14
udc 821.133.1–31.08:81’42 2009 Ayşe Eziler Kiran (Ankara) Du dialogisme à la polyphonie dans Les Faux-Monnayeurs ³ Кључне речи: dialogisme, polyphonie, mise en abyme, narrateur, allusion, écho, mention, usage, ironie. У овом раду су истражени дијалогизми и полифонија као стилска обележја у роману Ковачи лажног новца Андреа Жида. У овом роману јасно је изражен дијалогизам, јер полифонија обележава главни лик и његов круг деловања у различитим позицијама, постављајући их у центар интересовања. Читалац практично чита два романа mise en abyme, и као да чује гласове два наратора. INTRODUCTION Les Faux-Monnayeurs est un roman marqué par l’hétérogénéité qui affecte le discours. Les enchâssements de différents types de textes de registres multiples (roman, pa- rodie du roman avec les «pages assez mau- vaises», journal intime, dix lettres, notes de travail) et la multiplication des voix narratives le rendent protéiforme. Cette façon de gérer le discours, créer la voix de l’autre définit en somme l’idée qu’il s’agit d’une œuvre marquée par le dialogisme et la polyphonie. 1. DIALOGISME Ducrot précise «qu’il y a dialogisme dès que deux voix se disputent un seul acte de locu- tion…» Dans le cas de dialogisme, il y a un seul locuteur, c’est-à-dire un seul respon- sable de parole, autour de qui s’organisent les repères spatio-temporels (Jenny: 7). Le dialogisme est donc une structure interne de discours qui fonctionne comme un seul discours où les deux voix ne font qu’une seule voix (v. Susanne: 2). Cette deuxième voix fait place à un «autre» qui n’est ni d’un double face à face, ni même 25 Kiran.indd 265 25 Kiran.indd 265 18.9.2009 21:59:48 18.9.2009 21:59:48

Du Dialogisme à La Polyphonie Dans Les Faux-Monnayeurs

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Du Dialogisme à La Polyphonie

Citation preview

  • 265

    udc 821.133.131.08:8142

    2009

    Aye Eziler Kiran (Ankara)

    Du dialogisme la polyphonie dansLes Faux-Monnayeurs

    :dialogisme, polyphonie, mise en abyme, narrateur, allusion, cho, mention, usage, ironie.

    . , , . mise en abyme, .

    INTRODUCTION

    Les Faux-Monnayeurs est un roman marqu par lhtrognit qui aff ecte le discours. Les enchssements de diff rents types de textes de registres multiples (roman, pa-rodie du roman avec les pages assez mau-vaises, journal intime, dix lettres, notes de travail) et la multiplication des voix narratives le rendent protiforme. Cette faon de grer le discours, crer la voix de lautre dfi nit en somme lide quil sagit dune uvre marque par le dialogisme et la polyphonie.

    1. DIALOGISME

    Ducrot prcise quil y a dialogisme ds que deux voix se disputent un seul acte de locu-tion Dans le cas de dialogisme, il y a un seul locuteur, cest--dire un seul respon-sable de parole, autour de qui sorganisent les repres spatio-temporels (Jenny: 7). Le dialogisme est donc une structure interne de discours qui fonctionne comme un seul discours o les deux voix ne font quune seule voix (v. Susanne: 2).

    Cette deuxime voix fait place un autre qui nest ni dun double face face, ni mme

    25 Kiran.indd 26525 Kiran.indd 265 18.9.2009 21:59:4818.9.2009 21:59:48

  • 266

    AY E E Z I L E R K I R A N

    2009

    le diff rent mais un autre qui traverse constitutivement lun (Authier-Revuz, 1982). Le dialogisme dsigne donc la prsence de l autre dans le discours. Selon Bakhtine, le discours, en eff et, nmerge que dans un processus dinteraction entre une conscience et une autre (Jenny 3). Cela signifi e la re-nonciation la limitation de son propre point de vue (Siclari: 2) et lappropriation de point de vue de lautre. Le faire sien nest pas toujours un acte ais et spontan pour le locuteur. Lappropriation sexprime, selon Bakhtine, par le terme russe slovo. Il signifi e mot et veut dire aussi, plus rarement et avec une connotation archa-que ou mtaphorique discours (Kristeva: 13). Lanalyse de Bakhtine se porte sur les mot / discours dans lesquels une voix double se manifeste, l o dans un nonc on peroit aussi lnonc dune autre voix (Peytard 69). Selon le thoricien russe, aucun mot nest neuf, ni neutre mais charg dun dj dit celui des contextes o il a vcu sa vie de mot (Authier-Revuz, 2004: 17). Dans ce cas le mot se rvle possder deux orientations de signifi cation (): il sagit de comprendre le mot, toujours dans son rapport avec le mot de lautre (Peytard: 6970). Le discours rencontre le discours dautrui sur tous les chemins qui mnent vers son objet, et il ne peut pas ne pas entrer avec lui en interaction vive et intense (Todorov: 98).

    De ce point de vue, le roman est le lieux privilgi du dialogisme et le dialogisme littraire y trouve son vocation, son expres-sion, selon le degr de prsence du discours dautrui, sous diff rentes formes que permet la langue: discours indirect libre (DIL) o la voix du personnage se mle celle du narrateur, allusion, mention et ironie

    Narrateur

    Que je rfre la personne qui parle est une vidence hlas errone (Rastier: 242). Adhrant lassertion de Franois Rastier, nous voudrions carter de lanalyse les affi -nits de lauteur Andr Gide avec son roman et tudier surtout les relations du narrateur qui passe pour un crivain avec des (ou ses) personnages, dans Les Faux-Monnayeurs. Le narrateur du roman possde un caractre particulirement dialogique. Il dit ce quil fait, exprime les dcisions quil prend au sujet de ses personnages, mais il ntouff e jamais leur voix. Dans Les Faux-Monnayeurs la prsence du narrateur est invisible, il chappe au lecteur et ne se manifeste que par le pronom narratif. En eff et, il se joue de sa marque grammaticale et ne sannonce pas seulement comme je (v. Vucel: 236), mais aussi comme nous narratif: Passons. Tout ce que jai dit ci-dessus nest que pour mettre un peu dair entre les pages de ce journal. A prsent que Bernard a bien res-pir, retournons y. Le voici qui se replonge dans sa lecture (116)1. Le narrateur rappelle que cest lui qui cre les personnages et le journal. Le narrateur gidien nest pas un narrateur traditionnel. Il est la fois omni-prsent et omniscient, dit objectif. Bernard a fait un rve absurde. Il ne se souvient pas de ce quil a rv (61). Tout en gardant cette particularit, il assume le rle de lobserva-teur avec un point de vue rduit qui le rend subjectif par son ignorance: Jaurais t cu-rieux de savoir ce quAntoine a pu raconter son amie la cuisinire; mais on ne peut pas tout couter (32). Son savoir partiel se manifeste aussi: pourtant Olivier est, je crois bien, le seul qui Lucien dcouvre ses

    1) Les numros entre parenthses renvoient aux pages des Faux-Monnayeurs, Paris: Gallimard Folio 1995.

    25 Kiran.indd 26625 Kiran.indd 266 18.9.2009 21:59:5418.9.2009 21:59:54

  • D U D I A L O G I S M E L A P O LY P H O N I E DA N S L E S FAU X M O N N AY E U R S

    267

    2009

    projets (17). Dans le cas de dialogisme entre le narrateur et le personnage, on observe la focalisation zro o le narrateur analyse son personnage en termes que celui-ci ne com-prend jamais: Il perd toujours les clefs de sa valise. Bah! Les employs de la consigne sont trop aff airs durant le jour, et jamais seuls. Il dgagera, cette valise vers quatre heures: la portera chez lui (7778). Cet nonc peut tre la narration des penses qudouard a dans sa tte, imagines par le narrateur qui sintroduit dans ses rfl exions. Il peut tre aussi la traduction des penses ddouard au discours indirect libre (DIL). Linterjection Bah! voque le discours du personnage propos de soi-mme. Les voix des deux narrateurs se confondent dans un seul nonc.

    Discours indirect libre (DIL)

    Gide qui avait beaucoup travaill sur Dostoe-vski, fait usage dans Les Faux-Monnayeurs du monologue intrieur, en liaison trs ma-trise et effi cace avec le style direct, le style indirect et surtout avec le style indirect libre (Chartier: 119) qui nous intresse le plus.

    Dans le DIL se trouve la traduction dun acte de locution dans son contenu, sans res-pect absolu de sa forme. En dautres termes, les propos rapports peuvent ltre de faon plus ou moins fi dle, sans quon ne soit jamais sr sils sont mentionns avec exac-titude ou interprts par linstance citante; cest bien en ce sens quon peut dire quil y a [] le dialogisme (Jenny: 78). Lexemple prcdent montre trs bien que dans le DIL le personnage et le narrateur sexpriment conjointement et dans les limites dune seule et mme construction linguistique on entend rsonner les accents de deux voix diff rentes (Bakhtine, 1977: 198). Le point dexclamation marque la ngligence inten-tionnelle ddouard et peut-tre aussi celle

    du narrateur innomm. Il est donc diffi cile de distinguer les deux plans nonciatifs. Les passages au DIL ne sont attribuables ni au narrateur ni au personnage. Il est pres-que impossible didentifi er avec exactitude quelle voix revient chacun des deux dans lnonc, mais on peroit leurs accents, la discordance entre les deux nonciations (Maingueneau 1999: 136). Le DIL est une forme dialogique un peu particulire dans la mesure o on le rencontre faon plus par-ticulirement dans le discours de la fi ction. Ce style permet au narrateur de sintroduire intimement dans la conscience de ses per-sonnages et de sen faire linterprte discret (v. Jenny: 9). Le fait de dcrire un person-nage de lintrieur, de rendre ses penses en DIL permet de dvoiler encore mieux son tour desprit, ses rticences (Olsen: 5), sa malignit. Dans notre roman, Bernard et Olivier se rencontrent dans le parc: Bernard tait son ami le plus intime, aussi Olivier prenait-il grand soin de ne paratre point le rechercher; il feignait mme parfois de ne pas le voir. Avant de le rejoindre, Bernard devait aff ronter plusieurs groupes, et, comme lui de mme aff ectait de ne pas rechercher Olivier, il sattardait (15). Le narrateur parle, tour tour, avec et par Bernard et Olivier, dans chacune des consciences des person-nages. Le lecteur est donc en prsence dun narrateur htrodigtique qui module sa voix en fonction des personnages mais qui ne dialogue pas avec eux (Olsen: 7).

    Allusion

    Lallusion ne peut prendre corps laissant le rcepteur dans linconfort dun dire travers par les ombres dun autre discours dont il peroit la prsence, non dite, mais qui lui chappent, incapable quil est de leur donner consistance voix et forme (Authier-Revuz: 2000: 89).

    25 Kiran.indd 26725 Kiran.indd 267 18.9.2009 21:59:5518.9.2009 21:59:55

  • 268

    AY E E Z I L E R K I R A N

    2009

    Monsieur Profi tendieu explique ses trois enfants que Bernard nest pas son fi ls mais un enfant adoptif, pour ne pas dire illgitime. Son fi ls an ne pouvant se rete-nir, demande si le plus jeune lest aussi, sans prononcer le mot. Et Caloub? Monsieur Profi tendieu saisit tout de suite lallusion et rpond avec une grande certitude: Non; non. Rassure-toi. Bernard seul (31).

    Au sens de Bakhtine, lallusion est une forme de dialogisme interdiscursif. Elle fait aussi rsonner les mots des autres dans ceux de soi, implique dans les mots soi celui qui on sadresse. Lallusion propose la reconnaissance de lautre, ne prend corps que reconnu (Authier-Revuz , 2000: 1011).

    cho

    La reprise en cho participe du rapport des propos, car elle dsigne une place matrielle dans le discours de lun qui senracine dans le discours de lautre, invitant linterlocu-teur entendre ce qui vient de dire: Cest une prise de parole, au sens littral o la parole de lautre est reprise en surplomb (Granier: 218219). Olivier chuchote Ber-nard que son frre a une matresse (36) et rapporte les paroles de celle-ci: Vincent, mon amant, mon amour ah! Ne me quittez pas () Vous navez plus le droit de maban-donner prsent. Que voulez-vous que je devienne? O voulez-vous que jaille? Dites-moi quelque chose. Oh! Parlez-moi Mon amant, mon amant (38). Le narrateur qui est au courant de cet change le prenant en cho, choisit et fait lextraction dun lment de la parole dOlivier: matresse. Il donne dabord lcho ce mot: Non, ce ntait pas chez sa matresse que Vincent Molinier sen allait ainsi chaque soir (43). Ensuite afi n de faire siennes les paroles de Laura et celles dOlivier, il les modifi e sur le plan morpho-

    logique et syntaxique tout en assurant une certaine reconnassabilit. Il navait rien rpondu ses supplications, ses plaintes; et, comme Olivier qui les entendit (46). Le narrateur et Laura apprennent au lecteur par la suite que Vincent abandonne Laura (72) et ne rpond rien ses supplications, ses plaintes (46). Il prfre tre amant de lady Griffi th (Lilian) qui est aussi marie tout comme Laura. Quant Bernard, observ par le narrateur, il trouve la lettre de Laura adresse douard qui laimait autrefois, et conclut pour sa part que Laura tait la ma-tresse de Vincent: il ne pouvait douter que celle qui criait ici sa dtresse, ne ft cette amante plore dont Olivier lui parlait la veille au soir, la matresse abandonne de Vincent Molinier (127).

    Mention

    La reprsentation du discours dautrui peut se limiter la citation dune seule expres-sion ou valuation. Une expression unique devient le lieu discursif o se disputent deux voix; lexpression de linstance citante peut intgrer son discours lexpression de linstance cite (v. Jenny: 11). Dans notre exemple la mention est typographiquement signale par un changement de caractre qui lisole dans le discours ddouard. Lavenir appartient aux btards Quelle signifi cation dans ce mot: Un enfant naturel! Seul le btard a droit au naturel (116). Le mot btard a dj t employ dans sa lettre (25) par Bernard qui ferait la connaissance ddouard. Celui-ci qui prouverait une sympathie pour le jeune homme exprime son intrt pour le mot un enfant naturel.

    Ironie

    Dans la mesure o la mention traduit une distance entre linstance citante et linstance

    25 Kiran.indd 26825 Kiran.indd 268 18.9.2009 21:59:5518.9.2009 21:59:55

  • D U D I A L O G I S M E L A P O LY P H O N I E DA N S L E S FAU X M O N N AY E U R S

    269

    2009

    cite, elle est linstrument de lironie. Rele-vant du dialogisme, elle est une valuation contradictoire avec lvaluation de linstance citante (v. Jenny: 11). Robert parle de son ami Vincent avec lady Griffi th: Moi, je le trouve rasoir votre Vincent. Elle ragit en transfor-mant le pronom possessif votre en mon: Oh! mon Vincent! (53). Lallocutaire porte une distance critique lgard de son propre nonc. Cette distance reprsente un signal Robert, pour qui lnonc ne refl te pas non plus tout fait lopinion de lallocu-taire. Parce que Vincent tait initialement lami de Robert qui la prsent lady Grif-fi th. Robert dsire ironiquement accentuer la place accapare par son ami. Et par ailleurs, il exprime sa msestime pour Vincent. Cest le cas de lady Griffi th aussi: En disant mon Vincent!, elle sous-entend, au contraire, quelle ne sapproprie pas le jeune homme. Le dire contredit le dit (Tisset: 101102). Autrement dit, Mon Vincent nest pas mon Vincent, il est aussi vous. Et, en plus, elle laisse entendre quelle na pas une grande estime pour celui-ci. Lallocutaire se ddou-ble donc en deuxime allocutaire dont elle supporte lnonc et une nonciatrice qui dnonce les propos tenus. Cette rponse est donc doublement dialogique. Premirement, ici, la voix de Robert et celle de lady se mlent dans un unique acte de locution lgrement transform et deuximement deux instances linguistiques trouvent leur forme en un seul nonc, en une seule voix.

    2. POLYPHONIE

    La polyphonie ainsi que lentend Bakhtine est la vision dun monde dynamique et une forme tout fait formelle qui souvre tous les contenus, chacun avec sa structure par-ticulire qui ne reprend jamais le dessus sur

    les autres (v. Siclari: 78). Elle peut aussi tre dcrite comme une pluralit de voix et de consciences autonomes dans la re-prsentation romanesque. De ce point de vue, la polyphonie littraire est ouverte au dialogisme o la hirarchie des voix nest pas toujours dcidable (Olsen: 16), mais elle est diff rente du dialogisme par son tissus de sens au caractre indfi nis des voix particulires (Siclari: 7).

    2.1. Polyphonie littraire

    La polyphonie littraire dsigne aussi bien une pluralit des consciences quune plura-lit des points de vue et un univers idolo-gique, et elle fait apparatre la tension entre les points de vue.

    La particularit des Faux-Monnayeurs est la voix narrative composite, et cette voix sajoutent les styles des personnages avec toutes leurs caractristiques (Bakhtine 1978: 88). Il stablit dans le texte un jeu entre plusieurs voix dans de diff rents niveaux: celle du narrateur qui se ddouble parfois, personnages, voix anonymes, rumeurs

    La polyphonie appelle un autre terme: inachvement. La pluralit des voix se ra-lise dans le dialogue, dans la discordance, mais toujours par rapport un dessin den-semble qui constitue une limite (Siclari: 6). Dans Les Faux-Monnayeurs, la voix du narra-teur est souvent coupe par celle ddouard, et le roman inachev du narrateur htrodi-gtique se termine par le journal. partir de cet exemple, il est donc possible de dire que la polyphonie est aussi la forme inacheve de linachvement (Siclari: 6). Cest cette forme qui permet aux discordances dtre ramenes une harmonie suprieure qui rpond lattente de lallocutaire: une coh-rence entre les points de vue prsents dans un texte polyphoniquement cohrent.

    25 Kiran.indd 26925 Kiran.indd 269 18.9.2009 21:59:5518.9.2009 21:59:55

  • 270

    AY E E Z I L E R K I R A N

    2009

    2.1.1. Cohrence et point de vue

    Cest le romancier qui donne au personnage une conscience son propre image, cest--dire, une conscience morale (Siclari: 7). Notre narrateur qui passe pour lauteur des Faux-Monnayeurs, dclare que ses soi-di-sant personnages sont indpendants de lui, que leur caractre, leur conscience se font et voluent librement. Cest ici que le romancier Gide, et le narrateur fi ctif quil cre sur le papier se distinguent lun de lautre. Cest prcisment une pluralit des consciences ayant des droits gaux possdant chacune son monde qui se combine dans lunit dun vnement sans pour autant se confondre (Todorov: 161).

    Le roman polyphonique est un discours propos dun autre discours, un mot avec le mot. Il ny a pas de troisime personne qui unifi e la confrontation de deux (Stolz: 1). Dans Les Faux-Monnayeurs le discours du narrateur htrodigtique et celui du personnage douard demeurent spars, ne serait-ce, par fois quau niveau de paragraphe. Le roman de Gide se situe donc sur cette brche de moi. Pluralit des langues, des personnages, confrontation de leurs discours et de leur idologie dpourvue dune syn-thse sont les particularits distinctives des Faux-Monnayeurs et de sa polyphonie.

    2.1.2. Identit du sujet

    La problmatique de la polyphonie touche la question du sujet nonciateur (Main-gueneau, 1986: 69). Ne connaissant pas par-faitement la vie, exhaustivement lensemble de la production littraire de Gide il nous est impossible dtablir une relation sans faille entre le romancier et la structure po-lyphonique du roman. Cest pourquoi nous affi rmons avec Dominique Maingueneau et

    Franois Rastier que, le narrateur est un locuteur qui raconte, assume la responsa-bilit dun rcit (Maingueneau, 1986: 69; Rastier: 77). Le locuteur a la possibilit de laisser sexprimer dans son nonc un autre point de vue que le sien, une autre voix. La cohrence polyphonique est assure par les mmes tres discursifs [les personnages] qui se rptent travers le texte (v. Nlke: 10). La cohrence implique donc beaucoup de points de vue diff rents. Lauteur et / ou son reprsentant dans le texte peut faire parler plusieurs voix travers son texte (Chara-deau, Maingueneau: 44). En eff et, le point de vue et la voix du narrateur prcdent et suivent ceux ddouard. Si la polyphonie correspond la reprsentation des discours dautres personnes, dans Les Faux-Mon-nayeurs la multiplicit des voix soulve un problme important. Cest lenvahissement de la parole de lautre: la fi n du roman, douard expulse le narrateur, on nentend plus sa voix.

    Pour faire entendre plusieurs voix, Gide a choisi, parmi dautre, le procd de mise en abyme. Il est reprsent par deux foyers: la narration gnrale dun narrateur innomm et le journal ddouard avec ses notes desti-nes un projet de roman intitul Les Faux-Monnayeurs. Le roman prsente donc deux foyers qui sembotent. Le premier foyer est en principe constitu par le rcit dun nar-rateur impersonnel (Goulet, 1994: 125) qui raconte les vnements, observe les person-nages. Non seulement le romancier douard, mais aussi son roman en chantier est mis en abyme. Le journal intime de celui-ci devient lauxiliaire et mme le laboratoire du roman rel (Chartier: 38). En fait, tous les person-nages du roman sont relis douard qui tient un journal et le narrateur impersonnel tient le journal de ce journal. Passons. Tout ce que jai dit ci-dessus nest que pour mettre

    25 Kiran.indd 27025 Kiran.indd 270 18.9.2009 21:59:5518.9.2009 21:59:55

  • D U D I A L O G I S M E L A P O LY P H O N I E DA N S L E S FAU X M O N N AY E U R S

    271

    2009

    un peu dair entre les pages de ce journal (117). Plus loin, le mme narrateur crit: Je retrouve sur un carnet quelques phrases o je notais ce que je pensais de lui [Bernard] prcdemment (216). Grce ce procd, les vnements ne sont jamais raconts di-rectement par le narrateur innomm, mais plutt exposs (et plusieurs fois sous des angles divers) par ceux des acteurs sur qui ces vnements auront eu quelques infl uen-ces (Gide 32). Grce ce procd, Gide fait entendre le retentissement de lvnement intime. Par exemple, Olivier entend la voix de Laura dans le roman narr par le nar-rateur impersonnel (premier foyer); Laura dcrit lvnement dans sa lettre douard qui la met entre les pages de son Journal (deuxime foyer). La deuxime voix qui est le miroir permet la narration raliste dune situation touchante de la vie.

    2.1.3.Personnages

    Selon Roulet, lorganisation polyphonique repose sur des informations de nature rf-rentielle sur la construction du roman () comme lhistoire des personnages, les enjeux identitaires et communautaires et la vraisem-blance de la situation (Roulet: 11). Ici Goulet soutient concrtement cette affi rmation. Le spcialiste de Gide a eu la chance de trouver un cahier de format colier sur lequel avait t recopis () la demande et lintention de Gide () 29 articles de presse concernant plusieurs faits-divers qui ont servi de source aux Faux-Monnayeurs (Goulet, 2005: 186). Dans son journal (16 juillet 1919) Gide disait quil avait ressorti les quelques dcoupures de journaux ayant trait laff aire des faux-monnayeurs (septembre 1906) (Gide: 22). Une de ces dcoupures transmet le suicide dun adolescent. Nous y relevons les noncs voquant le roman: il y aurait un tirage au

    sort entre trois lves; la place o il devait () se brler la cervelle a t marque la craie sur le sol; un des conjurs eut le ter-rible sang froid de se jeter sur le revolver et de le faire disparatre (Journal de Rouen, juin 1909) (Gide: 104105). Dans le roman nous retrouvons les expressions qui font cho au Journal de Rouen: On mis les noms dans un chapeau; quatre petits billets; du lieu, lequel fut marqu dun rond de craie sur le plancher; Georges, bondissant par-dessus son banc, avait russi escamoter larme sans tre remarqu () et lavait dissimul sous sa veste (370, 374). ct de trois faits-divers concernant les faux-monnayeurs, se trouvait, galement, un autre qui transmettait le sui-cide dun lycen qui rappelait celui de Boris: hier les lves de la troisime classe com-posaient en thme latin, lorsque tout coup le jeune Armand Nny, g de quatorze ans, quitta son pupitre () et se tira un coup de revolver bout portant dans la tempe droite (Goulet, 2005: 211). Ces deux dcoupures assurent de leur ct, la vraisemblance du dernier vnement tragique du roman.

    Dans le roman polyphonique que consti-tuent Les Faux-Monnayeurs, les personnages qui sexpriment dans un langage qui leur est propre sont dots dune autonomie ingale. Notre narrateur sen plaint: Ils ne sentent peser sur eux aucun pass, aucune astreinte; ils sont sans loi, sans matres, sans scrupules; libres, spontans, ils font le dsespoir du romancier [du narrateur impersonnel de ce roman] qui nobtient deux que des rac-tions sans valeur (217). Lunivers unifi du roman risque de se dsagrger au profi t de deux narrateurs et des personnages. Bien que lintrigue romanesque sachve tant bien que mal, une conclusion morale idologi-que ny apparat pas. Il sagit plutt de faire apparatre des tensions entre des points de vue (Jenny: 14).

    25 Kiran.indd 27125 Kiran.indd 271 18.9.2009 21:59:5618.9.2009 21:59:56

  • 272

    AY E E Z I L E R K I R A N

    2009

    2.2. Manifestations de polyphonie

    Mentionner le dire dautrui, introduire dautres textes dans un discours ou dans un texte, permet au locuteur de reproduire un texte / discours htrogne. Le dire dautrui ou dautres textes peut tre des citations, des insertions de fragments de texte. Le locuteur, pour en faire la mention, peut utiliser des moyens linguistiques varis qui vont diff -rencier les voix (Tisset: 87) et les points de vue: dialogue, discourt direct et discours rapport, mention et usage, hybridation, boucles rfl exives, lot textuel. Nous obser-vons que certains moyens sont aussi ceux de dialogisme.

    2.2.1. Dialogue

    Un dialogue peut tre polyphonique dans le sens o une rplique peut noncer lautre. Robert veut envoyer Vincent jouer aux cartes. Celui-ci soigne le pre mourant de Robert. Vincent qui na pas lintention de manquer son devoir dit son ami: Mais votre pre bien que Vincent ne parle pas de sa situation grave, de sa mort imminente, Robert prsuppose la pense de Vincent et au lieu dire quil ny avait plus rien faire, il dclare indiff remment: Ah! Joubliais de vous dire: il est mort (). Partez vite (4748) jouer aux cartes.

    2.2.2. Discours rapport

    Le discours rapport est un domaine parti-culirement pertinent: il transmet des sensa-tions, des paroles, des penses qui sont tech-niquement polyphoniques (v. Olsen: 17). Le narrateur innomm des Faux-Monnayeurs et lcrivain dun projet de roman intitul

    Les Faux-Monnayeurs, chacun de son ct essaie de concilier lobjectivit, louverture et la reconnaissance de lautre vis--vis duquel ils marquent leurs distances (v. Bokobza Kahan: 131) et font entendre leur voix en mme temps que celle de lautre. Contrai-rement au dialogisme, il sagit donc de faire apparatre lautre avec sa propre voix.

    Les narrateurs distinguent les locuteurs et leurs voix pour leurs fi ns personnels. Alors que le narrateur htrodigtique dsire simposer comme lcrivain du roman, le narrateur homodigtique, douard a un seul but, composer et fi nir son roman. Les deux narrateurs ne manquent pas dtablir des frontires entre le discours citant (celui du narrateur innom) et le discours cit (celui du narrateur-personnage: douard), entre le narrateur et ses personnages. Le dis-cours direct peut tre exprim tant typogra-phiquement avec les tirets et les guillemets que verbalement avec les lexmes verbaux: Elle lui disait2, Vincent, mon amant, mon amour, ah! Ne me quittez pas (38).

    Quant au marquage traditionnel du discours indirect, il apparat rgulirement par les verbes introducteurs. Lady Griffi th rapporte les paroles de Vincent Robert avec le verbe introducteur rpter: Il lui rptait3 tout instant quils navaient plus lun et lautre quun mois vivre; et ctait au printemps (55). Cest exemple souligne le passage dun systme nonciatif un autre. Il dmontre galement la dynamique dun rcit ponctu par le passage dun lieu un autre (dun sanatorium Pau une demeure parisienne); dun vnement lautre (de lamour de Vincent et de Laura la rela-tion de Vincent avec Lilian). Les voix de ces derniers reproduites contribuent la construction dun univers htrogne o

    2) Soulign par nous.3) Soulign par nous.

    25 Kiran.indd 27225 Kiran.indd 272 18.9.2009 21:59:5618.9.2009 21:59:56

  • D U D I A L O G I S M E L A P O LY P H O N I E DA N S L E S FAU X M O N N AY E U R S

    273

    2009

    le narrateur sinsre facilement sans pour autant seff acer, bien au contraire, il sexprime entre parenthses quand lady saute, danse et crie: (Lilian magace un peu lorsquelle fait ainsi lenfant) (58).

    Quant la technique du DIL qui est un moyen privilgi du dialogisme, elle fait sur-tout appel largement la polyphonie. Ainsi la polyphonie, que renforce lusage du dis-cours indirect [et indirect libre] dans le texte superpose, confronte et module les points de vue (Amossy: 65). Certes, il entend bien la rendre, cette valise; mais il voudrait linterroger dabord () Oh! miracle! les valves sentrouvrent, laissant entrevoir cette perle: un portefeuille, qui laisse entrevoir des billets. Bernard sempare de la perle et referme lhutre aussitt (87). Certes! et Oh! miracle! font entendre la voix de Bernard. Les mtaphores perle et hutre manifestent celle du narrateur innomm qui lobserve et le suit de prs. Ici le DIL fait en-tendre distinctement les voix des locuteurs.

    2.2.3. Mention et usage

    Une autre forme de manifestation de la polyphonie apparat comme mention et usage. Dans le Journal, les notes de 26 octobre commencent par lnonc suivant: Rien na pour moi dexistence que poti-que (et je rends ce mot son plein sens) commencer par moi-mme (76). Litalique signale que le mot potique est employ en usage et il est une mention ddouard qui lutilise dans son journal. Cet usage est soulign dans la parenthse qui le suit. Lita-lique signale limportance que le romancier-narrateur accorde ce terme. Dune part, il le mentionne comme un terme mtalinguisti-que connu par les spcialistes et dautre part il sapproprie le mot.

    2.2.4. Hybridation

    Lhybridation du discours signifi e lemploi plus ou moins ironique dallusions aux lieux communs de formes diverses de discours, telle les discours romantique, religieux, scientifi que, politique ou petit bourgeois donnant ainsi un caractre dialogique au texte au niveau de la parole (v. Holme: 7). Il sagit donc dun mot employ typogra-phiquement marqu ou non, autrement dit, un mot peru et utilis en tant que mot dautrui (Bakhtine, 1984: 330). Ce mot peut se trouver aussi bien dans le DIL que dans dautres discours cach, semi cach, diff us (v. Authier-Revuz, 1995: 254). Le mot voqu peut tre assimil ou rejet. Olivier appelle la pension Azas comme bote. douard qui prouve une sympathie pour cette insti-tution, pour diverses raisons, note le mme mot entre guillemets: Et vous ntouff ez pas dans latmosphre de cette bote? Jai d lui expliquer lamiti qui liait au direc-teur de cette bote son grand-pre, dont le souvenir dicta le choix de sa mre plus tard (103). Le lecteur observe qudouard ne partage pas le mot charg de sens pjo-ratif, et fait entendre sa discordance avec lui. Au retour Paris, Olivier et Bernard discutent; le premier termine son discours avec lnonc suivant: ce que lhomme a de profond, cest sa peau (255). Mais un je ne sais quoi dans le ton dOlivier, avertit Bernard que cette phrase ntait pas de lui (255). Bernard connat tellement bien son ami quil distingue nettement le discours dautrui, cest--dire la polyphonie. En fait, Olivier tenait cette phrase de Passavant avec qui il avait pass lt sans savoir que celui-ci lavait emprunt Paul-Ambroise. Tout ce qui ntait pas imprim pour Passavant () [tait] les ides dans lair, cest--dire: celles

    25 Kiran.indd 27325 Kiran.indd 273 18.9.2009 21:59:5618.9.2009 21:59:56

  • 274

    AY E E Z I L E R K I R A N

    2009

    dautrui (255). Nous observons donc que le discours hybride dOliver est paissi par deux voix diff rentes et un discours dautrui. Il arrive aussi que la prose du narrateur se contamine parfois de laisser-aller lycen du type Si fringant encore ce matin (256).

    Ailleurs, le frre an dOlivier, Vincent qui a une grande connaissance des scien-ces naturelles tient un discours sur la mer. Il connat tellement bien son sujet que le mtalangage du domaine sancre son dis-cours sans note trangre: part certai-nes rgions, ce degr de salaison est peu prs constant; et la faune marine ne supporte dordinaire que des variations de densit trs faible () ce sont celles sujettes dimportantes vaporations (149). Bien que le discours appartienne Vincent, le lecteur distingue les mots du domaine: sa-laison, faune marine, vaporation. La voix du jeune homme et celle de la science se diff rencient nettement lune de lautre dans un seul nonc. Mais Olivier ne connatra pas les mots scientifi ques transmis par Pas-savant et les redit dans sa lettre Bernard, en donnant le beau rle Passavant: il est trs cal en histoire naturelle (210). Ici la polyphonie due lhybridation des discours (Vincent+Passavant+Olivier) peut tre saisi par un lecteur attentif au discours des per-sonnages, mais non par les personnages qui ne savent pas ce que lautre prononce.

    2.2.5. Boucles rfl exives La boucle rfl exive est une auto-reprsenta-tion du dire, susceptible de renvoyer expli-citement ou interprtativement au champ du discours, autre mergeant dans le dire (v. Authier-Revuz, 1997: 49). La plupart du temps, ce procd dnonce linadquation du dire: le locuteur peut expliquer ses choix nonciatifs; il peut utiliser les expressions, les noncs suivants pour montrer quil rfl chit

    sur les moyens linguistiques: Est-ce le bon mot; je paraphrase; en gros, quasi; peu prs; je ne sais comment dire; faute de mieux; si jose dire. La Prouse parle de ses sentiments envers son fi ls: Je laimais avec innocence oui cest le mot, (123). Ici, le personnage sapproprie pleinement le mot. Dans le roman, nous avons surtout re-marqu lemploi de Je veux dire (37, 96, 105). Oliver explique Bernard comment il a re-marqu la matresse de son frre an: Ctait la premire fois. Je veux dire: la premire fois que je la remarquais (37). Laura transmet et corrige le discours de pasteur Vedel, son pre: et parce quil conservait pour Strou-vilhou une sorte daff ection, mle de piti, et peuttre un vague espoir quil arriverait le convaincre, je veux dire: le convertir (105). Ici la ressemblance phonologique des mots est frappante: convaincre / convertir. Daprs elle, il ne faut pas convaincre pour convertir. Laura exprime donc la distance entre ses penses et celles de son pre. Les boucles rfl exives sont susceptibles dutiliser les moyens linguistiques communs au dis-cours rapport: les lexmes verbaux (dire, parler, appeler), les marques typographiques (guillemets, italiques, tirets). Le locuteur qui utilise la boucle rfl exive, dsire donner lillu-sion dune parole authentiquement restitue avec ses doutes, ses malaises, ses incapaci-ts (v. Tisset: 101), ses apprciations. Il feint de se montrer et discourt sur sa manire de narrer. Ce type de locuteur se ddouble pour juger ladquation de son choix non-ciatif o il parle et scoute parler. Il peut galement produire des noncs dont il se distancie, dont il nassume pas totalement la responsabilit. Dans ce cas, les commentaires fi gurent souvent au sein de discours rapport afi n de la rendre plus authentique. Lorsque Mme Sophroniska transmet douard les mots pour dfi nir Boris, elle napprcie pas la convenance des mots quelle choisit et elle

    25 Kiran.indd 27425 Kiran.indd 274 18.9.2009 21:59:5618.9.2009 21:59:56

  • D U D I A L O G I S M E L A P O LY P H O N I E DA N S L E S FAU X M O N N AY E U R S

    275

    2009

    essaie de trouver la meilleure expression: Invention, imagination maladive Non! Ce nest pas cela. Les mots trahissent. Boris devant moi rve voix haute (177). Elle cite non en usage mais en mention, ce qui est marqu par litalique. Mme Sophroniska veut exprimer surtout la non-pertinence des mots quelle vient de choisir.

    2.2.6. lot textuel

    Llot textuel est un segment langagier marqu typographiquement. Il importe dexaminer et de dterminer le responsable de llot textuel. Le locuteur est le responsable des guillemets, mais le segment guillemet a souvent une autre source (v. Flttum: 4, 5). Un locuteur emprunte un fragment discursif un autre locuteur. Cet emprunt est men-tionn dans un discours indirect ou dans un discours narrativis et non dans lnonc du narrateur.

    Dans son Journal douard raconte la crmonie de mariage de Laura qui a t en pension aussi: Il y avait foule. On crevait de la chaleur. A part quelques membres du corps enseignant, collgues de Douviers, socit presque exclusivement protestante (104). La pension Azas est une institution catholique tenue par les parents de Laura. Membres du corps enseignant accentue le milieu, la religion et les sentiments com-muns Laura et douard. La source du segment guillemet appartient donc ceux qui connaissent bien le milieu.

    3. CONCLUSION

    La prise de distance par rapport au discours de lautre, cest--dire celui du narrateur, va en sapprofondissant au fi l du roman. Elle aboutit la reconnaissance totale ddouard cr, soi-disant, par le narrateur et laban-

    don complte du roman au Journal de celui-l.

    Cest trs surprenant dobserver que le dialogisme entre le narrateur htrodigti-que et ses personnages, y compris Edouard, unifi e le roman au niveau des consciences des personnages. Ils sont tous reprsents par leur monde intrieur, par leurs discours extrioriss et par leurs relations rcipro-ques qui les rapprochent et / ou les loignent au fur et mesure que la fi n du roman san-nonce.

    Quant la polyphonie, elle installe les personnages dans une perspective roma-nesque prsentant leurs points de vue suc-cessifs et / ou divergents, de telle sorte que chaque personnage peut devenir son tour un centre de focalisation (Goulet, 1994: 124). clat en de multiples points de vue, le roman prsente une vision incomplte et dforme de la ralit. Bien que le roman ma-nifeste une grande pluralit de voix orches-tre harmonieusement avec les rptitions et les leitmotivs, il existe des carts subtils entre le narrateur innom et son second: douard, mis en abyme. En tudiant la mise en abyme nous avons remarqu des mouvements r-ciproques entre le roman et le journal. Les vnements narrs dans le roman, trouvent leur explication, prennent leur fi n dans le journal, sous lcriture explicitement subjective ddouard. Cest ce journal qui exprime les relations de celui-ci et de Laura; cest lui et la lettre Armand qui font savoir le destin tragique de Vincent. Cest toujours grce au journal que le lecteur apprend ce qui se passe aprs le suicide de Boris.

    Le dialogisme et la polyphonie, manifes-tations de forme des Faux-Monnayeurs, trou-vent leurs correspondances dans lintrigue. Le DIL est moyen linguistique commun au dialogisme et la polyphonie. Il est aussi un moyen dexpression du narrateur, pseudo-romancier et de son personnage romancier

    25 Kiran.indd 27525 Kiran.indd 275 18.9.2009 21:59:5718.9.2009 21:59:57

  • 276

    AY E E Z I L E R K I R A N

    2009

    fi ctif. Le premier, suprieur ses person-nages, il lutilise pour sintroduire dans la conscience de ses personnages, lautre pour reprsenter la vie des personnages qui sont sur pied dgalit avec lui. Ils sont tous des personnages cres par le narrateur ht-rodigtique et lis douard qui tient son journal et se dit je, tandis que le narrateur du roman tient le journal de ce journal (v. Chartier: 196). Dans Les Faux-Monnayeurs, la logique de laction est sa dcomposition en intrigues parallles. Laura et Bernard quit-tent leur maison; Olivier et Bernard trouvent chacun une position de secrtaire; Bronja et Boris meurent; Monsieur Profi tendieu et Prouse sont abandonns par leur femme.

    Les allusions sont disperses dans len-semble du roman. La btardise de Bernard, le penchant ddouard et de Robert pour les beaux adolescents, les faiblesses de Vincent, les intentions dissimules de Lilian, la mau-vaise foi de Georges

    Lcho aussi trouve sa forme dans la mise en abyme du roman. Il sagit des symtries structurales entre les vnements (les Moli-ner et les Profi tendieu ont trois enfants dont un dcouvrent les lettres caches), les person-nages (Bernard quitte sa maison parce quil sest dcouvert btard; Laura parce quelle a conu un btard) (v. Goulet, 1994: 123). Les deux romanciers engagent chacun un lycen comme secrtaire. Bernard laisse sa place Oliver qui a abandonn Robert de Passavant. La scne o les vers dOlivier taient pr-sents son oncle douard trouverait son analyse dans le Journal. Si ce Journal reprsente les faits et les discours des per-sonnages, les notes du projet du roman les mentionnent, les transforment, les rendent artistiques expressment sans grande rus-

    site. Ces deux chos changent les points de vue, mettent les plans narratifs en relief et crent une perspective en mouvement.

    Lironie ne se trouve pas seulement au niveau linguistique, mais aussi au niveau v-nementiel. Oscar Moliner qui est trs fi er de lducation quil donne ses enfants se trouve en fait dans une situation tragi-comique avec son aveuglement prtentieux: Je vous dirai que jattache une particulirement grande importance aux frquentations de mes en-fants. () Les miens ont heureusement une tendance naturelle ne se lier quavec ce quil y a de mieux (226). Georges vole des livres, des lettres damour de son pre, se fait complice de suicide de Boris; cause de ses faiblesses Olivier manque de tomber dans le pige de Robert; Vincent rend en-ceinte Laura, il livre son frre Passavant pour qui il na pas une grande estime. Il suit une femme trs riche et ruse quil prfre Laura; celle-l lemmne vers les aventures dangereuses o elle trouve la mort.

    Toutes les structures narratives qui consti-tuent les intrigues approfondissent les rela-tions des personnages et le clivage des vne-ments redonne une vracit aux vnements raconts. La position et lchec ddouard dans linachvement du projet du roman sont trs importants. Ce projet qui refl te lensem-ble du roman polyphonique, est comme la vie polyphonique; il ne fi nit pas, mais prsente des possibilits des lectures, des solutions et enfi n des projets de lecture. Le dialogisme et la polyphonie qui vont de pair, loin de crer un obstacle la comprhension, elles produisent une unit de son. Les diff rents registres sgalisent sans perdre leur propre coloration dans une seule voix pure habite par lidentit des Faux-Monnayeurs.

    25 Kiran.indd 27625 Kiran.indd 276 18.9.2009 21:59:5718.9.2009 21:59:57

  • D U D I A L O G I S M E L A P O LY P H O N I E DA N S L E S FAU X M O N N AY E U R S

    277

    2009

    summary From Dialogism to polyphony in Th e Counterfeiters

    In this study dialogism and polyphony, which constitute Andr Gides stylistic characteristics in his novel Th e Counterfeiters (Les Faux-Monayeurs) are examined. In Th e Counterfeiters, dialogism appears between the extradiegetic narrator and the characters; and the discourses of each source are oft en mixed up. As for the polyphony, it places the character and his discourse into the diff erent points of view and it makes each one of them a center of focus. Th e reader reads two novels that are composed by mise en abyme, and hears two voices of two narrators. Dialogism, polyphony are realized by diff erent ways of narration: allusion, echo, mention, usage and irony

    Bibliographie

    Amossy 2003: Amossy, Ruth. La dimension sociale du discours littraire, d. R. Amossy et D. Maingueneau Lanalyse du discours dans les tudes littraires, Toulouse-Mirail: Presses Universitaires du Mirail.

    Authier-Revuz 1982: Authier-Revuz, Jacqueline. Htrognit montre et lhtrognit constitutive: lments pour une approche de lautre dans le discours, D R L AV 26 (1982): 3551.

    Bakhtine 1977: Bakhtine, Mikhal (Valentin Nikolajevich Volochinov) (1929) Le marxisme et la philosophie du langage. Tr. Marina. Yaguello. Paris: Minuit.

    Bokobza 2003: Bokobza Kahan, Michle. Htrognits discursive dans Le Compre Mathieu de Dulaurens, Lanalyse du discours dans les tudes littraires. Ed. Ruth. Amossy et Dominique Maingueneau. Toulouse-Miral: Presses Universitaires du Mirail.

    Charaudeau 2002: Charaudeau, Patrick, et Dominique Maingueneau. Dictionnaire de lanalyse du discours. Paris: Seuil.

    Chartier 2001: Chartier, Pierre. Les Faux-monnayeurs dAndr Gide. Paris: Gallimard Folio.Flttum 2007: Flttum, K. Note sur la problmatique des niveaux de polyphonie, de la phrase

    au texte. le 10 juillet. http://www.hum.au.dk/romansk/polyfoni/Polyphonie_II/poly2_ KjerstiFlottum.htm

    Gide 2002: Gide, Andr. Journal des Faux-Monnayeurs. Paris: Gallimard.Goulet 1994: Goulet, Alain. Lire Les Monnayeurs Faux dAndr Gide. Paris: Dunod.Granier 2003: Granier, Jean-Maxence. Faire rfrence la parole de lautre: quelques questions sur

    lenchanement sur le mot chez Marivaux Authier-Revuz, Doury, Reboul-Tour Parler des mots, Le fait autonymique en discours. Paris: Presses Sorbonne Nouvelle.

    Holme 2006: Holme, Helge Vidar. Polyphonie et esthtique de la rception. Polyphonie 4, (avril 2004). Le 10 juillet http://www.hum.au.dk/romansk/polyfoni_IV.htm

    Jenny 2007: Jenny, Laurent. Mthodes et problmes. Dialogisme et Polyphonie le 27 juillethttp://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/dialogisme/

    http://www.hum.au.dk/romansk/polyfoni/fraind.htm

    25 Kiran.indd 27725 Kiran.indd 277 18.9.2009 21:59:5718.9.2009 21:59:57

  • 278

    AY E E Z I L E R K I R A N

    2009

    Kristeva 1970: Kristeva, Julia. Une potique ruine Prface: La Potique de Dostoevski. Mikhail Bakhtine. Tr. Julia Kristeva. Paris: Points Seuil.

    Maingueneau 1986: Maingueneau, Dominique. lments de linguistique pour le texte littraire. Paris: Bordas.

    Nlke 2005: Nlke, Henning. le 20 dcembre www.sens-et-texte.paris4.sorbonne.fr/ article.php3?id_article

    Olsen 2006: Olsen, Michel. Remarques sur le dialogisme et la polyphonie, le 27 juillet www.hum.au.dk/romansk/polyfoni/Polyphonie_VI/MO6

    Peytard 1995: Peytard, Jean. Mikhal Bakhtine. Dialogisme et analyse du discours, Bertrand-Lacoste: Paris.

    Rastier 2001: Rastier, Franois. Arts et sciences du texte, Paris: P U F .Roulet 2005: Roulet, Eddy. Lorganisation polyphonique dune conversation et dune sous-

    conversation de Nathalie Sarraute, le 25 fvrier.http://www.au.dk/romansk/polyfoni/Polyphonie_II/poly2_Eddy Roulet

    Siclari 2005: Siclari, Angela Dioletta. Conscience et personne dans la rfl exion du dernier Bakhtine, 23. 01. http://www.au.dk/romansk/polyfoni/Polyphonie_IV/Siclari_IV.htm.

    Stolz 2005: Stolz, Claire. Dialogisme le 25 dcembre www.fabula.org/atelier.php?DialogismeSusanna 2005: Susanna, Valrie. Dialogisme et textualit. Une prsentation de la thorie de texte

    selon Francis Jacques G R I P I C (Sminaires de mercredi), le 25.02.www.celsa.fr/recherche/Fichiers%20PDF/Suzana.pdf

    Tisset 2000: Tisset, Carole. Analyse linguistique de la narration. Paris: Seds.Todorov 1981: Todorov, Tzvetan. Mikhal Bakhtine, Le principe dialogique, Paris: Seuil.Vucel 2005: Vucel, Nerminn. Le narrateur gidien Bulletin des amis dAndr Gide, 146, 231244.

    25 Kiran.indd 27825 Kiran.indd 278 18.9.2009 21:59:5718.9.2009 21:59:57