe sur sa participation, donnant l'illusion d'un dialogue entre le téléspectateur et le

protagoniste cathodique : « Est-ce que tu aimes la musique ?/ Cinq secondes / Moi aussi, beaucoup, j'adore

jouer de la flûte. Veux-tu que je te joue un morceau ? / Cinq secondes / D'accord (elle joue puis Babouche

chantonne à son tour) Qui-est-ce qui est vient de chanter ? Tu le sais ? / Cinq secondes / C'est vrai! C'est mon

grand ami Babouche le singe ! ». Des questions évidentes sont posées à l'enfant « Est ce que la banane peut

faire de la musique ? /5 secondes / non bien sur c'est une banane, tu t'y connais bien ! » dans l’intention de

donner confiance au téléspectateur. Enfin, Dora n'oublie pas de féliciter le téléspectateur « Merci de ton

aide », « Bravo ! » comme autant de signes de reconnaissance à l'enfant, et donne des compliments

arbitrairement : « Veux-tu chanter de la musique avec nous ? / Cinq secondes / Super ! » ; « Very good, tu

chantes très bien ». Surtout, chaque épisode est couronné par la chanson finale « C'est gagné ! We did it » :

sur le même air, les personnages racontent les éléments forts qu'ils ont vécus durant le dernier épisode, le

ponctuant de « Hourrah ! » de « Fantastique ! ». La participation est nécessaire et récurrente pour certains

jalons de l’épisode : appeler la carte, ouvrir Sakado, par exemple. Parfois un espace de liberté d'expression est

laissé à l’enfant : à la fin de l'épisode, Dora demande à l'enfant « Et toi ? Quel a été ton moment préféré ? / 10

secondes / Moi aussi ! » : Puisque les éducateurs recommandent la verbalisation afin que l'enfant intègre la

narration, Dora semble, de fait, être un programme adapté à son public et à ses desseins pédagogiques.

Finalement, l'interactivité dynamise le rythme et fait l'originalité de l'émission, mais elle est aussi une manière

de motiver l'enfant ; et la motivation et l'impératif d'un programme ludique sont une préoccupation majeure

des parents, des éducateurs, des producteurs.

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

105

14. La répétition et la structure actancielle dans un épisode Dora : Dora la Musicienne

Chaque épisode commence de la même manière, Dora se présente en français « Bonjour, je m'appelle

Dora » ou en anglais « Hello, my name is Dora ». Comme expliqué sur la page Wikipedia Dora l'exploratrice,

« tous les épisodes de la série reposent sur la même trame narrative, ce qui permet aux enfants de

s'imprégner du schéma narratif propre à chaque histoire. L'épisode s'achève toujours avec une petite chanson

intitulée « C'est gagné! », où les protagonistes dansent tout en reprenant dans les paroles l'histoire qu'ils

viennent de vivre. En lien également avec les contes de l'enfance, Dora doit toujours accomplir trois épreuves

ou traverser trois lieux avant d'atteindre son objectif. Quatre épisodes doubles viennent rompre cette structure

narrative : il s'agit de Dora au Pays des Contes de Fées, Dora autour du Monde, Dora sauve le royaume de

Cristal et Dora Princesse des Neiges, qui contiennent quatre épreuves». Imperturbable, la petite Dora ne se

lasse pas d'accomplir trois épreuves. En fait, Dora suit le simple schéma narratif qui structure chaque conte ;

chaque épisode peut être simplifié sous la forme d'une structure – aussi appelé schéma quinaire – qui permet

de rendre la narration compréhensible.

Il a été montré en effet que les contes et histoires, et, par voie de fait, les épisodes et scenarii, suivaient

un même modèle avec plus ou moins de nuances, et de nombreux spécialistes de l'enfance ont montré

l'importance d'ancrer ces repères des l'enfance. C'est le cas de Kapferer qui note le besoin qu'a l'enfant de

retrouver des structures stables, comme on les retrouve dans le conte « dont les ingrédients sont une intrigue

Objet : Ouvrir le

coffre à jouets pour

permettre à la

fanfare de jouer –

rétablir l’ordre

Sujet:Dora

Destinateur : les habitants de la ville qui veulent entendre la fanfare, mais aussi le

téléspectateur qui a accepté d’aide Dora

en regardant l’émission

Destinataire: les habitants de la

ville qui pourront écouter la

fanfare; en réalité, tout le monde

est content à la fin

Opposant: Mister Chut Adjuvants : Les amis de Dora,

Babouche, Mister Toucan, la Barrière, le

téléspectateur

Quête

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

106

qui repose sur un problème, des épreuves et des personnages récurrents. » L'auteur note un parallèle entre le

conte qui ouvre une porte sur le merveilleux et la publicité ou les programmes commerciaux qui permettent

eux aussi d'accéder à l'impotence et l'abondance.

La dimension répétitive est présente de plusieurs manières dans les épisodes Dora : des la chanson de

générique, qui introduit chaque épisode (« Dora ?/Babouche ?/C'est parti !/Tut tut tut tut Dora/Tut tut tut tut

Dora/Dora Dora Dora l'Exploratrice/Babouche et Dora les copains sympas/On a besoin de toi/Sac à dos

viens/Tu es prêt ?/C'est parti/Let us go !/Montre-nous le chemin/Hey Hey !/Tut tut tut tut/Tut tut tut

tut/Chipper arrête, arrête de chiper !/Oh mince !/Dora l'Exploratrice/ »). Ensuite, il y a les «phrases-

balises », et non « phrases-valises » prononcées sans rhume, que l'enfant retrouve à chaque épisode « Chipeur

arrête de chiper » « oh mince ». Les mots compliqués sont répétés : Babouche répète le mot « maracas » à la

suite de Dora par exemple, surtout quand ils sont anglais ; lorsque Mister Toucan apporte le journal, il répète

« newspaper » plusieurs fois de suite ; des « refrains » anglais reviennent régulièrement « Thank you / You're

welcome », afin que l'enfant intègre des automatismes entendus plusieurs fois. De même, la carte répète huit

fois « Je suis la carte » afin que l'enfant comprenne bien que la carte qui chante est une carte. Dans Dora la

musicienne, l’opposant Mister Chut ferme le coffre à musique pour empêcher la parade de se produire. Dora

et Babouche décident d'aller jouer sur place afin d'ouvrir le coffre. Cette « ruse » est expliquée d’abord par

Mister Chut, par Dora, enfin par Babouche : le scénario est expliqué plusieurs fois. Alors que Dora ne sait pas

où aller, elle demande de l'aide à l'enfant : la carte vient alors à son aide « Voila ce qu'il faudra dire à Dora :

pont, barrière, coffre à musique. Répète après moi : pont, barrière, coffre à musique ; pont, barrière, coffre à

musique ; pont, barrière, coffre à musique. » Lorsque Dora demande à l'enfant « Comment faire pour aller au

coffre à musique ? », on espère que l'enfant aura enregistré les informations nécessaires pour aider Dora. La

capacité d'attention d'un enfant étant moindre que celle des adultes, on privilégie pour lui les formats courts.

« L'usage de signes redondants, de musique, permet de favoriser la mémorisation, et le rythme saccadé de

maintenir en réveil le jeune téléspectateur.»471

. De fait, la redite de la mimique, du geste, de l'intonation font

partie intégrante du processus de compréhension de l'enfant. L'ensemble, peut paraître lent très lent à l'adulte

(« moi ce qui m'énerve c'est que cette nunuche prend nos gamins pour des débiles (saute à pieds joints, saute

à pieds joints, saute à pieds joints... répété 20 fois de suite... »)472

mais rassure aussi certains parents qui

constatent que le programme a été pensé différemment, signe qu’il est adapté aux enfants (« Personnellement,

je ne suis pas super fan mais quand même, je reconnais qu'il y a des aspects intéressants (apprentissage de

mots anglais par exemple) et que cela n'est ni violent, ni vulgaire, etc ... Ma fille adore (elle a 4 ans), je crois

qu'il apprécie beaucoup l'interactivité de ce dessin animée car du coup, il a l'impression de participer à la

résolution des problèmes posés… »473

.

471

Jean-Noël KAPFERER L'Enfant et la publicité, les chemins de la séduction, Paris, Ed Dunod, Janvier 1985, p 69 472

Réaction de «MoineauEtGrenouille» sur le forum du site magicmaman.com, thème « je déteste Dora » sujet lancé le 27

novembre 2007 473

Réaction de «noemi20001» sur le forum du site magicmaman.com, thème « je déteste Dora » sujet lancé le 27

novembre 2007

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

107

15. Dora sauve les petits chiens, une interactivité limitée

« Dora sauve les petits chiens » a été retenue dans le mémoire parmi d’autres albums Dora - Albin

Michel parce qu’il est caractéristique de la dimension pédagogique, éducative et technophile promue par la

marque. En fait, toutes les valeurs, les procédés et les spécificités « Dora » y sont visibles.

A 2,76 Euros, l’album est édité par Albin Michel. Écrite « D’après la série télévisée réalisée par Eric

Weiner », l’adaptation française est issue de la version originale ; comme gage d’authenticité, il est indiqué

« Vu sur Nickelodeon ». Dora, originellement présente sur les écrans télévisés, se transporte aisément d’un

média à un autre, média écrit compris474

. On se demande quels moyens sont utilisés pour reproduire les

procédés télévisuels afin de montrer la technophilie du produit et permettre au produit-marque d’étendre son

application au-delà du petit écran.

Afin de bien marquer la filiation entre l’émission et le livre, de nombreuses « ficelles » sont « tirées » et

le lecteur m’excusera pour la familiarité des termes ; les mentions « D’après la série télévisée Dora

l’exploratrice » et « Vu sur Nickelodeon » agissent comme gage de crédibilité auprès du lecteur et acheteur ;

elles servent à marquer la parenté entre que la Dora originale – héroïne de télévision, et agisse comme

éventuel argument auprès de consommateurs qui considéreraient le livre comme média « dépassé »475

. Bien

que « Dora sauve les petits chiens » ne soit pas à proprement parler une adaptation d’un épisode télévisé

éponyme, les personnages évoqués sont identiques : Dora et Babouche, bien sûr, mais aussi les étoiles, la

Carte, Mister Toucan. Le ton employé est le même que pendant l’émission, à l’instar des impératifs « Let’s

read » « Appuie sur bouton rouge », des adresses directes à l’enfant : « Veux tu jouer avec nous ? », des

félicitations « Génial ! » « Bravo ! », des désignations collectives « On a réussi ! ». Les étapes clefs de

l’émission sont reprises dans la structure narrative: les trois obstacles à franchir (le jeu vidéo, le chenil, la

Rivière Nonosse), l’appel à la carte : « Comment faire pour trouver to find les petits chiens prisonniers ?

Faisons appel à la Carte pour nous aider, crie bien fort : « Carte ! » ». La répétition sert à animer la lecture

« Dis avec nous « close » répète avec nous « close » » et aide l’enfant à apprendre les nombres (le comptage

des clefs s’effectue par groupe de dix). L’illusion de l’interactivité est mise en œuvre grâce à des structures de

causalité « Pour faire avancer notre bateau plus vite, il faut lui chanter une chanson pour Chiens », un même

effet de cause-conséquence qui sert de signe interactif lors de l’émission télévisée.

Tout tend à faire participer l’enfant et lui donner confiance « Tu as raison, elle est en bas de la colline»

ou « Allez, aidons Puppy à creuser », suivi de l’impératif « creuse » en typographie particulière répété cinq

fois et réparti partout sur l’image.

En plus des procédés « techniques » caractéristiques de Dora, les valeurs véhiculées sont identiques.

Hors mis la participation de l’enfant, la technophilie, le goût de l’aventure, la morale bien-pensante sont des

474

On parle alors de « média génie », un concept que étudié plus avant dans l’étude 475

A propos de ce serpent de mer, on peut lire Susanne B. NEUMAN « Communications et langage » La télévision et la

lecture, N. 81, 1989 p 13-27

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

108

principes visibles dans « Dora sauve les petits chiens ». D’abord, il est prégnant que l’intrigue se joue dans un

média moderne ; en effet, au début de l’épisode, Dora joue au jeu vidéo avec Babouche. Un des chiens

habitant dans le jeu vidéo parvient à s’échapper à travers l’écran, traversée qu’effectuent à son tour Dora et

Babouche pour secourir les petits chiens menacés par l’agent de fourrière : « Nous voilà dans le jeu vidéo ».

Pour simuler cette « télé transportation » de média en média, Dora recommande à l’enfant d’ « appuyer sur le

bouton rouge » (à noter que le bouton n’est pas en relief mais dessiné en deux dimensions).

Un élément important à souligner est la dimension pédagogique de l’album; en guise de prologue, un

encart présenté par Mister Toucan – ce toucan parle uniquement anglais dans l’émission – présente « Dans

cette aventure, tu vas découvrir 10 mots anglais ». Les dix termes anglais présents dans l’album sont traduits

en français et en phonétique « Sauter / to jump / tou djeumpe » ; les mots de couleur sont colorés dans les

couleurs qu’elles désignent, les termes anglais sont en jaune, parfois succédant à sa traduction « Super,

great ! ». L’objectif proclamé de l’album est d’apprendre à compter jusqu’à 100. Pour ce faire, Dora propose

de trouver les cent boîtes rouges dans lesquelles l’agent de la fourrière a caché cent clefs. Les indications pour

parvenir à compter jusqu’à cent sont « Suis les chiffres avec les doigts » « Combien de clefs avons nous

trouvées en tout ? Comptons-les par groupe de dix. Nous en avons déjà dix, continuons à partir de 11 et

comptons jusqu’à 20 » : ces consignes précises semblent exiger une aide à la lecture active d’un adulte pour

aider l’enfant à accomplir les épreuves. L’enfant en a besoin aussi pour « vivre » l’expérience de

l’interactivité ; en effet, il faut que la lecture orale ménage des temps de réflexion nécessaires à la résolution

de l’intrigue : « Nous devons trouver le même os sur la porte. Oui tu as trouvé c’est la porte verte ». L’accent

est mis sur l’aventure et le mouvement « Tout le monde saute ! jump ! Plus haut ! » L’histoire se veut

ludique : la rivière s’appelle Nonosse et est en forme d’os, Toutouville est le lieu de villégiature des chiens.

En outre, Dora n’oublie pas de respecter les règles de sécurité « Mais d’abord, mettons notre gilet de

sauvetage » ; l’agent de la fourrière fait partie des minorités visibles. L’apologue de la fable est optimiste ;

après que Dora a sauvé tous les petits chiens, « Même l’agent de la fourrière est très contente que les petits

chiens soient libérés. Il veut même changer de métier… et devenir Facteur » tout est bien qui finit bien.

Finalement, « Dora sauve les petits chiens » se veut un album inédit, dans la veine de l’émission

télévisuelle. Dans la logistique et les valeurs, l’album écrit est le reflet du programme. Si les techniques

utilisées afin de simuler une nouvelle fois l’interactivité sont reproduites à l’identique, qu’il s’agisse de

l’émission ou de l’album écrit, on peut se demander si elles ne rencontrent pas leurs limites. En effet, tandis

que l’enfant peut interagir seul devant l’écran, un lecteur est nécessaire pour lire le livre dans l’autre cas. De

plus, on peut se demander si la phonétique française « laitss go » pour « let’s go », « tou faille’n-de » pour

« to find » est fidèle à une marque qui se dit fondée sur la répétition à l’oreille. Surtout, après avoir

expérimenté l’objet d’études auprès d’enfants, il apparaît que les indications qui recommandent d’appuyer sur

une image de bouton, de crier « Creuse » à un chien n’obtiennent pas le résultat escompté – expérience menée

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

109

auprès de cinq enfants entre 3 et 7 ans. La simulation de l'interactivité trouve ici ses limites : le besoin du

lecteur extérieur tout d'abord, ôte de l'indépendance à l'enfant. Ensuite, l'anticipation, la répétition sur le

format écrit ont moins d'effet – on ne parle pas d'efficacité – que la forme télévisuelle. Enfin, si Dora passe

aussi facilement de la télé jusqu’au livre de lecture que d’un jeu vidéo à une forêt, les enfants qui ont lu le

livre dans le cadre de notre étude ont eu du mal à entrer dans l’univers des petits chiens.

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

110

16. Entretien avec une bibliothécaire

Bibliothèque pour enfants Colette Vivier, Paris 17. 18 janvier 2012

Pourquoi n’y a-t-il pas de livres Dora dans les rayons ?

C'est plutôt logique. La bibliothèque est un moyen pour les enfants d'accéder a des livres de qualité

qu'ils n auraient pas l'occasion de consulter ailleurs. C'est aussi une logique économique, je ne sais pas

combien coûte un livre Dora, mais sans doute pas grand chose. Et puis sincèrement on est inondés de produits

Dora il suffit d'aller au Carrefour du coin pour trouver un livre Dora ! À titre personnel, je trouve que c’est de

la mauvaise littérature, c’est même très très mauvais, mais cet avis ne concerne que moi.

Comment choisissez-vous les ouvrages en rayons ? Vous avez des lettres du ministère de

l’éducation ?

Non non pas du tout, nous sommes des grands! Il n'y a aucune circulaire de l'État nous recommandant

de suivre telle ou telle directive. Les bibliothécaires ici sont libres de choisir les ouvrages qu'elles croient

adaptées aux besoins des enfants. Il n'y a pas de formation particulière ou de regroupement des bibliothèques

jeunesse, mais nous faisons preuve de bon sens. On en parle entre collègues, avec des libraires, des auteurs…

Et pourquoi vous n’aimez pas Dora ?

Vous avez déjà lu un livre Dora ? Il n’y a aucune poésie, pas d’attention portée au dessin, au scénario…

Ca sent la copie de la série télé. L’an dernier, nous avons fait venir le poète Jaccottet476

l'an dernier, il nous a

parlé de la littérature pour enfant. Il a beaucoup critiqué Dora, qui pour lui est « trop simple » ; elle n'éveille

pas le regard de l'enfant, il y a peu de détails, trop de simplicité. Lui milite davantage pour les belles images,

comme les ouvrages de Kazuo Iwamura477

par exemple.

476

Philippe Jaccottet, né le 30 juin 1925 à Moudon, est un écrivain, poète, critique littéraire et traducteur vaudois. Entre

autres prix, il a reçu en 1995 le grand prix national de poésie, le prix Goncourt de la poésie en 2003, le prix du Mérite

cantonal vaudois, 2009, le Grand Prix Schiller en 2010 ou encore le Prix Guillevic en 2011. 477

Auteur jeunesse des ouvrages de la série de la famille Souris.

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

111

17. Entretiens exploratoires sur la télévision, Dora, et autres sujets d’enfants.

Enfants entre trois et sept ans – âge cible pour l’émission Dora. 14 Avril 2012

Théodore, quatre ans.

Tu regardes la télévision à la maison ?

Non, je n’ai pas la télévision à la maison. Mais parfois je regarde sur l’ordinateur les DVD. Quand il

fait froid, ou que je suis malade ;

Tu regardes la télévision à l’école ?

Oui, on regarde les barbes à papa et aussi l'histoire des petits lapins et du fermier. C'est rigolo.

Elles racontent quoi ces histoires ?

Et bien le petit lapin il a pas obéi alors il va manger les carottes dans le potager du fermier. J’aime bien

ce moment.

Et les barbes à papa ? Ils essaient de sauver la planète de temps en temps ?

Non, ils se transforment. Ils sont de toutes les couleurs et ils changent. Tu connais Barbouille ?

Oui et aussi Barbalalla. Et tu parles du programme avec tes copains ou la maitresse après ?

Non.

Ah bon ?

Non, avec les copains on joue.

Et avec la maitresse ?

Je me souviens plus.

Tu connais Dora ?

Oui, c’est pour les filles. Moi je joue aux avions. J’aime bien les pompiers aussi.

Tu la connais comment ?

On l’a regardé une fois à l’école

Ah bon ? Elle est comment ?

Elle est un peu chinoise, elle est marron.

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

112

Et elle te parle non ?

Oui tous les petits enfants on répétait les mots qu’elle disait.

Pauline, quatre ans, avec sa maman – 25 Avril 2012

La maman de Pauline (en montrant une image de Dora)

C’est qui ?

Pauline

C'est Dora.

Tu la trouves comment ?

Belle

Elle a l'air gentil?

Oui

Tu la trouves bien habillée?

Oui

Tu trouves que ça va bien ensemble le rose et le orange ?

Oui, ça va très bien ensemble. Tu l'aimes pas toi Dora?

Non

Moi, je l'aime bien !

Épithètes venant intuitivement à des petites filles quand on leur demande « Elle est comment, Dora ? »

Avril 2012

Capucine, 5 ans « Jolie »

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

113

Maud, 6 ans « Belle »

Rébecca, 5 ans « Belle, avec un joli bracelet »

Claire, 8 ans « C’est pour les plus petites, Dora, je regardais quand j’étais bébé»

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

114

18. Entretien avec une directrice d’école et institutrice en CP

École mixte sainte Agnès, Versailles 11 Mars 2012

Vous connaissez Dora l’exploratrice ? Le personnage, ou la série animée ?

Bien sûr que je connais ! Moi et tous les autres instits’s, c’est impossible de passer à côté, il faudrait

être aveugle. Dora, c'est de la folie, toutes les petites filles en raffolent : sac à dos, barrettes, T-shirt... C'est

l'héroïne du moment, avec Hello Kitty. Charlotte aux Fraises aussi. Il y a des « vagues » dans les cours de

récréation, parfois qui durent peu de temps, mais il faut dire que celle-ci dure depuis longtemps, une petite

dizaine d’année je dirais.

Vous en pensez quoi ?

De Dora ? Je ne sais pas, je ne la connais pas personnellement ! Rires

Non, le fait que ce soit une héroïne de télévision.

Je n’ai pas à juger, je n’ai pas d’avis moral ou esthétique sur la question. Dora l'exploratrice, ou un autre

programme télévise, n'est pas un mal en soi. Elle n’est pas « pire » ou « meilleure » que Mimi Cracra,

Tchoupi, les Barbapapa ou Oui Oui. De toute façon, la télévision fait désormais partie des foyers, les parents

sont libres de la laisser regarder aux enfants. Il vaut mieux que les enfants regardent des programmes qui leur

sont destinés.

Alors la télévision n’est pas un mal.

C’est comme tout, il n’y a pas de bien, de mal. Un peu de télévision de temps en temps ne peut pas faire

de mal, si les parents surveillent, si c’est un programme pour enfant, si la séance télé ne dure pas trop

longtemps. En revanche les soirées Télé pour les enfants, c’est une catastrophe. Personnellement, en tant que

directrice, après qu’on en a parlé avec les autres instituteurs, l'ai été oblige de faire passer une circulaire pour

déconseiller aux parents de mettre leurs enfants devant la télévision avant de venir à l'école. Quand ils la

regardent dès le matin, les enfants sont déconcentrés, ils n'arrivent plus à suivre en fin de matinée.

Les enfants regardent la télévision avant de venir à l’école ?

Bien sûr ! D’ailleurs les programmes jeunesse sont diffusés à ces heures là, Dora aussi je crois. Je vois

la différence entre ceux qui ont pris le petit déjeuner « à jeun » d'écran et les autres.

Pourquoi pensez-vous que les parents allument la télévision dès le matin ?

Ca amuse les enfants. Certains, dans les plus grandes classes, ont la télévision dans leur chambre ; et

puis, pour les parents, la télévision est « pratique », elle permet d'occuper les enfants, agités le matin.

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

115

D'ailleurs, que ce soit pendant le petit-déjeuner ou d'autres moments « collectifs », j'ai l'impression que la

télévision empiète sur les temps en famille, mais je me trompe peut être. Le petit-déjeuner, en tout cas, c’est

un moment où l’on peut « préparer » la journée, se rappeler ce que chacun va faire, vérifier le cartable, par

exemple.

Et pourquoi Dora rencontre-t-elle tant de succès dans les cours de récréation ? Elle est « mieux »?

Dora mieux ou pire que les autres ? Je ne crois pas. En revanche, ce qui est terrible, c'est la justification

des parents « ca lui apprend l'anglais ». Que ce soit Dora ou autre chose, aujourd'hui les parents investissent

énormément sur leur enfant, le rythme de l'école ne leur suffit pas ; beaucoup de parents rêvent que leur

enfant soit « précoce », ils les inscrivent à des activités tous les soirs pour qu'ils soient sportifs, musiciens,

linguistes... en réalité, cette « course à l'échalote » épuise les enfants, qui sont fatigués à l'école. Lundi c’est

solfège, mardi c’est sport, mercredi équitation… Alors si le petit déjeuner, ou les moments de télévision

peuvent être « rentables », autant en profiter. Les parents ont l’impression que le temps passé devant la

télévision est perdu pour leur avenir, sauf si le programme les éveille ou les éduque.

Mais vous ne croyez pas que ça peut être une bonne façon de rendre la télévision « utile » ?

Mais pourquoi « utile »à tout prix ? Un enfant a besoin de temps pour intégrer le monde qui l'entoure,

l'ennui n'est pas un mal.

Vous pensez que les parents conçoivent Dora comme une série animée qui permet à l’enfant de

s’ennuyer utile ?

Peut être… Non, c'est aussi un moyen d'occuper son enfant, mais toujours avec cette justification d'un

programme « moins bête que les autres » c'est vrai.

L’école Sainte Agnès est une école catholique sous tutelle diocésaine et sous contrat d'association avec

l’État. On a choisi cet établissement privé, dans une région relativement aisée, pour lutter contre l’éventuel

préjugé qui voudrait que l’on ne regarde la télévision que dans les « zones défavorisées ».

Aucun programme télévisé n’est diffusé pendant les cours.

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

116

19. Entretien avec Lucie, 24 ans, étudiante et baby-sitter

1er Juin 2012

Connaissez-vous Dora?

Je connais Dora. J’ai tout de suite accroché avec cette idée d'éveiller l'oreille des petits aux langues

étrangères. Le dessin animé Dora est plutôt amusant et bien dessiné, les personnages ont tous un rôle précis,

et les aventures sont stimulantes. C'est bien adapté et « pas dangereux » les dialogues sont simples et

articulés. Il y a malgré tout une certaine répétition dans les épisodes, mais qui n'a pas l'air de gêner les petits.

Dans quel contexte l'avez vous connu?

J'ai connu Dora lors d'un babysitting en été. Il s'agissait de deux petites filles de cinq ans et trois ans, en

vacances chez leurs grands-parents. Les parents, ne prenant que très peu de vacances car cabinet de médecin

et d'avocat à faire tourner, ont donc fait appel aux grands-parents et à une jeune fille. ils habitent dans le

16eme arrondissement.

Les enfants que vous gardez regardent Dora?

Les filles ont le droit de regarder Dora après le petit déjeuner, un épisode ou deux, pas plus, en

attendant que la jeune fille, moi, finisse son petit déjeuner, puisque les grands-parents ne s’en occupaient pas.

J’ai un peu l’impression que Dora servait de deuxième « jeune fille » .Les filles réclament Dora toute la

journée, mais seul le matin est autorisé.

Quelle est leur réaction devant Dora?

Elles aiment vraiment beaucoup Dora, car elles le demandent souvent, mais devant l'écran, elle

« scotchent », elles deviennent muettes et passives ; même en connaissant les épisodes par cœur, elles ne

bougent plus, elles sont captivées. Pour avoir la paix, c'est top. Elles réagissent seulement lorsque Dora

demande de montrer des choses cachées sur l'écran. Elles ne répondent pas à Dora, et ne répètent pas les mots

anglais. Elles ne chantent pas le générique. Il s’agit de fillettes normales

L'interactivité vous semble t elle porter des effets?

Honnêtement, le concept est vraiment extra, mais le réel problème c'est l'écran qui rend passifs les enfants. Je

ne trouve pas d'interactivité porte les effets souhaités, c'est dommage. Même après, dans la journée, les filles

ne sont même pas capable d'assimiler le « bye-bye » à « l'au revoir » ' Sauf si on leur dit et que l'on insiste

bien dessus... Il n'y a aucune interactivité si les enfants sont seuls. Si un adulte est là, il peut encourager et

stimuler les enfants à interagir avec Dora et répéter ce qu'elle dit. Je ne sais pas si les enfants comprennent

qu'elle parle une langue différente.

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

117

20. Entretien avec Nicolas, père de la quarantaine

4 Juin 2012

Connaissez-vous Dora?

Oui oui mon fils regarde tout le temps ! Il a quatre ans, il aime bien.

Vous en pensez quoi ?

Oh ma femme et moi on aime bien ; on aime bien qu’il regarde ça en fait. C’est mieux que d’autres

programmes, enfin je sais pas, on préfère. Parfois on s’endort devant la télévision avec ma femme, et le

programme a changé, je préfère que ce soit Dora.

Votre fils aime bien ?

Oui, il adore, il aime surtout les petites chansons, répéter « Sac à dos ! », « Sac à dos ! », « Sac à

dos ! ». Enfin, j’aimerais bien qu’il montre les objets, qu’il participe, qu’il retienne quelques mots. Là non, il

regarde, il est hypnotisé mime d’un téléspectateur la bouche ouverte mais ça ne marche pas vraiment. Je ne

suis même pas sûre qu’il ait compris que Dora parle une autre langue. Enfin, on voyage beaucoup avec ma

femme, donc il comprend que d’autres langues existent mais il ne retient pas. C’est dommage, j’aimerais bien

C’est rassurant en fait ?

Oui c’est ça, tu as trouvé le terme, c’est rassurant. Il y en a d’autres comme ça, qu’il aime et moi aussi,

les Barbapapas. Tu sais il y a ce truc là, avec le chien… Scoubidou, je n’aime pas qu’il regarde à chaque fois

il y a des monstres et le soir il fait des cauchemars.

Et c’est bien qu’un petit garçon regarde les aventures d’une petite fille ?

Ouais non, il aime mieux regarder son cousin là, qui apparaît de temps en temps ou qui a sa série à lui.

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

118

21. Les trois Dora(s)

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22. Le sac à dos Dora de Slash

Sac à dos Slash 1478

478

Michelle Horton « blogbabble.com » 12 Celebrity-Designed Dora Backpacks from Heidi, Jessica, LeBron and More! 11

août 2011

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120

23. Les Parfums Dora

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24. Dora la clandestine : photos et montages dans les médias

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123

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

124

Aux États-Unis, les blogueurs se donnent à cœur joie de commenter cet épisode, notamment via des

dessins parodiques mettant en scène une Dora clandestine ; tantôt présentée dans un piège à rat, bombardée

par Mc Cain, dissimulée dans une voiture à la frontière, en train d’escalader le mur dans le désert, bref, Dora

est parodiée à l’envie. Les autres personnages de la série ne sont pas en reste, Chipeur devient un agent de la

police aux frontières, et Sakado se gonfle de billets pour payer la rançon à qui trouvera Dora ; certains ont

même fait de Dora une dangereuse terroriste qui pose une grenade sur Jan Breker, gouverneure républicaine

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

125

de l’Arizona depuis 1999. Ce qui est intéressant ici, c’est que les dessinateurs jouent de la contradiction entre

la gravité de la polémique et l’innocence-dites de Dora, objet destiné à l’enfance. Un plateau de jeu de société

type « jeu de l’oie » pour aider Dora à s’échapper en Amérique représente à merveille cette antithèse entre un

sujet éminemment politique et un objet de divertissement. Dora a permis une ouverture communautaire, mais

l’on peut se demander si les effets escomptés – rendre plus visible une minorité dans les médias et habituer les

enfants a leur présence télévisuelle – se sont réalisés.

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

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25. « Dora sous toutes les formes » un produit marchandisé à l’extrême

Opticien rue des Batignolles

Animation proposée à l’hippodrome de Vincennes

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Des cartables à la maternelle

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Confiserie Dora Noël

Confiserie Dora Pâques

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Dora en ballon, Croatie, entre Zadar et Split, début aout 2011!

La librairie du Super U

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Dora, peluche Fisher-Price 27 centimètre

Dora au Relay

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Des ballons Dora sur le port de Marseille, à côté de son cousin Bob l’éponge

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Dora parade

Dora en gâteau

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Dora parade avec Babouche et Diego

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26. Des produits Dora au féminin

Les baskets Dora l’Exploratrice, roses à paillettes et à scratch – moins éducatif que les lacets, ndlr

Les sandales Dora, roses,

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Mattel dora l'exploratrice : poupée dora princesse des neiges Poupée

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Poupée Dora princesse Fisher Price

27. Campagne de recensement 2010

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28. Les héros de Nickelodeon

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29. Affiche Dora au Casino de Paris - le spectacle musical

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30. Ni Hao Kaï-Lan

31. Générique de Dora sur Tiji

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32. Dora sur Désencyclopédie.fr

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141

33. Spécialistes des enfants, presse, télévision, un dialogue parfois houleux.

Lors de la parution du dossier dans le Monde sur les méfaits de la télévision sur les enfants, on a pu

accuser le journaliste d'être alarmiste et d'avoir procédé à des raccourcis pour rendre le dossier accrocheur ;

d’autres journaux ont traité l’information sur un ton moins catastrophiste479

. En outre, le site Arrêt sur images

est revenu sur le dossier pour modérer les conclusions alarmistes tirées des résultats: « Foucart assume. Il

veut alerter. Il s'insurge contre la faible médiatisation des études qui paraissent, régulièrement, sur les

dangers de la télévision. « Il est scandaleux que les gens ne sachent pas que la télévision peut être

dangereuse ». Dans son article, il souligne: « Chaque mois, des dizaines d'études sont menées par des

chercheurs du monde académique (...) Rarement ou jamais médiatisées, ces résultats de recherche sont

largement inconnus du grand public ». Et de déplorer : « aucune étude n'est réalisée sur le sujet en France ».

Claudine Berr, de l'Inserm, confirme, mais ne saurait expliquer pourquoi. « On étudie l'impact de la télé, mais

au sein d'autres études, comme sur l'obésité », se défend de son côté le service de communication de

l'Inserm. » 480

.

La parution de cet article a provoqué, en France, un tollé et une joute historique entre les spécialistes

des médias481

. En effet, dans son dossier, Foucart s'inspire largement de Michel Desmurget, lui-même

chercheur à l'Inserm, auteur de TV Lobotomie482

, un ouvrage qui rassemble toutes les recherches scientifiques

existantes sur le sujet. Son propos cherche à démontrer la dangerosité de la télévision pour les enfants ; elle

stopperait leur développement cognitif et intellectuel. Largement médiatisée, cette parution a occasionné des

débats et a été l'occasion pour Foucart de critiquer « certaines personnalités médiatiques, présentées comme

experts, mais n'ayant à l'évidence jamais pris la peine d'étudier la littérature scientifique »483

. Cette allusion

est une charge contre Serge Tisseron, psychiatre et psychanalyse spécialiste de la question des médias et des

enfants, avec qui Foucart refuse habituellement de débattre lors d'émissions télévisées. En 2006, Tisseron et

d'autres professionnels se réunissent au sein du Collectif CIEME « Collectif Enfance Médias Education »484

afin que soit interdite la première chaîne destinée aux bébés, « baby first ». Dix ans après avoir écrit Vive les

bébés zappeurs485

, l'auteur fait paraître Les dangers de la télé pour les bébés486

. De fait, dès août 2008, les

éventuelles nouvelles chaînes à destination des bébés doivent diffuser un avertissement 487

pour prévenir des

479

Camille LE TALLEC « La Croix » La télévision, un danger pour les jeunes enfants, 04 mai 2010 480

Laure DAUSSY « Arrêts sur images.fr » « La télé tue » : le Monde en a-t-il trop fait ? Méfaits de la télé : le point sur les

enquêtes, et les actions 14 octobre 2011 481

Ce qui revient à dire que la polémique a eu lieu dans un milieu restreint, certes. 482

Michel DESMURGET, TV lobotomie, La vérité scientifique sur les effets de la Télévision, Paris, Ed Max Milo, Février

2011, 320 pages 483

Laure DAUSSY « Arrêts sur images.fr » « La télé tue » : le Monde en a-t-il trop fait ? Méfaits de la télé : le point sur

les enquêtes, et les actions 14 octobre 2011 484

Site internet du CIEME 485

Serge TISSERON, Les bienfaits des images, Paris, Ed Odile Jacob, 2002 - 258 pages 486

Serge TISSERON Les dangers de la télé pour les bébés, Non au formatage des cerveaux, Paris, Ed Erès, avril 2009,

134 pages 487

« Ceci est un message du Conseil supérieur de l'audiovisuel et du ministère de la Santé : regarder la télévision peut

freiner le développement des enfants de moins de trois ans, même lorsqu'il s'agit de chaînes qui s'adressent spécifiquement

à eux ».

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

142

dangers d’une écoute à durée prolongée ; en outre, Tisseron développe la règle du « 3 juin/9 décembre :

interdiction de la télé avant 3 ans, pas de console de jeu avant 6 ans, pas internet non accompagné avant 9

ans, internet seul à 12 ans »488

; les pédiatres sont supposés distribuer des brochures informatives explicitant

cette règle aux parents.

Cet état des faits pourrait paraître superflu en ce que Dora n'est pas nommément citée par les articles.

En réalité, cela permet de donner un aperçu des tensions que peut provoquer le sujet.

488

« Educationsante.be » Écrans @ plat : regards croisés sur les cyberconsommations, de l’enfant au jeune adulte, Juillet

2010

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

143

34. Bob l’Éponge, héros de Nickelodeon et cousin de Dora, responsable de l’obésité infantile

Frédéric Zimmerman489

, un des experts reconnus sur sujet, a écrit de nombreux travaux sur l'influence

de la télévision sur les enfants. S’il accuse le programme « Bob l'Éponge » de favoriser la déconcentration des

élèves et l'hyperactivité de ceux-ci à cause d'images saccadées, d'un rythme rapide et d'une narration

déconstruite, selon lui, c’est davantage « La façon dont la télévision est utilisée [qui] est un problème de santé

publique » que l’objet lui-même ; il pointe notamment du doigt les programmes télévisés proposés aux

enfants dès 9 mois ; plus nuancé que certains avis alarmistes sur la télévision490

, il propose pour sa part une

distinction hiérarchique entre les programmes. D’une part les programmes de la télévision commerciale, de

l’autre, les programmes éducatifs ; accusant les premiers d'être responsables de retards cognitifs, de retard de

langage. « J'ai toujours mis l'accent dans mes recherches sur la distinction entre, d'une part, la télévision

éducative et, d'autre part, la télévision commerciale, les dessins animés ou les films pour les petits ou les plus

grands, comme Bugs Bunny, Harry Potter ou Star Wars… Les effets de la télévision sont complètement

différents selon ces deux types. L'obésité est une des conséquences les plus dommageables de la télévision

commerciale sur le long terme. Les gosses qui regardent beaucoup de télévision ont tendance à devenir

obèses. Et ce n'est pas du tout inévitable : mes travaux ont par exemple montré que s'ils évitaient tout

simplement les publicités télévisées, les parents réduiraient sensiblement le risque d'obésité pour leurs

enfants. »491

.

489

Frederick J. Zimmerman est directeur et professeur au Département des services de santé. Ses travaux de recherche

étudient les effets économiques sur la santé de la population, avec un accent particulier sur l'utilisation des médias et la

santé des enfants. 490

François JOST « Blog « comprendre la télé » publié sur le site Le Monde.fr » Vivre 5 ans de plus sans télé? 17 Août

2011 491

Stéphane FOUCART « Le Monde » Une ville cobaye avant et après la petite lucarne le 08 Octobre 2011

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

144

35. Sesame Street492

, fondement, historique et actualités : modèle ou ancêtre de Dora ?

En 1969, « The Children's TV workshop » crée Sesame Street, 130 épisodes en couleurs destinés aux

enfants en âge pré-scolaires et issus des milieux défavorisés493

. Pour rappel, l'école maternelle n'existe pas aux

États-Unis. La scolarité commence majoritairement à l'Elementary School, à six ans ; avant, les enfants sont

des « preschoolers » ; en 1979, le retard entre les enfants issus de l'immigration qui n'ont pas accès à

l'éducation, et les autres, est palpable dès l'école primaire494

. D’aucuns imaginent alors un programme télévisé

jeunesse destiné à éduquer les enfants pour permettre de pallier les carences éducatives constatées et lutter

contre les inégalités sociales. Financées par des fonds publics et privés, les émissions Sésame Street sont

travaillées par des équipes de psychologues de l’enfance, des pédagogues, d'artistes et d'écrivains. Ils espèrent

mettre au point une « technique d'apprentissage propre aux préscolaire et aux enfants »495

. Le décor, un

ensemble urbain à l'américaine est supposé « toucher » une cible particulière : les enfants des milieux

défavorisés qui vivent dans les quartiers pauvres des villes. Les marionnettes et les adultes récitent des

comptines et des chansons pour leur apprendre à compter, bien que l'apprentissage par répétition de l'alphabet

et des chiffres ne soit pas un but en soi. L'émission cherche davantage à créer une familiarité avec la langue

anglaise et à améliorer le savoir être d'enfants qui ne bénéficient pas de la même éducation que les autres

écoliers qu'ils vont retrouver lors de leur entrée à l'école. Néanmoins, il est évident que l'apprentissage de

l’alphabet sert à « rassurer les parents qui encouragent (leurs enfants) à regarder le programme. »496

.

L'utilisation d'éléments éducatifs ostentatoires sera dès lors une récurrence utilisée dans beaucoup de

programmes éducatifs. Inédit, ce projet est profondément travaillé en amont : les prototypes d'émission sont

testés en permanence, ils sont l'objet d'un réajustement constant pour répondre au mieux aux attentes des

enfants et des commanditaires du programme ; des techniques publicitaires sont actionnées pour animer

l’émission de divertissement destinée à être regardée sans adulte. Gerald S. Lesser, le père de Sesame Street, a

utilisé une philosophie de la représentation qui propose de surprendre en permanence, d’introduire des

relances constantes pour maintenir l’attention des enfants de 4 à 5 ans. L'émission est un vrai succès, les

enfants la regardent et certaines études montrent que ceux qui regardent l'émission réussissent mieux leur

intégration à l'école, et s'imprègnent des sujets qui ont été abordés par la production. Très vite, des jeux sont

mis en vente qui renforce l'objectif d'apprentissage mais surtout le développement d'une image de marque de

492

Pour tout connaître sur le bout des doigts, lisez donc Michael DAVIS, Street Gang: The Complete History of Sesame

Street, Londres, Ed Penguin, octobre 2009 - 379 pages 493

« Les programmes pour enfants » Mireille CHALVON, Pierre CORSET, Michel SOUCHON, L’enfant devant la

télévision des années 90, Paris, Ed Flammarion, 1993, p 30 494

Si vous voulez comprendre le pays du burger, lisez André KASPI, François DURPAIRE, Hélène HARTER, Adrien

LHERM, La civilisation américaine, Paris, PUF, 2006, 640 pages 495

Mireille CHALVON, Pierre CORSET, Michel SOUCHON, L’enfant devant la télévision des années 90, Paris, Ed

Flammarion, 1993, p 25 496

Ibid, p 27

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

145

Sesame Street. Le succès est mondial: la série est adapté partout dans le monde, en Europe, en Amérique

Latine et reste à ce jour un programme de référence, d’ailleurs toujours diffusé sur les ondes497

.

497

La série se met à jour continument puisque récemment la chanteuse Feist est intervenue dans l'émission pour apprendre

aux enfants à compter jusqu'à 4, en reprenant un de ses tubes mondialement connus. Preuve que l'émission évolue et

s'adapte aux attentes d'enfants habitues à la starification cathodique. Episode « 1,2,3,4 » Feist à Sesame Street, 11 juillet

2008

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

146

36. Les trois composantes de la communication et de l’éducation498

À partir de quand une émission remplit-elle sa fonction de télévision éducative ? Pour en revenir à notre

objet de recherche, Dora « mérite-t-elle » la nomination de « programme éducatif » ? L’audience à succès du

programme et l’intérêt des enfants sont-elles des preuves suffisantes ? Dans le rapport de l’Unesco on peut

lire : « Imaginons une émission de télévision éducative soigneusement conçue pour inculquer les principes

fondamentaux et les gestes élémentaires de l'hygiène personnelle. Manifestement, l'émission suscite l'attention

et éveille l'intérêt du public, elle captive les téléspectateurs auxquels elle est destinée ; pourtant, une étude

ultérieure de leur comportement en matière d'hygiène personnelle révèle que leurs habitudes n'ont pas changé

de manière perceptible »499

. Il est tentant d’établir une comparaison avec le DVD Dora et Signal – partie I, car

le succès du DVD Dora ne signifie pas nécessairement que les enfants se brossent davantage les dents.

498

L'impact de la télévision éducative sur les jeunes enfants, Publié sous la direction de Wayne Holtzman,University of

Texas et Isabel Reyes-Lagunes, Universidad Nacional Autónoma de Mexico, UNESCO, 1981, p 13 499

Ibid, p 8

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

147

37. La promesse de Marque de Nickelodeon : une composition, solution à une dialectique

complexe »

Le contrat de marque s'appuie sur la valeur d'usage de celle-ci (dimension fonctionnelle) ainsi que sur la

valeur de vie (dimension émotionnelle). Le consommateur doit pouvoir ressentir l'effet de la promesse qu'on

appelle « phase de performance », c'est-à-dire la confrontation du consommateur avec le produit ou le service

tangible : est ce que programme télévisé suscite l’intérêt de l’enfant ? Le cercle de légitimation de la marque

commence dès l'instant où elle a été capable de créer de la survaleur – émotionnelle, symbolique ou

esthétique. Pourquoi chercher à rassurer les parents ? « Il faut leur garder une certaine tranquillité d'esprit :

que leurs enfants puissent passer sans inquiétude du temps devant le récepteur. C'est la

« nounou électronique » sans danger »500

.

L'équation est complexe puisqu'il s'agit de réconcilier des contradictions diverses : « plaisir de l'enfant »

contre « apprentissage et éducation » ; « éducation saine et équilibrée » contre « télévision, média nocif », « la

télévision, nouvelle nounou » contre « surmoi cathodique la honte de laisser ses enfants devant la télévision »,

« rentabilité exigée plus tard pour l'enfant et éducation performante » contre « les programmes pour enfant,

divertissement hypnotique et abétifiant ». Comme on le constate, de nombreux discours se confrontent et il

serait réducteur de les réduire à une simple opposition. Il s‘agit davantage d'un mode de conversation, une

contradiction qui essaie de se dépasser en intégrant les deux oppositions. De fait, on propose de rendre sous

forme d'une dialectique au sens hégélien du terme. Ce discours se structure autour de trois pôles : d'un côté,

l'apprentissage traditionnel : l'ennui de l'enfant, sa passivité ; d'autre part, les nouvelles technologies

traditionnelles, « bêtes », uniquement tournées vers les loisirs, dangereuses ; enfin, les nouvelles technologies

intelligentes, amusantes, instructives et ludiques.

Caractéristiques objectives du programme Un programme télévisé interactif

dérivé en de nombreux objets de

consommation pour les enfants

Image (ce qu’il communique) Un programme inédit et bon

pour les enfants

500

Monique DAGNAUD, Enfant, consommation et publicité télévisée, Paris, La Documentation Française Février 2003,

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

148

Valeurs (ce qu’il produit) Un programme « interactif »

Les producteurs se sont servis de la contradiction entre télévision et éducation pour proposer une

nouvelle promesse, celle d'un programme édifiant.

Étape de la

dialectique

Proposition Acteurs et

institutions

référents

Apport aux

enfants, promesse,

valeur ajoutée, effet

Mode

d'interaction

Position Apprentissag

e traditionnel :

lecture

Écoles Ennui,

démotivation

Hiérarchique

Opposition Nouvelles

technologies :

consoles,

programmes

commerciaux

Producteurs

privés

« Bête »,

passif, nocif,

divertissement

uniquement

Hypnotique

Composition Dora

l'Exploratrice :

émission et produits

dérivés

Nickelodeon Ludique et

instructif, interactif

Interactif

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

149

38. Dora sur console, une alliance évidente

L'essor des nouvelles technologies va de pair avec un discours de progrès, comme si les avancés

techniques offraient de nouvelles possibilités et infirmaient les préjugés concernant des médias nocifs. L’idée

que l’interactivité permet d’inverser les méfaits des écrans se répand ; les consoles sont ainsi « adaptées aux

plus jeunes ; elles proposent de s'instruire en s'amusant plutôt que de jouer bêtement »501

. Le journaliste

recommande aux parents les « jeux éducatifs et jeux de réflexions préchargés, des consoles adaptées aux 3-7

ans qui privilégient l'apprentissage »502

. Autre atout de valeur « elles suivent les évolutions technologiques

puisqu'elles sont équipées d'écran tactile de stylet ou de clavier coulissant ». Des trois consoles présentées,

toutes sont dotées de cartouches de jeu Dora (« un catalogue de jeux très varié pour tous les âges avec

apprentissage de la lecture, des maths, de la géographie ou de dessin avec des héros comme Dora »503

).

Preuve que la marque a compris l'intérêt qu'il y avait à s'engouffrer sur le marché technologique pour proposer

des produits permettant aux enfants « ne perdent pas de temps » avec un jeu inutile, et, pour apaiser tout à fait

les craintes qu'ont les parents de ne pas pouvoir contrôler leur enfant « les parents peuvent suivre les progrès

des enfants en suivant les statistiques »504

. En outre, cela permet de toucher les filles, un segment qui a encore

du mal à trouver son public sur le marché des jeux vidéo.

501

Didier SANZ, «Le Figaro», Le premier âge, la nouvelle cible des consoles de jeux, 21 novembre 2011 502

Ibid 503

Ibid 504

Ibid

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

150

39. « L’interactivité, définitions et fondements »

Les deux termes « interactivité » et « interactifs » apparaissent dans les années 1980, en même temps

que l'informatique et l'émergence d’un discours d'escorte de l'échange, de la communication interplanétaire.

Le préfixe « inter » est significatif « élément du latin inter exprimant l'espacement, la répartition ou une

relation réciproque ; » il implique une dualité, deux parties ; l'interactivité suppose donc une réciprocité. On

lit dans un dictionnaire spécialisé que l'interactivité est « un type de relation entre deux systèmes qui fait que

le comportement de l'un modifie le comportement de l'autre »505

. Il s’agit d'un échange bidirectionnel qui

entraîne des modifications de comportements réciproques. De plus, ce processus d'échange est cyclique

« l'action de l'un génère un traitement chez l'autre qui réagit selon des règles fixées par le concepteur pour

l'un, et qui, pour l'autre, réagit selon ses connaissances et ses motivations »506

. Parmi les typologies présentes

dans l’interactivité, on peut reprendre celles que Cartier propose « Réactive, lorsque l'utilisateur n'intervient

que sur proposition du programme ; Sélective, lorsque les relations actions conséquences sont toutes prévues

par le programme en un nombre déterminé par avance. L'utilisateur subit la situation. ; Active, qui intègre

l'action de l'utilisateur à l'ensemble des données et définit un nouveau contexte. L'initiative est laissée à

l'utilisateur, toutes les actions qu'il exécute influeront sur la suite de la situation. »507

.

505

Jacques NOTAISE, Jean BARDA et Olivier DUSANTER, Dictionnaire du multimédia, audiovisuel, informatique,

télécommunications, Paris, éd. AFNOR, 1996 - 903 pages 506

Didier PAQUELIN, Conception d’un environnement d’apprentissage interactif en fonction des attentes des usagers,

thèse de doctorat en Sciences de l’information et de la communication, Université d’Avignon, 1999, p 101 507

Ibid

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

151

40. Figures persistantes et rôles fonctionnels dans Dora l’Exploratrice : rétablir l’ordre établi

Comme expliqué sur le site de la chaîne Nickelodeon, « Le respect de l’enfance est, depuis plus de 25

ans, la pierre angulaire du développement des séries de Nickelodeon et la chaîne a d’ailleurs développé

quelques principes fondateurs : le rejet de la violence, de la vulgarité ou d’un langage déplacé dans les

programmes ; la promotion des valeurs de tolérance et du respect d’autrui ; la mise en avant de personnages

positifs auxquels les enfants peuvent vraiment s’identifier ; la volonté de rassembler les filles et les garçons

autour des mêmes programmes 508

». Comme dans la vie, Dora va rencontrer des difficultés et des situations

périlleuses, situations auxquelles l’enfant va s’atteler en s’identifiant à Dora, héroïne « saine, bilingue,

conviviale, [des valeurs auxquelles] les enfants peuvent se reconnaître et aspirer à être. ». Les producteurs

veillent à suivre une structure narrative simple, à l’image du schéma actantiel de Greimas, une représentation

qui s'applique au récit et qui permet de « synthétiser l’ensemble des forces en présence dans une histoire en

catégorisant le rôle et la fonction de chacun des actants ; ce terme désigne les personnages mais aussi des

objets, des lieux, voire des éléments plus abstraits comme les sentiments. Souvent appliqué au conte, le

schéma actantiel est transposable sur tout scénario narratif »509

.

Dans le cas de « Dora l'Exploratrice », immanquablement des figures reviennent : l'héroïne est Dora,

toujours aidée de Babouche, bien sûr, La Carte, Sakado, mais aussi les nombreux amis de Dora et le

téléspectateur. L'enfant participe aussi à sa manière dans la quête, en appelant La Carte, en trouvant les objets

sur l'écran – ils constituent les adjuvants. « L’objet » varie selon les épisodes mais se structure toujours autour

de trois obstacles à franchir. Les opposants sont principalement Chipeur et d'autres personnages qui

interviennent au cours des épisodes. Pourtant, l'adjuvant joue son rôle d'opposant le temps de l'épisode mais

connaît toujours la rédemption lors du « happy end ». Comme le précise une journaliste, il s'agit de «Gentils

méchants : ici pas de monstres qui font pleurer les enfants, mais une sorcière et des fantômes qui, dans le

fond, ne veulent aucun mal à notre héroïne. (…) Les enfants savent qu’en venant en aide à Dora les méchants

se résigneront. (...) Quant à Chipeur le renard, il est plutôt attendrissant. Il fait beaucoup de bêtises, dérobe

des objets mais finit toujours par les rendre. (…) C’est un méchant de proximité. Chipeur représente les

interdits. Parfois même c’est lui le héros. »510

. La notice Wikipédia précise à propos de Chipeur qu'il lui arrive

« de manifester un peu de cœur »511

. Dans Dora la musicienne512

, Mister Chut connaît la rédemption en

participant à son tour à la fanfare. Greimas complète sa théorie par les trois épreuves, trois étapes que l'on

retrouve dans chaque épisode. Dora vit ses aventures le plus souvent parce qu'elle est sollicitée par ses amis,

qui l'appellent à rétablir l'ordre initial : l'objet perdu est retrouvé, le prisonnier est délivré, etc. La morale de

l'histoire est d'autant plus simple à présenter que la télévision a pour charge de véhiculer des codes pour tous,

de la manière la plus télégénique qui soit.

508

Site internet de Nickelodeon 509

Myriam TSIMBIDY Enseigner la littérature de jeunesse, Paris, Ed Presses Univ. du Mirail, 2008 – p 202 510

Ingrid BERNARD « France Soir » Pourquoi les enfants adorent « Dora l’Exploratrice » 06 décembre 2011 511

Page Wikipédia Dora l’Exploratrice 512

Voir le schéma actantiel d’un épisode dans l’annexe 13: « La répétition et la structure actancielle dans un épisode Dora :

Dora la Musicienne » p. 105

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

152

41. La morale édifiante de Kaï-Lan

Il n’est qu’à écouter l’épisode « Être gentil » de Ni Hao Kaï-Lan pour comprendre les ambitions

éducatives de la chaîne Nickelodeon. Le commentaire de présentation de l’épisode prévient « Kaï-Lan pense

que Rintoo ne devrait pas se vanter mais plutôt encourager les autres à aller de l'avant lorsqu'ils jouent ». ; et

Kaï-lan confirme « Hé, si Rintoo était plus gentil avec ses amis quand il gagne, Tolee et Hohose sentiraient

peut-être mieux ! Penses-tu que Rintoo ne devrait pas prendre le temps d’encourager les autres au lieu de se

vanter ? / Cinq secondes de silence / Moi aussi ! (musique asiatisante de réjouissance) C’est une bonne idée !

Rintoo devrait encourager les autres ! On a trouvé (répété trois fois). Chanté : Quand tu gagnes / Ne te vante

pas/ Sois sympa / Encourage tes amis / Sois gentil »513

.La morale est ostensible, déclinée par Nickelodeon à

Dora et sa cousine, comme une preuve du discours de promotion d’une chaîne dédiée aux enfants.

513

Mini-épisode Ni Hao Kaï-Lan Être gentil -. Nickelodeon , 2012, 02’09

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

153

42. Un sac à dos qui a bon dos : le Charity-business selon Dora

Une émission télévisée pour enfants se doit de défendre son public, le sac à dos, symbole de la série

animée, porte le projet caritatif, la présence de nombreuses vedettes comme autant de héros qui dédicacent les

sacs, tous ces éléments permettent de raconter une histoire aux adultes – sur les mêmes ressorts que le conte

pour enfant : valeurs défendues, héros, opposant, etc. Dans le cadre de l’opération internationale « Beyond the

Backpack », en novembre 2010, Nickelodeon Junior a organisé une vente aux enchères de sacs à dos Dora,

rebaptisée « Sac à dos de rêves » sur le territoire français. Sept sacs à dos Dora ont été conçus et signés par

des stars internationales – Salma Hayek-Pinault, Jessica Alba, Eva Longoria-Parker, Shakira, Heidi Klum,

Slash ou encore Matthew McConaughey et Camila Alvez, « Chacun à leur façon, ils ont créé et customisé un

sac à dos à l’effigie de Dora »514

. Exposés au Casino de Paris à partir du 6 novembre, les sacs sont vendus aux

enchères. Nickelodeon profite de cette opération pour communiquer sur les opérations précédentes,

comme« le coup de pouce vert » qui vise à sensibiliser les jeunes à l’environnement, la vente aux enchères

Bob l’Éponge, d’autres opérations destinées à promouvoir un style de vue dynamique et favorisant la lecture ;

c’est l’application même du principe du storytelling que Christian Salmon a décrypté dans son ouvrage

Storytelling, dans lequel il démonte les rouages d'une « « machine à raconter » qui remplace le raisonnement

rationnel, bien plus efficace que toutes les imageries orwelliennes de la société totalitaire. » 515

Ce « nouvel

ordre narratif » formaterait le sujet en un « individu envoûté, immergé dans un univers fictif qui filtre les

perceptions, stimule les affects, encadre les comportements et les idées… »516

514

Site internet Nickelodeon Junior 515

Christian SALMON, Storytelling, La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, Ed. La

découverte, Novembre 2008, 250 pages 516

Ibid

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violente nos enfants, 04 novembre 2009

Christian Salmon sur Kate Moss, vidéo Rue89, entretien de 16’15

¡Buenas Noches ! - Parfum pour Femme par Dora l'exploratrice Eau de nuit - 100ml Vaporisateur

17,67€

Dora l'exploratrice Parfum pour Femme par Dora l'exploratrice Eau de toilette de jour- 50 ml

Vaporisateur 13,68€

Rapport 2011-2012 « Les programmes de l’école maternelle » Ministère de l’éducation nationale

Rapport 2011-2012 « L’éducation artistique et culturelle » Ministère de l’éducation nationale

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Didier PAQUELIN, Conception d’un environnement d’apprentissage interactif en fonction des

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Blogs, site internet & émissions

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Site internet de Leapfrog

Site internet de Lagardère

Site internet de Jemini http://www.jemini.fr/fr/marque-jemini/

Site internet du CIEM http://www.collectifciem.org/

Site internet de Nickelodeon Junior

Site internet des spectacles de Dora http://www.doralespectacle.fr/

Site non officiel doraexploratrice.org

Page Wikipédia Dora l’exploratrice (version française et américaine)

Valérie QUIOC « Blog suite 101 » Dora l’exploratrice fête ses dix ans, 27 novembre 2010

Blog Queen-bee « Oh mon Dieu, ils ont relooké Dora l'exploratrice! Espèce d'en... » 05 septembre 2010

STADIRE « le baby blog » Non à la pétassisation de Dora. 01 septembre 2010

Blog « une année de sexisme ordinaire » L'âne trotro macho 04 Février 2007

Communiqué de Presse « Dora l’exploratrice la cité des jouets perdus »

Caitlin Sanchez Interview diffusé le 15 août 2010 dans l’émission«Dora's Big Birthday Adventur

Dora the Explorer's Big Birthday, ABCnews Video, 08 décembre 2010

«Trophy for winning Best Childrens Programming at the 2009 Imagen Awards» HBR.org.

Emission sur Caitlin Sanchez «Trophy for winning Best Childrens Programming at the 2009 Imagen Awards»,

HBR.org.

Études de cas : épisodes& livres

Dora sauve les petits chiens, Ed. Albin Michel Jeunesse, Mars 2010 25 pages

Bonne nuit Dora, un livre avec caches Ed. Albin Michel Jeunesse, 20 octobre 2004, 16 pages

Dora va à l’école, Ed. Albin Michel Jeunesse, 7 septembre 2005, 24 pages

In de keuken met Dora, Ed. Big Balloon Publishers, 2010, 35 pages

Dora la musicienne, Nickelodeon, 2006, 23’55

Mini-épisode Ni Hao Kai-Lan Être gentil -. Nickelodeon , 2012, 02’09

DVD « Dora fête Halloween » TF1 vidéo, 20 octobre 2010, 52 minutes

CD Rom«Dora l'exploratrice - Les Aventures de Sakado » Atari

CD Rom «Dora l'exploratrice - Les animaux de la jungle » Atari

Dora la Junkie, - 6’07, 31 mai 2011

Dora's censored adventure, 11 août 2010, 7’17

Spot publicitaire « Dora l'exploratrice : Dora dvd » 16 septembre 2005 - 21secondes , producteur No

problemo, disponible sur le site de l’INA

LeapFrog - Mon Premier LeapPad - Livre : Dora l'Exploratrice à la rescousse (Nickelodeon)

Spot publicitaire « Dora l’exploratrice : cuisine bilingue » - 23 octobre 2006 - 21secondes, Paris. Annonceur :

Mattel France. Vidéo disponible sur le site de l’INA

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

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Spot publicitaire « Dora l’exploratrice : Chevelure magique » - 25 octobre 2006 - 26secondes, Paris.

Annonceur : Mattel France. Vidéo disponible sur le site de l’INA

Spot publicitaire « Dora l’exploratrice : Caisse enregistreuse» - 25 octobre 2006 - 26secondes, Paris.

Annonceur : Mattel France. Vidéo disponible sur le site de l’INA

Le résumé

Dora l’Exploratrice est l’héroïne d’une série animée télévisuelle à destination des moins de six ans.

Produite par Nickelodeon, filiale de Viacom, le programme s’exporte dans le monde entier et se décline en

produits dérivés : albums jeunesse, magazines, fournitures, vêtements, les licences Dora foisonnent à travers

le monde, permettant à la petite Exploratrice d’être célèbre dans le monde entier et de constituer l’un des

personnages médiatiques les plus reconnus de son époque. À l’origine de ce succès interplanétaire, une

stratégie typique de l’industrie de l’Entertainment, c’est-à-dire une expansion mondiale d’un produit, une

stratégie d’adaptation locale et une déclinaison du concept en divers supports médiatiques (le versioning).

Ceci permet à Dora d’exister en spectacle, en séries animées, et bientôt au cinéma. Dora a aussi inspiré des

« variations » comme son cousin Diego et la petite chinoise Kaï-Lan, des programmes jeunesse reposant sur

le même modèle. Car Dora est un produit à l’offre inédite : une série animée éducative et ludique. En effet, la

petite héroïne propose aux enfants d’apprendre quelques notions d’anglais – d’espagnol pour les anglophones

– ainsi que les fondements de l’éducation élémentaire, couleurs, chiffres, formes, etc. Cette promesse d’une

série pédagogique se réalise grâce à l’interactivité, une spécificité qui s’applique au programme télévisé, aux

livres, aux jeux estampillés Dora. Cette expérience ludique permet de séduire les jeunes consommateurs mais

aussi de rassurer les parents, souvent rétifs à la télévision, un média considéré comme une menace pour la

santé et l’épanouissement des enfants. Cette mauvaise image du petit écran date quasiment de la création de

ce nouvel outil et continue d’exister grâce à des discours scientifiques qui remettent en question son usage.

Cela n’empêche pas Dora de perdurer et de croître ; en effet, la petite héroïne est devenue une marque à part

entière, avec toutes les conséquences que cela suppose : connue de l’opinion publique, la marque doit veiller

aux risques médiatiques et proposer une image d’entreprise responsable et sociale. La machine « Dora » est

qualifiée par certains d’écosystème car elle ne cesse de s’étendre, d’évoluer, telle la Dora pour pré-ado

proposée par les créateurs de la série. Cette héroïne « bis » a d’ailleurs suscité la polémique ; muer la petite

fille en jeune adolescente ; aux yeux de certains, signifiait annihiler l’icône féministe qu’était Dora. Car avec

son sac à dos, la petite Exploratrice a été taxée d’héroïne antisexiste et égalitaire. D’aucuns ont aussi perçu en

Dora un symbole de l’immigration latino aux États-Unis, tandis que d’autres la soupçonnent d’être un vecteur

de propagande américaine. En effet, par son origine, par son circuit de diffusion – chaînes privées, par son

idéologie – développement individualiste, programme complémentaire à l’apprentissage à l’école, Dora est le

pur produit du capitalisme libéral. En fait, de nombreux discours, réécritures, courants peuvent se caler sur

Dora l’Exploratrice à la conquête du monde ?

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Dora, une perméabilité qui permet de la qualifier d’un objet à la forte médiagénie. C’est toutes ces approches

que le mémoire propose d’étudier.

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Les mots-clefs

Dora l’Exploratrice : enfance ; divertissement ; stratégie de marque ; éducation.