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Du dualisme épistémique au dualisme éthique Un plaidoyer pour l’intériorité
Thèse
Brian Monast
Doctorat en philosophie
Philosophiæ doctor (Ph. D.)
Québec, Canada
© Brian Monast, 2015
iii
D’un dualisme épistémique à un dualisme éthique
RÉSUMÉ
Il y a deux choses. On a souvent de la difficulté à l’admettre. Ce sont
deux manières de connaître, ce à quoi on résiste déjà ; mais ce sont plus encore
deux manières d’être au monde et de se lier à lui en étant pour ou contre lui.
La différence entre l’esprit et le corps, le dedans et le dehors, apparaît
maintenant comme étant la différence entre le monde et son image, entre la
réalité connue immédiatement, réalité sensible, affective, vécue, et le réel connu
médiatement : connaissances symboliques, quantitatives, manières qu’a
l’intelligence d’indexer un réel extérieur à partir d’un sensible immédiat. Or, ne
plus reconnaître de réalité qu’en une connaissance objective, ce serait substituer
l’image du réel au réel, se fermer à notre propre réalité, et donc à la vie, puisque
nous sommes vie.
Le travail de la raison consisterait à analyser, à découper, contrôler,
dominer. Or, si ce savoir objectif, savoir de la raison, a sa praxis, le savoir
subjectif aurait la sienne propre. À ces deux savoirs correspondent deux praxis,
deux éthiques inscrites nécessairement dans la structure même du vivant.
Ce n’est point ce que, dans la littérature contemporaine anglophone — du
moins en philosophie analytique —, on semble disposé à reconnaître. On y
dépeint plutôt la connaissance subjective comme étant une forme de
connaissance primitive, « folklorique ». Les présentes recherches ont donc dû
s’attarder à mettre en lumière l’incompréhension dont souffre le dualisme
épistémique dans la philosophie de l’esprit qui répond au goût du jour, laissant
surtout en friche la tâche d’élucider plus longuement le sens du dualisme
éthique en tant que tel, quoique celui-ci se trouve néanmoins exposé dans le
dernier chapitre du travail.
v
TABLE DES MATIÈRES
RÉSUMÉ ................................................................................................... iii
TABLE DES MATIÈRES .............................................................................. v
TABLEAUX ET LISTES DIVERSES ............................................................. ix
SIGLES ET NOTICE ................................................................................... xi
Remerciements .......................................................................................... xv
AVANT-PROPOS ..................................................................................... xvii
INTRODUCTION ......................................................................................... 1
1. La différence fondatrice ............................................................................... 3 2. Cadre anthropologique ................................................................................ 5 3. Le réel et son image .................................................................................... 8 4. Deux dualités ........................................................................................... 11 5. L’oubli de soi ............................................................................................ 16 6. Le naturalisme .......................................................................................... 22 7. Le contexte doctrinal ................................................................................. 28 8. Le panpsychisme ...................................................................................... 39 9. La théorie du double aspect ...................................................................... 42 10. La présentation ruyerienne de la théorie du double aspect ....................... 52
CHAPITRE 1
Assurer les droits de l’esprit en pays matérialiste : le panpsychisme de
Galen Strawson
Introduction .................................................................................................. 63
1. Un physicalisme réaliste ........................................................................... 66 2. Le naturalisme strawsonien ...................................................................... 69
vi
3. Deux types de connaissance
a) La connaissance de propriétés extrinsèques .......................................... 72
b) La connaissance de propriétés intrinsèques .......................................... 75
4. La défense du panpsychisme et le concept d’émergence radicale ............... 79 5. Bilan ....................................................................................................... 85 6. Naturalisme, ontologie et rationalité de l’être ............................................ 88 7. Un premier pas vers le dualisme épistémique ........................................... 92 8. Le pouvoir causal du mental .................................................................... 95 9. Épistémologie en contrebande ................................................................. 100
CHAPITRE 2
Chercher en soi la raison de l’énigme
1. Trois réponses suscitées par le caractère énigmatique de l’écart psychophysique ..................................................................................... 103
2. L’idée principale de McGinn .................................................................... 105 3. Ignorance radicale, introspection et dualisme épistémique ....................... 108 4. Pas de concepts sans intuition ................................................................ 110 5. L’exclusion causale du mental ................................................................ 112 6. McGinn sceptique versus Strawson panpsychiste .................................... 114 7. Place qu’occupe McGinn dans la philosophie de l’esprit ........................... 118 8. McGinn et ses critiques .......................................................................... 119 9. L’étendue : dans le monde perçu ou dans le regard porté sur lui ? ........... 125 10. Le dualisme épistémique écarté en tant que facteur explicatif ................ 128 11. Une stratégie astucieuse ? .................................................................... 136
CHAPITRE 3
Le dualisme épistémique en exil : asservi aux fins matérialistes
Introduction ................................................................................................ 139
PARTIE I FONCTIONNALISME ET SAVOIR SUBJECTIF .............................................. 141 1. Première objection : les qualités inversées ............................................... 143 2. Deuxième objection : les états mentaux sans qualités .............................. 144 3. Troisième objection : les corps sans âme ................................................. 146 4. Traduction et calibration ........................................................................ 151 5. Avantages de la calibration ..................................................................... 155 6. Croyances infirmées ? ............................................................................. 158
vii
PARTIE II LE SAVOIR SUBJECTIF COMME « THÉORIE » DÉSUÈTE ............................. 161 1. La réduction « interthéorique » ................................................................. 162 2. Deux explications de l’apparence d’irréductibilité ..................................... 167 3. Conséquences : transhumanisme en vue ................................................. 168 PARTIE III CHURCHLAND RÉPONDANT À JACKSON
1. Frank Jackson : l’argument de la connaissance supplémentaire .............. 173 2. Un rejet ambivalent ................................................................................. 175 3. Limites cognitives ................................................................................... 176 4. « savoir-connaître » et savoir-faire ............................................................ 178 5. Le lit de Procruste ................................................................................... 181 6. Rhétorique ou magie ? ............................................................................ 183 PARTIE IV LE DUALISME ÉPISTÉMIQUE ENRÔLÉ
1. Le dualisme épistémique dans le matérialisme contemporain ................... 185 2. Recoupements intermodaux : Churchland et McGinn .............................. 187 3. Conclusion : utopie et vanité du projet neurophilosophique ..................... 193
CHAPITRE 4
L'argument de la connaissance supplémentaire de Frank Jackson
PARTIE I LE PREMIER JACKSON 1. Les qualia épiphénoménaux .................................................................... 195 2. Jackson répondant à Churchland ........................................................... 197
PARTIE II JACKSON CONTRE JACKSON 1. Revirement ............................................................................................ 201 2. Le nouveau raisonnement : premier aperçu ............................................ 203 3. Nouvelle explicitation plus détaillée du raisonnement jacksonien ............ 205 4. Les volets objectif et subjectif de l’expérience .......................................... 209 5. Chasser l’ « intuition épistémique » ......................................................... 218 6. Croire et sentir ....................................................................................... 224 7. Les propriétés de la sensation ................................................................ 227
viii
CHAPITRE 5
La redécouverte searlienne de l’esprit
PARTIE I LA CONSCIENCE ET LE MATÉRIALISME ..................................................... 231
1. La critique searlienne du matérialisme contemporain .............................. 232 2. Les raisons pour lesquelles la conscience serait irréductible .................... 235 PARTIE II LE NATURALISME SEARLIEN ...................................................................... 243
1. La vision du monde de Searle ................................................................. 244 2. La conscience dans la série causale ........................................................ 246 3. Trivialité présumée de l’irréductibilité de la conscience ............................ 252 4. Ontologie ou épistémologie ? ................................................................... 254 5. La connaissance subjective rejetée .......................................................... 256 6. Conscience et mystère ............................................................................ 259 PARTIE III LA CONSCIENCE EN TANT QU’OBJET D’ÉTUDE
1. Les caractéristiques de la conscience ...................................................... 261 2. Pertinence ontologique de la théorie du double aspect ............................. 264
CHAPITRE 6
Le dualisme éthique ................................................................................ 277
1. Postulat fondamental et pertinence de la connaissance subjective ........... 278 2. La sensibilité .......................................................................................... 296 3. Le savoir subjectif en tant que base de l’intersubjectivité ......................... 311
CONCLUSION
1. La fixation sur l’ontologie dans le discours naturaliste ............................. 321 2. Le difficile retour à soi ............................................................................ 324 3. Conclusion ............................................................................................. 333
APPENDICE ............................................................................................ 341
OUVRAGES ET ARTICLES CONSULTÉS ................................................. 347
INDEX NOMINUM ................................................................................... 359
ix
TABLEAUX ET LISTES DIVERSES
Raisonnement : la sensation est un fait nouménal ........................................ 56
Ruyer : le faux et le bon parallèle entre le noumène et le phénomène
Grille 1 ...................................................................................... 57
Grille 2 ...................................................................................... 58
Le raisonnement de Jackson
1re formulation ......................................................................... 203
2e formulation ......................................................................... 205
Diverses formulations du paradoxe autoréférentiel ............................. 236-239
Les caractéristiques de la conscience selon Searle .................................... 261
Le médium et le message : l’être du signe et l’être signifié ......................... 267
Raisonnement : pertinence de la connaissance subjective ........................ 285
Connaissances subjectives et objectives ................................................... 299
Raisonnement : la maladie de la vie ......................................................... 328
xi
SIGLES ET NOTICE
Sigles, par sigle
CWS McGinn
EQ Jackson
FQ Churchland & Smith Churchland
KQ Churchland
PD Strawson
PPQ Jackson
RE Searle
RL Churchland
RM Strawson
RQ Churchland
WMDK Jackson
Sigles, par auteur
Churchland, Paul M.–Smith Churchland, Patricia
FQ « Functionalism, Qualia, and Intentionality » (1981)
Churchland, Paul M. RQ « Reduction, Qualia and the Direct Introspection of Brain » (1985)
KQ « Knowing Qualia: A Reply to Jackson » (1989) RL « The Rediscovery of Light » (1996) Jackson, Frank EQ « Epiphenomenal Qualia » (1982) WMDK « What Mary Didn’t Know » (1986) PPQ « Postscript » (1995), « Postscript on Qualia »
(1998) et « Mind and Illusion » (2004) McGinn, Colin CWS « Can we Solve the Mind-Body Problem? »
(1989) Searle, John R. RE La redécouverte de l’esprit (1995) Strawson, Galen RM « Realistic Monism: Why Physicalism Entails
Panpsychism » (2006) PD « Panpsychism? Reply to Commentators with a
Celebration of Descartes » (2006)
Notice – Pour tout texte en anglais cité en français, c’est moi qui traduis, à moins d’indication contraire.
– À moins d’indication contraire, ce sont les auteurs qui soulignent.
– L’indication « supra, n. x » (ou « supra, n. x, p. y »), suivant généralement l’abréviation « op. cit. », signifie que les détails bibliographiques auxquels renvoie cette abréviation se trouvent dans la note x à la page y.
– Le pronom ‘nous’, quand il apparaît, ne correspond pas, à moins d’erreur de ma part, à un ‘nous’ de majesté.
xiii
À Roch et à Léo-Paul, pour ce qu’ils ont pu faire pour rappeler l’humain à l’humain.
xv
Remerciements
Ce travail a eu le bonheur de bénéficier de la généreuse collaboration de certaines personnes, auxquelles j’aimerais ici témoigner ma reconnaissance. Je
souhaite remercier en premier lieu mon directeur, Professeur Jean-Marc Narbonne, qui a bien accepté de sortir de ses propres chantiers battus pour
épauler la présente entreprise. Sa patience, sa bonté et son appui moral, tout comme son œil exigeant, m’ont été d’inestimables alliés. J’aimerais réserver des
remerciements spéciaux à deux personnes encore. D’abord, au prélecteur, Professeur Gabor Csepregi, dont l’évaluation a montré une compréhension claire
du projet s’appuyant sur une lecture attentive. Chacune de ses remarques et de ses recommandations a été l’occasion d’un suivi fructueux. Puis à Professeure
Renée Bilodeau, laquelle a bien voulu généreusement relire les trois premiers volets du présent travail. Ses nombreuses remarques ont toutes donné lieu à des
éclaircissements ou à des modifications et, si le présent travail se révèle avoir certains mérites, elle n’y aura pas été pour rien.
J’aimerais aussi remercier la Faculté de philosophie de l’Université Laval pour le soutien qu’elle offre aux personnes inscrites aux Études supérieures, de
même que pour son appui pour les voyages aux divers congrès.
La poursuite de ce travail a aussi été rendue possible en raison de
l’occasion qui m’a été offerte de collaborer, à titre d’assistant de recherche, à la traduction et à l’édition de nombreux textes de Professeur Narbonne, rassemblés
pour la plupart sous un seul titre.
Dans la même veine, mes remerciements vont à Professeur Thomas De
Koninck, de même qu’à la Chaire La philosophie dans le monde actuel et à Schallum Pierre, pour avoir rendu possible ma participation au collectif
Phénoménologie du merveilleux, où les traits principaux guidant la présente réflexion ont pu être exposés.
Cette liste ne saurait venir à sa fin sans faire allusion d’abord à quelqu’un qui, lui aussi, sort un peu de ses sentiers battus en assumant le rôle
d’examinateur externe : Professeur Jean-François de Raymond. Un henryen d’esprit qui se penche sur une littérature anglophone analytique peut se réjouir
encore d’avoir sur son comité de thèse un lecteur de Descartes et de Bergson.
Que toutes celles et tous ceux que j’ai eu le bonheur de côtoyer pendant
mon séjour à la Faculté sachent par ailleurs que l’accueil chaleureux qu’on y ressent m’a toujours été précieux. C’est un privilège de partager ce lieu avec des
gens pour qui la philosophie est une vocation, bien avant d’être une carrière.
Je réserve un dernier mot, cette fois de profonds remerciements, à Linda,
laquelle depuis longtemps déjà m’accorde toute sa confiance et sans laquelle la solitude aurait sûrement déjà eu raison de moi.
AVANT-PROPOS
Voici une enquête dont l’inspiration est autant naturaliste qu’humaniste et
phénoménologique. Dans la mesure où l’histoire de la philosophie a été le
théâtre d’une lutte, on pourrait voir dans la tendance à la réification de l’être
humain l’enjeu principal de cette lutte et, dans le naturalisme la principale tête
de pont de cette tendance. On n’aurait pas tort sur ce dernier point. Par contre,
dans ce qui suit, une position naturaliste est adoptée pour soutenir un discours
s’opposant à la réification.
Nous verrons, d’une part, pourquoi la réification est un tort, même d’un
point de vue naturaliste, et comment elle ne peut donc pas découler d’une thèse
naturaliste et, d’autre part, que le naturalisme est une thèse plus banale qu’on le
pense, mal comprise autant par ceux qui y adhèrent que par ceux qui la
repoussent. Si, du reste, la définition qui est proposée ici du naturalisme ne
satisfaisait pas à ses adhérents, alors, certes, il deviendra concevable que la
réification soit inhérente au naturalisme qu’on peut en ce cas avoir en vue. Mais
il faudra bien pour cela refuser la définition du naturalisme qui sera présentée
ici.
On connaît le discours s’opposant à la chosification, ou à la réification.
Qu’énonce ce discours ? Que nous ne sommes pas une chose comme les autres
et, par conséquent, que c’est un tort de nous traiter comme un objet.
Or, partons au contraire de l’hypothèse suivant laquelle nous ne serions
effectivement qu’une chose comme les autres. Cela voudrait-il dire pour autant
que nous devrions nous traiter comme nous traitons toute autre chose ? Il
xviii
semble bien que non, justement. Les autres choses sont des choses qu’on met
dans son assiette, en quelque sorte : ce sont, au mieux, des ressources, des
moyens de subsistance pour des vivants, des vivants qui, étant des vivants, sont
des fins pour eux-mêmes. La chose que nous sommes serait une fin ; les choses
que nous ne sommes pas ne seraient que des moyens.
Faudrait-il croire cependant que, l’humain n’étant qu’un être comme les
autres, on ne saurait lui reconnaître de valeur particulière, et encore moins
exceptionnelle ? À une telle question, il faudrait répondre qu’il n’y aurait que
d’un point de vue absolu que les choses pourraient paraître telles. Or, ce point
de vue n’étant pas le nôtre, il ne nous intéresserait guère. Du point de vue d’un
vivant, la vie, en tout cas la sienne, aurait une valeur absolue et devrait avoir
une telle valeur, pour lui.
Par ailleurs, pour que nous, qui sommes humains, reconnaissions à
l’humain une telle valeur absolue, pourquoi faudrait-il que nous le pensions
comme libre ou intelligent, au-dessus de la nature ou même constitué à l’image
de Dieu1 ? Serait-ce que, au fond de nos manières habituelles de penser
métaphysiquement, nous traînerions des reliquats religieux, des traces de
conceptions en lesquelles l’humain était glorifié en raison de sa ressemblance au
divin ? Serait-ce alors l’abandon du religieux qui nous laisserait avec un
sentiment de désenchantement, comme si nous avions eu à descendre sur
Terre ? « [À] force de concentrer toute valeur et toute réalité en Dieu, » écrit
Compte-Sponville, « on ne trouve plus, lorsque la foi se retire, qu’un monde vide
1 Pour un tableau détaillé de l’évolution du discours portant sur les fondements de la
dignité humaine, voir Thomas De Koninck, De la dignité humaine (Paris, Puf, 1995). Pour une approche intéressante, voir Kenneth Henley, « The Value of Individuals » (Philosophy and Phenomenological Research, vol. 37 [1977], no 3, p. 345-352) : la dignité ne se fonde pas, parce qu’elle est fondatrice. Si nous valorisons les êtres humains en raison de telle ou telle propriété, c’est alors cette propriété que nous valorisons, et non les êtres humains. Et si nous n’étions pas les plus beaux et les plus intelligents, que ferions-nous ? Cesserions-nous de nous valoriser ? C’est la vie qui se valorise elle-même, car c’est là sont essence, et ce serait d’agir en conformité avec elle, avec son exigence fondamentale, et donc avec ce que nous sommes comme vivants, que de reconnaître en nous comme en nos semblables une valeur absolue.
xix
et vain, sans valeur, sans saveur, sans importance »2.
La présente thèse avance une tout autre hypothèse. Suivant celle-ci, ce
serait le regard objectif lui-même qui serait intrinsèquement dévalorisant, le fait
de se voir comme une chose (de ce monde) suffirait pour nous transformer en
« gibier ». Le naturalisme, s’étant fait trop rapidement le complice de ce regard
objectivant, aurait donc amende honorable à faire.
Singularité de la méthode
Au départ, l’intention de la thèse était de mettre en lumière un
rapprochement entre une dualité épistémique et une dualité qui peut être dite
éthique, celle-ci opposant deux « finalités ».
Cette dualité éthique reposerait en effet sur la dualité fins/moyens, et donc
sur deux types de finalité : une « finalité instrumentale » (ou utilitaire) et une
« finalité finalitaire ». Ou l’objet de notre action serait une fin en elle-même, ou il
aurait une valeur utilitaire. Il n’y a rien en cela qui aille visiblement contre le
gros bon sens, même si, dans la pratique, rien n’est tout noir ou tout blanc et s’il
y aura souvent, par exemple, un peu d’utilité à l’amour et, inversement, des
aspects aimables à des activités auxquelles on pourrait ne s’adonner qu’en
raison de leur valeur utilitaire.
Or, instrumentaliser, « se servir de », « tirer profit de », voilà qui demande
qu’on suive des canons qui seraient tout le contraire de ceux auxquels il faudrait
se tenir quand il s’agit de servir une chose, de la valoriser pour elle-même.
La thèse qu’il s’agissait initialement de soutenir était donc que l’acte qui
consiste à valoriser une chose en elle-même repose sur un autre savoir, un savoir
tout autre, une connaissance subjective n’ayant aucune commune mesure avec
ce qu’on a l’habitude d’appeler ‘savoir’, ce qu’on appelle alors ‘savoir’ servant
2 André Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme, Paris, Albin Michel, 2006, p. 214.
xx
généralement à appuyer des visées instrumentales.
Il aurait fallu, pour soutenir un tel propos, découvrir des auteurs qui
énoncent clairement l’idée qu’il y a deux manières de connaître et que, à ces deux
manières de connaître, se rattachent nécessairement deux attitudes face au
monde. Une telle enquête — peut-être aurait-il été possible de s’en douter au
départ — avait semble-t-il tout contre elle. Le naturalisme, celui qui se comprend
mal, se donne pour postulat, parmi d’autres, qu’il n’y a en réalité qu’une seule
sorte de connaissance. Par conséquent, l’idée même d’un dualisme épistémique
semble susciter chez certains des réactions viscérales défensives. Voulant
introduire une dualité éthique fondamentale, en partant d’une dualité
épistémique pourtant évidente, nous nous retrouvons donc devant un refus aussi
insensé que catégorique du dualisme épistémique lui-même.
C’est alors que la singularité du résultat commence à se faire jour. Le but
initial était de trouver d’autres recherches ou auteurs qui soutiennent une
certaine hypothèse, dans le but de faire avancer la compréhension à son sujet.
En un mot, selon cette hypothèse, la connaissance objective, étant instrumentale
en son essence, serait « méchante » ; elle serait mortifère, comme elle se devrait
naturellement de l’être, là où la connaissance subjective soutiendrait une
attitude contraire. Or, nul auteur avançant de tels propos n’a été repéré dans la
littérature à l’étude. Par contre, il semble que la majorité des propos retenus se
soient révélés être mortifères pour l’élément subjectif.
Il s’agissait de soutenir une thèse, de chercher dans les textes des propos
qui l’explicitaient, pour ensuite la faire avancer de quelques pas, dans la mesure
où le chercheur pouvait lui apporter une quelconque modeste contribution. Il
s’agissait donc initialement de repérer, dans la littérature, des textes qui
projetaient de la lumière sur cette thèse. Mais il s’est avéré que c’est cette thèse
elle-même qui a projeté une lumière, peut-être nouvelle, peut-être douteuse, sur
les textes examinés.
Il y a un autre point portant sur la méthode qu’il faut souligner. Le
présent travail ne se propose pas comme une étude qui aurait pour but
xxi
d’approfondir notre commune compréhension des thèses d’un ou de plusieurs
auteurs. Il ne s’agit pas de faire de la lumière sur la philosophie d’un Strawson,
d’un Eddington ou d’un Churchland. La présente thèse est thématique et son
unique axe directionnel est la dualité épistémique, cet axe se dirigeant
ultimement vers la dualité éthique à laquelle se rattache cette dualité
épistémique. C’est donc uniquement le traitement que réserve chaque auteur à
la dualité épistémique — la dualité éthique n’apparaissant jamais dans l’horizon
des textes à l’étude — qui retiendra notre attention. C’est, non pas la défense ou
le rejet de la philosophie particulière de tel ou tel auteur qui intéresse la présente
étude, mais le sort que réserve à la dualité épistémique chacun des penseurs
auprès desquels nous allons nous renseigner.
Terminologie
Deux autres points sont à considérer avant d’introduire le propos, ceux-ci
concernant la terminologie. Tout d’abord, le concept d’une dualité de formes de
connaissance ne soulèverait peut-être pas tant de résistance si, plutôt que de
parler d’une dualité de formes de connaissance, c’était le concept de deux volets
propres à toute connaissance qui était évoqué. Si rien n’interdit une
reformulation d’ensemble qui tienne compte de cette nuance, il faut dire que
celle-ci reste plus verbale que substantielle, le résultat final ne s’en trouvant
point affecté. Quoi qu’il en soit, nous aurions encore à la fin un dualisme
épistémique non moins marquant.
Deuxième remarque : la littérature a à peu près consacré l’expression
« théorie du double aspect ». Il faut dire d’abord qu’il s’agit non d’une théorie,
mais d’un postulat, sinon, au plus, d’une thèse ou encore d’une doctrine.
« Théorie » semble maladroit. Nous verrons par ailleurs au cours de l’étude
pourquoi cette « théorie » du double aspect serait plus adéquatement nommée
« théorie du double accès ». Cette théorie met en évidence la différence entre un
accès immédiat et un accès médiatisé au réel, un accès « par le dedans » et un
xxii
accès « par le dehors ». Enfin, dans la littérature, l’expression « théorie du double
aspect » est employée en plus d’un sens, souvent passablement différents l’un de
l’autre. Ces divers points concernant la théorie du double aspect n’étant signalés
ici qu’en guise d’avertissement.
INTRODUCTION
L’erreur de l’âme sur elle-même vient de ce qu’elle s’identifie à ces images avec un si grand amour qu’elle en vient à se juger elle-même comme quelque chose de tel. Elle s’assimile à ces images, non par son être, mais par la pensée : ce n’est pas qu’elle se figure qu’elle soit une image, mais elle se figure qu’elle est ce dont elle porte l’image en elle. Car en elle subsiste le pouvoir de juger qui lui fait distinguer le corps, qui lui reste extérieur, de l’image qu’elle porte en elle : à moins que ces images ne s’extériorisent au point d’être prises pour la sensation de corps étrangers, non pour des représentations intérieures, ce qui arrive couramment dans le sommeil, la folie ou quelque transport.
Saint Augustin3
L’illusion de Galilée ce fut, justement d’avoir pris ce monde mathématique
destiné à fournir une connaissance univoque du monde réel pour ce
monde réel lui-même [...].
Michel Henry4
1. Il existe une dualité foncière constitutive de l’existence humaine. On a
longtemps interprété cette dualité comme étant ontologique — voyant en elle une
dualité de substances : esprit et matière. On s’est acharné sur cette dualité dite
3 La Trinité, livre X, VI, 8, P. Agaësse (trad.), in Œuvres de saint Augustin, 2e série,
t. 16, La Trinité, Livres VIII-XV, Paris, Desclée De Brouwer, 1955, p. 137. 4 « Philosophie et subjectivité », Encyclopédie philosophique universelle, A. Jacob (dir.),
vol. I, A. Jacob (dir.), Puf, 1989, p. 47, § 1. Repris dans Phénoménologie de la vie, t. II : De la subjectivité, Puf, 2003, p. 28.
2
ontologique, voulant la contester, se croyant quitte de toute dualité une fois
abattue cette dualité conçue comme dualité dans l’être.
2. Coup d’épée dans l’eau, la rhétorique contre le dualisme ontologique laisse
indemne le véritable dualisme, celui-ci étant épistémique, et non ontologique.
S’il n’y a pas deux sortes d’êtres, il reste deux connaissances, deux accès à l’être,
médiat et immédiat, externe et interne, entre lesquels, aussi surprenant que cela
soit, aucun pont ne saurait être érigé. L’expérience humaine, comme tout ce qui
peut se concevoir comme expérience, se constitue nécessairement de deux
savoirs, de deux manières de connaître, correspondant respectivement à un
savoir de soi et à un savoir de l’altérité, c’est-à-dire un savoir d’un non-moi qu’on
ne saurait connaître que médiatement à travers les effets qu’ont sur nous les
choses autres que nous. Ce dernier savoir correspond au savoir objectif ou
scientifique.
3. À ces deux savoirs, objectif et subjectif, se rattachent deux éthiques, deux
manières d’être au monde, soit servir, en traitant l’objet de notre attention
comme une fin en soi, ou se ‘servir de’, en le traitant comme moyen. Dire deux
savoirs, c’est dire deux manières d’éprouver ou de sentir, deux modalités du
pâtir. À ces deux modes de passion répondent donc deux modes d’action.
4. C’est cette dualité foncière constitutive de l’existence qui fait l’objet de la
présente thèse. Après avoir fait le point concernant le questionnement que
suscite l’écart apparent entre l’esprit et le corps, ce qui nous permettra d’entrer
en matière, un tableau anthropologique sommaire situera cette dualité foncière
dans le cadre d’une appropriation progressive d’une compréhension de soi, telle
qu’elle peut se concevoir au sein de l’évolution humaine. Les sections suivantes
introduisent deux idées : d’abord celle d’une « dualité de dualités », soit de deux
dualités fort différentes l’une de l’autre, mais qu’implique le fait même de toute
représentation, puis celle d’un oubli de soi auquel une telle structure existentielle
peut facilement nous condamner. Ensuite, les formes générales qu’ont pu
prendre les réponses à cette aliénation ressentie par un être aux prises avec ces
deux dualités seront brièvement évoquées. Nous verrons par là comment cette
3
problématique nous oriente initialement vers le panpsychisme.
5. Comme c’est néanmoins à partir d’une perspective naturaliste que les
questions sont abordées, cette perspective sera d’abord définie avec plus de
précision. Il nous faudra nous attarder plus longuement ensuite, dans la
présente introduction, d’abord au cadre doctrinal qui guide l’étude puis, plus
spécialement, à la théorie du double aspect, en disant un mot auparavant au
sujet du panpsychisme.
1. La différence fondatrice
6. Commençons par la question de la différence entre l’esprit et la matière.
La question du rapport psychophysique est centrale par rapport à chacune des
études qui suivent. Or, on pense habituellement que cette question appelle une
recherche qui consisterait à se demander comment il se fait — comment il se
peut — qu’un amas de matière inerte se transforme en un être sensible. On ne
semble pas voir le moindre rapport entre les deux termes — matière et pensée —,
et c’est cette différence et cette absence de rapport permettant de lier ces termes
l’un à l’autre qui attisent nos curiosités et motivent les recherches, qu’on le
reconnaisse ou non.
7. Cette question existe donc parce qu’il nous semble exister un écart
incommensurable entre la conscience, en tant que fait, et la matière. Par contre,
on croira facilement que, si cet écart existe, c’est parce que notre science n’est
pas suffisamment avancée. On cherchera alors à connaître la matière plus
profondément. Mais, en réalité, c’est la question qu’il faut interroger, bien plus
que la matière. Ce n’est pas comment la matière peut causer l’esprit qui est la
véritable question, mais quelle est la nature de cette différence qui démarque ces
deux termes. Si cet écart existe, pour nous, ce n’est pas, en fin de compte, parce
que notre science est insuffisante, mais parce que l’écart en question est l’écart
— c’est ce qu’il s’agira de démontrer — entre le dedans et le dehors, ce qui est
une tout autre chose qu’un manque de science.
4
8. Si c’est le cas, c’est-à-dire, si l’écart entre l’esprit et la matière correspond
effectivement à la différence entre le dedans et le dehors, cela suggère qu’il existe
de vastes pans de l’entreprise d’autocompréhension humaine qui, dans leur fond,
paraîtront d’autant plus douteux. Nous pouvons penser ici au projet de
psychologie béhavioriste ou à d’autres projets de compréhension qui peuvent
relever d’une sociologie objectivante (structuralisme ? historicisme ?), d’une
phénoménologie (voir les lectures henryennes de Husserl5) ou, plus près de la
présente étude, d’une philosophie analytique ayant pour objectif fondamental
une « naturalisation » de l’esprit.
9. Que, non pas l’humain, mais — entendons bien — la subjectivité ne se
prête pas à la science peut déjà être mis en évidence par l’exercice suivant.
Considérons une description qu’un neurologue pourrait nous proposer de l’acte
qui consiste à sentir un bouquet de fleurs. Pour lui, sentir un bouquet, ou même
seulement y penser, se réduirait essentiellement, si on exclut le fait d’inspirer de
l’air, à une série d’événements neuronaux, synaptiques et hormonaux. Or, il
nous faudrait rappeler à un tel savant qu’une pensée ou une sensation ne
ressemble pas plus à une cellule, à un lobe occipital, ou même à un nuage
d’activité électrochimique qu’à une tête bien faite. C’est le rapport entre un fait
matériel — qu’il soit microscopique ou non — et une réalité intérieure qui
provoque la recherche, et non pas la question de connaître les conditions
matérielles précises qui semblent être le corollaire de toute vie ou de toute
pensée. Car, connaîtrions-nous ces conditions dans leur plus menu détail, la
question concernant le caractère énigmatique de ce rapport se poserait encore.
10. On comprendra que ce qui s’applique à l’approche « physicaliste »
concernant la conscience s’appliquera tout autant à des recherches qui, sans se
vouloir physicalistes, se voudront encore scientifiques, en faisant leurs les
méthodes de la science objective, celle-ci impliquant entre autres la volonté
d’insérer les faits mesurables dans le contexte d’une théorie explicative
5 « Réflexions sur la cinquième Méditation cartésienne de Husserl », in Phénoménologie
matérielle, Paris, Puf, 1990, p. 137-159 ; « Philosophie et subjectivité », art. cité, p.54-55.
5
constituée de lois objectives.
11. Il faut être clair, cependant. On peut certainement, à n’en pas douter,
traiter scientifiquement l’être humain ; on peut le soumettre à une objectivation
autant que toute autre chose. C’est pourquoi il est important de souligner que
c’est la subjectivité, et non l’humanité, qui échappe en principe au pouvoir de la
science. Trop longtemps, sentant intuitivement que nulle science du monde ne
pouvait atteindre son être intime, l’humain en a tiré la conclusion qu’il était lui-
même une exception dans la nature. Mais ce n’est pas une telle conclusion que
les travaux qui suivent autorisent. C’est l’expérience subjective de toute chose
qui reste insaisissable objectivement, que toute chose, par ailleurs, « ait » ou non
une expérience subjective.
12. Ce qu’il faut entendre maintenant par une expérience subjective, par
intériorité, c’est ce qu’il appartient au texte d’expliquer. Nous pouvons faire un
premier pas dans cette direction en esquissant une anthropologie qui nous
permettra de prendre acte d’une distinction dont l’importance est primordiale en
philosophie, soit celle opposant le réel et son image.
2. Cadre anthropologique
13. L’histoire humaine — entendons, l’évolution d’ « anthropos » — peut se
diviser en trois moments. Dans un premier moment, l’humain, rendu intelligent,
pense le monde. Étant un être d’intelligence, l’humain est un être qui se
construit une image du monde. Penser le monde, c’est se le représenter.
Cependant, dans cette image, l’humain ne retrouve point la trace de son être. Il
ne se reconnaît point dans la nature telle qu’elle se présente à lui, et elle se
présente à lui, forcément, telle qu’il se la représente. C’est donc normal qu’il ne
se retrouve nullement dans cette image, puisque le réel n’est pas image, ou n’est
pas cette image et, pour certaines raisons formelles (qui seront examinées au
chapitre 5), le réel ne peut même pas ressembler à l’image que nous en avons.
6
14. Donc, dans cette nature qu’il voit, l’humain premier ne voit point son âme,
sa vie intérieure, sa vie éprouvée, c’est-à-dire sa vie réelle. Il lui semble que sa
nature à lui est tout autre que ce qu’il lui est possible d’apercevoir et de
concevoir. Il se sent immatériel, et il ne voit que matière. Il sent donc qu’il vient
d’ailleurs, d’un monde caché, caché et autre en nature ; et il dit : « je ne suis pas
corps ». Je ne suis pas ce corps, cette mécanique, et je ne suis pas cette nature.
Je suis donc surnature. À plusieurs égards, il a raison, même si, à le prendre au
mot, il peut avoir tort. Mais il ne réalise pas encore que la pauvreté à laquelle il
refuse avec raison de s’identifier n’est que la pauvreté de l’image du monde que
ses propres capacités lui permettent de produire — ou n’est, que la pauvreté de
l’image tout court ; « tout court », parce que, de toute façon, pour des raisons
formelles, l’image ne peut qu’être relativement pauvre, aussi intelligent qu’on
puisse être, quand c’est au réel qu’on la compare.
15. Dans un deuxième moment anthropologique, les fruits de l’intelligence
s’imposent. L’humain se sent acculé par son image du monde. Celle-ci paraît si
valide, elle lui procure tant de pouvoir, qu’il ne peut plus guère argumenter
contre elle. Il croit alors que la seule vérité digne de ce nom est la vérité
objective. Il cède donc — peut-être gaiement — et s’identifie à l’image objective
qu’il détient du monde. Il « tombe » dans l’image, en quelque sorte, et il dit : « Je
suis corps. Je suis matière, l’égal de toute autre matière. » Il se « naturalise » et
se conçoit maintenant comme un mécanisme physiologique et, pour se
comprendre, il risque fort, par exemple, de se lancer dans des recherches
neurologiques toujours plus approfondies.
16. Donc, dans un premier moment, l’humain s’aliène du monde, de l’être du
monde. Il dit « je ne suis pas monde ». Nous retrouvons alors un humain
inquiet, en quête perpétuelle, tourné vers le transcendant, ne se sentant pas chez
lui dans le monde. C’est « anthropos un ».
17. Dans le deuxième moment, il dit « je ne suis pas ». En effet, en disant
« toute vérité est objective », il se coupe, il se détourne de la seule vérité qui existe
véritablement pour lui, et c’est sa réalité subjective, son intériorité. En disant « il
7
n’y a que l’objet », en disant que toute vérité est objective, il dit que le sujet n’est
pas, ou n’est qu’une illusion. On se souviendra du mot d’ordre de la fin du
millénaire précédent, proclamant « la mort du sujet ». L’humain ne s’aliène plus
alors du monde, en un sens, puisque c’est dans l’image du monde qu’il fuit ; il
s’aliène maintenant de lui-même. L’expérience est moins douloureuse seulement
parce qu’il ne se sent plus. La perte est d’autant plus monstrueuse. C’est
« anthropos deux ».
18. Dans un troisième moment anthropologique, dont on attend toujours — il
faut l’avouer — la venue, l’humain surmonte ces deux formes d’aliénation. Il se
sent chez lui dans le monde, comme être naturel, mais il demeure pleinement
conscient du fait qu’il ne peut qu’être mystère pour lui-même, aussi puissante
que puisse être sa science, et conscient du fait que — pour évoquer un mot
d’Alquié — l’apparaître n’est pas l’être6. C’est une mission importante de la
philosophie, sous laquelle s’inscrivent les présents travaux, que de faciliter cette
transition vers ce troisième moment.
19. À la lumière de cette anthropologie sommaire, nous pouvons mieux
caractériser et comprendre les deux positions adverses constitutives du débat
concernant le rapport psychophysique. Ces positions nous renvoient à ce
premier et à ce second moment anthropologique. On ne peut éviter de
caricaturer en traçant avec de grands traits, mais disons néanmoins que nous
aurons, d’un côté, les humanistes et, de l’autre, les naturalistes physicalistes.
20. Liberté, dignité humaine, pourquoi l’être humain est-il plus qu’une bête,
voilà des notions et une question que nous retrouverons communément chez les
humanistes.
21. D’autre part, il y a le discours naturaliste, un discours qui dira, en gros,
« Adieu les chimères, les fausses croyances complaisantes, telles la liberté
6 « L’objet n’est pas l’être » : paroles recueillies par Alexis Philonenko lors d’un
entretien qui s’est avéré être leur ultime rencontre et qui lui sert de « fil d’Ariane » dans ce qui constitue un in memoriam pour Alquié et son œuvre (« Ferdinand Alquié ou de la lucidité », Revue de métaphysique et de morale, vol. 90 [1985], no 4, p. 462).
8
métaphysique, la dualité ontologique, etc. ». L’univers est rationnel, et
déterminé, et nous en sommes. Nous ne sommes que des animaux. C’est cette
position qui semble remettre en cause des notions telles celles de finalité ou de
bonté naturelle, et qui d’ailleurs peut générer le scepticisme, le relativisme ou
même le nihilisme ou d’autres maux semblables.
22. En réalité, cette dispute trahit un déchirement existentiel que chacun
retrouvera déjà en lui-même, pour peu qu’il y regarde de près. La condition
humaine elle-même nous place dans une situation qui, si nous ne prenons pas le
temps d’y voir clair, nous laisse avec une tension douloureuse entre deux
manières de s’inscrire dans le réel.
23. En partant d’une position naturaliste, en en constatant les limites
apparentes, il nous sera possible d’entrevoir comment le passage peut se faire
vers un naturalisme moins problématique. On pourra même voir dans le
parcours proposé un discours qui nous permet de passer d’une thèse à une
antithèse (soit d’ « anthropos 1 » à « anthropos 2 »), puis à une synthèse (soit
« anthropos 3 »).
3. Le réel et son image
24. Saisir le sens des deux exergues qui figurent en tête ce cette introduction,
c’est atteindre le fond des propos qui suivent. Nous sommes, n’en déplaise à un
certain sens de la pudeur que chacun porte en soi, des singes et, en tant que
singes, nous nous construisons des images du réel, comme de nous-mêmes. Un
singe singe et l’homme est un grand singe qui singe en grand. Or, l’image qu’un
singe se fait du réel ne peut qu’être une parodie de ce même réel. Quand le
même singe agit suivant l’image qu’il se fait de lui-même, il imite l’image qu’il a
de lui-même. Nous assistons alors à une double parodie. C’est ce que des
9
travaux récents se sont donné pour tâche de porter à l’évidence7.
25. On pourra d’ailleurs se convaincre de l’étendue du rôle de l’imitation dans
la vie sociale en consultant l’œuvre de René Girard8. L’imitation n’est pourtant
pas un tort en soi. Elle est au contraire un élément essentiel au développement
humain et la présente étude ne porte pas sur le rôle de l’imitation dans la vie
humaine. L’attention sera tournée plutôt vers l’idée que l’humain oublie ou ne se
rend pas compte qu’il n’a du monde qu’une image.
26. Ce premier constat, par lequel nous reconnaissons n’avoir accès au monde
que par l’entremise de sa représentation, en impose un deuxième, dont
l’importance ne saurait être sous-estimée. Nous avons bien droit au monde-
image — monde pensé aussi bien que senti9 —, mais nous avons aussi droit à
quelque chose en plus, puisque nous détenons aussi l’image en elle-même. Or,
nous aurions là une connaissance de nous-même qui ne souffrirait aucune
comparaison avec la connaissance que nous aurions du monde à travers l’image.
Nous aurions à nous-même un accès direct, même s’il n’était que partiel, qui
serait sans commune mesure avec l’accès indirect au monde que nous assure la
représentation du monde. Cette distinction entre un accès direct à l’être que
nous sommes et un accès indirect à l’être que nous ne sommes pas constitue
donc une dualité de formes de connaissance.
27. Considérons maintenant cette dualité à partir du point de vue qui sera le
nôtre, soit celui du naturalisme. ‘Physicalisme’, ‘matérialisme’, ‘déterminisme’,
‘naturalisme’, voilà autant de termes qui peuvent refléter des nuances de sens,
mais qui tous procèdent néanmoins du même esprit ou d’une même intention.
Cette intention est noble, comme nous le verrons, mais elle conduit le plus
souvent à un réalisme objectivant. Par ‘réalisme objectivant’, il faut entendre ce
7 Étienne Groleau, Affectivité, parodie et modernité, thèse doctorale, Université Laval,
Québec, 2013. 8 Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Bernard Grasset, 1978. 9 Nous verrons, ici et là, au cours de l’étude, que l’opposition entre le sujet immédiat
et l’objet médiatisé ne correspond pas à l’opposition entre le senti et le conçu, même si le sensible est un domaine où il nous est plus facile de faire ressortir le contraste entre les deux savoirs. La dualité des savoirs sera constitutive de toute expérience, qu’elle soit intellective, émotive ou autre.
10
processus par lequel l’être humain, après avoir vu le monde, le transformant par
là en image, nécessairement objective par la force des choses, oublie le monde
réel et prend cette image pour le réel. Or, ce faisant, il perdrait la trace et le sens
de son être propre. Laurent de Briey envisage le même problème quand il écrit :
Poussée dans ses ultimes conséquences, la logique de la mathématisation du monde physique est en effet celle d’une réduction
du réel à ce qui est subjectivement représentable10.
Il aurait simplement été plus conforme aux faits d’écrire « objectivement »
représentable.
28. Or, une telle méprise n’est pas sans conséquence. Tout au contraire, elle
eut des séquelles très graves. Mais avant de traiter de la question des
implications éthiques qu’il faut lier formellement, d’une part, à la conception
objective et, d’autre part, à la conception subjective de l’être humain, il faut
d’abord établir le fait que la connaissance objective n’est pas la seule qui soit. Il
faut démontrer qu’à elle s’oppose une connaissance subjective, avec laquelle elle
constitue une dualité épistémique fondamentale. Or, quoique ce soit au
naturalisme que le réalisme objectivant ait été attribué, il semble pourtant que la
dualité épistémique en question se trouve régulièrement reconnue par des
auteurs qui se qualifieraient eux-mêmes, sans hésiter, de naturalistes. Plusieurs
semblent l’invoquer couramment dans le but d’en tirer un usage polémique.
C’est rapidement cependant qu’on laisse tomber ensuite le rideau sur elle quand
vient le temps de la considérer en elle-même et d’en tirer toutes les
conséquences.
29. L’attention sera donc portée surtout sur cette dualité en tant que dualité
épistémique, en se concentrant sur l’oubli ou la dévalorisation et la banalisation
de la connaissance subjective dans la pensée naturaliste, la thèse étant que rien,
dans le contexte d’une telle doctrine, ne nous oblige à fermer l’œil sur cette
connaissance et que tout, au contraire, nous contraint d’en tenir compte.
10 Laurent de Briey, « Les paradigmes de l’éthique. Nature, sujet, intersubjectivité », in
Questions d’éthique contemporaine, L. Thiaw-Po-Une (dir.), Paris, Stock, 2006, p. 907-923.
11
4. Deux dualités
30. Le concept de représentation n’implique pas seulement cette dualité
épistémique, opposant la connaissance du monde par la pensée à la
connaissance de la pensée en elle-même. Ce concept implique aussi une
deuxième dualité, cette fois opposant l’image d’une chose à la chose même, à la
dite « chose en soi », au noumène. Cette opposition permet de comprendre que
l’objet dans l’image, l’objet apparent, peut différer de manière importante de la
réalité qui lui donne lieu. Nous n’avons qu’à penser au symbole. Un symbole
peut ressembler à ce qu’il désigne, comme il peut en être fort différent, sans pour
autant que son utilité s’en trouve amoindrie. La pertinence de cette dualité
ressortira quand il s’agira de penser le rapport entre le mental et le physique.
Revenons à la première dualité.
31. Hormis cette dualité que constituent la réalité nouménale et son image, il
existe donc cette dualité épistémique, inhérente à toute représentation, soit celle
du subjectif et de l’objectif. Cette dualité est constituée par l’opposition entre
l’objet de la représentation et la représentation en elle-même. Dans toute image,
si ce n’est que quelques traits noirs sur un fond blanc, il y a un donné immédiat.
C’est là la représentation en elle-même, pensée indépendamment de toute
référence à quelque objet ou quelque sens que ce soit. Dans ces traits, on
pourra, certes, reconnaître une ressemblance avec une autre réalité — une
personne, une chose ou même un sentiment. Mais il y aurait, hormis ce contenu
objectif, un donné brut qu’on peut voir comme insignifiant ou, du moins, qu’on
peut voir indépendamment de sa signification, donc de son interprétation.
Notons au passage que, pour sa part, le contenu objectif pourra encore être un
élément foncièrement subjectif. Ce sera le cas, par exemple, lorsqu’une chanson
fera référence à une peine d’amour, un vécu éminemment subjectif. Ce n’est
qu’accessoirement qu’une peine d’amour peut être dite « objective ». Elle peut
être objet de discours, mais d’un discours qu’on ne saurait comprendre que d’un
point de vue subjectif. Nous aurions droit, dans toute représentation, à cette
dualité constituée d’un volet objectif et subjectif, que cette représentation soit
12
visuelle, tactile ou même olfactive ou encore kinesthésique. Signification et
signe, message et messager ou — mieux — médium, contenu et contenant sont
certaines des paires nominales qui peuvent être utilisées pour désigner cette
dualité. Celle-ci constitue, à proprement parler, un dualisme épistémique : en
raison de cette dualité inhérente à la structure même de toute expérience, toute
expérience se constitue d’une dualité de modes de connaissance, l’un et l’autre
demeurant mutuellement incommensurables.
32. Pensons à ce cliché que lançait M. McLuhan il y a un demi-siècle : « Le
médium, c’est le message »11. Si on a cru que cette sentence pouvait avoir des
implications fracassantes en sociologie, celles-ci pourraient paraître relativement
ordinaires par comparaison aux implications dont elle pourrait être porteuse
quand c’est dans une réflexion métaphysique qu’on l’implante. La présente thèse
pose donc que le fait de ne tenir compte que de l’objet intentionnel de la
représentation, ce serait oublier ce que la représentation peut être en elle-même.
En ne portant attention qu’au message, on ignorerait la valeur épistémique du
médium, alors que, toujours, le médium constitue déjà en lui-même un message,
et un message implicite qui reste tout autre par rapport au message explicite
qu’il véhicule. Quand une musique pleure, quand la voix gémit, nous avons une
image qui vaut mille mots, parce que ce ne sont pas les mots qui portent le
message, mais le ton. Or, les mots — les poètes le savent trop bien — ont aussi
leur ton, une tonalité qui peut d’ailleurs dépendre autant, sinon plus, de leur
sens que de leur phonétique. Cette tonalité du sens nous éloigne entièrement de
sa valeur objective et nous plonge dans sa profondeur subjective.
33. Si l’une et l’autre de ces dualités (le réel et son image ; l’objet dans l’image
et l’image en elle-même) se révéleront importantes, la deuxième, constituant à
elle seule le dualisme épistémique, pourrait suffire pour assurer le statut de la
connaissance subjective. Nous verrons cependant qu’on ne peut faire l’économie
de la première, celle opposant le réel, l’ « objet » nouménal (la chose en soi) à cette
11 « The medium is the message » : aphorisme notoire de Marshall McLuhan et titre du
premier chapitre de Pour comprendre les média (J. Paré [trad.], Montréal, Hurtubise HMH, 1972 [Understanding Media, New York NY, McGraw-Hill, 1964]).
13
chose telle que nous nous la représentons.
34. Considérons pour l’instant la seconde dualité. Il s’agit d’une dualité
épistémique opposant la connaissance de l’objet dans la représentation à la
connaissance de la représentation en tant que telle, cette connaissance
constituant dans ce dernier cas la connaissance subjective. On a
malheureusement l’habitude d’assimiler le concept de représentation à celui de
contenu de la représentation, laissant alors dans l’ombre le fait même de cette
donnée immédiate que constitue la représentation. Prenons pour exemple un
tableau : « Les Antilles ». On y voit dépeintes une rive, une mer et une eau d’un
bleu si beau qu’on croirait que la petite houle s’en réjouit. Voilà un contenu.
Même le bleu de l’eau, ou en tout cas l’eau bleue, relève du contenu, et non du
« contenant ». Or, ce bleu est à la fois l’un et l’autre, contenu et contenant,
message et médium. C’est qu’on peut voir la mer ou voir le bleu. Dans le dernier
cas, il ne s’agit pas de voir un cadre, ni même la toile et la peinture, mais la
couleur en elle-même, la matière de la représentation.
35. En un sens — mais dans un sens seulement, comme cela sera précisé à
l’instant —, le contenu correspondrait en effet à la forme et le médium à la
matière de laquelle la forme est tirée. La constitution initiale du contenu serait
l’œuvre, certes préréflexive, de l’intelligence, celle-ci tirant un contenu de cette
matière première que serait l’impression ou le divers sensible. Cette « matière »
correspond à ce qu’on appelle, dans la littérature, « l’effet que cela fait », soit au
volet qualitatif de l’expérience. Dans l’exemple du tableau, cet effet comprendra
non seulement l’impression des diverses formes et couleurs, mais aussi
l’impression de beauté. Quoi qu’il en soit, le fait de cette dualité (de choses à
connaître) demeure ; cette dualité est nécessaire et indépassable : il y a, d’une
part, la visée intentionnelle de la représentation et, d’autre part, l’ « effet que cela
fait » d’être tel ou tel vécu12. Et comme l’explique Sprigge, éminent panpsychiste
12 L’expression « l’effet que cela fait » a été popularisée par l’usage qu’en a fait Thomas
Nagel (« What Is it Like to Be a Bat? », Philosophical Review, vol. 83 [1973], p. 435-450). Elle avait été utilisée un peu avant par T.L.S. Sprigge : « Thus consciousness is that which one characterises when one tries to answer the question what it is or might be like to be a certain object in a certain situation. » (« Final Causes », Proceedings of
14
du XXe siècle, on ne se demande pas ce qu’est un objet quelconque lorsqu’on se
demande — question toute particulière — ce que c’est qu’être cet objet13.
36. Voici cependant deux difficultés. La première concerne ce qu’on peut
entendre sous les termes de ‘savoir’ et de ‘connaissance’. Le savoir est-il
nécessairement propositionnel, est-il toujours un « savoir que » ? Si l’intelligence
est la faculté qui a pour tâche de produire un contenu représentationnel, on ne
voit pas comment nous pourrions « connaître » autre chose qu’un tel contenu.
Ce serait alors comme si la connaissance correspondait à ce qui est formé, à ce
qui se forme dans la représentation. Connaître signifierait, en ce cas, identifier
un contenu. Certes, suivant cette manière de voir, il n’y aurait pas de forme sans
matière, mais il n’y aurait pas de connaissance sans forme, et l’acte de connaître,
de ce point de vue, consisterait à interpréter une matière de manière à en tirer
une forme — une idée — vérifiable empiriquement.
37. Il ne faudrait pourtant pas conclure que toute connaissance se rapporte à
la forme, qu’elle est par là nécessairement objective et que ce ne serait que par
abus de langage que nous pourrions parler d’une connaissance subjective que
constituerait la matière de la représentation. Cela peut sembler n’être qu’une
question de convention. Ainsi, on admettrait, d’un commun accord, que
l’expression ‘connaissance’ puisse ou non désigner l’éprouvé, l’expérience
immédiate. En réalité, loin d’être une simple question de convention, il serait
bien difficile de faire autrement que de parler, dans ce dernier cas, de
connaissance. Pour que Joseph tende la main vers le livre jaune et non vers le
livre bleu, quand on lui demande de saisir le livre jaune, il doit connaître
l’éprouvé « jaune », la « jaunitude ». On « reconnaît » des sons, des couleurs, des
sentiments.
38. Cela dit, nous voici devant une deuxième difficulté. Faut-il comprendre
the Aristotelian Society, Supplementary Volumes, vol. 45 [1971], p. 168) comme par d’autres encore avant ces derniers (D. Stoljar–Y. Nagasawa [dir.], « Introduction », in There’s Something About Mary. Essays on Phenomenal Consciousness and Frank Jackson’s Knowledge Argument, Londres/Cambridge Mass., Bradford/MIT, 2004, p. 7).
13 Sprigge, idem.
15
que seule la « matière » de la représentation constitue la connaissance subjective,
alors que la forme en constituerait la connaissance objective ? Par rapport à
cette question, Descartes peut nous venir en aide. Même en admettant avec lui
que « le corps, la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des
fictions de [notre] esprit », nous serions, malgré cela, encore contraints de
reconnaître l’existence indubitable de toutes ces fictions, en particulier de la
figure, en tant que pensées14. C’est que la forme elle-même — ici, la « figure » —
comporte déjà un élément subjectif, étant elle aussi éprouvée. L’esprit interprète
le divers sensible, l’éprouvé, mais l’interprétation qui en résulte sera elle-même
éprouvée à son tour. Tant et si bien que la connaissance immédiate et subjective
ne peut se réduire au seul volet matériel et sensible, qualitatif, de l’expérience.
La figure elle-même relève de notre expérience immédiate, autant que les
éléments dits « matériels » de la sensation, soit ses aspects qualitatifs. Mais il y a
un avantage à concentrer notre attention sur le matériau sensible, par opposition
à la forme en tant que sentie, et c’est qu’il est alors d’autant plus facile de
souligner la différence entre un « contenu » subjectif (l’effet que cela fait) et un
contenu objectif (la visée intentionnelle), cela permettant d’assurer la validité de
la distinction entre connaissance subjective et objective.
39. Par ailleurs, s’il est vrai que la forme est elle-même, en un sens, matière de
l’épreuve, il est vrai aussi que même le matériau sensible, en dehors de toute
forme, médiatise déjà et a donc déjà une valeur objective : le fait en sera souligné
à plus d’une reprise. Car, même l’odeur informe de la rose renvoie à, signifie, la
rose, tout en étant déjà elle-même une épreuve avant toute signification. Nous
verrons que cette portée objective du qualitatif se transforme en leurre, celui-ci
détournant notre attention de l’impression sensible en tant que connaissance
subjective. Michel Henry conçoit clairement la portée objective et la portée
subjective de l’expérience sensible lorsqu’il distingue des qualités transcendantes
— le bleu du ciel, la sérénité du fleuve — de l’impression réelle vivante,
immédiate, du simple bleu, de la simple sérénité (infra, p. 297).
14 Méditations métaphysiques, in Descartes. Œuvres philosophiques, textes établis,
présentés et annotés par F. Alquié, Paris, Garnier, 1967, « Méditation Seconde », p. 415.
16
40. Il est important de ne pas projeter de symétrie entre ces deux savoirs,
objectif et subjectif, raison pour laquelle ‘contenu’ apparaît ci-dessus entre
guillemets. Ce « contenu » correspond au contraire à ce qui a été associé plus
haut à l’idée de « contenant » : l’expérience elle-même serait le véhicule, le
médium, connu subjectivement, soit sans être l’objet d’une connaissance. Si la
forme peut être la matière d’une interprétation, et si l’impression sensible peut
avoir une valeur objective, nous retrouverons néanmoins dans toute expérience
la même dualité constitutive comprenant, d’une part, la connaissance médiate et
objective, soit la visée intentionnelle, et, d’autre part, la connaissance immédiate
et subjective, l’effet que cela fait (d’être une chose ressentant).
41. Sans contredit, on ne peut que rappeler le fait de la connaissance
immédiate. Car il n’y a rien de neuf dans l’idée d’une telle connaissance.
Augustin lui-même était déjà pleinement conscient de ces deux modes du
connaître opposant la connaissance que l’âme a d’elle-même à ce qu’elle ne peut
connaître que « grâce à la manifestation de signes extérieurs »15. Cette
distinction est fondamentale chez Descartes et oppose la connaissance, toujours
certaine, que détient l’âme d’elle-même à celle des choses étendues, fruit de
l’imagination et toujours sujette au doute cartésien16. Russell a consacré une
étude à la connaissance immédiate17 et Pascal Engel, pour donner un dernier
exemple, évoque aujourd’hui cette connaissance dans le contexte d’une réflexion
sur divers types de connaissances littéraires18.
5. L’oubli de soi
42. Dans la littérature anglophone, on hésite généralement plus à reconnaître
un statut à la connaissance immédiate, même après lui avoir reconnu de
15 La Trinité, livre X, IX, 12, op. cit. (supra, n. 3, p. 1), p. 145. Voir aussi Emmanuel
Housset, La vocation de la personne, Paris, Puf, 2007, p. 88. 16 « Méditation seconde », in op. cit., p. 419-427. 17 Théorie de la connaissance, le manuscrit de 1913, J.-M. Roy (trad.), Paris, Vrin, 2002. 18 « Trois conceptions de la connaissance littéraire : cognitive, affective, pratique »,
Philosophiques, vol. 40 (2013), no 1, p. 128-131.
17
nombreuses caractéristiques. Sans tarder, on recouvrira de doutes chacune des
caractéristiques qu’on lui reconnaîtra. Parlant de la certitude de l’expérience
immédiate, par exemple, on nous dit que, « certains nient qu’une certitude
absolue ne soit jamais possible », sur la base de quoi on se croit autorisé de
conclure que cette certitude est loin d’être assurée19. Ou encore, concernant
l’introspection (à entendre, dans ce contexte, on le verra, comme synonyme de
connaissance immédiate de soi), on affirme que :
peu de gens diraient que vous avez introspecté [introspected] si vous
découvrez que vous êtes en colère en voyant votre visage dans le miroir. Cependant, on ne sait toujours pas ce qu’il faudrait de plus
pour qu’un processus puisse être dit introspectif et la question reste donc en litige20.
43. Or, du point de vue de la présente étude, il n’y a rien là de litigieux et la
question serait bien plutôt de savoir pourquoi ce serait une lutte incessante que
les philosophes auraient à mener pour empêcher que cette connaissance
immédiate passe inaperçue. Ceci n’est pas sans rappeler une réflexion de
Bergson dans laquelle ce dernier notait comment, dans les débats, ceux qui
prenaient la défense de la liberté devaient toujours suer « sang et eau » pendant
que leurs adversaires déterministes, fussent-ils novices, semblaient avoir la
victoire facile, tout dans l’intelligence non critique se prêtant aux arguments de
ces adversaires21. Remplaçons les pôles auxquels faisait référence Bergson, soit
ceux de la liberté et du déterminisme, par les concepts de connaissance
subjective et de connaissance objective et nous ferons alors face à la même
problématique, soit au même (faux) problème qui consiste ou bien à vouloir se
tailler une place dans le monde objectif en cherchant à y faire entrer notre être
intime, ressentant une profonde aliénation dans le cas où nous ne saurions
atteindre ce but, ou bien à résister à une telle assimilation, parce que,
19 Brie Gertler, « Self-Knowledge », section 1.1.1, The Stanford Encyclopedia of
Philosophy, printemps 2011, E.N. Zalta (Éd.), http://plato.stanford.edu/archives/spr2011/entries/self-knowledge/. 20 Eric Schwitzgebel, Eric, « Introspection », section 1.1, The Stanford Encyclopedia of
Philosophy, hiver 2012, E.N. Zalta (Éd.), http://plato.stanford.edu/archives/win2012/entries/introspection/. 21 La pensée et le mouvant, Paris, Puf, 91e éd., 1934/1975, p. 33 (Œuvres, Paris, Puf,
3e éd., 1959/1970, p. 1277).
18
inversement cette fois, nous ne saurions nous reconnaître dans une conception
mondaine et objective de nous-même.
44. Une partie importante de la réponse à cette question — soit, pourquoi
faudrait-il constamment lutter pour assurer, le plus souvent avec un succès
mitigé, le statut de la connaissance subjective ? — se trouve, peut-on présumer,
dans le fait même que l’être humain oublie qu’il n’a du monde qu’une image,
sinon ne sait comment distinguer le réel et son image. Comme le Narcisse
qu’évoquait Plotin — sans toutefois nommer cette figure légendaire —, qui se
serait noyé dans l’étang en tentant d’y embrasser son propre reflet22, l’être
humain serait porté à s’oublier en se noyant dans l’image objective qu’il a du
monde et de lui-même. En oubliant que l’image n’est qu’image, et non le réel
même, l’humain oublierait le réel, en commençant par sa propre réalité, tout en
méprenant l’image pour le réel. Il croit voir du réel, et s’il n’oubliait pas que
« voir du réel » veut dire précisément connaître ce réel médiatement, à travers les
effets que le réel a sur sa personne, tout irait pour le mieux. Mais, il l’oublie,
comme nous l’oublions tous, jusqu’à un certain point, et comme nous devons
même l’oublier, jusqu’à un certain point, pour bien vivre dans le monde : nous
n’embarquons pas dans le train en disant : « Voilà la bonne image à saisir. »
Nous devons oublier que l’image du monde est image, quand nous avons affaire
au monde. Il ne faudrait pas l’oublier quand c’est à nous-même que nous avons
affaire.
45. Nous sommes tout proches, par cette idée d’un oubli de soi, à une nuance
près, du diagnostic que Bergson encore pose concernant la même difficulté. Il
est naturel, prétend-il, que l’intelligence soit tournée vers le dehors, car ce ne
serait là rien de moins que sa raison d’être. Par là, elle suivrait sa pente
naturelle. Avec la matière, l’esprit « se sent chez lui » ; « une certaine ignorance
de soi », écrit-il, « est peut-être utile à un être qui doit s’extérioriser pour agir ;
elle répond à une nécessité de la vie », tandis que « la nature ne nous demande
22 Ennéades, 1 (I, 6), 8, 10 : De la beauté, J.-M. Narbonne (Introduction), M. Achard–J.-
M. Narbonne (trad.), in Plotin, Œuvres complètes, t. 1, Paris, Belles Lettres, 2012, p. 13.
19
qu’un coup d’œil à l’intérieur de nous-mêmes »23. Donc, l’intelligence, par sa
seule fonction, nous détournerait de nous-même : ne voyant plus que l’image, ne
pensant plus la dualité, et l’image n’étant plus pour l’être humain que la seule
réalité dont il aurait conscience, l’être humain oublierait que l’image est une
image, s’oubliant lui-même en même temps. Ce serait là sa « métaphysique
naturelle », telle que Bergson l’entendait24.
46. Prendre conscience de l’image en tant qu’image, ce serait donc d’abord
prendre conscience du fait qu’elle n’est point l’être même. On deviendrait par là
sensible à une distinction entre un être apparent et un être réel. Par ailleurs,
d’une part, la critique de l’image en révélera la pauvreté intrinsèque. Toute la
critique de la connaissance, repensée à nouveau, peut évidemment trouver ici sa
place. L’image n’est pas l’être réel, et elle est pauvre. Mais, de plus, cette
critique de la connaissance nous révélerait, d’autre part, à quel point la
métaphore retenue par Plotin s’avère bien choisie. Car l’image objective du
monde qui absorbe le regard de l’homme ne peut être avant tout qu’un reflet des
catégories de cet esprit qui se charge de reproduire le réel. Que l’être humain
examine de près l’image objective qu’il détient du monde : il y trouvera beaucoup
plus de lui-même qu’il y soupçonnait au départ.
47. L’image se fait donc miroir. Mais, toute image est, par définition, pauvre.
Elle se fera donc miroir déformant. L’image sera, pour tout dire en un mot,
désenchantante. Pis encore, voir objectivement signifierait voir en retirant autant
que cela se peut tout contenu subjectif de la représentation. Quand l’être
humain se voit dans les catégories qui lui permettent de saisir objectivement le
monde, il voit donc un être épuré de tout contenu subjectif, où il ne reste de lui-
même qu’une ombre squelettique, qu’un spectre duquel il veut alors se
distancer : « Non, cela n’est pas moi ! », veut-il crier. Et, s’il n’a pas tort de
résister à cette assimilation, c’est d’abord pour deux raisons : de un, l’image
objective étant épurée du contenu subjectif, l’être humain n’y retrouve plus son
23 La pensée et le mouvant, op. cit. (supra, n. 21), p. 41 (Œuvres, p. 1284). 24 L’évolution créatrice, Paris, Puf, 142e éd., 1907/1969, p. 20 ; 325 (Œuvres, Paris,
Puf, 3e éd., 1959/1970, p. 511 ; 770).
20
être réel et intime et, de deux, cette image étant par ailleurs un appauvrissement
et même une déformation du réel, elle ne saurait, quoi qu’il en soit, lui rendre
justice. Nous verrons qu’il existe une raison plus importante encore de se méfier
du regard objectif : il serait essentiellement instrumental.
48. En se dessaisissant de l’image en tant qu’image objective, on se dispose
donc à prendre conscience d’un être réel, et surtout d’un être réel en particulier :
celui que nous sommes, celui-là même qui passe à l’oubli quand toute notre
attention est encore portée sur l’objet dans l’image. On se dispose, plus encore, à
renouer avec une richesse de la vie qui ne peut qu’échapper à l’emprise
conceptuelle que toute intelligence est en mesure d’exercer. Nous retrouverions
donc par là la base de toute éthique de même que d’une valorisation de soi,
puisque — nous le verrons aussi — c’est dans la subjectivité que s’enracine toute
finalité. Arrivera alors l’apparent paradoxe : cet être avec lequel nous renouons
n’est autre que l’être même de l’image.
49. Le fait même que toute représentation implique deux dualités
fondamentales explique peut-être pourquoi l’erreur à laquelle celles-ci semblent
donner lieu peut paraître complexe. L’une et l’autre de ces dualités seront
l’occasion de projets métaphysiques différents et difficiles à articuler
simultanément.
50. Considérant la première de ces dualités, celle opposant le réel à son image,
nous pourrons constater que nombreux seront les philosophies qui, nonobstant
des différences essentielles entre elles, auront voulu néanmoins tous
communément, et avec raison, nous éveiller à la conscience de cette altérité, à
cette réalité qui serait autre que l’image que nous pouvons en avoir, à
commencer par celle de Platon, jusqu’à celle de Lévinas.
51. Or, comme il y a déjà une dualité au sein même de l’image, une dualité
opposant l’image en tant que telle à son objet intentionnel, une philosophie
pourrait vouloir tout aussi bien nous ramener, non plus à une quelconque
altérité par rapport à l’image, mais à l’image en elle-même, par opposition à son
contenu objectif. Voilà donc que surgiront, encore avec raison semble-t-il, des
21
rappels au « monde de la vie », ou « aux choses mêmes », et on peut penser ici à
Bergson (avec ses concepts de durée et d’intuition), à Husserl (monde de la vie)
comme à bien d’autres. Les uns, donc, évoquent la transcendance, les autres
l’immanence. Les uns nous incitent à penser au-delà de l’image, les autres
veulent nous ramener à l’image même. Les uns et les autres n’ont-ils pas
raison ?
52. Comment faire face simultanément à ces deux problèmes que sont, d’une
part, l’appel à passer par-delà l’image et, d’autre part, le rappel à l’image même, à
la vie concrète et subjective par opposition à son abstraction objective ? Il existe
une « théorie » — en vérité un postulat métaphysique — qui peut répondre à ce
défi. Il s’agit de la dite « théorie du double aspect ». Cette théorie affirme que
l’esprit, soit, dans les circonstances, la conscience, le vécu expérientiel, et donc la
représentation, est déjà en lui-même une réalité. Par suite, l’esprit étant déjà
une réalité, il serait déjà une de ces réalités transcendant nécessairement toute
image de la réalité. Contre toute apparence, il n’y aurait pas ici de paradoxe. La
réalité de l’image doit, comme toute autre réalité, transcender le contenu de
l’image. Il s’agit là d’une nécessité formelle que les propos de Searle mettront
plus en évidence (infra, chap. 5). L’esprit serait de la matière réelle ou, plus
exactement, du réel, correspondant à une espèce de « dedans » métaphysique de
la réalité, alors que ce que nous désignons habituellement par le mot ‘matière’ ne
constituerait que l’apparence des choses. Cette théorie nous renvoie donc à la
fois à l’altérité, en soulignant la nature « autre » de la réalité par rapport à sa
représentation objective, et à l’ipséité, en nous rappelant à l’être même du vécu,
la présence réelle de l’image même.
53. Nous nous attarderons au départ sur cette réponse, de même qu’au
panpsychisme, avec lequel elle entretient un rapport privilégié25. Le
panpsychisme s’est donné plusieurs visages et il sera important d’expliciter le
lien étroit, mais restreint, qu’il y a à établir entre le dualisme épistémique, la
théorie du double aspect et une thèse panpsychiste.
25 Infra, sections 8-10 et chap. 1, section 4, p. 79.
22
54. Assez souvent, cette théorie a cependant aussi été avancée par une autre
école de pensée, soit celle du naturalisme. Cela ne devrait pas surprendre, car
un naturalisme rigoureux conduit de lui-même à cette théorie du double aspect
(infra, chap. 1). On devrait plutôt être surpris du fait que cette théorie attire si peu
l’attention et du fait que les naturalistes qui l’énoncent en tirent eux-mêmes si
peu de conséquences. Or, c’est la voie d’un tel naturalisme rigoureux qui sera
suivie ici, tout en accordant une importance particulière à la théorie du double
aspect.
6. Le naturalisme
55. Le naturalisme, retrouve-t-on dans un dictionnaire philosophique qui date,
serait, en métaphysique, une « Doctrine qui nie l’existence du surnaturel », et, en
morale, une « Doctrine selon laquelle la vie psychique n’est que le prolongement
de la vie organique »26.
56. Or, si le refus du « surnaturel » est caractéristique du « naturalisme », et si
on peut en dire autant de la deuxième idée, celle suivant laquelle le psychique ne
serait que le prolongement de la vie organique, il n’est pas sûr qu’on puisse dire
de cette dernière idée qu’elle relève intrinsèquement de la pensée naturaliste,
comme on le peut de la première. Dire que le psychique est le prolongement de
l’organique, c’est dire, peut-être maladroitement, que le mental dépend du
physique. Or, c’est là une idée inconsistante que le naturalisme porte
apparemment en lui depuis sa première heure et qui pourtant ne découle
nullement de la seule idée que tout est naturel.
57. Rien, en effet, dans la seule idée que tout serait naturel ne semble
impliquer l’idée que le mental doive dépendre du physique. Nous verrons à
plusieurs reprises en quoi le concept même d’un rapport causal entre le physique
et le mental relève de ce qu’on pourrait appeler une erreur de catégorie. Pensons
26 A. Cuvillier, Petit vocabulaire de la langue philosophique, Paris, Armand Colin, 15e
éd., 1955 (1re éd., 1925), p. 75.
23
seulement que, s’il est vrai, comme un naturalisme cohérent doit le prétendre,
que l’esprit est le cerveau, aucun de ces deux termes ne peut être la cause de
l’autre, puisque la relation qui les unit en est alors une d’identité : si A cause B,
A ≠ B.
58. Il y a une autre présupposition inconsistante qu’on retrouve dans d’autres
définitions du naturalisme, et qui, une fois de plus, n’aurait pas à s’y retrouver si
on s’en tenait à la toute première partie de la définition précitée. C’est ce qui
ressort d’une définition plus récente, datant de 1975 :
NATURALISME (Philo.). […] D’une façon tout à fait générale, le naturalisme se définit comme une tendance à réduire l’homme à un
élément de la nature. Le comportement spécifiquement humain doit être expliqué par le seul jeu des lois générales qui régissent les
processus naturels27.
Dans la première partie de cette définition, on note l’intention d’inscrire l’homme
dans la nature, à part entière. Cela serait conforme à l’idée essentielle du
naturalisme qu’on retrouve dans la première partie des deux définitions
précitées. Cette idée correspondrait simplement à un refus de penser l’humain
comme une exception dans la nature, comme dépendant d’un ensemble de lois
qui ne serait pas le même que celui régissant le reste de l’univers, ce qui est
aussi l’idée de fond qui commande la deuxième partie de la dernière définition.
59. Cette deuxième partie reste cependant plus ambiguë, car elle suggère que
le comportement humain « doit être expliqué » par des processus naturels et,
dans ce seul énoncé, on ne sait plus si ce à quoi on fait allusion est notre seule
solidarité avec les processus naturels ou si on ne fait pas plutôt allusion à une
prétendue capacité de nous expliquer à nous-mêmes à partir des moyens qui
sont les nôtres — ce qui correspondrait à une tout autre proposition.
60. Dans une dernière définition, il n’y a même plus d’ambiguïté :
Naturalisme : en général, point de vue suivant lequel tout est naturel, c’est-à-dire que tout relève du monde de la nature et, par suite, que
27 Georges Thines et Agnès Lempereur, Dictionnaire général des sciences humaines,
Paris, Éditions Universitaires, 1975, p. 639.
24
tout peut être objet d’étude au moyen de méthodes qui sont appropriées pour l’étude de ce monde, tant et si bien qu’il doive
toujours exister un moyen quelconque d’expliquer ce qui peut apparaître comme une exception [and the apparent exceptions can be
somehow explained away]28.
Comment le seul fait qu’il puisse n’y avoir qu’un seul ordre nomologique dans le
monde suffirait-il pour en éradiquer le mystère, de sorte qu’il devrait toujours y
avoir « un moyen quelconque d’expliquer ce qui peut apparaître comme une
exception » ? Admettre, disons, la théorie de l’identité entre l’esprit et la matière
— thèse essentielle au matérialisme, si effectivement tout est matière —, n’est-ce
pas simplement couler le mystère dans la matière, et non pas l’explication dans
l’esprit ? Faire de l’humain un être naturel ne veut pas dire que nous devrions
ou même pourrions en faire la science. Nous verrons, avant de voir pourquoi
nous ne devrions pas en faire la science, pourquoi nous ne pourrions, de toute
façon, en faire la science dans le sens où l’on croit souvent pouvoir en faire dans
les dites « sciences de l’esprit ».
61. Tenons-nous en donc à une définition rigoureuse du naturalisme : le
naturalisme serait, dans un premier temps, une volonté de voir les choses, non
pas telles qu’elles sont, mais — plus précisément — telles que nous devons les
voir, étant données les facultés qui sont les nôtres, et non telles que nous
souhaitons les voir. Cette définition nous permet de ne pas oublier que la réalité
de toute chose déborde nécessairement la mesure que nous pouvons en avoir. Si
cela nous importe peu quand il s’agit de maîtriser les choses dans le but d’en
tirer un profit, cela revêt une importance capitale, on le verra, quand il s’agit de
penser qui nous sommes. Cependant, comme on pourrait demander — et pour
cause — qui ne voudrait pas voir les choses telles qu’elles sont, quelques
précisions supplémentaires semblent être de mise quant à cette définition d’un
naturalisme rigoureux.
62. En vue de répondre à ce besoin, arrêtons-nous d’abord à l’idée que le
naturalisme correspondrait à l’intention de concevoir les choses telles qu’elles
28 Oxford Companion to Philosophy, Ted Honderich (dir.), Oxford, Oxford University
Press, 1995, p. 604.
25
doivent être conçues, et non telles que nous souhaiterions les concevoir, selon
nos caprices. Cette intention correspondrait à un désir de se défaire de toute
illusion complaisante, par quoi on pourra entendre par exemple la croyance en
Dieu, à la vie après la mort, à la liberté (métaphysique), aux anges, bref, à tout ce
qui, de près ou de loin, peut avoir une apparence chimérique. C’est que le
naturalisme serait initialement une révolte. Il serait, en tandem avec les
Lumières, une révolte tant contre les vérités révélées que contre les vérités
imposées. En un mot, le naturalisme érigerait en autorité dernière l’intelligence
même.
63. Un premier trait important, parmi d’autres, marquant ces philosophies qui
se veulent naturalistes, pour ne retenir que l’expression la plus générale
désignant ces divers discours, serait donc qu’elles répondent à une quête de
vérité, mais à une quête où le seul critère de vérité jugé acceptable serait celui
d’être vérifiable empiriquement ou rationnellement. Plus précisément, une
enquête empirique en est une où les croyances concernant l’objet sont fixées par
l’objet lui-même, et non par nos « biais » subjectifs. Le naturaliste tient à ce
qu’on sache que le tonnerre est une décharge électrique, et non un dieu qui
gronde.
64. Un deuxième trait important de ces approches serait qu’elles se pensent
par opposition à des courants de pensée qui seront alors désignés comme
‘surnaturalistes’ — que ces courants correspondent plus à des réalités ou plus à
épouvantails. Mais que signifie « être naturel » ? Être naturel, ce serait être
déterminé selon des lois déterminées. Les philosophies naturalistes s’appuient
sur un postulat suivant lequel il n’existerait, dans la nature, non pas trois, non
pas deux, mais un seul régime de lois immuables. En ce sens, le naturalisme est
niveleur, puisqu’il met l’humain sur un pied d’égalité ontologique avec toute
chose. Qu’on conçoive ces lois selon un modèle probabiliste, suivant en cela
certaines théories en physique, ne changerait rien quant au postulat d’une
détermination causale foncière du monde29. S’écarter de ce principe, comme il
29 Un, parmi d’autres, à le reconnaître est Gunther S. Stent, « Epistemic Dualism of
26
peut arriver même à des naturalistes de le faire30, ce serait s’écarter du
naturalisme en tant que tel. S’il faut le préciser, par le mot ‘nature’ est entendu
ici « tout ce qui existe ». D’un point de vue naturaliste, tout ce qui existe doit
répondre à la nécessité, ce qui signifie qu’il ne peut exister une pluralité de
régimes de lois indépendants les uns des autres. C’est pourquoi nous pourrions
parler plus encore d’un monisme nomologique que d’un monisme ontologique.
65. Un monisme nomologique, et donc déterministe, forcément ontologique, et
donc physicaliste ou matérialiste, et empiriste, érigeant l’intelligence en autorité
dernière, tout en étant une révolte contre toute vérité révélée ou imposée, au nom
de la liberté de penser, voilà le naturalisme. On notera au passage que dans
cette définition du naturalisme, nous ne lui attribuons pas le postulat suivant
lequel il n’y aurait qu’une seule sorte de connaissance (digne de ce nom).
66. Ce monisme nomologique semble toutefois menacé par le fait même de
l’esprit. L’esprit, défiant toute analyse physicaliste, présente un problème qui ne
cesse de provoquer, de la part des philosophes physicalistes, des réactions
défensives d’une position qu’ils semblent eux-mêmes mal comprendre.
Inversement, on a toujours cru que le statut de l’esprit ne pouvait qu’être menacé
par une métaphysique naturaliste. En d’autres mots, sur le fond, un accord
règne puisque, de part et d’autre, on juge le naturalisme incompatible avec la
présence de l’esprit, sinon, à tout le moins, juge-t-on cette présence
problématique, recevant une grande diversité de traitements qui jamais ne
semblent répondre au besoin. Le fait de l’esprit laissant donc encore planer la
possibilité d’un dualisme ontologique, c’est ce dernier que visent plus
spécifiquement une très grande part des discours physicalistes encore
aujourd’hui.
67. Nous avons donc droit à une confrontation opposant un système de pensée
Mind and Body », Proceedings of the American Philosophical Society, vol. 142, no 4, p. 583.
30 Par exemple : Arthur S. Eddington, La nature du monde physique, G. Cros (trad.), Paris, Payot, 1929, p. 272 ; 303-310 (The Nature of the Physical World, New York, Macmillan, 1928, p. 271 ; 305-313) ; Karl Popper, La quête inachevée, Paris, Calmann-Lévy, p. 187-189.
27
qui se croit bien intentionné, mais qui achoppe sur des faits qui semblent
centraux pour l’existence humaine, soit ceux qui relèvent de la vie mentale, et
des forces réactionnaires qu’on peut grossièrement diviser en deux camps, l’un et
l’autre paraissant à court d’arguments. Il y aurait, d’une part, ceux faisant appel
à la liberté métaphysique, véritable peau de chagrin dont il ne semble déjà rester
que des miettes. D’autre part, il y aurait ceux, plus communs aujourd’hui,
faisant valoir ces autres « miettes », ces « restes », ces brindilles d’expérience que
le discours physicaliste ne peut toujours pas cerner : les qualia, les propriétés
inchiffrables des données sensibles constitutives de l’expérience31. Ces
propriétés retiendront notre attention tout au long de cette étude.
68. Or, ce qui se joue dans cette intrigue que constitue la question du rapport
âme-corps, comme indiqué précédemment, semble revêtir une importance
capitale. Car tenir l’image objective du réel pour le réel même, ne plus
reconnaître de statut à l’aspect subjectif de l’expérience, ce serait ne plus savoir
reconnaître un statut à la vie intérieure, à notre vécu et, par suite, à l’être même
que nous sommes.
69. Un tel réalisme objectivant est effectivement choquant, et on a eu raison de
s’y opposer. Mais — et voici la question qui peut être posée —, l’erreur
consisterait-elle à adhérer au naturalisme en tant que tel, ou se pourrait-il que
l’erreur en soit simplement une qu’il serait facile de commettre en partant de
prémisses naturalistes ? Pourrait-on partir de telles prémisses, mais arriver à
d’autres conclusions, à des conclusions qui, elles, pourraient n’avoir rien de
choquant ni rien qui nous contraigne à adhérer au réalisme objectivant ? On
peut avoir raison de soutenir un énoncé, mais avoir tort dans les conclusions
qu’on en tire. On aurait alors aussi tort de combattre les naturalistes qu’eux-
mêmes pourraient généralement avoir tort dans les conclusions qu’ils croient
défendre.
31 Comme le concédera à la fin tout discours physicaliste, après s’être évertué à
montrer que le mental est physique. Cf. Jaegwon Kim, L’esprit dans un monde physique, F. Athané & É. Guinet (trad.), Paris, Syllepse (The Mind in a Physical World, Cambridge Mass., MIT, 1998), p. 165-167.
28
70. C’est pourquoi il pourrait y avoir avantage à adopter — si ce n'était que
provisoirement — la position métaphysique qui semble générer les difficultés,
pour voir si l’erreur ne se cacherait pas, non dans les postulats propres à cette
position, mais dans l’œuvre qu’on croit pouvoir en tirer. Il s’agirait alors de voir
si nous ne pourrions pas adopter le credo fondamental du naturalisme, sans
croire que les seuls faits qui puissent avoir un sens pour nous soient des faits
objectifs.
71. Dans ce qui suit, nous emprunterons donc des rôles. Nous revêtirons les
habits d’un déterminisme dur, d’un matérialisme invétéré, mais non pas
incorrigible. Nous verrons, en nous arrêtant aux réflexions de cinq auteurs
contemporains, tous d’esprit naturaliste, qu’on ne peut à la fin se faire
naturaliste sans admettre en même temps un autre savoir, un savoir dont
l’importance est incontestable, mais un savoir qui ne pourrait, pour des raisons
formellement nécessaires, que rester insaisissable par le discours physicaliste
auquel le naturalisme se croit le plus souvent astreint. Ce que nous observerons
surtout, cependant, est un naturalisme érigeant de toute part des digues pour se
protéger contre de telles conclusions, alors que ce sont des conclusions dont il
serait lui-même porteur. Il faut maintenant, avant de s’engager dans ce
parcours, se familiariser avec le cadre doctrinal guidant l’étude et avec la théorie
du double aspect.
7. Le contexte doctrinal
72. Le cadre doctrinal guidant la présente étude peut être décrit comme étant
celui d’un idéalisme transcendantal jumelé à un naturalisme matérialiste poussé
jusqu’à son ultime conséquence. Si l’idéalisme transcendantal autant que le
naturalisme ne semblent pas si étrangers aux propos qui seront soutenus ici,
c’est la façon d’aborder les faits et les questions qui ne semblent jamais
concorder entièrement avec l’une ou l’autre de ces écoles. C’est, plus
précisément, la théorie du double aspect qui fournit le cadre de référence de
29
l’étude et qui permet d’articuler ensemble des doctrines apparemment si
contraires. Seuls quelques rares panpsychistes semblent avoir développé plus
systématiquement cette doctrine, ceux-ci étant avant tout des idéalistes32. Nul
cependant ne semble établir de rapprochement entre la théorie du double aspect
et la dualité éthique décrite dans les présentes pages. Ils ont par contre été
nombreux à exprimer explicitement la théorie du double aspect, et aussi à y
adhérer, comme en témoigne l’Appendice (infra, p. 341). La dualité éthique elle-
même, d’autre part, opposant deux attitudes, objective et subjective, que nous
serions libres en tout temps d’adopter face à autrui est aussi reconnue assez
communément. On la retrouve explicitement présentée par Buber de même que
par Peter Frederick Strawson, chacun à sa manière33.
73. « Dualisme épistémique » et non « réification ». Prendre une approche
naturaliste pour point de départ, cela implique, entre autres, concevoir l’être
humain comme un animal et, plus précisément, comme un grand primate. C’est
là une conception objective de l’être humain. C’est donc une image. Mais c’est
une image commune, et c’est avec elle qu’il nous faut travailler, semble-t-il, si
nous voulons nous tenir sur un terrain naturaliste. Or, un animal est un être
vivant, et nous verrons ce qu’on peut déjà tirer de ce seul fait. Pour l’instant,
considérons comment un primate peut se faire idéaliste transcendantal.
74. Ce primate sera (mettons les choses au plus cru...) un robot biomécanique
équipé, sur ses épaules, d’un ordinateur biologique, objet prisé des
neurosciences. Mais que fait cet ordinateur ? Il analyse les données de la
sensation et construit, sur la base de ces renseignements et de son code
interprétatif, une image du monde — travail qui s’effectue en grande partie, on le
32 Parmi les cas les plus clairs, notons ceux de Josiah Royce (The Spirit of Modern
Philosophy [1892], New York NY, Norton, 1967), p. 340-434, et de Timothy L.S. Sprigge (The Vindication of Absolute Idealism, Édimbourg, Edinburgh University Press, 1983).
33 Martin Buber, Je et Tu, G. Bianquis (trad.), Paris, Aubier, 1930/1970 (Ich un du, 1923) ; Peter Frederick Strawson « Freedom and Resentment », Proceedings of the British Academy, 48 (1962) : 187-212 (voir la bibliographie pour les traductions et les rééditions).
30
sait, au niveau préconscient. Il serait donc « représentationnaliste »34. Le
naturaliste concédera en effet sans hésitation que « [l]es inférences des sciences
physiques sont toutes des inférences qui s’appuient sur mes sensations réelles
ou possibles, sur quelque chose qui se trouve actuellement ou potentiellement
dans ma conscience, et non sur rien en dehors d’elle. »35 Les deux dualités
inhérentes à toute représentation, évoquées précédemment (supra, p. 11), seront
donc encore présentes et il nous faudra donc encore composer avec elles, même
dans un tel contexte crûment matérialiste.
75. Ce primate, s’il est d’esprit critique, devra donc lui-même reconnaître une
différence entre le réel et son image, et nous nous retrouverions donc par là sur
le terrain familier d’un idéalisme transcendantal. Schopenhauer donne
l’essentiel de cette doctrine lorsqu’il écrit :
tout cela [le monde objectif] n’est possible que parce que l’espace comme forme de l’intuition, le temps comme forme du changement et
la loi de causalité comme ce qui règle la réalisation des changements existaient à l’avance tout formés dans l’intellect même. L’existence
toute prête de ces formes antérieures à toute expérience est justement ce qui constitue l’intellect36.
Descartes lui-même affirmait, dans sa deuxième méditation, que la perception de
la cire « n’est point une vision, ni un attouchement [...], mais seulement une
inspection de l’esprit. »37 À quoi nous pourrions encore ajouter l’avis de
Schopenhauer concernant le tact et la vue. Quoique ces sens soient les seuls,
selon lui, qui « servent, à proprement parler, à l’intuition objective »38, il n’en
demeure pas moins que « [L]e toucher et la vue ne fournissent encore néanmoins
pas l’intuition, mais rien que la matière première [...]. »39 C’est l’intellect, en effet
34 Cf. Jackson, Perception. A Representationalist Theory, Londres, Cambridge
University Press, 1977. 35 W.K. Clifford, « On the Nature of Things-in-Themselves », Mind, vol. 3 (1878), no 9,
p. 57. 36 De la quadruple racine du principe de raison suffisante (1847), § 21, F.X. Chenet–M.
Piclin (présentation, traductions, annotations et commentaires), Paris, Vrin, 1991, p. 196.
37 « Méditation Seconde », in op. cit. (supra, n. 14, p. 15), p. 426. 38 Schopenhauer, op. cit. (supra, n. 36), p. 193. 39 Ibid., p. 194.
31
qui transforme cette matière pour en faire une intuition40.
76. Toutefois, avant d’être idéaliste, notre robot biologique sera réaliste. Il
prendra l’image qu’il a du monde pour le monde réel. Et les naturalistes
pourront, certes, être les plus susceptibles à se laisser prendre à ce piège en
confondant cette « inspection de l’esprit » avec la réalité même. Par contre, ils ne
seront pas les seuls à le faire et une telle réification peut aussi se dissimuler
sous bien d’autres visages encore.
77. Tenons pour exemple Kant, pour qui la volonté pourrait déclencher une
série causale entièrement nouvelle dans l’ordre des phénomènes. Ne réifie-t-il
pas par là le phénoménal41 ? Le texte est sujet à interprétation et, à certains
moments, il semble clair pour l’auteur qu’il n’existe pas deux ordres de
déterminations, mais un ordre apparent et un ordre réel (« ici la présupposition
commune, il est vrai, mais trompeuse, de la réalité absolue des phénomènes
montre aussitôt son influence funeste, qui égare la raison. » [CRP, B564]) Mais, à
d’autres moments, il semble que la « causalité qui n’est pas un phénomène » (CRP,
B567), la causalité « intellectuelle » (CRP, B568), deuxième « espèce » de causalité (CRP,
B567), ne vaut que pour les événements déterminés par la raison : « il y a présent
dans l’homme un pouvoir de se déterminer de lui-même indépendamment de la
contrainte des pulsions sensibles. » (CRP, B562) Nous verrons plus loin, dans cette
introduction, ce qui peut être dit d’une causalité nouménale. L’important pour
nous est que cette cause « empiriquement inconditionnée » (CRP, B580) ne peut pas
être uniquement réservée à l’acte volontaire ; elle doit s’étendre à tous les
phénomènes, de sorte qu’il n’y ait, dans notre conception du réel, qu’un seul
ordre de déterminations réelles, soit l’ordre du nouménal. Autrement, s’il y avait
un ordre — celui du nouménal — qui « parfois » interviendrait dans un autre
ordre, celui-ci phénoménal, nous pourrions avoir là un régime d’exception,
inacceptable d’un point de vue naturaliste.
40 Idem. 41 Critique de la raison pure (1781), « Solution des idées cosmologiques », F. Alquié
(dir.), Delamarre–Marty (trad.), Paris, Gallimard, 2003, p. 473 (B560). Dorénavant CRP.
32
78. Bergson encore, pour citer un autre exemple, plutôt que de comprendre la
matière comme n’étant que la forme que l’intelligence donne au réel perçu,
semble la réifier en supposant l’intelligence constituée spécialement pour porter
sur elle. L’intelligence ne serait chez elle, écrit-il donc, « que lorsqu’elle opère sur
la matière brute »42. Par là, ne fait-il pas de la matière une partie, et une partie
seulement, du réel, plutôt que de reconnaître en elle la forme sous laquelle le réel
doit se présenter à nous ? Suivant le cadre doctrinal d’idéalisme transcendantal
adopté ici, la matière ne serait donc que notre manière de représenter le monde.
Ce monde, par ailleurs, serait bien monde, ordre régi sans aucun doute par des
lois immuables, mais par un ordre de lois qui seraient essentiellement tout
autres par rapport à notre propre grille conceptuelle, nécessairement finie,
limitée, quoique cette grille en soit bien une qui nous permette néanmoins de
chiffrer le réel, de le « cartographier », de nous y inscrire et de nous y adapter.
79. En résumé, il n’y aurait pas deux réalités, phénoménales et nouménales,
la seconde agissant parfois sur la première. Il y aurait l’être réel et son
apparence et, en lien avec cette dualité, deux manières de connaître le réel,
médiate et immédiate.
80. Causalité réelle et apparente. Comprenons bien les conséquences de cette
doctrine, en particulier en ce qui concerne par exemple le déterminisme, mais
aussi en ce qui concerne la métaphysique en général. Elle pose un monde
apparent et un monde réel, entièrement déterminé de part et d’autre, mais
déterminé, dans le cas des apparences phénoménales, suivant des lois qui ne
seraient que des lois apparentes. Elle ne dit pas : « Hors du phénoménal, nulle
causalité » ; elle dit : « Hors du phénoménal, nulle causalité phénoménale ». La
causalité réelle, pour sa part, causalité nouménale, régirait certes bien
l’ensemble du monde, et non seulement le règne de la volonté, mais elle le
régirait selon un ordre nécessairement insaisissable — nous verrons pourquoi —
par l’esprit humain. C’est donc dans le regard qui est porté sur le monde, et non
dans le monde, que cette doctrine pose la dualité. Mais, par là, elle nous rappelle
42 L'évolution créatrice, op. cit. (supra, n. 24, p. 19), p. 154 (Œuvres, p. 625).
33
à la dualité ; elle ne la fait point disparaître comme un fait illusoire. Elle nous
l’impose au contraire comme une structure incontournable de l’existence.
81. Théorie du double aspect, vie et dualisme éthique. De cette doctrine
fondamentale concernant une dualité épistémique existentielle ressortiront
d’autres éléments doctrinaux fondamentaux, surtout quand cette dualité sera
pensée dans le cadre de l’existence d’un vivant. La doctrine admet donc d’abord
la dualité épistémique elle-même, celle-ci étant constituée de la connaissance
médiate et immédiate. Or, pensée dans le contexte de l’existence d’un vivant, la
différence entre ces deux formes de connaissance prend une importance cruciale.
82. Cette différence deviendrait alors en effet cruciale parce que, des deux
savoirs, l’un correspondrait à la connaissance de soi et l’autre à la connaissance
de l’altérité (mais non pas nécessairement, on le verra, des autres moi). Et
comme, pour le vivant, le vivant est une fin, alors que l’altérité serait moyen, on
peut entrevoir qu’immédiatement la dualité épistémique se redouble d’une
dualité éthique : connaître un objet, ce serait connaître un moyen, là où
connaître un sujet, ce serait connaître une fin. On conclura : la connaissance de
l’objet est instrumentale et la connaissance subjective est finalitaire.
83. La « matière » connue ne serait donc en réalité que notre manière de
représenter l’altérité. Ce serait la raison pour laquelle nous ne retrouverions
point, par exemple, dans cette matière-là, des choses, pourtant bien réelles, telles
des sensations et des sentiments. Mais la métaphysique du double aspect nous
rappelle, d’abord, que l’objet n’est pas tout ce qu’il y a à connaître et que ce qui
ne cadre pas avec notre grille objective du réel n’est pas pour autant moins réel ;
mais surtout, elle nous rappelle que connaître objectivement n’est pas une
manière appropriée de connaître le sujet. Cette manière de connaître le sujet ne
serait pas appropriée, car elle ferait naturellement violence au sujet, comme elle
ferait d’ailleurs violence, nécessairement, à tout ce qu’elle viserait, étant par
définition la main qu’un vivant porte sur l’altérité (infra, chapitre 6).
84. Nous n’aurions donc qu’à penser la vie elle-même comme un mouvement
s’opposant à l’altérité, et la matière comme étant nécessairement la figure que
34
prend pour l’être humain l’altérité, pour comprendre que ce dernier puisse sentir
que la matière serait pour lui quelque chose contre lequel il lui faudrait lutter et
par rapport auquel il lui faudrait s’élever. Penser que nous sommes autres que
ce monde, autres que nature et autres que matière, ce serait donc à la fin se
laisser prendre à notre propre jeu, si la matière n’était que la figure que doit
prendre pour nous l’altérité, et rien de plus.
85. On comprendra donc aussi, à partir de là, qu’en prenant le produit de
l’intellect pour des réalités, et en voyant des sujets en des termes qui sont ceux
de l’intellect, et donc ceux de l’altérité, on puisse causer préjudice à ces sujets.
Car l’altérité serait, par définition et pour tout vivant, instrument. Nous serions
alors les victimes de nos propres succès. L’intelligence proposant ce qui semble
être la plus parfaite et l’unique vérité, nous serions portés à voir en elle une
autorité dernière, oubliant que la perspective objective qu’elle a à offrir est
instrumentale dans son essence, fatale dans son intention.
86. Associer au contraire la dualité « esprit/matière » à la dualité « réalité/
image de la réalité » nous permet de comprendre la matière comme n’étant que la
figure que prend pour nous l’altérité. On rend compte par là du schisme
psychophysique, non pas en le dépassant, mais en le montrant comme nécessité,
à la fois indépassable, vitale et bonne, étant inhérente à la structure même de
toute expérience possible. Mais maintenant, plus encore, en précisant que cette
dualité, constituée de l’intériorité et de l’extériorité, est établie par un vivant,
nous lui donnons un sens dynamique important permettant d’expliquer pourquoi
la perspective matérialiste instrumentalise nécessairement alors que la
perspective inverse serait propre à une attitude foncièrement valorisante : la
matière serait le visage sous lequel se présente l’extériorité, une extériorité qui,
pour tout vivant, serait essentiellement moyen, là où l’intériorité serait la matrice
de toute finalité. En bref : l’altérité et l’ipséité — l’être que je ne suis pas et l’être
que je suis —, l’être dont je peux me servir et celui que je dois servir, sont
respectivement ce qu’indique la connaissance objective et ce que dévoile la
connaissance subjective.
35
87. Autres points. Il s’agit ici, bien entendu, que d’un bref survol de cet
univers doctrinal, qu’il ne s’agira pas non plus d’étayer, mais simplement
d’exposer brièvement et, surtout, de supposer. Car le thème principal de la thèse
concerne le sort qui est réservé à la dualité épistémique, pour souligner à la fin le
rôle que cette dualité aurait à jouer dans le contexte d’une telle métaphysique du
double aspect. D’autres points, importants mais non essentiels, peuvent encore
être évoqués, si ce n’est que pour indiquer que la métaphysique qui s’appuie sur
la théorie du double aspect n’est pas sans horizon.
88. Science et philosophie. Entre autres, il résulterait de ce qui précède qu’il
n’y aurait aucun sens à poursuivre des études physiques dans le but de
connaître l’esprit, seuls des quiproquos pouvant nous inciter à soutenir de tels
espoirs. Il n’y aurait donc pas plus de raisons non plus de préconiser un
rapprochement entre la science et la philosophie. L’une et l’autre ne
travailleraient tout simplement pas le même terrain, l’une perfectionnant le
regard objectif, l’autre approfondissant l’expérience subjective. Ceci s’entend à
l’égard d’une philosophie pensée dans sa tâche la plus essentielle, rien
n’interdisant que d’autres réflexions proprement philosophiques puissent porter
sur la plus grande diversité d’objets, dont les sciences elles-mêmes.
89. Place du mystère. La théorie du double aspect explique aussi pourquoi le
mystère se trouve en nous, et non en dehors de nous. N’ayant accès à une
altérité qu’à travers des catégories de l’entendement et de la sensibilité, on peut
arriver à la conclusion qu’on ne saisit de l’altérité que ce qu’il nous est possible
de comprendre. Mais comme nous serions nous-mêmes une réalité constituée de
cette infinité inaccessible pour nous dans le cas des autres objets, il n’y aurait,
paradoxalement, qu’en notre propre être que nous pourrions apercevoir le
mystère. Plus encore, la présence de l’inchiffrable serait la marque même de
notre être propre — un point qui reviendra au chapitre 5. Touchez l’indicible, et
vous pouvez être assuré d’avoir affaire à vous-même.
90. Raison, raison instrumentale, pensée et vie intérieure. Un autre point
concernerait l’idée de comprendre l’intelligence comme étant essentiellement
36
instrumentale. Comment réduire l’intelligence à l’instrumentalité, tout en
soutenant la dualité des formes de connaissance, dont une seule serait
essentiellement instrumentale ? La pensée de Mattéi43, l’impression henryenne
— savoir de la vie44 —, l’intuition bergsonienne45 ne sont-elles pas des formes
d’intelligence ?
91. Ce pourrait être là une simple question de mots. Faudrait-il restreindre le
sens du mot ‘intelligence’, et même du mot ‘raison’, au sens d’une simple
capacité d’effectuer des calculs ou des inférences objectives ? Sur la base de
données, certes, subjectives, l’intelligence inférerait un monde objectif. Ne sait-
elle pas cependant inférer également des connaissances subjectives ? Sous les
traits rembrunis d’un parent, ne devine-t-elle pas l’accablement ? Pensons aux
jugements réflexifs de Kant46. Nous pourrions pour cela être tentés d’élargir le
sens des mots tels ceux de ‘raison’ et d’ ‘intelligence’. Il pourrait n’y avoir là
aucun mal, mais il pourrait y avoir là aussi un danger, dans la mesure où un
attachement à de tels mots pourrait trahir un attachement indu à l’objectivité.
92. Par exemple, par crainte que la subjectivité des valeurs conduise vers un
relativisme nihiliste, on a pu vouloir défendre, comme le fait Putnam, l’objectivité
des valeurs éthiques. Pour Putnam, la moralité devrait trouver son motif dans la
raison, car suivre une impulsion ne serait pas agir moralement. Si l’agir moral
était instinctif, il faudrait même, selon lui, le supprimer47. Il importe pour
Putnam que la raison puisse dicter des fins « et pas seulement des moyens pour
parvenir à des fins » qui, pour leur part, « seraient dictées par l’instinct et
modifiées par le conditionnement »48. Putnam incrimine une psychologie morale,
fautive selon lui, qui ferait des choix moraux des choix arbitraires ou instinctifs,
43 « La barbarie et le principe d’Antigone », in La dignité humaine. Philosophie, droit,
politique, économie, médecine, coordonné par T. De Koninck et G. Larochelle, Paris, Puf, 2005, p. 168.
44 Michel Henry, La Barbarie, Paris, Grasset, 1987, plus spécialement aux p. 28-33. 45 Voir spécialement « Introduction (Deuxième partie) », in La pensée et le mouvant,
Paris, Puf, 91e éd., 1934/1975, p. 25-43. 46 Critique de la faculté de juger (1790), trad. dir. par F. Alquié, Paris, Gallimard, 1985. 47 Le réalisme à visage humain, C. Tiercelin (trad.), Paris, Seuil, p. 310. 48 Ibid., p. 312.
37
ajoutant que c’est la notion de raison qu’il faudrait élucider49. Mais, il pourrait
être plus bénéfique encore d’élucider les notions de psyché et d’instinct.
93. Instincts et pulsions sont des éléments psychiques et, comme tout élément
psychique, ils renvoient à l’intériorité, et non à de prétendues forces
« organiques ». En réalité, le moment est venu de faire une importante mise au
point.
94. Dans ce qui suit, les mots ou expressions ‘esprit’, ‘âme’, ‘psyché’,
‘conscience’, ‘expérience vécue’, ‘vie intérieure’, ‘pensée’ ou encore ‘fait mental’
sont tous employés comme synonymes. La raison en est que la thèse soutient
que la question de fond que pose le rapport psychophysique est la même, quelle
que soit l’appellation employée pour en désigner les deux termes principaux.
Cette question serait celle où l’on s’interroge sur le rapport entre l’apparence dite
‘physique’ et nécessairement extérieure des choses et l’aspect que prend pour
nous la vie intérieure, « l’effet que cela fait », comme on le dit communément
aujourd’hui, incluant, comme le dit Descartes, « toutes les opérations de la
volonté, de l’entendement, de l’imagination et des sens » dont nous sommes,
précise-t-il, « immédiatement connaissants »50. En dehors de cette question, il
n’y aurait pas de mind/body problem. Nous savons comment monter une
machine à calculer, et il y a déjà longtemps qu’il n’y a plus là rien qui étonne.
95. Il ne s’agit donc pas de savoir comment la matière peut être capable de
penser, au sens d’une aptitude à analyser dont il nous faudrait découvrir les
ressorts. Ce serait justement la confusion entre la vie intérieure et la pensée
dans le sens d’ « intelligence » ou de rationalité qui serait à la source d’une si
grande occultation de la problématique. Du moins, ainsi va l’hypothèse qui
sous-tend le présent travail. C’est le statut de la vie intérieure qu’il s’agirait de
soutenir. Quand c’est à la question du rapport psychophysique qu’on s’arrête, ce
serait la nature de cette intériorité qui suscitent nos interrogations, et non pas la
capacité, plus caractéristiquement humaine, qui consiste à pouvoir analyser.
49 Ibid., p. 313. 50 « Raisons qui prouvent l'existence de Dieu [...] », in Descartes. Œuvres, op. cit. (supra,
n. 14, p. 15), Définition I, p. 586.
38
96. C’est donc plutôt l’apparente dévalorisation des éléments subjectifs, avec
la survalorisation concomitante du savoir objectif, qui paraissent douteuses.
C’est le statut de la subjectivité que le naturalisme semble ébranler, et non pas
celui de l’objectivité ou de la raison. Le naturalisme lui-même semble être le
produit d’une pensée objectivante, sinon d’une raison délirante. Ce n’est point,
notons-le, la pensée objective qui est en cause, mais la pensée objectivante, cette
pensée ne sachant reconnaître comme réalité que ce qui dans le fait n’en
constitue que la représentation objective. Ce serait là « [l]’erreur de l’âme sur
elle-même » que nous signale Augustin51.
97. Liberté et déterminisme. Un dernier point doctrinal peut être noté. Comme
ce point est exposé au passage plus loin dans le chapitre 6, celui-ci portant sur
une phénoménologie naturaliste de la vie, il suffit ici de le relever. Ce point n’est
pas important pour la présente thèse, mais ce qui importe est plutôt d’être clair
au sujet du débat opposant la liberté au déterminisme. La théorie du double
aspect peut en effet facilement donner lieu à une défense de la liberté dite
métaphysique. C’est le cas par exemple avec Royce, qui ne fait par là que
reprendre, sur cette question, la pensée kantienne52. Rien de tel ne doit être lu
dans le présent texte. De la théorie du double aspect, tout ce que nous pouvons
conclure à cet égard est que, si l’univers est régi par un ordre unique de lois, cet
ordre de déterminations réelles dépasse encore entièrement toute forme
d’intelligence. Laissons de côté ici l’allure étonnante d’un tel énoncé. Notons
simplement que la théorie du double aspect ne peut d’elle-même servir d’appui
au concept de liberté métaphysique et qu’elle peut servir tout autant, et même
plus encore, à affirmer le concept contraire, soit celui d’un déterminisme
métaphysique. Si cette dernière notion paraîtra insensée à plus d’un, un tel
déterminisme foncier reste fondamental pour une pensée naturaliste et
l’important, dans ce qui suit, ce n’est pas de s’élever contre le naturalisme, mais
au contraire de montrer que certains points valent encore malgré le naturalisme,
nommément, les dualismes épistémique et éthique. Il faut donc pour cela
51 La Trinité, supra, p. 1, exergue. 52 The Spirit of Modern Philosophy, op. cit. (supra, n. 32, p. 29), p. 419-434.
39
supposer, sans la discuter, la thèse d’un déterminisme universel fondamental, si
fondamental que l’expression « déterminisme métaphysique » puisse seule lui
convenir.
8. Le panpsychisme
98. Il serait injuste de se tourner maintenant vers la théorie du double aspect
sans au moins un geste de reconnaissance envers le panpsychisme. Car ce sont
surtout les panpsychistes qui ont mis cette théorie en valeur. Littéralement,
‘panpsychisme’ signifie « il y a du psychique partout », donc dans tous les
éléments de la matière. C’est la thèse du pan-psychisme. On peut en suivre la
trace jusqu’à une époque reculée53. Skrbina croit l’apercevoir explicitement dans
cette citation présocratique : « ‘Tout comme notre âme [...] étant de l’air, assure
notre unité et le contrôle sur nous-mêmes, de même [le pneuma] rassemble le
monde entier’ »54. Itay Shani prétendait récemment — avec raison, semble-t-il —
que l’intérêt renouvelé pour les questions portant sur le « problème dur »55 que
pose le fait de la conscience a contribué à redonner vie à cette thèse56. Celle-ci
connaîtrait une remontée constante, et on admettrait de plus en plus « sa
capacité à mettre sérieusement au défi l’orthodoxie physicaliste
contemporaine »57.
99. La version générale du panpsychisme ne nous permet pas de le distinguer
d’un dualisme ontologique opposant, par exemple, l’âme animante et la matière
animée. Au contraire, la version du panpsychisme qui nous intéresse est une
53 David Skrbina en dépeint une noble généalogie dans « Panpsychism as an
Underlying Theme in Western Philosophy » (Journal of Consciousness Studies, vol. 10 [2003], no 3, p. 4-46).
54 Je traduis Skrbina (ibid., p. 9) citant Aetius I, 3, 4, in G. Kirk et al., The Presocratic Philosophers, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p. 158-159.
55 Voir plus bas, chap. 3, p. 140. 56 « Mind Stuffed with Red Herrings: Why William James’ Critique of the Mind-Stuff
Theory Does not Substantiate a Combination Problem for Panpsychism », Acta Analytica, vol. 25 (2010), p. 413-434. W. James
57 Ibid., 413-414.
40
thèse métaphysique suivant laquelle le dualisme opposant l’esprit et la matière
serait un aspect inhérent à toute forme d’expérience vécue, étant occasionné par
la différence opposant l’être vu à l’être vécu et, donc, le réel à son image58.
L’écart apparemment insondable qui s’impose entre l’esprit et la matière serait le
résultat de cet écart incontournable qu’il faudrait prévoir entre toute
représentation d’une chose et l’être en soi de cette chose.
100. Le panpsychisme se rend à cette conclusion en passant par quatre étapes.
La théorie du double aspect suit le même parcours, mais s’arrête à la troisième
de ces étapes. Penser des objets, des choses réelles hors de nous, implique qu’il
existe, hors de nous, des choses réelles qui demeurent entièrement
indépendantes de notre pensée, qu’on pourra nommer alors ‘choses en soi’, ou
‘noumènes’59. C’est là un premier constat et une première étape du
raisonnement qui conduit au panpsychisme60.
101. La deuxième étape du raisonnement consiste à considérer l’écart qui doit
nécessairement exister entre l’ordre nouménal et celui des apparences61. L’image
ne pourrait être, par définition, que superficielle. Elle serait plus un index
qu’une reproduction du réel62. L’étendue et le temps, avec les catégories de
l’esprit, constitueraient une boîte à outils d’une utilité indéniable, mais servant,
non pas à reproduire fidèlement le réel, mais à créer et à calquer sur ce réel des
repères, ce réel restant en lui-même insaisissable. Il pourrait donc se trouver, et
il devrait même très certainement y avoir un écart incommensurable, à vrai dire
formidable, entre l’image et le réel, et donc entre l’apparence phénoménale et la
réalité que cette apparence est censée représenter. Cette deuxième étape permet
58 Timothy Sprigge, « Panpsychism », in Routledge Encyclopedia of Philosophy, Londres,
Routledge, vol. 7, 1998, p. 196. 59 La présente étude fait délibérément abstraction de toute nuance de sens qu’on
pourrait à bon droit introduire entre les concepts de noumène et de chose en soi (Maria Hotes, « Analogie et chose en soi chez Kant », conférence, Université Bishop, Congrès annuel de la Société de philosophie du Québec, 11 mai 2011). Voir l’article « Noumène » dans le lexique en fin de volume in Florence Khodoss, Kant, La raison pure, textes choisis, Paris, Puf, 1954/1990, p. 224-227.
60 Clark Butler, « The Mind-Body Problem: A Nonmaterialistic Identity Thesis », Idealistic Studies, vol. 2 (1972), no 3, p. 240.
61 Idem. 62 Id.
41
d’introduire une importante distinction en opposant les propriétés extrinsèques
et les propriétés intrinsèques. Les premières se constituent strictement de
concepts relationnels ne décrivant que « des interactions », donc des relations
« entre des éléments substantiellement indépendants. »63 L’image des choses
serait donc condamnée, en quelque sorte, explique par exemple Butler, à rester
« ‘silencieuse’ à propos des propriétés internes des réalités substantielles elles-
mêmes. »64 Cependant, comme le dit encore le même auteur, « les ‘choses en
elles-mêmes’ doivent avoir des propriétés internes. »65
102. On ne peut surestimer l’importance de ce dernier point. Car, c’est en vertu
de l’existence de ces propriétés internes et, surtout, de leur caractère
essentiellement inanalysable que l’apparence « surnaturelle » et « immatérielle »
de la conscience sera expliquée.
103. La troisième étape du raisonnement consiste en effet à associer le volet
subjectif de l’expérience, la conscience, aux propriétés intrinsèques de l’être que
nous sommes. Le panpsychisme associe donc la différence entre la conscience et
le cerveau à cette différence qu’il postule entre toute réalité et son image, donc
entre des propriétés intrinsèques et extrinsèques. C’est à cette étape que s’en
tient la « théorie » du double aspect.
104. La thèse panpsychiste, pour sa part, avance un pas plus loin : ayant
associé l’esprit au noumène « derrière » l’apparence physique de notre être
propre, elle étend ce constat en posant du mental dans toute réalité physique
apparente.
105. Quant à la théorie du double aspect, elle se contente d’affirmer, en
conformité avec les trois premières étapes du raisonnement panpsychiste, que
toute expérience se constitue nécessairement d’une dualité épistémique
existentielle foncière. Cette dualité opposerait la connaissance immédiate de la
conscience en tant que réalité nouménale à la connaissance médiate et
63 Ibid., p. 241 ; voir infra, chap. 1, p. 75-77 ; 94. 64 Butler, art. cité (supra, n. 60), p. 241. 65 Idem.
42
intentionnelle que nous détenons de toute autre réalité. Le concept de
conscience en tant que réalité nouménale sera clarifié sous peu (infra, p. 55). La
connaissance médiate, pour sa part, serait constituée des inférences que
pourraient générer les facultés dites cognitives sur la base de l’expérience
immédiate. Elle est celle que nous ne détiendrions qu’à travers les apparences
sous lesquelles nous est livrée toute réalité autre que celle de la conscience.
106. Il est vrai que, une fois la théorie du double aspect bien comprise, il est
difficile de ne pas suivre le raisonnement jusqu’à sa conclusion panpsychiste,
surtout si on pense, avec G. Strawson (infra, chap. 1), que le psychisme des
particules « matérielles » n’a pas à ressembler au nôtre, tout comme on peut
s’attendre par exemple à ce que l’expérience écholocative des chauves-souris ne
ressemble en rien à ce que nous serions en mesure d’inférer. Les premiers qui
avanceront la théorie du double aspect seront donc des panpsychistes66. Mais
c’est bien la seule théorie du double aspect qui présente un intérêt pour la
présente réflexion, et non le panpsychisme. Par conséquent, nous passerons
immédiatement à celle-ci, en la situant d’abord dans l’histoire de la philosophie,
pour ensuite en considérer l’exposé que Raymond Ruyer nous en a laissé. Nous
aurons à recroiser le panpsychisme cependant, car c’est une telle position que
notre premier interlocuteur, Galen Strawson, a voulu faire sienne. Ce ne sera
pas son panpsychisme, toutefois, qui nous attirera le plus chez lui.
9. La théorie du double aspect
107. Venons-en donc à la théorie du double aspect. Raymond Ruyer, dont les
propos seront retenus plus bas67, voyait déjà cette théorie chez Leibniz68, et la
retrouve encore chez Eddington69 — dont le texte fondamental constituera
66 Quand ce seront les matérialistes qui la mettront en avant, ce sera avec une tout
autre intention, comme on le verra (infra, p. 185). 67 Raymond Ruyer, La conscience et le corps, Paris, Puf, 1937. 68 Ibid., p. 3. 69 Arthur S. Eddington, La nature du monde physique, G. Cros (trad.), Paris, Payot,
1929 (The Nature of the Physical World, New York, Macmillan, 1928).
43
l’arrière-fond du premier chapitre de la présente étude —, chez un Russell
« dernière manière »70 et chez C.A. Strong71. Elle trouve une formulation
particulièrement nette chez Hippolyte Taine (1870), puis chez le précité William
Clifford (1879) (supra, p. 30) et chez Josiah Royce (1892)72. Assez récemment,
Michael Lockwood la faisait sienne, en l’attribuant lui aussi — ce qui reste
discutable — à Russell73. Mais tout en l’adoptant, il souligne aussi l’impopularité
qui serait le lot de cette théorie s’il fallait que les philosophes la comprennent74. En
effet, rares sont ceux qui seraient disposés à aller crier sur tous les toits que, le
mental, c’est du nouménal. Lockwood lui-même ose s’aventurer en ce sens.
Connaître par introspection, c’est
connaître certains événements mentaux en vertu du fait qu’ils
appartiennent à notre propre biographie consciente, c’est les connaître, en outre, en partie, tels qu’ils sont en eux-mêmes — les
connaître ‘du dedans’, en les vivant, ou, comme nous pourrions presque dire, en les étant autoréflexivement75.
108. Pour appuyer Lockwood en ce qui concerne l’impopularité de cette théorie,
on pourrait citer, à titre d’exemple paradigmatique, le cas de Karl Popper.
Popper a su reconnaître dans la doctrine de Spinoza la théorie du double aspect,
en son sens propre. Il la résume ainsi : « Selon Spinoza, la matière et l’âme
correspondent aux aspects, ou attributs, extérieur et intérieur d’une seule et
même chose en soi (ou choses en soi) »76. Il s’agit cependant de réfléchir à ce que
peut être un « aspect extérieur » et, surtout, à ce que peut être un « aspect
intérieur » pour comprendre que le mental et le physique ne peuvent être mis
sur un même pied et que l’un ne pourrait fournir le principe explicatif de l’autre.
70 Celui de L’analyse de la matière, (P. Devaux [trad.], Paris, Payot, 1965 [The Analysis
of Matter, Londres, Allen and Unwin, 1927]) ; Ruyer, op. cit., p. 29. 71 Essays on the Natural Origin of the Mind, Londres, Macmillan, 1930 ; Ruyer, op. cit.,
p. 7. 72 Voir, de ces trois auteurs, les passages retenus dans l’Appendice, infra, p. 341-346. 73 Mind, Brain and the Quantum. The Compound ‘I’, Oxford, B. Blackwell, 1989, p. 156-
160. 74 Ibid., p. 157. 75 Ibid., p. 159. La suite montre que, par « tels qu’ils sont en eux-mêmes », Lockwood
entend des faits nouménaux (cf. p. 169-171). 76 Karl R. Popper–John C. Eccles, The Self and Its Brain, Springer International, 1977,
p. 67.
44
« L’expression extérieure » ne peut correspondre qu’à l’apparence des choses, et
non aux choses mêmes, alors que, pour sa part, « l’expression intérieure » doit au
contraire correspondre à (une partie de) l’être même des choses. L’écart entre
l’esprit et la matière correspondrait à l’écart entre le réel et l’irréel ; voilà ce que la
thèse panpsychiste nous invite à constater et ce que la doctrine de Spinoza,
rendue par Popper, propose elle aussi. Pourtant, Popper n’y voit aucune lumière.
Pour Popper, le panpsychisme ne nous avance pas plus que le behaviorisme.
Pour lui, ces deux approches se comparent en ce qu’elles « contournent la
question de l’émergence de la conscience. »77 En d’autres mots, le panpsychisme
n’expliquerait rien, parce qu’il n’explique pas cette « émergence » ; mais ce que
Popper et tant d’autres ne sont pas disposés à reconnaître, c’est ce que le
panpsychisme explique et, ce que le panpsychisme explique, c’est pourquoi cette
« émergence » ne peut être expliquée. L’idée même d’une telle explication serait
un non-sens, une erreur de catégorie, le rapport entre ces deux aspects n’étant
pas un rapport causal, du moins pas dans le sens usuel et propre du terme.
109. Vérification faite par ailleurs, il semble curieux que Ruyer et Lockwood
attribuent cette théorie à Russell. Le texte déterminant78 est certes marqué
d’une composante idéaliste et on y retrouve certes les éléments fondamentaux,
propres à l’idéalisme, conduisant à la théorie du double aspect. Russell
reconnaît, par exemple, que nous ne connaissons point « la nature intrinsèque »
de la matière79. Mais d’autres éléments semblent indiquer qu’il n’assimile pas la
théorie du double aspect, tel qu’Eddington l’expose, quoiqu’il précise
explicitement que, pour ce qui est des aspects philosophiques (de son analyse de
la matière), il s’est surtout laissé guider par lui80. Par exemple — et il est
prématuré d’aller ici dans de tels détails —, il concède que nous ne pourrions
« inférer les qualités des événements qui se déroulent dans notre tête à partir de
leurs propriétés physiques », et c’est bien ce que la théorie du double aspect nous
contraint d’affirmer. Cependant, il écrit aussi que :
77 Ibid., p. 29. 78 L’analyse de la matière, op. cit. (supra, n. 70), p. 250 ; 263 ; 298-306 ; 310-311
(dans le texte original anglais : p. 319-320 ; 335-336 ; 382-393 ; 400). 79 Ibid., p. 250 (p. 319-320 dans le texte original anglais). 80 Ibid., p. 308 (p. 395-396 dans le texte original anglais).
45
[l]a physique peut être incapable de nous dire ce que nous entendrons, verrons ou « penserons », mais elle peut, en prenant l’attitude
défendue au cours de ces pages, nous dire ce que nous dirons ou ce que nous écrirons, où nous nous rendrons, si nous commettrons un
crime ou un vol, et ainsi de suite81.
Or, si nous admettons que la physique ne peut prévoir ce que nous entendrons
(donc, ce que nous expérimenterons), il semble aller de soi que, malgré des
intuitions matérialistes qui pourraient nous suggérer le contraire, elle ne pourra
pas plus prévoir ce que nous dirons.
110. L’intuition de Russell semble être la suivante. Il ne conteste pas que les
événements physiques ne révèlent rien des événements mentaux : à suivre de
près les flux neuronaux, on ne devinerait jamais ce que nous « entendrons,
verrons où ‘penserons’ ». Entendre, voir ou penser sont des événements
mentaux. Cependant, parler, écrire ou commettre un crime, voilà des
mouvements physiques que, en principe, la science devrait être en mesure de
prévoir.
111. Il faut, pour bien comprendre, dire que ce que la science peut prévoir, en
principe, dans cet exercice de pensée qui ne peut qu’être fictif, ce ne sont pas des
mots, mais des mouvements labiaux, soit des mouvements d’un corps. Ce point,
fut-il admis, n’enlève pourtant rien à l’apparence de dilemme devant lequel
Russell place ses lecteurs : connaître des mouvements labiaux, c’est encore
entendre des sons auxquels on pourra reconnaître un sens. Il faut revenir à la
théorie du double aspect pour trouver les moyens de chasser l’apparente
contradiction.
112. Comprendre la théorie du double aspect, c’est comprendre qu’il doit exister
des faits réels qui ne répondront jamais à la science physique humaine. C’est,
plus précisément, comprendre qu’aucun fait réel ne répond à la science humaine.
On le verra avec Eddington, la science ne connaît rien de la nature intrinsèque
de l’atome et, donc, de quoi que ce soit. Nous connaissons des exemples
flagrants de tels faits, puisque tout ce qui relève de l’expérience vécue relève de
81 Ibid., p. 305 (p. 391-392 dans le texte original anglais).
46
cette catégorie de faits apparemment « surnaturels ». Ces faits, étant des faits
réels, on doit bien pouvoir les compter, d’une quelconque façon, parmi les faits
physiques. C’est donc dire qu’ils doivent bien détenir leur efficience causale
propre et, sans être à l’ « origine » d’une série « causale », être néanmoins les
composantes d’une telle série réelle. Il faudrait donc que ce qui relève de
l’expérience — fait insaisissable par la science, mais pourtant bien réel —
produise des effets réels dans le monde réel. Si tel est bien le cas, si nos actes
mondains, par exemple, peuvent être déterminés par des facteurs insaisissables
par la science, alors la science ne pourrait pas, à la fin, dire ce que nous dirons
ou ferons. Deux raisons formelles en effet le lui interdisent.
113. La première de ces raisons est que, si jamais la science parvenait à prédire
ce qu’un individu fera, cela représenterait un acte semblable au fait de pouvoir se
soulever soi-même en se tirant par les cheveux. On peut parler d’un paradoxe
autoréférentiel. Détenir en principe le pouvoir de prédire ce qu’un être humain
dira, ce serait détenir le pouvoir de prédire ce que nous ferons nous-même, ce
qui, à proprement parler, reste inconcevable.
114. La deuxième raison formelle nous renvoie au fait évoqué à l’instant : l’écart
entre le réel déterminant dont la vie mentale est un élément constitutif et les lois
propres à la science humaine, qui ne sont, il faut le redire, que les lois du réel
telles qu’un être fini peut les concevoir. Considérons cependant une autre raison
formelle qui, sans être essentielle, n’en demeure pas moins apparentée à la
première raison formelle invoquée, celle du paradoxe autoréférentiel.
115. Quand les lèvres bougent, elles ne violent aucune des lois physiques
connues, certes, mais la logique de leurs mouvements est déterminée par un
réseautage non seulement si complexe, mais sans doute franchement si
mystérieux, qu’un être humain, avec sa machine à calculer humaine, ne pourrait
pas en venir à bout, en admettant même que la mécanique que cette machine lui
permettait de concevoir soit effectivement celle qui soit en œuvre en son tréfonds.
Pour prévoir comment les lèvres bougeront, il faudra comprendre les milliards de
neurones desquels elles peuvent dépendre et savoir comment eux aussi
47
« bougeront » (nous voilà déjà dans un gouffre sans fond), sans compter tous les
autres facteurs — leur nombre sera infini — dont il faudra à chaque fois tenir
compte.
116. Le facteur qui est en jeu ici est celui de la complexité. Pour me prévoir, je
dois tenir compte d’un nombre incalculable de facteurs. Le projet n’est pas
seulement pratiquement impossible à réaliser, il l’est même principiellement.
Car, il me faudrait être plus que moi pour être en mesure de me saisir. Or, il y a
un sens où cette même impossibilité se révèle être d’un tout autre ordre, se
faisant beaucoup plus marquante. Si je ne peux pas me comprendre, cela
voudra dire « je ne peux pas comprendre les règles selon lesquelles je suis
constitué, comme aussi les règles selon lesquelles je constitue le monde objectif. »
117. Hayek, nous rapporte Popper, tout en restant toutefois indifférent à
l’argument, en affirme précisément autant, et l’analyse searlienne de notre
condition épistémique existentielle (infra, chapitre 5) nous conduira à la même
conclusion :
F.A. von Hayek suggérait qu’il ne peut qu’être impossible pour nous d’expliquer le fonctionnement du cerveau humain dans le détail,
puisque « tout appareil… requiert une structure dont le degré de complexité dépasse celui des objets » qu’il vise à expliquer82.
Ce n’est plus seulement la complexité des faits — un facteur en réalité très
banal — qui explique l’impossibilité principielle de s’expliquer à soi-même. C’est
le mécanisme lui-même par lequel nous expliquons les faits qui, pour nous, ne
peut forcément que rester inexplicable en lui-même. Ce mécanisme, c’est notre
être. Nous ne connaissons véritablement cet être que par l’expérience immédiate
que nous en avons. Et, dans cette expérience, nous retrouvons justement des
faits qui échappent entièrement à nos mécanismes de compréhension : c’est
l’ensemble des propriétés qualitatives, les couleurs, le goût du vin et tout ce qui
peut être ressenti. Rien dans ces expériences ne saurait être circonscrit à l’aide
des catégories de notre entendement, à l’aide de notre « boîte à outils »
82 Popper (The Self and Its Brain, op. cit. [supra, n. 76, p. 43], p. 30), citant Hayek, The
Sensory Order, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1952, p. 185.
48
catégoriale. Il n’y a rien dans la couleur, par exemple, qui réponde au chiffre, qui
soit quantifiable. Ce qu’il faut voir ici, ce que nous pourrons mieux comprendre
à mesure que nous avancerons, est que cet écart entre le vécu et l’apparence
(matérielle) du réel n’est que le reflet de la première nécessité formelle, celle qui
entre en jeu lorsqu’on dit qu’il est impossible de se soulever soi-même en tirant
sur ses propres cheveux. Comme un contenant ne peut se contenir, un être ne
peut se comprendre et, dès lors, les règles suivant lesquelles il agira (parlera,
commettra des crimes) devront être des règles pour lui incompréhensibles. Il
devra vivre sa propre loi comme un mystère. Plus l’humain sondera les arcanes
des apparences pour tenter d’y fonder une science de lui-même, plus il ne fera
que s’enfoncer dans un sable mouvant. Courir après sa règle constitutive,
comme d’ailleurs courir après la règle du vivant, ce serait comme courir après
l’horizon. Jamais il ne s’en approchera. Cela ne fait pas moins de lui un
mécanisme. S’il est une mécanique, il est une mécanique nouménale, voilà tout.
118. Ayant explicitement reconnu puis jugé la théorie du double aspect, nous
pourrions encore mentionner Renaud Barbaras. Barbaras reprend, en lui
rendant justice, la présentation ruyerienne de cette théorie83. Mais Barbaras
rejette cette théorie du double aspect, et il la rejette pour la même raison que
l’idéalisme semble s’être vu rejeté au XXe siècle. Il la rejette parce que, tout
comme l’idéalisme transcendantal, et d’ailleurs comme toute thèse matérialiste
cohérente, la théorie du double aspect prétend que nous ne détenons jamais
qu’un accès indirect, par la voie de nos sens, aux choses autres que nous84.
Pour lui, la métaphysique ruyerienne a pour prix « la perte du rapport à
l’extériorité »85. Barbaras veut penser le vivant d’une manière telle qu’il s’inscrive
dans une « authentique ouverture à l’extériorité »86. Chambon, auquel Barbaras
renvoie, rejette lui-même, et pour la même raison, la thèse ruyerienne87. Comme
83 Renaud Barbaras, Introduction à une phénoménologie de la vie, Paris, Vrin, 2008,
p. 157-165. Pour Ruyer : infra, section 10. 84 Barbaras, Ibid., p. 170-181. 85 Ibid., p. 181. 86 Ibid., p. 209 ; Roger Chambon, Le monde comme perception et réalité, Paris, Vrin,
1974, p. 11-75, et spécialement p. 33, entre autres. 87 Ibid., p. 405-407. Chambon se fait cependant moins sévère que Barbaras,
49
c’est là une critique contre l’idéalisme en général, et non contre la théorie du
double aspect en particulier, nous pourrions ignorer une telle objection. Mais
nous pouvons à tout le moins dire contre elle qu’elle ne semble pas bien saisir le
sens de l’idéalisme transcendantal, ni encore le sens du réel et de l’accès direct
au réel que la théorie du double aspect, du moins, pose. Le projet contre
l’idéalisme en général ne semble insensé que d’une perspective où l’on s’installe
dans une forme d’aliénation initiale dont on retracerait ensuite la source dans
une forme d’idéalisme. L’idéalisme, cependant, ne semble problématique que si
on entend par lui une doctrine qui prétend que nous n’avons point d’accès direct
à la réalité, tout court ; or, ce n’est point à la réalité que nous n’aurions pas
directement accès, suivant l’idéalisme transcendantal, mais seulement aux
autres réalités. Plus précisément, nous aurions à nous-même un accès privilégié
que nous n’aurions pas à l’égard de l’altérité, et c’est précisément ce que postule
la théorie du double aspect. La théorie du double aspect stipule que nous avons
directement accès à (au moins une partie de) l’être que nous sommes en vertu du
fait que nous sommes cet être. Elle nous installe par là dans le réel, puisqu’elle
reconnaît dans l’expérience une pleine réalité. Que nous n’ayons, par suite,
qu’un accès indirect aux autres réalités par l’entremise des effets que ces réalités
peuvent avoir sur nous n’aurait rien qui serait en soi choquant ou insensé. Nous
n’aurions pas accès directement aux objets qui nous entourent, simplement
parce que nous ne sommes pas ces objets.
119. Les propos de Chambon, d’ailleurs, semblent s’accorder avec cette
analyse :
Depuis le XVIIe siècle, [...] la pensée européenne s’est ôté à elle-même
les moyens de concevoir l’existence d’un être naturel qui soit vraiment un être. [...] Avec les catégories condamnées par la représentation
objectiviste de l’univers, c’est-à-dire les catégories d’unité, d’intériorité, de force immanente, de passage de la puissance à l’acte, [...] c’est
l’existence physique elle-même qui s’est trouvée dissoute (en pensée seulement, bien sûr, dans l’idée que nous nous en faisons) [...]88.
reconnaissant chez Ruyer la seule philosophie « qui permette de comprendre l’existence naturelle de la conscience humaine » (ibid., p. 377).
88 Chambon, ibid., p. 377 ; je souligne.
50
On l’entrevoit, à tout le moins : sous cette quête d’une authentique relation à
l’extériorité, sur la base de laquelle on rejette l’exposé ruyerien de la théorie du
double aspect, c’est un authentique statut pour l’intériorité qu’on semble
revendiquer. Or, c’est précisément le statut ontologique de l’intériorité qu’assure
la théorie du double aspect.
120. Par ailleurs, il faut prendre garde de ne pas confondre cette théorie du
double aspect avec le dualisme des propriétés89. Le dualisme des propriétés
concède simplement, sans plus, que nous connaissons deux sortes de propriétés,
incommensurables entre elles, soit physiques et mentales. Assurément, quel que
soit le mode — fondamental, secondaire ou émergent90 — sous lequel on conçoit
la présence de propriétés mentales, cette présence impliquera toujours
nécessairement une dualité d’aspects dans notre expérience vécue. Mais la
théorie du double aspect fait plus que simplement constater la dualité des
aspects fondamentaux de l’existence ; elle offre une explication qui rend
compréhensible le fait qu’il y ait un tel dualisme, intrinsèque à toute forme
d’expérience et, plus encore, elle montre pourquoi cette dualité ne saurait jamais
être surmontée. C’est pourquoi elle est plus adéquatement nommée « théorie du
double accès », soit l’accès direct et l’accès indirect à l’être que nous sommes.
121. C’est donc en associant la différence entre la conscience et le cerveau à
cette différence qui doit exister entre toute réalité et son image que la théorie du
double aspect répond donc au défi que pose à la philosophie le rapport
psychophysique. Cette théorie associe la dualité psychophysique à un écart
entre deux formes de connaissance, écart qu’elle explique comme découlant
d’une différence nécessaire qui existerait entre le fait d’être une chose et celui de
voir une chose. Elle rend compte par là du gouffre qui semble séparer le
89 Un point que soulignait déjà Josiah Royce (The Spirit of Modern Philosophy, op. cit.
[supra, n. 32, p. 29], p. 418). Un siècle plus tard, la remarque vaut encore : voir Robert Van Gulick (« Reduction, Emergence and Other Recent Options on the Mind/Body Problem: A Philosophic Overview », Journal of Consciousness Studies, vol. 8 [2001], no 9-10, p. 25), lequel associe explicitement le dualisme des propriétés à la « théorie du double aspect ».
90 Van Gulick, Robert, « Consciousness », The Stanford Encyclopedia of Philosophy (éd. été 2011), E.N. Zalta (dir.),
<http://plato.stanford.edu/archives/sum2011/entries/consciousness/>.
51
physique et le mental. Par le fait même, elle explique pourquoi il n’y aurait tout
simplement aucun sens à vouloir franchir un tel gouffre. L’écart entre la pensée
et la matière serait simplement un écart, comme il fallait nécessairement qu’il en
ait un, entre un aspect — mieux : entre une partie — du réel, soit le mental, et la
représentation (corporelle) que nous pouvons avoir de toute réalité. La pensée
correspondant à une partie de l’être réel, et le corps à l’image de cet être, il n’y
aurait dès lors aucun intérêt à réduire la pensée au corps91. Comme nous ne
saurions retrouver la chose dans son image, nous ne pourrions retrouver la
conscience dans le cerveau, ou l’âme dans le corps. La photo de Pierrette n’est
pas une reproduction de Pierrette ; nous n’y retrouverons ni chair ni pensées.
De même, il serait vain d’espérer retrouver la présence de l’esprit dans la matière
ou, plus précisément, dans la matière-image92.
122. Cette théorie peut paraître d’abord déconcertante. Elle implique, entre
autres, que la dualité ontologique ne soit qu’une dualité apparente. Si la dualité
corps/esprit renvoyait à deux êtres distincts, une interaction entre ceux-ci
deviendrait pensable, sinon nécessaire, quoiqu’une telle relation interactive se
présente d’emblée comme étant nébuleuse et problématique. Or, la théorie du
double aspect est au contraire strictement conforme à une thèse matérialiste
posant un monisme ontologique et une parfaite identité du mental et du
physique93. Nous verrons au chapitre 1 pourquoi un monisme ontologique
implique nécessairement une telle identité entre le mental et le physique. Une
telle identité reste cependant incompréhensible à moins de maintenir une
distinction, telle que postulée par la théorie du double aspect, entre une
« matière » réelle ou nouménale — à laquelle nous pourrons associer l’expérience
vécue — et une matière apparente, soit le corps.
123. Cette distinction entre matière réelle et apparente donne lieu à une autre
91 Voir encore Royce, op. cit. (supra, n. 32, p. 29), p. 416-419. 92 Henry évoque lui-même cette métaphore : la représentation « ‘représente’ – comme la
photo de Pierre représente Pierre quand il n’est pas là. » La Barbarie, op. cit. (supra, n. 44, p. 36), p. 138 ; je souligne.
93 Telle, par exemple, la thèse défendue par J.J.C. Smart, « Sensations and Brain Processes », Philosophical Review, vol. 69 (1959), p. 141-156.
52
conséquence théorique et métaphysique. La théorie du double aspect renverse
en effet l’ordre ontologique habituellement admis entre le physique et le mental.
Car, même en posant une identité, et donc une égalité, entre le physique et le
mental, on sera encore porté le plus souvent à prendre plus au sérieux le premier
terme (le corps, le physique, le cerveau), ne voyant dans le second (l’âme, l’esprit,
la conscience) qu’un effet de l’autre, son correspondant ontologiquement
inférieur par un degré. La théorie du double aspect inverse cet ordre, en
restituant au mental un statut de pleine réalité, tout en reléguant le physique à
l’ordre des apparences94. Ce n’est pourtant pas ce renversement comme tel qui
représentera pour nous un intérêt et, avant de voir cette théorie plus en détail, il
est bon de souligner ce point.
124. En effet, les thèses, qu’elles soient panpsychistes, spiritualistes ou même
phénoménologiques, peuvent souvent s’articuler sur le ton d’une revanche dans
laquelle le physique se trouverait rabattu à un état d’insignifiant ; mais l’enjeu
d’une telle polémique reste entièrement étranger à la présente étude. Car, une
fois ce renversement effectué, on ne pourra pas plus parler de faits mentaux qui
causeraient des événements physiques qu’on ne pouvait parler précédemment
d’événements physiques qui causeraient des événements mentaux. Surtout, un
tel renversement n’efface pas le fait de la dualité épistémique. Il n’affecte donc en
rien la tâche qui consiste à déterminer le sens propre des deux termes dont se
constitue cette dualité. Voyons maintenant de plus près la théorie du double
aspect telle que l’a exposée Raymond Ruyer.
10. La présentation ruyerienne de la théorie du double aspect
125. Comment concevoir le rapport psychophysique ? On peut le concevoir soit
comme une forme d’interaction, soit comme une forme de parallélisme95.
126. S’il s’agit d’une interaction, on cherchera à comprendre ce rapport comme
94 Voir les citations d’Hippolyte Taine, dans l’Appendice (infra, p. 342-343). 95 Butler, « The Mind-Body Problem... », art. cité (supra, n. 60, p. 40), p. 229-240.
53
rapport causal. Soit le mental cause le physique (je décide d’étirer mon bras, et
mon bras s’étire), soit le physique cause le mental. On dira, dans le dernier cas,
tel événement cérébral cause tel événement mental. Ou bien, autre possibilité,
on postulera la présence d’un troisième terme, un terme inconnu, causant
simultanément l’événement mental et l’événement physique.
127. On peut dire de ce dernier cas de figure qu’il n’explique tout simplement
rien, ne réduisant pas le moindrement l’écart qui semble exister au départ entre
le psychique et le physique. Mais on retrouvera la même difficulté avec les deux
autres modèles d’interaction. De plus, ces modèles mènent à un cul-de-sac
causal (quand, par exemple, un effet mental ne serait pas à son tour cause) ou
impliquent une série causale à sens unique, en particulier lorsqu’on évoque un
troisième terme pour expliquer le mental et le physique. Dans ce dernier cas, ce
troisième terme aurait un effet sur le physique et le mental, sans que ceux-ci
exercent à leur tour un effet sur lui96. Ou bien on aura le problème contraire,
qui sera celui de la surdétermination, un événement physique unique pouvant
alors s’expliquer entièrement à la fois par ses antécédents physiques et par un
événement mental, par une décision, par exemple. C’est donc autrement qu’il
faut procéder pour aborder la question du rapport psychophysique, et c’est ce
que font les thèses qui proposent au lieu une forme de parallélisme. Parmi ces
thèses, on peut compter celle de Raymond Ruyer, laquelle, en somme,
correspond à la théorie du double aspect.
128. Pour nous introduire au parallélisme, Ruyer rappelle une erreur commune.
Pour Ruyer, la question du rapport psychophysique ne fait qu’une « avec le
problème des rapports du subjectif et de l’objectif. »97 Or, précise Ruyer, « [o]n
donne quelques fois, pour illustrer l’opposition de l’objectif et du subjectif,
l’opposition entre les ondes électromagnétiques du physicien, et la couleur
96 Il faut penser que tout ce qui se conçoit comme cause, dans une série causale, n’est
cause plutôt qu’effet qu’en raison du point de vue adopté. Une boule de billard blanche heurte franchement une rouge : la blanche cause le mouvement de la rouge, mais cette dernière a bien causé l’arrêt de la première. Tous les rapports causaux sont des rapports réciproques. Un rapport à sens unique est impensable.
97 Ruyer, op. cit. (supra, n. 67, p. 42), p. 3.
54
comme qualité consciente. »98 Subjectivement, je vois des couleurs.
Objectivement, ces couleurs seraient de la lumière, laquelle serait en réalité des
ondes dans une sorte d’éther photonique. Cependant, ce parallèle serait fautif.
Le fait objectif auquel il faudrait opposer la couleur ressentie, si on tient à penser
ce parallèle, serait plutôt le cerveau, et non les ondes électromagnétiques, faits
objectifs externes dont les couleurs seraient des signes. Butler fait la même
remarque99, en croyant discerner cette même erreur chez Feigl100 et reprenant
d’ailleurs, presque mot pour mot, peut-être sans l’avoir connue, l’essentiel de la
thèse ruyerienne101. Ruyer poursuit ainsi :
La physique étudie les ondes lumineuses, ou les photons, quand ils
existent en dehors des cerveaux ; la couleur qualité n’apparaît — nous avons du moins de bonnes raisons de le supposer — que là où existe
un cerveau. Il ne s’agit donc pas là, en toute hypothèse, de deux faces d’une même réalité, mais de deux réalités différentes102
... soit celle du cerveau et celle de la lumière.
129. Il s’agirait donc d’abord de tenir compte du fait que toute expérience
renvoie à deux réalités objectivables, et non pas à une seule. Aux « ondes
lumineuses réelles en elles-mêmes » correspondent des « ondes connues
objectivement par le physicien »103, des concepts d’ondes. Mais à la sensation
subjective de lumière, donc à la couleur en tant que telle, correspondrait une
autre réalité objectivable qui, pour Ruyer, serait cette fois une aire ou « un
certain étage », par exemple, d’une aire de Brodmann104. Partant de là, la voie
nous dirigeant vers la théorie du double aspect s’ouvre d’elle-même. Ce
parallélisme que nous propose Ruyer suppose un rapprochement qui, aussi
curieux et douteux qu’il puisse paraître, n’en demeure pas moins
incontournable. Ruyer nous dit que la sensation correspond à (au moins une
partie de) la chose en soi de ce qui pour nous se présente sous l’aspect d’un
98 Ibid., p. 5. 99 « The Mind-Body Problem... », art. cité (supra, n. 60, p. 40), p. 244. 100 Herbert Feigl, « The ‘Mental’ and the ‘Physical’ », Minnesota Studies in the Philosophy
of Science, vol. II (1957), p. 370-498 101 « The Mind-Body Problem... », art. cité (supra, n. 60, p. 40), p. 241. 102 Ruyer, op. cit. (supra, n. 67, p. 42), p. 5. 103 Ibid., p. 6. 104 Idem.
55
cerveau. Ainsi, Ruyer, rappelant l’idée d’une interaction entre un inconnu
nouménal et un réel apparent, physique ou mental, demande pourquoi nous
aurions à évoquer encore un « troisième terme inconnaissable » derrière la
sensation105. Ce réel nouménal dont les sciences physiques tentent de se
rapprocher, lorsqu’elles visent cette fois le cerveau, en sachant qu’elles ne
sauront jamais l’atteindre en tant que tel, pourquoi ne serait-ce pas la sensation
elle-même ? La réalité nouménale peut effectivement rester à jamais inaccessible
quand le réel visé est celui d’un être autre que nous. Mais cette réalité qui
existerait indépendamment de la représentation objective que nous pouvons en
construire ne pourrait-elle pas, dans notre propre cas, être (au moins en partie)
la sensation elle-même ? Sinon où faudrait-il situer cette sensation, entre ce
monde objectif dont elle a été définitivement délogée et ce réel « profond » et
irrémédiablement inconnaissable que serait notre cerveau réel ? Rejetant donc la
critique bergsonienne du parallélisme106, Ruyer présente cet argument :
la sensation de lumière est incontestablement une partie de la réalité,
ou alors le mot réalité ne signifie plus rien[107]. Nous ne pouvons donc pas parler du « tout de la réalité inconnaissable en soi » sur lequel
s’étendrait le « tout de la représentation »108
... car il faut bien — argument incontestable — que cette sensation elle-même
soit au moins une partie de cette réalité.
130. Il s’agit là d’un argument puissant qui mérite d’être reformulé, si ce n’est
que pour en rendre la conclusion plus évidente :
105 Id. 106 Présente dans l’ensemble de son œuvre, mais plus explicite dans « Le paralogisme
psycho-physiologique », Revue de métaphysique et de morale, vol. 12 (1904), no 6, p. 895-908 (repris dans L'énergie spirituelle [1919], Paris, Puf, 132e éd., 1967, ch. VII, sous le titre de « Le cerveau et la pensée : une illusion philosophique » [Œuvres, op. cit. (supra, n. 21), p. 959-974]) et dans « L'âme et le corps », in L’énergie spirituelle, ibid., ch. II (Œuvres, p. 836-860). Voir Annie Petit, « ‘La relation du corps à l’esprit’ selon Henri Bergson », in Entre le corps et l’esprit. Approche interdisciplinaire du ‘Mind-Body Problem’, B. Feltz–D. Lambert (dir.), Bruxelles, Mardaga, 1995, p. 53-78.
107 Cet argument correspond au premier point de Galen Strawson (infra, chap. 1, p. 66-67).
108 La conscience et le corps, op. cit. (supra, n. 67, p. 42), p. 7.
56
La sensation est un noumène
1) Le noumène est tout ce qui existe indépendamment de la représentation que nous pouvons en avoir109.
1 bis) Le noumène est tout ce qui existe.
2) La sensation existe (= la représentation existe).
3) Donc, la sensation est un noumène (ou est du nouménal).
Ou encore, en résumé : l’apparence n’est pas que l’apparence d’une réalité, elle
est elle aussi une réalité.
131. À ceux qui, par ailleurs, souhaiteraient faire abstraction de toute réalité
nouménale, Ruyer répond, visant par là Bergson, qu’une telle « [é]conomie
malheureuse [...] fausse toutes les perspectives » parce qu’elle « définit
inexactement la position réaliste. »110 Car, s’il est vrai que « le cerveau matériel
comme tel, le cerveau objet, n’existe pas », il n’en demeure pas moins qu’il doit y
avoir « continuité d’une action entre la lumière réelle » et « notre cortex réel, dont
une partie est la nappe lumineuse de la sensation. »111 En d’autres mots, on ne
peut être réaliste sans admettre la distinction entre l’image et le réel, tout en
associant cette image aux apparences physiques, et ce réel à l’expérience vécue
elle-même.
132. Il faudrait donc accepter comme évidence première que la sensation et,
avec elle, tout ce qui peut être rapporté à l’expérience a bien sa place dans une
ontologie réaliste, et que cette place est nulle autre que l’ordre du nouménal.
L’expérience, si elle n’est pas tout le noumène, doit en être, tout comme le cône
visible d’un iceberg, lequel indique certes une masse sous-marine de glace
d’autant plus imposante, n’en demeure pas moins lui-même glace.
109 Ruyer : « une réalité absolue de l’objet est parallèle à l’objet tel que nous le
connaissons », ibid., p. 9. 110 Ibid., p. 9-10. 111 Ibid., p. 10.
57
133. Considérons sous forme de grille cette présentation ruyerienne de
l’hypothèse du parallélisme, en soulignant, dans une deuxième grille, les
différentes notions de rapports de causalité qu’elle sous-entend de même que le
faux et le bon parallèle notés par Ruyer entre le subjectif et l’objectif112 :
GRILLE 1
Ordre nouménal
Ordre des
apparences
Altérité (dehors)
Ondes lumineuses réelles
◄ Rapport causal ? Ondes
électromagnétiques du physicien
▲
Rapport causal ? ▼
▲
Rapport causal ? ▼
Ipséité (dedans)
Sensation de couleur
Rapport causal ? ► Cerveau
À n’en pas douter, ranger la « sensation de couleur » sous le titre « ordre
nouménal » peut paraître contestable. Mais, les apparences phénoménales ne
sont des apparences que pour autant qu’ont les considèrent en tant
qu’apparences de quelque chose. Pour le reste, en elles-mêmes, elles sont des
réalités et elles seraient d’ailleurs les seules réalités dont nous aurions une
authentique « possession », étant constitutives113 de notre être propre.
112 Grille construite sur la base d’une grille semblable parue dans La conscience le
corps, (ibid., p. 12). 113 « Constitutif » : « Qui, avec d’autres éléments, entre dans la composition d’un tout,
d’une chose complexe », Trésor de la langue française, Paul Imbs (dir.), Paris, CNRS, 1978, t. 6, p. 8.
58
GRILLE 2
Ordre nouménal
Ordre des
apparences
Altérité
Ondes lumineuses réelles
◄
Causalité
insensée
(les apparences ne
peuvent pas causer le réel)
◄
Ondes
électromagnétiques du physicien
▲ « Causalité » réelle et
au-delà de l’intelligible
▼
FAUX PARALLÈLE
▲
Causalité apparente et concevable
▼
Ipséité
Sensation
de couleur ►
« Causalité » inconcevable
(le réel peut « causer » les
apparences)
► Cerveau
BON PARALLÈLE entre le subjectif et l’objectif
Le bon parallèle mettant en rapport le subjectif et l’objectif serait donc celui qui
oppose la sensation en elle-même, laquelle reçoit alors le statut de « réalité », au
cerveau — vu ou conçu comme objet — qui pour sa part se voit alors « réduit » au
statut d’apparence.
134. Notons que même si la conscience ne constituait qu’une infime partie de
notre être réel, la thèse essentielle du parallélisme, telle que conçue par Ruyer,
ne s’en trouverait pas moins valide : l’esprit serait un fait nouménal, un
« dedans » métaphysique ; il le serait encore, ne correspondait-il qu’à une mince
59
couche de la totalité de ce dedans.
135. Comment faudrait-il concevoir cette différence entre un dedans et un
dehors métaphysique ? Le « dedans métaphysique », ouverture béante sur le
mystère, correspondrait à ce que nous connaîtrions d’une chose en vertu du fait
que nous sommes cette chose, en vertu non pas du fait que nous éprouvons cette
chose comme objet touché ou senti, mais en vertu du fait que nous sommes cette
épreuve. À l’inverse, le dehors d’une chose quelconque serait ce que nous en
connaîtrions en vertu des effets que cette chose peut avoir sur nous ou sur les
autres choses. Mais nous ne connaîtrions alors que la forme que cette chose
prend pour nous une fois qu’elle se trouve coulée, pour ainsi dire, dans la
structure catégoriale de l’esprit humain. Cette structure serait un code. Les
métaphysiciens voudront savoir quel rapport il peut y avoir entre le code et le réel
et, par là, ils voudront vraiment savoir si le code ressemble, en quelque sorte, au
réel114. À quoi il faudra répondre : un sentiment de joie ressemble-t-il à une
tempête neuronale ? Cet écart entre une apparence neuronale et un vécu
expérientiel est formidable, et on voudra connaître la raison d’une asymétrie si
étonnante. Nous examinerons au chapitre 5 les raisons formelles qui font de cet
écart et de cette asymétrie une nécessité. Mais pourquoi, voudra-t-on encore
demander, les choses réelles devraient-elles prendre pour nous ces formes
physiques précises que sont celles sous lesquelles elles nous apparaissent ? À
cette question métaphysique, il faudra alors répondre comme le fait Royce :
Le Logos, et non pas nous, connaît les raisons pour lesquelles notre
vécu expérientiel, symbolisé extérieurement pour la perception dans l’espace et le temps, prend pour nous l’apparence de centres
névralgiques constitués d’innombrables molécules en mouvement. Le double aspect, cependant, n’en demeure pas moins une vérité
inhérente à notre expérience115.
Cette vérité, aurait-il pu expliciter, n’en demeure pas moins inhérente à toute
114 Ruyer, op. cit. (supra, n. 67, p. 42), p. 10. Butler, art. cité (supra, n. 60, p. 40),
p. 239. 115 « The Logos knows, not we, why inner feelings, outworldly symbolized in space and
time to our perceptions, should appear as nerve-centres, made up of countless flying molecules. The twofold aspect itself is, however, a certain truth of our experience. » The Spirit of Modern Philosophy, op. cit. (supra, n. 32, p. 29), p. 417.
60
expérience possible, et non seulement à la nôtre. C’est ce que les propos de
Searle (chapitre 5) permettront d’expliquer.
136. La théorie du double aspect transforme donc la dualité ontologique pour
en faire une dualité foncièrement épistémique, et non substantielle, associant la
dualité âme-corps à une dualité de formes d’accès à l’être, soit un accès direct et
un accès indirect, codifié. Par suite, étant donnée cette façon de concevoir le
rapport psychophysique, on comprendra que les efforts qui ont pu être déployés
dans le but de concevoir, de prouver ou de contester le rôle causal que les faits
mentaux peuvent jouer dans la détermination des événements physiques ne
puissent conserver le moindre sens. Car du point de vue de cette théorie, quand
nous cherchons à déterminer un rapport entre l’esprit et la matière, nous
chercherions à clarifier un rapport entre un être réel et sa représentation — que
celle-ci soit sensible ou conceptuelle —, donc, entre le réel et son image.
Chercher un rapport dans lequel la matière physique serait la cause de l’esprit
n’aurait pas plus de sens. Comment l’image du réel pourrait-elle être la cause
du réel (voir le rapport de « causalité insensée » indiqué dans la deuxième grille
ci-dessus) ? Chercher, inversement, comment le mental pourrait produire un
effet physique pourrait encore, à la limite, se « concevoir », pour autant qu’on
garde les guillemets. Car ce serait chercher comment le noumène cause le
phénomène, et cette science n’existe pas encore, et elle reste une impossibilité
formelle. C’est pourquoi ce rapport de causalité est indiqué dans la même grille
comme étant un rapport de causalité « inconcevable ».
137. Certes, la tentation est toujours là, qui nous invite à expliquer le mental en
établissant des correspondances psychophysiques. Et, certes, de telles
correspondances peuvent s’avérer nécessaires dans certains contextes. Savoir si
son patient éprouve une douleur ou non à l’estomac peut être utile au docteur
qui le soigne en soignant son corps, soit son être apparent. Cependant, nous
verrons encore plus en détail pourquoi on ne fait pas de la « science de l’esprit »
en établissant de telles correspondances. Mais en gros, l’explication générale en
61
a déjà été évoquée116. Il est vrai qu’en science, on peut d’abord chercher à établir
des correspondances entre une pluralité de variables. Mais ce sera pour ensuite
chercher à vérifier, sur la base de ces corrélations, lesquelles constituent de
véritables relations de cause à effet117. Si le vent et la pluie étaient toujours des
phénomènes concomitants, il faudrait, pour prendre un exemple, établir des
conditions expérimentales qui nous permettraient de déterminer si l’un est la
cause de l’autre. Dans le cas d’une réponse négative, l’enquête se tournerait
alors vers d’autres facteurs avec lesquels on pourrait à nouveau établir une
corrélation, pour ensuite s’interroger sur les rapports de causalité liant ces
facteurs au vent et à la pluie. Or, toute cette méthode présuppose que les
diverses variables sont des faits distincts. « Dans les sciences naturelles, la
cause n’est jamais identique à ses effets. »118 Dans la perspective de la théorie du
double aspect, il n’y a pas de distinction réelle, dans le sens d’ontologique, entre
le mental et le physique119. Toute correspondance entre un événement physique
et un événement mental ne peut donc jamais légitimement se transformer en une
explication du fait mental. La série physique ne peut expliquer que des faits
physiques. La théorie du double aspect accepte la lettre — tout en en refusant
l’esprit — de la thèse de l’identité. Elle ne saurait donc admettre une relation de
causalité liant l’un à l’autre, le mental et le physique, puisque le mental et le
physique ne font qu’un. Ce qu’indiquent le mental et le physique constituerait
un seul et même fait ; seulement, l’un et l’autre, le mental et le physique,
n’indiqueraient pas ce même fait de la même manière.
138. Les implications de la théorie du double aspect sont loin d’être
essentiellement négatives ou seulement théoriques, et elles ont plus d’étendue
qu’on pourrait le soupçonner. En effet, ce sont les fondements de l’idée que l’être
humain se fait de lui-même que mine cette théorie — et pour le mieux. L’homme
neuronal, l’homme-machine, déterminé, certes, mais déterminé, comme un
116 Soit au paragraphe précédent et en Introduction, à la p. 22. La question revient au
chapitre 2, section 5 (infra, p. 112) et au chapitre 5 (infra, p. 247-251). 117 John Searle, « Dualism revisited », Journal of Physiology – Paris, vol. 101 (2007),
p. 172. 118 Butler, « The Mind-Body Problem... », art. cité (supra, n. 60, p. 40), p. 242. 119 Idem.
62
mécanisme autoreproducteur centré sur soi, machinalement égoïste, perd sa
consistance. Sous cette image évanouissante transparaît maintenant ce que, de
son ancien poids, celle-ci écrasait : l’homme réel, un homme qui peut être bon ou
mauvais, pervers ou noble, mature ou immature, grand ou petit, soit un homme
qui recèle en lui-même toutes potentialités. Il ne s’agit pas de rejeter le
mécanisme ou le déterminisme mais, au contraire, de rejeter l’idée que tant se
sont faite du mécanisme. Comprendre que l’image que nous avons de nous-
même n’est qu’image, c’est se libérer d’elle ; c’est comprendre que cette image ne
peut qu’être pauvre (parce qu’elle est image) et que le réel dont elle est l’image est
nécessairement infiniment plus riche. C’est finalement nous ouvrir aux
possibilités qui sont nôtres, mais que nous ne saurions reconnaître et encore
moins admettre si nous nous en tenions à nos conceptions fonctionnelles et
mécaniques habituelles du monde.
139. Car, que nous ne soyons qu’une mécanique, rien ne l’interdit. C’est notre
idée de ce que peut être un être mécanique qui est accablante, et qui ne peut
qu’être accablante. Il ne s’agit donc pas de proposer une autre image de l’être
humain. Il s’agit au contraire de reconnaître qu’une image objective ne peut
qu’être accablante, pauvre et injuste. Qu’il y ait une mécanique réelle qui règle
l’univers, libre à nous de le présumer. Mais n’allons pas pour autant chercher à
nous faire une idée de cette mécanique. Ce serait en vain. La logique primaire
sous laquelle le primate que nous sommes s’occupe à ranger les éléments de son
univers dans le but d’en tirer des bénéfices ne peut que produire un portrait
déformé et partiel des ressorts réels de tout être, quel qu’il soit.
140. Ainsi, résoudre la question du rapport psychophysique grâce au
parallélisme que propose la théorie du double aspect libère l’être humain du
mythe le plus ravageur qui fût, celui de l’homme pauvre. Cet homme pauvre,
pourrions-nous enfin suggérer, le serait parce que, ne tenant compte que de
l’idée objective qu’il peut se faire de lui-même, il se croit pauvre et agit par suite
en conformité avec cette idée.
CHAPITRE 1
Assurer les droits de l’esprit en pays matérialiste :
le panpsychisme de Galen Strawson
Introduction
1. Nous partons d’un constat initial : la thèse naturaliste, dans sa version
physicaliste, ne semble pas être en mesure d’intégrer l’esprit dans le tableau du
monde qu’elle permet de tracer. Si bien qu’il semble que nous nous retrouvions
avec une destitution ontologique de notre existence propre.
2. Appelons ce malaise « désenchantement ». La tâche qui nous attend dans
le présent chapitre sera celle de voir si l’essentiel du physicalisme ne pourrait pas
être préservé tout en portant sur lui un regard critique qui nous permettrait
d’écarter certaines des conclusions « désenchantantes » auxquelles on pourrait
autrement se croire contraint d’adhérer en l’adoptant comme vision du monde.
Par là, au lieu de contester notre métaphysique naturelle120, nous pourrions la
rendre inoffensive. Ce défi sera relevé en tirant profit d’un article que publiait
Galen Strawson, en 2006121, dans lequel il défend l’idée selon laquelle le
120 Supra, Introduction, p. 19. 121 « Realistic Monism: Why Physicalism Entails Panpsychism », Journal of
Consciousness Studies, vol. 13 (2006), no 10-11, p. 3-31. Dorénavant : RM.
64
physicalisme — alias, le matérialisme — implique le panpsychisme. En
s’appuyant sur le panpsychisme, Strawson croit pouvoir procurer à l’ordre des
faits mentaux un statut ontologique que le matérialisme, tel qu’il se conçoit
habituellement et non tel qu’il pourrait être conçu, ne saurait leur reconnaître.
3. Le raisonnement que Strawson met en valeur s’appuie sur une double
méthode. D’une part, il mise sur une critique du concept d’émergence. L’esprit
ne saurait émerger de nulle part, comme semblent le proposer les thèses de la
survenance auxquelles les positions physicalistes s’agrippent comme à une
bouée de sauvetage. Il doit donc toujours être là, sous une forme ou une autre.
D’autre part, Strawson fera intervenir, pour en tirer un appui, le concept de
propriétés intrinsèques de toute matière. C’est ce dernier volet de sa réflexion
qui s’avère intéressant pour nous.
4. Un premier point de la position strawsonienne est que, même si on admet
au départ qu’il existe un gouffre explicatif qui demeure infranchissable entre le
fait de l’esprit et le discours physicaliste, il reste qu’on ne peut adhérer au
matérialisme et au naturalisme en laissant l’esprit en dehors de la demeure de
l’être, dans l’épiphénoménal. Si c’est bien une prémisse fondamentale du
physicalisme que celle qui affirme qu’il n’y a de réel que ce qui peut se vérifier
empiriquement et, par suite, que ce qui peut apparaître extérieurement et
objectivement, il se trouve dans le physicalisme des postulats encore plus
fondamentaux qui permettent de remettre en cause cette prémisse. Le plus
important de ces postulats a été évoqué précédemment122, et c’est l’idée qu’il ne
peut y avoir qu’un seul régime de lois fondamentales qui régisse l’univers. Mais
il y a aussi, inhérent au principe du physicalisme, le postulat, plus évident,
suivant lequel il n’y aurait qu’une sorte de substance fondamentale, et non deux,
qui constitue le réel — soit la matière physique. Ce que Strawson tient surtout à
souligner est que, s’il nous faut reconnaître, comme article fondamental du
physicalisme, que tout, mais absolument tout ce qui est réel est physique, alors il
faudra bien que l’expérience vécue soit elle-même un fait « physique ». C’est là la
122 Supra, Introduction, p. 25.
65
prémisse de départ de Strawson (RM, p. 3).
5. Comment donc procéder pour admettre les faits de conscience dans cet
univers conceptuel physicaliste ? Il y aurait deux voies qui pourraient
éventuellement permettre de le faire sans délaisser une approche naturaliste.
Ces deux voies sont celle du panpsychisme et celle de la survenance. Or, le
panpsychisme a pour sa part le mérite de répondre à la véritable question à
laquelle donne lieu le fait de l’esprit, alors que la thèse de la survenance — dite
aussi « de l’émergence » — se compare, comme nous le verrons, à un subterfuge,
quelle qu’en soit la version sous laquelle on la présente. C’est du moins l’opinion
que tentera de soutenir Strawson. La voie que propose le panpsychisme en est
une pour laquelle, faut-il le dire, un naturaliste ressentira un dédain marqué —
nous verrons pourquoi —, mais Strawson nous montrera les raisons pour
lesquelles les naturalistes qui resteront les plus fidèles à leur doctrine devront s’y
tenir.
6. Quand nous cherchons à « expliquer » le rapport psychophysique, nous
abordons le plus souvent cette question comme s’il fallait se demander comment,
à partir d’une matière « brute », insensible, une forme consciente peut émerger et,
par là, nous nous demandons vraiment comment la matière peut causer la
conscience. Nous présumons tout naturellement que c’est un rapport causal qui
relie les deux termes, et même un rapport causal à sens unique où ce serait la
matière qui déterminerait l’esprit, et non l’inverse. Mais un effet qui ne saurait à
son tour être cause pose difficulté. Arrive alors l’idée de l’émergence de touts
dotés de propriétés qui ne se retrouveraient point dans les parties constitutives
de ces ensembles. Selon Strawson, une telle explication est ad hoc. Pour lui, si
certaines propriétés expérientielles (c’est-à-dire mentales) se retrouvent dans
certains ensembles organisés, tels les cerveaux humains, alors il nous faudra
concéder que de telles propriétés doivent déjà être présentes dans les éléments
constituant ces ensembles. La réflexion nous contraindrait d’ailleurs à étendre
l’hypothèse et à attribuer à tous les éléments de l’univers, et non seulement à
certains d’entre eux, des propriétés expérientielles, même si celles-ci ne
pouvaient rester pour nous qu’inconnaissables. Cette réflexion nous mènerait
66
donc à conclure qu’il y a du mental dans tout élément physique. C’est là la thèse
du panpsychisme, telle que défendue par Strawson.
7. L’intérêt de l’article de Strawson est qu’il permet de voir comment une
approche épistémologique peut se profiler au sein même d’un argumentaire qui
se veut ontologique. Les propos de Strawson nous préparent en effet, même s’il
est possible que ce soit malgré lui ou, à tout le moins, malgré ses prétentions
contraires, à un tournant épistémologique, un tournant permettant au discours
naturaliste d’aborder la question de l’esprit de manière plus fructueuse. C’est à
ce tournant que ce premier chapitre nous conduit. Chemin faisant, nous
pourrons porter attention au naturalisme lui-même, car il nous sera possible
d’en faire ressortir le trait principal, ce qui nous mettra plus en mesure de
répondre à ses attentes de fond. Nous arriverons, après avoir suivi le
raisonnement qui conduit Strawson au panpsychisme, et après avoir examiné
cette thèse elle-même, à la dualité des formes de connaissance que cette thèse
implique.
1. Un physicalisme réaliste
8. Les positions que Strawson entend d’abord ébranler sont surtout les
approches matérialistes pour lesquelles l’esprit est soit un épiphénomène, un fait
sans importance ou même une illusion. Vous n’êtes point un physicaliste, un
physicaliste réaliste, soutient-il, si vous niez la réalité de la conscience, si vous
niez qu’elle soit un fait concret, c’est-à-dire spatio-temporel, sinon temporel (RM,
p. 3). Il faut admettre la réalité de la conscience en tant que fait physique. Car
pour un physicaliste, tout ce qui existe est physique et, comme l’expérience
vécue est le donné naturel fondamental, on ne saurait douter de son existence. Il
s’ensuit que le physicalisme réaliste ne peut correspondre à ce qu’on entend
habituellement par physicalisme, soit la croyance selon laquelle toute réalité
concrète peut être traduite en des termes qui sont ceux de la physique, car ces
termes, prétend Strawson, ne peuvent saisir le fait de l’expérience (RM, p. 4). Le
67
physicaliste réaliste doit donc admettre l’expérience en tant que fait physique
(parce que, suivant sa doctrine, tout est physique) et admettre en même temps
que l’expérience ne peut être saisie par les termes que sont ceux de la physique.
9. À l’appui de cette hypothèse, paradoxale en apparence, Strawson se
contente de renvoyer les lecteurs à un argument « standard » exposé par lui-
même dans une publication antérieure (RM, p. 4)123, tenant surtout pour l’heure à
souligner notre ignorance, non seulement quant à la nature du rapport entre
l’esprit et la matière, mais quant à nature fondamentale de l’univers en tant que
tel. Peut-être ne serait-ce qu’en raison de ce défaut de connaissance que les faits
non expérientiels — soit les faits dits « physiques » dans le sens ordinaire du
terme — et les faits expérientiels paraissent incommensurables les uns par
rapport aux autres (RM, p. 4).
10. Notons qu’il s’agit là déjà d’une remarque à caractère épistémologique.
Strawson est conscient que ses réflexions ont une portée épistémologique, mais il
insiste sur le caractère ontologique — Strawson emploiera tout autant
l’expression ‘métaphysique’124 — de ses thèses125. Strawson s’intéresse moins à
ce que nous pouvons ou ne pouvons pas savoir qu’à ce qui peut être ou ne pas
être126. Si tout est physique, tout ce que nous pourrions distinguer, en créant
une distinction entre le physique et l’expérience, ne pourrait être que les aspects
expérientiels et non expérientiels de la réalité, et non plus des faits réels par
opposition à des faits qui ne seraient qu’illusoires ou épiphénoménaux (RM, p. 6).
11. Strawson est donc prêt à concéder qu’une pensée n’est rien de plus qu’une
123 Mental Reality, Cambridge Mass., MIT, 1994/2009, p. 62-65. Cet argument
standard, Strawson en fait néanmoins brièvement état dans une note, et c’est celui selon lequel « la physique contemporaine ne comprend aucun prédicat pouvant désigner les phénomènes expérientiels », défaut auquel aucun prolongement « non-révolutionnaire » ou « concevable » de cette terminologie ne saurait remédier (RM, p. 7, n. 9).
124 Voir RM, p. 7, 16, 18, 19, 24, 28 et 29. 125 Pour l’opposition ‘épismologique’ ou ‘épistémique’ et ‘métaphysique’ ou ‘ontologique’,
voir RM, p. 15, 16, 18, 19 (note 33) et 28 (note 51). 126 Comme en témoignera, dans ses réponses à ses commentateurs, son souci pour une
conception de l’expérientiel en lequel nous pourrions reconnaître une « réalité causale dans une ontologie à la troisième personne » (PD, p. 259). Voir infra, section 8, p. 95, « Le pouvoir causal du mental ».
68
activité neuronale, mais lorsqu’il parle d’activité neuronale, il entend quelque
chose d’ « entièrement différent » de ce qu’un physicaliste entendra
habituellement par cette expression (RM, p. 7). Il n’entend « certainement pas »
que des faits d’expérience pourraient être décrits en des termes propres à la
physique ou à la neurobiologie. « Cette idée serait folle » (RM, p. 7). Ce dont il faut
tenir compte, explique Strawson, c’est qu’un neurone est bien plus que ce qui, en
neurobiologie comme en physique, ne pourra jamais être observé (RM, p. 7), ce qui
est encore, notons-le, une remarque épistémologique. Strawson dit donc que
nous ne savons que peu de choses sur la nature du physique et que, par
conséquent, rien n’interdit que l’expérience puisse être physique. Il ajoute que,
étant physicalistes, c’est précisément ce que nous devons prétendre.
12. Pourquoi cependant insister alors pour conserver le nom même de
« physicalisme » ? Pourquoi retenir une nomenclature qui favorise un pôle plus
que l’autre, soit celui du physique (RM, p. 9) ? Si le mot ‘physique’ est
traditionnellement employé pour désigner le non-expérientiel, et si par ailleurs le
physicalisme était la thèse suivant laquelle la réalité fondamentale serait
physique en ce sens, c’est-à-dire dans le sens de « non expérientielle », est-ce que
ce ne serait pas un tort que d’associer le panpsychisme à un physicalisme
réaliste ? Il serait peut-être préférable, concède l’auteur, de désigner cette
position comme étant une forme de monisme de l’expérientiel et du non-
expérientiel (RM, p. 7). Car, si l’univers n’était constitué, « d’une certaine manière
fondamentale », que d’une seule et même substance127, rien ne nous autoriserait
à préjuger de la nature profonde de cette substance unifiée. Mais si Strawson
préfère retenir le mot ‘physicalisme’ (RM, p. 8), c’est qu’il a ses raisons. Car, les
difficultés qu’il souhaite affronter sont justement celles qui découlent d’un
physicalisme qui se comprend mal. Et, comme il le précise dans sa réplique à
ses commentateurs, c’est aux physicalistes que son discours s’adresse128. Pour
le physicaliste, tout ce qui a une existence réelle est physique. Or, Strawson ne
127 « ‘real physicalism’ [...] is the position of someone who [...] is attached to the ‘monist’
idea that there is, in some fundamental sense, only one kind of stuff in the universe. » (RM, p. 7)
128 « Panpsychism? Reply to Commentators with a Celebration of Descartes », Journal of Consciousness Studies, vol. 13 (2006), no 10-11, p. 186. Dorénavant : PD.
69
conteste pas cette définition. Au contraire, il veut en tirer toutes les
conséquences. Il adopte donc en partant la doctrine physicaliste, en la prenant
au pied de la lettre, et pose, comme tout bon physicaliste se doit de le faire,
qu’est physique toute réalité concrète, même celle de l’esprit. Ce serait là un
physicalisme réaliste.
13. Avant de présenter la défense du panpsychisme de Strawson et sa critique
de la thèse de l’émergence radicale, nous allons nous familiariser avec le contexte
doctrinal dans lequel s’inscrivent cette défense et cette critique.
2. Le naturalisme strawsonien
14. Ce qui compte pour Strawson ne serait peut-être ni le physicalisme, ni le
monisme, ni même le panpsychisme qu’il cherchera maintenant à défendre. Si
cette suggestion semble étrange, il faut dire que Strawson lui-même concède qu’il
serait disposé à nommer sa position « ?–isme » (plutôt que mon-isme, ou physical-
isme, etc.) (RM, p. 7). Quelle que puisse être la nature de l’univers — dualiste,
pluraliste ou même « ?–iste » —, l’important, pour un naturaliste tel que
Strawson, serait que soit maintenu un statut d’égalité entre notre être et les
autres devant les lois qui régissent l’univers, ce qui correspond précisément à ce
qui a été reconnu précédemment comme étant caractéristique du naturalisme
entendu dans le meilleur sens du terme (supra, Introduction, p. 25). Qu’il n’y ait pas
de régime d’exception pour l’être humain, voilà le dogme de base du naturalisme,
qu’on ne verra pas souvent articulé explicitement, mais que nous devons
toujours avoir à l’esprit si nous tenons à voir un sens dans les divers propos
naturalistes. En d’autres mots, l’idée centrale du naturalisme strawsonien serait
qu’il ne pourrait y avoir, en un certain sens fondamental, qu’une seule sorte de
lois qui gèrent l’univers, un seul régime nomologique, et ce serait à ce seul
principe que Strawson chercherait à se tenir, coûte que coûte, de sorte que notre
conception de nous-mêmes n’implique pas une quelconque composante magique
telle que nous ne saurions en retrouver dans l’univers inanimé et réglé qui nous
70
entoure.
15. Pour nous en convaincre, nous n’avons qu’à compter le nombre de fois que
Strawson évoque le concept de miracle ou de magie dans son article. La théorie
de l’émergence, telle qu’elle est conçue habituellement par les physicalistes
(survenance ou épiphénoménisme), serait incompatible avec le physicalisme
parce qu’elle impliquerait quelque chose qui serait comparable à de la magie (RM,
p. 20, 21 & 24), à un miracle (RM, p. 18 [2 x] & 25, n. 41) ou qui relèverait de la mystique
(RM, p. 14). C’est la gratuité (« brutality ») de l’avènement de la conscience, tel que
cet avènement est expliqué par les théories de la survenance ou de l’émergence,
qui ferait problème (RM, p. 18, 19, 20 & 24), et l’idée qu’on puisse vouloir « tirer
n’importe quoi de n’importe quoi » ou « A de non-A » (RM, p. 17 & 19). S’il fallait y
mettre foi, « il nous faudrait aussi accepter avec indifférence toute infraction
contre les lois de la physique (non expérientielle) existante, que les scories se
transforment fortuitement en or », etc. (RM, p. 19). Ce n’est pas un hasard si
Strawson commence par se formaliser du fait que les physicalistes, avec leur
épiphénoménisme implicite ou explicite, semblent s’être rendus coupables d’une
bêtise incommensurable (« the deepest woo-woo of the human mind ») telle que,
par comparaison, « chaque croyance religieuse connue est à peine un peu moins
raisonnable que la croyance selon laquelle l’herbe est verte. » (RM, p. 5-6) Cette
erreur serait « la chose la plus étrange qui ne se soit jamais produite au cours de
l’histoire de la pensée humaine, et non pas seulement celle de la philosophie. »
(RM, p. 5) Le fait de caractériser de cette manière les écoles visées par ses propos a
bien sûr pour but de porter sur elles le pire opprobre que, d’un point de vue
naturaliste, nous puissions avoir à porter. Mais son reproche est sincère et
fondé. Voilà des penseurs qui ne veulent absolument plus le moindre contact
avec ce qui peut ressembler à de la magie, des naturalistes, et les voilà affichant
pourtant un refus des plus irrationnels devant l’évidence première, celle de
l’expérience.
16. Ne pas croire à la magie serait, à l’inverse, croire, suivant en cela Hume,
que les choses ne pourraient être autrement que ce qu’elles sont (RM, p. 25, n. 44).
Ce serait comprendre que, pour qu’il y ait discontinuité dans l’être, il faudrait
71
qu’une nouvelle nature vienne s’y insérer (RM, p. 26, n. 48), et croire que cela serait
impossible. Ce serait vouloir éviter, à tout prix, dans l’être, toute transition
« radicalement inintelligible [du point de vue de Dieu] » (RM, p. 28), ce qui
représentera la raison principale — nous le verrons sous peu (section 6) — pour
laquelle il s’opposera aux thèses de l’émergence radicale.
17. Nous pouvons donc conclure que ce serait l’exclusion hors de ce monde, et
surtout hors de son ordre nomologique, conséquence immédiate d’un régime
d’exception, qui, selon Strawson, devrait choquer ici les naturalistes. Et ce qui
choquerait, dans cette exclusion, ne serait pas tant notre aliénation hors de ce
monde que le dualisme ontologique (RM, p. 24, 25, 26), ou plutôt le dualisme
nomologique implicite qu’impliquerait une telle exclusion. Car, un tel dualisme
constituerait une offense à la raison, à la sensibilité rationnelle de l’être humain.
S’il peut y avoir des choses inintelligibles pour nous, il ne pourrait y avoir rien qui
soit foncièrement inintelligible, et donc de foncièrement incohérent (RM, p. 15).
C’est pourquoi jamais, dans l’univers qui est le nôtre, ne saurions-nous tirer A de
non-A. Nulle incohérence ne saurait exister dans le monde que nous
connaissons.
18. Cependant, si tel est le cas, nous sommes en droit de demander au
physicaliste lui-même d’être cohérent. C’est au naturalisme que Strawson
demande des comptes, certes parce que c’est au naturalisme qu’il tient d’abord et
avant tout, mais peut-être plus encore parce que c’est à eux, qu’en principe, on
peut demander des comptes. S’il s’oppose tant aux thèses éliminationnistes
qu’aux thèses de la survenance, c’est parce que ces thèses sont marquées au
coin par une pensée magique. C’est son naturalisme de bon aloi qui conduit
Strawson à remettre en cause les réponses naturalistes communes au problème
explicatif que pose le rapport psychophysique. Si c’est la cohérence rationnelle
qui prime dans l’esprit naturaliste, alors il faudra que cet esprit, pour être
cohérent, trouve une manière cohérente d’inclure les faits de conscience dans
l’ontologie physicaliste.
72
3. Deux types de connaissance
a) La connaissance de propriétés extrinsèques
19. Seulement, c’est là aussi que les difficultés s’annoncent. D’abord, si nous
incluons le mental dans une ontologie moniste, nous nous retrouverons
néanmoins encore avec deux types de faits (deux types de « choses », écrit
Strawson) (RM, p. 9). Notons d’abord que, si Strawson ne dit pas deux types de
connaissance, il s’agit bien de deux types de faits que nous pouvons connaître et
il paraît bien légitime de se demander si, en vérité, il ne s’agirait pas d’envisager
la possibilité qu’il y ait pour nous deux types fondamentaux de connaissance.
Mais quels sont d’abord ces deux types de faits ? Nous savons, d’une part, que
la matière, réunie et organisée sous forme d’un corps humain, forme une
expérience (RM, p. 9). Voilà un type de faits : les faits expérientiels. Et nous
savons par ailleurs un grand nombre de choses dont les sciences naturelles
peuvent établir la preuve. Voilà un autre type de faits : les faits non expérientiels
(idem). Nous porterons notre attention plus loin sur le premier type de faits.
Examinons d’abord le deuxième.
20. Que pouvons-nous dire de ce deuxième type de faits ? Nous pouvons dire,
écrit Strawson, reprenant ce point de Russell, que la connaissance que nous en
avons ne constitue qu’un savoir purement formel (RM, p. 9-10). Par cette réponse,
il est donc clair en partant qu’il s’agit d’un type de connaissance et non
seulement d’un type de faits. Que signifie au juste, pour un savoir, le fait d’être
formel ? Cela signifie, explique Strawson, en rappelant Russell, que nous ne
détenons alors du monde qu’une connaissance abstraite se rapportant
essentiellement à sa structure (RM, p. 10). Mais les passages que cite Strawson de
Russell indiquent aussi que Russell semble comprendre les « propriétés
mathématiques » dont se constitue notre connaissance abstraite comme étant
des propriétés du monde (idem).
21. La description d’Eddington, que Strawson ajoute aux propos de Russell,
semble plus révélatrice. Les connaissances abstraites seraient indicielles. « La
73
science n’a rien à dire sur la nature intrinsèque de l’atome », et l’atome ne serait,
« comme toute chose en physique », qu’ « une série de lectures de
graduations. »129 Notons ici l’apparition du concept de ‘nature intrinsèque’.
Cette série de lectures, pour Eddington, serait liée à un arrière-fond inconnu —
une nature intrinsèque. Eddington, comme Strawson, aura tôt fait d’associer ce
fond inconnu au mental. Pour le moment, ce choix métaphysique nous intéresse
moins. Nous y reviendrons. Nous ne retenons ici que l’avis d’Eddington
concernant la connaissance des faits qu’il désigne comme extrinsèques : cette
connaissance serait abstraite, formelle et indicielle. Elle serait composée d’une
série d’indices, ne constituant pas une reproduction du réel, mais plutôt un signe
du réel, et non son image. En ce sens, la connaissance abstraite pourrait être
trompeuse. Ce ne serait pas la nature intrinsèque de l’objet qu’elle nous
révélerait, mais seulement ses relations potentielles aux autres choses.
22. Or, cette approche nous permet de concevoir la connaissance abstraite
comme un code, et donc comme une traduction — en un sens qui ne serait pas
que métaphorique — de faits extérieurs (entendons, de faits perçus) en un
langage compréhensible par notre esprit, un langage qui serait propre à notre
esprit. La connaissance scientifique, aussi fiable qu’elle puisse être, ne serait
encore qu’un index de différenciations traduites par le chiffre et classifiées selon
un ordre mathématique. Le réel et sa traduction pourraient être aussi différents
l’un de l’autre que ne pourraient l’être une douleur et la lame de couteau qui la
produit, comme le notait déjà John Locke130. Rappelons aussi à ce sujet Josiah
Royce :
Car tout ce qui relève de la causalité physique n’est que la traduction dans nos cadres descriptifs de la réalité intime [inner meaning] des
choses en termes de relations entre des corps. [...] En tant qu’observateur qui interprète le monde réel à l’aide des formes
humaines et des catégories des sciences théoriques, je ne peux faire
129 The Nature of the Physical World, New York, Macmillan, 1928, p. 259. Cité par
Strawson, RM, p. 10. Je cite la traduction française : La nature du monde physique, op. cit. (supra, n. 69, p. 42), p. 261.
130 Essai philosophique concernant l’entendement humain, Pierre Coste (trad. [1700]), Philippe Hamou (établissement du texte, présentation, dossier et notes), Paris, Le livre de poche, 2009, II, viii, § 13, p. 258.
74
autrement que de ne voir, dans un tel monde ainsi interprété, que des lois causales immuables131.
Naturellement, suivant le sillon kantien, Royce intégrera sur ce raisonnement
dans un discours portant appui au concept de liberté métaphysique132. Cette
extension spéculative du raisonnement ne représente dans les circonstances
aucun intérêt, et Strawson serait le dernier à y souscrire. Il reste néanmoins
qu’entre l’ordre réel et l’ordre apparent que constitue pour nous la traduction de
ce réel dans les catégories de la représentation humaine, il ne peut qu’y avoir un
écart abyssal.
23. Voilà une caractérisation qui, sous une certaine lumière, paraît
incontestable. Nous n’aurions du monde qu’une codification chiffrée, une
représentation mathématique, laquelle, devrions-nous constater en y
réfléchissant, nous révélerait fort peu quant aux propriétés extrinsèques des
choses, et rien, suivant Eddington, quant à leurs propriétés intrinsèques.
Strawson a raison de préciser, dans une note, qu’ « il faut du temps pour
comprendre ce point. Il ne suffit pas de lire ces paroles pour en saisir le sens. »
(RM, p. 10, n. 19) Nous verrons, beaucoup plus loin, Searle faire une remarque
identique (infra, chap. 5, p. 237). Car, si l’idée n’est pas en elle-même tellement
profonde, il reste qu’il est difficile de la concevoir comme s’appliquant à notre
expérience. En considérant l’aspect formel de cette connaissance, Strawson en
souligne à tout le moins la limite. C’est parce que nous ne connaissons pas « le
fond des choses », si on peut dire, que nous ne pouvons déterminer ni si l’esprit
est matériel ou pas, ni ce que peut être la nature profonde de la matière (RM, p. 4).
Mais, de l’expérience elle-même, il tirera des conclusions qui lui permettront de
réviser ce jugement.
131 « For all physical causation is only the describable translation of the inner meaning of
things into terms of relations amongst bodies. [...] I as an observer, intrepreting the true world in terms of human forms and the categories of theoretical science, am bound to see, in the world as thus interpreted, rigid laws of causation. » The Spirit of Modern Philosophy, op. cit. (supra, n. 32, p. 29), p. 419.
132 Ibid., p. 419-434.
75
b) La connaissance de propriétés intrinsèques
24. En effet, Strawson soutiendra maintenant, avec Eddington et d’autres
encore, que nous pouvons au contraire connaître la nature profonde de la
matière. Nous le pourrions, grâce à l’expérience en elle-même. Selon Eddington,
quoique nous ne puissions savoir si le mental est différent ou non de cet inconnu
auquel notre image physique du monde renverrait, rien ne nous oblige à croire
qu’il existe nécessairement une différence marquante entre l’un et l’autre, le
mental et l’inconnu nouménal. Si, comme le prétend Eddington, la science ne
nous dit jamais rien de la nature intrinsèque de la matière, pourquoi demander
d’où vient la pensée et comment elle peut s’insérer dans la matière, puisque ce
n’est qu’arbitrairement que nous l’en avons exclue au départ ? Puisque le savoir
scientifique n’est qu’un savoir indiciel — un code —, et puisque les indices
mathématiques dont ce savoir est constitué renvoient à un fond qui reste de
nous inconnu, qu’est-ce qui nous interdirait, demande-t-il, de penser que cet
inconnu puisse être de nature spirituelle133 ? Nous retrouvons donc ici la
position que Ruyer allait reprendre explicitement dix années plus tard134 et que
d’ailleurs Taine, Clifford et Royce rendaient déjà à la fin du XIXe siècle135. Pour
Eddington, il est faux de dire que nous n’avons pas accès à la nature intrinsèque
de la matière. Car le fait d’être un cerveau nous assurerait un accès
exceptionnel à l’être intime de notre substance propre. Ce serait en vertu de cet
accès privilégié que nous serions autorisés à croire que l’expérience pourrait être,
d’une manière ou d’une autre — c’est-à-dire, sans nécessairement posséder « les
attributs de la conscience » —, une caractéristique intrinsèque de toute
matière136.
25. Pour éviter toute confusion quant au concept de propriétés intrinsèques, il
133 La nature du monde physique, op. cit. (supra, n. 69, p. 42), p. 261 (p. 259 dans
l’édition originale anglaise). Cité par Strawson, RM, p. 11. 134 Supra, Introduction, p. 52-56. 135 Voir infra, Appendice, p. 342-344. 136 La nature du monde physique, op. cit. (supra, n. 69, p. 42), p. 262 (p. 259-260 dans
l’édition originale anglaise). Cité par Strawson, p. 10-11.
76
paraît souhaitable de tenir compte d’une différence importante entre le sens
contemporain et le sens lockéen que peuvent prendre les concepts de propriétés
relationnelles, de propriétés intrinsèques et de propriétés extrinsèques.
Entendues dans un sens lockéen, les propriétés relationnelles sont toutes des
propriétés extrinsèques. Ces propriétés, relationnelles ou extrinsèques, seraient
des propriétés qui ne seraient pas propres aux choses réelles, ce qu’elles seraient
si elles étaient des propriétés « intrinsèques ». À noter que ces dernières, les
propriétés intrinsèques lockéennes, sont toutes des propriétés quantifiables.
Elles correspondent par exemple au poids, à la forme, à l’extension et aux
mouvements des corps. Les propriétés extrinsèques ou relationnelles de l’objet,
pour leur part, constituent pour Locke l’ensemble des effets que toute réalité
peut produire sur toute autre réalité, incluant tout observateur137. Elles
correspondent aux qualités secondes que Locke dit « perceptibles
immédiatement », quand il s’agit des effets que produit l’objet sur un observateur
(il s’agit de l’ensemble des sensations) et « médiatement perceptibles » lorsqu’il
s’agit des effets qu’un objet produit sur d’autres objets138.
26. À l’encontre de cela, les panpsychistes soutiendront plutôt que nous ne
connaissons des choses réelles — des choses autres que nous — que des
propriétés relationnelles ou extrinsèques, et ce serait sur la base de telles
propriétés que se constitueraient nos perceptions d’objets ; nous ne connaîtrions
jamais les propriétés intrinsèques des choses en soi. Ce qui serait connu des
choses mêmes serait toujours les effets qu’elles peuvent avoir, soit sur nous, soit
sur nos instruments et, à ce titre, même les propriétés objectives, c’est-à-dire
spatio-temporelles et quantifiables, seraient des propriétés relationnelles. Donc,
les propriétés que Locke oppose aux qualités secondaires et relationnelles, et
qu’il désigne comme primaires, sont, pour les panpsychistes, elles-mêmes des
qualités relationnelles et secondaires, et non pas primaires. Ils ne reconnaîtront
en elles, comme le note Strawson lui-même, que des propriétés abstraites (supra,
p. 72).
137 Essai philosophique..., op. cit. (supra, n. 130), II, viii, § 23, p. 264-265. 138 Ibid., § 26, p. 267.
77
27. En revanche, une partie des qualités relationnelles de Locke, qualités qu’il
jugeait secondaires, soit l’ensemble des qualités constitué cette fois des effets que
les réalités peuvent avoir sur nous, donc sur des observateurs, représente pour
les panpsychistes un ensemble de qualités qui vraiment peuvent être décrites
comme étant intrinsèques139. Mais il s’agit alors des propriétés intrinsèques du
sujet percevant, de l’observateur, et non de la chose perçue, telle qu’elle se
présente objectivement.
28. En soulignant le caractère « intrinsèque » de ce sous-groupe de propriétés
que Locke, lui, jugeait secondaires, les panpsychistes font valoir l’idée qu’il s’agit
là de propriétés qui ne peuvent être connues qu’en étant un être quelconque. On
ne parle plus alors de propriétés objectives dans nos représentations, mais de
propriétés subjectives, de l’effet que cela peut « faire » d’être une réalité
quelconque. Ainsi, Martina Fürst pourra-t-elle écrire, par exemple, qu’on ne
peut détenir la « connaissance phénoménale » que nous livre « l’acquaintance »
« qu’en étant dans l’état de conscience phénoménale visé. »140 Il serait simplement
plus juste peut-être d’écrire « qu’en étant l’état visé », et non « en étant dans » cet
état.
29. Deux faits notables sont à retenir concernant la connaissance des
propriétés intrinsèques, laquelle constitue la connaissance subjective. D’abord,
elles se rapportent à l’observant, et non à l’observé. La connaissance subjective
est une connaissance de soi — ou à tout le moins, pour rester sur un terrain
absolument indubitable, une connaissance de la représentation en elle-même141.
Par ailleurs — fait tout aussi marquant —, ces propriétés restent inchiffrables,
au contraire des propriétés extrinsèques ; une couleur, pas plus qu’un goût salé,
ne saurait se traduire par un chiffre. C’est un fait reconnu même par les
139 Voir par exemple William Seager, « The ‘Intrinsic Nature’ Argument for
Panpsychism », Journal of Consciousness Studies, vol. 13 (2006), no 10-11, p. 143-144.
140 « Phenomenal knowledge [...] can be acquainted only via the experience of being in the relevant phenomenal, conscious state. » (« Qualia and Phenomenal Concepts as Basis of the Knowledge Argument », Acta Analytica, vol. 19 (2004), no 32, p. 144). Voir aussi, supra, note 12, p. 13.
141 Timothy L.S. Sprigge, « Consciousness », Synthese, vol. 98 (1994), no 1, p. 76.
78
logiciens, ces derniers rangeant ces propriétés sous le titre
d’ « indéfinissables »142. Ce sera toujours bien une expérience, quelque chose
d’éprouvé, et donc de connu subjectivement.
30. C’est cette asymétrie entre les propriétés intrinsèques et les propriétés
extrinsèques, les premières étant qualitatives et les secondes quantitatives, qu’il
faut surtout souligner. Si le fait que les unes renvoient au sujet et les autres à
l’objet constitue déjà une différence importante démarquant ces deux formes de
connaissance, nous n’aurions pas là tant un accès à deux moitiés d’un monde,
celle du moi et celle du non-moi, que deux accès fort différents l’un de l’autre au
même monde, la connaissance qualitative étant apparemment riche et concrète,
là où la connaissance quantitative semble au contraire foncièrement pauvre et
abstraite. C’est là d’ailleurs un thème qui pourrait être exploré avec profit. C’est
ce que Schopenhauer, par exemple, semble accomplir avec succès143. Nous
aurons l’occasion d’y revenir144.
31. Du reste, pour éviter encore tout malentendu, il ne s’agit surtout pas de
suggérer un quelconque dédain pour la connaissance objective ou scientifique.
Chaque ordre de savoir a son sens, sa raison d’être, son lieu. Il s’agit,
simplement, de reconnaître un savoir autre, et d’en reconnaître le sens et
l’importance. L’important ne serait pas de vanter les mérites de la connaissance
subjective comme étant plus vraie, plus riche ou plus certaine. Il s’agit
seulement de montrer qu’elle tient un rôle essentiel et important qui lui est
propre. Car, la connaissance subjective aussi semble pauvre à son heure, quand
ce que nous cherchons est une connaissance objective, quand c’est l’objet que
nous cherchons à connaître.
32. Passons maintenant au propos principal de Strawson, soit sa critique de la
142 Maurice Gex, Logique formelle, Neuchâtel, Griffon, 1956, p. 35-36. 143 Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, A. Burdeau
(trad.), Paris, Puf, 1966, éd. revue et corrigée par Richard Roos, « Suppléments », chap. VII : « Des rapports de la connaissance intuitive et de la connaissance abstraite », p. 747-770.
144 Infra, chapitre 4, section 4, p. 209 ; chapitre 5, p. 273-275 ; chapitre 6, section 2, p. 296.
79
thèse de l’émergence. Ce débat, qui en apparence est sans conséquence pour les
questions qui sont les nôtres, ne leur est pourtant pas étranger. Il nous
permettra de voir que la question du rapport psychophysique ne concerne pas la
question des structures matérielles dont le psychique semble dépendre. Ce
débat concernerait bien plutôt la différence entre l’intériorité et l’extériorité, ce
qui serait une tout autre question. C’est ce que le texte de Strawson met en
lumière, même si ce n’est pas là l’intention première de l’auteur, du moins telle
qu’il l’affiche.
4. La défense du panpsychisme et le concept d’émergence radicale
33. De manière générale, une thèse de l’émergence de la conscience prétendra
que « [l]es parties étant combinées de certaines façons, le phénomène expérientiel
‘émerge’ », alors qu’il était absent au départ (RM, p. 12). La propriété expérientielle
« n’est pas là, au fond des choses, et puis elle est là. » (RM, p. 13). Pour Strawson,
les cas qu’on invoque habituellement pour exemplifier une telle émergence
s’expliquent entièrement, alors qu’on ne pourrait en dire autant d’une prétendue
émergence de la conscience. Dans les exemples qu’on donne habituellement de
l’émergence, la propriété émergente « dépend entièrement » des propriétés du
substrat d’où elle émerge (RM, p. 13). Dans le cas de la conscience, nous ne
pouvons concevoir un lien qui serait pour nous intelligible entre, d’une part, des
faits strictement physiques et, d’autre part, le mental qui censément émergerait
de ces faits et qui en dépendrait. L’émergence, telle qu’elle est postulée, ne
saurait qu’être inintelligible, même pour Dieu (RM, p. 14). En un mot, il semble
que cette émergence soit « radicale »145. Mais une telle émergence radicale serait
impensable. Pour qu’il y ait émergence, il faudrait qu’il y ait une « relation en-
vertu-de » qui relie la propriété émergente aux propriétés du substrat d’où cette
propriété émerge (RM, p. 19). La liquidité, par exemple, est une propriété dite
« physique » — soit, dans les termes de Strawson, non expérientielle — réductible
à d’autres propriétés qui, si elles sont microscopiques, n’en sont pas pour le
145 RM, p. 23 ; 24 ; 25 ; PD, p. 231-232.
80
moins encore « physiques » (RM, p. 22). Ce que nous cherchons, en cherchant à
comprendre le rapport psychophysique, est comment une propriété expérientielle
serait réductible à une propriété non expérientielle (ou vice versa). Pour cette
raison, l’analogie de la liquidité serait inadéquate (idem).
34. Un tel raisonnement conduira Strawson à introduire le concept du
« microexpérientiel », de sorte que la dite « émergence » de l’expérience n’en soit
pas une qui semble radicale. Mais alors se posera encore la question de savoir
comment le macroexpérientiel peut émerger du microexpérientiel (RM, p. 26).
Strawson reprend ici l’objection que James adressait aux panpsychistes du XIXe
siècle146, partisans de la théorie du « mind-stuff », dont Clifford semble être le
plus éminent représentant147 : on ne saurait créer un sujet géant en regroupant
une pluralité de sujets atomiques.
35. Strawson offre à cette objection une réponse comprenant deux étapes. La
première a pour fin de rendre admissible le concept de microexpérientialité. La
seconde nous permet de penser le passage du microexpérientiel au
macroexpérientiel, de sorte que l’objection de James ne porte plus. W. James
36. Pour rendre concevable l’expérientiel au niveau atomique, Strawson fait
valoir les différences qu’il nous faut déjà concevoir entre diverses formes
d’expérience, en rappelant que les expériences de formes vivantes autres
qu’humaines nous sont déjà généralement inaccessibles, si bien que :
[l]’idée que la qualité de l’expérientialité du microexpérientiel nous soit inimaginable ne pose pas plus de difficulté que l’idée qu’il puisse
exister pour nous des modalités sensorielles (qualitativement) inimaginables (RM, p. 27).
Cette suggestion est plus puissante qu’on pourrait d’abord le croire. Car depuis
au moins l’article de Thomas Nagel portant sur l’effet que cela fait d’être une
146 James était lui-même panpsychiste et ses objections ne visaient que les
panpsychistes de l’école empiriste et atomiste que représentait Clifford. Voir David Skrbina, « Panpsychism... », art. cité (supra, n. 53, p. 39), p. 30-31 ; Shani, art. cité (supra, n. 56, p. 39). W. James
147 W.K. Clifford, « On the Nature of Things-in-Themselves », art. cité (supra, n. 35, p. 30).
81
chauve-souris148, nous comprenons pertinemment et on ne conteste plus l’idée
qu’il doive exister des formes d’expérience que nous ne pourrions pas connaître
et que nous ne saurions même pas imaginer, quels que puissent être les progrès
que la science saurait réaliser. Nous pouvons donc aussi bien concevoir qu’il
puisse exister des différences du même ordre entre des formes d’expérience
propres au microexpérientiel et d’autres propres au macroexpérientiel.
37. Strawson nous renvoie donc effectivement dans le mystère, mais avec une
thèse qui se trouve allégée cette fois du fardeau d’une contradiction que les
thèses habituelles de l’émergence semblent porter, l’expérientiel n’émergeant plus
du non-expérientiel. Notre expérience « émerge », certes, ou « surgit [arises] » —
faute d’une meilleure expression —, mais d’un ordre de faits, qui, quoiqu’ils
fussent encore étrangers à notre propre conscience, seraient eux-mêmes non
moins expérientiels. Les propriétés macroexpérientielles pourraient simplement
avoir émergé de propriétés microexpérientielles — sans par ailleurs qu’il n’y ait
de ressemblance nécessaire entre les unes et les autres, micro et
macroexpérientielles —, tout comme, du côté des apparences physiques, des
propriétés telles que la liquidité peuvent émerger de propriétés microscopiques
qui sont reconnues comme physiques, mais qui pourtant ne portent point de
ressemblance avec la liquidité (RM, p. 27).
38. À partir de là, comment répondre à l’objection de James et penser le
passage d’une pluralité de microexpériences atomiques à un seul sujet
macroexpérientiel ? Strawson suggère tout simplement que rien ne nous
contraint à concevoir les entités supérieures comme étant constituées par des
regroupements de plus petites entités, comme semblait le proposer Clifford149.
Les plus grandes entités pourraient être tout simplement des petites entités qui
auraient évolué, tout en prenant de l’ampleur, vers des formes plus complexes :
148 Nagel, Thomas (1983), « Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ? » in
Questions mortelles, P. Engel (trad.), Paris, Puf, p. 193-209 (« What Is It Like to Be a Bat? », in Mortal Questions, Cambridge/Londres, Cambridge University Press/Canto, 1979/1991 ; repris de Philosophical Review, vol. 83 [1974], no 4, p. 435-450).
149 W.K. Clifford, « On the Nature of Things-in-Themselves », art. cité (supra, n. 35, p. 30), p. 65.
82
Et, tout comme il y eut un accroissement et un peaufinage spectaculaires des formes non expérientielles (le corps des choses
vivantes), de même il y eut un accroissement et un peaufinage spectaculaires des formes expérientielles (RM, p. 27).
Cette réponse permet donc d’écarter l’objection de James visant les
panpsychistes « atomistes », comme Clifford, qui semblaient dire que
l’avènement de la conscience s’expliquerait par l’union de parties sentantes. Au
contraire, il y aurait des entités sentantes dans le monde, et certaines d’entre
elles auraient réussi à grandir et à atteindre des niveaux d’organisation et
d’intégration plus imposants. W. James
39. Quelle leçon pourrions-nous maintenant tirer de ce raisonnement quant
au sujet qui nous intéresse ? Notons en premier lieu que ce raisonnement,
lequel s’appuie entièrement sur la contradiction qu’implique la notion
d’émergence radicale, ne s’appuie aucunement sur la distinction entre les
propriétés intrinsèques et extrinsèques. Tout en ciblant spécifiquement
l’expérientiel, l’entreprise de Strawson ne porte pas encore sur la question de
l’intériorité en tant que telle. Sa réaction par rapport aux thèses de l’émergence
consiste d’abord à dire qu’il n’y a pas de sens à penser que, à cette matière-ci, il
n’y ait pas de propriétés expérientielles alors qu’à cette matière-là, il y en aurait.
Ce n’est qu’une fois que ce raisonnement est admis que Strawson introduit la
distinction entre les propriétés intrinsèques et extrinsèques.
40. Or, quel rôle au juste cette distinction peut-elle jouer dans la réflexion de
Strawson ? L’argument contre l’émergence radicale pose l’expérientiel partout
dans la matière. Mais qu’est-ce que l’expérientiel ? C’est à cette question que la
distinction entre les propriétés intrinsèques et extrinsèques offre une réponse.
Car, suivant en cela la thèse panpsychiste, Strawson associe l’expérientiel aux
propriétés intrinsèques de la matière. Cependant, il nous faut alors noter que,
par cette association, on rend compréhensible le dit « écart dans l’explication »
sans faire référence à une quelconque thèse de l’émergence, ou de la non-
émergence, ni à une quelconque hypothèse concernant un rapport causal entre
l’esprit et la matière. La quête d’une cause physique du mental a toujours eu
83
pour fin de chasser une apparente incompatibilité entre l’esprit et la matière. La
théorie du double aspect, en posant une dualité de propriétés — apparentes et
intrinsèques —, ne chasse point cette incompatibilité. D’un point de vue
théorique, cette incompatibilité des discours est maintenant conçue au contraire
comme une nécessité formelle, et non plus comme un affront à la raison.
L’asymétrie entre les apparences extérieures et la réalité intérieure serait plutôt à
concevoir comme inévitable, et non pas comme une incohérence qu’il faudrait à
tout prix surmonter.
41. Les notions de propriétés intrinsèques et extrinsèques, en permettant de
saisir le sens du concept d’intériorité et d’extériorité, procurent un appui au
raisonnement qu’offre Strawson pour s’opposer au concept d’émergence radicale
et soutenir l’ubiquité du mental. Car, si, comme le prétend Strawson, le mental
correspond à l’intériorité, il doit y avoir du mental en toute présence physique,
puisqu’il ne saurait y avoir de réalité qui n’aurait point d’intériorité. Que, par
ailleurs, le mental tel que nous le connaissons corresponde à toute forme
d’intériorité est une hypothèse dont la validité importe peu, en ce qui concerne la
présente enquête. Ce qui importe est bien plutôt cette seule idée suivant laquelle
ce qui, pour nous, correspond à la différence entre le mental et le physique
correspondrait en fin de compte à cette différence à laquelle il faudrait s’attendre
entre les propriétés intrinsèques et les propriétés extrinsèques de l’être que nous
sommes. C’est cette dualité qui est à la base de la dualité épistémique, de la
dualité opposant l’âme et le corps, la vie intérieure et la vie apparente. Cette
dualité demeure, que le mental, sous une forme ou une autre, soit ou ne soit pas
un élément effectivement présent dans les infimes parties de la matière et dans
toute matière.
42. Avant de considérer sommairement les objections que la thèse de Strawson
a pu soulever, voyons une autre idée « fatiguée » (« This very tired objection [...] »)
à laquelle Strawson répond, celle-ci étant souvent invoquée à l’appui de la thèse
de l’émergence (RM, p. 20). Pour défendre cette thèse, on propose alors une
comparaison de l’émergence de la conscience avec celle de la vie. Que la vie
puisse émerger de la matière, cela pourrait s’expliquer — croit Strawson —, pour
84
autant que nous laissions à part le fait même de l’expérience. Mais nous ne
saurions expliquer l’esprit en invoquant une forme semblable d’émergence,
explique-t-il, car l’expérience ne saurait émerger du non-expérientiel, comme on
pourrait (apparemment) expliquer l’émergence du vivant à partir du non-vivant
(idem). Ces deux formes d’émergence, à la fin, ne pourraient selon lui souffrir la
comparaison proposée. Il serait important de saisir ce qui, selon Strawson,
différencie ces deux formes d’émergence.
43. Quelle pourrait être en effet la différence entre connaître les conditions qui
rendent la vie possible et connaître celles qui rendent l’esprit possible ? Peut-
être que Strawson se trompe en supposant que le problème de la vie est
réductible à une étude chimique (RM, p. 20), mais son point demeure valide : au
moins sur le plan conceptuel, le problème de la vie est réductible là où celui de
l’esprit ne le serait pas. Si nous connaissions les circonstances qui donnent lieu
à la vie, nous aurions une explication de la vie qui serait suffisante et
satisfaisante du point de vue de la science, et nous aurions répondu jusqu’à un
certain point à la question de fond que soulève le fait de la vie. « Jusqu’à un
certain point », parce qu’il n’est pas certain que la question de la vie puisse être
entièrement séparée de la question que pose l’esprit, si ce n’est que parce que la
vie semble, avec l’esprit, suivre une loi fondamentalement contraire à celle à
laquelle l’univers inerte semble se plier, soit celle de l’entropie. Il est certain, par
contre, qu’une explication, non pas de la vie, mais de l’esprit, qui serait
satisfaisante pour la science ne répondrait toujours pas à la question de fond
que, pour sa part, l’esprit soulève. Car, saurions-nous quelles conditions
physiques rassembler pour faire apparaître l’esprit, que nous serions encore
dépourvus devant le défi que poserait l’explication de la relation entre ces
conditions et la présence de l’esprit. Or, c’est l’explication de cette relation qui
représente le véritable défi, et non pas la question des conditions qui seraient
nécessaires ou suffisantes à l’avènement du fait mental.
44. En résumé, l’expérience, selon Strawson, nous révélerait la nature
intrinsèque de notre matière, soit de la substance même de notre être. De plus,
comme nous ne saurions expliquer cette expérience comme émergeant à
85
l’existence en vertu d’une configuration particulière de cette substance dont
notre être serait constitué, nous serions contraints, toujours selon Strawson,
d’admettre que l’expérientiel est une propriété de l’ensemble des particules
élémentaires dont se compose cette substance (= micropsychisme) (RM, p. 24-25).
Enfin, comme une « hétérogénéité radicale » au niveau des particules
élémentaires lui semble contre-intuitive (RM, p. 25), Strawson est d’avis qu’il nous
faut même conclure que l’expérientiel doit être une propriété attribuable à toute
particule physique (= panpsychisme) (idem).
5. Bilan
45. Ce raisonnement de Strawson se défend-il ? Certains de ses
commentateurs ont suggéré que la présence de l’esprit n’est pas moins gratuite
lorsqu’on l’inscrit dans les éléments fondamentaux de la matière que lorsqu’on la
conçoit comme survenance150. Coleman et McGinn, pour leur part, soutiennent
que ceux qui adhèrent à l’hypothèse de la survenance n’ont justement pas à
expliquer un phénomène d’émergence, car ils n’adhéreraient pas à une thèse
métaphysique du déterminisme par le bas, du grand par le petit151. Mais, comme
le remarque déjà Coleman, la thèse de la survenance, laquelle pose divers
niveaux de déterminations qui seraient, au moins dans une certaine mesure,
indépendants les uns des autres, a tous les airs d’un dualisme inavoué152. Cela
ferait de la survenance un concept incompatible avec toute doctrine naturaliste.
Et Strawson a déjà assez bien répondu à la première objection en prétendant
que, s’il faut admettre que la nature première est en elle-même une gratuité (RM,
p. 18), cette gratuité, aussi étrange qu’elle puisse paraître, n’est pour nous qu’une
chose incompréhensible. Au contraire, la gratuité de l’émergence de l’expérientiel
150 F. Macpherson, « Property Dualism and the Merits of Solutions to the Mind-Body
Problem », Journal of Consciousness Studies, vol. 13 (2006), no 10-11, p. 87 et, même numéro, S. Coleman, « Being Realistic. Why Physicalism May Entail Pan-experientialism », p. 43.
151 Coleman, ibid., p. 41 et, même numéro, C. McGinn, « Hard Questions. Comments on Galen Strawson », p. 94.
152 Coleman, ibid., p. 42.
86
à partir du non-expérientiel représenterait une contradiction dans les faits,
comme si on tirait A de non-A ; bref, elle serait une chose impossible (RM, p. 24).
46. Cependant, nous n’avons pas intérêt ici à mettre nous-mêmes à l’épreuve
le raisonnement de Strawson. La valeur de ces diverses positions aura moins
d’importance par rapport à l’objet de la présente recherche, non pas seulement
parce que ce qui intéresse cette recherche est seulement le sort qui est fait de
part et d’autre au dualisme épistémique, mais bien pour une raison inhérente au
débat lui-même. Car, des questions comme celle de savoir s’il y a ou non du
psychique « partout » dans la matière ou celle de savoir si vraiment le psychique
apparaît ou non en vertu de l’organisation particulière d’un ensemble organique
n’ont en fin compte aucune importance. L’énoncé peut surprendre, mais
l’explication n’en est pas difficile à comprendre.
47. En effet, en faisant valoir l’idée que l’expérientiel correspond aux propriétés
intrinsèques des choses, on ne fait pas valoir l’idée que l’esprit est quelque chose
qui s’explique par l’organisation particulière d’un tout (= survenance). Mais, on
ne fait pas valoir non plus l’idée suivant laquelle on pourrait expliquer l’esprit par
la présence de propriétés expérientielles qui se retrouveraient dans les parties
(= micropsychisme). On fait valoir au contraire une tout autre idée, soit que
l’esprit correspond à certaines des propriétés intrinsèques de la matière, que
l’esprit est, en ce sens, un « dedans » de la matière, ou est de la matière, de la
matière réelle, là où, à l’inverse, tout ce que nous pouvons décrire comme fait
physique, dans le sens habituel du terme, ne correspondrait alors qu’à des
propriétés, d’une part, apparentes et, d’autre part, extrinsèques et relationnelles
de la substance réelle constitutive du monde. Dès lors, la dispute opposant la
survenance au panpsychisme perd toute sa pertinence.
48. Car, pour expliquer le fait de l’expérience, pour répondre à la vraie
question qu’elle pose, il ne s’agirait pas d’isoler la zone ou la configuration
neuronale impliquée, ou de trouver la série causale pertinente, ou la thèse
épistémique appropriée (le déterminisme du haut par le bas, ou du bas par le
haut, ou la survenance). Même si, pour que l’expérientiel apparaisse, il fallait
87
une organisation (« matérielle ») particulière, ce qui fascinerait et resterait
principalement pertinent dans la question du rapport psychophysique, ce serait
encore cette différence entre les propriétés intrinsèques (connaissances
qualitatives) et les propriétés extrinsèques (connaissances quantitatives), et non
pas l’organisation particulière qui semblerait donner lieu à cette expérience. Or,
la théorie du double aspect suffit pour rendre compte de cette différence entre
des propriétés intrinsèques et extrinsèques. Étant donné que Strawson lui-
même avance cette théorie, du moins en évoquant le schisme entre les propriétés
intrinsèques et relationnelles, nous pourrions nous demander quel besoin il
pouvait avoir de faire appel au reste de son arsenal argumentatif concernant la
non-émergence de l’expérientiel.
49. C’est qu’il faudrait distinguer deux questions, fort différentes, mais que, le
plus souvent, on ne semble pas distinguer nettement. Ce sont les deux
questions qui ont été évoquées au tout début du présent texte. C’est sans doute
pour ne pas avoir bien distingué ces deux questions que la thèse de la
survenance a pu voir le jour et susciter tant d’intérêt. Il y aurait, d’une part, la
question du mental, ou de l’expérientiel, en général et, d’autre part, celle de la
forme particulière de l’expérience humaine. Une thèse quelconque de la
survenance, par laquelle on voudrait expliquer l’expérientiel en y voyant un effet
dû à une configuration particulière de la matière dont se constitue le cerveau
humain pourrait, à la limite, avoir un sens, si on cherchait à rendre concevable
la forme particulière de la conscience humaine. Mais est-ce vraiment une telle
question qu’on se pose quand c’est la nature du rapport psychophysique qui est
interrogée ? Il semble que ce soit plutôt la différence entre l’esprit et la matière
qui nous interpelle quand on envisage le caractère étonnant de ce rapport. Clark
Butler distingue nettement ces deux questions, quoiqu’il parle de parallélisme,
plutôt que de différence. S’interroger par rapport à un parallélisme, ou poser un
parallélisme, c’est en effet s’interroger sur la différence, ou carrément en rendre
compte à l’aide d’un tel parallélisme. Butler écrit :
Il semble qu’on ait confondu au moins deux problèmes très distincts
sous le titre de « problème corps-esprit ». Le premier concerne la question d’une présumée interaction entre le mental et le physique
88
[mind-body interaction], alors que le second concerne l’apparent parallélisme entre ces deux termes153.
Or, la théorie du double aspect, répondant à la deuxième de ces questions,
explique la différence entre le mental et le physique, sans qu’il lui soit nécessaire
de faire référence à une thèse de l’émergence ou de la non-émergence de
l’expérientiel. Tant et si bien qu’il nous faut conclure autant pour les thèses
panpsychistes que pour celles de la survenance que, en ce qui concerne
l’explication de l’écart psychophysique, elles n’apportent rien et c’est la théorie du
double aspect qui fait tout le travail. Expliquer de cette façon la différence entre
le psychique et le physique, par ailleurs, c’est expliquer pourquoi il n’y aurait pas
entre eux d’interaction à expliquer.
50. C’est pourquoi, par rapport aux fins visées ici, le plus important semble
être le rôle que joue la théorie du double aspect dans l’explication strawsonienne
de l’énigme du rapport psychophysique, en constatant que c’est bien vers un
dualisme épistémique que cette théorie nous oriente, puisqu’elle pose la dualité
esprit/corps comme étant le reflet d’une dualité de mode d’accès, intrinsèque et
extrinsèque, à un être un.
51. Le naturalisme de Strawson se présente donc comme une réflexion qui se
veut ontologique, mais qui pourrait se défendre essentiellement sur une base
épistémologique. Voyons ces deux points en détail : celui de la portée
ontologique de la réflexion strawsonienne (sections 6 et 8) puis celui de
l’argumentation épistémologique qu’elle recèle (sections 7 et 9).
6. Naturalisme, ontologie et rationalité de l’être
52. La thèse de Strawson se veut ontologique. Elle porte sur ce qui est, ce qui
peut être et ce qui ne peut être. Strawson notera des faits concernant nos
capacités cognitives et concernant une différence entre deux modes cognitifs, l’un
153 Clark Butler, « The Mind-Body Problem... », art. cité (supra, n. 60, p. 40), p. 229.
89
ayant rapport aux propriétés relationnelles, l’autre aux propriétés intrinsèques ;
mais il cherche à appuyer sur ces remarques épistémologiques des énoncés
concernant l’existence. Or, qu’est-ce que Strawson cherche surtout à dire à
propos de l’existence ?
53. Ce que cherche surtout à établir ici Strawson est que les faits réels, autant
ceux que nous connaissons que ceux que nous ne pouvons connaître, ne
peuvent être illogiques. Il ne peut y avoir, dans l’existence réelle, de réelles
contradictions. Il s’agit là d’un acte de foi dans la rationalité de l’univers. C’est
parce que, dans l’esprit de Strawson, l’émergence de l’esprit à partir d’une
matière non expérientielle violerait ce principe fondamental — celui de la
rationalité de l’univers — qu’il se croit contraint de poser l’esprit partout où se
trouve la matière.
54. Nous pourrions alors être en droit de demander à Strawson ce qui peut
nous permettre de déterminer des questions aussi profondes que celle de savoir
si l’univers est logique ou pas. Mais pour que l’univers soit logique, il suffit, dira
Strawson, qu’il soit intelligible, prenant soin de spécifier qu’il n’entend pas par là
que l’univers doive être intelligible pour nous. Pour qu’une possibilité soit
admissible, il faut qu’elle le soit, non du point de vue d’une science
caractéristiquement humaine, mais d’un point de vue qui pourrait être celui de
Dieu (RM, p. 14-15). Il faut voir dans cette référence à Dieu non une confession de
foi, mais un trope : pour faire du style, Strawson dit « Dieu » au lieu de dire
« d’un point de vue absolu ». Ce qui importe ici pour nous est la précision
qu’ajoute Strawson concernant la nature ontologique de son argument : qu’on ne
s’y méprenne pas, nous avertit-il, la notion d’intelligibilité a tout l’air d’être une
notion épistémologique, mais ce n’est pas en ce sens qu’il l’entend (RM, p. 15).
« Intelligible pour Dieu » signifie simplement qu’il doit y avoir quelque chose dans
la nature des faits en vertu de quoi « ce qui en émerge en émerge tel qu’il en
émerge et est ce qu’il est. » (RM, p. 15) La thèse de la survenance, par exemple, a
tout l’air d’une thèse où l’on tire A de non-A (RM, p. 17), et paraît aussi « absurde »
que l’idée que l’étendue pourrait émerger d’un rassemblement de points
mathématiques dépourvus d’étendue (RM, p. 15). Bref, nulle contradiction ne
90
saurait exister dans les faits.
55. Quelqu’un ne pourrait-il pas aisément répondre à Strawson que nous
sommes très mal placés pour déterminer ce qui jure ou ne jure pas avec une
mathématique divine ? Mais, répondrait Strawson, s’il ne prétend pas être dans
le secret des dieux, une chose est certaine pour lui, c’est que cette mathématique
divine ne saurait faire en sorte que, « de l’addition de certaines valeurs positives,
puisse émerger une valeur négative », qu’on puisse tirer, comme indiqué
précédemment, A de non-A. N’est-ce pas dire que même Dieu devra s’incliner
devant le principe de non-contradiction ?
56. Strawson, lui, ne s’inclinera devant nulle autre autorité, même pas devant
les détenteurs d’un prix Nobel qui oseraient prétendre qu’un univers pourrait
apparaître en émergeant de la non-existence (RM, p. 17, n. 34). Il suggère que nous
ne nous laissions pas impressionner par des physiciens : il n’a pas foi, par
exemple, dans des entités qui seraient infiniment petites (elles seraient
métaphysiquement impossibles) (RM, p. 16, n. 26). Et nous ne devrions pas plus
prêter attention aux bruits qui courent selon lesquels on annoncerait sous peu la
fin de l’espace-temps (une apparente allusion à de récentes spéculations de
physiciens (RM, p. 9, n. 26)154. Car, si la temporalité s’envolait, l’expérience
s’envolerait aussi, ce qui aurait pour conséquence que personne n’aurait jamais
souffert. « Mais aucune théorie de la réalité ne peut être correcte si elle a pour
conséquence qu’il n’y a jamais eu de souffrance. » (RM, p. 9, n. 26) On notera ici le
souci de Strawson pour une « théorie de la réalité », ce à quoi correspond en
propre l’enquête dite ontologique.
57. On sent ici, non seulement une impatience ou une intolérance, mais un
simple refus catégorique devant tout ce qui peut sembler soit contradictoire,
gratuit ou contraire à un ordre logique. Il y a, dans cette attitude, quelque chose
de terre-à-terre — dans un sens non péjoratif, c’est-à-dire dans le sens qu’on ne
veut pas perdre de vue le concret. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le
154 Strawson (RM, p. 9, n. 16) nous renvoie à Greene, B., The Fabric of the Cosmos (New
York, Knopf, 2004), p. 472 & 473-91.
91
reproche coloré que McGinn réserve à Strawson n’est pas justifié. Le
panpsychisme, lui dit-il, serait une doctrine de drogués, un mythe, une bêtise
confortable155. Nous pouvons reconnaître là un reproche qui procède, lui aussi,
du même esprit naturaliste qu’on retrouve chez Strawson, marqué par cette
phobie de tout irréalisme apparent. Mais, justement, c’est ce même fervent
attachement à un réalisme rationnel qui guide Strawson vers le panpsychisme.
Strawson est conscient que le panpsychisme ne peut que lui attirer une
mauvaise presse chez les siens. « Longtemps, j’ai cru que c’était de la folie, mais
je me suis fait à l’idée, maintenant que je sais qu’il n’y a pas d’autre option qui ne
nous traînerait pas au moins jusqu’à un “dualisme de la substance” » (RM, p. 25).
58. L’intérêt de Strawson serait donc ontologique en raison même de son
naturalisme. Le naturaliste, ici, veut que l’objet, l’univers, soit conforme à la
forme de son esprit, à la logique humaine, même si c’est à une hypothétique
logique divine qu’il croit devoir ultimement nous référer. Ce serait là la raison
pour laquelle le naturalisme chercherait à inscrire sa réflexion dans un contexte
ontologique. La métaphysique naturaliste comporte une visée ontologique parce
que c’est la logique des choses qu’on cherche à y connaître. Ce faisant, on
postule que les choses sont logiques, et qu’on pourrait connaître, au moins en
principe, leur logique. Le naturalisme porte sa chasse aux sorcières en dehors
de lui, dans le monde. Il veut chasser du monde toute trace de mysticisme, car
le mysticisme représente pour lui l’illogisme — et, sous cet illogisme, il
soupçonne un caprice subjectif et une infidélité au réel. Qu’il se trouve dans le
monde du mystérieux, cela, il pourra encore être amené à le concéder ; on
pourra, en travaillant d’autant plus, l’amener à admettre qu’il peut s’y trouver
des faits foncièrement inintelligibles pour l’être humain. Mais qu’il puisse s’y
trouver des faits qui seraient en eux-mêmes, et non plus relativement à nos
capacités de comprendre, intrinsèquement contradictoires, voilà ce à quoi il ne
saurait jamais consentir.
59. Voilà donc peut-être les raisons pour lesquelles Strawson semble résister
155 McGinn, « Hard Questions », art. cité (supra, n. 151), p. 93.
92
au tournant épistémologique que ces considérations imposent, en insistant pour
que ses propos soient compris comme portant sur un contexte ontologique et
non épistémique (RM, p. 15). Cependant, tous les éléments requis pour une
problématisation épistémologique de la dualité sont déjà présents dans sa
position. Car la dualité reconnue entre la connaissance intrinsèque et
extrinsèque s’y trouve constamment relevée.
60. Tout se présente donc comme si, malgré tout son zèle, ou peut-être en
raison de ce zèle, Strawson avait plus en vue la mise en marché d’un point de
doctrine naturaliste que l’examen de la question cruciale que pose, du point de
vue de cette doctrine, le fait de l’esprit. L’important serait de montrer que l’esprit
doit être pensé comme une réalité physique. Si c’est là un réflexe naturaliste,
Strawson n’est pas le seul à le partager, comme nous le verrons. Ne serait-ce pas
en effet l’identité de l’esprit et du corps, plutôt que ce qui les différencie, qui
importerait à l’auteur ? Strawson chercherait moins à souligner l’incommensu-
rabilité entre l’esprit et la matière qu’à soutenir leur rapprochement. Ce serait
l’ardeur naturaliste qui le retiendrait aux premiers moments de sa doctrine, où il
importe d’abord d’arracher l’esprit à l’intemporel, en l’inscrivant dans la nature.
Tout en reconnaissant l’irréductibilité de l’un à l’autre, son intérêt semble être de
défendre le monisme, bien plus que de mettre en exergue l’incontournable dualité
épistémique.
7. Un premier pas vers le dualisme épistémique
61. Si sa fidélité à la doctrine naturaliste a pu inciter Strawson à inscrire ses
réflexions sous le titre de l’ontologie et à « voler aussi haut [qu’il le pût] au-
dessus des questions épistémologiques reconnues » (PD, p. 250), il faut dire à sa
décharge que sa réponse à ses commentateurs trace pour nous la voie longue qui
aboutira effectivement au dualisme épistémique. Mais ce sera encore aux
lecteurs, à la fin, de tirer cette conclusion, en examinant attentivement les lieux
où on les aura conduits.
93
62. Strawson intitule cette réponse (je traduis) : « Le panpsychisme ?
Réponses aux commentateurs avec une célébration de Descartes » (PD, p. 184-280).
Mais il y développe peut-être moins une célébration de Descartes, qu’il traite
cependant avec tous les respects, que de Spinoza, lequel prend, sur la question
de la dualité, le contre-pied de la position cartésienne (PD, p. 239). Or, suivre
Spinoza, c’est, en toute apparence, suivre un trajet qui nous permettrait de
passer d’une métaphysique faisant valoir un dualisme ontologique à une
métaphysique faisant valoir au contraire un certain dualisme épistémique.
63. En effet, Spinoza avance une métaphysique dans laquelle l’esprit et la
matière seraient conçus comme deux attributs de l’être réel, conférant par là une
portée ontologique à son discours. Cependant, la vision de Spinoza, du moins tel
que Strawson la comprend, transforme notre compréhension de la séparation
entre l’esprit et la matière pour en faire essentiellement une séparation
épistémique et non ontologique. L’esprit et la matière ne correspondraient plus
qu’à « ‘deux expressions différentes — certes, incommensurables et
indépendantes l’une par rapport à l’autre — d’une réalité une.’ »156.
64. Strawson préfère déjà cette solution, parce que la dualité des attributs de
Spinoza n’est pas une dualité de modes d’apparition « d’un phénomène autre et
fondamental qui ne serait en soi ni pensée, ni étendue » (PD, p. 240). Sa position
ne serait pas que la réalité ne serait ni pensée, ni étendue, mais bien qu’elle est
l’une et l’autre, que l’une et l’autre existent effectivement et sont la même chose
(PD, p. 240). Nous voyons par là que c’est encore la thèse de l’identité (du mental et
du physique), et donc le monisme ontologique, qui intéresse Strawson : « Je suis
autant un théoricien de l’identité que Smart — en fait, je dirais même plus
encore —, mais une théorie de l’identité, c’est une théorie de l’identité » (PD, p. 267).
C’est que, Smart, porteur emblématique contemporain de la théorie de l’identité,
ne s’était pas nettement distancé d’une conception du physique comme base du
mental, même après avoir affirmé l’identité du mental et du physique. Il écrivait,
par exemple, que « les événements dont font état les énoncés concernant les
156 Strawson citant S. Nadler, Spinoza’s Ethics : an Introduction, Cambridge, Cambridge
University Press, 2006, p. 144 (PD, p. 240).
94
sensations sont en réalité des événements dans le cerveau. »157 C’est cette
incohérence que lui reproche ici Strawson.
65. Cette égalité de statut que Spinoza semble établir entre le mental et le
physique ne peut pas cependant satisfaire Strawson. Car, s’il y avait une égalité
ontologique entre ces deux attributs, on se retrouverait avec une dualité
cartésienne, et cela serait encore moins acceptable. Strawson n’est pas si
explicite. Il ne refuse pas ouvertement cette possibilité. Ce choix semble plus
politique que philosophique : « Je crois que c’est ce que plusieurs personnes
veulent, quoiqu’elles le nieraient probablement, parce que c’est la seule option
qui reste, en dehors du panpsychisme pur et de l’éliminationnisme radical. » (PD,
p. 241) Strawson affirmera donc tout simplement que si les deux modes d’être de
Spinoza étaient également réels, cela « serait simplement une preuve de plus
attestant les limites de la cognition humaine. » (PD, p. 242) Comment donc s’y
prendre pour arriver à une position qui admettrait une sorte de « dualité
fondamentale » (PD, p. 234 sq.), tout en conservant le monisme ontologique essentiel
à une position naturaliste ?
66. La voie qu’il faudrait suivre alors, Strawson a déjà commencé à la tracer
dans « Realistic Monism » quand, tranquillement, il mène ses lecteurs au moment
où il leur faut larguer le concept de réalité physique, ce qu’il propose maintenant
de nouveau, et avec plus de franchise. ‘Physique’ désigne d’abord tout ce qui
existe (RM, p. 3) ; puis, suite au rejet de la thèse de l’émergence radicale, rien de ce
qui existe ne pourrait être dit strictement physique sans être expérientiel ;
finalement, le mot ‘physique’ ne désigne plus que les apparences, que des
propriétés relationnelles (PD, p. 261), lesquelles ne seraient pas de véritables
propriétés. Dans « Realistic Monism », il précise déjà en effet :
Il nous faut reconnaître pleinement que le ‘dualisme des propriétés’,
appliqué aux propriétés non relationnelles et intrinsèques, est strictement incohérent (ou seulement une manière de dire qu’il y a
deux sortes de propriétés très différentes l’une de l’autre), dans la
157 « [P]rocesses reported in sensation statements are in fact processes in the brain. »,
« Sensations and Brain Processes », J.J.C. Smart, op. cit. (supra, n. 93, p. 51), p. 146 ; je souligne.
95
mesure où l’on prétend énoncer par là quelque chose d’authentiquement distinct du dualisme de la substance, car il n’y a
rien de plus à l’existence d’une chose que ses propriétés non relationnelles et intrinsèques (RM, p. 28).
Le monisme de Strawson serait donc un monisme du mental. Mais il se garde
bien de tout rapprochement avec toute forme d’idéalisme. Étant bon naturaliste,
l’idéalisme est trop marqué pour lui d’irréalisme (PD, p. 243). Strawson est
empiriste. Il se contente donc d’affirmer que le réel existe, mais qu’il n’y aurait
que par la voie de l’expérientiel que nous y aurions accès.
67. La thèse strawsonienne, telle qu’elle se présente maintenant, ne nous
inciterait-elle pas à repousser le monisme ontologique à l’arrière-plan, laissant en
pleine vue le « dualisme fondamental » qu’est le dualisme épistémique opposant
le réel aux apparences ? Ce n’est point là pourtant le trajet que Strawson semble
tracer et, à ce stade, c’est encore le souci ontologique qui constitue la trame de la
quête strawsonienne. On le voit dans les remarques qui suivent concernant le
rapprochement entre l’esprit et l’énergie.
8. Le pouvoir causal du mental
68. Si nous sautions les étapes suivies par Strawson dans ses réponses à ses
commentateurs, pour aller directement à sa conclusion, nous verrions qu’il
aboutit à la simple idée d’un dualisme épistémique fondamental, un dualisme
opposant un dedans expérientiel et un dehors apparent. Mais la route par
laquelle il arrive à ce résultat, passant en revue 41 thèses, trace de longs
méandres. Or, parmi ces thèses, il y aurait celle suivant laquelle les sujets,
ayant une « ontologie à la première personne », seraient fermés les uns aux
autres (PD, p. 258). Cela poserait une difficulté particulière, à laquelle Strawson
voudra maintenant répondre. On pourrait en effet prétendre que de tels sujets,
étant « métaphysiquement entièrement fermés les uns aux autres, ne peuvent
avoir un effet les uns sur les autres » (PD, p. 259). Le souci ici serait l’apparent
solipsisme causal de la monade. « Le vrai problème, je crois », écrira-t-il plus
96
loin, avec la philosophie de Leibniz, « est que ses monades n’interagissent pas
causalement de quelque manière que ce soit » (PD, p. 274). C’est donc la question
de la causalité réelle de l’être expérientiel qui semble retenir ici Strawson, et donc
une question qui relèverait encore de l’ontologie. La question est classique :
comment le mental cause-t-il des effets réels ? Ou encore : comment le mental
s’insère-t-il dans le monde physique ?
69. Rappelons que, du point de vue de la théorie du double aspect, cette
question ne se pose plus. Nous avons déjà vu certaines des raisons pour
lesquelles la notion d’une relation causale entre le physique et le mental ne
pourrait avoir de sens du point de vue de cette théorie158. Ce serait se demander,
au mieux, comment le noumène cause le phénomène, et nulle réponse à une telle
question ne pourrait, même en principe, être concevable. Mais, si Strawson
emprunte tant de méandres, c’est qu’il envisage autant de points de vue qui
pourraient donner lieu à des objections. Or, d’un de ces points de vue, celui qui
l’intéresse tout particulièrement, soit celui du matérialisme, on acceptera
difficilement de reconnaître un statut ontologique pertinent à l’intériorité à moins
qu’on ne sache aussi lui reconnaître une efficience causale. Pour répondre à ce
besoin, Strawson associe l’expérientiel à de l’énergie, en introduisant son idée de
« sesmets » — ‘sesmet’ étant un acronyme de « ‘subject of experience that is a
single mental thing’ »159. Un « sesmet » est un agent fondamental, nous dit
Strawson. Mais, comment un « sesmet », un sujet, devient-il agent ? Voilà la
question à laquelle veut répondre Strawson.
70. Nous savons déjà que tout centre d’expérience « a nécessairement un
‘dedans’, un être-c’est-connaître dedans » (PD, p. 254). Mais ce centre « doit aussi,
dans sa nature essentielle, avoir un ‘dehors’ qui ne fait pas moins partie de sa
nature essentielle » (PD, p. 256-257). Pourquoi faudrait-il que cet être ait un
dehors ? Parce que, faudrait-il comprendre, cet être doit avoir un effet sur son
monde, agir sur lui. Mais le concept d’une telle entité théorique — comprenant
un dehors et un dedans — serait inadéquat. Il serait inadéquat, parce que, tel
158 Supra, Introduction, p. 22-23 ; p. 53-53 ; p. 59-61. 159 PD, p. 247, n. 134.
97
que Seager et Coleman, aussi bien que Strawson, l’ont compris160, les propriétés
intrinsèques sont, une fois de plus, les seules propriétés essentielles des choses
réelles :
ce n’est pas comme si nous introduisions un quelconque matériau non
expérientiel [...]. Suivant ce point de vue, il y a un sens en lequel l’intérieur d’une expérience ou d’un ‘sesmet’ [un centre d’expérience]
e1, donc sa nature expérientielle, est toute sa nature essentielle. Le dehors de e1 ne constitue pas un surplus ontologique (PD, p. 257).
71. Rappelons-nous que nous sommes toujours à l’affût d’un moyen qui
permettrait de penser une dualité fondamentale, existentielle, tout en préservant
l’intégrité d’un monisme ontologique. Comment donc sortir de cette apparente
tension entre un monisme et un dualisme fondamental ? Voici la difficulté,
exprimée autrement. Il faudrait que tous les phénomènes relevant
d’une ontologie à la première personne [c’est-à-dire l’expérientiel]
puissent exister d’une manière telle qu’ils soient aussi des phénomènes relevant d’une ontologie à la troisième personne [soit,
dans le monde apparent de la spatio-temporalité physique], c’est-à-dire des phénomènes qui auraient une réalité causale dans une réalité
ontologique à la troisième personne [in the third-person-ontology reality]
[...] (PD, p. 259).
Or, pour rendre concevable une telle dualité opposant une ontologie « à la
première personne » et une ontologie « à la troisième personne », il suffirait de
penser les « sesmets » comme étant constitués d’énergie (PD, p. 260). Demandons-
nous en quoi cette solution pourrait résoudre la difficulté envisagée.
72. Pour Strawson, deux questions se présentent lorsqu'on cherche à
comprendre la nature des propriétés intrinsèques (PD, p. 257). Celle de leur
constitution et celle de leur pouvoir causal. C’est la deuxième question qui le
concerne ici. Celle-ci consiste à se demander comment ces propriétés peuvent
exercer un pouvoir causal sur... écrit judicieusement Strawson... d’autres sujets
d’expérience (PD, p. 257). La formulation est judicieuse parce que, du point de vue
160 Coleman, « Being Realistic », art. cité (supra, n. 150, p. 85) p. 52 ; W. Seager, « The
‘Intrinsic Nature’ Argument for Panpsychism », Journal of Consciousness Studies, vol. 13 (2006), no 10-11, p. 136-137 & sq.
98
du panpsychisme, si des fonds expérientiels peuvent avoir un effet en dehors
d’eux-mêmes, ils ne peuvent avoir d’effet que sur d’autres fonds d’expérience, et
non sur des faits « physiques », les faits physiques n’étant plus que des
propriétés apparentes. Nous sommes ici dans un monisme psychique. Toute
causalité réelle ne peut avoir lieu qu’entre des entités réelles, et toute entité réelle
serait essentiellement psychique.
73. Pour rendre compte de ce pouvoir causal du mental, Strawson associe
donc l’expérience à de l’énergie. Mais, dans cette idée, comme dans d’autres chez
Strawson, on soupçonne un argument-étage dont les philosophes-lecteurs
pourront se départir une fois sa mission accomplie. Car, dire que l’expérience est
de l’énergie est beaucoup plus efficace rhétoriquement que dire de l’expérience
qu’elle est matière. L’énergie est pensée ici comme puissance dynamique. Elle
est efficience. La matière est pour nous, phénoménologiquement, nature morte,
immobilité. Si la question est de savoir comment le mental peut être un pouvoir
causal, et qu’on dit que le mental est la nature intrinsèque, non pas de la
matière, mais de l’énergie, la question trouve par le fait même sa réponse (ou un
semblant de réponse) : c’est que l’expérience est énergie, et elle contiendrait dès
lors en elle-même la puissance requise pour faire « bouger » les choses. Mais tout
cet exercice n’est qu’échafaudage qu’il faudra à la fin retirer. Et Strawson prend
bien soin de préciser :
la nature intrinsèque de cette énergie est de l’expérientiel, soit quelque chose dont la nature essentielle nous est entièrement révélée, au
moins en partie, du fait que nous l’ayons161.
74. L’important est, pour Strawson, que l’expérience ne soit pas pensée
uniquement comme « contenu passif » : elle doit être pensée, dans un
« panpsychisme plausible, comme substance active » (PD, p. 257). Mais, le but de
cette suggestion est pédagogique. « Je crois que cela aussi [soit l’association du
mental avec une force] est une idée difficile pour nous » (idem). Strawson veut
nous habituer à penser une idée avec laquelle « on devient progressivement plus
161 « the intrinsic nature of that energy is experience, i.e. something whose essential
nature is fully revealed to us, at least in part, just in our having it », PD, p. 257.
99
familiarisé en philosophie » (idem). L’important, pour nous, est bien que « la
nature intrinsèque de cette énergie est de l’expérientiel » (idem).
75. Nous aboutissons donc avec une position suivant laquelle l’intériorité
serait une substance active, là où ce qui se présente à nous extérieurement ne
serait que les effets apparents du point de vue « de la troisième personne » (supra,
p. 99), les effets objectifs, mais bien réels et ressentis à la première personne par
les êtres expérientiels qui les subissent, et où il n’y aurait que des êtres
expérientiels qui existeraient, qu’il s’agisse d’êtres vivants ou de particules
ultimes. Par là, Strawson se donne les moyens de penser le mental, comme
indiqué antérieurement, comme étant une « réalité causale dans une réalité
ontologique à la troisième personne », c’est-à-dire comme réalité efficiente au sein
d’une ontologie objective. Dire « une réalité efficiente au sein d’une ontologie »,
c’est dire trois fois « une réalité ». La réalité, c’est ce qui existe ; l’ontologique,
c’est l’être ; l’efficience, c’est ce qui réellement fait tourner le monde. Nous
pourrions comprendre par là simplement que l’empiriste cherche à donner au
mental une ontologie qui a du « mordant », qui fait le poids. Mais rien de cela
n’importe vraiment. Il importe peu de savoir si le mental est énergie ou matière.
La matière, c’est déjà de l’énergie, et autant la matière que l’énergie ne sont que
des concepts objectifs désignant l’apparence phénoménale que prend pour nous
la réalité nouménale. Il suffit de penser que Strawson est pédagogue plus encore
que métaphysicien. Strawson sait fort bien que la réalité physique — ou
énergétique — n’est qu’une réalité apparente162 et que ce n’est pas en elle que
repose la causalité réelle. La causalité réelle sied dans la nature intrinsèque des
choses et, du point de vue du panpsychisme, la nature intrinsèque de l’énergie,
comme il vient de nous le dire, c’est de l’expérientiel. Et pour ce qui est du point
de vue de la théorie du double aspect, la nature intrinsèque de toute chose n’est
peut-être pas entièrement expérientielle, mais notre expérience subjective relève
entièrement de, est entièrement une partie de, notre être réel, là où la matière,
162 Comme il le montre dans sa toute première note : « la ‘matière’ est aujourd’hui
spécifiquement associée à la masse mais [le présent propos] concerne tout autant l’énergie, et de même d’ailleurs tout ce qui peut de même être dit physique » (RM, p. 3, n. 1).
100
pour sa part, ne serait jamais que l’image, tant abstraite que concrète, qu’il nous
est possible de constituer de toute réalité.
76. En ce qui nous concerne, l’important, dans cet exercice, demeure le
passage du dehors au dedans, avec la différence épistémique nécessaire qui doit
s’insérer entre l’un et l’autre, différence incommensurable, dont seule la théorie
du double aspect, semble-t-il, avec la notion de propriétés intrinsèques qu’elle
comporte, peut rendre compte. Cette dualité opposant un dedans et un dehors
démarquant une différence épistémique radicale, nous pourrions la désigner
comme étant notre condition épistémique foncière ou existentielle.
9. Épistémologie en contrebande
77. Pour rendre compte du caractère énigmatique de l’écart psychophysique,
et non pas pour le surmonter, Strawson introduit donc une dualité épistémique
existentielle correspondant au « dedans » et au « dehors » du réel, et ce dualisme
nous porte devant une deuxième manière de connaître, un point dont nous
retrouverons un écho retentissant dans les dernières sections de ses réponses.
78. « Je ne peux pas entièrement éviter [les questions épistémologiques] »,
écrit-il en effet, non seulement
parce que je crois que la matière même de l’être — l’expérience —
implique la connaissance ou l’acquaintance163, mais aussi parce que [...] « nous connaissons la réalité telle qu’elle est en elle-même, à
certains égards, en ayant l’expérientiel en tant que tel... la possession est connaissance [the having is the knowing]. »164 (PD, p. 250)
Cette connaissance, ajoute-t-il, n’est pas une connaissance « de second ordre »,
163 Terme technique introduit par Russell pour désigner la connaissance immédiate
(Bertrand Russell, Théorie de la connaissance, op. cit. [n. 17, p. 16], Partie I, « De l’accointance », p. 13-136).
164 Strawson se citant lui-même (« Real Materialism », in Chomsky and his Critics, L.M. Antony–N. Hornstein [dir.], Malden Mass., Blackwell, 2003, p. 54) pour répondre à un commentateur qui relevait le même passage.
101
comme le serait l’introspection (PD, p. 251)165. Cette connaissance serait
« résolument de premier ordre » (PD, p. 250). L’acquaintance, la « révélation », est
directe (PD, p. 251-252). Elle correspondrait à une connaissance de type « être-c’est-
connaître », par opposition à ce que serait la connaissance que nous pourrions
avoir en voyant, sentant ou pensant une chose (PD, p. 254). Cette connaissance
directe « de la nature essentielle de notre expérience » peut n’être que partielle
(PD, p. 252). Elle ne peut même qu’être partielle, considérant la profondeur infinie
qui peut être constitutive de tout être (PD, p. 252-255). L’essentiel, cependant —
que Strawson ne souligne pas —, ne serait pas que « être, c’est connaître », mais
que la connaissance dont il est maintenant question, n’étant pas une
connaissance « de second ordre », est une connaissance d’un autre ordre et,
finalement, qu’il y a deux ordres de connaissance.
79. Or, cette distinction vaut indépendamment de tout panpsychisme.
Comment être si sûrs que ce n’est pas en vertu du fait que nous sommes un
cerveau, et non pas, par exemple, une « simple » plante, que nous sommes
conscients ? Admettons que ce soit le cas, et que l’avènement du mental émerge
effectivement « comme par miracle », à partir d’une matière initialement
dépourvue d’esprit : qu’adviendrait-il ? Le panpsychisme de Strawson pourrait
tomber, mais nous aurions droit au même épilogue :
Je crois m’y être rendu. Cela fait déjà un certain temps que j’ai cessé de ressentir des difficultés intuitives avec l’idée que cette
expérience de rougeur, cette chose dont la nature essentielle m’est entièrement connue, à certains égards, du seul fait que je l’aie, est
justement (et n’est que [just is]) ce lopin d’activité neuronale complexe [...] (PD, p. 250).
80. Pas plus le panpsychisme que la thèse de la survenance ne répondent à la
question qui se pose lorsqu’on s’étonne devant l’incommensurabilité entre le
physique et le mental. C’est cette incommensurabilité qui frappe et c’est elle qui
suscite nos interrogations, une incommensurabilité dont ni le panpsychisme, ni
la survenance ne rendent compte. Même en admettant l’une ou l’autre de ces
165 La question de l’introspection reviendra à deux reprises au chapitre 2, p. 108-110 ;
p. 128-136.
102
thèses, l’asymétrie entre le physique et le psychique demeure inexpliquée. Mais
là où ces deux réponses nous détournent de la véritable question qui est celle de
cet écart, la théorie du double aspect apporte une réponse qui, en posant la
nécessité d’un écart entre des propriétés intrinsèques et des propriétés
relationnelles, rend compte de la dissemblance entre ces deux termes, une fois
pour toutes. Et, on le voit, il n’y a qu’elle à la fin que Strawson retient pour
répondre à la question qu’il a lui-même reconnue comme centrale.
81. Cette question était de savoir comment s’y prendre pour arriver à une
position qui admette une sorte de « dualité fondamentale » tout en conservant le
monisme ontologique (PD, p. 234 sq.). C’est en juxtaposant les propriétés
intrinsèques (seules réelles) et les propriétés extrinsèques (et seulement
apparentes) que Strawson a pu relever ce défi. Cette juxtaposition, cependant,
ne fait que reprendre la théorie du double aspect, déjà soutenue depuis plus d’un
siècle par l’école des panpsychistes. Or, si la portée ontologique de cette théorie
est indéniable, ses incidences épistémiques n’en sont pas moins percutantes.
Expliquant la différence entre le psychique et le physique comme étant une
différence entre un dedans réel et un dehors apparent, cette théorie ramène la
dualité à une dualité épistémique opposant deux modes d’accès au réel et, par
suite, deux manières de le connaître. C’est pourquoi il semble que la voie que
suit Strawson, alors que nous le laissons, soit bel et bien, quoiqu’il s’en défende
vivement, celle d’un tournant épistémologique.
82. Nous prendrons nous-mêmes un tel tournant dans le chapitre qui suit.
Strawson nous y a suffisamment préparés. Le chasseur d’étoiles qu’est l’être
humain n’a jamais rien perdu, sauf des rêves irréalisables, à mesurer la portée
de son arc plutôt que l’objet visé. C’est à un tel exercice que nous nous livrerons
maintenant. En déplaçant l’ensemble de la problématique vers l’ordre de
l’épistémique, les particularités de la problématique que présente la relation
psychophysique seront conçues comme ayant leur fondement dans le regard que
nous portons sur les choses plutôt que dans les choses telles qu’elles existent.
Le point de vue de McGinn, cependant, auquel nous allons maintenant prêter
attention, se présente encore comme une sorte d’entre-deux.
CHAPITRE 2
Chercher en soi la raison de l’énigme
1. Trois réponses suscitées par le caractère énigmatique de l’écart
psychophysique
1. Chercher à comprendre la dualité des termes qui constituent le rapport
psychophysique comme étant le reflet de notre condition épistémique foncière et
non le reflet d’une dualité ontologique, ce serait, a-t-il été suggéré, chercher en
nous-mêmes, et non dans les choses, le fondement de la difficulté que semble
présenter l’explication de ce rapport. Or, même si cette dualité n’avait qu’un
fondement épistémique, il y aurait encore deux manières de comprendre la cause
de cette dualité. Ou bien il ne pourrait y avoir de pensée sans dualité, et la
dualité esprit-matière serait précisément la conséquence de cette nécessité : ou
bien les capacités cognitives de l’être humain, étant un être fini, seraient
nécessairement limitées, et il irait de soi en ce cas que l’esprit doive buter tôt ou
tard contre ses propres limites, le schisme psychophysique étant un cas singulier
où de telles limites seraient manifestes. Bref, ou la dualité épistémique serait la
forme nécessaire de toute conscience représentationnelle, ou elle ne serait que le
reflet de la limite relative de nos propres capacités cognitives.
2. D’une manière ou d’une autre, l’esprit lui-même se présenterait toujours
104
comme un fait dont nous ne pourrions jamais espérer obtenir une explication.
Dans le premier cas, cependant, celui où le dualisme serait conçu comme un
aspect incontournable de toute conscience, l’obstacle à l’explication de l’esprit
serait absolu, tandis que, dans le second, aussi insurmontable que cet obstacle
puisse être pour nous, il n’en serait pas moins un fait contingent et donc relatif.
3. Il existe une troisième position en philosophie de l’esprit, d’ailleurs
beaucoup plus répandue, pour laquelle rien n’interdirait d’espérer que nous
puissions un jour refermer l’écart qui reste encore infranchissable aujourd’hui
entre le physique et le psychique. On ne cherche plus alors à expliquer la
nécessité de la nature énigmatique du rapport psychophysique. On cherche au
contraire à chasser cette rupture apparente dans l’être — une rupture dont Jean
Brun a su tracer les linéaments166 — tout en reconduisant les recherches vers
une quête objective, espérant trouver des réponses en interrogeant les choses, et
non plus le regard qu’on porte sur elles. Nous aurons l’occasion de voir ce qu’il
faut retrancher des faits pour rendre à un tel espoir une apparence de légitimité.
4. Ces trois réponses seront en effet celles qui seront examinées dans le
présent chapitre et dans les deux suivants, portant d’abord notre attention sur la
deuxième et la troisième, avant de faire nôtre la première, à partir du chapitre 4.
5. Nous poursuivons donc avec un texte de Colin McGinn, un texte qui,
comme un certain nombre d’autres textes en philosophie de l’esprit
contemporaine, en est venu à être tenu pour l’emblème d’une certaine
position167. Dans ce cas-ci, la position de l’auteur nous intéresse parce que
l’hypothèse qu’il avance est justement celle selon laquelle la science ne pourrait
jamais expliquer l’esprit et sa relation à la matière en raison des limites
particulières, donc contingentes, attribuables à l’esprit humain. Il s’agit donc de
166 Les conquêtes de l’homme et la séparation ontologique, Paris, Puf, 1961. 167 « Can We Solve the Mind-Body Problem? », Mind, vol. 98 (1989), p. 349-366. Repris
dans McGinn, The Problem of Consciousness (Oxford, Basil Blackwell, 1991), chap. 1 ; The Nature of Consciousness: Philosophical Debates (N. Block et al. [dir.], Cambridge Mass., MIT, 1997), p. 528-542 ; Philosophy of Mind. Classical and Contemporary Readings (D. Chalmers [dir.], Oxford, Oxford University Press, 2002), p. 394-405 ; Philosophy of Mind: A Guide and Anthology (John Heil [dir.], Oxford, Oxford University Press, 2004), p. 781-797. Dorénavant : CWS.
105
la deuxième manière d’expliquer pourquoi le rapport psychophysique ne pourrait
demeurer pour nous qu’énigmatique : la dualité est dans le regard, mais en
raison de la constitution spécifiquement humaine, donc contingente, de ce regard
et de l’intelligence qui l’informe.
2. L’idée principale de McGinn
6. Essentiellement, McGinn suggère que, si nous ne pouvons refermer l’écart
psychophysique, c’est parce que la conscience serait un fait sans étendue, alors
que nous ne pourrions que percevoir et, par suite, que comprendre des faits qui
s’inscrivent dans l’étendue. Pour McGinn, il y a, de toute évidence, un rapport
entre le physique et le mental. Cependant, puisque la conscience est inétendue,
cette relation causale doit elle-même dépendre de propriétés inétendues, des
propriétés qui, étant inétendues, échapperaient dès lors à notre perception de
même qu’à notre compréhension. McGinn postule donc l’existence d’une
propriété ou d’un ensemble de propriétés (du cerveau) que nous ne pouvons
concevoir et qui pourraient expliquer le rapport psychophysique, pourrions-nous
les concevoir.
7. Nous pouvons donc déjà le constater, quoique la nature ineffable du
rapport psychophysique trouve encore son explication dans la nature du regard
que nous portons sur le monde, l’explication du rapport en tant que tel liant le
mental au physique se trouve encore dans le monde objectif. Car, c’est bien une
propriété dans le monde observable — soit une propriété du cerveau — qui, pour
McGinn, pourrait rendre compte de ce rapport.
8. L’auteur commence par souligner des évidences. Pensons aux
compétences cognitives de tout animal. Celles-ci varieront d’une espèce à l’autre.
Et, si tous sont prêts à admettre que c’est chez l’être humain que ces
compétences ont atteint leur plus haut niveau de développement, il serait difficile
de prétendre que ce développement aurait atteint là son ultime limite. En ce qui
a trait à nos pouvoirs représentationnels, le bon sens même nous le dit, ce ne
106
sera jamais une question de tout ou rien ; il y aura toujours en eux du plus et du
moins (CWS, p. 350).
9. La puissance de nos pouvoirs cognitifs ou perceptuels ne serait pas le seul
facteur dont il faudrait tenir compte. Il faudrait aussi considérer le degré
d’adaptation de nos facultés par rapport certaines tâches cognitives (CWS, p. 350).
Nous pourrions, par exemple, ne pas comprendre un problème parce que nos
capacités ne sont pas suffisamment développées, ou nous pourrions être
constitués d’une manière telle que nous ne pourrions comprendre ce genre de
problème en particulier. Nous pourrions être très intelligents et ne pas être en
mesure de comprendre certaines choses simples.
10. Pour rendre ce concept de limites cognitives plus clair, nous pouvons nous
reporter au concept de limites perceptuelles. Il est facile d’illustrer le concept de
limites représentationnelles lorsqu’il s’agit de la perception. Nous ne percevons
pas les rayons X, par exemple (CWS, p. 351). Mais les rayons X existent, à n’en pas
douter. Or, comment ne pas soupçonner que, de même qu’il doit exister des
dimensions de l’univers (et, bien entendu, par le fait même, de nous-même) que
nous ne pouvons percevoir, il doive en exister que nous ne puissions concevoir ?
Pour McGinn, les propriétés de l’univers qui ne peuvent être conçues par nous
seraient alors pour nous des propriétés nouménales, mais elles n’en
demeureraient pas moins des propriétés réelles, et donc — et surtout —
naturelles (CWS, p. 350).
11. Or, parmi ces propriétés nouménales, il en existerait une, selon McGinn,
qui permettrait d’expliquer le lien psychophysique (CWS, p. 350). Il y aurait une
« propriété naturelle du cerveau (ou de la conscience) » qui rendrait le lien
psychophysique compréhensible pour nous, si nous pouvions la percevoir et la
concevoir mais, justement, nous ne le pouvons pas, « étant donnée la manière
avec laquelle il nous faut former nos concepts » (CWS, p. 350). Ici, l’auteur cherche
surtout à nous introduire à l’idée de « fermeture cognitive ». Un esprit sera fermé
à l’égard d’une propriété quelconque « si et seulement si les procédures dont il
dispose pour former des concepts ne peuvent aller jusqu’à saisir cette propriété »
107
(CWS, p. 350). L’énoncé a tout l’air d’être un pléonasme, mais il dit bien ce qu’il a à
dire : l’esprit serait fermé aux propriétés que ses règles de constitution de
concepts (ou de théories) l’empêcheraient de concevoir.
12. Tout réalisme serait donc contraint d’admettre l’inconcevable autant qu’il
le serait d’admettre l’indétectable (CWS, p. 351). Rien ne nous oblige à associer le
nouménal au miraculeux, écrit McGinn (CWS, p. 352). Il suffit de comprendre que
la nature insaisissable de certains faits dépend simplement d’une « fermeture
cognitive » qui nous serait propre, propre à la structure même de notre faculté
représentationnelle (CWS, p. 352). Ce serait donc cette fermeture qui serait
« susceptible d’engendrer l’illusion de mystère objectif » (CWS, p. 352).
13. McGinn doit donc penser la conscience comme mystère, tout en soutenant
que, malgré cette apparence de mystère, c’est en vertu de faits naturels qu’un
organisme tel que le nôtre peut éprouver un vécu phénoménologique que les
sciences physiques ne semblent pas être en mesure de cerner. Pour arriver à ses
fins, McGinn croit qu’il lui faut soutenir deux choses : 1) qu’il existe une
propriété qui explique la relation âme-corps ; 2) que comprendre cette relation
requerrait des capacités d’explication qui dépasseraient nos propres capacités
cognitives. Nous verrons sous peu pourquoi McGinn est convaincu que
comprendre cette relation dépasse nos capacités. Son but n’est pas de montrer
que les faits qui se rapportent à l’esprit sont explicables par des faits naturels,
mais de montrer qu’ils peuvent être naturels sans être explicables par une
science humaine.
14. Ceci laisserait cependant en suspens cette autre question : comment le
naturaliste composera-t-il avec le mystère, après l’avoir reconnu comme
composante inéluctable de l’expérience ?
15. Laissant nous-mêmes pour le moment cette question, à laquelle le chapitre
6 (infra, p. 277) apportera une réponse, tournons-nous maintenant vers le sujet qui
nous concerne dans l’immédiat et que McGinn évoque à deux reprises au cours
de son article, soit celui du dualisme épistémique.
108
3. Ignorance radicale, introspection et dualisme épistémique
16. Seul un idéalisme déplacé, prétend McGinn, nous porterait à soutenir que
nous pourrions tout connaître de notre univers (CWS, p. 353). Ne faut-il pas qu’au
moins une partie de notre univers échappe à la science ? Autrement, il nous
faudrait être tels des dieux (CWS, p. 361). Nous rejoignons, avec cette remarque, le
scepticisme de G. Strawson168, lequel, avec Locke169, se fait un devoir de nous
rappeler notre ignorance foncière quant aux principes qui déterminent le rapport
âme-corps.
17. Cependant, si la science ne peut nous livrer les secrets de la relation
psychophysique, pourrions-nous espérer, demande McGinn, atteindre un plus
grand succès en nous en remettant à l’introspection (CWS, p. 354) ? McGinn
répond négativement à cette question, et c’est la raison sur laquelle il s’appuie
pour répondre ainsi qui s’avère intéressante pour nous. Pour McGinn,
l’introspection est « cette faculté par laquelle nous saisissons la conscience dans
tout son éclat [vivid nakedness] » (idem). Elle constitue un « accès immédiat » aux
propriétés de la conscience. Mais, même l’introspection, selon lui, ne nous
donnerait pas accès à cette propriété dont il postule l’existence et qui expliquerait
le rapport psychophysique ; et elle ne pourrait le faire, notons-le, pour une raison
qui suffirait à elle seule à expliquer pourquoi la science ne le pourrait pas plus.
Quelle serait cette raison ? De même que toute enquête physiologique ne peut
produire que des propositions physiologiques, toute enquête phénoménologique
— à laquelle McGinn associe ici l’introspection (idem) — ne pourrait révéler que
des faits phénoménologiques et n’atteindre, par conséquent, que des conclusions
phénoménologiques (idem). Ni l’une ni l’autre de ces enquêtes ne pourrait donc
nous éclairer sur le rapport qui semble exister entre ces deux domaines,
168 « L’on retrouve, au cœur de la présente position et depuis 1994 (‘Agnostic
materialism’), la thèse lockéenne suivant laquelle nous sommes profondément ignorants quant à la nature de ce qui est physique. » PD, p. 272.
169 Essai philosophique..., op. cit. (supra, n. 130, p. 73), IV, iii, § 13, p. 802 : « nous ne saurions comprendre comment aucune grosseur, aucune figure, ou aucun mouvement de parties peut jamais être capable de produire en nous l’idée de quelque couleur, de quelque goût, ou de quelque son que ce soit. »
109
physique et phénoménologique.
18. Retenons surtout de cette parenthèse sur l’introspection que, présenter de
cette façon la « faculté » introspective, c’est bien, semble-t-il, reconnaître
implicitement un dualisme épistémique, puisque McGinn reconnaît ici que nous
avons deux ordres de connaissance mutuellement irréductibles l’un à l’autre. Et
il semble légitime de parler de « connaissance », même dans le contexte de
l’analyse de McGinn, car, pour McGinn, l’introspection est bien une « faculté
cognitive » (CWS, p. 354) par laquelle nous « saisissons [catch] la conscience » (idem),
constituant un « accès immédiat », un « accès cognitif direct » aux « propriétés de
la conscience » (idem). S’il s’arrête ici pour expliquer qu’une enquête
psychologique ou phénoménologique ne peut pas, tout comme c’est le cas en ce
qui concerne l’explication physicaliste, resserrer l’écart entre le physique et le
psychique, il ne peut le faire sans introduire un schisme épistémique entre le
subjectif et l’objectif.
19. C’est ce qu’une note confirme. À Nagel, qui, dans l’espoir de refermer
l’écart psychophysique, aurait évoqué « l’idée d’une ‘phénoménologie objective’ »,
laquelle aurait permis de décrire nos expériences (subjectives) en employant « des
termes entièrement objectifs », McGinn répond :
cela ne nous permettrait toujours pas de comprendre comment les
aspects subjectifs de l’expérience dépendent du cerveau — ce qui est vraiment ce que nous cherchons à comprendre. De fait, je doute que
la notion de phénoménologie objective soit plus cohérente que celle de physiologie subjective. L’une et l’autre tentent de refermer l’écart psychophysique par une stipulation quelconque. La leçon ici est que
cet écart ne peut être refermé simplement en appliquant des concepts tirés d’un côté aux articles qui se rapportent à l’autre côté [...] (CWS,
p. 356, n. 12 ; je souligne).
On aura noté au passage la remarque de McGinn suivant laquelle ce que nous
cherchons vraiment à comprendre est « comment les aspects subjectifs de
l’expérience dépendent du cerveau ». Tel que cela a été expliqué précédemment,
on peut poser cette question, mais on peut également poser celle qui vise à
comprendre, plus simplement, la différence en tant que telle entre les aspects
110
subjectifs et objectifs de l’expérience170. C’est plutôt cette dernière question qui
s’impose lorsque c’est le problème du rapport psychophysique qui est envisagé.
On notera aussi que, pour McGinn, il existe un rapport causal à sens unique
entre le cerveau et la conscience. Il l’écrit ailleurs explicitement : « Nous savons
que les cerveaux sont de facto la base de la conscience » (CWS, p. 349) ; « [l]es états
du cerveau causent les états de conscience, nous le savons » (CWS, p. 353)171.
4. Pas de concepts sans intuition
20. Ayant ainsi bloqué la possibilité d’une enquête, disons, subjective ou
intérieure qui pourrait nous permettre de comprendre le rapport
psychophysique, nous pouvons revenir à la science et aux raisons pour
lesquelles celle-ci ne pourrait pas plus nous permettre de comprendre ce rapport.
McGinn apporte alors un nouvel élément. Il a déjà décrit nos facultés
perceptuelles et conceptuelles comme étant formellement limitées (supra, p. 106-
107). Il faut écrire ici « formellement », parce que c’est la forme même de ces
facultés qui détermine leurs limites. Nombreuses sont donc les propriétés de
l’univers que nous ne pourrions percevoir, et nombreuses seraient celles que
nous ne saurions concevoir. Or, McGinn prétend maintenant que les limites de
nos facultés intellectuelles dépendent de nos capacités perceptuelles (CWS, p. 357-
359). Nous ne pourrions percevoir que des propriétés étendues, et nous ne
pourrions par conséquent concevoir et expliquer que des faits étendus, ce qui
exclurait d’emblée la possibilité d’expliquer la conscience, de même que sa
relation au corps, la conscience n’étant pas un fait étendu et perceptible.
21. En résumé, voici la position qui nous est présentée. Pour nous conduire à
cette conclusion d’inaccessibilité cognitive, McGinn nous introduit d’abord au
concept d’inaccessibilité sensible, donc à celui de dimensions de l’univers qui ne
nous seraient pas directement accessibles par les sens. Puis il nous introduit à
170 Supra, chapitre 1, p. 87-88. 171 Sur quoi voir déjà, supra, Introduction, p. 22-23 ; 53.
111
l’idée de fermeture cognitive. Comme il y a des choses que nous ne pouvons voir,
il doit y en avoir que nous ne pouvons comprendre. Nous avons donc droit à une
première hypothèse, selon laquelle il y aurait des dimensions de l’univers qui
seraient cachées, parfois à nos sens, d’autres fois à notre compréhension.
Ensuite, l’auteur introduit une deuxième hypothèse, celle-ci ad hoc, selon
laquelle il existerait une propriété, laquelle nous permettrait d’expliquer la nature
de la relation âme-corps, mais ce serait là une propriété que nous ne pourrions
percevoir ou concevoir parce qu’elle relèverait de ces dimensions de l’univers qui
restent pour nous cachées et inconcevables. Et enfin, nous avons droit à une
troisième hypothèse selon laquelle cette fois ce sont les limites de nos capacités
perceptuelles qui sous-tendent les limites de nos possibilités cognitives, de sorte
que ce serait parce que nous ne pouvons percevoir cette propriété que nous ne
pourrions ni la concevoir, ni concevoir les rapports qui dépendent d’elle.
22. Cette troisième et dernière hypothèse s’appuie à son tour sur un
raisonnement qui lui est propre et qui a pour but d’écarter une objection
potentielle. Car, l’idée selon laquelle nous ne pourrions concevoir que ce qui
nous est perceptible pourrait paraître douteuse. La science ne porte-t-elle pas
très souvent sur des faits inobservables par nos sens ? Si McGinn admet qu’il
nous est possible d’émettre et de prouver la validité ou l’invalidité d’hypothèses
concernant certains faits inobservables (CWS, p. 358), la limite de la capacité que
nous avons de formuler de telles hypothèses concernant l’inobservable serait
néanmoins une fonction de nos capacités perceptuelles, de ce que nous pouvons
observer (CWS, 358-359). Comme nous ne pouvons qu’observer des faits physiques
ou spatiaux, nous ne pourrions qu’émettre des hypothèses concernant des faits
physiques, observables ou pas. Nos concepts théoriques ne seraient que des
« extensions analogiques » de faits qui pour nous sont observables (CWS, 358), et
jamais une hypothèse concernant des faits physiques ne saurait nous permettre
d’introduire, dans la série des faits physiques, des concepts tels ceux qui nous
permettraient d’expliquer la conscience et son rapport avec les faits physiques.
112
5. L’exclusion causale du mental
23. Comment encore être si sûrs que la conscience, échappant à notre
perception sensible et se trouvant à être « nouménale par rapport à la perception
du cerveau » (CWS, p. 357), devrait échapper aussi à nos instruments, alors que
d’autres faits imperceptibles, tels les rayons X, ne leur échappent pas ? À cette
question, McGinn vient de nous apporter une réponse : nous ne pourrions
détecter, avec nos instruments, que ce qui serait analogue à ce que nos sens
peuvent saisir. Nos instruments peuvent saisir ces rayons, quoique nous ne
puissions les sentir, et nous pouvons les concevoir avec notre esprit, parce que
nos instruments seraient des « extensions analogiques » de nos sens (CWS, p. 358).
L’argument n’est pas sans consistance, puisque nous savons que des rayons X,
par exemple, sont des ondes semblables aux ondes lumineuses représentant une
section particulière du spectre électromagnétique. Les rayons X appartiendraient
à une dimension de l’objet qui ne nous serait pas étrangère.
24. Or, comme il y a toujours de nouvelles propriétés que nos instruments
peuvent détecter, et que nous pourrions par conséquent concevoir, comment être
si sûrs qu’il ne pourrait y avoir une propriété spatio-temporelle qui n’aurait pas
encore été découverte à ce jour et qui pourrait expliquer la conscience et son
rapport au physique ? Comment être si sûrs que la conscience elle-même ne serait
pas spatio-temporelle ? McGinn est conscient de la difficulté, et il peut y avoir
plusieurs façons d’y faire face. Pour répondre au défi, McGinn emploie la
méthode qui consiste à relancer la question à son expéditeur : essayez vous-
mêmes, suggère-t-il, de seulement concevoir une propriété du cerveau qui
rendrait le rapport psychophysique moins obscur (CWS, p. 357). Vous ne pourrez y
parvenir, prétend-il. Ce serait comme essayer de découvrir une propriété
quelconque dans un caillou qui nous permettrait de découvrir ou de conclure
que c’est bel et bien là un caillou conscient, en admettant qu’il y ait effectivement
en lui un état de conscience qui, au départ, nous échappe (CWS, p. 357). Tentons
donc de relever le défi que nous pose McGinn. Demandons-nous si, en sondant
plus profondément la matière, nous ne pourrions pas espérer en dévoiler une
113
nouvelle dimension qui pourrait rendre intelligible le rapport psychophysique.
25. Pour répondre à cette question, réfléchissons à cette autre question : que
pourrait savoir un neurophysiologue, quant à la relation âme-corps, qu’un
« têtologue » ne pourrait pas aussi savoir ? Un têtologue, si on veut bien se
prêter à ce jeu, étudie la relation qui peut exister entre le fait d’avoir une tête et
le fait d’avoir des pensées, un peu comme les phrénologues d’antan cherchaient
à déterminer le caractère d’un sujet en se basant sur la forme de son crâne. En
« têtologie », on réussit, la plupart du temps, à établir des corrélations assez
serrées entre le fait d’avoir des idées et celui d’avoir une tête. Mais, on ne peut
jamais rendre compte de cette corrélation comme telle. Or, la neurophysiologie
nous explique-t-elle plus la relation entre l’expérience vécue et le fait physique
lorsqu’elle réussit à établir, par exemple, une correspondance entre une
expérience particulière et une « discontinuité dans le fonctionnement
neurophysiologique »172 ? Il faut répondre que non. Une activité synaptique,
c’est encore une activité physique, et c’est le rapport entre le physique et
l’expérience qu’il fallait expliquer. Ce à quoi McGinn fait ici allusion a donc déjà
été noté à plusieurs reprises par le passé : une explication complète de la série
causale, laquelle permettrait d’ « expliquer » la présence d’un fait mental,
exclurait toute référence à un événement mental173. « Pour expliquer des
données physiques observables », écrit McGinn, « nous n’avons besoin que de
propriétés théoriques portant sur ces données, et non de la propriété qui
explique la conscience, laquelle n’apparaît pas dans ces données. » (CWS, 359)
26. Par conséquent, que le « têtologue » nous explique qu’il faille une tête pour
penser, ou que les neurosciences nous expliquent que telle ou telle expérience
« dépende » de telle ou telle activité synaptique, ou même qu’on nous dise que la
172 Pierre Livet, « L’intentionnalité réduite ou décomposée », dans L’intentionnalité en
question : entre phénoménologie et recherches cognitives, D. Janicaud (dir.), Paris, Vrin, 1995, p. 219.
173 Voir P.F. Strawson, Analyse et métaphysique (leçons données au Collège de France), Paris, Vrin, 1985, p. 148-149 ; Jaegwon Kim, « Mental Causation: What? Me Worry? », Philosophical Issues, vol. 6 (1995), p. 123-151 (spécialement p. 130-138) ; Sven Walter, « Causal exclusion as an argument against non-reductive physicalism », Journal of Consciousness Studies, vol. 13 (2006), no 1-2, p. 67-83.
114
pensée est liée de près à — ou même est — l’activité électromagnétique
cérébrale174, nous ne serons pas plus avancés. Un frétillement électrique ou un
grouillement d’hormones ne ressemble pas plus à une pensée que ne peut lui
ressembler une tête bien faite.
27. Nous sommes donc davantage en mesure de comprendre pourquoi McGinn
nous invite à « essayer de concevoir une propriété perceptible du cerveau qui
pourrait dissiper le sentiment de mystère que nous ressentons lorsque nous
contemplons le lien cerveau-esprit » (CWS, p. 357) ; et nous sommes plus en mesure
de comprendre pourquoi il prétend que nous serions incapables de relever un tel
défi.
6. McGinn sceptique versus Strawson panpsychiste
28. Étant maintenant plus familiarisés avec la pensée de McGinn, il pourrait
être intéressant de la comparer à celle de G. Strawson. Sur certains points, leurs
positions peuvent paraître diamétralement opposées. Pour McGinn, « la
meilleure explication de données purement physiques ne nous sort jamais du
domaine physique » (CWS, p. 358), et la conscience lui semble alors « théoriquement
épiphénoménale » (CWS, p. 359). Pour Strawson, au contraire, tout ce qui existe,
tout ce qui est « réel » et « concret » est physique, et ce « concret » inclut le mental
(RM, p. 3).
29. Il ne faudrait pas cependant accorder trop d’importance à de telles
différences. Nos deux auteurs s’accordent, sur le fond. Pour Strawson, il
importe de souligner que, si tout est physique, le mental aussi doit en être, alors
que, pour McGinn, il importe de souligner qu’on ne peut s’attendre à ce que
l’entendement humain puisse saisir tout ce qui est réel et naturel. Ce n’est que
par convention que McGinn désigne par physique que ce qui nous est
perceptible, comme ce n’est que par convention que Strawson choisit de décrire
174 Comme même G. Strawson a voulu le suggérer. Voir infra, note 264, p. 214.
115
tout ce qui existe comme étant physique. Pour le reste, l’ensemble des propriétés
du monde, qu’elles soient connaissables ou non, ou qu’elles soient dites
physiques ou non, resteront pour l’un et l’autre imbriquées dans un seul ordre
nomologique unifié, soit l’ordre naturel.
30. Nous avons vu, d’autre part, que McGinn rejette le panpsychisme de
Strawson175, en le qualifiant, sur un ton de bonhomie, de rêve de drogué. C’est
parce qu’il préfère professer l’ignorance quant à la relation âme-corps plutôt que
de s’aventurer à affirmer imprudemment que toute chose physique est chose
mentale. Mais Strawson ne nie pas notre ignorance radicale. Il l’affirme, au
contraire, et avec insistance, reconnaissant que le rapport entre l’esprit et la
matière demeure aussi mystérieux dans le panpsychisme qu’il peut l’être dans
une théorie de la survenance. Ainsi peut-il reprendre les paroles d’Eddington,
lorsque ce dernier affirme que « [r]ien n’empêche l’assemblage d’atomes
constituant un cerveau d’être par lui-même un objet pensant en vertu de cette
nature que la physique laisse indéterminée et considère comme
indéterminable »176. Mais le mystère du rapport âme-corps est pour lui le même
que celui qui marque l’ensemble de l’existence177. Ce qui importe, pour McGinn
autant que pour Strawson, est que cette nature, quelle qu’elle soit, demeure
réglée par un seul régime unifié de lois naturelles. Pour Strawson, cela signifie
qu’elle ne pourrait être le lieu d’apparitions ou d’émergences miraculeuses.
L’esprit ne pourrait pas davantage apparaître là où il ne se trouvait pas
auparavant que la matière ne peut se matérialiser, sortir du néant, et combler un
vide quelconque. C’est donc le rapprochement avec une pensée magique,
suggéré par les thèses de la survenance ou de l’émergence, que Strawson
cherche à éviter en soutenant une thèse panpsychiste suivant laquelle la matière
comporte en tout temps un volet mental, alors que, pour McGinn, ce
panpsychisme évoque déjà les aventures d’Ali Baba.
175 Supra, chap. 1, p. 90. 176 La nature du monde physique, op. cit. (supra, n. 69, p. 42), p. 262 (p. 260 dans
l’édition originale anglaise). Cité par Strawson, p. 11. 177 « toutes nos explications de phénomènes concrets s’arrêtent à des choses qui sont
simplement données, contingentes et ne pouvant souffrir à leur tour une explication [...]. » RM, p. 15 ; supra, chap. 1, p. 85.
116
31. Il y a cependant à la position de Strawson un mérite dont une telle critique
ne tient pas compte : c’est que son panpsychisme, sans « expliquer » l’esprit,
permet d’expliquer du moins la différence entre l’esprit et la matière, en associant
l’esprit aux propriétés intrinsèques du réel et la matière aux apparences sous
lesquelles se présentent les propriétés extrinsèques et relationnelles des choses,
c’est-à-dire à l’apparence sous laquelle le réel se présente à nous à titre d’objet.
32. Nous pouvons donc reconnaître plus de force à la position de Strawson
que McGinn semble disposé à lui en reconnaître. Mais ceci n’affaiblit en rien
celle de McGinn, puisque ces deux positions se défendent indépendamment l’une
de l’autre. Mais si l’une et l’autre procèdent d’une pensée naturaliste et si l’une
et l’autre pointent vers une explication épistémique pour rendre compte de la
nature énigmatique du rapport psychophysique, on ne saurait les confondre. La
différence entre ces deux approches demeure donc importante, du moment que
McGinn, au lieu de considérer nos limites épistémiques comme découlant de
propriétés inhérentes à toute forme de conscience, les considère comme un fait
contingent propre à l’esprit humain.
33. Il existe une autre différence, déjà plus importante, entre ces deux
approches. Pour l’une, le dualisme épistémique est ce qui explique ; pour l’autre,
celle de McGinn, il est ce qu’il faut expliquer. Pour McGinn, nous avons une
dualité épistémique parce qu’il existe une propriété quelconque que nous ne
pouvons percevoir. Pour Strawson, il y a du mystère parce qu’il y a dualité
épistémique, dualité de modes d’accès à l’être.
34. La différence la plus importante qui distingue les positions de Strawson et
de McGinn repose cependant sur le fait que McGinn situe toujours la réponse à
l’énigme, quoique nous ne puissions la connaître, dans la réalité objective — soit
dans le cerveau —, tandis que Strawson la situe dans le sujet. Il y a bien, pour
McGinn, une propriété inobservable dans le monde apparent — une propriété du
cerveau — qui, pourrions-nous la percevoir, nous rendrait compréhensible le
rapport psychophysique. À l’inverse, et indépendamment de son panpsychisme,
en caractérisant la différence entre le mental et le physique comme étant la
117
différence entre deux modes d’accès à l’être, Strawson ramène résolument
l’explication de l’écart psychophysique dans la structure même de l’expérience, et
donc du sujet.
35. Retenons toutefois, pour conclure, que la position de McGinn n’est pas
foncièrement incompatible avec celle de Strawson, en ce sens que les deux
explications, qui n’ont pourtant rien en commun, peuvent être valables en même
temps. Les deux thèses semblent conjointement admissibles : il doit y avoir du
mystère dans notre existence parce que notre esprit, de petit qu’il était, n’est pas
encore aussi grand qu’il pourrait l’être et ne peut, par conséquent, tout percevoir
et concevoir. Ce serait la position de McGinn. Et il devrait toujours y avoir, dans
l’expérience de tout être pensant, un aspect mystérieux en raison de nécessités
formelles absolues inhérentes à l’acte même de penser. Ce serait la position de
Strawson, sinon celle à laquelle nous contraint son analyse. La question délicate
serait alors de pouvoir départir deux ordres de mystères, celui relevant d’une
nécessité formelle absolue et celui relevant d’une nécessité formelle relative, ou
contingente.
36. Il ne nous appartient pas ici de trancher cette question de manière
définitive. Certains points pourraient cependant indiquer pourquoi ce serait aux
limites cognitives absolues liées à la forme même de l’acte de penser, et non aux
limites de la puissance cognitive humaine en particulier, qu’il faudrait rattacher
le mystère que présente le rapport psychophysique. Le point essentiel qui milite
en faveur des propos de Strawson, ou du moins de la théorie du double aspect en
tant que facteur expliquant le caractère énigmatique de ce rapport, serait que,
dans le cas de cette énigme en particulier, ce qui échappe à nos cadres
conceptuels n’est pas un fait particulier, ou un ensemble de faits localisés
diversement dans l’univers. Au contraire, ce qui nous échappe est le volet
subjectif de l’expérience, un volet de nous-mêmes. Si le mystère suit l’œil
partout où il regarde, ne serait-ce pas une raison de plus de soupçonner que le
mystère est dans l’œil, et non dans l’univers observé, dans le sujet, et non dans
l’objet ?
118
7. Place qu’occupe McGinn dans la philosophie de l’esprit
37. Nous pourrions reconnaître à McGinn un mérite : il est à peu près seul à
défendre la position qu’il défend. Cela s’explique mal, parce que sa réponse est
loin d’être hors de l’ordinaire. Elle pourrait même paraître la plus sage.
Supposons que, au problème que pose le rapport psychophysique, nous
puissions entrevoir les trois réponses générales précitées comme pouvant avoir
droit, en principe, à une audition dans un tribunal naturaliste : jamais un être
pensant ne pourra chasser l’énigme ; l’être pensant particulier que nous sommes
ne pourra jamais la chasser ; nous pourrons la chasser, ou nous l’avons déjà
fait. Pourquoi sont-ils si peu à retenir la deuxième de ces trois réponses, soit
celle de McGinn ? Cette dernière ne semble-t-elle pas être la plus sereine et la
plus facilement défendable des trois ? Ne dit-elle pas simplement : « Attendez-
vous à du mystère insurmontable dans votre expérience, parce que vous n’êtes
pas des dieux, parce que vous êtes des êtres finis. » Par opposition, les deux
autres approches générales, la première (soutenue ici), qui pourrait aller jusqu’à
dire que, même si nous étions des dieux, nous ne pourrions qu’être mystère pour
nous-mêmes, et l’autre, laquelle dit que nous pouvons en principe tout expliquer,
paraissent bien moins raisonnables.
38. Comme nous ne pouvons expliquer pourquoi si peu de personnes
retiennent cette deuxième réponse, nous devons nous contenter de constater cet
état de fait : la position de McGinn semble délimiter un no man’s land entre deux
lignes de feu où peu semblent disposés à s’aventurer. Examinons maintenant de
plus près ce que McGinn propose en nous penchant sur certaines des critiques
qui lui ont été adressées.
119
8. McGinn et ses critiques
39. Nous serons en effet plus en mesure d’apprécier la portée de la position de
McGinn lorsque nous aurons tenu compte des réponses qu’elle a pu susciter, en
particulier celle de Sophie Allen178.
40. Allen éprouve de la difficulté à accepter l’idée d’une conscience inétendue
et inexplicable en des termes propres aux sciences physiques179. La théorie de la
relativité l’aurait démontré, le temps ne serait pas indépendant de l’étendue180.
Selon elle, McGinn accentue trop « une disparité entre le phénomène, inétendu
en apparence, de la conscience et certaines des entités postulées dans la théorie
physique »181. Ainsi, Allen envisage-t-elle « un changement de paradigme
encadrant notre conception de l’étendue qui permettrait de rendre compte de la
conscience. »182 Elle veut suggérer par là que l’inétendu de la conscience ne
serait qu’apparent et que, par suite, rien n’empêcherait en principe que la
conscience puisse être l’objet d’une science empirique183. Elle tient, comme
McGinn, à considérer l’étendue comme une propriété du monde réel, et c’est pour
cette raison qu’elle suggère qu’un rapprochement serait pensable entre les
propriétés de certaines particules subatomiques et la « non-localisation »
apparente, mais apparente seulement, de la conscience184.
41. Or, en quoi maintenant l’idée selon laquelle certaines entités sans
localisation apparente ne seraient pas étrangères à une théorie physique
viendrait-elle changer la donne par rapport à la nature hermétique que présente
178 Sophie R. Allen, « A Space Oddity: Colin McGinn on Consciousness and Space »,
Journal of Consciousness Studies, vol. 13 (2006), no 4, p. 61-82. Allen vise ici spécifiquement un article de McGinn dont la présente étude ne tient pas compte (« Consciousness and Space », Journal of Consciousness Studies, vol. 2 (1995), no 3, p. 220-230), mais sa critique est applicable à la position de McGinn qu’on retrouve dans CWS, cet article étant celui auquel nous portons ici notre attention.
179 Ibid., p. 63. 180 Ibid., p. 67-69. 181 Ibid., p. 78. 182 Idem. 183 Ibid., p. 80. 184 Ibid., p. 78.
120
le rapport psychophysique ? Allen est d’avis qu’il n’y aurait plus alors de raison
de croire la conscience hors de la portée des théories en physique. Mais on ne
voit pas pourquoi ces avancées théoriques concernant des particules
changeraient quoi que ce soit au cas particulier que présente la conscience ; car
comment l’apparence inétendue de tel ou tel phénomène nous permettrait-elle de
croire que nous détiendrions ou que nous pourrions détenir la clé d’un autre
phénomène, soit celui de la conscience, lequel, pour sa part, resterait encore tout
autre ?
42. Ici, il faut rester clairs. L’idée essentielle de McGinn est qu’il y a quelque
chose que nous ne pourrons jamais percevoir et, par conséquent, jamais
concevoir, une chose qui, pourrions-nous la percevoir et la concevoir, nous
permettrait de chasser l’énigme entourant le rapport psychophysique. En vérité,
McGinn ne sait pas plus qu’Allen ce que pourrait être une telle propriété du
cerveau. McGinn ne peut que présumer que cette propriété est inétendue, et il le
présume, de un, parce qu’il lui semble que la conscience elle-même est inétendue
et, de deux, parce que cette condition suffirait pour nous la rendre imperceptible,
étant donné que les propriétés inétendues semblent être des propriétés qui
échappent à nos sens. Mais l’important est que cette propriété soit
imperceptible, et non qu’elle soit de nature inétendue. Si l’apparence
« aspatiale » de certains phénomènes cessait de poser un obstacle aux théories
physiques, alors McGinn n’aurait qu’à caractériser autrement la propriété
imperceptible qu’il postule et qui pourrait expliquer le rapport entre l’esprit et la
matière ; il le lui faudrait bien, puisque le fait de l’esprit en lui-même ne s’en
trouverait pas moins entouré de mystère, même après que la science aurait
« cerné » des phénomènes inétendus en apparence. C’est bien ce dernier point
qui doit rester en vue : même si un fait quelconque pouvait exister en dehors de
l’étendue sans que cela représente pour la science un mystère particulier, la
conscience n’en demeurerait pas moins nébuleuse, du point de vue de son
rapport au corps. Donc, du point de vue qu’est celui de McGinn, ce ne serait pas
parce que la conscience serait inétendue qu’elle serait insaisissable par le
discours physicaliste. Ce serait plutôt l’inverse : ce serait parce qu’elle serait
121
insaisissable par le discours physicaliste qu’il la décrit comme étant inétendue.
En d’autres mots, sa thèse d’une propriété inconnaissable qui, fût-elle
connaissable, pourrait rendre compte du rapport psychophysique ne se trouve
nullement ébranlée par la critique d’Allen. C’est plutôt sa sous-thèse suivant
laquelle la conscience serait inexplicable parce qu’elle serait sans étendue qu’il
pourrait se voir contraint de modifier, en raison de cette critique.
43. Encore faut-il rappeler que, en toute logique, l’inétendu ne peut être une
propriété. Ne démarque-t-il pas plutôt l’absence d’une propriété, nommément, le
fait d’être (ou de paraître) étendu ? Ce serait alors une erreur de voir dans
l’inétendu une caractéristique de la conscience. Si cela est juste, isoler une
brindille d’être à laquelle nous ne pourrions attribuer d’étendue, ce ne serait
donc pas encore cerner un fait qui aurait en partage une propriété attribuable à
la conscience. Car, l’inétendu ne serait pas plus une propriété que ne le serait la
« non-pommitude », le fait de ne pas être une pomme. Bref, s’il nous était
possible de cerner positivement des particules qui étaient en apparences sans
étendue, on ne saurait encore le faire qu’en isolant des propriétés qui seraient
celles de ces particules, et ces propriétés — jusqu’à preuve du contraire —
n’auraient encore rien de commun avec la conscience. Nous nous retrouverions
de nouveau avec une description physique qui, par définition, ne peut qu’exclure
toute référence au domaine de la conscience. Nous verrons plus loin avec Searle
les raisons qui rendent cette exclusion formellement nécessaire.
44. L’approche d’Allen s’est révélée typique en son genre. Comme la position
de McGinn a pour conséquence de consacrer la conscience à l’ordre du
mystérieux, et comme ce caractère ineffable de la conscience reposerait, selon
McGinn, sur sa nature inétendue, le réflexe initial que suscitera cette position
sera de remettre en cause l’association liant la conscience à l’inétendu. On dira
alors que rien ne nous autorise à prétendre que la conscience elle-même soit au
fond inétendue. C’est là une approche qui a trouvé des représentants chez
Rovane185 et Garvey186, comme chez Allen, cette dernière se démarquant en
185 Carol Rovane, « Comment on McGinn’s ‘The Problem of Philosophy’ », Philosophical
122
proposant de modifier notre paradigme de l’étendue de manière à y inclure les
phénomènes physiques qui, dans certains cas, semblent aussi être sans étendue.
45. Une deuxième réaction, laquelle procède du même esprit, consistera à dire
que la matière elle-même est reconnue comme ayant un volet « aspatial », et que
cela n’empêche pas qu’elle puisse être objet de théories scientifiques. C’est sur
une telle idée que Clark187 et Clarke188 appuient leurs réactions à McGinn.
Qu’on tire l’esprit vers la matière ou la matière vers l’esprit, en l’associant à
l’inétendu, on refuse d’une manière ou de l’autre de reconnaître d’emblée un
schisme insurmontable entre eux. La stratégie, laquelle se voudrait ici
naturaliste, consisterait donc, semble-t-il, à tenter de rapprocher les deux
termes. Sinon, comme c’est le cas avec Clarke, on reconnaîtra le fond
épistémique de la différence, seulement pour repartir en quête d’un élément
mental dans le physique, habituellement logé dans les particules quantiques
reconnues elles-mêmes comme étant « aspatiales ». Cette dernière stratégie ne
présente rien d’inhabituel189, le plus étonnant étant qu’une telle réponse puisse
cohabiter, dans un même esprit, avec l’idée que la différence entre le mental et le
physique aurait pour fondement la dualité existentielle d’accès épistémique au
réel :
ma connaissance de l’esprit est celle de la « jouissance », tandis que
ma connaissance des objets physiques est celle de la « contemplation ». On pourrait décrire ces deux formes comme étant la connaissance
procédant de l’intérieur et celle procédant de l’extérieur. Les difficultés philosophiques liées à l’esprit s’appuient sur cette différence
fondamentale190.
Studies, vol. 76 (1994), no 2-3, p. 157-168.
186 James Garvey, « What Does McGinn Think We Cannot Know », Analysis, vol. 57 (1997), no 3, p. 196-201.
187 Thomas W. Clark, « Function and Phenomenology: Closing the Explanatory Gap », Journal of Consciousness Studies, vol. 2 (1995), no 3, p. 241-254.
188 C.J.S. Clarke, « The Nonlocality of Mind », Journal of Consciousness Studies, vol. 2 (1995), no 3, p. 231-240.
189 Hans Jonas lui-même appuie sa défense du concept de liberté humaine sur celui d’une indétermination subatomique (Puissance ou impuissance de la subjectivité ?, C. Arnsperger [trad.], Cerf, 1980, p. 97-125).
190 « my knowledge of mind is the knowledge of ‘enjoying’, whereas my knowledge of physical objects is that of ‘contemplating’. One could characterize these as knowledge
123
Comment l’auteur de ces paroles peut-il encore chercher, comme il le fait, des
réponses à la question que pose le fait de l’esprit dans les interstices
quantiques191 ? « La structure de l’expérience doit refléter la structure des
processus qui la portent », prétend-il en effet, en précisant que les seuls
candidats au poste de « porteurs » sont « les états quantiques [quantum states]
qui peuvent être définis dans la logique quantique »192. S’il faut entendre
« connaissance procédant de l’intérieur » comme étant une acquaintance avec des
propriétés intrinsèques de la « matière », c’est-à-dire de la réalité nouménale,
comme l’entendait Eddington, alors l’écart psychophysique ne peut que rester
formellement infranchissable. Or, dire, comme le fait ici le commentateur, que la
différence psychophysique est celle qui oppose la jouissance de l’être à la
contemplation de l’être, c’est ramener l’écart psychophysique à la différence que
pose la théorie du double aspect entre être l’être et voir l’être, soit à la différence
entre être une réalité en soi et l’apparence objective de toute réalité sous laquelle
cette réalité se présente à nous comme fait physique. Il n’y aurait plus, dès lors,
de sens à chercher un « reflet » des structures de l’expérience dans les structures
quantiques plus qu’ailleurs.
46. Il y a une autre voie, très apparentée à la précédente, par laquelle on a
voulu rapprocher la conscience et l’étendue. Si on ne sait trop comment situer la
conscience dans l’étendue, il ne fait nul doute par ailleurs qu’on puisse l’inscrire
dans le temps. On mise alors sur la temporalité de la conscience pour la
rapprocher de l’étendue, en invoquant les théories einsteiniennes concernant le
rapport de l’étendue au temps. C’est ce que fait Lockwood, par exemple, en
prétendant qu’il n’est pas inconcevable que l’événement mental, reconnu comme
étant temporel, se situe dans l’étendue, étant donné les principes de la « théorie
spéciale » de la relativité193. Avec raison, Gordon194, de même que Gibbins195,
from within and from without. The philosophical problems of mind stem from this fundamental difference. » (Clarke, art. cité [supra, n. 188], p. 232)
191 Ibid., p. 235-240. 192 Ibid., p. 238-239. 193 Michael Lockwood, « Einstein and the Identity Theory », Analysis, vol. 44 (1984),
no 1, p. 22-25. C’est pourtant, notons-le, ce même Lockwood que Strawson cite et qui, en 1991, énoncera esentiellement, sans la nommer, la théorie du double aspect
124
signalent la circularité propre à une telle stratégie, commune à vrai dire à
l’ensemble des critiques précitées. Car, cette stratégie présuppose que le temps
vécu correspond au temps du physicien, alors qu’il s’agit là en réalité de la
question en litige, comme l’explique Gordon, s’il s’agit effectivement de lier
l’expérience vécue aux données de la physique nouvelle.
47. Notons-le donc, la différence opposant le temps vécu au temps conçu est
une espèce qui appartient au genre « réalité/image de la réalité ». Comme le
physique et le mental correspondent, respectivement, à la réalité vue ou conçue
et à la réalité vécue, de même, au temps conçu et objectif des physiciens
correspond un temps vécu et subjectif.
48. L’idée de Lockwood, comme celle d’Allen, s’appuierait apparemment sur
cette intuition, articulée naguère par Russell, que Gibbins fait ressurgir :
Le fait que les événements mentaux passent pour avoir des rapports temporels est extrêmement contraignant, maintenant que l’espace et le
temps sont devenus si peu distincts l’un de l’autre196.
« Contraignant » en quel sens ? C’est que, pour Russell, dans la théorie de la
relativité, le temps et l’espace paraissent inextricablement reliés. Si le temps et
l’espace sont inextricablement liés, et si la conscience est temporelle, comment
saurait-elle être inétendue ? Or, une telle intuition se dissipe sitôt que la
réflexion se porte sur la distinction à soutenir entre le temps vécu et le temps
conçu. Le temps conçu — perçu, analysable et quantifiable — correspond au
temps physique, et ce temps physique pourrait effectivement être relié à l’étendue
de la physique, mais non pas le temps des événements mentaux. À l’appui de
cette distinction, Gordon cite des propos de physiciens, dont ceux de James L.
Anderson :
Il était clair dès le début qu’Einstein considérait ces mesures en tant
(supra, n. 73, p. 43).
194 David Gordon, « Special Relativity and the Location of Mental Events », Analysis, vol. 44 (1984), no 3, p. 126-127.
195 P.F. Gibbins, « Are Mental Events in Space-Time? », Analysis, vol. 45 (1985), no 3, p. 145-147.
196 L’analyse de la matière, op. cit. (supra, n. 70, p. 43), p. 300 (p. 384 dans l’édition originale anglaise). Cité par Gibbins, art. cité (supra, n. 195), p. 146-147.
125
qu’éléments de comparaison entre différents systèmes physiques. ... Ainsi, nous ne devrions pas exiger que la mesure d’espace ou de temps
du physicien ait grand rapport avec le sens des expériences psychologiques auxquels ces concepts renvoient197.
49. Il y a une dernière distinction cruciale dont ces critiques ne tiennent
généralement pas compte. Il s’agit d’une distinction entre l’étendue comme
propriété du réel et l’étendue conçue comme forme transcendantale de toute
intuition. Dans le premier cas, l’étendue est dans l’objet ; dans le second, elle est
dans le sujet. Allen, à tout le moins, entrevoyant une telle possibilité, concède
que : « [u]ne fois qu’on se met à penser à propos de l’étendue de cette façon, la
nature du problème de l’étendue change clairement [...] (puisque, objectivement
parlant, l’étendue n’est plus une propriété des entités physiques) »198. McGinn
lui-même, il est vrai, ne tient pas compte d’une telle approche. Mais son propos,
tel qu’il nous est présenté, nous contraint d’examiner cette question plus
attentivement.
9. L’étendue : dans le monde perçu ou dans le regard porté sur lui ?
50. McGinn nous a déjà expliqué que nous ne pouvons percevoir des
propriétés sans étendue et que nous ne pouvons pour cette raison concevoir des
relations en dehors de l’étendue. « [N]os sens », écrit-il d’abord, « sont arrimés de
manière à représenter un monde étendu ; ils nous présentent les choses comme
étant essentiellement dans l’étendue, avec des propriétés spatialement
déterminées [spatially defined properties]. » (CWS, p. 357) Et il semble, selon
McGinn, qu’avec de telles propriétés, nous ne puissions justement jamais
résoudre l’énigme de la relation âme-corps (CWS, p. 357).
51. Toutefois, lorsque McGinn nous dit que nos sens sont faits pour nous
197 « ... Thus we should not demand that what the physicist calls a space measurement or
a time measurement bear much relation to our psychologically conditioned senses of these concepts. » Principles of Relativity Physics (Academic Press, New York, 1967), p. 137-8 ; cité par Gordon, art. cité (supra, n. 194), p. 127.
198 Allen, art. cité (supra, n. 178, p. 119), p. 76.
126
représenter un monde étendu, rien ne nous oblige à croire que le monde en soi
doive être étendu. L’étendue pourrait n’être que notre manière de dépeindre une
réalité qui pourrait être, en elle-même, tout autre. Nous pourrions dès lors
(demeurer kantiens et) comprendre qu’il puisse y avoir une correspondance
serrée entre le réel et la représentation et, dans le cas qui nous intéresse, entre le
vécu conscient et le cerveau, sans que cette représentation (le cerveau perçu et le
cerveau pensé par la science comme chose étendue) constitue une reproduction
de ce réel, de cette chose en soi : dans ce cas-ci, du vécu conscient.
52. Naturellement, il ne faudrait pas comprendre cette « inexactitude », cet
écart entre le réel et sa représentation, comme pouvant fonder un reproche.
Cette inexactitude refléterait plutôt l’écart incontournable qu’il faudrait prévoir
entre la représentation de toute chose et cette chose même. Or, McGinn ne
semble pas vouloir comprendre l’étendue de cette façon. Car, quoiqu’il nous dise
d’abord que nos sens sont faits d’une manière telle qu’ils nous représentent un
monde étendu, il précise par la suite que « [n]os sens ne peuvent être atteints que
par certaines sortes de propriétés, celles qui sont essentiellement liées à
l’étendue. » (CWS, p. 357) Par là, l’étendue se trouve renvoyée dans le monde et
réifiée : « La conscience ne semble pas faite de petits processus spatiaux ; et il
semble que la perception du cerveau ne puisse nous révéler que de tels
processus. » (CWS, p. 357) Mais le regard révèle-t-il des propriétés du réel ou nous
présente-t-il ce réel sous un aspect, en lui donnant une forme représentative
adéquate, fidèle en un sens à ce réel, mais « pigée » en premier lieu dans l’esprit
lui-même, dans sa boîte à outils catégoriels ? L’étendue serait-elle une propriété,
et une propriété du monde ? Ou ne serait-elle pas que la forme nécessaire sous
laquelle nous nous représentons les propriétés du monde ? Il semble que la
réflexion de McGinn ne tienne point compte des acquis les plus élémentaires de
l’idéalisme : si le temps et l’étendue ne sont point des catégories sensibles, ils
n’en sont pas moins, pour le dire comme Schopenhauer, des « fonctions du
cerveau », et donc du sujet, et non de l’objet199.
199 « Esquisse d'une histoire de la doctrine de l'idéal et du réel », in Parerga et
Paralipomena, Jean-Pierre Jackson (trad.), Chécy, Coda, 2005, p. 23.
127
53. Ceci nous contraint de tenir compte d’une distinction importante. C’est
une chose que l’insurmontable écart entre la représentation du réel et ce réel
même ; c’en est une autre que le fait de ne pouvoir se représenter que certaines
propriétés de ce réel, et non d’autres.
54. Dans le premier cas, la cause de notre ignorance radicale serait l’écart
inévitable entre le réel et son modèle (spatio-temporel ou autre). L’étendue n’est
alors que la forme que nous employons pour nous représenter le réel, alors que
le réel en tant que tel pourrait ne point être une chose étendue, tout comme les
chimiques photosensibles et le papier sont utilisés en photographie pour
représenter des visages, lesquels ne sont ni du papier, ni un chimique
photosensible.
55. Dans le deuxième cas, la déformation du réel ne serait plus due au fait que
l’étendue, n’étant qu’un mode de la représentation, traduirait le réel en un code
qui, tout en étant fidèle à ce réel, ne lui ressemblerait peut-être pas le
moindrement. Cette déformation serait due au contraire, dans ce deuxième cas,
à l’idée que notre « code interprétatif » (l’étendue, de même que le temps) ne
rejoindrait pas la totalité du réel. Nous pourrions dire, pour exemplifier cette
deuxième idée, qu’il n’est pas possible de prendre une photographie d’un
concerto. L’idée de McGinn correspondrait à cette deuxième manière d’expliquer
notre ignorance radicale à propos de la conscience. Il semble important de
reconnaître la différence entre ces deux fondements concevables de notre
ignorance radicale. À noter, au demeurant, que ces deux facteurs pourraient
être conjointement opérationnels, ainsi qu’il a été indiqué précédemment (supra,
p. 117) : l’étendue, par exemple, si elle n’était qu’un « code », qu’une catégorie de
notre esprit offrant une manière de représenter le réel, pourrait encore ne
traduire qu’une partie des propriétés du réel, les autres demeurant invisibles.
56. Pour résumer, il y aurait toujours un écart entre le modèle et le réel et,
parfois, nous n’aurions tout simplement pas un modèle du réel, ce qui
représenterait deux raisons formelles pour lesquelles nous ne pourrions jamais
être en mesure d’expliquer le rapport psychophysique. Ce serait la deuxième de
128
ces raisons qui correspondrait à la raison proposée par McGinn. En optant pour
cette réponse, McGinn situe l’explication du rapport psychophysique dans une
propriété du monde — même s’il s’agit d’une propriété du cerveau. En
expliquant, au contraire, l’écart psychophysique comme étant une propriété de
tout modèle possible, l’explication de ce rapport est rapatriée en nous ; car alors
on explique la dualité comme étant une propriété inhérente au regard que nous
portons sur les choses.
57. Or, y aurait-il des raisons pour lesquelles il serait avantageux que l’énigme
que pose le rapport psychophysique résulte du fait que nous n’aurions pas un
modèle adéquat du monde, et non du fait qu’une dualité insurmontable serait
inhérente à tout modèle, aussi adéquat qu’il puisse être ? Nous verrons qu’on
peut répondre à cette question par l’affirmative. Mais auparavant, nous allons
d’abord reprendre avec McGinn la thèse du dualisme épistémique, alors qu’il
croit pouvoir l’écarter une fois pour toutes comme facteur explicatif de la figure
énigmatique que présente la relation psychophysique.
10. Le dualisme épistémique écarté en tant que facteur explicatif
58. McGinn s’interroge en effet à nouveau à propos du dualisme épistémique.
Il l’a déjà évoqué implicitement en indiquant que, si on ne peut faire le pont entre
le physique et le mental à partir d’études physiques, on ne pourrait davantage
découvrir le rapport qui les lie en se basant sur l’étude de notre expérience
phénoménologique (supra, 108-110). Il évoque maintenant explicitement ce
dualisme comme facteur pouvant potentiellement expliquer la nature énigma-
tique de la relation psychophysique, mais que brièvement et que pour écarter
définitivement une telle explication. Ce rejet repose pourtant, comme nous le
verrons à l’instant, sur des raisons qui semblent plutôt artificieuses. Chemin
faisant, c’est le dualisme épistémique lui-même qui s’en trouve mal caractérisé et
donc mal jugé. Ce rejet précipité est suspect. Il nous faudra rester alertes.
59. Il se pourrait, commence-t-il par dire — caractérisant une position qui ne
129
serait pas la sienne —, que le sentiment de mystère qui marque le rapport
psychophysique n’ait rien à voir avec la nature d’une quelconque propriété
inconnue de nous. Car, ce sentiment pourrait dépendre du fait que nous ne
prenons pas connaissance du cerveau et de la conscience par la voie de la même
« faculté cognitive ». Ce serait l’introspection qui nous permettrait d’avoir accès à
la conscience, tandis que, par la perception, nous prendrions connaissance du
cerveau. Nous pourrions alors avoir droit à une « dualité épistémologique » (CWS,
p. 359-360).
60. Ce recours à la notion de dualisme « épistémologique » ne paraît pas
acceptable pour l’auteur. Cette explication de l’ « illusion de mystère » reposerait,
selon lui, sur une hypothèse insoutenable selon laquelle ce qui est perçu par une
faculté ne pourrait être intelligible qu’en des termes propres à cette faculté. Des
transpositions interfacultaires (ou intermodales) existent déjà, tient-il à souligner,
par exemple entre la vue et le tact. L’écart intermodal ne pourrait donc pas
expliquer l’incommensurabilité reconnue entre ce que l’introspection et la
perception « appréhendent » (CWS, p. 360). Le dualisme épistémique, pour autant
qu’il ne serait que le reflet d’une dualité de voies d’accès aux choses, ne pourrait
donc pas expliquer le caractère mystérieux du lien âme-corps (idem).
61. Ce contre-argument de McGinn repose toutefois sur un faux
rapprochement entre la perception et l’introspection. Car, il n’y a d’emblée
qu’entre des expériences perceptuelles proprement dites que nous pouvons
parfois retrouver des recoupements intermodaux. Ne tenant point compte de ce
fait, et négligeant de même le fait que des recoupements intermodaux ne sont
pas toujours possibles entre les expériences sensibles (quel rapport établir, en
effet, entre le goût du sel et son apparence tactile ou visuelle ?), McGinn doit au
contraire étendre l’ensemble des modes entre lesquels il serait légitime de
s’attendre à des recoupements de manière à ce que cet ensemble inclue
l’introspection comme étant elle-même un mode d’ « appréhension ». Pour y
arriver, il inscrit la perception et l’introspection sous un titre plus général, soit
celui de « facultés cognitives » qui « appréhendent » (CWS, p. 359-360). Ainsi peut-il
souscrire à un présupposé, qu’il prête d’ailleurs à ses prétendus adversaires
130
(qu’il ne nomme pas), suivant lequel notre connaissance — McGinn emploie le
mot « acquaintance » — du cerveau et de la conscience « est nécessairement
médiatisée par des facultés cognitives différentes, nommément la perception et
l’introspection. » (CWS, p. 359)
62. Cependant, notre connaissance de la conscience ne peut pas vraiment être
dite « médiatisée ». McGinn lui-même décrivait l’introspection, quelques pages
auparavant, comme étant une « faculté cognitive » qui nous donne un « accès
immédiat » (CWS, p. 354) (donc, non médiatisé, peut-on supposer) à la conscience :
« Notre connaissance de la conscience », écrit-il alors, « ne pourrait guère être
plus directe ; [...]. » (CWS, p. 354)
63. Pour mettre en lumière la limite du raisonnement de McGinn concernant
le dualisme épistémique et les recoupements intermodaux, considérons divers
cas. Le principe des recoupements interfacultaires repose sur l’idée d’une
ressemblance entre ce que deux facultés peuvent révéler. Dans le cas du tact et
de la vue, par exemple, nous pouvons faire un rapprochement entre une forme
palpée et une forme vue. C’est sur cette base que McGinn prétend que des
recoupements interfacultaires ne sont pas interdits. Cependant, pourquoi donc y
aurait-il entre nos facultés parfois des recoupements, et d’autres fois des écarts
qui semblent défier toute analyse, comme, par exemple, entre le goût d’une
matière et son apparence visuelle ?
64. Si on se penche de plus près sur cette question, on se rend compte que,
par exemple dans le cas du tact et de la vue, c’est à l’égard de l’objet intentionnel
visé par les deux sensations que des recoupements semblent possibles. Nous
touchons une forme et croyons reconnaître la même forme en la voyant.
65. Dans le cas du goût et de la vue d’une substance, comment se fait-il qu’un
tel recoupement ne semble pas opérable ? Ne serait-ce pas parce qu’il n’est pas
dans la nature du goût de viser véritablement une représentation de l’objet en
tant que tel200 ? Le goût n’est-il pas essentiellement révélateur de ce que diverses
200 Ainsi, Schopenhauer écrit-il : « Deux sens seulement servent, à proprement parler, à
131
matières représentent pour nous ? Tout ce que nous savons de ces matières, y
ayant goûté, serait si nous les désirions ou non. À part cela, à y goûter, nous
n’apprendrions à peu près rien d’elles. Nous ne connaissons d’elles que les effets
qu’elles ont sur nous et ce serait d’ailleurs, en de tels cas, tout ce que nous
souhaiterions connaître. Les sensations telles que celles qui relèvent du goût
seraient axées, pourrions-nous dire, sur la connaissance de l’effet subjectif en
lui-même, sans égard pour la connaissance de l’objet qui s’y rattache.
66. Cependant, ce n’est pas comme si certaines sensations pointaient
uniquement vers l’objet et d’autres vers le sujet. Toutes nos sensations, y inclus
nos sensations internes, selon l’analyse qui en est faite dans la présente étude,
auraient un volet objectif et un volet subjectif, même si, comme dans l’exemple
du sel, le volet objectif peut être si limité qu’il ne permette pas vraiment des
recoupements interfacultaires. Dans ce cas, il y a certes encore un volet objectif,
et donc une valeur objective, car le goût peut nous permettre, par exemple, de
distinguer un baril de sel d’un baril de sucre. Mais, dans tous les cas, de la vue,
du goût comme de tous les sens, il y aurait toujours un volet subjectif à la
sensation. Or, ce serait ce volet qui ne permettrait pas d’effectuer des
recoupements avec les données subjectives ou même objectives indiquées par
d’autres sens.
67. On peut prendre pour preuve le cas de la vision, sur lequel McGinn croit
justement pouvoir faire reposer son hypothèse concernant les recoupements. On
tâtera autant qu’on voudra un cube, on n’en découvrira pas pour autant le
moindre recoupement entre ces sensations tactiles et la couleur de ce cube. Ce
serait parce que la couleur serait surtout un effet sur nous, bien plus que le
signe d’un fait objectif.
68. Il y a donc, dans chaque expérience, un volet objectif et un volet subjectif.
Le volet objectif correspond à ce que l’épreuve semble révéler de la chose sentie.
Le volet subjectif ne nous intéresse ici qu’en tant qu’il ne se rapporte à rien.
l’intuition objective : le toucher et la vue. » De la quadruple racine du principe de raison suffisante, op. cit. (supra, n. 36, p. 30), § 21, p. 193.
132
Seule l’expérience immédiate, l’épreuve en elle-même nous intéresse201. Le volet
subjectif renvoie lui aussi, sans le moindre doute, à un être qui, tout en étant
notre être — donc, tout en étant le sujet plutôt que l’objet, tout en étant l’ipséité
plutôt que l’altérité — déborde néanmoins cette présence immédiatement
« visible » ou accessible que constitue l’expérience vécue en elle-même. Cette
connaissance indirecte, mais subjective, reste en dehors de l’optique de la
présente enquête. En ce qui nous concerne ici, l’important est que certaines
expériences peuvent être plus révélatrices soit de l’objet, soit du sujet. Certes,
nous dira Henry, il y a le bleu du ciel202. Si le bleu indique le ciel, il reste que
cette couleur n’est qu’indirectement révélatrice de l’objet. La distinction
lockéenne opposant des qualités primaires et secondaires trouve ici son sens. La
couleur n’est pas une propriété intrinsèque de l’objet. Lorsque nous tâtons des
formes, c’est l’ « esprit », ou l’intellect, plus que les sens qui « tâtent ». L’esprit
cherche l’objet, et non le sujet. Rappelons-nous Bergson : l’intelligence est « la
vie regardant au dehors, s'extériorisant par rapport à elle-même, adoptant en
principe, pour les diriger en fait, les démarches de la nature inorganisée. »203 La
perspective bergsonienne ne permet pas de concevoir l’aspect « mort » ou
« inorganisé » du monde extérieur comme étant en soi le reflet du regard qui est
porté sur lui, mais, peu importe : il reste que l’esprit ne s’intéresse en principe
qu’à l’objet, lequel ne se découvre qu’indirectement, par inférence. La sensibilité,
pour sa part, serait plus révélatrice du sujet.
69. De façon générale, nous pouvons dire que ce qui se rapporte à l’objet est
une vue de l’esprit, et que ce sont les renseignements objectifs — qu’une faculté
sensible permet à l’esprit d’inférer — qui sont susceptibles de recoupements avec
ce que nos autres sens nous permettent d’inférer. Le bleu du ciel n’est pas dans
le ciel, et à écouter le ciel, on ne saurait jamais qu’il paraît bleu. Mais le bleu du
ciel me parle du ciel, car il me dit « il fait jour et le soleil paraît », ce que la
sensation de chaleur sur la peau peut me confirmer si je marche dans le pré. La
201 Augustin, déjà, fait implicitement référence à ces deux volets lorsqu’il écrit « Ainsi, le
mot, en signifiant quelque chose, se signifie aussi lui-même », La Trinité, op. cit. (supra, n. 3, p. 1), VIII, viii, 12, p. 65.
202 Généalogie de la psychanalyse, Paris, Puf, 1985, p. 95 ; voir aussi infra, p. 297. 203 L'évolution créatrice, op. cit. (supra, n. 24, p. 19), p. 162 (Œuvres, p. 632).
133
réalité « tâtée » par ma peau ressemble alors à la réalité « tâtée » par mes yeux.
La croyance « il fait beau soleil » s’appuie sur deux inférences (« il fait chaud,
donc il fait soleil ; je vois le ciel bleu, donc le soleil doit paraître »), elles-mêmes
fondées sur une longue expérience. Le cas de la forme sentie et vue peut paraître
différent, mais il ne l’est point. À tâter, on finit par juger que nous tenons un
cube. Pour ce qui est de la vision, nous savons depuis lors que la perception est
active et que la vision d’un objet est déjà le résultat d’une analyse préréflexive.
Un cube vu est toujours une hypothèse visuelle, même quand celle-ci se
trouverait mille fois confirmée par les sens. Il y a recoupement « interfacultaires »
quand les inférences au sujet des objets, fondées sur les impressions propres à
une faculté sensible, corroborent des inférences fondées sur des impressions
propres à une autre faculté sensible.
70. Revenons maintenant au volet subjectif de l’expérience vécue. On ne
retrouvera point de recoupements entre un goût, une couleur ou une sensation
de chaleur. Mais un goût, une couleur, une sensation de chaleur ne sont point
des inférences. Ce sont ce qu’on appelle des connaissances immédiates.
71. On pourrait être tenté d’opposer à cet énoncé l’idée que même les
connaissances dites immédiates ne sont point immédiates, qu’elles sont elles-
mêmes aussi constituées, résultant d’une inférence. Et on pourrait vouloir
donner pour exemple, parmi d’autres, le cas de sensations qui peuvent passer
soit pour une sensation de plaisir, soit pour une sensation de douleur. Mais, si
un jour le goût du sel nous plaît, et s’il nous laisse indifférent le surlendemain,
nous n’irons pas en conclure que le goût du sel a changé pour nous. Le plus
souvent, ce ne sera que nos désirs et nos attentes qui auront changé. Au reste,
si le volet subjectif et immédiat était en quelque sorte constitué, il n’en serait pas
moins immédiat par opposition à un contenu objectif indiqué, médiatisé par ce
« contenu » immédiat. La dualité épistémique demeure, quoi qu’il en soit du
caractère constitué ou pas du volet subjectif de l’expérience.
72. D’autre part, parce que le contenu immédiat de la connaissance ne se
constitue point d’inférences, on voudra peut-être lui refuser le titre de
134
connaissance. C’est ce qui semble ressortir par exemple d’un passage où
Churchland caractérise le savoir immédiat comme étant « quelque chose de non
propositionnel, d’inarticulable, quelque chose sans valeur de vérité [non-truth-
valuable] »204. Ce qu’on peut vouloir laisser entendre par là est que le savoir
immédiat est infalsifiable. Il serait sans valeur de vérité, parce que nous ne
pourrions pas dire de lui qu’il est faux. Mais il ne faudrait pas confondre la
notion de théories ou d’hypothèses qui, de par leur nature, ne peuvent être
vérifiées ou falsifiées et celle d’une vérité « empirique », soit le fait de l’expérience
en elle-même, dont on ne peut douter simplement parce qu’elle résiste à toute
forme de remise en cause. Dans l’ensemble, on peut laisser sur cette question le
dernier mot à Augustin : « Est-il quelque chose plus intimement connue, qui
perçoive mieux sa propre existence, que ce par quoi nous percevons aussi tout le
reste, je veux dire l’âme elle-même ? »205.
73. Ces connaissances n’étant pas des inférences, on voit mal comment on
pourrait s’attendre à ce qu’il y ait entre elles des recoupements. C’est que,
chaque propriété sensible est elle-même non seulement une donnée primitive,
inanalysable, et par là d’ailleurs empreinte de mystère, mais unique et
essentiellement incomparable à toute autre, toute comparaison — par exemple,
entre une gamme musicale et un arc-en-ciel — ne pouvant au mieux qu’être
métaphorique. Les présents travaux mettent l’accent sur l’écart incommen-
surable opposant le discours objectif et toute réalité subjective. Nous pouvons
cependant noter au passage l’incommensurabilité existant déjà entre les diverses
expériences subjectives elles-mêmes.
74. Cela dit, nous pouvons maintenant considérer à neuf le rejet du dualisme
épistémique comme facteur explicatif de l’écart psychophysique. Ce rejet est
basé sur l’idée que la dualité des formes de connaissances procède censément de
deux facultés cognitives d’appréhension, McGinn prétendant que le seul fait de
percevoir par la voie de facultés différentes ne suffit pas pour expliquer cette
incommensurabilité. Cette explication de l’écart psychophysique serait
204 KQ, p. 164. Voir aussi infra, chap. 3, Partie III, p. 173. 205 La Trinité, op. cit. (supra, n. 3, p. 1), VIII, vi, 9, p. 49.
135
insuffisante, selon lui, parce qu’il y a des cas qui montrent que des
recoupements interfacultaires sont possibles. Cependant, nous sommes
maintenant en mesure de voir l’erreur que recèle cette contre-objection.
75. Cette erreur consiste à penser l’introspection comme une forme
d’appréhension comparable à d’autres. Tout dualisme épistémique qui
s’appuierait sur une telle caractérisation de l’introspection serait aussi fautif, car,
l’introspection dont il est question, quand il est question de dualisme
épistémique, correspond au volet subjectif de toute connaissance, et non pas à
une faculté particulière d’ « appréhension ». Concevoir l’introspection, laquelle
constitue le volet immédiat de l’expérience, comme une faculté d’appréhension
occulte donc la nature de l’écart que la thèse du dualisme épistémique met en
lumière. Car, ce que cette thèse souligne est l’écart entre le volet subjectif et le
volet objectif propre à toute représentation, donc à toute « appréhension ».
76. Le raisonnement de McGinn repose donc ici sur une caractérisation
inacceptable du dualisme épistémique de même que de l’introspection.
Correspondant au volet subjectif et intérieur propre à toute perception et à toute
cognition, l’introspection ne peut être pensée comme une faculté parmi d’autres,
à mettre sur un pied d’égalité avec la perception. Descartes la distingue
nettement dans sa « Méditation Seconde », introduisant par là en philosophie le
concept, avant la lettre, de l’épochè des phénoménologues, exercice permettant
d’isoler le volet subjectif de l’expérience : « je me suis persuadé qu’il n’y avait rien
du tout dans le monde [...] ; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n’étais
point ? Non certes ; [...]. »206 C’était assez pour établir la base de la dualité
épistémique :
Or, il est très certain que cette notion et connaissance de moi-même, ainsi précisément prise, ne dépend point des choses dont l’existence
ne m’est pas encore connue ; ni par conséquent, et à plus forte raison, d’aucune de celles qui sont feintes et inventées par l’imagination207.
Et quand Descartes écrit « par l’imagination », on peut lire « par inférences ».
206 « Méditation seconde », in op. cit. (supra, n. 14, p. 15), p. 415. 207 Ibid., p. 419-420.
136
11. Une stratégie astucieuse ?
77. L’essentiel, pour McGinn, semble être d’abord la consolidation d’une
position naturaliste pour laquelle il importerait simplement de reconnaître que
lorsque nous « croyons voir quelque chose d’objectivement surnaturel », c’est
« que nous nous heurtons simplement à nos limites cognitives » (CWS, p. 362).
78. Demandons-nous maintenant s’il ne pourrait pas y avoir un intérêt
particulier que pourrait présenter cette thèse et que ne présenterait pas celle
reposant sur la dualité existentielle de modes d’accès épistémiques. Pour
répondre à cette question, il faut penser qu’une explication transcendantale (telle
celle de G. Strawson), reposant sur le concept de dualisme épistémique inhérent
à toute conscience, inscrit la cause de notre ignorance radicale davantage en
nous que le fait l’explication de McGinn. Or, en adoptant cette solution
transcendantale, nous pourrions être portés à croire qu’il n’y aurait plus
d’énigme réelle, la cause de celle-ci ne correspondant plus à un fait objectif.
L’énigme du rapport psychophysique ne serait plus qu’une illusion (infra, chap. 4),
un effet d’optique, et nous pourrions résolument ne plus y songer et aller de
l’avant, pour de bon, dans le développement de notre connaissance objective.
L’explication de McGinn, au contraire, nous contraint de dire qu’il reste une
partie du réel que nous ne pourrons jamais saisir. Elle place le mystère dans
l’objet, c’est-à-dire dans le cerveau, malgré tout, en ce sens qu’elle y suppose une
propriété inconnaissable, délimitant par là une zone interdite là où le naturaliste
ne voyait pas de bornes à ses droits, ce que, à première vue, l’explication de
l’énigme qui repose sur le dualisme épistémique ne semble pas faire.
79. Cependant, ce n’est qu’en apparence que la réponse transcendantale
semble plus accommodante pour le naturalisme non critique. Car admettre que
la dualité psychophysique résulte d’une telle dualité de formes d’accès au réel,
c’est admettre deux ordres de connaissance. S’il y a deux ordres de
connaissance, quelle raison y aurait-il d’accorder à l’une plus de considération
qu’à l’autre ? Cette dualité paraît donc incompatible avec un naturalisme
137
orthodoxe et on tentera d’ailleurs de résoudre la tension qui en résulte avec des
solutions qui accorderont le plus souvent l’avantage à la connaissance objective.
80. En effet, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, on sera porté à
minimiser la crédibilité de la connaissance subjective, sentant peut-être en elle
une menace pour une hégémonie du savoir scientifique. On pourra alors
caractériser cette connaissance comme plus rudimentaire ou moins précise que
le serait le savoir objectif. Ainsi, l’approche qui « réduit » la dualité
esprit/cerveau à un reflet de notre condition épistémique existentielle pourrait,
en banalisant la dualité, servir d’antichambre à une rationalisation ultérieure qui
repousserait dans des retranchements reculés le statut de la connaissance
subjective.
81. C’est ici que la stratégie — s’il s’agit bien d’une stratégie — de McGinn
pourrait se révéler astucieuse. S’il existait une propriété ou une dimension du
réel qui nous serait absolument imperceptible et inconcevable, mais qui serait
néanmoins nécessaire à l’explication du rapport psychophysique, alors l’ambition
naturaliste orthodoxe se verrait endiguée par la finitude humaine. Car il
resterait alors en effet à notre existence un domaine de propriétés qui, tout en
étant agissantes en nous, ne nous offriraient aucune prise. Ce pourrait être là la
cause d’un sentiment d’impuissance que seuls des esprits forts sauraient
supporter : ce genre « de réalisme, lequel ramène la fermeture cognitive si près de
soi, peut à la fois être senti comme un affront à notre intelligence et paraître
impossible à comprendre » (CWS, p. 365).
82. En réalité, cependant, et par comparaison à la thèse de McGinn, on ne voit
pas pourquoi la thèse de l’ignorance radicale reposant sur le dualisme
épistémique n’aurait pas des conséquences aussi « troublantes », sinon plus
encore. Car celle-ci rend tout aussi impensable une explication scientifique du
rapport psychophysique. Plus encore, McGinn ne fait qu’affirmer que les faits
phénoménologiques demeurent inaccessibles au regard objectif. Il ne reconnaît
dans la dualité qu’un accident de parcours. La réponse transcendantale au
contraire pose le dualisme comme une nécessité formelle. Cette réponse établit
138
par là les bases d’une égalité de statut entre les deux volets de la connaissance.
83. Par ailleurs, l’explication de McGinn demeure ad hoc, puisqu’elle repose
sur l’introduction d’une propriété inconnue, et on ne voit pas dès lors pourquoi
ce serait spécifiquement le mystère de la conscience que cette propriété
permettrait d’expliquer, nous était-il possible de connaître cette propriété. Pour
sa part, en rendant compte spécifiquement du caractère énigmatique du volet
subjectif de l’expérience, et que de cette énigme en particulier, alors que c’est
spécifiquement ce volet qui donne lieu à la difficulté que présente le rapport
psychophysique, la théorie du double aspect présente une explication plus solide
de l’incommensurabilité psychophysique.
84. Au chapitre 3, nous considérerons les positions contre lesquelles
l’approche de McGinn semble nous prémunir en repoussant, tel qu’il l’a fait,
l’explication de l’écart psychophysique qui repose sur la seule notion d’une
dualité de modes d’accès à l’être.
CHAPITRE 3
Le dualisme épistémique en exil : asservi aux fins matérialistes
One of the basic skills we teach logic students is how to recognize and diagnose the range of nonformal
fallacies that can undermine an ostensibly appealing argument: what it is to beg the question, what a non
sequitur is, and so on.
Patricia Smith Churchland208
Introduction
1. Dans le présent chapitre, l’attention sera portée sur les propos d’un auteur en
particulier, ceux de Paul Churchland et — dans le cas du premier article à
l’étude — de lui et de son épouse, Patricia Smith Churchland. C’est en gardant à
l’esprit un but bien précis que nous le ferons, qui est de libérer le dualisme
épistémique des lieux déshonorables où il semble avoir été relégué. Il ne faudra
donc pas s’étonner du ton polémique que prendra ce chapitre.
2. Le contexte du discours des Churchland est celui de la philosophie de
l’esprit, où l’on affronte généralement des difficultés liées au problème de la
208 « What Should We Expect from a Theory of Consciousness? », Advances in Neurology,
vol. 77 (1998), p. 26.
140
naturalisation de l’esprit. Si, en général, on ne sentait pas comme problématique
la tâche qui consiste à penser l’esprit au sein d’un monde naturel, il n’y aurait
sans doute pas de philosophie de l’esprit, dans le sens où on l’entend dans la
littérature vers laquelle notre attention se porte ici.
3. En philosophie de l’esprit, un certain nombre d’auteurs, à la suite de
Thomas Nagel, ont voulu faire face au « problème dur »209 que pose l’esprit, celui
de l’expérience immédiate et de son aspect qualitatif, que la littérature désignera
souvent par le mot de « quale » (« qualia » au pluriel). Un quale est toute
sensation en elle-même, comme le rouge en tant que rouge ou la douleur en tant
que douleur. Certains, tels Jackson notamment (1982) et Kripke (1980), en
s’appuyant sur leur analyse de ce problème « dur », iront jusqu’à contester le
monisme ontologique. D’autres, tels, McGinn (1989), Chalmers (1995) et Levine
(2003), s’en tiendront à souligner l’insuffisance des moyens cognitifs humains
devant la difficulté. Le travail consiste alors, dans ce dernier cas, à démontrer en
quoi la nature de la difficulté interdit tout espoir quant à la possibilité de la
surmonter. Toutefois, en posant le rapport psychophysique comme étant
nécessairement inexplicable en des termes que sont ceux de notre trop humaine
science, certains ont pu sentir qu’on retirait son sens même à l’entreprise qui
consiste à naturaliser l’esprit.
4. Parmi ces derniers, nous retrouvons donc Paul Churchland et Patricia
Smith Churchland. Sentant les assises de la philosophie de l’esprit ébranlées
par le défi que présentent les qualia, ces derniers affrontent tout particulièrement
les auteurs dont nous examinerons les thèses aux chapitres 4 et 5, soit Jackson
et Searle, sans ménager non plus McGinn210, de même que Howard Robinson211.
Ce sont là, à l’exception de Robinson, tous des auteurs qui, tout en restant
essentiellement attachés à une position naturaliste, se sont opposés aux
discours réducteurs.
209 David Chalmers, « Facing Up to the Problem of Consciousness », Journal of
Consciousness Studies, vol. 2 (1995), no 3, p. 201. 210 Par exemple, dans P. Smith Churchland, art. cité (supra, n. 208), p. 19, 26 & 29. 211 Matter and Sense. A Critique of Modern Materialism, Cambridge, Cambridge
University Press, 1982.
PARTIE I
FONCTIONNALISME ET SAVOIR SUBJECTIF
5. Dans « Functionalism, Qualia, and Intentionality »212, l’unique but de
Churchland et Smith (C. & S.) est de répondre à une série d’objections
communément dirigées contre le fonctionnalisme (FQ, p. 121). Essentiellement, ces
objections portent sur le fait qu’une description fonctionnaliste de ce qui
constitue le mental exclut toute référence à nos états intimes. Nous n’avons pas
à examiner dans le détail ces objections auxquelles ils répondent, ni non plus à
jeter plus qu’un coup d’œil, d’une part sur le fonctionnalisme et, d’autre part, sur
la position générale que les auteurs veulent soutenir dans cet article. Dans le
cadre de la présente étude, il est surtout intéressant d’examiner la nature des
réponses que C. & S. réservent à ces objections que suscite la thèse dont ils
veulent se faire ici les défenseurs, soit le fonctionnalisme. Ceci devrait nous
permettre d’apprécier en quoi leur approche repose sur une mauvaise conception
de la dualité épistémique. Nous pourrons juger, à la lumière de cette conception,
du sort qui est habituellement réservé à cette dualité dans la pensée matérialiste.
6. Selon le fonctionnalisme, nous disent C. & S., « l’essence de nos états
psychiques repose dans les rôles causaux qu’ils jouent dans une économie
complexe d’états internes, assurant une médiation entre des intrants
environnementaux et des extrants comportementaux » (FQ, p. 121). Cette thèse
serait, de façon générale, au-delà de tout reproche (FQ, p. 121). Et C. & S.
définiront le mental, en conformité avec cette définition fonctionnaliste du
mental, comme étant « un centre très développé [sophisticated] de contrôle de
comportements complexes. » (FQ, p. 137) Or, une des conclusions à laquelle il
212 Philosophical Topics, vol. 12 (1981), p. 121-145. Dorénavant : FQ.
142
faudrait souscrire, en adoptant un tel point de vue, serait que « l’explication de la
nature des qualia ne repose pas dans le domaine de la psychologie », et que « la
nature de qualia déterminés sera révélée par la neurophysiologie, la neurochimie
et la neurophysique. » (FQ, p. 130)
7. Ce qui constitue un système de fonctionnalités ne se prête pourtant pas
nécessairement d’emblée à une analyse physiologique, physique ou chimique. Le
mental et le psychique étant conçus comme centre de contrôle et centre
médiateur, les auteurs reconnaissent, par exemple, que l’analyse fonctionnaliste
s’accommode bien de la thèse de la réalisation multiple. « Étant donné », nous
est-il expliqué, « que l’essence de nos états psychiques repose dans l’ensemble
des relations causales qui les lient les uns aux autres, etc., [...] cette organisation
fonctionnelle abstraite peut être réalisée dans une variété de substrats
nomologiquement [nomically] hétérogènes » (FQ, p. 143). C’est pourquoi, comme le
reconnaissent aussi les auteurs, il n’y aurait rien de surprenant à ce que
l’analyse fonctionnaliste « soit plus intéressée par cette organisation abstraite que
par la machinerie qui en assure la concrétisation. » (idem) Mais, si l’analyse
physiologique a encore son sens, suivant C. & S., c’est parce que nous
demeurons « profondément ignorants de notre organisation fonctionnelle » (idem).
L’analyse du système physique qui « exécute » cette organisation fonctionnelle,
laquelle serait comparable à un logiciel, se présenterait alors, toujours suivant
les auteurs, comme une façon évidente de pénétrer les secrets de ce domaine qui
autrement reste pour nous obscur (idem).
8. Examinons donc trois de ces objections habituellement dirigées contre le
fonctionnalisme, en considérant les répliques de C. & S. Ces objections
concernent trois problèmes : celui des qualités inversées, celui d’une pensée sans
qualités et celui des corps sans âme. Les répliques des auteurs s’inspireront
toutes d’un point de vue qui sera physicaliste, bien avant d’être fonctionnaliste,
ce qui ne deviendra évident que dans la réplique à la troisième objection retenue.
Nous chercherons ensuite à comprendre le sens d’une distinction qu’introduisent
les auteurs entre la ‘calibration’ et la ‘traduction’.
143
1. Première objection : les qualités inversées
9. Le problème des qualités inversées découle du fait qu’une description
purement fonctionnelle d’un état mental semble laisser pour compte les qualia.
Rien ne me dit que, lorsque je vois du bleu, mon prochain ne voit pas ce qui
m’apparaît comme vert, et qu’il ne se trouve donc pas chez lui une inversion des
couleurs perçues et, par conséquent, des rôles — ou des fonctions — que ces
couleurs jouent dans sa propre organisation interne (FQ, p. 122). Cet exercice de
pensée démontrerait donc que l’analyse fonctionnelle ne rend pas compte de la
dimension sensible de l’expérience. Nulle description fonctionnelle d’un
organisme qui réagit à des différences chromatiques ne pourrait nous permettre
de déterminer si cet organisme connaît le même effet subjectif, ou aurait la même
expérience chromatique, que nous pouvons éprouver nous-même en voyant telle
ou telle couleur. La science laisserait échapper ce vécu.
10. Or, à ce problème, C. & S. opposent une analyse dont le but serait de
montrer que la qualité n’est pas essentielle « à l’identité-type d’états mentaux »
particuliers (FQ, p. 122). Il s’agit pour eux d’établir empiriquement les
déterminants d’une « classe naturelle », d’un ensemble présent dans la nature.
Comment procèdent-ils pour arriver à cette fin ? Se fiant à l’idée que la douleur
— et non plus donc la couleur — ne correspondrait pas à une expérience
semblable d’une espèce animale à une autre, ils concluent que ce ne serait pas
« l’effet que cela fait » qui caractériserait l’état mental constitutif de la douleur ;
cet « effet » ne serait donc pas essentiel à cet état et ne permettrait pas de le
définir (FQ, p. 124). La nature sensible de la douleur varie même en nous,
ajoutent-ils, lorsqu’on compare par exemple la sensation d’un doigt brûlé à celle
d’un doigt écrasé. Ce serait donc la fonction d’une douleur, et non sa qualité, sa
nature particulière, qui permettrait de la décrire adéquatement.
11. En bref, pour ces auteurs, ce qui définit un état mental est ce qui nous
permet de le distinguer objectivement des autres états mentaux, et ce qui
permettrait de distinguer les états mentaux les uns des autres serait leur rôle
144
fonctionnel, et non leur nature qualitative et donc phénoménale. Cette nature se
trouve alors reléguée — le contresens est frappant — à l’épiphénoménal.
12. Par cette réponse, les auteurs ne suppléent donc pas aux insuffisances du
fonctionnalisme que vise l’objection. Ils n’expliquent pas non plus la nature
sensible des qualia ; ils réduisent au contraire arbitrairement les qualia à ce qui
semble être leur rôle fonctionnel. Or, cette objection ne consiste pas à nier que
les qualia puissent avoir un rôle fonctionnel. Cette objection consiste plutôt à
dire que la description fonctionnelle des qualia ne révèle rien de leur nature
sensible, ce que la réplique des Churchland à la fin ne fait que mettre plus en
évidence.
2. Deuxième objection : les états mentaux sans qualités
13. La réponse que suscite de la part de C. & S. une deuxième difficulté
signalée n’est pas moins surprenante. Il s’agit de savoir si le fonctionnalisme
pourrait expliquer pourquoi les sensations auraient une dimension qualitative,
tandis que les croyances n’en auraient point (FQ, p. 130), ce qui revient à se
demander : « Comment se fait-il que je ne sente rien quand je pense ? ».
14. La raison de cette divergence de conditions reposerait, selon nos auteurs,
sur l’utilité et la possibilité. Le nombre de sensations imaginables serait grand,
mais leurs genres seraient réductibles à un plus petit nombre (FQ, p. 130).
Regrouper ces divers états, qui peuvent tous avoir le même sens (maintes
sensations pourront toutes signifier : « Il fait chaud dans cette pièce. »), selon leur
nature qualitative peut s’avérer économique. Mais, comme il peut y avoir « 1025 »
croyances possibles (FQ, p. 131), cette multiplicité ne pourrait être gérée en
effectuant un classement basé sur l’aspect qualitatif de chacune d’elles, et alors
le « cerveau » ne porterait pas attention aux qualités sensibles que chacune de ces
croyances comporterait néanmoins :
La raison [pour laquelle les croyances sont des états mentaux
(apparemment) sans qualia] n’est pas que les propriétés intrinsèques
145
qui caractériseraient en propre l’état du cerveau qui réalise une certaine croyance lui font défaut. Au contraire, la raison en est qu’il y
a beaucoup trop de croyances effectives ou potentielles pour qu’il nous soit possible d’espérer pouvoir discriminer entre elles et pouvoir les
reconnaître toutes sur une telle base, une à une (FQ, p. 130-131).
C’est ainsi qu’on explique que les sensations et les croyances
doivent être distinguées introspectivement par des mécanismes
cognitifs entièrement distincts. [...] Les sensations sont reconnues sur la base de leurs propriétés intrinsèques ; les croyances, sur celle
de leurs aspects structuraux hautement abstraits (FQ, p. 131).
15. Bref, il peut paraître curieux que certaines expériences aient un aspect
sensible, et d’autres pas. Mais tout s’explique, une fois que nous tenons compte
des exigences fonctionnelles propres aux circonstances en cause. Comme il y a
moins de sensations, et plus de croyances, il a été possible à la nature de nous
habituer à distinguer les sensations en se fiant à leurs aspects qualitatifs, leurs
« propriétés intrinsèques », alors qu’elle ne pouvait espérer tirer avantage d’une
pratique semblable à l’égard des croyances.
16. Aussi originale que puisse paraître cette hypothèse proposée par C. & S.,
la différence entre une sensation et une croyance reste inexpliquée. En outre,
qu’adviendrait-il si, au lieu de nous interroger sur les qualités des sensations,
nous prétendions que les qualités sont des sensations ? Alors, la question
devient : « Comment les qualités peuvent-elles avoir une qualité alors que nos
pensées n’en ont point ? ». On se rendrait compte peut-être par là que notre
interrogation porte plus spécifiquement sur la nature de la sensation. Tant et si
bien qu’il peut sembler que la raison offerte serve plus à dissimuler qu’à porter
au jour le fait litigieux, tout en le laissant en pleine vue. Ainsi, on « explique » les
qualia — décrits ici comme n’étant rien de moins que des « propriétés
intrinsèques » de sensations —, sans s’interroger un seul instant sur ce qu’il peut
y avoir de particulier à leur égard. Cacher, tout en posant en pleine vue, c’est là,
comme nous pourrons le constater, une stratégie qui semble caractéristique de la
rhétorique des Churchland.
146
17. Pour démontrer la vanité de cet argument des Churchland, il suffit
d’admettre la validité de cette explication de l’absence apparente de qualités
attribuables à la pensée. Car, même en admettant la validité de cette explication,
l’objection à laquelle les auteurs répondent initialement ne s’en trouve pas le
moindrement ébranlée, puisque le discours fonctionnaliste exclut toujours toute
référence à des propriétés sensibles, en dehors des rôles fonctionnels qu’il semble
qu’on puisse leur attribuer. Seulement, en caractérisant la pensée et la
sensation comme ils le font, les auteurs préparent le terrain de manière à ce
qu’ils puissent ensuite interpréter la dualité épistémique comme opposant une
connaissance rudimentaire à une connaissance de faits « structuraux hautement
abstraits ». On sent donc que c’est cette finalité rhétorique qui commande la
réplique, bien plus que le sens de l’objection à laquelle on prétend répondre.
3. Troisième objection : les corps sans âme
18. Une troisième difficulté que présenterait le fonctionnalisme, le problème
des corps sans âme, suscite de la part des auteurs une réponse qui, dans un
premier temps seulement, semble comparable à celle qu’ils proposent au
problème des qualités inversées (supra, p. 143) ; leur réponse se révèle cependant
comme étant d’un tout autre ordre.
19. Si, suivant en cela le programme fonctionnaliste, nous réduisons
« l’essence de nos états psychiques » aux « rôles causaux abstraits qu’ils jouent
dans une économie complexe d’états internes médiateurs entre des intrants
environnementaux et des extrants comportementaux » (FQ, p. 121), rien
n’empêcherait ces rapports d’être des rapports essentiellement inconscients. Du
point de vue des contestataires, le problème sera donc que l’analyse
fonctionnaliste laisse entendre que sont concevables des êtres identiques à nous,
fonctionnant comme nous, mais en lesquels néanmoins il ne se trouverait pas la
moindre trace de conscience phénoménale, des êtres qui seraient des morts-
vivants accomplis, des corps sans âme (FQ, p. 127). L’explication fonctionnelle
147
n’expliquerait alors rien de ce qu’elle serait censée expliquer, soit le fait mental.
20. C. & S. répondent cette fois que les sensations ont un rôle, qu’une
perspective scientifique peut donc leur aménager une place, mais que la nature
particulière de la sensation, ses propriétés intrinsèques, n’importe pas (FQ, p. 128).
Cette réponse semble donc nous ramener à la première tactique signalée, où l’on
cherche à définir l’état mental d’une manière telle que l’expérientiel s’en trouve
être une composante inessentielle. Mais il faut voir cependant ce que les auteurs
entendent par « propriété intrinsèque ».
21. Dans le cas des qualités inversées, il était question, non pas de propriétés
intrinsèques, ou plutôt de ce que les auteurs entendent par propriétés
intrinsèques, mais d’une simple qualité sensible, laquelle pouvait varier d’un
sujet à l’autre, tout en jouant le même rôle causal. Maintenant, pour écarter
l’objection selon laquelle un être fonctionnel sans âme, sans sensations, serait
concevable, on commence par répondre effectivement que « le fonctionnaliste doit
être le premier à admettre que nos diverses sensations sont discernées
introspectivement par nous sur la base de leur caractère qualitatif. » (FQ, p. 127-
128) Cependant, C. & S. cherchent ici à établir une distinction entre des
propriétés intrinsèques et « réelles » d’une sensation et une sensation vécue,
connue psychologiquement, laquelle serait pour sa part, faudrait-il comprendre,
illusoire. Cette distinction permettrait apparemment de poser cette question :
comment rendre compte du fait que nos sensations puissent être discernées sur
la base de leur caractère qualitatif (et donc apparent) ?
22. À cette question, laquelle semble être censée dans l’esprit des auteurs, on
nous propose cette réponse : pour pouvoir discerner nos sensations sur la base
de leur caractère qualitatif, il faut que
tout état fonctionnellement équivalent, par exemple, à une sensation de chaleur, ait une propriété intrinsèque quelconque détectable par (=
est causalement suffisante pour affecter) nos mécanismes de discernement introspectifs d’une manière telle qu’il cause, dans des
créatures conceptuellement compétentes, des états-croyance telle la croyance que ‘j’éprouve une sensation-de-chaleur’ (FQ, p. 128).
148
En décortiquant ce passage, on peut déceler à peu près cet énoncé : quand un
état (physique) a une « présence détectable » — où « présence détectable » signifie
« avoir un effet réel sur nos mécanismes (physiques) de détection » —, cet état
ainsi détecté par nos mécanismes de détection doit aussi causer un état (mental)
de croyance « j’éprouve telle ou telle sensation ». C’est là une manière
alambiquée de dire : il y a du réel et des apparences et, pour chaque sensation, il
y a par suite une sensation réelle (physique) — et ce serait là ses propriétés
intrinsèques — et une sensation apparente (mentale). Le réel se constituerait
donc, de ce point de vue, de faits physiques sous-jacents et, bien sûr, pour
autant que nos sensations réelles auront un effet réel, elles pourront causer
aussi une sensation de chaleur ou, en tout cas, « la croyance que j’ai une
sensation-de-chaleur » (FQ, p. 128), autant dire une illusion. Notons que nous
retrouvons là une position diamétralement opposée à celle que propose de la
théorie du double aspect, où la sensation est conçue comme une réalité et la
présence physique comme une apparence.
23. En somme, la réponse des Churchland à l’objection des corps sans âme
consiste à dire qu’un corps sans âme — donc sans sensation — est effectivement
impensable, mais en définissant la sensation d’une manière telle qu’elle soit elle-
même comprise comme un mécanisme sans âme : un état fonctionnel équivalent
à une sensation de chaleur aura une propriété intrinsèque quelconque qui, elle,
aura été détectée par « nos mécanismes de discernement ». Ce seront eux qui,
corollairement, causeraient non plus la sensation, mais uniquement la croyance
que j’éprouve telle ou telle sensation.
24. Ce que peut-être le rôle fonctionnel d’une telle croyance ne nous est guère
expliqué, mais tout porte à croire que la croyance n’est ici qu’un épiphénomène
inessentiel, toute fonction réelle étant exercée par des « mécanismes » autant de
détection que d’effectuation. Il faut préciser que cette réplique de C. & S.
constitue en réalité un double saut, nous faisant passer de la sensation à sa
fonction, puis de cette fonction à des faits physiologiques, tels « la fréquence d’un
signal sur une voie neuronale » ou « le voltage à travers une membrane
polarisée » (FQ, p. 128). C. & S. sont parfaitement conscients de la réponse qu’on
149
voudra alors leur faire : « ‘Mais ce ne sont pas là des qualia !’ » (FQ, p. 128).
Comment donc les auteurs peuvent-ils s’autoriser un tel saut, tout en croyant
parer à cette objection ? En répondant que « [d]e toute façon, nos sensations
sont identiques [token-identical] avec les états physiques qui les réalisent » (FQ,
p. 128). C’est donc la thèse de l’identité qui, croient-ils, autorise un tel passage.
Nos sensations sont identiques à des états physiques (elles sont des états
physiques) ; donc, nous n’avons qu’à parler des états physiques, et non de ces
qualia, lesquels, pour leur part, ne correspondraient qu’à la perception obscure
de ces états physiques (FQ, p. 128-129).
25. Cette réplique de C. & S., laquelle nous incite à ne plus parler que de faits
physiologiques, ne peut donc guère servir à écarter l’objection des corps sans
âme, puisque, au contraire, elle nous dirige vers une conception qui exclut toute
référence aux sensations vécues, à « l’âme ».
26. C’est aussi comprendre bien mal la thèse de l’identité que de croire qu’elle
nous autorise à taire le discours sur les qualia et à ne plus parler que de faits
physiques. Rappelons à cet égard le « une théorie de l’identité, c’est une théorie
de l’identité » de Strawson213. Penser l’identité du mental et de l’expérientiel ne
nous autorise pas à évacuer le discours sur l’expérientiel pour lui substituer un
discours physicaliste ; cela nous contraint au contraire à penser la dualité, ce
que le parcours de Strawson nous a permis d’ailleurs d’accomplir.
27. Pour légitimer cette substitution du phénoménal par le physique, on
tentera de présenter le discours physicaliste comme étant celui d’une
connaissance plus évoluée. On dépeindra alors la sensation comme une
connaissance primitive concernant des faits sur lesquels la science détiendrait
une maîtrise de loin plus assurée. « Des créatures ayant une conception
primitive de soi telle celle que nous avons de nous-mêmes » ne sauraient
comprendre clairement que ce qu’ils perçoivent « obscurément [opaquely] »
comme une qualité brûlante serait en vérité « des pointes de fréquence de 60
Hz caractérisant les impulsions sur une certaine voie neuronale » (FQ, p. 128). La
213 PD, p. 267 ; supra, chap. 1, p. 93.
150
sensation serait une vision obscure, là où la science aurait une vision claire à
nous offrir. À noter que l’objet obscurément perçu par les pauvres êtres que
nous sommes n’est rien de moins que « des impulsions sur une certaine voie
neuronale », donc, nous-mêmes, et non une réalité extérieure. Ce ne sera pas
toujours le cas.
28. En effet, le goût de la limonade, par exemple, est maintenant connu
comme étant « sa concentration élevée d’ions H+ », et la rougeur d’un objet
comme étant « un triplet de réflectance précis de trois longueurs d’onde
déterminantes du spectre ÉM. » (FQ, p. 129) Dans les faits,
[c]es propriétés chimiques, électromagnétiques et micromécaniques
ont toutes été vivement discernées par nous depuis des millénaires, mais seulement obscurément. La raison en est que nous ne
possédions pas les concepts nécessaires pouvant permettre d’effectuer des jugements plus pénétrants. La résolution de nos mécanismes de
discernement sensoriels est insuffisante et ceux-ci ne peuvent révéler d’eux-mêmes les subtilités [intricacies] dévoilées par d’autres moyens
(FQ, p. 129).
C’est allégrement qu’on effectuera ensuite le passage de l’identification d’une
qualité caractérisée comme connaissance obscure d’une réalité extérieure à une
même qualité caractérisée comme connaissance obscure d’une réalité intérieure :
« Il n’y a pas de raison pour laquelle le récit épistémologique de la faculté du sens
interne devrait être significativement différent du récit concernant le sens
externe. » (FQ, p. 129) Sur quoi on peut conclure que « les qualia ne sont pas un
mystère ineffable » (idem). Les qualia, en fin de compte, ne seraient que « les
caractéristiques physiques de nos états psychologiques » (idem). Curieux
revirement, puisque le mot ‘quale’ n’est qu’une expression technique désignant
précisément le vécu intérieur, soit le volet « psychique » de la dualité
psychophysique. Il n’y a donc rien de plus mystifiant que de dire que les qualia
sont les caractéristiques physiques de nos états psychologiques.
29. Nous avons donc un argument qui, dans un premier temps et dans le but
d’écarter une objection contre le fonctionnalisme, redéfinit le concept de fait
mental de sorte que ce concept ne fasse point référence à rien qui soit
151
phénoménal. L’argument fait ensuite demi-tour, revenant aux qualia, donc au
vécu phénoménal et aux faits mentaux qui sont réellement concernés, pour
caractériser ces faits comme forme primitive de connaissance. C’est là la
manière des Churchland de caractériser, par le fait même, la dualité
épistémique : il y a bien deux manières de connaître, mais l’une serait primitive,
« préscientifique », alors que l’autre serait « hautement abstraite » (FQ, p. 131). Ce
sont là les prémices de l’argument qui sera élaboré plus longuement dans le
prochain article à l’étude : le sensible serait une théorie primitive à propos du
réel, théorie qu’une science plus fine serait appelée à remplacer.
30. Toutefois, même en admettant cette idée burlesque selon laquelle le
sensible serait appelé à disparaître, on ne répond toujours pas, avec cette
hypothèse, à l’objection contre le fonctionnalisme. Celle-ci, du reste, paraît
décisive : le fonctionnalisme ne rend pas compte du volet sensible de
l’expérience.
4. Traduction et calibration
31. L’argument associant le volet subjectif de l’expérience à une théorie
primitive est déjà mis en avant quand C. & S. introduisent une distinction entre
ce qu’ils appellent « traduction » et « calibration ». Les auteurs répondent ici à
John Searle, lequel, pour sa part, a défendu l’idée qu’une description strictement
fonctionnelle de l’activité mentale exclut toute référence à ce qu’il nommait alors
« l’intentionnalité intrinsèque »214.
32. Dans leur réplique à cette objection contre le fonctionnalisme, les auteurs
suggèrent d’abord « que nos propres états mentaux sont aussi dépourvus
[innocent of] “d’intentionnalité intrinsèque” que ne peuvent l’être les états de
simulations mécaniques [machine simulation] », la notion d’intentionnalité
intrinsèque n’ayant, selon eux, aucun sens empirique (FQ, p. 140). Nier ainsi
214 John R. Searle, « Minds, Brains and Programs », The Behavioral and Brain Sciences,
vol. 3 (1980), p. 451. Cité par C. & S., FQ, p. 141-142.
152
arbitrairement l’existence même d’états mentaux intrinsèquement intentionnels,
ce ne serait pas, selon nos auteurs, admettre que leur conception du
fonctionnalisme exclut effectivement toute référence à de tels états intentionnels.
Pour C. & S., la question serait plutôt de savoir comment nous pourrions
« assigner un contenu propositionnel aux états représentationnels d’un autre
organisme. » (FQ, p. 140) Montrer qu’on pourrait « assigner un contenu
propositionnel à des états représentationnels » suffirait donc, à leurs yeux, pour
écarter l’objection de Searle selon laquelle une description fonctionnelle ne
pourrait aucunement faire référence à des faits intentionnels qui pourraient être
présents dans un « organisme étranger » (FQ, p. 140).
33. La question se pose alors de savoir comment nous pourrions confirmer la
présence d’un tel contenu propositionnel dans l’esprit d’autrui, ce qui revient
vraiment à se demander comment nous pouvons être certains qu’il y a
effectivement des pensées dans son cerveau. Or, C. & S. répondent en disant
que, pour reconnaître la présence d’un contenu propositionnel chez autrui, on
peut soit traduire, soit « calibrer ». Notons-le tout de suite, on introduit par là
deux manières de connaître : traduire et calibrer. Qu’est-ce donc tout d’abord
que traduire ?
Dans le cas de la traduction, nous assignons un contenu
propositionnel spécifique aux représentations étrangères parce que nous trouvons que se tracent entre elles et les nôtres des schémas
semblables, de sorte que le réseau d’inférences formelles et matérielles qui tient au sein des représentations étrangères reflète d’assez près un
réseau semblable prévalant dans nos propres représentations. En bref, leurs représentations dans leur ensemble démontrent une
structure intensionnelle qui fait écho à nos propres représentations dans leur ensemble (FQ, p. 140).
34. C. & S. auraient intérêt à nous expliquer comment nous pourrions avoir
accès à ces « représentations étrangères », pour ensuite seulement être en
mesure de reconnaître que « se tracent entre elles et les nôtres des schémas
semblables », alors que la question initiale semble être de savoir comment une
approche fonctionnaliste peut même reconnaître la présence d’un fait de
conscience en autrui. Cela dit, à moins d’erreur, on semble nous dire ici que,
153
lorsque nous « traduisons », nous comprenons autrui parce que nous
reconnaissons dans ses « représentations », un sens pour nous, un sens que
nous pouvons projeter en lui, étant données les circonstances que nous
connaissons de sa propre vie et de l’existence en général. Après avoir nié
l’existence de l’intentionnalité intrinsèque, les auteurs semblent nous concéder
ici l’univers du sens. C. & S. ajoutent :
Nous assignons un contenu spécifique P aux représentations d’un
étranger sur la foi des assurances que nous pouvons avoir que sa représentation joue le même rôle inférentiel abstrait dans son
économie intellectuelle (computationnelle) que la croyance-que-P joue dans la nôtre. Et ce qui prévaut pour les étrangers prévaut aussi pour
nos frères et sœurs (FQ, p. 140).
Ce qui est intéressant dans ces deux passages est le beau rôle qu’on y réserve à
la connaissance interne ou subjective en nous disant que notre compréhension
d’autrui repose principalement sur notre propre expérience vécue.
35. Passons toutefois à la calibration. Qu’est-ce que calibrer ? Calibrer, cela
veut bien dire « mesurer ». De quelle sorte de mesure s’agit-il ? Il s’agit tout
simplement d’une description de l’état physique d’un sujet. Lorsque nous
« calibrons », nous nous basons « plus ou moins » sur les états récurrents dans
un système physique pour lui attribuer un « contenu calibrationnel » (FQ, p. 141).
Il en va de même pour le « système humain » (idem). Les états récurrents des
systèmes physiques
sont des indicateurs à peu près fiables de certaines propriétés de leur environnement, et nous pouvons assigner un contenu (par exemple,
« Il fait 0 °C ») à ces états [...]. Nous pouvons assigner de cette façon un contenu à divers états que nous nommons « croyances
perceptuelles » en fonction du type de circonstances environnementales qui provoquent habituellement leur occurrence (FQ,
p. 141).
36. Dans ce passage, on semble nous dire que, à regarder l’état physique du
cerveau, nous devrions être en mesure — au moins en principe — de savoir ce
qu’un sujet perçoit, en assignant un contenu à des « états que nous nommons,
nous dit-on, ‘croyances perceptuelles’ » (idem). Donc, si on nous disait au départ
154
qu’il existe deux manières « d’assigner un contenu propositionnel à des états
représentationnels d’un autre organisme », le processus calibrationnel ne promet
ici d’assigner un contenu qu’à des « ‘croyances perceptuelles’ ». Ce glissement de
la pensée à la perception peut sembler facilité par le fait qu’on parle maintenant
de « croyances » perceptuelles. Un tel glissement, allant d’un contenu
propositionnel à des croyances perceptuelles, aurait néanmoins encore à être
expliqué et justifié.
37. Certes, nous pouvons comprendre qu’un thermomètre dont le mercure
indique 0 °C soit dans un état habituellement « provoqué » par le « type de
circonstances environnementales » où l’eau gèle. Mais en quel sens assignons-
nous à cet état le « contenu » « zéro » ? Certainement pas dans le même sens que,
chaque fois que je déposerai mon parapluie, on pourra m’assigner le contenu
« croyance qu’il fait beau ». Que l’usage du concept de « contenu » dans le cas du
thermomètre ne puisse être que métaphorique ne semble pourtant pas
incommoder les auteurs.
38. Par ailleurs, il faudrait préciser de quels états physiques et de quelles
circonstances environnementales il s’agit quand on projette d’assigner un
contenu — propositionnel faut-il comprendre — « à divers états » nommés
‘croyances’ en fonction des « circonstances environnementales » qui les
provoquent. D’abord, qu’est-ce qu’un état physique que nous nommons
croyances ? Il ne peut s’agir que d’un état du cerveau, dans l’optique des
Churchland. Assignera-t-on alors un contenu propositionnel au cerveau en
fonction des dispositions corporelles d’un individu (il dépose un parapluie = il
croit qu’il fait beau). Ou sera-ce en vertu d’un certain état du cerveau qu’on
assignera au cerveau un contenu propositionnel ? Peu importe, en réalité,
puisque dans un cas comme dans l’autre, comme nous plaquons sur le
thermomètre des graduations, nous plaquerons sur le cerveau des « contenus »,
un système indiciel que nous nommerons « croyances », qui en vérité viendra de
nous et nullement de la masse grise observée, même avec une fine analyse
neurobiologique à l’appui.
155
39. Enfin, ce serait là un exercice qui pourrait être pratiqué autant sur un
thermomètre que sur des morts-vivants, de sorte que cette réponse des
Churchland ne permet donc pas d’écarter l’objection de Searle suivant laquelle le
fonctionnalisme ne tient point compte d’une intentionnalité intrinsèque. Pour
être juste, il faut dire que C. & S. ne cherchent pas à réfuter Searle. Au
contraire, ils abondent dans son sens, et lui concède donc l’objection, puisqu’ils
répètent en conclusion « qu’il n’existe tout simplement rien qui corresponde à
une intentionnalité intrinsèque, du moins dans le sens où Searle l’entend », en
précisant que « [l]es fonctionnalistes n’ont donc pas à s’inquiéter si les
simulations du fait mental humain n’arrivent point à l’exposer [fail to display it]. »
(FQ, p. 141) Voyons cependant ce que nous pourrions véritablement attendre de la
calibration comme technique permettant d’attribuer un contenu propositionnel à
des états physiques.
5. Avantages de la calibration
40. Admettons donc que cette méthode dite « calibrationnelle » puisse réussir.
Présenterait-elle des avantages par rapport à la première, soit celle de la
traduction ? Il faudrait à tout le moins, nous dit-on, lui attribuer un avantage en
particulier. En effet, il se pourrait, semble-t-il, qu’il y ait des cas où un contenu
pourrait être calibré sans qu’il puisse être traduit, en raison d’une défaillance
quelconque (FQ, p. 141). Il est assez difficile de concevoir ce que C. & S. peuvent
entendre par « défaillance », mais ils évoquent trois cas possibles où la traduction
pourrait être défectueuse, là où la calibration ne le serait pas. La calibration —
savoir nouveau — serait possible (« can take place »), nous explique-t-on d’abord,
quand bien même la traduction ne le serait pas, « pour autant qu’un système ait
une quelconque réponse systémique à son environnement » (FQ, p. 141). La
traduction, pour sa part pourrait ne pas se produire :
soit simplement parce que l’économie nécessaire au contenu
traductionnel215 fait défaut au système ; ou parce que la structure
215 En effet, comment traduire « translational » ? Car les auteurs ne disent pas
156
intensionnelle de cette économie est incommensurable par rapport à la nôtre (FQ, p. 141).
Si on comprend bien, le premier cas pourrait vraisemblablement être celui d’une
personne qui ne comprend pas ce qui lui arrive (elle serait incapable de traduire
son expérience et de lui donner par là une forme propositionnelle). Le second cas
pourrait être celui d’une personne qui serait incapable d’en comprendre une
autre : le sens qu’un particulier donne à son existence — la « structure
intensionnelle [avec un ‘s’] » de son « économie » « systémique », serait
incompréhensible pour tel ou tel autre individu. Dans de tels cas, pourra-t-on
parer à ce défaut de compréhension en faisant appel à la calibration ?
41. Pour répondre à cette question, penchons-nous sur un troisième cas relevé
par C. & S. Dans ce dernier cas, il pourrait y avoir divergence entre un contenu
traduit et un contenu calibré. Alors, la calibration, au lieu de pallier la
traduction, la corrigerait. Ce cas nous est donc présenté comme en étant un où
la calibration pourrait nous préserver de l’erreur, là où la traduction nous y
entraînerait. Un son, par exemple, pourrait être bien perçu, mais mal interprété.
Il faut lire textuellement le propos :
Plus encore, le contenu calibrationnel peut fréquemment diverger par
rapport au contenu traductionnel. Considérez un énoncé qui se calibre comme « Il y a du tonnerre », mais qui se traduit par « Dieu
gronde » ; ou un énoncé qui se calibre comme « Cet homme a une infection bactérienne », et qui se traduit par « Cet homme est possédé
par un démon rose » (FQ, p. 141).
Souvenons-nous qu’on cherche ici à comparer deux manières « d’assigner un
contenu propositionnel à des états représentationnels d’un autre organisme », et
qu’on nous offre ici des exemples de cas où il se trouverait à y avoir divergence
entre le résultat qu’atteindrait chacune de ces deux manières d’assigner un tel
contenu. Or, que nous puissions nous tromper en cherchant à traduire, c’est-à-
dire simplement à comprendre ce qu’autrui se représente, cela ne pose point de
difficulté ; et le but apparent de C. & S. semble bien être de soutenir qu’il est
possible de découvrir ce qu’une personne pense en passant par la « calibration »,
« translatable », mais bien « call it the translational content » (FQ, p. 140).
157
là où l’interprétation — entendons, la traduction — pourrait rester dans l’erreur.
Pourtant, ce n’est plus de cas semblables qu’il s’agit maintenant.
42. Car, ce que l’exemple illustre est comment la « calibration » d’un fait
objectif peut être juste, là où son interprétation peut être erronée. Pour vous, le
tonnerre (fait objectif), c’est Dieu qui gronde (interprétation subjective). Pour un
autre, une maladie bactérienne (fait objectif) sera une possession démoniaque
(interprétation subjective). Mais, dans ces exemples, les dés semblent pipés.
Car, à n’en pas douter, la méthode objective sera supérieure quand viendra le
temps d’établir un fait objectif. Elle ne peut jamais être dans l’erreur, d’ailleurs,
contre l’interprétation, puisque c’est elle qui fournit l’étalon de mesure, le but
étant d’établir une vérité objective. Mais quand il s’agit de déterminer le
« contenu propositionnel » assignable à un organisme, cet ordre n’est-il pas à
inverser ?
43. En effet, quand il s’agit d’attribuer un contenu propositionnel à un
individu, comment l’erreur ou la divergence — le cas échéant —, ne se situerait-
elle pas du côté de l’alchimie présumée du « synaptologue » ? La mission des
neurosciences de C. & S. ne serait-elle pas de découvrir — sans le lui
demander — ce que l’individu pense, et non pas de prouver qu’il se trompe ?
Car, que l’individu se trompe ou non en pensant « Dieu gronde », ce qu’il pense
doit néanmoins correspondre exactement à un état de son cerveau. Ne serait-ce
donc pas un énoncé identique à « Dieu gronde » que la « calibration » devrait être
en mesure de discerner ? Et si les neurosciences ne peuvent découvrir nos
pensées conscientes, erronées ou pas, comment découvriront-elles nos pensées
secrètes ? Les premières ne devraient-elles pas être au moins aussi faciles à
atteindre que les secondes ?
44. À vrai dire, si ce sont nos pensées cachées qu’on croit pouvoir nous
révéler, la psychanalyse semble nettement promettre de meilleurs résultats. Un
polygraphe peut indiquer un niveau de nervosité typique à associer au
mensonge. Une drogue peut nous délier la langue. Mais, si le sujet ne parle
point, comment le fond de son cœur ne resterait-il pas opaque pour celui qui ne
158
l’approche qu’avec l’instrumentation du laboratoire, aussi naturel et matériel que
ce sujet puisse être, et aussi raffiné que puisse être l’instrument ? Et s’il parle,
ce sera alors des paroles ou des gestes signifiants qu’il y aura à comprendre, des
messages, et ce sera alors à l’interprète, et non aux neurosciences, de chercher à
y comprendre quelque chose.
45. Enfin, demandons-nous si un médecin qui, en utilisant ses instruments,
donc en « calibrant », arrive à déterminer qu’une personne a une infection
bactérienne — pour prendre maintenant le deuxième exemple proposé par les
auteurs — assigne par là un contenu propositionnel à un état représentationnel
de cette personne ? Assurément non, puisque c’est un état physique et non
psychique qu’il décrit. Et qu’en est-il de l’interprétation des faits qui conduit une
personne à énoncer que « Cette personne est possédée d’un démon rose » ? De
toute évidence, cette personne est un tiers, le fou du village sans doute, et non
plus le malade. Ainsi, compare-t-on ce qu’un médecin peut savoir à ce qu’un fou
peut penser et, d’ailleurs, ce qu’un médecin et un fou peuvent dire d’un corps, et
dans aucun cas ce que l’un et l’autre peuvent dire concernant le contenu
propositionnel d’un sujet, l’un en exemplifiant la calibration, l’autre
l’interprétation.
6. Croyances infirmées ?
46. Les exemples de C. & S. ne paraîtront peut-être pas si biscornus si nous
essayons de comprendre autrement ce que ces auteurs ont pour ambition de
démontrer. Considérons maintenant que « des états mentaux authentiques ont
effectivement un contenu intentionnel qui est indépendant — et peut-être très
différent — de leur contenu calibrationnel » (FQ, p. 141). Qu’est-ce à dire, au
juste ? Si le contenu « calibrationnel » peut différer de celui des états mentaux
« authentiques », donc des états mentaux qui, pouvons-nous présumer,
constituent censément l’objet des « sciences de l’esprit », c’est à se demander à
quoi pourrait servir cette quête d’un contenu « calibré ».
159
47. Cette précision supplémentaire, offerte entre parenthèses, nous permettra
de saisir le sens de cette assertion énigmatique :
([l]e lecteur notera que ceci implique qu’il est possible que toutes ou
presque toutes nos croyances soient fausses — et que leur contenu traduit puisse être systématiquement en désaccord avec ce qui de fait
est leur contenu calibrationnel. [...]) (FQ, p. 141)
C’est donc que, par là, les auteurs veulent maintenant laisser entendre que les
« états mentaux authentiques », soit nos croyances, pourraient être
« systématiquement » dans l’erreur. Mais, si nous avons bien compris ce que ces
futurs présidente et président de l’American Philosophical Association (Pacific
Division)216 nous disent, la manière de connaître des états mentaux par la
« calibration » nous permettrait « d’assigner un contenu propositionnel aux états
représentationnels » de quelqu’un, mais pas à ses croyances ? En d’autres mots,
le contenu propositionnel ainsi assigné différerait des « états mentaux
authentiques » des sujets observés ? Mais qu’est-ce qu’une croyance, dans ce
jargon technique, sinon le contenu propositionnel d’un état représentationnel ?
Notons l’incohérence apparente : comment nos croyances pourraient-elles être
« presque toutes » fausses en raison simplement du fait que leur « contenu
traduit » pourrait être « systématiquement en désaccord avec [...] leur contenu
calibrationnel » ? Ce que les auteurs veulent sans doute laisser entendre serait
plutôt que le « contenu traduit » de nos croyances, et non les croyances elles-
mêmes, pourrait être systématiquement faux. Celles-ci pourraient encore être
vraies ou fausses, peu importe, car l’idée serait que les calibreurs pourraient
mieux connaître nos croyances que nous le pourrions nous-mêmes. Et si cela
pouvait être sensé, ce qu’il faudrait donc entendre serait qu’il se peut que nous
nous trompions quant à ce que nous croyons croire, là où la méthode
calibrationnelle pourrait déterminer ce que nous pensons vraiment, mieux que
nous le pourrions nous-mêmes. Bref, de nouveau, on ferait miroiter la promesse
de découvrir des pensées secrètes, peut-être inavouées ou inavouables, même à
soi.
216 Patricia Smith Churchland, 1992-1993 ; Paul Churchland, 2001-2002.
160
48. Serait-ce donc maintenant sur ce pressentiment selon lequel nous ne nous
avouons pas toujours la vérité que s’appuierait en partie l’intérêt que peuvent
susciter les recherches en neurosciences ? Est-ce que, non peut-être sans
ressentir une certaine angoisse, nous pressentirions que la science pourrait
bientôt être en mesure de porter au grand jour nos pensées et sentiments
refoulés ? Mais cette menace semble plus édentée qu’équipée. Car, les pensées
et les croyances conscientes, illusoires ou pas, ne sont toujours pas visibles sur
l’écran de la neuroscientifique, et il y a donc fort à parier que toute pensée
inconsciente qui pourrait y transparaître sera plus le reflet de celle qui regarde
cet écran qu’une propriété du cerveau observé, aussi longtemps que les
croyances conscientes du sujet observé, elles, ne peuvent en principe s’y
retrouver.
49. Pour répondre à la question posée précédemment — peut-on parer à un
défaut de compréhension en faisant appel à la calibration ? (supra, p. 156) —, tout
indique donc qu’aucune science ne pourrait parer à un tel défaut, quand il s’agit
d’ « assigner un contenu propositionnel aux états représentationnels d’un autre
organisme ». Et nous pouvons conclure, une fois de plus, que cette défense du
fonctionnalisme n’affaiblit en rien l’objection suivant laquelle l’analyse du mental
qu’il propose en délaisse entièrement un aspect essentiel ou, du moins, l’aspect
qui se trouve au cœur des difficultés, soit l’expérience consciente.
PARTIE II
LE SAVOIR SUBJECTIF COMME « THÉORIE » DÉSUÈTE
50. Résumons ce qui précède. Quand nous interprétons, nous assignons des
sentiments et des pensées à autrui sur la foi de l’écho que ses gestes et paroles
évoquent en nous, en nous qui partageons avec lui l’expérience immédiate de la
vie. Lorsque nous calibrons, nous demandons plutôt aux sciences naturelles de
nous révéler le contenu de sa pensée. Les auteurs caractérisent la première
méthode comme baignant dans l’erreur, et la seconde comme promettant la
vérité. C’est cette même approche, dévalorisant l’expérience immédiate et
valorisant la connaissance objective, que nous retrouvons dans un article où
Paul Churchland passe maintenant à la défense, non plus du fonctionnalisme,
mais du réductionnisme217.
51. Dans cet article, Churchland a voulu s’en prendre à l’idée selon laquelle les
aspects phénoménaux de l’expérience — les qualia — représenteraient un
obstacle insurmontable aux aspirations réductionnistes de toute « neuroscience
matérialiste » (RQ, p. 8). Sa stratégie se résumera, en un mot, à reconnaître le fait
de la connaissance subjective, mais en la caractérisant de nouveau comme
n’étant qu’une forme de connaissance désuète, destinée à être remplacée par la
connaissance scientifique. Cette fois, pour arriver à cette même fin, l’auteur
caractérise la connaissance subjective comme étant non seulement une autre
manière, moins efficace, de connaître, mais comme étant une vieille théorie,
comme étant donc une vieille manière de conceptualiser le réel. Cette tactique
217 « Reduction, Qualia and the Direct Introspection of Brain States », The Journal of
Philosophy, vol. 82 (1985), p. 8-28. Repris dans Materialism and the Mind-Body Problem, D.M. Rosenthal (dir.), Indianapolis IN, Hackett, 2000 (2e éd.), p. 260-278. Dorénavant : RQ.
162
particulière consiste donc à assimiler le volet sensible de l’expérience subjective à
une théorie conceptuelle primitive, à « un médium prélinguistique » (RQ, p. 24) que
nous aurions intérêt à délaisser. En outre, les deux manières de connaître étant
placées de la sorte sur un pied d’égalité, en les comparant à deux langages, il
deviendra aisé pour l’auteur d’expliquer qu’il est normal qu’on ne retrouve point
dans le second langage — plus évolué — les termes propres au premier.
52. L’auteur sait donc très bien, et il avoue en partant, que la description
scientifique ne peut saisir les faits propres à l’expérience subjective, et que, de la
mécanique du mouvement moléculaire, on ne saura jamais déduire la couleur.
De telles prémisses concernant l’irréductibilité seraient, selon lui, « entièrement
vraies » (RQ, p. 12). Comment donc concilier un tel aveu avec l’idée que
l’expérience phénoménale ne présente pas un obstacle insurmontable à la
réduction ? C’est que réduire n’est pas déduire. Le lecteur devra alors affronter
tout un arsenal de tactiques, chacune visant un seul but : expliquer l’apparence
d’irréductibilité de l’esprit comme n’étant précisément qu’une apparence, mais
une apparence qui ne serait par ailleurs qu’une conséquence nécessaire et
normale d’à peu près toute « réduction interthéorique ».
1. La réduction « interthéorique »
53. Pour soutenir ses efforts, Churchland introduit tout un échafaudage
conceptuel concernant un ensemble de principes particuliers, un ensemble de
« lois-pont » qui permettraient d’établir un rapprochement entre les principes
propres à une nouvelle théorie et ceux liés à une théorie que celle-ci remplacerait
(RQ, p. 9-14). De telles règles permettraient de déduire — mais d’une manière
« analogue » seulement, et non directement — les principes de la théorie désuète,
à partir de la théorie nouvelle (RQ, p. 11 ; 13). Le résultat d’une telle « déduction »
serait un « croquis [image] grossièrement équipotent à la théorie désuète, mais un
croquis qui serait encore exprimé en des termes qui seraient ceux de la nouvelle
théorie. » (RQ, p. 10)
163
54. Or, le point crucial pour Churchland serait que nous pourrions nous
attendre à ce que de telles règles existent seulement dans les cas où l’antique
théorie ne serait pas fausse (RQ, p. 9). Une nouvelle théorie peut-être simplement
plus exacte que celle qui la précède. En ce sens, elle ne contredirait pas et ne
renverserait pas l’ancienne. Le plus souvent, cependant, les théories désuètes se
révéleront inférieures, non seulement parce qu’elles sont incomplètes, mais aussi
parce qu’elles sont fausses. Il arrivera donc qu’une telle théorie pourra être
si radicalement fausse qu’une partie ou l’ensemble de son ontologie
devra être entièrement rejeté, et que les ‘règles de correspondance’ liant cette ontologie à la nouvelle ontologie seront marquées d’un statut
problématique (RQ, p. 9-10 ; je souligne).
55. On voit par là où l’auteur veut en venir. Churchland voudra nous dire : ne
vous attendez pas à retrouver une trace des qualia dans l’interprétation
neuronale des faits mentaux, ni non plus à pouvoir les déduire indirectement à
l’aide de règles de correspondance nous permettant de traduire les qualia dans
les termes que sont ceux de la physique (RQ, p. 12-13). Car les qualia seraient un
langage « préscientifique »218 non seulement rudimentaire, mais, si faux qu’on ne
pourrait s’attendre à ce qu’un rapprochement puisse être établi entre
l’interprétation scientifique du réel et celle que nous livrent de tels principes
théoriques préscientifiques. Ce ne serait pas là cependant, pour Churchland,
une preuve que l’expérience sensible ne serait pas réductible à une connaissance
physique ; au contraire, cela prouverait seulement que notre expérience sensible
ressemble si peu au réel, l’ontologie qu’elle postule serait si primitive, que celle-ci
serait tout simplement fausse.
56. Examinons cependant cet usage du concept d’ontologie. Que faut-il
entendre par ‘ontologies’, lorsque Churchland invoque des « règles de
correspondance » liant entre elles deux ontologies ? Le passage de l’ontologie
218 Churchland n’emploie pas cette expression dans le présent texte, mais elle passera
sous sa plume à d’autres reprises : « Folk Psychology and Eliminative Materialism », in On the Contrary. Critical Essays, 1987-1997, Cambridge Mass., MIT, 1998, p. 3 ; « Betty Crocker’s Theory of Consciousness », ibid., p. 122 ; 129 ; 130 ; « The Rediscovery of Light », art. cité (infra, n. 233, p. 185), p. 217-218, « Knowing Qualia: A Reply to Jackson », art. cité (infra, n. 224, p. 174), p. 165.
164
désuète à une ontologie nouvelle représente-t-il un passage d’une sorte d’être à
une autre ou d’une logique de l’être à une autre ? Il s’agit clairement d’une
logique de l’être quand on associe le concept d’ontologie à celui de « cadre
conceptuel » (RQ, p. 14). On peut alors effectivement prétendre, à bon droit, que
pour « expliquer » le réel, telle ou telle ontologie est insatisfaisante. On dit
seulement alors que, dans un certain contexte — en l’occurrence, dans un
contexte scientifique où ce qui est visé est une connaissance de l’objet —, un
discours phénoménologique ne trouve plus sa place. Et à cela, nous pourrions
n’avoir rien à opposer. Mais, une fois la proposition admise, sans dire
explicitement que le phénoménal n’existe pas, Churchland en conclut néanmoins
que nous pouvons nous attendre à ce que notre « ontologie mentaliste » doive
bientôt être éliminée (RQ, p. 17). Par voie d’allusion, on laisse alors entendre que
nous pourrions tirer une conclusion ontologique à partir d’une prémisse qui
n’était en réalité qu’épistémologique.
57. C’est ce que semble faire précisément Churchland lorsqu’il écrit que les
« nouvelles descriptions [conceived features] » que rendent possibles les nouvelles
théories « ne peuvent être identiques aux, ou même être nomologiquement
connectées [nomically connected] avec les anciennes descriptions, si les vieilles
descriptions sont illusoires, sans occurrences réelles [uninstantiated]. » (RQ, p. 10)
Que peut signifier ici l’idée d’être « non instanciées » (« uninstantiated »), sinon le
fait de ne correspondre à rien ?
58. Les thèses de Churchland reposent sur un quiproquo qu’il fait
constamment jouer et grâce auquel la portée objective de la représentation est
substituée à son volet subjectif, alors que c’est ce dernier que vise le litige. Cela
est évident quand il suggère qu’une propriété peut être « déplacée » par celle que
postule une nouvelle théorie (RQ, p. 10). Il suffit pourtant de distinguer entre des
propriétés postulées et des faits relevant de l’expérience effective pour montrer la
limite de cette proposition. C’est ce que fait Searle219. Que l’éther ou le
219 La redécouverte de l’esprit, op. cit. (infra, n. 278, p. 231), p. 76-79. Searle fait ici
référence à des propos que soutient Churchland dans « Eliminative Materialism and the Propositional Attitudes », The Journal of Philosophy, vol. 78 (1981), no 2, p. 67-
165
« phlogistique » se révèlent être des matières illusoires, des entités théoriques
sans correspondants réels, nous pouvons aisément l’admettre. Mais la sensation
de rouge, pour sa part, ne cessera pas moins d’exister, en tant qu’événement en
nous, une fois qu’on aura redéfini son référent objectif comme étant une
longueur d’onde électromagnétique hors de nous. Churchland prétendra
pourtant que le rouge est une longueur d’onde hors de nous, insistant pour ne
reconnaître que la valeur objective de la représentation sensible et substituant
donc par là la fausse valeur objective du quale à sa valeur subjective véridique
(RQ, p. 18).
59. On retrouve le même quiproquo lorsque Churchland prétend qu’il est faux
que les « réductions ailleurs en science excluent les caractéristiques
phénoménales de la substance. » (RQ, p. 18) Ces caractéristiques ne seraient pas
exclues, nous explique-t-il, comme il le faisait déjà dans « Functionalism, Qualia,
and Intentionality », parce qu’elles sont identiques à certaines propriétés
physiques (idem). Malgré notre profonde ignorance quant à ces propriétés
physiques objectives, « c’est bien à celles-ci que se rapportent nos mécanismes
perceptuels. » (idem) D’ailleurs, ces « propriétés perceptuelles habituelles ne sont
pas des ‘propriétés secondaires’, en ce sens reconnu qui implique qu’elles
n’auraient aucune existence autre que dans l’esprit d’un observateur. Elles sont
au contraire aussi objectives qu’on peut le souhaiter. » (RQ, p. 18-19)
Explicitement, Churchland prétend que les qualia « n’auraient jamais dû être
enfermées dans l’esprit des observateurs [should never have been ‘kicked inwards
to the minds of observers’] » (RQ, p. 19). On apprend ensuite que ce qui a pu être
fait pour les « propriétés phénoménales objectives » — soit leur réduction à des
faits physiques — devrait pouvoir l’être aussi pour les « qualia subjectifs » (idem).
60. Qu’est-ce qu’un quale subjectif ? S’il faut comprendre, sous le concept de
« quale objectif », la rougeur de la pomme, mon humeur ou une douleur au pied
pourraient être des qualia subjectifs. Cela est insensé, nous le verrons, parce
que le quale est simplement le volet subjectif de toute sensation, qu’elle soit
90, et particulièrement p. 72 et 81, propros qu’il reprend dans Paul M. Churchland, Matière et conscience, Gérard Chazal (trad.), Seyssel, Champ Vallon, p. 65 (Mater and consciousness, Cambridge Mass./Londres, MIT Press, 1984, p. 44).
166
interne ou externe. Ce que l’auteur veut laisser entendre est visiblement que,
comme le « concept » de rouge a été remplacé par le concept adéquat émanant
d’une science naturelle, soit celui de longueur d’onde électromagnétique, de
même une sensation interne devrait être plutôt comprise comme étant telle ou
telle activité physiologique particulière. Il faudrait peut-être alors plutôt
concevoir une humeur comme un état hormonal quelconque.
61. Certes, nous avons vu que même les sensations internes ont un volet
objectif. Toutefois, qu’il s’agisse de sensations internes ou externes, le cas sera le
même et il ne se prêtera pas à la substitution que propose Churchland. Car,
nous ne pouvons pas plus dire qu’une douleur ressentie n’est pas vraiment une
douleur, mais un phénomène neurologique, que nous pouvons dire qu’une
couleur n’est pas vraiment une couleur, mais un phénomène ondulatoire. Ce
dont il est question n’est pas l’existence d’objets ou de propriétés théoriques
postulés par les « théories » que seraient nos impressions sensibles ; c’est bien
plutôt de l’existence de ces dites « théories » en elles-mêmes, donc de nos
impressions sensibles, dont il est question. Si ce que ces impressions sensibles
postulent à propos du réel peut être faux et ne pas exister, il ne faudrait pas
pour autant confondre nos sensations en elles-mêmes, lesquelles existent bel et
bien, et ce qu’elles projettent dans l’objet. La sensation projette sur les objets
certaines propriétés qui permettent de caractériser ces objets. La perception
projette du rouge sur la pomme. Certes, il n’y a pas de rouge là où il semble
nous apparaître, soit sur la pomme ; mais le rouge est bien là, à tout le moins,
où se situe l’acte de percevoir. Il existe, en nous, dans notre cerveau, peut-on
présumer. La douleur aussi existe, peut-être pas dans le membre où la
souffrance est ressentie ; peut-être dans le cerveau. Peu importe. Elle existe.
Même dans le cas d’une douleur dans un membre fantôme, elle existe.
167
2. Deux explications de l’apparence d’irréductibilité
62. Nous nous retrouvons donc avec deux explications pouvant rendre compte
de l’absence de références aux qualia dans la description scientifique des faits
mentaux. D’une part, Churchland décrit les qualia comme étant des théories au
sujet du monde, au même titre que toute autre théorie physique. Théories
scientifiques et qualia correspondant alors à deux langages, on ne pourrait tout
simplement pas s’attendre à retrouver dans l’un les termes propres à l’autre. Par
exemple, si la couleur est une manière d’interpréter la luminosité, le concept
d’ondes électromagnétiques dans un champ physique en serait une autre (RQ,
p. 13). Nous ne retrouverions aucune trace de l’apparence sensible dans une
description physiologique des faits mentaux pour les mêmes raisons que nous ne
retrouverions pas de français dans une description japonaise du réel. Ces deux
regards sur la réalité décriraient donc, de part et d’autre, le même domaine
empirique, « le même ensemble de propriétés objectives » (RQ, p. 13), en employant
simplement deux systèmes de référence distincts. La différence entre les deux
descriptions serait que l’idiome savant, « système conceptuel », serait
naturellement « bien plus pénétrant » que le serait celui de l’expérience sensible
(RQ, p. 14).
63. Churchland ajoute cependant que, dans le cas des propriétés de
l’expérience, celles-ci ne peuvent être déduites des faits physiques, même si elles
peuvent être « réduites » à de tels faits, parce que les qualités sensibles seraient
des théories primitives, fausses et, d’ailleurs, idiosyncrasiques (RQ, p. 13).
L’expérience sensible se constituant de théories fausses, on ne pourra pas
déduire, dans le nouveau cadre conceptuel, des propositions qui permettraient
d’établir un rapprochement entre elles et les nouvelles lois plus précises, puisque
rien dans le monde ne correspondrait à cette expérience sensible. Mais comme
par ailleurs l’expérience sensible est en elle-même un fait physique, nous
devrions toujours néanmoins pouvoir la réduire en en produisant une explication
physique.
168
64. Le propos semble donc comporter une certaine ambivalence. D’une part,
on semble dire qu’il n’y a pas de réduction pensable, parce qu’il s’agit de deux
langages. D’autre part, on nous dit que c’est la réduction qui est possible, et la
déduction (traduction) d’un langage à partir de l’autre qui ne l’est pas, parce
qu’un des deux langages, l’expérience sensible, se tiendrait trop loin de la réalité.
Concluons que comparer le physique et le phénoménologique à deux langages ne
suffit sans doute pas, étant données les fins visées par l’auteur : ce serait
admettre deux formes de connaissance qui se valent. On sentira donc le besoin
de rabaisser le savoir subjectif, d’abord en le caractérisant comme savoir primitif,
puis en lui refusant tout bonnement l’existence, sous prétexte qu’il ne
correspond à aucune réalité extérieure, dans le « monde » de l’objet. Ce sera
donc toujours le même quiproquo qu’on fera jouer : s’il est vrai qu’il n’y a rien qui
soit rouge à l’extérieur d’un sujet qui perçoit, on ne peut en dire autant quand la
réalité visée n’est plus celle d’un fait extérieur perçu, mais bien celle de la
sensation en elle-même.
3. Conséquences : transhumanisme en vue
65. Quelles fins une telle analyse de la sensibilité pourrait-elle viser ? Quelles
conséquences espère-t-on tirer de cette conception de la « réduction
interthéorique » ? L’utopisme règne chez Churchland. Il faudrait en effet
s’attendre à ce que nos présents cadres conceptuels, incluant notre expérience
sensible, se laissent progressivement remplacer par des cadres plus performants.
Car, qui pourrait prétendre que les « faibles réalisations conceptuelles de notre
espèce adolescente comprennent un récit exhaustif de quoi que ce soit ? » (RQ,
p. 14) Ce serait « la stagnation épistémique » si nous voulions en rester là (idem).
66. Examinons donc la « suggestion positive centrale » du texte : la possibilité
que nous puissions apprendre à « décrire, concevoir et appréhender
introspectivement la complexité de nos vies intérieures dans le cadre d’une
neuroscience ayant atteint la maturité [...] » (RQ, p. 16). Avec un meilleur cadre
169
conceptuel, nous explique-t-on, nous pourrions faire un meilleur usage de nos
jugements perceptifs. Cette suggestion, en tant que telle, pourrait ne contenir
rien de choquant ou d’inadmissible. Il s’agirait de trouver des exemples
pertinents. Mais l’auteur nous avertit : « Il est difficile d’imaginer l’immensité des
transformations perceptuelles » qu’introduirait un tel « nouveau régime
conceptuel » (RQ, p. 14). Dans ce qui suit, cependant, nous verrons les propos de
Churchland servir, a contrario, à glorifier ce savoir pour lequel il entretient tant
de mépris.
67. Churchland nous offre un premier exemple « non scientifique » destiné à
illustrer le progrès qu’il a en vue. Imaginez l’appréciation d’une symphonie dont
un enfant est capable, et comparez-la à celle dont serait capable un chef
d’orchestre. Pour ce dernier, la symphonie serait, entre autres, « une séquence
rationnellement structurée » (RQ, p. 15). Mais voilà : un tel apprentissage, faut-il
demander à l’auteur, pourrait-il correspondre même de loin à ce qu’on appelle
une « réduction » ? Est-ce qu’il ne s’agit pas là simplement d’un exemple d’un
raffinement de la sensibilité du musicien, et non de son remplacement ?
68. La même question se pose par rapport à l’exemple suivant, qui est celui
d’un œnologue formé à sa discipline et « chimiquement sophistiqué », ayant
appris à distinguer dans le goût du vin un « réseau » d’éléments : « éthanol,
glycol, fructose, [...], dioxyde de carbone, et ainsi de suite » (RQ, p. 15). Cet
exemple, tel qu’il est construit, énumérant les noms scientifiques des
composantes du vin, suggère que la sensibilité de l’œnologue bénéficie d’une
science accrue. Bien sûr, il n’en est rien. Les multiples composantes identifiées
par lui pourraient toutes porter des noms tels que « fleur de camphre » et « fleur
de poivre », que sa sensibilité ne s’en trouverait pas moins développée, car ce
sont les différents goûts, arômes et effets qu’a le vin sur sa personne qu’il aura
appris à discerner, et l’effet que cela fait, c’est précisément toujours ce qui
échappe — et ce qui ne peut qu’échapper — à la science, que la science d’ailleurs
ne vise même pas. Bref, la connaissance essentielle de l’œnologue n’est pas une
connaissance chimique. Son véritable savoir, à titre de dégustateur expert, ne
lui permet donc pas de prévoir les réactions chimiques qui produisent, stabilisent
170
ou détruisent le vin, ni d’expliquer par des propositions chimiques les faits
chimiques se rapportant au vin.
69. Certes, l’auteur nous avait avertis, il s’agissait d’exemples « non
scientifiques ». Mais, le quiproquo est toujours là, et l’exemple suggère par son
langage que c’est la science de l’œnologue qui s’est développée, et non sa
sensibilité — son savoir objectif, et non son savoir subjectif. Car, de fait, ce qui
aurait été gagné chaque fois serait « la maîtrise d’un cadre conceptuel », musical
dans le premier cas, et, écrit explicitement Churchland, chimique dans le second
cas (RQ, p. 15).
70. Churchland pousse alors sa pensée plus loin. Dans les deux exemples
précités, nous tirions profit de nos « mécanismes innés de discernement », soit
nos cinq sens (RQ, p. 16). Ce n’était pas ces mécanismes qui se trouvaient à être
modifiés, mais notre capacité d’en faire usage. Le but de Churchland,
cependant, est d’appuyer une suggestion qui va dans un tout autre sens, car ce
serait ces mêmes mécanismes innés qui pourraient être radicalement modifiés
(RQ, p. 16). Comment concevoir un tel projet ? Il faudrait imaginer que nous
puissions habituer nos mécanismes innés
à discerner un nouvel ensemble de [facteurs], plus détaillé, un
ensemble qui correspondrait, non pas à la taxinomie primitive de notre langage ordinaire, mais à une taxinomie plus pénétrante d’états tirée
d’une neuroscience accomplie (RQ, p. 16).
Imaginez maintenant, ajoute Churchland, que nous apprenions « à répondre à
cette activité de discernement reconfigurée avec les concepts appropriés de la
neuroscience. » (RQ, p. 16) Faut-il comprendre par là que le changement aurait
lieu surtout au niveau du langage, comme si, pour désigner les couleurs, nous
apprenions beaucoup plus de noms, nous permettant de découper le cercle
chromatique avec plus de précision ? Mais l’artiste en fait déjà autant, et il est
difficile d’imaginer comment un appel aux neurosciences pourrait rendre aux
peintres des services plus que marginaux.
71. Comprenons d’abord que ce qui ferait l’objet de cette compréhension
révolutionnaire ne serait pas un fait extérieur, mais nos états internes. Si les
171
exemples du musicien et de l’œnologue « offrent un parallèle juste », écrit
Churchland, « alors l’amélioration de notre regard introspectif serait comparable
à une révélation » (RQ, p. 16). « Le niveau de dopamine dans le système limbique »,
ainsi que moult autres faits neurologiques pourraient « passer dans la mire
objective de notre discernement introspectif [the objective focus of our
introspective discrimination], [...] tout comme les accords du sol mineur ou du ‘la’
diminué peuvent être discernés objectivement par le musicien. » (RQ, p. 16)
Il nous faudrait alors apprendre à connaître le cadre conceptuel d’une science
neurologique accomplie, « mais cela semble être un petit prix à payer en échange
d’un bond géant [quantum leap] dans l’autoperception » (RQ, p. 16). Ce n’est point
cependant l’utopisme outrancier de l’auteur que nous avons ici intérêt à
critiquer. Il s’agit plutôt de reconnaître en quoi un tel projet n’a même pas de
sens. Et pour s’en rendre compte, il suffit de se rappeler que l’œnologue a
développé sa sensibilité et même — si on veut — ses concepts sensibles, sans la
moindre référence à une quelconque science naturelle, chimique ou autre. Car,
comme le savoir sensible que développe l’œnologue n’a rien de commun avec une
connaissance physique, il faut s’attendre à ce que le développement de notre
sensibilité intérieure, de notre faculté introspective, de notre affectivité, n’ait de
même rien de commun avec le développement de notre connaissance
neurologique. Ce qui fait d’ailleurs défaut à l’entreprise de Churchland semble
être justement le concept même d’intériorité.
PARTIE III
CHURCHLAND RÉPONDANT À JACKSON
1. Frank Jackson : l’argument de la connaissance supplémentaire
72. Pour voir encore où Churchland entend conduire sa réflexion, nous
pouvons examiner la réponse qu’il réserve à l’argument marquant que Frank
Jackson prônait, en 1982, contre le réductionnisme. Cet argument fera l’objet
du chapitre suivant mais, en résumé, pour défendre son point, Jackson a fait
appel à l’idée d’une neuroscientifique — Marie — qui, vivant depuis son enfance
dans un environnement noir et blanc, ne pourrait jamais, prétendait-il, aussi
approfondie que sa science puisse être, se faire une idée de l’effet que ses sujets
peuvent connaître lorsqu’ils voient du rouge. Marie ne pourrait jamais connaître
cette expérience, à moins de voir elle-même du rouge220. Cet exercice de pensée
pointe vers le dit « écart »221 ou « fossé »222 dans l’explication du rapport
psychophysique, un fossé qui s’insérerait entre l’expérience consciente et sa
description physique.
73. Or, quoique la définition que Jackson donne du physicalisme nous
autorise à restreindre la portée de son argument au domaine épistémique — le
physicalisme, écrit-il, serait la thèse suivant laquelle « toute information
220 « Epiphenomenal Qualia », art. cité (infra, n. 242, p. 195), p. 130. 221 J. Levine, « Materialism and Qualia: the Explanatory Gap », Pacific Philosophical
Quarterly, vol. 64 (1983), p. 354-361 ; repris dans Philosophy of Mind: A Guide and Anthology, op. cit. (supra, n. 167, p. 104), p. 772-780.
222 Pacherie, É., « Naturaliser l’intentionnalité et la conscience », La philosophie cognitive, É. Pacherie & J. Proust (dir.), Paris, Ophrys/La Maison des sciences de l’homme, 2004, p. 31 sq.
174
(correcte) serait une information physique »223 —, c’est dans un sens ontologique
qu’on a voulu entendre cet argument, et c’est contre un argument ontologique
qu’il faut entendre les objections que lui fait Churchland. Ce dernier interprétera
par exemple la conclusion de l’argument de Jackson comme étant : « La
sensation de rouge ≠ aucun état cérébral » (RQ, p. 24). Cette conclusion
impliquerait donc une dualité dans la substance de l’être, une dualité
ontologique.
74. À la fin de « Reduction, Qualia, and Brain States », Churchland rejette la
deuxième prémisse de l’argument de Jackson. C’est une erreur, selon lui, de
croire que Marie ne peut pas connaître les sensations de ses sujets.
Immédiatement après, il concède le point, d’une manière qui semble lui être
caractéristique : soit en admettant la vérité contre laquelle il argumente pourtant
explicitement. Il s’en prendra à nouveau à la deuxième prémisse, cette fois en
prétendant que le moyen terme de l’argument, soit le concept de connaissance,
n’est pas le même dans la première et la deuxième prémisse, ce qui invaliderait
selon lui l’argument de Jackson. Nous verrons au chapitre suivant la réplique
que lui réserve Jackson à l’endroit de cette objection.
75. Nous prendrons d’abord acte de son rejet ambivalent de la conclusion de
l’argument de Jackson (section 2), puis de ses remarques concernant nos limites
cognitives (section 3). Nous nous arrêterons ensuite à un troisième article où
Churchland, misant cette fois sur cette idée selon laquelle Jackson confond deux
sortes de connaissance, tentera de donner un fondement empirique à cette
prétention (infra, section 4)224. Cette prétention sera ensuite soumise à une
évaluation critique (sections 5 & 6).
223 « Epiphenomenal Qualia », art. cité (infra, n. 242, p. 195), p. 127. 224 Paul Churchland, « Knowing Qualia: A Reply to Jackson », in A Neurocomputational
Perspective, P.M. Churchland, Cambridge Mass., MIT, 1989, p. 67-76 ; repris dans There’s Something about Mary. Essays on Phenomenal Consciousness and Frank Jackson’s Knowledge Argument, 2004, Ludlow–Nagasawa–Stoljar (dir.), Londres/Cambridge Mass., Bradford/MIT, p. 163-178. Dorénavant : KQ.
175
2. Un rejet ambivalent
76. Considérons donc, pour faire suite aux propos de la partie précédente, la
première critique que propose Churchland de l’argument de Jackson. Selon
Churchland, il serait « simplement faux » que Marie ne pourrait pas imaginer ce
que pourrait être, pour ses sujets, l’expérience qui consiste à voir du rouge (RQ,
p. 25). Cette première réaction reste assez étonnante, puisque, en plus de nier
l’évidence même, elle nie ce que Churchland admettra sans ambages
immédiatement après.
77. Selon Churchland, les philosophes n’auraient simplement pas « apprécié
suffisamment l’étendue qu’atteindrait la connaissance de Marie, si effectivement
elle connaissait tout ce qu’il y aurait à connaître à propos du cerveau et du
système nerveux. » (RQ, p. 25) De fait, prétend même Churchland, nous pouvons
déjà « imaginer » comment des « renseignements neuroscientifiques pourraient
fournir à Marie des renseignements détaillés concernant les qualia de diverses
sensations. » (RQ, p. 25)
78. Supposons, propose-t-il, que Marie ait appris à conceptualiser sa vie
intérieure en des termes propres à une neuroscience achevée (RQ, p. 25). Marie,
une fois qu’elle aurait complété cet apprentissage, ne verrait plus du noir — du
moins, elle n’identifierait plus « rudimentairement » ses sensations visuelles
« comme étant une ‘sensation-de-noir’, une ‘sensation-de-gris’ », etc. (RQ, p. 26).
Elle aurait encore les mêmes sensations, mais, pour elle, ce ne seraient plus des
couleurs (ou des tons de gris). Elle pourrait au contraire maintenant identifier
ces sensations comme étant des « fréquences marquées dans la énième couche
du cortex occipital (ou de ce qu’on voudra) » (RQ, p. 26). Elle aurait alors « les
concepts neuroscientifiques pertinents pour les états sensibles en question »
(idem). Tant et si bien que Churchland ne voit plus :
pourquoi il serait plausible même pour un instant d’insister pour dire
qu’il est tout à fait impossible que Marie, même conceptuellement avancée [sophisticated], puisse imaginer, et par suite identifier, les
sensations de couleurs qu’elle n’a pas elle-même éprouvées
176
auparavant (RQ, p. 27).
Or, comment Marie pourrait-elle imaginer ce que serait l’expérience sensible qui
consiste à voir du rouge quand, grâce à une neuroscience avancée, elle ne voit
même plus du gris, et ne reconnaît plus au lieu qu’une activité neuronale
particulière, que des « fréquences marquées dans la énième couche du cortex
occipital » ?
79. Ce que Churchland voudrait donc laisser entendre serait que Marie peut
prédire, grâce à sa science, un événement interne, une activité neuronale
quelconque qui se produirait dans d’autres personnes, lorsque celles-ci verraient
effectivement du rouge. Ce ne serait donc pas vraiment l’effet que cela fait de
voir du rouge que Marie saurait imaginer, et il ne faudra pas s’étonner quand, à
peine dix lignes plus loin, on nous apprendra qu’il y a, après tout, des limites à
ce que Marie peut imaginer. C’est rapidement que cette nouvelle science perdra
son souffle une fois la barrière levée.
3. Limites cognitives
80. En effet, « Son cerveau [celui de Marie] est un être fini, et son anatomie
aura des limites spécifiques », et il lui manquera la « machinerie
computationnelle » requise pour pouvoir même imaginer, par exemple, « le
caractère subjectif de certains états internes de la chauve-souris » (RQ, p. 27)225.
Or, si c’est bien le cas, nous pourrions demander à Churchland de nous
expliquer pourquoi Marie, qui serait incapable de prédire l’effet que cela fait pour
une chauve-souris de détecter des ondes écholocatives, serait néanmoins capable
de prédire — toujours seulement à partir de données physiques — ce que serait
l’expérience de la couleur dans un corps, certes, semblable au sien, mais qui, lui,
aurait le bonheur de percevoir des couleurs. Ce corps, celui qu’elle examine en
étudiant le cerveau humain du point de vue des neurosciences, le corps d’un
225 Nous avons encore ici un exemple d’une occasion où Churchland concède
allégrement le point auquel il s’oppose, tout en continuant d’argumenter contre lui.
177
tiers, elle ne l’examine pas moins extérieurement qu’elle n’examinerait
extérieurement celui de la chauve-souris, si on lui demandait de l’examiner. Ce
n’était pas en vertu du fait qu’elle a, ou qu’elle est un corps humain, détenant
« la machinerie computationnelle » requise pour percevoir le bleu, qu’elle pouvait
connaître l’effet que cela peut faire de voir le bleu avant de ne l’avoir vu. C’est
parce qu’elle a su bien décoder les molécules, cellules synaptiques et autres
facteurs physiologiques pertinents de ses sujets. Il n’est donc pas clair ici
pourquoi Churchland devrait prétendre qu’il pourrait y avoir pour Marie un
obstacle qui l’empêcherait de lever le voile sur la nature de l’expérience subjective
de la chauve-souris, s’il n’y a pas d’obstacle qui l’empêche d’imaginer une
expérience subjective qu’elle n’est pas elle-même en mesure d’éprouver, mais
qu’éprouveraient pour leur part des sujets humains soumis à son observation. Il
faut au contraire conclure, avec Jackson et contre Churchland, lequel se
contredit lui-même : la neuroscientifique aveugle aux couleurs, même
omnisciente quant à tout ce qui se rapporte à sa discipline, ne peut pas plus
connaître l’expérience du rouge — ni même l’ « imaginer » — qu’elle ne peut
connaître l’effet que cela fait pour une chauve-souris de détecter des ondes
écholocatives. On se retrouve alors de plain-pied avec Michel Henry :
Le Dieu galiléen omniscient sachant tout de l’univers matériel […]
n’aurait aucune idée du rouge, du noir, du jaune, d’aucune couleur, aucune idée du son ou de la musique, de l'odeur, des parfums, de ce
qui est agréable ou désagréable, aimable ou détestable. Il n’en aurait aucune idée et ne pourrait en avoir226.
Par son discours, Churchland, qui argumente contre Jackson, ne fait que lui
donner raison : il existe un donné que la science ne peut atteindre, et c’est celui
de l’expérience subjective. Jackson a pris le cas de la couleur, et il ne pouvait se
tromper. Churchland concède l’expérience écholocative. Les deux exemples se
valent et conduisent à la même conclusion, soit celle de Jackson : notre
expérience reste caractérisée par une dualité de manières de connaître, à jamais
incommensurables entre elles.
226 Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000, p. 156.
178
4. « savoir-connaître » et savoir-faire
81. Cette dualité épistémique se trouve reconnue d’une manière on ne pourrait
plus éloquente dans les deux derniers textes de Churchland auxquels nous nous
intéresserons. Cette reconnaissance est d’autant plus éloquente du fait que,
chaque fois, Churchland appuie son raisonnement sur le fait même de cette
dualité.
82. Dans le premier de ces deux textes227, Churchland propose d’abord une
« explication plausible » de cette dualité épistémique que met en lumière
l’argument de Jackson. Cette explication serait rendue plausible grâce aux
« ressources de la neurobiologie cognitive moderne » (KQ, p. 68). Quelle serait au
juste cette explication que la neurobiologie cognitive rendrait plausible ? Cette
science nous permettrait, est-il suggéré, de comprendre que ces deux types de
représentations seraient localisés dans des zones distinctes du cerveau. Il y
aurait deux sortes de connaissance parce que le siège neuronal de l’une et de
l’autre ne serait pas le même dans les deux cas (KQ, p. 69). Nous pourrons voir
plus loin les motifs qui guident Churchland dans sa démarche. Nous ne
considérons ici que sa manière de caractériser la dualité épistémique, en
l’associant à une diversité dans notre constitution physique.
83. Pour donner matière à son hypothèse, Churchland compare la
représentation sensorimotrice « d’une frappe de golf » que peut en avoir un
golfeur à la représentation « discursive » de la même frappe que pourrait en avoir
le même golfeur ou, tout particulièrement, un instructeur de golf. La première se
situerait dans le cervelet, tandis que la seconde se situerait dans le cortex
langagier « ou dans les régions avoisinantes temporales et pariétales » (KQ, p. 69).
84. Cette explication n’est pas sans affinité avec une autre explication de la
dualité épistémique, explication qu’invoque maintenant Churchland, émise entre
227 « Knowing Qualia: A Reply to Jackson », art. cité (supra, n. 224, p. 174).
Dorénavant : KQ.
179
autres par Nemirow et par Lewis228 (KQ, p. 69). Selon cette explication, Marie, en
découvrant le rouge, ne découvre pas une nouvelle connaissance ; elle apprend
seulement à faire quelque chose de neuf, soit à voir le rouge (idem). Ici, il y aurait
une manière intellectuelle, ou discursive, de connaître la frappe de golf et, là, une
manière kinesthésique de connaître la même frappe, correspondant, dans le
dernier cas, à une capacité sensorimotrice de l’exécuter, et donc à un savoir-faire
(idem). De même, Marie pourrait connaître la sensation de rouge, savoir ce que
cette sensation est en sachant que cette sensation est telle série d’événements
cérébraux — ce qui correspondrait à un savoir discursif — ou elle pourrait
simplement savoir voir le rouge, ce qui correspondrait à un savoir non discursif
(KQ, p. 68-69).
85. Or, aussi suggestive que puisse être cette stratégie, c’est sur une fausse
piste qu’elle nous porte. Car, s’il est vrai que la dualité épistémique peut être
décrite comme deux manières de connaître, il ne s’agira pas de toute façon,
comme nous l’avons vu et comme nous le verrons avec plus de profondeur, de
deux manières de connaître l’objet. Au contraire, la dualité épistémique dont il
est question doit plutôt être décrite comme le fait de connaître, d’une certaine
manière, l’objet et, d’une autre, le sujet ou, du moins, la subjectivité. Cela
s’applique même lorsque l’objet visé est l’être que nous sommes : il s’agit alors de
voir un cerveau (ou un corps) ou d’être un cerveau (ou un corps).
86. D’ailleurs, cette volonté de comprendre l’expérience subjective comme
étant un savoir-faire plutôt qu’une autre forme de connaissance est déjà assez
suspecte. Cet argument n’aurait-il pas été mis en valeur, dans la littérature, non
pour souligner la signification de ce prétendu savoir-faire, mais bien plutôt pour
« protéger » l’intégrité du savoir objectif ? C’est ce qui ressort des textes que nous
livrent ces auteurs229, et ce que Papineau230 ainsi que Bigelow et Pargetter
228 L. Nemirow, compte rendu de Mortal Questions, de T. Nagel (1979), The Philosophical
Review, vol. 89 (1980), no 3, p. 473-477 ; D. Lewis, « Postscript to ‘Mad Pain and Martian Pain’ », in Philosophical Papers, vol. 1, D. Lewis, New York, Oxford University Press, 1983, p. 129-132.
229 Nemirow : « nous n’avons pas besoin de faits subjectifs pour rendre justice à la subjectivité de l’expérience. », ibid., p. 477 ; Lewis : « Cette fois, il faut se faire
180
confirment231. Ainsi croit-on pouvoir se reposer maintenant, devant le défi que
semblait présenter l’argument de la connaissance supplémentaire de Jackson, en
disant que Marie ne connaît pas quelque chose de neuf, mais qu’elle connaît
simplement quelque chose de plus qu’elle peut faire.
87. Pourtant, une telle analyse ne saurait clore le débat. D’abord, en faisant
intervenir la notion de savoir-faire, on ne nie pas la dualité des savoirs. Il nous
faudrait donc encore déterminer ce que vaut cet autre savoir. De plus, cette
caractérisation de l’expérience immédiate comme savoir-faire paraît tout
artificielle. Car, la « connaissance-à-propos », la connaissance objective, est elle
aussi un savoir-faire, lequel consiste à savoir discerner des objets dans la
représentation. Nemirow, l’initiateur de cet argument faisant de cette
connaissance qui manque à Marie un savoir-faire, avoue lui-même ne pas s’être
arrêté « à la difficile question de savoir si tout genre de compréhension, incluant
la compréhension scientifique, ne pourrait pas être correctement interprété
comme aptitude. »232 Ce choix semble trahir un biais pesant sur l’ensemble de
cet exercice.
88. Churchland, pour sa part, ne s’en tient pas à cette opposition entre un
savoir-faire et un savoir-à-propos. Le savoir discursif ne sera, pour Churchland,
qu’un savoir parmi plusieurs autres.
éliminationnistes. [...] connaître l’effet que cela fait, ce n’est pas détenir des renseignements. [...] Au contraire, [...] c’est posséder des facultés : facultés de reconnaître, d’imaginer, de prédire son propre comportement par la voie de conjonctures. [...] Certes, il y a un état qui consiste à connaître l’effet que cela fait. [...] Mais l’information phénoménale et son contenu spécial n’existent pas. », ibid., p 131. Lewis renvoie les lecteurs à la thèse doctorale de Nemirow : Functionalism and the Subjective Quality of Experience, Standord University, 1979, chapitre 2.
230 David Papineau, Thinking About Consciousness, Oxford, Clarendon Press, 2002, p. 48.
231 J. Bigelow–R. Pargetter, « Acquaintance with Qualia », in There’s Something about Mary, op. cit. (supra, n. 224, p. 174), p. 191.
232 Compte rendu de Mortal Questions, art. cité (supra, n. 228, p. 179), p. 475, note 8.
181
5. Le lit de Procruste
89. En résumé, la dualité opposant le savoir-faire et le savoir-à-propos est
maintenant associée à une dualité de facultés, l’une étant une faculté discursive,
l’autre sensorimotrice. Cette dualité de facultés se voit, de là, caractérisée
comme correspondant à une dualité de modes et de lieux de représentation, la
faculté discursive correspondant à une faculté propre au cortex cérébral, les
représentations sensorimotrices trouvant plutôt leur siège, comme indiqué
précédemment, dans les parties qu’on pourrait avoir tendance à croire moins
évoluées du système nerveux, tel le cervelet.
90. Or, voilà qu’il n’y aurait pas, suivant Churchland, que deux modes de
représentation. Déjà, chacun de nos sens extérieurs, nous explique-t-on,
constitue un mode représentationnel à lui seul. Or, tant et aussi longtemps
qu’on oppose un « savoir-à-propos » à une seule autre forme de savoir, soit le
savoir-faire, on peut encore parler de dualité. Mais on nous parle maintenant
d’une pluralité de modes de connaissance. Churchland « noie » alors, pourrions-
nous dire, la dualité en question, déjà mal caractérisée, dans une multiplicité de
modalités représentationnelles. Churchland :
[c]ette distinction binaire entre différents types de connaissance
commence à peine à suggérer toute l’étendue et la variété des différents sites et types de représentations internes qu’on peut
retrouver dans un cerveau normal (KQ, p. 69 ; je souligne).
« [I]l n’y a pas de raison », nous expliquera-t-on aussitôt, « pour laquelle nous
devrions être limités par les divisions rudimentaires de nos idiomes
préscientifiques » (KQ, p. 69 ; je souligne), où la division rudimentaire en question
serait cette division entre savoir-faire et savoir-à-propos. Notons aussi le mot
« sites », souligné dans la citation : il faut comprendre par là différents lieux dans
le cerveau.
91. Ainsi, dissout-on la dualité épistémique en une multiplicité épistémique,
voire, géographique. Cette stratégie n’est pas sans rappeler la maxime « diviser et
régner ». En effet, en divisant les manières de connaître non plus en deux, mais
182
en une multiplicité, la connaissance scientifique se trouve libérée d’un face-à-
face avec un égal. Elle n’est plus, semble-t-il d’abord, qu’une manière de
connaître parmi d’autres ; cependant, l’auteur peut alors prendre la liberté de la
décrire comme la plus évoluée d’entre toutes. Comparé individuellement à
chacune de ces autres manières de connaître, le savoir scientifique pourra
effectivement avoir une allure de titan, mais ce ne sera que le résultat d’un
double artifice. D’abord, en divisant en petits morceaux le savoir auquel la
connaissance scientifique est comparée, cet artifice permet de laisser dans
l’ombre le sens ou la valeur propre dont est chargé le caractère subjectif de la
représentation, quel qu’en soit le mode. Mais de plus, tout l’effort de Churchland
a pour but de comparer la valeur informative d’une connaissance scientifique à
celle du quale en tant que signe d’un fait extérieur. Cette stratégie revient à
mesurer la valeur de tous ces savoirs en cherchant à les faire entrer tous dans
un lit de Procruste. Car, la connaissance subjective et la connaissance objective
sont alors comparées l’une à l’autre en tant qu’elles nous sont plus ou moins
révélatrices de la nature de l’objet. Ce lit de Procruste est celui de la science.
Car, la mission de la science est de connaître l’objet. Il est bien certain que ces
autres savoirs, lesquels seraient foncièrement révélateurs d’une réalité subjective
et non d’une réalité objective, paraîtront inadéquats et sembler bien inégaux par
comparaison aux savoirs scientifiques. Mais ce ne sera que parce que, au
départ, on aura choisi le savoir scientifique comme étalon de tout savoir.
92. Tenons compte, au contraire, de la nature commune à tous ces autres
savoirs, de telle sorte que l’unité de ces autres manières de connaître soit
reconstituée, et nous verrons que le savoir immédiat offre une tout autre chose
qu’une piètre connaissance « préscientifique » de la réalité extérieure. Au
contraire : comme le savoir objectif constituerait une voie d’accès à l’objet par
l’entremise de la représentation, le savoir subjectif constituerait une voie d’accès
au sujet. Ces deux savoirs constitueraient l’un pour l’autre un contrepoids dans
une relation asymétrique — l’un étant incomparable à l’autre. Surtout,
l’ensemble de cette stratégie, laquelle consiste à associer — cette fois — le savoir
« populaire » (folk knowledge) à un savoir pratique plutôt que théorique, puis à
183
multiplier la diversité des modes de connaissance, tombera à plat une fois qu’on
se sera rendu compte que les deux savoirs en question n’opposent pas deux
formes de représentation, mais bien deux volets propres à toute représentation,
quel qu’en soit le mode.
6. Rhétorique ou magie ?
93. Après avoir associé à deux zones du cerveau les deux modes
représentationnels décrits dans son exemple du golfeur, Churchland enrichira
cette hypothèse matérialiste avec une abondance de renseignements
physiologiques : la vision trichromatique dans les créatures vivantes reposerait
sur trois types de cônes rétinaux réagissant à diverses fréquences, codifiant
« l’information » que véhiculent les couleurs, faisant appel à des fibres axonales
du « sous-système parvocellulaire du nerf optique », câbles axonaux « massifs »
conduisant à une seconde « population » de cellules, pour aboutir plus loin, avec
références à l’appui, au cortex visuel, à une section de cette région, « V4 »,
laquelle « semble être spécifiquement réservée à la transformation et à la
représentation de l’information portant sur la couleur. » (KQ, p. 69) On reconnaîtra
là l’habituelle poudre aux yeux : tant de renseignements physiologiques peuvent
éblouir. Pourtant, la question philosophique posée demeure, intacte. Rappelons
que cette question est bien, selon le titre même du texte, celle de « [c]onnaître les
qualia ».
94. Et la dualité épistémique est toujours là. Il pourrait difficilement en être
autrement, puisque Churchland vient de s’en servir pour tenter de dévoyer
l’argument de Jackson. C’est qu’il n’est pas facile d’ignorer ou de dissimuler la
dualité des savoirs. En lisant Churchland, il semble que nous retrouvions
constamment une dualité épistémique refaisant surface, contre laquelle il faut
apparemment chaque fois reprendre le glaive — ou peut-être faudrait-il dire « la
baguette ». Reconnaissons donc, avec Churchland, « que le problème [pour lui]
est une diversité de formes du connaître [a variety in the possible forms of
184
knowing] » (KQ, p. 72) : n’est-ce pas encore un des plus fantastiques tours dans le
sac d’un magicien que de savoir faire disparaître une chose précisément en la
mettant le plus en vue ?
95. Admettons donc d’abord cette forme de connaissance qu’est l’expérience
subjective, et admettons que cette forme de connaissance manque effectivement
à Marie : « il manque à Marie cette forme de connaissance de cet aspect des
personnes » (KQ, p. 73). Ce fait admis, on pourra définir cette connaissance de
manière à ce qu’elle soit moins dérangeante : cette connaissance n’est qu’une
forme de connaissance répondant à un « découpage antérieur » (antérieur à la
connaissance discursive, faut-il présumer) produisant une « taxinomie
prélinguistique » (idem ; je souligne), par quoi il faut entendre une manière de
découper le monde en régions distinctes, en l’occurrence, en différentes couleurs.
96. Sur quoi, on verra Churchland admettre de nouveau, à trois reprises, le
fait de cette autre connaissance : « Alors, bien sûr, il y a une forme de
connaissance d’un aspect physique des autres personnes que Marie n’a pas. »
(KQ, p. 73) « Le matérialiste pourra même dire ce qu’est cette forme de
connaissance, et ses objets, en termes neuronaux. » (idem ; je souligne). Enfin :
« Marie n’a pas la connaissance de tout ce qui est physique à propos des
personnes, de toutes les manières qu’il est possible pour elle de connaître. » (idem)
97. Répéter les faits ne les fera malheureusement point disparaître. Et ce qui
ne disparaît point est qu’il y a plus qu’une manière de connaître. La
connaissance en termes physiques ne serait donc pas la seule qui soit, et il
faudrait donc se tourner vers cette autre connaissance et prendre position à son
égard. On sait que c’est là une chose que Churchland fait, puisqu’il multiplie les
occasions de désigner cette manière de connaître comme primitive. Mais c’est
que, conformément à la méthode de Procruste, il cherche toujours à évaluer la
valeur de la connaissance subjective en tant que connaissance objective.
PARTIE IV
LE DUALISME ÉPISTÉMIQUE ENRÔLÉ
1. Le dualisme épistémique dans le matérialisme contemporain
98. Dans le dernier texte de Churchland auquel nous nous arrêtons —
intitulé, par moquerie voulue, « The Rediscovery of Light »233, à l’instar du livre de
Searle que vise entre autres l’article : The Rediscovery of Mind (infra, chap. 5) —,
l’auteur cherche de nouveau à utiliser la dualité épistémique pour miner le
dualisme ontologique, dualisme qu’il attribue à ceux dont il conteste les thèses.
99. Invoquer la dualité épistémique pour taire les objections au physicalisme,
c’est précisément ce que de nombreux matérialistes contemporains semblent
portés à faire, d’un commun accord, tacite peut-être. Ainsi, selon Papineau par
exemple, le « dualisme conceptuel » serait en voie de devenir la position
« orthodoxe » parmi les philosophes analytiques matérialistes234. Bref, on
« expliquera » le fait de l’irréductibilité du phénoménologique au physique en
faisant valoir l’idée que ce ne sont là que deux modes conceptuels différents.
L’un ferait référence indirectement à un objet, tandis que l’autre, le « concept
phénoménal », constituerait un accès direct à notre être même. Ce serait le fait
« d’être un état matériel » qui ferait en sorte que nous aurions droit à un tel accès
« direct » à ce que nous sommes235. Jean-Noël Missa offre une formulation
233 Journal of Philosophy, vol. 93 (1996), p. 211-228, repris dans Philosophy of Mind.
Classical and Contemporary Readings, op. cit. (supra, n. 167, p. 104), p. 362-371, de même que dans On the Contrary, op. cit. (supra, n. 218, p. 163), p. 123-141. Dorénavant : RL.
234 Papineau, op. cit. (supra, n. 230), p. 5. 235 Ibid., p. 2 et 10. Hormis lui-même, Papineau mentionne, comme étant du même
186
particulièrement limpide de cette nouvelle orthodoxie :
On ne peut donc accepter stricto sensu la théorie de l’identité. L’esprit, c’est bien le cerveau, mais perçu du point de vue intérieur. De ce fait,
nous considérons qu’il convient d’adopter la théorie du double aspect, laquelle proclame, en substance, que l’esprit constitue la face subjective, le cerveau la face objective, d’une même entité, entité que nous appelons, pour cette raison, esprit-cerveau236.
Notons-le, ce que Missa décrit ici comme « théorie du double aspect » est bien un
parallèle entre la dualité esprit-cerveau et une dualité dedans-dehors. Il
n’associe donc pas la dualité psychophysique à une simple dualité d’aspects
d’une même substance, comme s’il pouvait y avoir une infinité d’autres
« aspects ». Qu’est-ce alors que connaître intérieurement ? Faisons-nous alors
l’expérience de « propriétés intrinsèques » du réel ? On ne nous renseignera
malheureusement guère plus. C’est déjà beaucoup de concéder une manière de
connaître qui reposerait sur le (simple) fait d’être une chose, comme le fait
implicitement Missa et explicitement, ici, David Papineau :
Pourquoi ne pas simplement accepter l’idée que le fait d’avoir un état subjectif, c’est d’être un état matériel ? Quel effet vous attendriez-vous
que cela fasse, d’être un état matériel ? Aucun effet ? Pourquoi ? C’est ce que cela donne, d’être dans cet état matériel237.
100. La tactique particulière dont les matérialistes tentent alors de tirer parti
pourrait être décrite comme une variante du dicton qui recommande de nous
joindre aux adversaires que nous ne pouvons vaincre. Dans ce cas-ci, la variante
serait « Si vous ne pouvez les vaincre, enrôlez-les ! » Ainsi verrons-nous le
dualisme épistémique recruté et mis au service d’un certain matérialisme, un
esprit, C. Peacocke (« No Resting Place: A Critical Notice of The View from Nowhere », The Philosophical Review, vol. 98 [1989], p. 65-82), B. Loar (« Phenomenal States », in Philosophical Perspectives, t. 4 : Action Theory and Philosophy of Mind, J.E. Tomberlin [dir.], Atascadero CA, Ridgeview, 1990, p. 81-108), S. Sturgeon (« The Epistemic View of Subjectivity », The Journal of Philosophy, vol. 91 [1994], p. 221-235) et M. Tye (« Phenomenal Consciousness: The Explanatory Gap as a Cognitive Illusion », Mind, vol. 108 [1999], p. 705-725).
236 Jean-Noël Missa (2008), « Que peut-on espérer d’une théorie neuroscientifique de la conscience ? Plaidoyer pour une approche évolutionniste », in Des neurosciences à la philosophie. Neurophilosophie et philosophie des neurosciences, P. Poirier et L. Faucher (dir.), Paris, Syllepse, p. 360 ; je souligne.
237 Thinking about Consciousness, op. cit. (supra, n. 230, p. 180), p. 2 ; je souligne.
187
matérialisme réducteur. Mais quand ce dualisme, une fois admis, est bien
caractérisé, comme c’est le cas ici avec Missa et Papineau, il reste lettre morte.
Autrement, il demeure fort incompris et, comme avec Churchland, on le dépeint
sous des couleurs qui ne sont plus les siennes.
101. Certes, en posant l’hypothèse du dualisme épistémique, il devient possible,
du point de vue d’un matérialisme, de dire que la dualité que nous sentons est
dans le regard que nous portons sur les choses, et non dans les choses mêmes.
Mais sait-on que cet argument est un cheval de Troie ? Car, le monisme de la
matière se comprend lui-même le plus souvent comme un monisme de la
connaissance. Ne retrouvons-nous pas en effet, sous-entendue à tout le moins
dans une philosophie matérialiste non critique, l’idée qu’il n’y a que la
connaissance objective qui puisse être reconnue comme véritable connaissance ?
Derrière le monisme ontologique, et même nomologique, ce serait alors le
monisme épistémique qui importerait le plus à ce matérialisme. Mais voici que,
pour défendre le monisme ontologique, on vient de concéder distraitement le
dualisme épistémique. Que fera-t-on de cette connaissance autre ?
102. Conformément à la méthode déjà mise en œuvre, on tâchera de
caractériser le savoir subjectif sous un faux jour, de sorte que qui voudra se
l’approprier devra prendre en charge un concept déjà taxé, précédé, si on veut,
d’une réputation. C’est à cette tâche — consistant à dépeindre la dualité
épistémique sous un jour qui n’est pas le sien — que se livre à nouveau
Churchland dans « Rediscovery of Light ».
2. Recoupements intermodaux : Churchland et McGinn
103. Dans « Rediscovery of Light », nous apprenons d’abord que ces « formes
différentes de connaissance » « opèrent avec des ‘palettes’ représentationnelles
différentes dans le cerveau de Marie » (RL, p. 219). Sur la base de cette remarque,
Churchland conclut que « la divergence cruciale [entre ces formes de
connaissance] est simplement épistémique, et non ontologique » (RL, p. 219). C’est
188
là que l’argumentaire nous reconduit à des idées que nous avons déjà retrouvées
chez McGinn, celles concernant les recoupements intermodaux.
104. Tout comme il le faisait précédemment, Churchland tentera d’abord de
dissoudre la dualité épistémique en une multiplicité de formes de connaissance.
Pour arriver à cette fin, Churchland introduit d’abord une équivoque entre
« modalité de sens » (vue, tact, etc.) et modalités épistémiques, ce qui permet de
rapprocher, jusqu’à les confondre, sens interne et sensation interne, tout comme
le faisait justement McGinn (supra, p. 134).
105. Par sens interne, il faut entendre la connaissance de la représentation en
elle-même, indépendamment de sa charge intentionnelle, de ce qu’elle
représente. Par sensation interne, on peut penser à une sensation de douleur.
Mais, par rapport à une telle sensation, il faut encore distinguer l’objet et le
sujet, la connaissance médiate et immédiate. Vous ressentez un froid, parce que
vous avez saisi un objet froid. Vous aurez froid aux doigts. Cette sensation
indique un objet, le pichet de lait. Elle indique aussi vos doigts : elle est, en
même temps, une sensation interne et une sensation externe. Vous avez froid
où ? À quelle main ? La sensation interne est une indication, une inférence
objective interne. Le sens interne, pour sa part, est le sens de la sensation en
elle-même, indépendamment de toute indication objective, interne ou externe,
dont elle est porteuse. C’est le sens de la sensation, tout court, le froid, sans la
moindre association à la main, au corps ou au pichet.
106. Ne reconnaissant point cette distinction entre sens et sensation interne,
Churchland, fait donc disparaître la dualité épistémique, disons transversale —
entre le subjectif et l’objectif — dans une multiplicité épistémique, disons
latérale, subdivisant l’ordre de la connaissance objective en autant de modes de
connaissance qu’il peut y avoir de modes de perception. Par là, il se détourne du
volet subjectif de la connaissance.
107. On reconnaîtra dans cette dernière tactique celle déjà mise en œuvre
contre Jackson. Là, la connaissance immédiate a d’abord été associée à un
savoir-faire, puis elle a été mise sur un pied d’égalité avec le savoir discursif. Elle
189
put alors être jugée, suivant en cela la méthode de Procruste, rudimentaire et
insatisfaisante par comparaison au savoir discursif (supra, Partie III, sec. 4 & 5, p. 178).
La méthode n’était pas différente auparavant quand le savoir immédiat fut
assimilé à une connaissance théorique et conceptuelle, pour ensuite être rabattu,
ce savoir ne répondant pas aux canons d’une telle connaissance (supra, Partie II).
Elle ne se différencie point non plus de celle mise en œuvre dans
« Functionalism, Qualia, and Intentionality », où la connaissance subjective est
présentée comme préscientifique et désuète, en l’opposant à un savoir « calibré »
(supra, Partie I).
108. Considérons donc cette « palette représentationnelle différente » que serait
notre faculté introspective. Churchland écrit :
Quoi que ce soit d’autre que puisse être l’introspection, elle est à tout le moins une modalité épistémique [...], et quoiqu’elle puisse avoir ses
travers, et un profil qui lui soit propre, il n’est absolument pas évident qu’elle seule, parmi toutes nos modalités épistémiques, constitue une
fenêtre sur un domaine ontologique unique de propriétés non
physiques [...]. Nulle autre de nos modalités épistémiques n’est porteuse d’une telle caractéristique [has any such distinction] : elles
rendent toutes possible un accès à un certain aspect ou autre du monde purement physique. Pourquoi serait-ce différent dans le cas de
l’introspection (RL, p. 221) ?
109. Répondons d’abord, au passage, à cette dernière question — soit pourquoi
le cas de l’introspection serait-il différent. Le cas de l’introspection est différent
parce que celle-ci n’est pas un mode particulier de perception, mais un aspect
particulier de toute perception, quel qu’en soit le mode. Il s’agit de la
connaissance immédiate par opposition à la connaissance médiate. Que ces
deux aspects de la connaissance se rapportent à un être « physique », nous
n’avons point à en douter. Mais ce ne sera pas habituellement le même être que
nous indiqueront ces deux volets de la connaissance, si le regard est porté sur
une réalité autre que soi, et ce ne sera pas la même chose que, grâce à ces deux
volets, nous apprendrons à propos du même être « physique », quand ce sera sur
nous-même que nous porterons notre regard. D’autres précisions à ce sujet
seront exposées au chapitre 4 (infra, p. 209).
190
110. Poursuivons maintenant avec cette nouvelle lancée de Churchland, alors
que celui-ci nous offre un propos presque identique à celui qu’exprimait McGinn
concernant les recoupements intermodaux238. En effet, McGinn suggérait lui-
même qu’il n’existe pas de raison principielle interdisant des recoupements entre
l’introspection et les « autres » modalités de la perception. McGinn n’était peut-
être pas le premier à soulever la question d’un rapport à établir entre la notion de
recoupements intermodaux et celle de la dualité épistémique que semble générer
la relation âme-corps. C’était peut-être en effet pour parer à des propos
semblables à ceux de Churchland, sinon à ceux de Churchland lui-même, que
McGinn a construit sa propre approche, assez unique, comme nous l’avons vu.
Déjà, en 1979, Churchland comparait les sens à des « instruments de mesure
polymodaux » et assimilait l’introspection elle-même à une forme modale, celle-ci
n’étant « point différente, épistémologiquement, des jugements perceptuels en
général. »239 En 1996, sept années après la publication de l’article de McGinn,
Churchland évoque maintenant explicitement la possibilité de recoupements
intermodaux entre l’introspection et nos « autres » sens :
Après tout, nous savons que les deux modalités de la vue et du tact, par exemple, ne sont pas mutuellement exclusives par rapport à l’objet
auquel elles ont accès — nous pouvons à la fois voir et toucher la forme d’un objet [...]. Pourquoi faudrait-il qu’il soit impossible a priori que la modalité épistémique que nous nommons ‘introspection’ puisse avoir un quelconque recoupement avec une ou plusieurs de nos autres
modalités épistémiques ? (RL, p. 227)
111. Nous avons donc ici précisément la raison que nous avait offerte McGinn
pour rejeter la dualité épistémique en tant que facteur pouvant expliquer le
caractère énigmatique de la relation âme-corps. L’introspection est pensée ici
comme étant une modalité épistémique parmi d’autres, une manière de connaître
le monde, si ce n’était que notre monde intime. L’hypothèse est alors, tant pour
McGinn que pour Churchland, que le seul fait pour l’instrospection d’être en elle-
même une faculté séparée d’appréhension ne suffit pas pour rendre compte de
238 Supra, chap. 2, p. 128-135. 239 Scientific Realism and the Plasticity of Mind, Cambridge, Cambridge University Press,
1979, p. 40.
191
l’écart apparemment insurmontable entre ce qu’elle permet d’appréhender et ce à
quoi les autres modes de perceptions nous donnent accès.
112. Souvenons-nous cependant que, contrairement à Churchland, McGinn ne
conteste pas l’irréductibilité entre les deux formes épistémiques que sont, pour
lui, l’introspection et la perception. Il prétend plutôt que cette irréductibilité
n’est pas principielle et qu’elle repose au contraire sur un fait contingent,
quoique encore irrémédiable, soit l’existence d’une propriété particulière et
objective, mais imperceptible, qui, pouvions-nous la percevoir, rendrait compré-
hensible la nature de la relation âme-corps.
113. Cette hypothèse de McGinn n’a toutefois son utilité ou son sens que pour
autant que l’introspection puisse être posée, comme le fait Churchland, sur un
pied d’égalité avec les diverses modalités sensibles. Or, c’est précisément ce qui
ne peut être fait, si la dualité perception/introspection reflète plutôt un dualisme
intrinsèque à toute représentation, en en constituant respectivement la portée
objective et la portée subjective, quelle que puisse être cette représentation.
114. Churchland ne devra-t-il donc pas contester le schisme même qui sépare
l’objectif et le subjectif ? C’est effectivement ce qu’il revendique. Si « les termes
objectifs et subjectifs sont employés communément » de manière à produire « un
contraste mutuellement exclusif », il se peut, nous dit-on, que ce soit là une
pratique qui ne convienne pas quand il est question du rapport cerveau-
conscience ( RL, p. 227). Comment le montrer ?
115. D’abord, en ébranlant le concept même de quale. Le quale est cet
indicible, cette indescriptible propriété qu’est le fait simple, primitif, immédiat, le
fait indéfinissable de Moore (le jaune, le doux)240, les « sensibles propres »
d’Aristote et de Thomas d’Aquin241. Mais « il ne faudrait pas se laisser trop
impressionner par les qualia. » (RL, p. 226) Les limites de ce que nous sommes
240 G.E. Moore, Principia Ethica, Cambridge, Cambridge University Press, 1968, p. 7. 241 C. De Koninck, La philosophie de Sir Arthur Eddington, thèse doctorale, in Œuvres de
Charles De Koninck, tome I, vol. 2, Québec, Presses de l’Université Laval, 2012, p. 71.
192
capables de dire (donc de traduire en langage physicaliste) peuvent reculer, nous
explique-t-on (RL, p. 226).
116. Nous ne retrouvons pas ici la seule idée que le mystère d’aujourd’hui
pourrait se dissiper demain. Cette idée est bien là, certes, mais nous retrouvons
aussi l’idée qu’il y aura toujours des qualia, car les qualia sont posés ici comme
étant le reflet de nos limites cognitives (RL, p. 226-227). C’est en ce sens, semble-t-
il, qu’il faudrait comprendre l’aveu suivant :
Si des créatures cognitives existent, alors l’existence de qualia inarticulables est inévitable, même dans un univers purement
physique (RL, p. 226-227).
Comme tout être a ses limites, tout être aura ses qualia. Churchland ne se
donnerait-il pas par là une victoire à la Pyrrhus ? En ne reconnaissant dans les
qualia que ce qui démarque la limite extérieure du connu, Churchland admet de
facto une certaine dualité épistémique comme condition existentielle de tout être
pensant. Cependant, l’auteur caractérise par là faussement la dualité
épistémique. En effet, par ce stratagème, on évite la nécessité de reconnaître
dans les qualia une contrepartie inévitable de toute forme d’objectivation, un
élément subjectif inhérent à toute connaissance. Rejetant les qualia dans l’ordre
de l’objectivité, à l’horizon du savoir, Churchland peut sans doute prétendre avoir
« contesté le contraste mutuellement exclusif » entre le subjectif et l’objectif.
Mais, ce sera, une fois de plus, en ayant défiguré l’essence des qualia pour n’y
voir que des reflets difformes d’une altérité perçue à travers eux, donc à travers
les apparences objectives sensibles.
117. Confondant le sens interne avec la sensation interne, et ne voyant plus
dans le quale qu’un nouvel objet, simplement sensible plutôt qu’intelligible,
Churchland croit pouvoir maintenant prétendre qu’un pont pourrait
effectivement être projeté entre l’épreuve subjective et le discours physicaliste.
C’est alors qu’on nous apprend que des recoupements entre le subjectif et
l’objectif seraient d’ailleurs maintenant indiscutables, puisqu’ils existeraient déjà
dans certains cas. Est-ce qu’on ne peut pas savoir, par l’introspection, demande
le défenseur imperturbable de la théorie de l’identité, que notre vessie est pleine,
193
tandis qu’une image échographique peut rendre les mêmes faits évidents à
d’autres personnes (RL, p. 227) ? En foi de quoi l’auteur conclut que l’objectif et le
subjectif ne seraient pas, « après tout », mutuellement exclusifs, car, dans au
moins certains cas, un état pourrait être connu à la fois subjectivement et
objectivement (RL, p. 227). Mais, ici Churchland semble ne point reconnaître ce
que, depuis Kripke et Nagel, et sans doute d’ailleurs depuis longtemps avant eux,
nul autre philosophe de l’esprit n’ignore : que toute image, échographique ou
autre, ne pourra jamais permettre de prévoir l’effet que cela fait de sentir le
besoin d’uriner, pas plus que Marie, limitée à une vision achrome, ne saura
jamais prévoir l’effet que cela fait de voir des couleurs.
3. Conclusion : utopie et vanité du projet neurophilosophique
118. La faute dans toute cette entreprise, celle-ci ayant pour ambition de
surmonter un écart entre le psychique et le physique en poursuivant des
recherches physiques, se résume donc, comme il a été suggéré précédemment, à
confondre le sens interne avec la sensation interne. Ce n’est qu’en faisant fi de
cette distinction que Churchland lui-même peut envisager un développement des
neurosciences qui pourrait être « le véhicule d’une grandiose reconstruction et
expansion de notre conscience subjective » (KQ, p. 75), une transformation qui
serait si imposante qu’elle promettrait, pour l’ « espace intérieur », un revirement
comparable à celui que la révolution en astronomie aurait produit par rapport à
notre compréhension des cieux (KQ, p. 75-76). Nous retrouvons ici le même
utopisme qui fut d’abord repéré dans « Reduction, Qualia, and Brain States » :
Grâce à une familiarité développée et profonde avec le langage en
croissance de la neurobiologie cognitive, nous pourrions peut-être apprendre à distinguer par introspection les vecteurs de codification
dans nos chemins axonaux intérieurs, des patrons d’activation dessinés dans des populations neuronales en proéminences, et moult
autres choses (KQ, p. 75).
Une telle ambition, sous une plume de philosophe, et non d’un romancier
futuriste, peut surprendre. En principe, l’œnologue ne saura jamais ce que
194
goûte le vin, à moins d’être un assemblage de neurones et, de même, Marie ne
saura jamais ce que c’est que voir le rouge, ou ce que c’est que d’aimer, que
d’aimer un homme, une femme, un enfant, un Dieu, ou une rivière, sans être un
être qui voit et qui aime. Cette dualité des formes de connaissance est là depuis
toujours, et comment saurions-nous nous y soustraire, et pourquoi même
désirer s’y soustraire ?
119. En effet, quel œnologue serait assez insensé pour traiter sa connaissance
comme étant une connaissance primitive, si primitive qu’il aurait hâte d’en finir
avec elle, hâte qu’elle soit remplacée par un appareillage neurobiométrique
avancé qui lui en dirait d’autant plus sur ce qu’il goûte ? Ce n’est point ce qu’il
goûte qui l’intéresse, mais ce que cela goûte. Or, aurait-il envie de perdre ou
intérêt à perdre le goût ?
120. Et demandons-nous enfin, par défiance, ce qu’il nous faudrait conclure si
nous accordions l’impossible et admettions qu’un raffinement de sa
connaissance neurologique pourrait permettre à Marie de prédire la nature d’une
expérience de couleur, avant de l’avoir éprouvée. Que faudrait-il en conclure ?
Que l’expérience sensible, était-elle susceptible de prédiction, n’en serait pas
moins l’expérience sensible. Entre un do-ré-mi et une nuée de synapses, si le
gouffre n’était pas aussi profond qu’on a pu le prétendre, si on pouvait établir un
pont entre l’esprit et la matière, les deux rives ne se fondraient pas en une, et la
dualité ne s’effacerait point. C’est pourquoi à la fin cela nous est bien égal si le
physicien pouvait arriver à déchiffrer la clé du rapport psychophysique. Ce qui
importe, c’est qu’il y aura néanmoins toujours deux manières de connaître, deux
champs de connaissance ou deux aspects à toute connaissance, que ceux-ci
soient incommensurables ou pas, celui du sujet et celui de l’objet, et cela,
Churchland ne cesse de l’admettre :
L’argument qui précède n’élimine pas [does not collapse] la distinction (entre la connaissance-par-description et la connaissance par
acquaintance [knowledge-by-acquaintance]) (RQ, p. 27).
CHAPITRE 4
L'argument de la connaissance supplémentaire de Frank Jackson
PARTIE I
LE PREMIER JACKSON
1. Les qualia épiphénoménaux
1. En 1982, Jackson publie « Epiphenomenal Qualia »242, suscitant une
vague de répliques243. Nous nous sommes intéressés au chapitre précédent à
celles de Churchland. L’intérêt de cet article, en ce qui concerne la présente
enquête, est l’argument en tant que tel que Jackson y défend. Par un exercice de
pensée tout simplet, Jackson a voulu contraindre les physicalistes à faire face
aux limites de leur connaissance, qu’ils prétendent en principe exhaustive, et à
admettre par ailleurs une connaissance autre que physique.
242 Frank Jackson, « Epiphenomenal Qualia », Philosophical Quaterly, vol. 32 (1982),
no 127, p. 127-136. Dorénavant : EQ. 243 Voir la bibliographie dans There’s Something about Mary, op. cit. (supra, n. 224,
p. 174), p. 444-451. Voir aussi Martina Fürst, art. cité (supra, n. 140, p. 77) ; William S. Robinson, « Jackson’s Apostasy », Philosophical Studies: An International Journal for Philosophy in the Analytic Tradition, vol. 111 (2002), no 3, p. 277-293.
196
2. « Epiphenomenal Qualia » se présentait comme ayant pour objectif
principal de prouver que le physicalisme doit être faux. Il serait faux, parce
qu’aucune accumulation de renseignements « purement physiques » (EQ, p. 127) ne
pourrait jamais nous renseigner sur des faits propres à l’expérience elle-même,
sur nos sensations en tant que telles, sur ce que peut être l’odeur d’une rose, par
exemple (idem). De ce que la description physique du réel ne serait pas
exhaustive, Jackson se croit en droit de conclure que le physicalisme doit être
faux, puisque le physicalisme, selon lui, prétend être exhaustif, au moins en
principe (idem).
3. Pour défendre son point de vue, Jackson introduit donc l’exercice de
pensée évoqué précédemment (chap. 3, p. 173-176). Marie, neuroscientifique
omnisciente condamnée à vivre dans un univers noir et blanc, ne serait pas en
mesure de connaître l’effet que cela fait de voir du rouge. Sa connaissance de ses
sujets qui, eux, voient la couleur rouge, demeurait donc incomplète, malgré sa
connaissance exhaustive de leur condition physique.
4. La thèse de Jackson est essentiellement épistémique. Jackson lui-même
cependant sera porté à lui donner un biais ontologique. Au départ, il prétend
seulement que « l’information » physique ne saurait en aucun cas faire référence
aux qualia (EQ, p. 127). Mais il conclut par ailleurs que les qualia sont des effets
secondaires qui ne sauraient à leur tour être cause de quoi que ce soit de
physique. « Les qualia ne causent rien de physique, mais ils sont causés par
quelque chose de physique », écrit-il (EQ, p. 134). Cette proposition comporte une
grave difficulté. Elle pose des effets qui seraient causés, mais qui ne pourraient à
leur tour être causes. Ce n’est pourtant pas à ce reproche traditionnel contre
l’épiphénoménisme que Jackson a dû répondre.
5. Au contraire, au lieu de contester cet épiphénoménisme, les défenseurs du
physicalisme s’en prendront à la thèse suivant laquelle le physicalisme serait
faux en raison du fait qu’il ne peut pas rendre compte des qualia.
L’épiphénoménisme devient alors un élément qui se porte au service d’un
matérialisme dur. Il suggère en effet l’irréalité du phénoménal plutôt que
197
l’incomplétude du récit physique. Au lieu de reconnaître qu’il y a une réalité ou
un aspect de la réalité dont le physicalisme commun ne peut rendre compte, on
laisse entendre que ce qui échappe à ce physicalisme n’est que mirage de toute
façon. Ce sera donc la prétention ontologique sous-jacente à l’argument
jacksonien qui sera visée, celle selon laquelle quelque chose échapperait au
physicalisme quand ce serait vers l’expérience sensible qu’on se tourne. Tout
comme McGinn, Jackson trace une zone intouchable, inaccessible en principe
par les méthodes propres aux sciences naturelles. Réagissant, non pas tant à la
seule idée d’un savoir incomplet, mais à l’idée d’un domaine qui leur serait
interdit — soit celui des qualia —, les gardes du physicalisme se sont attaqués à
cet apparent dualisme ontologique que l’argumentation jacksonienne semblait
appuyer.
2. Jackson répondant à Churchland
6. En 1986, suivant la critique en règle que Churchland lui réservait (RQ, p. 22-
27) et que nous avons passée en revue au chapitre précédent244, Jackson,
inébranlé, réitère son point245. Plus encore, il force la note : si le physicalisme
est vrai, une « connaissance physique complète serait une connaissance
complète, simpliciter » (WMDK, p. 291). Pourtant, Marie, en sortant de son univers
noir et blanc, apprend quelque chose qu’une connaissance physique complète du
monde ne lui apprendrait pas, nommément, ce que peut être l’expérience de la
couleur. Donc, le physicalisme serait faux (idem). Jackson répond alors aux trois
objections que lui réservait Churchland. Nous examinerons sa réponse à la
première d’entre elles, celle-ci révélant des aspects essentiels du débat.
7. Selon cette objection, l’argument de la connaissance supplémentaire246
joue sur une équivoque. Pour Churchland, le concept de connaissance n’aurait
244 Supra, chap. 3, Partie III, section 1-2, p. 173-177. 245 « What Mary Didn’t Know », The Journal of Philosophy, vol. 83 (1986), no 5, p. 291-
295 ; repris dans There’s Something about Mary, op. cit. (supra, n. 224, p. 174), p. 51-56. Dorénavant : WMDK.
246 Dans la littérature anglophone, on parle simplement du « knowledge argument ».
198
pas le même sens dans l’une et l’autre de ses deux prémisses :
(1) Marie connaît tout ce qu’il y a à connaître à propos des états du cerveau et de leurs propriétés ;
(2) Marie ne connaît pas tout ce qu’il y a à connaître à propos des sensations et de leurs propriétés.
Donc, [...] (3) Les sensations et leurs propriétés ≠ les états du cerveau et leurs
propriétés (RQ, p. 24).
La connaissance dans la première prémisse serait une connaissance
propositionnelle, discursive. La connaissance dont il serait question dans la
deuxième prémisse correspondrait à la connaissance immédiate, à
l’ « acquaintance » (KQ, p. 71). Le moyen terme variant de la première à la seconde
prémisse, la conclusion du syllogisme, selon laquelle l’expérience phénoménale
ne serait pas un fait physique, ne serait donc pas valide (« les sensations [...] ≠ les
états du cerveau »).
8. Jackson répond en corrigeant Churchland, prétendant que celui-ci ne
reproduit pas l’argument de la connaissance supplémentaire en tant que tel.
Avant sa libération, explique-t-il, « Marie ne connaît pas tout ce qu’il y a à
connaître à propos des états du cerveau et de leurs propriétés, parce qu’elle ne
sait rien de certains qualia qui leur sont associés. » (WMDK, p. 293) C’est le « à
propos » qui serait important dans cette réplique, nous dit-on. Marie ne connaît
pas tout ce qu’il y a à connaître à propos de quelque chose, soit du cerveau de
ses sujets. Pour que son raisonnement soit plus clair, Jackson le reformule
comme suit :
Marie (avant sa libération) connaît tous les faits physiques connaissables à propos des autres personnes, et Marie (avant sa
libération) ne connaît pas tout ce qu’il y a à connaître à propos des
autres personnes [...]. Donc, il y a des vérités à propos des autres personnes (et à propos d’elle-même) qui échappent au récit physicaliste
(WMDK, p. 293 ; je souligne).
Jackson précise : l’argument ne concerne pas la sorte de connaissance qu’a
Marie, ou sa manière de connaître, mais la chose qui est connue, « ce qu’elle
connaît » (WMDK, p. 293). C’est d’ailleurs précisément ce qu’il prétendait déjà,
même dans « Epiphenomal Qualia » : « il y a quelque chose à propos de son
199
expérience [de Fred], une des propriétés de cette expérience, par rapport à
laquelle nous demeurons ignorants. » (EQ, p. 132)247
9. Nous devrions regretter, selon moi, une telle réponse. Dans un premier
temps, elle introduit une subtilité douteuse qui, dans un deuxième temps, a pour
effet de nous détourner résolument du dualisme épistémique. Il faut considérer
le passage dans son ensemble :
Quand je prétendais que la totalité des connaissances physiques
concernant la personne de Fred ne suffisait pas pour nous dire ce qu’est son expérience spéciale de la couleur248 [was not enough to tell us what his special colour experience was like] [...] je prétendais qu’il y a quelque chose à propos de son expérience, une des propriétés de
cette expérience, au sujet de laquelle nous restons ignorants. Et si un jour nous venions à connaître, ou le jour où nous connaîtrons ce
qu’est cette propriété, nous ne connaîtrons toujours pas l’effet que cela fait d’être Fred [we still will not know what it’s like to be Fred], mais
nous connaîtrons quelque chose à propos de lui (EQ, p. 132).
C’est là un non-sens. Connaître ce que le discours physicaliste ne saisit pas à
propos de l’expérience de Fred, en ce qui concerne l’argument jacksonien, c’est
connaître l’effet que cela fait d’être Fred. Jackson peut renchérir, en précisant
qu’ « aucune connaissance à propos de Fred, qu’elle soit physique ou non, ne
saurait correspondre à une connaissance ‘de l’intérieur’ de Fred », parce que
« [n]ous ne sommes pas Fred » (EQ, p. 132), et ce point pourrait être valide, en un
sens plus subtil : même si je connais l’effet que cela fait de voir du rouge, je ne
connaîtrai jamais l’effet que cela fait d’être Fred et de voir du rouge. Il n’en
restera pourtant pas moins vrai que, pour connaître l’effet que cela fait d’être une
chose telle ou telle, il faut être, et il suffit d’être, une telle chose. Pour connaître
l’effet que cela fait d’être humain et de voir du rouge, il suffit d’être un être
humain qui peut voir les couleurs. Or, cette connaissance ne peut justement
pas être une connaissance « à propos de », une connaissance propositionnelle.
Par conséquent, quand, pour répondre à Churchland, Jackson insiste sur l’idée
que son argument concerne la connaissance « à propos », c’est-à-dire une
247 Voir aussi p. 129 : « Knowing all this is not knowing everything about Fred » ; p. 130 :
« when Mary is released [...] she will learn something about the world ». 248 Frédéric est un individu fictif qui peut voir une couleur très différente du rouge mais
que tout autre sujet humain perçoit indistinctement comme rouge (EQ, p. 128).
200
connaissance intentionnelle, et non pas une autre sorte de connaissance, il retire
à son argument tout le feu dont il est porteur.
10. Cette réponse, sans nier la dualité épistémique, semble donc pratiquer
une sorte d’obscurantisme à son égard, tout en l’écartant implicitement comme
facteur pertinent dans la problématique.
11. Nous aurions au contraire intérêt à désenclaver le dualisme épistémique
du rôle argumentatif auquel il semble avoir été consigné dans ce débat, servant
surtout à écarter un prétendu dualisme ontologique. Le rôle du dualisme
épistémique n’est pas de montrer que le dualisme ontologique est un postulat
métaphysique sans fondement, une illusion produite par une dualité
épistémique. Pour reconnaître la valeur propre de l’argument jacksonien, il suffit
de n’y voir qu’une défense de rien d’autre qu’un dualisme épistémique. Car, si
on peut juger sa conclusion fausse, pour autant qu’on cherche à y voir une
prétention ontologique, sa deuxième prémisse — celle selon laquelle Marie
apprend quelque chose de neuf en sortant de sa cellule — reste vraie, et c’est de
cette prémisse qu’il importe de tirer des conclusions. Si Marie apprend quelque
chose de neuf en sortant de son laboratoire, c’est qu’une connaissance physique
complète n’épuise pas tout ce qu’il y a à connaître. Et alors, le dualisme
épistémique prévaut.
12. Malheureusement, Jackson lui-même, dans sa réponse à Churchland, ne
semble pas être disposé à reconnaître que son argument prouve précisément ce
qu’il importe de prouver, soit qu’il y existe une autre catégorie de connaissance,
hormis la connaissance objective. Plus encore, sa position peut maintenant être
reléguée à l’histoire. Aujourd’hui, Jackson n’y croit tout simplement plus.
PARTIE II
JACKSON CONTRE JACKSON
The ‘redness’ is not a feature one is acquainted with, but instead is a matter of how things are being
represented to be.
F. Jackson249
1. Revirement
13. Plus tard, plus de dix ans après cette défense, et dans les années qui
suivirent, Jackson publie des textes où il se présente sous un nouvel étendard250.
En effet, Jackson prétendra maintenant que, si tout est physique, alors le récit
physicaliste doit impliquer les faits psychiques (PPQ, p. 410). Jackson semble alors
prendre ses distances par rapport à son épiphénoménisme antérieur. Il est vrai
que, s’il affirmait, en 1982, que « les qualia ne causent rien de physique », il
prétendait déjà néanmoins que les qualia sont « causés par quelque chose de
physique. » (EQ, p. 134 ; supra, p. 196) Donc, avant comme après son virage, Jackson
prétend que les qualia s’expliquent par des événements physiques. Jackson ne
suit pas le parcours panpsychiste et il ne comprendra pas les qualia comme
étant des faits physiques qu’on ne peut pourtant pas inscrire dans une relation
249 « Mind and Illusion » (v. note suiv.), p. 432. 250 « Postscript », « Postscript on Qualia » et « Mind and Illusion », in There’s Something
about Mary, op. cit. (supra, n. 224, p. 174), p. 409-415, 417-420 & 421-442. Dorénavant : PPQ. « Postscript » fut d’abord publié dans Contemporary Materialism (P.K. Moser–J.D. Trout [dir.], New-York, Routledge, 1995), p. 192-198. « Postscript on Qualia » fut d’abord publié dans F. Jackson, Mind, Method, and Conditionals (Londres, Routledge, 1998), p. 76-79.
202
causale normale — c’est-à-dire où tout effet est à son tour cause. Il persiste à
croire au contraire qu’en principe, si le physicalisme est vrai, alors le physique
doit être la cause du psychique. Le fond de sa pensée se trouvait donc déjà là,
dans son texte de 1982. Cependant, il prétendait alors qu’une description
physique complète ne rendrait pas compte de l’expérience vécue ; il prétend
maintenant au contraire qu’il était, à l’époque, dans l’erreur et qu’il croit
maintenant que le psychique doit pouvoir se déduire, du moins en principe, à
partir de faits physiques (PPQ, p. 411).
14. Or, le fait que Jackson soutienne maintenant une telle hypothèse demeure
initialement inexplicable. D’un certain point de vue, le revirement de Jackson est
si étonnant qu’il pourrait se comparer à un récit surréaliste. Que les idées d’un
auteur évoluent et que celui-ci effectue même un revirement complet dans sa
prise de position, voilà qui peut être très sain ou, à tout le moins, bon signe.
Mais que le champion d’une position qui a su, armé du plus solide des
arguments, mobiliser la « philosophie de l’esprit » dans son ensemble,
contraindre chacun à prendre position à son tour, le plus souvent contre lui, et
qui a su défendre avec succès cette brèche dans le physicalisme borgne, finisse
par se rendre à un mea culpa, à s’avouer dans le tort, à repousser ses propres
vues, sensées, pour se rallier à celles de ses adversaires, proprement décrites
comme bouffonnes, cela ne peut que demeurer incompréhensible, sinon
suspecte. Jackson :
La plupart des philosophes, s’ils ont à choisir entre suivre la science ou suivre leur intuition, choisiront de s’en remettre à la science. Quoique je fusse longtemps un dissident, je me range aujourd’hui avec
la majorité ; j’ai capitulé et je vois maintenant la question intéressante comme étant celle de savoir comment des arguments qui s’opposent
au physicalisme en faisant appel à l’intuition — des arguments si convaincants — nous induisent en erreur (PPQ, p. 421).
Notre tâche serait donc dès lors déterminée : il ne nous resterait qu’à nous
décharger de nos illusions (intuitives) (PPQ, p. 421).
15. Si Jackson admet maintenant la vérité du physicalisme, qu’est-ce que cela
peut impliquer ? Nous venons d’apprendre que la vérité du physicalisme
203
implique, comme corrélat, que les faits psychiques puissent être déduits, en
principe, à partir de données physiologiques complètes. C’est ce qu’il tente de
défendre plus explicitement dans « Postscript on Qualia » :
La rougeur de nos rouges peut en principe être déduite si nous
connaissons suffisamment de faits concernant la nature physique de notre univers et, ce, malgré l’apparence contraire qui a monnayé
l’argument de la connaissance [supplémentaire]. C’est pour cette raison que je crois maintenant que cet argument ne tient pas (PPQ,
p. 417-418).
Cette assertion, bien surprenante, s’appuie sur un raisonnement qui est exposé
à deux reprises et que nous examinerons attentivement tour à tour.
2. Le nouveau raisonnement : premier aperçu
16. Pour justifier sa position, Jackson expose de nouveaux constats. Le
passage peut paraître obscur et une interprétation partielle en est proposée entre
crochets :
Notre connaissance du côté sensoriel de la psychologie a une source causale.
[Interprétation : le volet sensible de l’expérience, ce que nous sentons par opposition à ce que nous pensons, est toujours produit par une
quelconque cause corporelle, par un événement dans la matière, donc par un événement qui doit obéir aux lois de la causalité matérielle.]
Voir du rouge et sentir de la douleur a un impact sur nous, une trace dans la mémoire
[interprétation : donc, dans la matière]
qui soutient notre connaissance de l’effet que cela fait de voir du rouge
et de sentir de la douleur dans les maintes occasions où nous ne voyons pas du rouge et ne sentons pas de la douleur.
[Interprétation : nous pouvons voir du rouge dans notre tête, en y
pensant seulement, sans en voir réellement ; donc, il faut bien, pour que cela soit possible, que nous ayons des traces physiques, dans notre mémoire, des occasions où nous avons effectivement vu du
rouge.]
204
Voilà pourquoi cela a toujours été une erreur que de dire qu’on ne pouvait savoir ce qu’est le rouge ou ce qu’est la douleur sans en avoir
fait l’expérience : de fausses traces dans la ‘mémoire’ suffisent [false ‘memory’ traces are enough] (PPQ, p. 418 ; je souligne).
Or, pourquoi parler ici de « fausses traces » ? Il semble y avoir une prédilection,
en philosophie de l’esprit, pour des observations portant sur les « fausses
expériences », sur les mirages. Parce qu’on a affaire là à un phénomène qui ne
s’explique pas directement par une sensation produite par une présence
extérieure réelle, on semble avoir l’impression de se retrouver avec un
phénomène qui serait sans cause corporelle. On peut alors être prêt à croire —
sinon à laisser entendre — qu’il s’agit d’un phénomène par rapport auquel, en
quelque sorte, la réalité semble faire défaut. Par une sorte de contamination
sophistique, semble-t-il, cette tendance à considérer les « fausses expériences »
jouerait à l’avantage d’un épiphénoménisme ou d'un éliminationnisme : associer
l’activité de l’esprit à un mirage, n’est-ce pas faire de l’expérience consciente une
irréalité ? Jackson se laisse donc apparemment convaincre que le physicalisme,
tel qu’il l’entend, serait vrai parce qu’il suffirait de se souvenir d’une sensation
pour produire un effet subjectif, un effet que l’auteur juge alors, bizarrement
faut-il dire, illusoire.
17. Pour que le physicalisme tel que l’entend Jackson soit vrai, il faudrait que
toute connaissance véritable ne puisse faire référence qu’à des faits physiques ou
à des faits dérivés ou dérivables de faits physiques — Jackson incluant sous ce
titre les connaissances propres à des conceptions fonctionnalistes de l’esprit (EQ,
p. 127). Il faudrait donc nous décharger de « l’intuition erronée suivant laquelle
Marie apprend quelque chose de neuf, à sa libération, à propos des états de
choses. » (PPQ, p. 419) Or, on peut comprendre l’abandon du dualisme ontologique,
mais faut-il pour autant abandonner l’idée que Marie apprenne quelque chose en
sortant de chez elle ? En niant que Marie apprenne quelque chose en voyant du
rouge pour la première fois, il semble que Jackson aille trop loin. Voyons son
raisonnement de plus près.
205
3. Nouvelle explicitation plus détaillée du raisonnement jacksonien
18. Le sens de la première explication de Jackson ne paraissait pas évident :
l’expérience qui consiste à voir du rouge laisserait en nous des traces
mnémoniques qui, elles, nous permettraient de connaître « l’effet que cela fait »
de voir du rouge même à des moments où nous n’éprouverions pas cette
sensation. Et, de là, Jackson concluait que ce serait donc une erreur de
prétendre qu’on ne puisse connaître le rouge sans en avoir fait l’expérience parce
que, expliquait-il, « de fausses traces dans la ‘mémoire’ suffisent. » Mais suffisent
pour quoi ? Suffisent pour produire la connaissance de l’effet que cela fait de
voir du rouge ? Soit. Mais en quoi cela viendrait-il ébranler la position
jacksonienne initiale ? Que je pense à du rouge ou que mes sens me révèlent du
rouge, c’est encore faire l’expérience du rouge et, surtout, il semble que ce soit
éprouver quelque chose que les neurosciences ne seraient toujours pas en
mesure de prévoir (en tant que tel). C’est essentiellement ce qu’en conclut W.
Robinson, lequel s’est penché sur le même passage251. Comment d’ailleurs
rappeler à l’esprit cette expérience sans l’avoir éprouvée au départ ? Cependant,
ce souvenir n’était-il qu’une illusion provoquée par l’électrode d’un physicien, le
raisonnement serait encore le même : il faut éprouver « l’effet que cela fait » pour
le connaître.
19. Examinons donc, point par point, une nouvelle explicitation, plus détaillée,
que nous offre Jackson de son raisonnement :
Point 1 : l’hypothèse la plus plausible pour le physicaliste serait
que « l’expérience sensorielle serait une information ‘putative’ à
propos de certaines propriétés hautement relationnelles et
fonctionnelles de ce qui se passe en nous [of goings on inside us]. »
(PPQ, p. 419) (Passage interprété plus bas.)
Point 2 : les expériences sensorielles seraient alors une façon
251 W.S. Robinson, « Jackson’s Apostasy », art. cité (supra, n. 243, p. 195), p. 286.
206
« rapide et efficace » d’acquérir ce genre d’information (PPQ, p. 419).
Point 3 : tel l’aurait voulu l’évolution, en raison des avantages que
de telles aptitudes peuvent procurer (PPQ, p. 419). (Idée qui pourrait
servir à donner une bénédiction scientifique à un raisonnement en
le drapant du langage de la théorie de l’évolution, mais, qui en soi
n’ajoute rien de substantiel à la position de l’auteur.)
Point 4 : l’expérience sensorielle serait à cet égard « comme la
manière [je souligne] par laquelle nous acquérons des
renseignements à propos des propriétés intrinsèques. » (PPQ, p. 419)
Point 5 (= point 4 nuancé) : l’auteur répète : « Par conséquent,
l’expérience sensorielle se présente à nous comme si [je souligne]
elle consistait à acquérir des renseignements à propos de la
nature physique intrinsèque. » (PPQ, p. 419)
Point 6 : mais, précise-t-il :
de toute évidence, ce n’est pas de l’information à propos de la nature
physique intrinsèque, donc, l’information qu’acquiert Marie [en sortant de sa cellule] se présente à nous comme si [je souligne] elle était une
information à propos de quelque chose qui transcende l’univers
physique [as if it were about something more than the physical]. Voilà, tel que je le pense maintenant, l’origine de cette intuition aussi
trompeuse que claire selon laquelle Marie apprendrait quelque chose de neuf concernant l’état du monde en sortant de son univers incolore
(PPQ, p. 419).
20. Ainsi, tout est physique et Marie n’apprend rien de neuf en vertu de sa
nouvelle expérience sensorielle ; celle-ci lui fournit des renseignements, mais ces
renseignements ne concerneraient que « putativement » la « nature physique
intrinsèque » des objets (ou du sujet ?). Donc, l’expérience sensorielle se
présente à nous comme si elle nous apprenait quelque chose à propos de la
nature intrinsèque des objets (ou de soi-même ?), mais comme, « de toute
évidence », ce ne serait pas là une connaissance physique, nous serions portés à
croire que c’est une connaissance à propos de quelque chose qui transcende le
207
physique. Mais ce serait là une erreur, une illusion. Il n’y aurait pas quelque
chose d’autre, par-delà le physique, au sujet duquel la couleur rouge nous
apprendrait quelque chose. Donc, Marie n’apprend rien de neuf en sortant de
son monde achrome.
21. Si la couleur n’est pas une connaissance à propos de ce qui transcende le
physique, et si ce n’est pas une connaissance à propos de « la nature physique
intrinsèque » des choses, qu’est-ce ? Force nous est de conclure que cette
connaissance n’est, pour Jackson, qu’une proto-connaissance, une connaissance
« putative ». Comment expliquer cette dévalorisation de cette connaissance aux
yeux mêmes de celui qu’on aurait pu prendre pour un de ses plus ardents
défenseurs ? Pour tenter de comprendre, revoyons, mais de plus près encore, le
même passage.
22. Selon le premier point retenu, l’expérience sensorielle serait une manière
d’obtenir des renseignements qui concerneraient putativement certaines
propriétés « hautement fonctionnelles et relationnelles » des choses qui se
produisent en nous. Nous pourrions demander pourquoi on ajouterait ici « qui
se produisent en nous » ? Ces renseignements portent-ils sur notre état ou sur
l’état du monde ? Peut-être faudrait-il comprendre, simplement, que les couleurs
sont des propriétés de choses qui se produisent en nous, mais lesquelles, étant
« hautement relationnelles », indiquent des états de choses hors de nous. Une
précision additionnelle de Jackson ne chasse guère l’ambiguïté : l’expérience
sensorielle représente « certains faits hautement relationnels et fonctionnels à
propos de ce qui nous arrive. » (PPQ, p. 419 ; je souligne) Mais que ce soit en un sens
internaliste ou externaliste qu’il faille comprendre Jackson, ce qui importe dans
ce premier point est la nature putative des renseignements que transmet
l’expérience sensorielle. Passons aux autres points.
23. L’expérience sensorielle serait — deuxième point — « une manière ‘rapide
et efficace’ d’obtenir de l’information hautement relationnelle et fonctionnelle ».
Du moins, on pourrait le croire. En fait, comme l’énonce le quatrième point,
connaître une expérience sensorielle, c’est comme acquérir de l’information à
208
propos des propriétés intrinsèques et, par conséquent, cinquième point, cette
expérience se présente à nous comme si elle nous offrait de l’information à propos
de la nature intrinsèque des choses ; mais il y aurait mirage, faudrait-il
comprendre. La nuance, s’il y a, entre les points 4 et 5, pourrait être la suivante.
Selon le point 4, faire l’ « expérience de », ce serait comme acquérir de
l’information, et Jackson semble alors mettre l’accent sur la méthode, sur la
manière d’acquérir des renseignements. Au point 5, l’accent semble porter plutôt
sur les résultats : par les sensations, nous acquérons des renseignements
semblables à ceux que nous obtenons par les voies de la science, en ce sens que,
s’il n’y a pas de vert ou de rouge dans la nature, cette distinction apparaissant
dans nos représentations sensibles nous permet néanmoins de reconnaître des
distinctions véritables dans le réel :
quoique les couleurs, en tant qu’expériences visuelles, représentent de manière substantiellement fausse [...], il y a néanmoins, dans le
monde, des propriétés physiques complexes constituant des relations qui sont assez près de ce que rendent les couleurs pour nous
permettre de les identifier à l’aide de ces différentes couleurs (PPQ,
p. 419).
Cependant, pour Jackson, le point 6 demeure : les renseignements obtenus, ne
sont pas des renseignements qu’on pourrait rapporter en tant que tels à la
nature physique intrinsèque.
24. Ces « faux » renseignements que nous procure la sensation resteraient
néanmoins précieux, parce qu’ils indiquent indirectement une réalité qui nous
serait autrement plus difficile à découvrir. Le ciel n’est pas vraiment bleu, et les
feuilles ne sont point vertes, mais en traduisant les variations innombrables des
longueurs d’onde électromagnétique en faits illusoires, en couleurs, il nous est
possible d’effectuer des discernements qui nous seraient autrement
pratiquement impossibles à réaliser. Voir de manière colorée, par exemple, serait
une faculté qui aurait été favorisée par l’évolution parce qu’elle permettrait de
distinguer des matières comestibles qui autrement seraient fort peu évidentes
(PPQ, p. 431). Mais la couleur, en tant que telle, n’existerait pas. C’est pourquoi
Jackson écrit que, « de toute évidence », ces qualités ne se rapportent pas à la
209
nature physique intrinsèque (des objets perçus, faudrait-il comprendre, sinon de
« ce qui se passe en nous »).
25. Au point 4, on voit donc l’expression ‘propriétés intrinsèques’ reprendre le
sens que Locke lui réservait en en faisant des propriétés attribuables à l’objet.
Inversement, les propriétés de notre être même, que les panpsychistes comme
Eddington ont voulu baptiser ‘propriétés intrinsèques’, se voient inscrites sous le
titre de propriétés « relationnelles » et, même, « hautement relationnelles ». Cette
désignation ne semble pas innocente, faisant retentir peut-être plus qu’il le faut
le caractère relationnel du quale. Car, on ne voudra pas oublier que ceux qui
mettent en valeur les qualia nous les présentent justement comme constituant
des propriétés non pas relationnelles, mais intrinsèques. Il nous faudrait peut-
être nous rappeler de nouveau le concept de propriétés intrinsèques, pour y voir
plus clair.
4. Les volets objectif et subjectif de l’expérience
26. Revenons donc à la distinction lockéenne entre propriétés primaires et
secondaires252. Certaines des caractéristiques qui semblent être propres à l’objet
ne le seraient qu’en apparence, ces caractéristiques ne constituant en réalité que
l’effet que ces objets auraient sur nous. Locke désignait ces propriétés comme
étant des propriétés secondaires. Cependant, nous l’avons vu, là où les
propriétés primaires sont, pour Locke, des propriétés intrinsèques des objets
perçus, les propriétés secondaires — quand il s’agit des effets que les objets ont
sur nous — sont, pour les panpsychistes, et pour certains tenants de la théorie
du double aspect, des propriétés intrinsèques du sujet percevant253.
27. Quant aux propriétés primaires lockéennes, il n’est pas question de les
confondre avec des propriétés nouménales, même si on peut être porté à croire
252 Supra, chap. 1, p. 75-76. 253 Supra, chap. 1, p. 76-77.
210
que c’est ainsi que Locke lui-même concevait ces propriétés254. Il nous faut
simplement reconnaître que l’expérience est constituée d’une manière telle que
s’inscrive en elle cette distinction entre des propriétés se rapportant aux objets et
d’autres se rapportant encore à l’objet, quoique moins directement, tout en
montrant cependant directement le sujet.
28. Il nous faut ensuite constater que les propriétés qui montrent ainsi le sujet
et l’objet ne montrent pas l’un et l’autre de la même manière. C’est dire que les
propriétés secondaires lockéennes ne révèlent pas le sujet à lui-même en
utilisant des voies comparables à celles qui rendent les propriétés primaires
lockéennes révélatrices de l’objet.
29. Les propriétés secondaires lockéennes sont le sujet, et donc l’être que nous
sommes : elles sont, du moins, une partie constitutive de notre être. Nous
sommes ces propriétés. Nous sommes les sensations. Au contraire des
propriétés primaires se rapportant aux objets, les propriétés intrinsèques à la
représentation constituent donc une connaissance immédiate, en l’occurrence,
une connaissance de cette représentation, là où la connaissance objective ne
peut jamais constituer qu’une connaissance par inférence255, une connaissance
médiate. Ceci, au passage, n’est pas pour miner d’autres usages, parfaitement
légitimes, de l’expression « connaissance immédiate », pouvant désigner par
exemple des connaissances immédiates de faits objectifs, comme lorsque nous
prenons immédiatement connaissance des personnes qui sont dans une même
pièce avec nous. C’est seulement dans le contexte métaphysique où évolue la
présente discussion que toute présence physique doit être comprise comme
inférence ou hypothèse, comme connaissance indirecte.
30. Toutes les analyses, tant des Churchland que de Jackson, portent sur la
254 C’est ce que suggère Schopenhauer : « Esquisse d'une histoire de la doctrine de
l'idéal et du réel », in op. cit. (supra, n. 199, p. 126), p. 20-22. 255 Il s’agit d’un présupposé qui a été retenu dès le départ (supra, Introduction, p. 29),
indispensable tant pour un idéalisme (accentuant surtout le caractère subjectif des catégories représentationnelles) que pour un réalisme (soutenant d’abord la réalité de l’objet indiqué). La seule idée de propriétés relationnelles ou extrinsèques exige qu’on comprenne tout donné empirique comme n’étant qu’un indice sur la base duquel un monde réel est inféré.
211
valeur objective de l’ « information », sur le message objectif dont est porteuse
l’expérience. Mais la connaissance immédiate est par définition non
intentionnelle, sans visée ; c’est le médium qui est connu en elle (on pourra aussi
dire « le messager »256), et non le message. Cela suffit déjà pour montrer que ces
deux connaissances — connaissance immédiate de la représentation et
connaissance de la visée représentée — diffèrent essentiellement et radicalement
l’une de l’autre.
31. Cette distinction entre le médium et le message nous conduira sous peu à
une autre distinction, sans doute très importante dans les faits, quoiqu’elle soit
moins pertinente dans le présent contexte. Il s’agit de la distinction entre une
médiation objective et une médiation subjective. Certes, le médium renvoie
indirectement à l’objet. Il renvoie indirectement aussi au sujet. Mais ce n’est pas
de la même manière qu’il renvoie à l’objet et au sujet.
32. Que la différence entre ce que Marie connaît avant et après sa sortie dans
le monde soit celle qu’il nous faille reconnaître entre le médium et son message
est précisément ce que soutient William Robinson dans son analyse
exceptionnelle portant d’ailleurs sur le même extrait qui a été décortiqué plus
haut. Dans un passage particulièrement limpide, Robinson résume la réponse
qui doit être faite à Jackson. Suivre la voie du représentationnalisme, comme
Jackson propose de le faire, implique que « nous devions considérer l’expérience
comme étant en réalité une représentation d’un fait relationnel complexe »257. Ce
qui suscite alors du commentateur la remarque suivante :
Toute représentation cependant requiert un médium — textes
imprimés, signaux de code morse, [...] etc. Faire appel à une analogie [reposant sur l’idée de la sensation comme reportage « putatif »] ne fait
que nous obliger à redécrire ce que Marie ne connaît pas avant sa libération, nommément, elle ne connaît pas le médium représentationnel en lequel John [en tant qu’objet observé par Marie, neuroscientifique] donne forme à ses renseignements relationnels258.
256 « Le sujet n’est pas le ‘bruit’ qui perturbe le message scientifique : c’est le messager. »
Edgar Morin, La Méthode, t. 2 : La Vie de la Vie, Paris, Seuil, 1980, p. 274. 257 « Jackson’s Apostasy », art. cité (supra, n. 243), p. 289. 258 Idem ; je souligne.
212
C’est pourquoi Robinson a raison de préciser que l’argument de Jackson,
quoiqu’il soit censément présenté par ce dernier pour justifier sa rétraction, reste
simplement sans pertinence259. Le débat ne concerne pas la connaissance des
propriétés des objets perçus ou la manière par laquelle ces renseignements sont
acquis260. Ce débat concerne au contraire la différence, en tant que telle, que
découvre Marie lorsque, découvrant le monde visuel normal, elle découvre la
différence entre voir un avocat et voir une tomate mûre261.
33. Comment caractériser cette distinction que fait valoir ici Robinson entre le
médium et le message ? Nous avons vu comment Eddington répond à cette
question262. L’expérience en elle-même, en tant que médium, offrirait un
échantillon du réel, un spécimen de la nature intrinsèque de notre propre réalité,
soit de l’être que nous sommes, et c’est en cela que le volet immédiat de
l’expérience constitue une forme unique de connaissance. La connaissance
objective, pour sa part, ne constituerait jamais qu’une connaissance
relationnelle, une connaissance portant sur les relations entre les diverses
composantes de la réalité, d’une réalité dont nous pourrions pressentir la nature
intrinsèque, mais seulement à travers le volet sensible de notre expérience.
34. Ceci nous ramène à Ruyer : la conscience renvoie à deux êtres
« objectivables » — la réalité extérieure perçue et le « cerveau » réel du percevant.
Cependant, l’expérience ne montre pas de la même manière ces deux choses, soit
l’être que nous ne sommes pas, l’altérité, et l’être que nous sommes, l’ipséité.
Elle indique indirectement l’objet, à travers des catégories, disons, « naturelles »
que sont celles de la sensibilité et de l’entendement. À l’inverse, quand il s’agit
du sujet, s’il est encore possible, et même nécessaire, de dire qu’elle l’indique,
parce qu’il faut bien que notre être — soit, le sujet — soit plus que notre seule
expérience vécue, il faudra aussi dire qu’elle indique autrement ce transcendant
et dire surtout que, bien avant d’indiquer autrement les dimensions cachées de
notre être propre, elle montre directement cet être, si ce n’est que partiellement,
259 Id. 260 Id. 261 Id. 262 Supra, chap. 1, p. 72-75.
213
parce qu’elle est cet être.
35. Si nous écartons, écrit Eddington, « toute idée préconçue concernant
l’arrière-fond relié à nos mesures quantitatives », entendant par cet « arrière-
fond » la réalité nouménale (où ‘réalité nouménale’ constitue un pléonasme : le
noumène, c’est le réel), il faut admettre que nous ne connaissons rien de cet
arrière-fond, sauf en ce qui concerne un seul cas particulier, celui de notre
expérience consciente. Et alors cet accès suggère par lui-même que l’ensemble
auquel se rattache la conscience est d’une nature comparable à celle qu’elle
semble présenter elle-même : « [m]ais dans un cas — nommément celui des
données quantitatives qui se rapportent à mon propre cerveau — », écrit-il, « j’ai
un accès à mon cerveau qui n’est pas limité à l’évidence que m’offrent ces
données. Cet accès me montre que ces chiffres se rattachent à un arrière-fond
de conscience »263.
36. La couleur rouge éprouvée peut encore se comprendre comme « signe de »,
signe d’une réalité objective, soit une onde électromagnétique d’une certaine
fréquence. Et elle est de même le signe, cette fois subjectif, d’une autre réalité
objectivable. Elle signifie le « cerveau » — où du moins le « lieu » où se produit
apparemment cette épreuve de rougeur. Qu’indique-t-elle, en tant que rougeur,
de cette deuxième réalité qui autrement nous apparaît sous forme de cerveau ?
Mais surtout, comment indique-t-elle cette réalité, lorsque c’est subjectivement
qu’elle l’indique ? Quelle est la nature de cet indice ?
37. L’impression de rougeur, comme indice objectif, indique initialement un
objet, une pomme, par exemple. La perception, en tant qu’analyse préréflexive,
nous présente le rouge comme étant propre à la pomme, en s’appuyant sur cette
rougeur pour distinguer la figure de la pomme du fond qui l’entoure. Le savant
se penche sur cette expérience et explique comment la vision résulte d’un jeu de
rayons de lumière qui, réfléchissant sur l’objet, affectent un sens en nous arrimé
à cette réalité extérieure qu’est la lumière (et non plus la pomme). Nous ne
263 Arthur S. Eddington, La nature du monde physique, op. cit. (supra, n. 69, p. 42),
p. 261 (p. 259 dans l’édition originale anglaise).
214
percevons point les objets, pourrait-on nous dire, mais la lumière ; et celle-ci
n’est point de la couleur, mais des ondes photoniques. Nous pourrions aussi
bien dire que la vision résulte d’un jeu de stimulations sur les nerfs optiques qui
affectent en notre cerveau une zone arrimée à ces stimulations que sont celles
des nerfs optiques. Nous ne percevons point de la lumière, dirait-on alors, mais
nous-mêmes, soit les effets que la lumière a sur notre œil ou encore les effets que
notre œil a sur notre cerveau, ouvrant par là la voie à une régression à l’infini.
38. Ce n’est pas en régressant toujours plus en soi de cette façon qu’on pourra
cependant se retrouver soi-même et voir comment une impression indique non
seulement un objet — et même un monde objectif — mais un sujet et un univers
subjectif. Ce n’est pas en reculant en soi qu’on peut se voir, mais en se
retournant vers soi. Comment encore caractériser ce mouvement ?
39. Reprenons encore l’exemple de la lumière. Lorsqu’on réduit la lumière
objective à une onde électromagnétique, nous disons « La lumière bleue du ciel,
ce n’est pas vraiment du bleu ; c’est autre chose. » Et cette autre chose pourrait
être passablement différente de cette perception que nous en avons et, même —
point qui serait à souligner —, passablement différente de la conception que
nous pouvons en avoir. En effet, il n’est pas difficile d’entrevoir la probabilité que
l’ordre des faits nouménaux, soit la réalité, diffère significativement de l’image,
même conceptuelle, que le primate que nous sommes peut s’en faire. Nous
n’avons qu’à penser à la controverse « ondes ou particules ? » concernant le
substrat des faits lumineux fondamentaux. Onde ou particules, la réponse n’en
demeurera pas moins un reflet de nos catégories nous permettant d’ordonner
utilement le réel, plus qu’une fidèle reproduction du réel.
40. Ce n’est plus ce que nous pouvons dire lorsqu’il s’agit de l’expérience en
tant que telle. Nous ne pouvons plus dire en effet que celle-ci n’est pas vraiment
du bleu, du rouge, ou une humeur, et que c’est « en réalité » autre chose — par
exemple, de l’électromagnétisme264. Il est possible de penser, certes, que le bleu
264 Comme même G. Strawson a été tenté de le faire : « The heart of experience, perhaps,
is electromagnetism in some or all its forms » (quoique Strawson précise encore, à cet
215
renvoie subjectivement à un être qui serait plus que lui, mais non plus
uniquement à un être qui serait entièrement autre que lui et différent de lui. Il
n’est plus possible de dire ici que le bleu n’est pas vraiment du bleu, qu’il n’existe
pas vraiment et que c’est autre chose, peut-être des ondes électromagnétiques
(intracrâniennes, cette fois). Les couleurs sont des éléments du réel, de ce réel
même qu’une science parfaite ne saurait jamais qu’indiquer indirectement en le
traduisant dans un langage conceptuel physicaliste. La couleur est plus qu’une
simple indication, objective et subjective, de deux êtres, d’un être réel autre que
nous et de l’être réel que nous sommes. Elle est de l’être réel. Elle serait,
subjectivement, une indication-échantillon. Elle nous montre le réel en nous en
offrant un spécimen. Par suite, dans la mesure où il nous faudra prévoir un
écart entre le réel et son image, il nous faudra en prévoir un semblable entre
notre vécu sensible et notre conception physique du réel.
41. En effet, comme le réel n’est jamais ce qui apparaît dans l’image, même
savante, de ce même réel, on comprend que l’expérience ne puisse jamais
paraître sur l’ « écran de radar » de la science, pourrions-nous dire, aussi
développée fût-elle — tout comme ce ne sont pas, en effet, des bateaux et des
avions qui paraissent sur un écran de radar, mais des points. Il n’y aurait là rien
à regretter. Il s’agit simplement d’en comprendre les implications. Si nous
sommes disposés à admettre, avec Eddington, que la science ne nous dit rien et
ne saurait nous dire quoi que ce soit de la nature intrinsèque de l’atome, il nous
faut admettre la conclusion : l’expérience ne peut que rester irréductible et nous
ne pouvons, par conséquent, faire autrement que retrouver en elle deux volets de
connaissance incommensurables l’un par rapport à l’autre. L’un de ces volets se
constitue de la connaissance de l’expérience en elle-même, alors que l’autre se
constitue de la connaissance que cette expérience permet d’inférer à propos du
monde.
42. Considérons maintenant cette chose indiquée par le volet subjectif de la
endroit, corrigeant par là toute dérive « physicSaliste » [RM, p. 4] possible, que : « l’électromagnétisme sous toutes ses formes n’est sans doute qu’une des expressions d’une force unique qui serait intrinsèquement expérientielle [...]. ») (RM,
p. 27, n. 50).
216
représentation. Cela peut-il faire le moindre sens de dire que le bleu, en tant que
donnée subjective, « indique » des ondes électromagnétiques intracrâniennes ?
Les événements ou les faits dits cérébraux (et donc physiques) — sang, ondes,
neurones — ne sont eux-mêmes que des indications, fiables sans doute, mais
encore que des indications d’un être réel qui, en tant que tel, reste entièrement
autre. Les signes objectifs du réel et ses signes subjectifs peuvent donc certes
l’un et l’autre être interprétés comme étant des signes renvoyant à un tiers, à un
troisième terme inconnu (et nouménal). Sauf que, comme l’indiquait déjà Ruyer,
un tel troisième terme ne peut être entièrement autre par rapport à l’impression
sensible265. C’est parce que l’impression sensible est déjà un fait nouménal. Elle
est une réalité.
43. Une douleur « au bras » est habituellement interprétée comme étant un
vécu qui indique une réalité corporelle, comme si la douleur n’était que le signe
et le corps le réel. Mais le réel, en l’occurrence, est le vécu, soit la douleur. Sur
elle, se fonde une inférence quant à la source et quant à la cause de la difficulté
que la douleur indique : par exemple que le bras est coincé sous une charge.
Mais le bras, la charge, l’événement sont tous des hypothèses, des
interprétations. Même notre corps connu est une interprétation fondée sur notre
vécu. Il faut être cartésien, moins la glande pinéale — c’est-à-dire qu’il faut
persister à penser à part le mental et le corporel, sans les penser l’un et l’autre
comme choses séparées entre lesquelles il nous faudrait présumer un rapport de
causalité. C’est ce que la théorie du double aspect, telle qu’exposée par Ruyer,
nous a permis de faire (supra, p. 52 & sq). Le corps est le signe objectif d’une réalité,
d’une réalité dont la douleur est un élément constitutif, tout en en étant aussi un
signe subjectif. Corps et douleur sont, respectivement, une apparence
phénoménale et une réalité nouménale.
44. Il résulte de cette analyse 1) que la couleur ne peut pas être simplement
une « indication » de ce qui se passe en nous ; la couleur est aussi quelque chose
qui se passe en nous et 2), quoi que ce soit que les couleurs peuvent
265 Supra, Introduction, p. 54-56.
217
effectivement indiquer, subjectivement, comme quelque chose qui se passe en
nous, ce ne pourra pas être des faits physiques, car les faits physiques ne sont
eux-mêmes que des indications de ce qui se passe dans le monde réel, en nous
comme en dehors de nous. La conclusion s’ensuit : ce qu’une savante comme
Marie peut détecter comme activité cérébrale n’est pas vraiment une activité
cérébrale ; C’est plutôt une activité mentale, tel le fait de voir une couleur (ou
d’aimer un monde, un dieu, un être), qu’elle détecte indirectement à travers les
données physiologiques ou neurologiques dont elle dispose. Ces données
demeurent des indications de faits réels, et non des faits réels en tant que tels.
45. Cette dualité entre la réalité de l’expérience immédiate et la virtualité de la
réalité indiquée ne se retrouve point dans l’analyse jacksonienne. Jackson
cherche au contraire à ne reconnaître au quale que des propriétés « hautement
relationnelles ». Par là, le quale se trouve réduit à n’être rien de plus que l’indice
d’une altérité. Par cette stratégie, Jackson croit pouvoir maintenir que nous
n’apprenons, grâce au quale, rien de neuf par rapport à ce qu’une science
physique achevée pourrait nous apprendre. Mais, il faut, pour soutenir ce point
de vue, fermer l’œil entièrement sur la portée subjective et immédiate de
l’expérience, sans parler de la médiation subjective, où le vécu subjectif est
encore une indication, mais cette fois de notre nature intrinsèque autre que celle
à laquelle l’expérience nous donne déjà directement accès.
46. Dans la conclusion d’un dernier texte de Jackson, nous verrons se
confirmer cette tendance qui consiste à tourner tous les feux exclusivement vers
l’objet de la représentation.
218
5. Chasser l’ « intuition épistémique »266
47. Dans « Postscript on Qualia », Jackson soutenait explicitement,
contrairement à ce qu’il prétendait en 1982 (EQ, p. 128-130), qu’une connaissance
plus poussée des faits physiques devrait permettre, au moins en principe, de
déduire « la nature » et « tout ce qu’il y a à savoir » à propos « des qualia et, plus
généralement, [à propos du] côté sensible de la psychologie. » (PPQ, p. 417)
48. Dans « Mind and Illusion » (2004)267, Jackson tente d’expliquer une
deuxième fois sa rétraction, mais c’est plus modestement qu’il prétend
maintenant « qu’une réponse physicaliste au défi que pose l’intuition épistémique
devrait nous permettre de voir comment le passage du physique à la nature de
l’expérience de couleur serait, peut-être, concevable d’une manière ou d’une
autre de façon a priori »268. Le physicalisme est une thèse métaphysique,
explique-t-il (idem). « Le physicalisme cru est une possibilité conceptuelle » (idem).
Même si certaines choses ne semblent pas répondre à une nécessité physique,
tels des faits d’expérience, nous ne pouvons pas savoir qu’en réalité il n’y a pas
une nécessité physique qui les sous-tend (idem).
49. Par son approche, Jackson, transforme donc une fois de plus l’enjeu
épistémique pour en faire un enjeu ontologique. L’idée que Marie apprenne
quelque chose de neuf en voyant des couleurs pour la première fois relève d’une
« illusion », d’une trompeuse « intuition épistémique » (PPQ, p. 426 ; 430). Mais c’est
lui qui transforme cette intuition épistémique en illusion ontologique lorsqu’il
écrit que l’approche représentationnaliste « peut expliquer l’origine de la
conviction que la rougeur est non physique » (PPQ, p. 431). Au départ, et même
encore en 2004, « l’intuition épistémique », telle qu’il la nomme lui-même, est
seulement l’idée que « le récit physique du mental souffre d’une grave
266 « Explaining away the Epistemic Intuition » : sous-titre dans « Mind and Illusion »,
PPQ, p. 430. 267 PPQ, p. 421-442. 268 « any physicalist solution to the challenge of the epistemic intuition [...] should allow us
to see how the passage from the physical to the nature of color experience might possibly be, somehow or other, a priori. » PPQ, p. 426.
219
incomplétude. »269 Or, une telle intuition ne s’oppose en rien au physicalisme
entendu comme étant « la position suivant laquelle l’esprit serait une composante
purement physique d’un monde purement physique. » (PPQ, p. 421) Jackson pose
pourtant une incompatibilité foncière entre la première intuition, épistémique, et
la seconde, métaphysique et ontologique (idem). Toute la philosophie de Jackson,
du premier comme du dernier, repose sur cette idée d’une incompatibilité entre le
dualisme épistémique et le monisme ontologique270. C’est justement là l’idée que
G. Strawson a contestée, avec succès, comme nous avons pu le constater : tout
peut être physique sans pour autant que cela implique qu’un discours
physicaliste doive, même en principe, pouvoir rendre compte du mental.
50. Puisque « l’intuition épistémique » serait une erreur, Jackson voudra
maintenant la chasser. Pour se faire, il faudrait d’abord, selon lui, distinguer les
« propriétés intensionnelles » et les propriétés existant réellement (« instantiated »)
(PPQ, p. 430). Un fait intensionnel (avec un ‘s’) serait strictement un fait de
conscience, une construction dans notre esprit par opposition à un fait existant
en soi (PPQ, p. 427). Jackson prétend s’appuyer ici surtout sur Harman271, de
l’école du représentationnalisme. Celle-ci, prenant le contre-pied de G.E. Moore,
ferait valoir l’idée selon laquelle les objets que nous avons dans notre conscience
ne seraient pas des objets comme tels (PPQ, p. 427)272. Ceci ne serait pas pour nier
qu’il y ait un réel en dehors de nous, ni même qu’il doive y avoir une relation
étroite entre le réel et le représenté, mais seulement pour nier que la
représentation doive ressembler de près au réel (PPQ, p. 428). La thèse de Moore
aurait donc laissé de côté « l’aspect le plus important de l’expérience : sa nature
essentiellement représentative » (PPQ, p. 428).
51. Arriverait-on enfin par là à admettre que la conscience phénoménale ne
269 « These intuitions [...] suggest that there is something seriously incomplete about any
purely physical story about the mind. » PPQ, p. 421 ; je souligne. 270 EQ, p. 127 ; PPQ, p. 421. 271 Gilbert Harman, « The Intrinsic Quality of Experience », Philosophical Perspectives,
vol. 4 (1990), p. 31-52. Par exemple : « the object pictured, the intentional object of the picturing, does not exist. » (p. 34)
272 Moore aurait plaidé en faveur d’un certain retour aux choses mêmes, en ce sens qu’il ne voulait pas traiter l’apparence des choses comme étant de seules apparences (PPQ, p. 427).
220
serait qu’une image par rapport à laquelle le réel pourrait être tout autre ? Il
semble que non. Au lieu de chercher à tirer des leçons de cette dualité opposant
le réel et l’objet de la représentation, Jackson laissera la représentation en elle-
même porter toute la charge du déficit ontologique. Car, sur la base de cette
analyse, Jackson veut soutenir qu’il n’existe pas de propriété à laquelle le mot
‘rouge’ corresponde. « L’intensionnalisme nous dit qu’il n’y a pas de propriété
semblable. Penser le contraire, c’est prendre une propriété intensionnelle pour
une propriété existant réellement [instantiated]. » (PPQ, p. 430) Et alors, il faut lire,
au lieu de « intensionnelle », « illusoire », et nous aurons mieux compris.
52. Cela ne sert à rien, nous dit l’auteur, de s’élancer, tambour battant, en
prétendant que rien dans le discours physicaliste ne peut accommoder le fait de
l’expérience sensible (PPQ, p. 431). Les propriétés qualitatives ne seraient plus que
des qualités de la représentation, et cela ne pèserait pas le moindrement contre
le physicalisme (idem). Ce ne serait pas parce que nous nous représentons les
choses avec des propriétés non physiques qu’il existerait vraiment de telles
propriétés :
Les physicalistes peuvent admettre que les gens peuvent parfois être dans des états qui représentent les choses comme ayant des propriétés
non physiques. Par exemple, il y a des personnes qui croient que les fées existent. Ce que les physicalistes doivent nier est que jamais de
telles propriétés n’existent réellement [are instantiated] (PPQ, p. 431).
53. Ce rapprochement, que rien n’autorise, entre une sensation vécue et un
personnage féerique est frappant. On comprend qu’il ne suffise pas de penser à
une fée pour que cette fée existe. Mais cette pensée elle-même existe-t-elle ?
C’est plutôt là la question. Et la réponse à cette question est que cette pensée
existe bel et bien. Ce n’est pas parce que les propriétés phénoménales de
l’expérience ne se trouvent pas reproduites dans les objets qu’elles n’existent pas.
Jackson épouse ici un épiphénoménisme sans nuances. Cette doctrine ne cesse
pas moins d’être aussi contradictoire qu’elle l’a toujours été : comment un
énoncé affirmant que le phénoménal n’est que de l’épiphénoménal pourrait-il être
sensé ?
221
54. Enfin, nous dit-on encore, l’approche représentationnaliste pourrait
expliquer « l’origine de la conviction dualiste suivant laquelle le rouge serait non
physique » (PPQ, p. 431). Recourant de nouveau à l’imaginaire évolutionniste,
Jackson explique que la capacité de distinguer des objets physiques par la
couleur a eu une « importance vitale pour notre survie » (idem). Les couleurs ne
sont que les signes de faits réels, relationnels et fonctionnels, autrement « fort
peu évidents » (idem). Mais si, au réel, correspond un signe, celui-ci n’aurait pas à
être un calque de ce réel. Il peut en différer du tout au tout. Il peut paraître tout
autre par rapport au réel — et voilà donc, faudrait-il comprendre, la cause du
gouffre apparaissant dans l’explication du rapport psychophysique et, s’il ne
s’agissait que de ce dernier point, nous pourrions nous empresser de l’admettre.
Mais, voilà aussi pourquoi, selon Jackson, le signe nous semblerait être une
chose autre que physique, alors qu’il ne s’agirait là que d’une illusion. « Le rouge
représente faussement les choses. Si c’est le cas, nous devrions dire que rien
n’est rouge [...] ; nous devrions être éliminationnistes à l’égard du rouge et à
l’égard des couleurs en général. » (PPQ, p. 432)
55. Or, si tel était bien le cas, nous pourrions demander, entre autres,
comment il pourrait être possible — comme le prétend maintenant Jackson — de
déduire, à partir de faits réels, la nature de faits qui n’existeraient pas. Car,
Jackson suggérait initialement (supra, p. 218) que les neurosciences pourraient,
même si ce n’était qu’en principe, déduire, à partir du réel physique et de
manière a priori, la nature de cette expérience même qu’on vient d’éliminer.
56. Il existe une question plus pressante. Jackson vient de nous expliquer que
l’écart entre le vécu et le physique tient du fait que le signe n’a pas à être un
calque du réel. « De fait, nous pourrions vouloir aller jusqu’à dire que la
sensation de rouge représente faussement les choses », précisait-il (PPQ, p. 432).
Certes, si l’expérience n’était qu’un faux calque du réel, cela pourrait expliquer la
présence d’un gouffre infranchissable entre l’esprit et la matière. Mais le faux
calque, sera-ce le rouge, ou sera-ce le concept de matière que soutient la théorie
physicaliste ?
222
57. Et voici, il me semble, comment Jackson devrait répondre : oui, devra-t-il
toujours soutenir, le calque représente faussement. Il ne peut représenter
autrement, car il s’agit moins d’un calque que d’une traduction, et une
traduction présente toujours, par définition, la chose traduite sous une
apparence autre que son apparence originale. Il devra donc préciser que toute
représentation est par définition une déformation. Ce qui ne sera pas encore ce
sur quoi il voudra peut-être insister le plus.
58. Car, ce sur quoi il voudra surtout insister, en tant que
représentationnaliste, sera cette différence entre deux êtres, soit le réel et son
image. Il voudra rappeler qu’être l’image n’est pas être l’être dont l’image est
l’image, mais qu’être une image c’est encore être un être, et non une illusion.
Donc, ce qui importerait, ce ne serait pas tant qu’il y ait déformation, mais qu’il y
ait, non pas deux sortes de choses, mais tout de même deux « choses » : soit
l’image réelle et le réel dont elle est l’image. Ne reconnaître un statut qu’à l’être
objectivé, à l’être conçu, laisserait dans l’ombre l’être réel, mais non pas tant cet
être réel faussement représenté par l’expérience que — chose plus importante
dans les circonstances — la conscience subjective elle-même et donc l’être réel
que nous sommes. C’est de cet être, de notre être propre, que Jackson se
détourne en insistant sur l’irréalité des expériences sensibles.
59. En effet, l’image des choses dans notre esprit est elle-même une réalité ; il
le faut bien. En tant que réalité, elle échappera autant que toute autre réalité à
la grille qu’elle constitue, au code qu’elle met en œuvre pour représenter le réel.
L’image, en tant que calque du réel, serait incalquable, pourrions-nous être
tentés de dire — mais ce serait encore faux. Car, à vrai dire, l’esprit ne serait pas
moins « calquable », saisissable par le regard objectif, que le serait toute autre
réalité. Mais c’est que même le calque de l’esprit ne sera toujours qu’un calque.
Ce calque de notre esprit sera le récit neurophysiologique. Ce calque
neurophysiologique n’aura aucune ressemblance avec l’être réel qu’il cherche à
calquer, soit l’esprit, quoi qu’il puisse le calquer, peut-on présumer, aussi
efficacement que d’autres sciences peuvent calquer toute autre réalité. Voilà
pourquoi nous ne saurions retrouver du rouge « dans la matière ». Voir la
223
rougeur, ce ne serait plus calquer, voir ou saisir « la matière », c’est-à-dire le
réel ; ce serait être la matière, mais la matière réelle, soit celle que nous sommes.
Et voilà pourquoi Jackson devrait répondre à la question posée en disant que
c’est le concept de matière qui est le calque du rouge, et non le rouge qui calque le
réel.
60. Cette réponse resterait encore exacte, mot pour mot, même si ‘rouge’, le
vécu rouge, dépendait d’une organisation particulière du réel (que nous sommes).
En réalité, nous ne pouvons savoir si l’effet vécu ‘rouge’ est ce qu’il est en vertu
du fait que nous serions constitués de telle ou telle substance ou en vertu du fait
que notre substance serait organisée de telle ou telle façon. Mais cela n’a pas la
moindre importance. D’une part, dans l’ordre nouménal, la distinction entre
substance et organisation ne s’applique vraisemblablement plus. D’autre part,
même si c’était en vertu du fait que nous serions constitués de telle ou telle
manière que nous éprouverions les faits tels que nous les éprouvons, la
différence entre ‘rouge vécu’ et ‘réseau neuronal’ serait encore la différence entre
une organisation apparente et une organisation réelle. En d’autres mots,
l’explication du rapport psychophysique, en tant que tel, serait encore et toujours
l’idée que cette dualité repose sur la différence entre le réel et son apparence ; ce
ne serait toujours pas une propriété ou une organisation mystérieuse qui
rendrait compte du rapport psychophysique. Ce serait encore la différence entre
le fait d’être une chose et le fait de voir une chose qui en rendrait compte. Et
cette explication, c’est la théorie du double aspect qui l’énonce.
61. Quand la philosophie s’interroge à propos du rouge en tant qu’expérience,
ce n’est plus en tant que signe d’un fait extérieur que ce rouge l’intéresse. Ce qui
l’intéresse alors est le signe en sa qualité propre, en lui-même, en tant
qu’événement insignifiant, faudrait-il dire, sans rapport aux faits extérieurs qu’il
signifie, et même, à proprement parler et en ce qui nous concerne, insignifiants
par rapport aux faits intérieurs. Et s’il s’agit de reconnaître à l’expérience
subjective un statut épistémique, en reconnaissant en elle une forme de savoir
indispensable et importante, cela ne peut se faire sans lui reconnaître d’abord et
avant tout un statut ontologique : ce savoir existe. On le voit, Jackson œuvre
224
dans un sens tout à fait contraire. Posant d’abord le dualisme comme étant
épistémique, il interprète le pôle subjectif de cette dualité comme étant un faux
calque du réel, pour conclure de là que les qualia n’existent pas, qu’ils n’ont donc
pas de statut ontologique. On ne cherche plus, dès lors, un statut ontologique
au volet subjectif de l’expérience, et encore moins une valeur épistémique qui lui
serait propre.
6. Croire et sentir
62. Jackson peut prétendre avoir chassé l’illusion ontologique, en prétendant
avoir chassé une illusion épistémique — l’impression que Marie apprend quelque
chose de neuf en sortant de chez elle —, mais l’expérience sensible est encore là,
et elle pourrait requérir une explication. C’est une telle explication qu’il nous
propose dans « Mind and Illusion » (PPQ, p. 421-442).
63. Dans ce texte, l’expérience sensible nous est présentée comme étant le
véhicule d’un véritable savoir — ce savoir n’était-il, comme expliqué
antécédemment, qu’un savoir « putatif » (PPQ, p. 427). L’univers serait trop
complexe pour que nos capacités cognitives puissent s’y mesurer, et ce serait
pour cette raison que la nature aurait « inventé » les qualités sensibles, celles-ci
rendant possible une adaptation au réel par l’assimilation d’une quantité
phénoménale de renseignements, lesquels seraient autrement inassimilables
(PPQ, p. 431). L’important pour Jackson serait que ce savoir n’apporterait rien de
neuf, par rapport à ce qu’une science physique achevée pourrait nous apprendre.
C’est que si, à la savante omnisciente, il n’apprend rien de neuf, il n’en demeure
pas moins particulièrement utile aux Terriens, surtout du point de vue de
l’évolution. La connaissance « immédiate » de Jackson nous est donc présentée
comme étant un compendium de renseignements pratiques, même s’ils ne sont
que « putatifs », concernant l’organisme et son environnement, procurant à cet
organisme les moyens de s’adapter avec succès à cet environnement (PPQ, p. 431 ;
437).
225
64. Jackson tente alors de se mesurer à une difficulté. On pourrait opposer le
domaine du sensoriel à celui des croyances, au conceptuel, en laissant entendre
que seul le domaine de la croyance et du conceptuel pourrait être porteur
d’information (PPQ, p. 434-435). Seule la croyance serait alors représentationnelle
(idem). Or, ne reconnaître de valeur représentationnelle qu’à ce qui relève
essentiellement de la croyance poserait difficulté pour Jackson. De son point de
vue, la sensation aussi représente, c’est-à-dire signifie, à sa façon. L’une et
l’autre, sensation et pensée, renvoient également à la réalité extérieure. « [L]a
croyance et l’expérience, l’une et l’autre, représentent les choses comme étant
ainsi ou ainsi » (PPQ, p. 435). Il voudra donc soutenir que le sensoriel n’est pas
moins représentationnel que le serait la croyance et qu’il est même, en un sens,
conceptuel.
65. Nous n’avons pas à douter de cet aspect de la thèse jacksonienne. Le
rouge, aspect sensible de la représentation, a encore une valeur objective : il
permet d’isoler un fruit dans le feuillage d’un arbre fruitier, par exemple.
Souvenons-nous de Churchland, qui fait des données sensibles des « théories »
rudimentaires à propos du monde273, et de l’analyse qui vient d’être faite de ce
que peut indiquer le message par la voie de la médiation objective274. Il est
cependant plus important pour nous de situer ces propos dans leur contexte.
Jackson se positionne ici contre Byrne, lequel écrivait que « ‘le contenu de la
perception [...] peut dépasser les capacités représentationnelles de la pensée’ »275.
Immédiatement, on voit la pertinence de la dispute. Jackson doit maintenant
argumenter contre lui-même, soit contre ses propos de 1982 et de 1986276 : il
doit défendre l’idée que Marie, n’apprenant rien de neuf en sortant de chez elle,
n’apprend rien non plus qui puisse dépasser ses capacités de penser.
66. Ce qui se joue ici est donc la question du dualisme épistémique. Car la
thèse du dualisme épistémique n’affirme pas (et ne nie pas) qu’il existe une
273 Supra, chap. 3, Partie II, p. 161. 274 Supra, p. 209 ; 213 ; 210-212 ; 225. 275 Alex Byrne, « Consciousness and Higher-Order Thoughts », Philosophical Studies, 85
(1997), p. 117 ; cité par Jackson, PPQ, p. 427. 276 1982 : « Epiphenomenal Qualia » (EQ) ; 1986 : « What Mary Didn’t Know » (WMDK).
226
dualité de formes de connaissance objective — sensible et conceptuelle. Elle
affirme simplement que l’expérience subjective est irréductible en des termes
propres à la connaissance objective. Quand Byrne parle d’une perception qui
« dépasse » les bornes de la représentation, on peut présumer que ce qu’il entend
par là est que cette perception déborde les bornes de l’intellection. C’est en ce
sens qu’on peut parler de l’incommensurabilité du sensible. Mais alors, nous
aurions effectivement deux sortes de connaissance exclusives l’une de l’autre, et
c’est bien ce à quoi Jackson compte s’opposer. Car, s’il y avait deux domaines de
connaissance incommensurables, la connaissance physique ne pourrait pas, en
principe, épuiser le connaissable, l’autre domaine demeurant hors de sa portée.
67. Ce qui importe pour Jackson est donc de retrouver « un sens univoque au
concept de ‘contenu’ » (PPQ, p. 434). C’est pourquoi Jackson répondra à Byrne en
cherchant à rendre diffuse la distinction entre l’intellection et la sensation :
Mais nous pouvons penser que les choses sont exactement telles que notre expérience [sensible] nous les représente. Ce qui est dépassé est
notre capacité de saisir le contenu avec des mots ; mais c’est là une autre question (PPQ, p. 434).
À titre d’exemple, Jackson explique que savoir distinguer des nuances de
couleurs, c’est déjà savoir les classer et les « inscrire sous des concepts » (PPQ,
p. 435) ; le seul fait d’apprendre à nommer ces couleurs ne représenterait donc
point une acquisition de nouveaux concepts. Pour Jackson, nous ne pourrions
pas diviser « l’expérience sensorielle » entre une composante sensorielle et une
composante représentationnelle, car la sensation aussi représente, c’est-à-dire
signifie, à sa façon (PPQ, p. 434). Si le contenu de la croyance était
représentationnel et que celui de la sensation ne l’était pas, la croyance et « les
expériences » auraient, dit Jackson, deux sortes de contenu (PPQ, p. 434). Mais s’il
y avait là deux sortes de contenu, nous serions aux prises avec un dualisme
épistémique, ce qui n’intéresserait guère Jackson. « Quand on parle de
représentationnalisme, » explique-t-il, « il nous faut un sens univoque de
‘contenu’ [...], un sens en lequel à la fois les croyances et les expériences
[sensibles] ont un contenu (représentationnel). » (PPQ, p. 434)
227
68. Or, pour soutenir l’univocité du conceptuel et du sensible, Jackson ne
tient compte de l’expérience que du point de vue de son contenu objectif. Car, la
« bivocité » écartée par Jackson, de même que par l’école représentationnaliste à
laquelle il se rattache maintenant, n’est point le fait d’une dualité de forme de
connaissance objective, mais celui d’une dualité entre les volets subjectif et
objectif de la représentation. Il en résulte qu’il sera très important pour la
défense de sa position, si on lit entre ses lignes, de ne point tenir compte de — et
même de nier — la charge de sens que comporte le volet subjectif de la
représentation.
7. Les propriétés de la sensation
69. Quand on aura dit que la sensation — Jackson dit « l’expérience » — est
représentationnelle, et même conceptuelle, comme le fait Jackson, on ne l’aura
pas encore distinguée, nous explique-t-il lui-même, de la pensée en tant que
croyance. De son point de vue, la question serait plutôt de savoir ce que
l’expérience peut avoir que la croyance n’aurait pas (PPQ, p. 436), ce qui fait qu’elle
est « spéciale » (PPQ, p. 437). Jackson cherche donc à déterminer les propriétés
grâce auxquelles nous pourrions effectivement caractériser la sensation et la
distinguer des autres modalités de l’expérience, telle la croyance, tout en en
maintenant la valeur représentationnelle (PPQ, p. 437-438). Cet exercice lui permet
de reconnaître à la sensation cinq caractéristiques.
70. D’abord, la sensation serait, à titre de source de renseignements,
relativement riche. Puis, cette richesse pourrait être dite intégrale ou globale —
Jackson dit « inextricable » — c’est-à-dire dont aucun des éléments ne pourrait
être abstrait et isolé (PPQ, p. 437). C’est la diversité qui se présente à nous dans un
tout. Pensons à la notion de causalité. Il n’y aurait pas tant une série causale
qu’un continuum causal infini dans le temps comme dans l’étendue. Or —
poursuivant ce parallèle entre l’intellection et la sensation — là où l’analyse
conceptuelle focaliserait sur une série causale pertinente, la sensation saisirait
228
indistinctement l’ensemble des faits, en un tout. De là, nous pouvons entrevoir
l’idée d’une richesse inextricable.
71. Troisième propriété de la sensation retenue par Jackson : elle serait
immédiate, propriété que l’auteur n’arrive malheureusement pas à caractériser
suffisamment (PPQ, p. 437). Quatrième propriété de la sensation : comme sentir
quelque chose consiste à sentir que quelque chose a un effet sur soi, on ne
pourrait sentir quelque chose sans se sentir inscrit dans une relation causale
(idem). Enfin, la sensation jouerait un rôle fonctionnel : elle servirait à déterminer
nos croyances (idem).
72. Quelle conclusion Jackson espère-t-il tirer de cette analyse ? Jackson
cherche à souligner l’utilité de la connaissance sensible, malgré le fait que les
qualités ne seraient point des faits réels. C’est pourquoi il nous la présente
comme une manière d’obtenir beaucoup d’information efficacement et
rapidement. Elle nous met en contact immédiat avec le réel, un réel avec lequel
nous serions causalement liés. Comme ce serait par des liens de causalité que
nous serions liés à ce réel, il ne peut être qu’à notre avantage d’être
immédiatement informés de ces liens par la sensation, cela nous permettant
alors de déterminer nos croyances « de manière rapide et efficace », en conformité
avec nos circonstances immédiates.
73. Nous pourrions miser sur cette richesse que l’auteur tient à souligner.
Seulement, cette information, telle que Jackson la conçoit, porte encore sur
l’objet représenté, et non sur le représentant. Un tel renversement, jamais
Jackson ne l’envisage. Certes, nous ne pouvons sentir la chaleur d’un soleil sans
sentir notre corps. En ce cas, il y a dualité, sinon multiplicité objective : la
sensation indique (objectivement) et le corps, et le soleil qui le chauffe ; elle
indique aussi la chaleur. Mais à part ces indications objectives multiples, il y
aura toujours la sensation en elle-même. C’est cette distinction entre l’indice et
l’indiqué que Jackson laisse dans l’ombre, quoique l’ensemble de ses analyses
l’admettent implicitement et quoique sa position initiale porte explicitement cette
distinction à l’avant-plan. En fin de compte, pour faire redisparaître cette
229
dualité, il a fallu la faire réapparaître, mais sous un faux jour, en la présentant
comme dualité de formes de connaissance objective opposant des contenus
représentationnels sensibles à des contenus de croyances.
74. Au reste, cette stratégie relègue à l’oubli la promesse initialement
formulée277 suivant laquelle un physicalisme devrait rendre au moins concevable
la déduction a priori de la nature des sensations à partir d’une information
physique complète. Les approches de Churchland et Jackson génèrent, à cet
égard, le même problème : comment une neuroscience achevée ou une
neuroscientifique omnisciente sauraient-elles déduire la nature de propriétés qui,
de leur point de vue, n’existent pas ?
277 Supra, p. 201-202 ; 218.
CHAPITRE 5
La redécouverte searlienne de l’esprit
PARTIE I
LA CONSCIENCE ET LE MATÉRIALISME
1. Nous pouvons donc être assurés que la dualité épistémique est bien un fait
de notre existence, et laisser derrière nous l’abdication de Frank Jackson. Nous
avons vu que cette dualité pouvait s’expliquer de deux façons : comme nécessité
relative et comme nécessité absolue. Là où McGinn défend l’idée d’une nécessité
relative, John Searle, pour sa part, nous offre une explication de la dualité
épistémique qui fait d’elle une nécessité absolue.
2. Le but de Searle, dans un texte auquel s’attaquait Churchland et auquel
nous portons maintenant notre attention278, est, dans un premier temps, de
montrer pourquoi les données subjectives ne peuvent faire autrement qu’être
irréductibles. Searle dresse son argument comme s’il fallait démontrer que le
refus d’admettre la réalité des faits mentaux pouvait s’expliquer par un secret
attachement à un dualisme archaïque : refuser d’admettre le mental dans une
278 John R. Searle, La redécouverte de l’esprit, C. Tiercelin (trad.), Gallimard, 1995 (The
Rediscovery of Mind, MIT, 1992). Dorénavant : RE.
232
ontologie naturaliste, ce serait maintenir une forme de dualisme ontologique. Un
premier point d’intérêt pour nous sera donc de voir comment Searle s’y prend
pour intégrer le mental et le physique dans une métaphysique moniste
cohérente. C’est ce que nous verrons en examinant les raisons pour lesquelles la
conscience pourrait être irréductible sans que cela implique nécessairement une
dualité ontologique (infra, section 2). Auparavant, un mot sera dit de sa critique
générale du matérialisme contemporain. Nous pourrons ensuite porter notre
attention sur le naturalisme de Searle. Nous y découvrirons non seulement
l’intention de poser la problématique dans un cadre ontologique, et non
épistémologique, mais, plus encore, le refus exprès du dualisme épistémique
(Partie II). Nous terminerons par un examen de l’étude de la conscience, telle que
Searle la propose, en faisant état des limites de son approche, pour ensuite
prolonger cette étude, en espérant la rendre plus fructueuse (Partie III).
1. La critique searlienne du matérialisme contemporain
3. Sachant que le dualisme épistémique oppose les points de vue objectif et
subjectif, nous pourrions ne voir en lui aucune occasion de débat et n’être
intéressés qu’à déterminer le sens, la valeur et surtout le rôle propre de chacun
de ces points de vue. C’est regrettablement tout le contraire qu’on semble faire
lorsqu’on tente de « naturaliser » l’esprit en cherchant à en produire une analyse
fonctionnelle ou à ne le comprendre qu’en des termes qui se rapportent à la
physique, ne reconnaissant plus de valeur qu’à une connaissance objective.
4. Or, si presque tous les efforts en philosophie de l’esprit vont en ce sens,
une partie importante du livre de Searle est dévouée à mettre en évidence la
vanité d’un tel déploiement. Pour lui, le trait le plus frappant dans « la
philosophie de l’esprit dominante des cinquante dernières années » serait « le
nombre de choses manifestement fausses » qu’on peut y retrouver (RE, p. 23).
Apeurés, semble-t-il, par la perspective d’avoir à accueillir dans le monde naturel
une entité qui leur paraît résolument surnaturelle ou, plus précisément,
233
antinaturaliste, les protagonistes de l’approche naturaliste épouseraient toutes
sortes de positions évasives, peu plausibles, enrobées de rhétorique et, à la fin,
toutes aussi folles les unes que les autres, pour éviter d’inclure dans leur
conception du monde la réalité impalpable de la subjectivité (RE, p. 22-24). On ne
peut ici que référer les lecteurs à ce généreux survol d’un courant important en
philosophie contemporaine (RE, p. 19-99). Deux remarques générales peuvent
cependant être retenues.
5. La première remarque concerne l’hypothèse de Searle selon laquelle le
matérialisme serait « en un sens le plus beau fleuron du dualisme » (RE, p. 51).
L’idée, si on la reformulait, serait que l’erreur du matérialisme consisterait à
contester un ancien système de pensée sur la base de présupposés qui, en vérité,
relèvent de cet ancien système. Ces présupposés constitueraient donc une
immixtion, dans nos perspectives contemporaines sur le monde, de composantes
archaïques et désuètes. Par exemple, il faut partir d’un schème de pensée
dualiste, croit Searle, d’un schème selon lequel l’esprit ne pourrait pas être un
fait matériel, pour croire que si l’esprit existe, alors le matérialisme tombe (RE,
p. 49-51).
6. Aussi vraisemblable que puisse paraître cette analyse, celle-ci semble
pourtant négliger un point important, un point que Searle lui-même mettra en
évidence peu après, puisqu’il nous expliquera pourquoi une approche
scientifique doit en elle-même exclure en principe toute référence à la
subjectivité. Le regard désenchantant, celui qui ne sait point reconnaître un
statut à la subjectivité, semble donc être attribuable en premier lieu à
l’intelligence objectivante elle-même, bien plus qu’à des formes de pensées qu’on
pourrait juger désuètes et dont on se croirait à tort libéré. Si cela est juste, alors
le problème serait intrinsèque à cette pensée nouvelle et objectivante.
7. Deuxième remarque, le tableau que nous brosse Searle de la philosophie
de l’esprit fait voir au sein des débats un aspect de leur dynamique qui mérite
d’être soulignée. Commençons par faire état d’une apparente évolution. Dans
quelques courts textes, un certain nombre d’auteurs énoncent d’abord une
234
« théorie de l’identité » : le mental est du physique279. D’autres réagissent. On
veut soutenir un monisme ontologique. Il faut penser de manière cohérente le
rapport esprit-matière dans le contexte d’un tel monisme. Or, nous en sommes à
l’époque où les premiers ordinateurs font leur apparition. Comme un même
logiciel peut fonctionner sur une diversité de supports physiques, on voulut
établir un rapprochement avec la relation psychophysique. Ce fut la période de
gloire des thèses de la survenance et du fonctionnalisme (RE, p. 69-70). Comme le
fonctionnement d’un logiciel ne dépendait pas apparemment, ou directement ou
uniquement de son support physique, on a cru qu’on pouvait concevoir un
niveau de déterminations « supérieures » qui surviendrait sur la base des
déterminations inférieures et physiques. On vit par exemple un Putnam aller
jusqu’à prétendre qu’il était à peu près impossible que deux personnes qui
pensaient à la même chose puissent avoir des états physiques identiques (RE,
p. 66)280. Évidemment, on pouvait répondre qu’il était de même à peu près
impossible que deux personnes aient, en réalité, exactement la même pensée et,
par suite, que les variations de détail dans l’expérience mentale peuvent, tout
compte fait, refléter des variations dans les déterminations physiques. Le
rapprochement entre l’état physique et l’état mental a pu à nouveau être
resserrée, et le computationnalisme, puis le connexionnisme auraient pris le
relais (RE, p. 74-76).
8. Or, l’aspect remarquable de cette dynamique est l’ambivalence apparente
de plusieurs thèses. En effet, les thèses de la survenance et du fonctionnalisme,
à tout le moins, peuvent répondre aux aspirations de ceux qui espèrent établir
une certaine indépendance du mental par rapport au physique. Mais elles
peuvent tout aussi bien rendre le service contraire en montrant comment le
mental dépend du physique. C’est ce qui fait en sorte que cette littérature peut
facilement présenter des difficultés d’interprétation, l’intention de fond des
auteurs, l’enjeu des débats n’étant pas toujours transparent. Car on peut
prétendre que l’intelligence bénéficie d’une certaine indépendance par rapport à
279 U.T. Place, 1956 ; Smart, 1959. 280 Cf. Bergson, « L’âme et le corps », in L’énergie spirituelle (supra, n. 106, p. 55), p. 43,
(Œuvres, p. 847) où l’auteur en prétend autant.
235
la substance matérielle, croyant défendre par là, contre un scientisme
envahissant, un certain espace à l’initiative volontaire. Mais on peut aussi, avec
la même idée, chercher à se rassurer, en naturalisant l’esprit, quant à la validité
d’un monisme ontologique physicaliste sur lequel reposerait, croit-on alors, le
naturalisme.
9. Qu’il s’agisse de fonctionnalisme ou des tendances qui lui ont succédé, le
problème que présentent ces diverses analyses demeure cependant toujours le
même : étant des approches mécanicistes à la conscience, elles prêteront toutes
le flanc à l’objection que Searle dit « du sens commun » : on n’y trouvera plus
même l’ombre de l’expérience (RE, p. 72). Seulement, du point de vue de Searle, le
problème serait, non pas que le discours physicaliste ne peut assimiler le mental,
mais plutôt qu’on refuse de reconnaître l’irréductibilité du mental (RE, p. 29),
croyant à tort qu’on ne saurait admettre cette irréductibilité qu’au prix de notre
« conception ‘scientifique’ du monde » (infra, p. 244).
2. Les raisons pour lesquelles la conscience serait irréductible
10. Devant tant d’efforts mal avisés, Searle veut rappeler que la subjectivité
existe et qu’il s’agit de reconnaître en elle, à l’instar de Chalmers281, un élément
« fondamental » et « inéliminable » du monde (RE, p. 140 ; 141). C’est d’abord,
semble-t-il, parce qu’il veut insister sur l’existence de la conscience qu’il tient à
faire de son propos un propos ontologique. Il prendra par conséquent d’emblée
ses distances par rapport à un traitement épistémologique de la question :
Au sens où j’utilise ici ce terme, « subjectif » fait référence à une
catégorie ontologique, et non à un mode épistémologique. [...] le phénomène en soi, la douleur réelle en soi, a un mode subjectif
d’existence, et c’est en ce sens que je dis que la conscience est subjective (RE, p. 139).
11. D’après Searle, si l’existence même de la subjectivité peut paraître
281 « Facing Up to the Problem of Consciousness », art. cité (supra, n. 209, p. 140),
p. 200-219.
236
incertaine, c’est qu’elle semble irréductible en des termes qui sont ceux qu’on
peut habituellement employer pour décrire le réel, soit des termes relevant des
sciences naturelles ou physiques. D’un certain point de vue, il suffirait donc,
pour que le problème soit réglé, que cette irréductibilité puisse s’expliquer sans
qu’il soit nécessaire de remettre en cause notre conception scientifique du
monde. C’est ce que vise Searle.
12. À cette fin, Searle offre une première explication de l’irréductibilité de la
conscience en en évoquant la structure formelle :
a) la subjectivité correspondrait à un point de vue et, donc, par nécessité formelle, à un point de vue particulier (RE, p. 139-
140).
Or, le « point de vue » objectif ne correspond justement pas à un « point de vue ».
Il n’y a pas de point de vue objectif, à moins de parler, comme le fait Nagel, d’un
point de vue « de nulle part »282. L’idée d’un point de vue « général », en un sens
absolu, serait un non-sens. « Le monde lui-même n’a pas de point de vue »,
Searle précise-t-il (RE, p. 140). Tout point de vue demeurerait, par principe,
inaccessible de tout autre point de vue. Cette caractéristique à elle seule suffirait
pour rendre la subjectivité irréductible : « l’ontologie du mental est une ontologie
irréductiblement à la première personne » (RE, p. 140). « [C]’est la subjectivité
même de la conscience qui la rend invisible de manière décisive », écrit-il encore
(RE, p. 142). Cette invisibilité — idée qu’il faudrait tout de même nuancer, puisque
nous sommes tous conscients d’être conscients — serait insurmontable parce
qu’elle relèverait d’une condition épistémique existentielle foncière.
13. Cette première explication risque d’en laisser plus d’un sur sa faim. On
comprend que la perspective d’où chacun voit le monde ne puisse qu’être unique,
n’étant accessible qu’à la première personne. Mais cette réponse ne semble pas
tenir compte de la véritable question que présente la nature insaisissable de
l’expérience. C’est l’aspect qualitatif de l’expérience, sa nature inchiffrable,
282 Le point de vue de nulle part, S. Kronlund (trad.), Combas, Éd. de l'éclat, 1993 (The
View from Nowhere, New York, Oxford University Press, 1986).
237
manifeste dans la diversité des couleurs, qui nous mystifie et motive nos
interrogations. Or, tout le monde, à peu près, voit le jaune et voit sans doute le
même jaune.
14. Searle offre d’autres formulations de ce principe qui rendrait compte de
l’ « invisibilité » du subjectif. En examinant celles-ci, nous pourrons nous
demander, au passage, si cette invisibilité est bel et bien un fait qui relève
surtout de l’ontologie ou si ce ne serait pas plutôt une condition épistémique
fondamentale que décrit Searle.
15. La deuxième formulation ressemble à s’y méprendre à la description d’un
paradoxe autoréférentiel :
b) « Si la conscience est la base épistémique fondamentale qui
nous fait parvenir à la réalité, nous ne pouvons parvenir à la réalité de la conscience de cette manière. » (RE, p. 142)
C’est là un principe épistémologique fondamental, semble-t-il, un postulat
décrivant une condition épistémique insurmontable inhérente à toute forme
d’existence pensante. Ce postulat est capital, et Searle a raison d’écrire qu’ « [i]l
est important de s’arrêter sur ce point au lieu, comme à l’habitude, de passer à
toute vitesse. » (RE, p. 142)
16. Comme le point est important, il n’y aura pas de tort à citer de Searle une
autre formulation du même principe :
c) « Il n’y a pour nous, en d’autres termes, aucun moyen de dépeindre la subjectivité comme une partie de notre
conception du monde parce que, pour ainsi dire, la subjectivité en question est l’acte de dépeindre. » (RE, p. 143)
Voilà une explication qui n’a plus rien en commun avec l’idée d’une
inaccessibilité à la subjectivité d’autrui qu’on expliquerait par le seul fait que la
subjectivité serait essentiellement ancrée à un point de vue. Il faut avouer
toutefois que la métaphore du peintre a sa limite. Il ne semble pas si évident que
l’acte de dépeindre ne puisse être dépeint. Voici encore d’autres formulations du
238
même principe, auxquelles Searle ne fait pas appel :
d) l’esprit ne peut constituer une règle qui lui permettrait d’interpréter la règle selon laquelle il est lui-même constitué ;
e) l’esprit ne peut constituer une règle qui lui permettrait d’interpréter la règle selon laquelle il constitue lui-même ses
règles d’interprétation.
On retrouve un principe fort semblable, sinon identique, formulé dans la thèse
doctorale de Schopenhauer :
C’est aussi pourquoi la loi de la causalité ne peut s’appliquer à la matière même [...]. Car, comme tout changement des accidents (formes et qualités), c’est-à-dire toute création et toute destruction, ne
peuvent survenir que moyennant la causalité et comme la matière n’est elle-même que la causalité pure, il s’ensuit qu’elle ne peut
exercer son pouvoir sur elle-même, comme l’œil qui peut tout voir, sauf lui-même283.
D’autres formules, plus intuitives, de ce « paradoxe autoréférentiel » s’imposent
d’elles-mêmes : le contenant ne peut se contenir ; le serpent ne peut pas
s’avaler ; on ne peut, en tirant sur ses propres bretelles, se soulever de terre, il
est vain de courir après son ombre ou,
f) nul être de compréhension ne pourra jamais se comprendre.
Bergson, pour sa part, se tient près de ce principe lorsque, à propos de
l’intelligence, il demande, dans son Introduction à l’Évolution créatrice,
« [c]omment, créée par la vie, dans des circonstances déterminées, pour agir sur
des choses déterminées, embrasserait-elle la vie, dont elle n’est qu’une
émanation ou un aspect ? »284 Si on fait abstraction de la référence à des
circonstances et à des choses « déterminées », il reste une intelligence qui, étant
« fille » de la vie, « partie » de la vie, ne saurait embrasser ou englober la vie. Le
mot de Hayek, tel qu’il nous est relayé par Popper (cité précédemment : supra,
p. 47), ne dit rien d’autre.
283 De la quadruple racine du principe de raison, op. cit. (supra, n. 36, p. 30), § 21,
p. 220. 284 L'évolution créatrice, op. cit. (supra, n. 24, p. 19), p. vi (Œuvres, p. 489-490).
239
17. Le principe est important, mais l’explication que nous en offre Searle peut
paraître insatisfaisante. Searle rajoute que, si nous n’arrivons pas à inscrire le
fait subjectif dans le monde objectif (RE, p. 141), cela tiendrait, mais « en partie
seulement », au fait que nous formons notre conception du monde « sur le
modèle de la vision » (RE, p. 141). Il entend par là l’idée suivant laquelle, lorsque
nous cherchons quelque chose dans le monde, nous cherchons toujours quelque
chose qui serait — au moins en principe — visible (RE, p. 141-142). Cependant, le
concept de visibilité auquel Searle fait ici référence paraît trop restreint. Car, la
visibilité du monde sur laquelle repose nos conceptions scientifiques ne
correspond pas tant au fait d’être visible pour nos yeux qu’au simple fait d’être
représentable, c’est-à-dire, en dernière analyse, pensable. Le problème ne serait
pas que nous pensons le monde comme monde visible, mais plus simplement
que nous nous le représentons. Comme nous ne pouvons que penser le monde,
nous ne pouvons avoir de lui qu’une représentation. Nous ne pouvons par
conséquent que le saisir comme altérité, ce que nous ne pourrions justement pas
faire avec la conscience, puisqu’elle est (au moins) une partie de ce que nous
sommes. C’est d’ailleurs ce que Searle cherche ici à expliquer :
g) « Le fait même de la subjectivité, que nous essayions d’observer, rend cette observation impossible. Pourquoi ?
Parce que là où il est question de subjectivité consciente, il n’y a aucune distinction entre l’observation et la chose
observée, entre la perception et l’objet perçu. » (RE, p. 142)
18. Voilà donc une explication plus complète de l’irréductibilité : la conscience
serait irréductible parce qu’elle serait insaisissable, et elle serait insaisissable
parce qu’elle serait ce que nous sommes, là où il n’y aurait qu’une altérité qui
pourrait être saisie. Évidemment, on pourra demander pourquoi nous ne
pourrions pas saisir la conscience du voisin. Si le principe est clair, sa
formulation n’est peut-être pas encore la plus convaincante.
19. Une dernière explication rend cependant cette irréductibilité plus
compréhensible :
h) La subjectivité est irréductible parce que réduire signifie,
240
dans le contexte de l’explication physicaliste, exclure de notre explication tout ce qui relève de la subjectivité (RE, p. 168-173).
Réduire ontologiquement consisterait en effet à redéfinir « une caractéristique de
surface d’un phénomène » par une conception de la structure sous-jacente
causant le phénomène (RE, p. 168). Le but de l’explication scientifique serait
d’exclure l’apparence subjective des faits. L’ « objet » réel de notre sensation de
chaleur, la « chaleur ‘réelle’ », se voit redéfini en termes de mouvements
moléculaires, et l’impression subjective se voit réduite au statut d’apparence (RE,
p. 170). Nous croyons connaître à la fin ce qu’est la « vraie » chaleur, en ayant
substitué à notre impression sensible notre conception savante (RE, p. 169). Mais,
dans le cas de l’expérience subjective, cette expérience est la chose même que
nous cherchons à connaître (RE, p. 171). « [Q]uand les phénomènes qui nous
intéressent le plus sont les expériences subjectives elles-mêmes », explique
Searle, « il n’y a aucun moyen de retrancher quoi que ce soit. » (RE, p. 172) Dit
autrement encore : « [l]es réductions qui laissent de côté les bases épistémiques
— les apparences — ne peuvent fonctionner pour les bases épistémiques elles-
mêmes. » (RE, p. 173) Il n’y aurait donc pas là de réduction ontologique pensable,
parce qu’il n’y aurait pas de substitution ontologique à effectuer. Dès lors, on
comprend mieux sa deuxième explication précitée de l’irréductibilité : « Si la
conscience est la base épistémique fondamentale qui nous fait parvenir à la
réalité, nous ne pouvons parvenir à la réalité de la conscience de cette manière. »
(RE, p. 142)
20. Résumons : voir les objets exige par définition qu’on retire du donné
sensible la trace du sujet, pour y retrouver plus clairement celle de l’objet. Si
l’ « objet » visé est le sujet, il est clair que ce jeu ne peut qu’être perdant. En
somme, ces formules soulignent toutes l’impossibilité formelle de saisir
objectivement le fait subjectif.
21. Il nous faudrait nous demander maintenant quel pourrait être le rapport
entre cette impossibilité formelle de rendre compte objectivement du fait subjectif
et l’explication que nous livre la théorie du double aspect de l’écart
psychophysique en tant que tel. La théorie du double aspect produit une
241
explication formelle de cet écart, c’est-à-dire qu’elle en démontre la nécessité
formelle. En associant la matière à la seule représentation du réel et l’esprit aux
réalités nouménales, elle explique pourquoi nous ne saurions jamais retrouver
l’esprit dans la matière.
22. Or, une fois qu’on admet, comme l’admet Searle, l’impossibilité formelle de
traduire la réalité subjective en des termes propres aux catégories de notre
entendement, que reste-t-il à faire de cette réalité qu’est la conscience, sinon à
reconnaître en elle des propriétés réelles, des « échantillons » de réalité, comme le
font Eddington et Strawson ? C’est précisément ce que fait la théorie du double
aspect, en associant le volet subjectif de l’expérience aux propriétés — ou à des
propriétés — intrinsèques du réel que nous sommes, aussi mystérieuses que ces
propriétés puissent paraître. Donc, l’explication searlienne de l’irréductibilité de
la conscience concorde avec la théorie du double aspect, que Searle soit disposé
à l’admettre ou pas. On répond par là au souci ontologique — cela sera explicité
plus loin (infra, p. 264). En permettant d’inscrire le fait même de la conscience
dans le réel, la théorie du double aspect fournit une assise ontologique au vécu
expérientiel.
23. Il reste que ce qui importe est moins ce statut ontologique de l’expérience
que la dualité épistémique qui en est constitutive et que l’analyse searlienne elle-
même valide. Searle, cependant, ne semble point faire de cas de cette dualité, ni
même la reconnaître.
24. McGinn, Churchland et Jackson résistent, pour leur part, et chacun à sa
façon et pour ses propres raisons, à admettre soit la pertinence du dualisme
épistémique (McGinn), soit la pertinence épistémique de l’expérience subjective
(Churchland et Jackson). À son tour, tout en reconnaissant l’irréductibilité du
vécu, Searle ne semble pas disposé à reconnaître dans ce vécu une portée
épistémique positive ou pertinente. Or, c’est en examinant sa vision du monde
que pourront être mis en évidence les facteurs qui pourraient l’empêcher de tirer
un plus grand profit de son analyse formelle de l’irréductibilité de la conscience.
PARTIE II
LE NATURALISME SEARLIEN
25. Après un regard si sobre porté sur la philosophie de l’esprit
contemporaine, nous aurions pu nous attendre à ce que Searle nous propose
une approche qui eût permis d’échapper au syndrome qu’il a su si bien
diagnostiquer. Ce n’est pourtant pas là une conclusion que nous pourrons faire
nôtre, sa pensée demeurant conforme au matérialisme non critique. Entre
autres, par exemple, Searle définit la conscience comme étant un trait biologique
du cerveau humain causé par des processus neurobiologiques (RE, p. 133). Sa
perspective sur la conscience resterait donc marquée, il semblerait, par une
certaine tension qu’il n’aurait pas réussi, malgré tout, à surmonter.
26. Après avoir décrit les raisons pour lesquelles la conscience serait
irréductible en des termes physicalistes, Searle cherche en effet à rendre compte
de la naturalité de la conscience en invoquant un concept d’émergence, puis un
concept de réduction causale. Tant et si bien qu’il faudra se demander, à la fin,
si c’est le concept de conscience ou celui de notre « conception scientifique du
monde » (RE, p. 166) que Searle a à cœur de défendre. Ces limitations feraient en
sorte que, quoiqu’il puisse effectivement considérer la conscience en tant que
telle, la reconnaître comme objet d’étude, en en déterminant, comme nous avons
vu Jackson le faire pour l’expérience sensible, une série de propriétés, il en
négligera néanmoins d’autres, lesquelles pourraient être jugées les plus
essentielles. En somme, son analyse ne débouchera pas sur une dualité de
modes de connaissance inhérente à tout fait de conscience.
244
1. La vision du monde de Searle
27. Considérons d’abord la conception searlienne du monde. Selon Searle,
pour « tout citoyen raisonnablement cultivé de notre époque », deux aspects
importants de notre « conception ‘scientifique’ du monde » ne seraient plus
contestables : « la théorie atomique de la matière et la théorie de l’évolution de la
biologie » (RE, p. 128).
28. La première clause de cette vision signifie que « les grands systèmes sont
faits de petits systèmes », et que « bien des aspects des grands peuvent
s’expliquer causalement par le comportement des petits. » (RE, p. 130)
29. La théorie de l’évolution, pour sa part, pense la vie comme un ensemble
d’événements chimiques. Pensons donc la reproduction biologique comme un
fait chimique simple, quoique surtout incompris par nous, non-chimistes. Non-
chimistes, nous avons une conception plutôt rudimentaire d’une réaction
chimique et du fait qu’une réaction puisse donner lieu à une autre réaction. Ces
réactions sont simplement pour nous des chaînes causales. Or, certaines de ces
chaînes, particulièrement celles qui seraient « à base de carbone », auraient
simplement tendance à se reproduire (RE, p. 131). Searle ne cherche pas à
travailler ici avec une conception du vivant qui soit plus recherchée que cela. Il
réduit donc la théorie de l’évolution à une conception chimique du vivant où
certaines chaînes de réactions chimiques tendraient à se reproduire, certaines
ayant de meilleures chances que d’autres de prolonger la chaîne causale ainsi
instituée (RE, p. 131-132).
30. On sait cependant qu’un tel tableau exclut toute forme d’intentionnalité, et
après avoir œuvré dans le passé à montrer comment les conceptions
fonctionnalistes excluent tout contenu intentionnel véritable285, il semble curieux
285 « Esprits, cerveaux et programmes », J. Henry (trad.), in Vues de l’esprit, D. Dennett
et D. Hofstadter (dir.), Paris, InterÉditions, 1987, p. 354-373 (« Minds, Brains, and Programs », in The Mind’s I, New York, Bantam Books, 1981, chap. 22. Repris de Behavioral and Brain Sciences, vol. 3 [1980], p. 417-424).
245
de voir Searle se rabattre sur une telle conception de la vie et de le voir recourir,
comme il le fera, au fonctionnalisme pour répondre au défi que semble présenter
la finalité de la vie.
31. En effet, pour répondre à ce défi, il invoque une distinction, qu’on
retrouverait en biologie, entre une explication causale et une explication
fonctionnelle (RE, p. 132). Pourquoi, demande-t-il, les plantes vivant de
photosynthèse tournent-elles leurs feuilles vers le soleil ? Suivant l’explication
fonctionnelle, ce serait parce que ce « geste » favorise la survie. Selon
l’explication causale, au contraire, « [l]a plante ne se tourne pas vers le soleil
pour survivre ; la plante a plutôt tendance à survivre parce qu’elle est
prédisposée à se tourner vers le soleil de toute façon. » (RE, p. 132) Ce serait la
biochimie de la plante, avec ses réactions chimiques répondant à diverses
conditions de clarté, qui détermineraient son mouvement (RE, p. 132). Voilà donc
que l’intentionnalité apparaissant dans la forme vivante ne serait plus qu’une
illusion. De la part d’un penseur qui s’élève contre une pensée matérialiste
affolée qui semble refuser d’inscrire la subjectivité dans le réel, ne pourrions-
nous pas espérer mieux ?
32. Si Searle critiquait dans le passé le fonctionnalisme, ce ne serait donc
point parce qu’il croit que cette approche ne rend pas justice à la subjectivité,
mais parce qu’il pense apparemment que le récit physicaliste correspond à un
niveau d’explication plus fondamental. Searle se résume en commençant par
écrire : « [s]i vous réunissez ces deux niveaux d’explication [fonctionnel et causal],
vous parvenez au résultat suivant [...] » (RE, p. 132), mais, en considérant les
propos de Searle, il est difficile de voir comment le « résultat suivant », tel qu’il est
décrit, peut « réunir » ces deux niveaux d’explication. Car, pour lui, « l’attrait » de
la théorie de l’évolution « est qu’elle s’adapte au modèle explicatif que nous avons
dérivé de la théorie atomique » (RE, p. 132). C’est alors qu’il précise que « [l]a plante
ne se tourne pas vers le soleil pour survivre », comme le proposerait l’explication
fonctionnelle. Pour lui, c’est l’autre mode explicatif, celui faisant référence à la
causalité, qui décrit « les mécanismes causaux par lesquels les traits en question
246
mettent vraiment [je souligne] en rapport l’organisme et l’environnement » (RE,
p. 132). Ce passage nous contraint donc de conclure que, pour Searle, « les
mécanismes de la sélection naturelle » relèvent vraiment du « niveau » causal, et
que l’idiome de la fonctionnalité n’a qu’une valeur heuristique dans l’étude et la
description des faits biologiques.
33. Pour Searle, cependant, cela ne semble pas poser de difficulté. Dans la
nature, certains « systèmes » auront développé des « sous-systèmes de cellules
nerveuses » (RE, p. 133). Voilà tout ce que nous aurions à comprendre pour
accepter, dans la mécanique de la nature, des formes intentionnelles. Certes,
« [n]ous ignorons comment en détail le cerveau cause la conscience », mais nous
n’avons pas à le savoir non plus pour reconnaître la conscience comme un
produit bien réel de l’évolution biologique (RE, p. 133). Il suffit, selon Searle, de
définir la conscience comme étant un trait biologique du cerveau humain causé
par des processus neurobiologiques (RE, p. 133). C’est « la croyance fausse que la
conscience ne fait pas partie du monde naturel » qu’il cherche surtout à contester
(RE, p. 138).
2. La conscience dans la série causale
34. Contre une telle croyance, Searle souhaite que la conscience soit reconnue
en tant que réalité naturelle. Il ne s’agit pourtant pas de comparer la conscience
à d’autres faits primitifs, comme le fait Chalmers286. Les faits primitifs sont les
propriétés foncières du monde : forces gravitationnelles, l’étendue et le temps des
physiciens, etc. La science décrit, sans les expliquer, ces phénomènes
fondamentaux, ceux-ci servant cependant de base à l’explication des autres faits.
La conscience ne semble pas être, pour Searle, un tel phénomène primitif, un
phénomène qu’il s’agirait alors non pas d’expliquer, mais simplement d’étudier
attentivement afin d’en connaître les caractéristiques et d’expliquer, grâce à
celles-ci, d’autres faits. Car, si Searle concevait la conscience comme un tel fait
286 « Facing Up to the Problem of Consciousness », art. cité (supra, n. 209, p. 140).
247
fondamental, il ne pourrait pas prétendre, comme il le fera, que « les cerveaux
causent la conscience ». Si la conscience est ainsi explicable, c’est qu’elle n’est
plus un phénomène fondamental.
35. Par contre, si on s’en tenait en effet à l’analyse initiale de Searle, il serait
inutile de chercher à comprendre la conscience en termes de causalité matérielle.
Ses explications ont bien montré que le schisme entre le psychique et le physique
procède d’une nécessité formelle incontournable. Cette nécessité ne peut que
faire de la conscience et du rapport psychophysique un mystère déconcertant.
Étonnamment, Searle cherche au contraire à se distancier des analyses pointant
dans une telle direction, comme celles de McGinn, de Thomas Nagel et du Frank
Jackson de « Epiphenomenal Qualia ». Souhaitant éviter un tel
« mystérianisme »287, Searle retombera au contraire dans les ornières d’une
position classique, posant finalement la conscience comme propriété émergente
du cerveau :
La conscience est une propriété du cerveau de niveau supérieur ou
émergente au sens tout à fait banal de « niveau supérieur » ou d’ « émergent » où l’on dit que la solidité est une propriété émergente
de niveau supérieur de molécules d’H2O lorsqu’elles sont dans une structure en treillis (glace) [...] (RE, p. 36).
Cette hypothèse émergentiste lui permettrait apparemment de concevoir la
conscience comme étant causée par des faits matériels : « [l]e cerveau cause
certains phénomènes ‘mentaux’ tels que les états mentaux conscients » (RE, p. 36).
Mais il s’agit là d’une notion passablement élastique de la causalité qui ne se
justifie point et qui le ramène dans le bercail d’un physicalisme orthodoxe.
36. Ce rapprochement entre la position de Searle et un matérialisme orthodoxe
a été noté par d’autres288. Tim Crane croit reconnaître là son talon d’Achille :
287 Searle : « mysterians », Mind: A Brief Introduction, Oxford/Toronto, Oxford University
Press, 2004, p. 145-147. Ce terme a été retenu par l’usage. 288 Tim Crane, Compte rendu de The Rediscovery of the Mind, International Journal of
Philosophical Studies, vol. 1 (1993), p. 323 ; je souligne. Voir aussi L.M. Antony, « Feeling Fine About the Mind », Philosophy and Phenomenological Research, vol. 57 (1997), p. 387 ; G. Northoff–K. Muholt, « How Can Searle Avoid Property Dualism? »,
248
dans l’ensemble, le livre [de Searle] n’atteint pas son but explicite, soit
de miner l’actuelle orthodoxie en philosophie de l’esprit. Ceci est dû en partie au fait que Searle n’essaye pas de voir pourquoi l’orthodoxie
dit ce qu’elle dit. Mais c’est dû aussi au fait que tant de ses propres opinions sur l’esprit sont enracinées dans cette orthodoxie même qu’il prétend rejeter289.
Searle aura beau distinguer les propriétés d’un système des « propriétés
émergentes » d’un système, et distinguer ensuite une réduction ontologique et
une réduction causale, voulant soutenir que la conscience serait susceptible de
la seconde, mais non de la première ; si, à la fin, pour toute réduction causale,
sauf en ce qui concerne la réduction de la conscience, il existe aussi une
réduction ontologique (RE, p. 159-165), on ne voit plus pourquoi la conscience, elle,
devrait faire exception. Certes, Searle reconnaît, nous l’avons vu, les raisons
pour lesquelles la conscience ne serait pas réductible ontologiquement. Mais ces
mêmes raisons, bien comprises, ne nous interdisent-elles pas justement de
penser la conscience comme étant « une propriété causalement émergente » (RE,
p. 165) ?
37. Quant aux raisons pour lesquelles « l’orthodoxie dit ce qu’elle dit »,
auxquelles Crane fait allusion, nous les connaissons pertinemment. L’orthodoxie
dit ce qu’elle dit parce qu’on croit en général que la science peut en principe
découvrir les conditions qui semblent nécessaires à l’avènement de la conscience.
Ce que l’orthodoxie ne semble pas reconnaître, ce sont les raisons pour
lesquelles, non seulement ce qu’elle dit, mais ce qu’elle pourrait dire, ne saurait
répondre à la question qui est à l’ordre du jour. Cette question porte sur la
différence entre le mental et le physique, et non pas sur la structure physique
qui, en apparence, semble sous-tendre l’événement mental.
38. Par ailleurs, et dans un tout autre ordre d’idées, l’erreur qui grève cette
approche peut aussi nous conduire à confondre la dualité esprit/corps avec la
dualité tout/parties. C’est ce que fait Searle lorsque, voulant rendre compte du
lien causal entre le physique et le mental, il compare explicitement la relation
Philosophical Psychology, vol. 19 (2006), no 5, p. 590.
289 Tim Crane, idem.
249
entre le cerveau et la conscience à la relation entre la solidité d’un piston et le
comportement moléculaire de son alliage métallique, tout en précisant que « les
causes qui relèvent du niveau du système dans son ensemble sont entièrement
explicables, entièrement réductibles, à la causalité des microéléments »290.
L’ensemble et les parties, dans cet exemple, ne se retrouvent-ils pas au contraire
l’un et l’autre du même côté du « gouffre » ? Un cerveau est un grand système,
les neurones en seraient des parties, en lesquelles nous pourrions d’ailleurs voir
encore des systèmes, en plus petit291. Lorsque nous passons du cerveau à la
conscience, il semble que nous fassions une tout autre chose que passer de la
partie au tout. L’entreprise semble donc reposer ici sur une confusion assez
grave qui, somme toute, serait toujours la même et qui consisterait à chercher à
comprendre comment l’image du réel peut causer le réel, comment l’apparence
(extérieure par nécessité) de la réalité — soit l’apparence physique — peut être la
cause de notre réalité intérieure.
39. Le problème avec l’étude des conditions qui semblent « expliquer » la
conscience serait que, en établissant des corrélations entre des activités
neuronales et des événements « mentaux » — c’est-à-dire des éléments vécus,
expérientiels — , on croit faire de la science comme on en fait tous les jours, alors
que ce n’est simplement pas le cas. Car, une description physique complète de
la totalité de nos actions exclurait d’emblée les désirs, les décisions et toute
référence à des faits de conscience292. La science étant ici comprise comme étant
par définition une étude objective et le pôle subjectif de la corrélation
psychophysique ne pouvant jamais être inséré dans la trame des faits objectifs,
nous ne ferions pas de la science quand c’est sur cette corrélation même que
notre attention serait portée, par exemple lorsque nous demanderions à des
290 Mind, op. cit. (supra, n. 287), p. 208. 291 D. Hodgson en dit autant, en notant que Searle « suppose, indûment, plausible la
suggestion selon laquelle les phénomènes mentaux sont tout comme des procédés globaux et des propriétés globales, comme la digestion et la solidité ou la liquidité. » (« Why Searle has not Rediscovered the Mind », Journal of Consciousness Studies, vol. 1 [1994], no 2, p. 266.)
292 Peter F. Strawson, « Nécessité et libre arbitre », in Analyse et métaphysique, Paris, Vrin, 1985, p. 148-149. Sur l’exclusion causale du mental, supra, chapitre 2, section 5, p. 112.
250
sujets ce qu’ils ressentent lorsque nous actionnons tel ou tel levier dans leur
cerveau.
40. On peut établir une corrélation entre des états mentaux rapportés par des
sujets et une série d’événements cérébraux qui se produisent simultanément et
parler alors d’explication, mais ces événements cérébraux s’insèrent dans une
seule et unique trame d’événements physiques constituant un récit causal
complet de la réalité apparente. Pendant ce temps, les faits mentaux avec
lesquels les faits physiques sont mis en corrélation tracent eux-mêmes une série
parallèle d’événements qui se déroule à côté de la série décrite par le récit
physique. Le parallélisme n’est pas une thèse, mais un fait, reconnu d’ailleurs
depuis lors293. Produirons-nous de l’activité humaine une description dans
laquelle nous voudrons insérer des faits mentaux divers — réflexion, décision —
entre des « intrants » et des « extrants » physiques ? Dirons-nous alors que Pierre
a perçu la pomme, qu’il a éprouvé le désir de la manger, qu’il a jugé ce désir sain
et a décidé d’agir en conséquence, occasionnant par là une série d’actes
observables ? Dans ce récit causal, les intrants sont physiques — conditions
environnementales et perceptibles — et les extrants sont physiques :
mouvements du corps, etc. Ce récit « causal » commence donc sur le théâtre
physique ; puis, laissant tomber le rideau sur cette scène, nous nous tournons
vers l’autre rive, où se poursuit un récit mental, mais que pour nous en
détourner peu après pour lever une fois de plus le rideau sur le récit physique.
Or, comment s’autoriser de tels sauts ? Pendant que nous suivons le récit
mental, le récit physique continue son bonheur de chemin, et c’est lui que nous
retrouvons lorsque nous nous retournons de nouveau vers les apparences
physiques. Nulle science ne saurait procéder de cette façon. Le passage effectué
est entièrement illusoire. C’est un saut que nous effectuons à chaque fois. Nous
croyons pouvoir le faire, parce que nous avons un accès, en ce qui concerne
notre propre existence, à ces deux récits. Nous éprouvons le rapprochement
entre eux. Ne serait-ce pas notre « métaphysique naturelle »294, cependant, qui
293 Supra, Introduction, p. 54-58. 294 Supra, Introduction, p. 19.
251
nous incite, d’abord à établir un rapport causal entre ces deux récits, puis à
poser l’un d’eux comme déterminant l’autre ? En réalité, il n’y aurait pas plus de
sens à suggérer que le physique cause des états de conscience qu’il y en aurait à
suggérer qu’une photographie puisse être la cause d’un sujet photographié ou
que le phénomène puisse être la cause du noumène.
41. Comme une description physique complète du cerveau exclurait toute
référence à des faits mentaux, on pourra donc être tenté, pour expliquer la
relation prétendument causale entre le cerveau et la conscience, de proposer,
comme le fait Searle (supra, p. 247), un rapport causal d’émergence. Cette thèse de
l’émergence a déjà été ébranlée par Strawson (supra, p. 79). Nous venons de la
rejeter pour d’autres raisons : le cerveau, l’image, ne peut pas être la cause du
réel (la conscience) et on ne saurait non plus comparer cette émergence au
passage de la partie au tout (supra, p. 248-249). Nous pourrions lui reprocher
encore d’instituer un rapport causal à sens unique : le cerveau causerait la
conscience, mais que causerait la conscience ? Rien de physique, faut-il
répondre, puisque tout événement physique est exhaustivement explicable en
des termes physiques295.
42. Le passage de la matière à l’esprit ne reflétant pas le passage de la partie
au tout et les récits mental et physique ne pouvant par ailleurs être intégrés de
manière cohérente au sein d’un même récit causal, l’un et l’autre demeurent
donc autonomes, irrémédiablement rivés l’un à l’autre, semble-t-il, mais dans
une union où chacun semble rester ce qu’il est, sans jamais qu’il n’y ait
d’immixtion concevable.
43. Si Searle se présente d’abord comme un ardent défenseur de
l’irréductibilité de la conscience, il semble donc que le ton change, au fil de la
lecture de son texte, si bien que le fond de sa pensée ne se révèle peut-être pas
au premier regard. Mais portons attention au message qui sous-tend sa défense
295 Hans Jonas a prélevé plusieurs des difficultés accablantes inhérentes à l’idée d’un
rapport causal à sens unique liant l’esprit et la matière (Puissance ou impuissance de la subjectivité ?, C. Arnsperger [trad.], Paris, Cerf, 1980, p. 54-64).
252
de l’irréductibilité :
je voudrais montrer pourquoi la conscience est irréductible, puis exposer les raisons pour lesquelles cette irréductibilité ne fait
absolument aucune différence pour notre conception scientifique du monde. Cela ne nous force pas à admettre un dualisme des propriétés
ou quoi que ce soit de ce genre (RE, p. 166).
Le travail de Searle semble donc lui-même marqué de cette ambivalence qui
semble souvent caractéristique de la littérature en philosophie de l’esprit (supra,
p. 234). À lire ce passage, on ne sait plus en effet si ce qui importe pour Searle est
bien l’irréductibilité de la conscience ou si l’objet de son souci ne serait pas au
contraire l’immunité de notre conception scientifique du monde malgré
l’irréductibilité du donné subjectif. Aussi, faudrait-il rester méfiants devant son
assertion suivant laquelle les conséquences de l’irréductibilité de la conscience
ne seraient que triviales.
3. Trivialité présumée de l’irréductibilité de la conscience
44. Témoignant d’un autre changement dans la nature du propos qui nous est
servi, il semble qu’il n’y ait plus que certaines formes d’explications qui excluent
d’emblée la possibilité de saisir la conscience. C’est ce que le texte suggère :
La conscience ne réussit pas à être réductible, non pas en raison de
quelque caractéristique mystérieuse, mais simplement parce que, par définition, elle se situe en dehors du type de réduction que nous avons
choisi d’utiliser pour des raisons pragmatiques (RE, p. 174 ; je souligne).
Y aurait-il donc d’autres types de réduction imaginables qui pourraient nous
permettre de franchir l’écart entre le physique et la conscience ? C’est ce que
Searle laisse encore entendre :
lorsque je parle de l’irréductibilité de la conscience, je parle de son irréductibilité conformément à des types classiques de réduction.
Personne ne peut écarter a priori la possibilité d’une révolution intellectuelle majeure qui nous donnerait une conception nouvelle —
pour l’heure inimaginable — de réduction, d’après laquelle la conscience serait réductible (RE, p. 175).
253
45. De voir un autre défenseur de l’irréductibilité tomber à son tour sous
l’hubris de la science, envisageant — tel que Searle le fait ici — la possibilité
d’une résorption de l’écart psychophysique, est déjà décevant. Mais Searle va
plus loin, puisque, sur la foi d’une telle possibilité, il en conclut que
l’irréductibilité de la conscience ne serait qu’ « une conséquence triviale de nos
pratiques définitionnelles » (RE, p. 175). Que l’irréductibilité de la conscience soit
un fait trivial, nous pourrions encore l’accepter. L’idée qu’un contenant ne
puisse se contenir est effectivement assez triviale. Mais conclure, de cette
trivialité, qu’il s’agit là d’ « [u]n résultat trivial tel que celui-ci n’a que des
conséquences triviales » (RE, p. 173), c’est aller vite en affaire. Nous touchons peut-
être ici un point sensible. Ce résultat, poursuit Searle,
n’a aucune conséquence métaphysique profonde quant à l’unité de
notre vision scientifique globale du monde. Il ne montre pas que la conscience ne fait pas partie de l’ameublement ultime de la réalité ou
n’est pas susceptible d’investigation scientifique [...]. [...] il montre simplement qu’étant donnée la manière dont nous avons décidé de
réaliser les réductions, la conscience, par définition, est exclue d’un certain type de réduction (RE, p. 173-174).
46. Répondons donc à Searle. L’argument ne montre pas que la conscience ne
fait pas partie de l’ameublement ultime du monde, mais il montre tout de même
les raisons pour lesquelles le rapport entre la conscience et la matière ne peut
être pensé comme rapport causal. Il montre les limites définitives de notre vision
scientifique du monde et montre que la question du rapport psychophysique ne
pourrait jamais entrer sous les prérogatives de cette vision, ce qui est exactement
le contraire de ce qu’on vient de nous dire (puisqu’on nous dit que l’irréductibilité
apparente de la conscience ne montre pas qu’elle « n’est pas susceptible
d’investigation scientifique »). Ce serait là une première conséquence méta-
physique. Une autre conséquence qui résulte de l’analyse de Searle, mais que
l’auteur se garde bien de mettre en exergue, serait celle de la dualité des formes
de connaissance, subjective et objective, que son analyse de l’irréductibilité de la
conscience nous contraint de reconnaître. De telles conséquences méta-
physiques semblent assez importantes pour ne pas passer pour triviales.
254
47. Le point sensible pour Searle semble donc être moins la question de la vie
intérieure, en tant qu’elle serait délaissée par l’explication scientifique, qu’un
certain souci pour la vision scientifique du monde elle-même, laquelle pourrait
sembler être compromise par son inaptitude à se mesurer à la subjectivité. En
insistant sur l’idée que notre concept de la science ne souffre pas de la
reconnaissance de l’irréductibilité de la subjectivité, ou en insistant sur l’espoir
d’un changement — d’ « une révolution intellectuelle majeure » — qui pourrait
transformer notre conception du rapport psychophysique, Searle laisse en friche
une part importante de la réflexion à laquelle son analyse donne lieu.
4. Ontologie ou épistémologie ?
48. On peut comprendre l’insistance avec laquelle Searle prétend que ce qui
est en jeu ne relève pas de l’épistémologie, mais de l’ontologie, surtout si son
souci est vraiment de faire du domaine subjectif quelque chose de réel. Pourtant,
il semble aussi difficile pour lui que pour d’autres de cacher la nature
foncièrement épistémique du problème. « Et il ne s’agit pas là d’une question
épistémique », écrit-il, poursuivant cependant ainsi son propos :
[...] si on devait résumer la crise de la tradition en un paragraphe, on pourrait dire ceci :
L’ontologie subjectiviste du mental semble intolérable. Il semble
intolérable métaphysiquement parlant qu’il y ait des entités irréductiblement subjectives et « privées » dans le monde, et intolérable épistémologiquement qu’il y ait une asymétrie entre la manière dont chacun connaît ses états mentaux intérieurs, et la manière dont les autres les connaissent de l’extérieur. Cette crise a pour effet que l’on se détourne de la subjectivité ; [...] (RE, p. 44 ; je souligne).
C’est pourtant bien une crise épistémologique qui semble décrite ici, même si
c’est le statut ontologique de la subjectivité qui est en jeu. En effet, si la réalité
de la subjectivité a pu être remise en cause, ne serait-ce pas justement parce
qu’il nous semble « intolérable épistémologiquement » qu’il puisse y avoir une
divergence entre deux manières de connaître ?
255
49. Searle ne prétend pas que la connaissance de l’esprit ne soulève pas de
questions épistémologiques particulières. Toute discipline soulève des questions
épistémologiques qui lui sont propres (RE, p. 46-47). Mais il refusera de
reconnaître, malgré de nombreux aveux allant dans le sens contraire, que le fond
de la question se rapporte à une condition existentielle humaine qui serait à
décrire comme étant une condition épistémique. Bref, nous pourrions nous
demander si Searle ne confondait pas les conditions d’une étude, et l’étude d’une
condition, soit, les conditions épistémologiques de l’étude de la conscience et
l’étude des conditions épistémiques existentielles constitutives de la conscience.
Notre condition existentielle se constitue de deux modes épistémiques, deux
formes d’accès à l’être — objectif et subjectif. Cette condition épistémique peut,
par ailleurs, être déterminante par rapport aux méthodes épistémologiques qui
seraient susceptibles d’être employées pour l’étude de la conscience, en tant que
telle, mais ce serait là une autre question.
50. Searle donne donc raison à ses prédécesseurs, tels Nagel, Kripke et
Jackson. Ces derniers auraient réussi à « montrer que la conscience n’est pas
réductible », l’argument de chacun étant, selon lui, « décisif » (RE, p. 166). Mais il
prend bien soin de préciser qu’ « on se mépren[d] souvent sur [cet argument] en
le traitant de manière purement épistémologique et non ontologique. » (RE, p. 166)
Cet argument serait :
parfois traité comme un argument épistémique, énonçant par exemple
que le genre de connaissance objective, à la troisième personne, que nous pourrions peut-être avoir de la neurophysiologie d’une chauve-
souris [Searle faisant ici référence à Nagel (1974)] ne comprendrait toujours pas l’expérience subjective à la première personne de l’effet
que cela fait d’être une chauve-souris (RE, p. 166).
C’est que, pour Searle, il s’agit « de savoir quelles sont les caractéristiques réelles
qui existent dans le monde, et non, sinon de manière dérivée, comment nous
parvenons à connaître ces caractéristiques du monde. » (RE, p. 166) En ce qui
nous concerne, cette remarque est des plus pertinentes. Il faut la retenir. Searle
est principalement intéressé par le monde, par l’objet, et non par notre manière
de le connaître, soit par le regard qui est le nôtre et que nous pouvons porter sur
256
lui, donc par les caractéristiques de ce regard, c’est-à-dire par le sujet lui-même.
51. Il y a une réponse qui peut être faite, et qui doit être faite à Searle, et c’est
que, parfois, les choses qui existent et dont nous pourrions discuter peuvent être
précisément les conditions épistémiques de la connaissance. Ces conditions
épistémiques font aussi partie de la réalité.
52. Ce sont ces conditions épistémiques que Northoff et Musholt veulent
mettre en lumière dans une contribution où les auteurs ont voulu porter plus
loin la réflexion de Searle296. Ces derniers reconnaissent l’essentiel du propos de
Searle comme étant épistémologique297. La différence entre le mental et le
physique, selon eux, refléterait une différence de « points de vue » d’où l’un et
l’autre, le mental et le physique, seraient accessibles298. Il nous faudrait, par
conséquent, parler non plus d’une « ontologie à la première et à la troisième
personne », mais bien d’une « épistémologie à la première et à la troisième
personne »299.
53. Évidemment, faire de la question du rapport psychophysique une question
épistémologique plutôt qu’ontologique, ce serait s’apprêter à reconnaître une
dualité de modes de connaissance. Rien n’indique cependant que Searle soit
disposé à accepter le concept de connaissance subjective, et certains de ses
propos suggèrent au contraire qu’il le rejetterait sans appel.
5. La connaissance subjective rejetée
54. En effet, après avoir introduit des raisons formelles qui, de son point de
vue, suffisent pour expliquer l’irréductibilité de la conscience, Searle refusera
explicitement toute notion de dualité épistémique. Searle rejette en particulier
deux « métaphores » de la connaissance subjective : celle de l’introspection, et
296 « How Can Searle Avoid Property Dualism? », art. cité (supra, n. 288), p. 589-605. 297 Ibid., p. 592. 298 Idem. 299 Id. ; je souligne.
257
celle, « plus confuse encore », « de l’ ‘accès privilégié’ » (RE, p. 143-144). De plus, il
rejettera explicitement l’idée suivant laquelle ce qu’il décrit serait un paradoxe
autoréférentiel. Ces points sont tous discutables.
55. Considérons d’abord l’introspection. L’introspection, selon Searle, serait
encore une forme d’observation, cette fois intérieure. Étant une forme
d’observation, l’introspection correspondrait donc à un modèle qui suppose
toujours une séparation entre « la perception et l’objet perçu » (RE, p. 142-143). Or,
si, par introspection, on entend un tel examen intérieur, la remarque semble
juste. Nous pouvons penser à nos sentiments, en faire des objets intentionnels,
comme nous le pouvons avec toute connaissance subjective. Mais nous avons vu
que le concept de connaissance immédiate de soi ne correspond pas à ce concept
d’introspection et que ce n’est donc point en associant le concept d’introspection
à une forme de connaissance objective qu’on peut rejeter le concept de
connaissance subjective et immédiate300. Le concept d’introspection peut aussi
désigner la connaissance immédiate de la conscience en elle-même, et ce semble
être là un concept légitime qu’on ne saurait rejeter du revers de la main, comme
semble le faire Searle.
56. Le concept d’accès, pour sa part, auquel Searle fait référence en parlant
« d’accès privilégié », supposerait de même, selon lui, une séparation entre celui
qui accède et la chose à laquelle il y aurait accès (RE, p. 144). Cette « métaphore
spatiale » supposerait que notre conscience serait comme une pièce en laquelle
chacun serait le seul à pouvoir pénétrer, ce qui, selon lui, ne résoudrait rien
(idem). Mais, cette fois, c’est une critique trop sévère qu’on nous propose. Doit-on
prendre au pied de la lettre le langage concernant un autre accès, comme si
celui-ci impliquait une dualité entre le saisissant et le saisi ? La notion de
connaissance immédiate exclut précisément une telle dualité, de sorte que le
reproche de Searle est ici sans fondement. Pour repousser le raisonnement de
Searle, il suffit de garder à l’esprit la différence entre la représentation en elle-
même et son contenu, entre le médium et le message. L’ « accès » au médium est
300 Supra, chap. 2, p. 129-130.
258
dit « privilégié » ; que le mot soit bien choisi ou pas importe moins ; l’important
est que cet accès reste différent, générant par lui-même une autre sorte de
connaissance. Notons que Searle lui-même, dès le paragraphe suivant, aura
recours à la même terminologie pour défendre son point : « l’acte d’observer »,
écrit-il, « est l’accès subjectif (sens ontologique) à la réalité objective. » (RE, p. 144)
57. Pourquoi maintenant Searle ne voudrait-il pas que ses propos soient
rapprochés d’un « vieil argument confus suivant lequel l’étude de la subjectivité
comporte un paradoxe autoréférentiel » (RE, p. 145) ? Parce que, explique-t-il,
« nous pouvons nous servir de l’œil pour étudier l’œil, du cerveau pour étudier le
cerveau, de la conscience pour étudier la conscience » (RE, p. 145). Pourtant, il
nous a bien dit, et nous venons de voir que « nous ne pouvons parvenir à la
réalité de la conscience à la manière dont, en utilisant la conscience, nous
pouvons parvenir à la réalité des autres phénomènes » (RE, p. 142), et il a bien écrit
que, « [s]i la conscience est la base épistémique fondamentale qui nous fait
parvenir à la réalité, nous ne pouvons parvenir à la réalité de la conscience de
cette manière » (RE, p. 142). Et cela ressemble éminemment à ce que pourrait
désigner l’expression ‘paradoxe autoréférentiel’. Au contraire de Searle, nous
n’évacuerons donc pas ce concept.
58. Nous n’avons peut-être pas à chercher loin, cependant, pour trouver une
raison pour laquelle Searle refuserait d’admettre l’idée d’un tel paradoxe. Pour
lui, on vient de le voir, l’œil peut examiner l’œil, et l’esprit, l’esprit. Mais cette
réponse paraît trop simple. Il semble plutôt y avoir anguille sous roche.
Admettre une autre forme de savoir, un savoir dont le contenu resterait
inaccessible à toute étude scientifique — admettre, donc, un mystère
insondable — ce serait admettre, du point de vue d’un naturalisme commun,
l’inadmissible, soit des faits incompatibles avec notre « conception scientifique du
monde », et il semble que ce soit là le point de vue auquel Searle se rallie
maintenant.
259
6. Conscience et mystère
59. Les rares objections aux philosophies matérialistes et fonctionnalistes de
l’esprit ont tendance à concevoir la conscience comme une forme de mystère
particulier et insondable. Les apports de Nagel, Kripke et McGinn, vont tous en
ce sens. Searle prendra parti contre ces propos. S’il se refuse à un tel
mystérianisme, ce semble être parce qu’il prétend qu’on peut rendre compte de la
conscience à l’aide d’une explication naturelle comparable à celles auxquelles on
peut faire appel pour expliquer tout autre phénomène naturel. « Si nous
disposions d’une science adéquate du cerveau, » écrit-il maintenant, « il n’y
aurait plus de problème concernant les rapports du corps et de l’esprit. » (RE,
p. 146) Il ira même jusqu’à affirmer que croire, comme Nagel, que jamais une
analyse ne pourra expliquer « pourquoi la douleur est une conséquence
nécessaire de certaines sortes de déclenchements neuronaux » serait une
« conclusion désespérante » (RE, p. 147).
60. De telles paroles, si on tient compte du fait qu’elles sont de Searle, ne
paraissent-elles pas pour le moins paradoxales ? Celui qui accuse les
matérialistes de s’affoler névrotiquement devant la possibilité d’admettre du
mental dans le monde physique (RE, p. 57), celui qui reconnaît que la conscience
ne peut saisir la conscience comme elle saisit toute autre chose, nous
annoncerait maintenant que ce serait désespérant si nous ne pouvions pas
concevoir un rapport causal entre la matière et l’esprit ? N’y a-t-il pas là au
moins l’apparence d’une incohérence ? Comparant le mystère de la conscience à
celui de la vie, prétendument résolu, Searle affirme maintenant que la structure
du cerveau devrait pouvoir révéler de façon évidente la présence de la conscience.
« [S]i nous comprenions parfaitement la structure du cerveau », écrit-il, « il nous
paraîtrait probablement évident que, si le cerveau était dans telle sorte d’état, il
serait alors nécessairement conscient. » (RE, p. 148)
61. Dans son ensemble, la position de Searle semble donc difficile à maintenir,
puisqu’elle consiste à la fois à nier et à affirmer l’irréductibilité du mental. En
260
témoignent de nouveau ses propos, quand il écrit que si, « pour les besoins de
l’argument », on concédait à Nagel son point, tout ce que ce point démontrerait
vraiment serait que « nous ne pouvons sortir de la subjectivité de la conscience,
pour voir la relation nécessaire qu’elle a avec sa base matérielle. » (RE, p. 149) Or,
c’est précisément ce que Searle lui-même concède, alors qu’il répète une fois de
plus le principe selon lequel :
nous ne pouvons de cette façon former une image de la nécessité de la relation entre la subjectivité et les phénomènes neurophysiologiques, parce que nous sommes déjà dans la subjectivité, et que la relation
d’acte de dépeindre exigerait que nous en sortions (RE, p. 149).
La contradiction demeure donc, tramée solidement à travers son texte.
62. Un autre fait demeure : nous ne pouvons aujourd’hui refermer l’écart
psychophysique, et notre expérience consciente actuelle reste donc marquée de
cette dualité incommensurable. Le serait-elle moins le jour où, grâce — disons —
à une sorte de miracle, nous pourrions comprendre le rapport à établir entre la
matière et l’esprit, entre l’apparence physique des faits et la réalité qu’est notre
vécu ?
PARTIE III
LA CONSCIENCE EN TANT QU’OBJET D’ÉTUDE
1. Les caractéristiques de la conscience
63. Il y a un avantage, du moins en apparence, à l’approche de Searle, et c’est
qu’elle lui permet d’étudier la conscience en elle-même. Étudier la conscience en
elle-même, c’est la considérer dans tous les traits qu’elle peut présenter, sans se
soucier des conditions physiques auxquelles elle peut être associée. La méthode
que choisit Searle pour effectuer cette tâche consiste à énumérer une série de
« caractéristiques structurales » de la conscience (RE, p. 180). Pour les besoins de
cet exercice, nous pouvons nous en tenir à la liste de ces caractéristiques —
seules les plus importantes ont été retenues —, chacune étant en soi assez
explicite.
1 — . Modalités (cinq sens ; imagination ; volonté, etc.)
2 — . Plaisir/déplaisir (l’expérience a toujours une valeur)
3 — . Humeur (et une tonalité quelconque)
4 — . Unité (elle se présente comme un tout unifié)
5 — . Intentionnalité (visant un objet)
6 — . Caractère perspectival (elle procède d’un point de vue)
7 — . Structure figure-fond (dualité formellement liée à la constitution de tout objet)
8 — . Familiarité (stabilité environnementale — le fond — nécessaire au discernement des objets)
9 — . Débordement (le senti pointe toujours vers un au-delà de l’objet perçu)
10 — . Subjectivité (moins une caractéristique que ce qui constitue l’ensemble des précédentes
caractéristiques)
262
64. Searle a-t-il su, à l’aide de ces caractéristiques, décrire avec succès les
grands traits de la conscience ? La dernière caractéristique, la subjectivité,
correspond à « l’effet que cela fait » d’être conscient (RE, p. 185). Pour Searle, c’est
cette caractéristique qui constitue le talon d’Achille de la philosophie de l’esprit
contemporaine (RE, p. 185). Il est regrettable que Searle n’ait pas poursuivi sa
réflexion à l’endroit de cette caractéristique. Les points 7 et 9, pour leur part,
soulignent, chacun à sa manière, une dualité propre à toute expérience : dualité
entre la figure et le fond et dualité entre ce qui est présent dans le champ de
conscience et ce qui en déborde, étant impliqué par ce contenu présent comme
son prolongement. Mais il semble y avoir deux formes de dualités qui ne se
trouvent point mentionnées dans ce tableau et qui semblent encore plus
importantes. Elles ont été évoquées tout au long de cette étude.
65. En effet, comment mettre l’intentionnalité (le point 5) en évidence tout en
passant sous silence la caractéristique principale que rend manifeste cette
intentionnalité, soit que toute conscience est représentative ? Étant
intentionnelle, et donc « représentation de », la conscience serait d’emblée
toujours double, et double de deux façons fondamentales. Elle serait double
d’abord en ce sens que, pour toute représentation, il nous faudrait distinguer
l’objet de la représentation — que celui-ci soit conceptuel ou sensible — et la
réalité dont cet objet est censé être l’image, et double encore en ce sens que
connaître par représentation, ce serait toujours connaître, à la fois, et la
représentation en elle-même, et son objet.
66. Notons, pour éviter une confusion possible, que l’objet de la représentation
correspond alors à l’ensemble figure-fond, et non seulement à ce qu’on peut
entendre en parlant de ‘figure’. Le mot ‘objet’ se trouve alors à désigner l’ordre de
l’objectal, dans son ensemble. Voir un nuage sur un fond bleu, ce serait
percevoir un monde objectal — nuage et ciel, figure et fond.
67. Quant à la neuvième caractéristique décrite par Searle, soit celle du
débordement, celle-ci n’aurait aucun rapport avec l’écart entre le réel et son
image, auquel on pourrait être tenté d’associer le concept de débordement. Par
263
débordement, Searle pourrait faire référence à la face des objets qui reste
nécessairement cachée simplement en raison du fait qu’on ne peut voir tous les
côtés d’un objet en même temps. Searle pourrait aussi faire référence à tout ce
qu’un objet révèle sans l’exposer. Voir une main dépassant le rebord d’une porte
laisse présumer qu’elle se rattache à un corps humain autrement dissimulé.
Dans le cas de l’écart entre l’image et le réel, il ne s’agit pas d’un débordement, à
proprement parler, comme si la réalité entrait déjà en partie dans la
représentation. Il s’agit au contraire de comprendre que l’image n’est simplement
pas l’être réel dont elle est l’image, quoiqu’il faille toujours souligner le fait —
important dans les circonstances — que cette image est déjà en elle-même un
être réel.
68. Pourquoi donc ces deux dualités, ignorées par Searle, auraient-elles une
importance primordiale ? La deuxième, celle opposant le fait immédiat de la
conscience au contenu qu’elle médiatise, nous conduit à reconnaître l’expérience
immédiate de la conscience comme forme de savoir, fondant par là le dualisme
épistémique. L’importance de cette dualité devient évidente du moment qu’on
reconnaît en l’une et l’autre de ces formes de connaissance les bases de deux
champs d’action entièrement étrangers l’un à l’autre. Comme il s’agit là du point
principal à souligner, nous y reviendrons au chapitre suivant.
69. L’importance de la première dualité, celle opposant le monde représenté au
monde réel, tient au fait que c’est elle qui nous permet d’atténuer la tension
générée par l’incompatibilité apparente entre le monde physique et celui de
l’esprit. Car, en associant la différence entre la matière et l’esprit à la différence
entre l’image du réel (la matière) et le réel lui-même (dont l’esprit serait le seul
véritable « échantillon » dont nous disposerions), la théorie du double aspect, sur
laquelle s’appuie cette distinction entre le réel et son image, permet de
reconnaître à l’expérience subjective une consistance ontologique qu’on peut
autrement être porté à lui refuser. La « solution » au dilemme âme-corps que
rend possible cette distinction n’a rien d’original, et elle ne consiste qu’à prendre
en charge une distinction centrale et fondamentale en philosophie occidentale,
264
celle opposant le noumène au phénomène. Nous savons que la théorie du double
aspect a une incidence épistémique, puisqu’elle fonde un dualisme épistémique
qui, à son tour, sert d’appui à un dualisme éthique, lequel fera l’objet du
prochain chapitre. Mais on sait que le souci de Searle est ontologique. Peut-être
pourrions-nous répondre à ses attentes en nous arrêtant à la pertinence
ontologique de cette théorie. Cela permettra en outre d’intégrer certains des
apports des autres auteurs auxquels nous nous sommes intéressés.
2. Pertinence ontologique de la théorie du double aspect
70. Nous l’avons vu, l’être humain ressent un déficit ontologique, tout
particulièrement quand il prend trop au sérieux l’image du monde dont il
dispose, ne voyant plus de réalité qu’en cette image. En cette image, il ne se
retrouve plus, puisqu’elle représente le monde comme physique, alors que dans
un monde physique, il ne retrouve rien de ce qu’il connaît intimement de sa
propre personne. Son être semble alors se dissoudre dans une sorte d’éther
mental, sans substance. C’est peut-être ce que l’étranger de Camus a pu sentir.
Y aurait-il là, pour les êtres humains, une expérience métaphysique troublante,
mais archétypique, celle de n’être qu’une présence fantomatique impuissante et
étrangère échouée dans un organisme matériel aux rouages implacables ?
Comment le fait d’associer l’esprit au noumène arriverait-il à renverser cette
situation ?
71. D’abord, la théorie du double aspect, comme indiqué précédemment (supra,
p. 50), permet de dissiper la tension créée par le dilemme apparent que pose,
même dans le cadre d’un monisme physicaliste et déterministe, la dualité âme-
corps. Cependant, loin de nous montrer comment surmonter l’écart
psychophysique et l’irréductibilité du psychique que cet écart implique, elle
explique au contraire la nécessité de cet écart et de cette irréductibilité. En
admettant que ce soit le cas, par contre, on ne voit pas encore nécessairement
avec évidence comment cette théorie modifierait notre appréciation du dualisme
265
et le sentiment d’irréalité que nous pouvons associer à notre expérience intime
quand on adopte, par exemple, le monisme métaphysique que propose le
physicalisme. Il est clair à tout le moins que de nombreux matérialistes
orthodoxes adhèrent à la théorie du double aspect, sinon à la théorie de l’identité
qui, bien pensée, implique elle-même la théorie du double aspect, et qu’ils se
sentent plutôt confortés par ces théories, bien plus que perturbés, comme ils
devraient l’être.
72. Posons donc certaines questions. Concernant l’incommensurabilité
psychophysique, procède-t-elle d’une nécessité formelle ou s’agit-il d’un constat
empirique ? Il s’agit d’un constat empirique — on le verra sous peu — dont une
explication formelle peut rendre compte. Mais alors se pose la question du rôle
de la théorie du double aspect par rapport à cette explication formelle. Car, pour
expliquer la nécessité formelle de cette incommensurabilité, il pourrait suffire de
faire appel simplement à la différence formellement nécessaire entre le médium
et le message, sans faire appel à la différence entre le noumène et le phénomène,
tel que l’invoque la théorie du double aspect. La théorie du double aspect
explique la nécessité de l’écart psychophysique en disant que la réalité perçue et
conçue objectivement n’est qu’une construction fictive, là où l’expérience vécue
serait un échantillon de réalité. Bref, elle associe l’expérience vécue au réel et le
physique à l’apparence, et pose l’écart entre l’un et l’autre comme étant dès lors
formellement incontournable. Or, s’il y avait là deux explications suffisantes de
l’incommensurabilité psychophysique, nous pourrions être autant dans
l’embarras que si ni l’une ni l’autre ne répondait au besoin explicatif posé par
cette incommensurabilité. Il s’agit au contraire de voir comment ces deux
explications se ramènent à une seule, mais pensée de façons différentes.
73. En effet, distinguer le signe et la signification, et donc le médium et le
message, ce serait la même chose que distinguer la réalité (de la conscience) et
l’image du réel (la signification). C’est-à-dire que la distinction entre la
conscience et le cerveau serait un cas de figure de l’opposition entre un médium
et le message qu’il porte. Nous sommes un être. Cet être se fait pour lui-même
266
médium, puisqu’il communique un monde apparent, une apparence de monde.
Si la question porte sur la conscience, et si cette question est celle de savoir
comment cette conscience s’insère dans le monde, force nous est de reconnaître
qu’on se demande là comment l’être que nous sommes s’insère dans l’image dont
nous disposons de l’être en général. En étant « conscience de », conscience du
monde, je suis médium, et le monde est alors le message, le contenu de mon
expérience. Tout écart formellement nécessaire qu’il nous faudrait alors prévoir
entre un médium et son message devra donc se retrouver entre, d’une part,
l’expérience vécue et, d’autre part, le monde perçu et conçu objectivement. La
conscience est représentative. C’est là un présupposé qui a été assumé depuis le
début301 et qui a pu être préservé malgré la critique qui a été dirigée contre le
représentationnalisme de Jackson au chapitre précédent. La conscience
représente l’être. Une représentation de l’être est un « signe de » cet être.
74. Nous n’avons pas à nous soucier ici de questions qui pourraient
immédiatement venir à l’esprit, telles que « Oui, mais qu’est-ce que l’être ? », ou
« Comment être certain que cet être existe ? ». Nous n’avons pas à nous en
soucier, d’une part, car nous ne cherchons que ce qui se trouve dans la
représentation en tant que telle. Dans cette représentation en tant que telle, il y
a : 1) la représentation en tant que telle, celle-ci étant déjà un être (ou de l’être) ;
2) le signe d’un être autre, d’une altérité. Que nous sachions comment nous
assurer que cette altérité existe ou non ne change rien au fait que, dans la
mesure où il y a de l’être, cet être sera différent de l’image que nous pouvons en
construire. Or, nous avons accès à une existence réelle. Cet accès reste
empreint de mystère. Personne ne pourra jamais en expliquer le fait, mais on ne
peut douter de la réalité du fait de l’expérience vécue, à laquelle nous avons
« accès ». Il s’ensuit qu’entre le signe de cet être (le cerveau, le corps physique
d’autrui, ou le nôtre) et sa réalité, il faut prévoir une incommensurabilité
formellement nécessaire.
75. Car, si la conscience est représentation, elle est image. Si elle est image, il
y aura écart entre elle et l’être (réel) qu’elle est censée représenter, tout comme il
301 Supra, Introduction, p. 29.
267
doit y avoir un écart, formellement requis, entre l’être et l’image de l’être. De
sorte que, si la conscience ne se retrouve point dans la représentation
physicaliste de l’être, ce serait tout bonnement parce qu’elle est elle-même un
être, ou « de » l’être. Nous pouvons d’ailleurs établir une série d’oppositions,
chacune étant une figure de l’opposition « l’être du signe/l’être signifié » :
L’être du signe/le médium L’être signifié/le message
Noumène —–—— Phénomène
Réalité —–—— Image de la réalité
Expérience subjective —–—— Interprétation objective
Esprit —–—— Matière
Psyché —–—— Corps
Mental —–—— Physique
Conscience —–—— Cerveau
Intériorité vécue —–—— Extériorité perçue
Être (de) l’être —–—— Voir (de) l’être
... l’ « esprit » serait, par rapport à la « matière », ce que la « réalité » serait par
rapport à l’ « image de la réalité », ce que « être l’être » serait par rapport à « voir
l’être », etc.
76. Tentons maintenant de penser cette nécessité formelle d’un écart
incommensurable. Retenons de Churchland l’idée selon laquelle le discours
objectif serait un langage qu’on pourrait alors opposer à l’expérience subjective,
celle-ci étant cependant elle-même conçue comme un autre langage. Il devient
alors possible de penser l’incommensurabilité entre le physique et le mental
comme n’étant que l’exclusion mutuelle qu’implique nécessairement un langage
268
par rapport à un autre.
77. Et comme il est possible de comparer la science et l’expérience sensible à
deux langages, on peut demander s’il n’y en aurait pas un qui serait plus
véridique que l’autre. Par exemple, nous pourrions soutenir, comme le fait
Churchland, que la description mathématique et conceptuelle du réel que nous
livre la science est plus véridique, plus révélatrice de l’objet, que le serait
l’apparence sensible.
78. Il est pourtant évident qu’une telle comparaison ne peut valoir dans le cas
qui nous concerne et que ce n’est pas parce que les savoirs objectif et subjectif
peuvent être comparés à deux langages qu’il y a entre eux un écart
incommensurable. Certes, par la même nécessité qui rend chaque langue
exclusive de toute autre, la connaissance scientifique — soit le discours
physicaliste — et l’apparence sensible seront exclusives l’une de l’autre.
Toutefois, dans le cas présent, ce qui nous intéresse n’est pas le sensible en tant
que traduction d’un réel autre, en tant que signification signifiée par le signe
sensible, mais la réalité même du signe en tant que tel, comme l’a souligné Searle
(supra, p. 239-240). Il ne s’agit donc plus de comparer la connaissance scientifique
et l’apparence sensible pour juger laquelle serait plus véridique. Car la réalité
qu’il importe de cerner se trouve alors à être exclue autant par la description
physique que par l’apparence sensible, car c’est l’être même du signe, donc de
l’expérience, qui est ici visé et, nous le savons maintenant, l’expérience est
invisible, tant pour nos sens que pour notre intelligence. Nous ne pouvons pas
plus voir la pensée d’autrui que nous pouvons en faire une science physique.
79. Tout ce que nous connaîtrions des autres réalités serait les lois qui
régissent leurs rapports. Nous n’entrons pas dans la matière en la coupant en
deux. Une cellule, une molécule, un atome, un neutron sont toujours des
réalités saisies extérieurement. Ne s’offrent à notre observation que les rapports
que de telles entités peuvent soutenir entre elles. Nous ne voyons donc pas tant
la réalité que les signes de la réalité. « Plus la science », écrit Bergson,
« approfondit la nature du corps dans la direction de sa ‘réalité’, plus elle réduit
269
déjà chaque propriété de ce corps, et par conséquent son existence même, aux
relations qu’il entretient avec le reste de la matière capable de l’influencer. »302
80. Effectivement, nous ne « voyons » jamais les entités réelles, comme
l’explique Chambon, en s’appuyant sur Ruyer. Au microscope, la matière se
dissout. Elle se dissoudra ultimement en champs de forces, aussi invisibles
qu’un champ gravitationnel. « L’être ne ‘tient’ que par ses liaisons, mais les
liaisons sont soustraites à l’observation », écrit-il303. Plus encore, « [p]ersonne n’a
encore compris comment des masses matérielles, considérées objectivement,
pouvaient bien agir à distance les unes sur les autres [...]. Le progrès
scientifique laisse intact le mystère de la liaison »304. Ce qui revient à dire que
nous ne comprenons pas l’être, que nous ne le voyons pas et que nous ne savons
rien de sa nature intrinsèque. Nous ne connaissons que son ombre, soit l’effet
qu’il a sur nous.
81. En réalité, cette distinction entre propriétés intrinsèques et extrinsèques
redouble la nécessité d’une incommensurabilité psychophysique. Il faudrait qu’il
y ait un écart inéluctable et incommensurable entre un phénomène et son
noumène, d’abord parce qu’une image du réel (le phénomène) n’est pas ce réel,
mais aussi parce que notre image du réel n’est qu’une image des propriétés
relationnelles du réel, et non du réel en tant que tel. À ces deux causes se
rajoute la raison formelle, reconnue par Searle, rendant compte de
l’incommensurabilité psychophysique, cette raison se résumant à une forme de
paradoxe autoréflexif : un système ne peut produire des règles qui rendent
compréhensibles les règles suivant lesquelles il est lui-même constitué. En
réalité, cependant, nous n’avons pas ici trois causes. Car il s’agit toujours de la
même cause unique, laquelle se présente différemment, selon qu'elle est abordée
de telle ou telle manière. Qu’on considère la représentation comme médium,
comme noumène ou comme ensemble de propriétés intrinsèques, on peut
302 « Le paralogisme psycho-physiologique », art. cité (supra, n. 106, p. 55), p. 202
(Œuvres, p. 968). 303 Le monde comme perception et comme réalité, op. cit. (supra, n. 86, p. 48), p. 389. 304 Ibid., p. 390.
270
toujours penser l’être même de cette représentation par opposition à son
contenu, lequel se conçoit alors, respectivement, comme message, comme
phénomène (apparence) ou comme ensemble de propriétés relationnelles
(interprétation, codification du réel). Et le code qui ne peut se codifier lui-même,
c’est encore la réalité de l’image qui, tout en traduisant le réel, reste elle-même
réalité et non traduction. La sensation, pour sa part, comme tout élément de la
pensée, serait donc une réalité intrinsèque que ne sauraient rejoindre, pour
l’ensemble de ces raisons, nos cadres conceptuels. C’est l’importance et la
signification de cette incommensurabilité qui semblent souvent difficiles à
admettre. Par là, la réalité de l’expérience vécue se trouve réaffirmée. Aussi
difficile qu’il puisse être de définir une propriété intrinsèque réelle305, il reste que
« tout l’avantage [ontologique] est pour l’événement mental », pour le dire comme
le disait Taine ; « lui seul existe »306. « Lui seul existe », cela ne signifie pas, bien
entendu, qu’il n’y a que lui qui existe ; cela signifie au contraire qu’entre l’objet
dans l’image et l’être même de l’image, seule l’image a l’existence. Ceci
n’implique rien quant à l’existence ou l’inexistence du monde en tant que tel.
82. Renversons maintenant la méthode. Procédons empiriquement. Au lieu
de poursuivre cette recherche de raisons formelles qui interdiraient un
rapprochement entre l’image et le réel, partons des faits, d’un constat d’une
évidence déconcertante. Ce constat, c’est Jackson qui l’a ramené à l’avant-
scène : le discours physique ne saisit pas la couleur, ou le parfum de la rose.
Dès lors, nous n’avons plus de choix : à moins d’adopter un dualisme
ontologique, il nous faut nous tourner vers la théorie du double aspect. Quand
l’insaisissable est l’expérience vécue en elle-même, cet insaisissable n’est plus un
incodifiable ou un fait incodifié qui attend d’être codifié, traduit par le code ; il est
le fait codifié, et non la codification d’un fait ; ou plutôt, il est le fait codifié tout
en étant le code codifiant. Il est un réel, tout en étant l’image d’un réel. Aucun
code ne saurait « correspondre » au réel, sauf dans le sens d’une corrélation dont
nous ne pouvons juger la valeur que lorsque que nous sommes nous-même le
305 Ainsi que le reconnaît W. Seager (« The ‘Intrinsic Nature’ Argument for
Panpsychism », art. cité [n. 160, p. 97]), p. 130. 306 Voir infra, Appendice, p. 343.
271
fait que nous cherchons à traduire en un code, comme lorsque nous disons « je
suis matière ». C’est l’expérience vécue qui nous révèle cette corrélation entre un
réel et son image. Et c’est alors l’incommensurabilité entre l’un et l’autre, bien
plus que leur identité ou leur rapprochement, que cette corrélation montre,
empiriquement.
83. Penchons-nous en même temps sur un autre fait. Il s’agit d’un fait qui
milite, à bien le méditer, contre l’explication que nous propose McGinn de
l’incommensurabilité. Il nous faut ici considérer dans son ensemble la classe des
faits qui échappent à une description physicaliste. Nous savons que les faits qui
échappent à la physique ne sont point des faits « extérieurs ». Certes, tout est
mystérieux, et nous ne comprenons non seulement « le tout de rien »307, mais
sans doute, en un sens, rien du tout. L’apparence même du monde, sa forme —
le fait même de son existence — ne saurait s’expliquer. Mais l’univers semble
néanmoins se prêter merveilleusement aux calculs des physiciens. Ce que nous
connaissons du monde se coule dans notre grille de compréhension comme si
elle était taillée sur mesure. Tout semble répondre à la loi de l’entropie, hormis
une exception — exception, d’ailleurs, marquante, puisqu’il s’agit de la vie elle-
même. Rien, à l’exception de la vie, ne se perd, et tout ce qui est objectivement
observable se prête au calcul.
84. C’est bien là l’illusion, peut-être. C’est à y réfléchir qu’on peut voir
comment les faits eux-mêmes nous reconduisent à la théorie et à la nécessité
formelle d’un écart insondable entre l’apparence physique et la réalité psychique.
Il est vrai qu’il pourrait d’abord nous sembler qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que
les faits extérieurs nous paraissent généralement compréhensibles, en nous
disant que cette grille, ayant pour fin notre adaptation à notre environnement,
devait simplement se développer de manière à refléter les propriétés réelles de cet
environnement308. Nous pourrions cependant penser l’inverse, et penser que
307 La conscience et le corps, op. cit. (supra, n. 67, p. 42), p. 35. 308 Comme le prétend par exemple G.S. Stent (« Epistemic Dualism of Mind and Body »,
art. cité [supra, n. 29, p. 25], p. 581 ; 586), tout en maintenant par ailleurs l’irréductibilité du mental, associant de plus notre « dualisme épistémique innée » à
272
cette grille a pu se constituer plutôt en fonction de nos propres besoins, de sorte
que, si cette grille devait être le reflet de quoi que ce soit, elle pourrait être plus le
reflet du sujet que de l’objet. Mais, ce n’est, peut-être, ni un hasard ni un signe
de quoi que ce soit — de nos propres besoins ou de la structure réelle du
monde — si rien de ce que nous pouvons rencontrer dans le monde, hormis les
exceptions précitées que seraient la vie et la conscience, ne semble jamais
déborder cette grille d’interprétation du monde, c’est-à-dire si l’ensemble du
monde nous semble être foncièrement physique et déterminé suivant un
ensemble de lois physiques. La raison première peut en être plus simple. Au
lieu de penser que, pour que nous puissions saisir quelque chose du monde, il
faille que le fait saisi se prête à nos catégories, peut-être faudrait-il comprendre
simplement que ce fait se prête à nos catégories — est saisissable — simplement
parce que, saisir les faits signifie précisément les traduire dans nos catégories.
Comment, dès lors, ce que génère le filtre pourrait-il ne pas cadrer avec le filtre ?
85. Il n’y aurait donc rien d’étonnant à ce qu’il n’y ait rien d’étonnant en
dehors de nous. Ce n’est pas que nous ne comprenions qu’une partie du monde,
sans qu’il nous soit possible d’avoir une idée de ce qui pour nous reste invisible,
comme si la compréhension allait de pair avec la perception. Certes, la
compréhension peut effectivement aller de pair avec la perception, comme le croit
McGinn, et il est certes concevable que nous ne soyons sensibles qu’à une partie
de notre univers ambiant, comme le prétend encore McGinn. Mais ce n’est pas
comme si nous pouvions dire que, parce qu’une partie du monde nous est
perceptible, cette partie-là seulement nous serait compréhensible. Car, en
admettant que le monde en dehors de nous nous fût entièrement
incompréhensible, ce monde aurait encore un effet sur nous et, à partir de ces
effets, nous construirions encore un monde objectif, comme nous le faisons déjà,
un monde censé représenter le monde réel. Or, qu’un tel monde construit soit
un reflet véridique, approximatif ou surtout chimérique du monde réel importe
peu et, en réalité, nous ne pouvons rien savoir à ce sujet — en admettant que la
question avait un sens. Cette construction objective est utile ; elle suffit pour
celui que Kant lui-même soutenait (ibid., p. 582 ; 584).
273
repérer le fruit dans les arbres, aussi bien dire « ce qui est bon pour nous dans le
divers ». C’est tout ce qui importe. Cependant, si, dans ce portrait du monde,
tout semble réglé selon des lois immuables compréhensibles, cela ne voudrait pas
dire nécessairement que nous avons compris le monde. Le fait que tout dans le
monde objectif réponde à nos catégories objectives indiquerait plutôt que ce
dehors objectif est construit au départ avec nos propres catégories de
compréhension. C’est pourquoi insister pour ne reconnaître de réalité qu’à ce
qui répond à ces catégories, c’est bien s’enfermer dans l’image du monde en se
détournant de cette réalité qui est la nôtre et qui, en tant que réalité, ne peut que
se dérober au regard, que se présenter comme matière ineffable, indéchiffrable,
connue, certes (parce que vécue), quand il s’agit de notre être propre, mais
irrémédiablement incompréhensible.
86. Or, cette réalité, il n’y a qu’en nous que nous y ayons accès, parce que
nous ne pouvons avoir un accès direct qu’à l’être que nous sommes, et non à
l’être que nous ne sommes pas. C’est pourquoi il n’y aurait qu’en nous que nous
pourrions croiser le mystère, l’être étant lui-même foncièrement mystère. C’est là
la raison, on s’en souviendra, pour laquelle l’explication de McGinn de l’écart
psychophysique semble rater sa cible — son explication ratisse trop large (supra,
chap. 2, p. 138). C’est la conscience, et donc notre être même, que notre grille
catégoriale ne peut saisir. Cela indique, non pas que nous serions des étrangers
en ce monde ou qu’il existe une propriété singulière que nous ne pouvons saisir,
mais plutôt que cette grille elle-même, quoiqu’elle nous permette de nous situer
dans le monde, n’est point pourtant faite pour en saisir l’essence. Cette grille
n’étant qu’une traduction, qu’un code, elle ne pourrait rendre cette essence et ce
ne serait pas là d’ailleurs sa raison d’être.
87. Il nous faut examiner de plus près le fait que la grille catégoriale qu’est la
nôtre et qui nous permet d’édifier un monde objectif ne puisse saisir une
expérience sensible, telle celle de la couleur, et porter attention à un fait que
Searle, entre autres, n’a pas explicitement relevé. Ce fait est que la couleur elle-
même est un phénomène qui ne répond pas au chiffre. Or, on pourra en dire
274
autant de tout ce qui peut être rassemblé sous le titre « qualia », donc sous le
titre « l’effet que cela fait » et, donc, finalement, sous le titre de la subjectivité, de
l’intériorité et du vécu.
88. Ce fait paraît extrêmement significatif et devrait arrêter net n’importe quel
matérialiste, le contraignant à une profonde méditation transformatrice.
89. Pour le matérialiste, tout est matière. Tout est matière, cela doit signifier
que tout est imbriqué dans un seul ordre de lois et tout, à la fin, doit être lié
dans un ordre de conséquences logiques, même si l’ordre réel des choses se
situait en dehors du temps. On se souviendra ici de Strawson : que cet univers
soit compréhensible ou non, nous ne saurions admettre un univers en lequel
nous pourrions tirer A de non-A.
90. Or, que faire devant des phénomènes qui ne répondent plus au chiffre ?
En effet, comparons un jaune et un rose, un rouge et un bleu. Il ne s’agit pas de
comparer les fréquences des ondes lumineuses qui produisent ces effets. Il s’agit
de comparer ces effets que sont les couleurs éprouvées. Nul chiffre, nul calcul ne
pourrait résoudre les différences entre ces couleurs. Ces différences sont
inchiffrables, non pas parce que nous ne détiendrions pas les aptitudes
mathématiques requises pour répondre au défi — calcul différentiel, algèbre ou
quoi encore, mais parce qu’elles ne répondent tout simplement pas au chiffre.
Dit autrement : elles ne répondent pas à la logique. La différence entre deux
couleurs ne serait pas une différence logique. Cette différence est donc
inanalysable. Mais la couleur est réelle (et Jackson devrait lire Strawson). « Elle
est réelle », cela veut dire « elle est matière », parce que, pour les matérialistes
que nous sommes — c’est-à-dire, du point de vue de l’hypothèse de départ qui a
été retenue309 —, tout est matière. Pour les matérialistes, tout devrait être
logique, mais voilà que le tissu de notre propre expérience, de notre être propre,
et de la seule existence que nous connaissons effectivement, ne répond plus à
leurs principales catégories. Il faut aller jusqu’à la conclusion : le réel n’est pas
logique : non pas, certes, illogique, mais, tout de même, a-logique.
309 Supra, Introduction, p. 23-24 ; chap. 1, p. 68-69.
275
91. La réalité est stable, à n’en pas douter. L’instrument porté sur elle
produira en tout temps les mêmes résultats. Ainsi, peut-on en prendre « la
mesure », y inscrire des repères. Cependant, nous connaissons l’être que nous
sommes, parce que nous le sommes, et nous y constatons une diversité, allant
des parfums à nos vécus sentimentaux et psychiques multiples, qui tous nous
offrent des « échantillons » de ce qui constituerait notre nature intrinsèque, une
nature qu’il nous faut dès lors reconnaître, en vertu de ce que nous révèle ces
échantillons, comme inanalysable. De l’altérité, nous n’aurions à l’inverse que
des mesures, des chiffres, qui, à la fin, ne seraient que des indications de
présences dont l’être propre ne pourrait que rester pour nous à jamais ineffables.
Du moins, est-ce ainsi que l’expérience semble présenter l’existence,
empiriquement.
92. La théorie du double aspect, opposant l’objet dans la représentation à
l’être réel de la représentation, permet donc d’assurer à l’être même de la
représentation, en fin de compte, un statut ontologique : le psychique
correspondrait à une réalité concrète, celle-ci n’ayant rien d’une illusion ni d’une
abstraction. La théorie du double aspect, en associant l’écart psychophysique à
la dualité « être réel/image de l’être réel », insuffle une consistance ontologique à
la connaissance subjective elle-même, tout en ébranlant, il est vrai, l’estime
qu’on pouvait vouer à la connaissance objective, présumant peut-être qu’en nous
attachant à elle, nous nous attachions plus à la vérité qu’à l’utile. C’est cette
pertinence de la théorie du double aspect par rapport à une réflexion ontologique
— cette théorie nous permettant de conférer une consistance ontologique à
l’expérience — qu’il s’agissait de souligner dans la présente section.
93. S’il n’y a pas de dualisme des substances, cela n’implique donc pas qu’il
n’y ait de réel que la matière, à moins qu’on s’entende pour comprendre sous ce
concept celui de la substance réelle mais ineffable des choses. Surtout, cela
n’implique pas l’irréalité du mental. Cela impliquerait plutôt le contraire, soit la
réalité de l’esprit et l’irréalité de la matière en tant que matière apparente. Voilà
pour le souci ontologique. Il reste cependant que les conséquences importantes
276
de cette métaphysique sont épistémiques et, plus encore, éthiques.
94. Car, si cette perspective métaphysique est dans le vrai, le dualisme
épistémique n’en serait pas moins le lot inévitable de toute vie consciente,
correspondant à la structure même de la vie (même l’amibe, en admettant qu’elle
soit inconsciente, doit distinguer entrer ce qui est elle et ce dont elle peut se
nourrir). Cette métaphysique rend donc compte du dualisme, non pas d’une
manière telle que nous puissions dire : « Enfin, il ne s’agissait que de cela. », pour
ensuite fermer le dossier, en concluant que le dualisme n’était qu’une illusion,
comme nous avons vu des matérialistes tenter de le faire310 ; nous le
reconnaissons au contraire d’une manière telle que nous sommes contraints de
l’admettre dans notre existence comme une composante importante et
incontournable dont il nous faut dès lors tirer toutes les conséquences.
95. C’est de ces conséquences qu’il s’agit lorsque nous considérons la dualité
épistémique comme base d’une autre dualité, cette fois éthique. À ces deux
savoirs, dont il a été question jusqu’ici, se rattacheraient deux praxis
diamétralement opposées. Celles-ci ont été exposées brièvement dans
l’Introduction (supra, p. 33-35). Il s’agit des attitudes instrumentales et finalitaires.
Avant de tracer une conclusion générale à partir des cinq études qui précèdent,
nous aborderons, pour terminer, cette thématique de la dualité éthique, en
voyant pourquoi c’est bien à une telle dualité que la réflexion épistémique doit
nous conduire.
310 Comme le fait encore Michael Tye, « Phenomenal Consciousness: The Explanatory
Gap as a Cognitive Illusion », Mind, vol. 108 (1999), p. 705-725.
CHAPITRE 6
Le dualisme éthique
1. Jusqu’à présent, le travail a surtout consisté à restituer ou à soutenir une
équité entre deux savoirs. Il nous reste à rallier plus solidement cette dualité
épistémique à un dualisme éthique. Cette étape ne peut être franchie sans
introduire un important postulat, laissé presque entièrement dans l’ombre
jusqu’à présent. Il s’agit du postulat suivant lequel la vie s’inscrit dans un
rapport antagoniste avec son monde extérieur. Si le rapport du vivant à son
entourage est un rapport antagoniste, on pourra concevoir que le rapport à
l’objet doive nécessairement refléter un semblable antagonisme. La constitution
de l’objet ne serait pas un processus neutre. La volonté de voir les choses telles
qu’elles sont serait intéressée. L’intention d’un regard objectif est de saisir la
mesure des choses, même si ce n’était que pour se défendre contre elles. Le
regard objectif serait instrumental, et la connaissance de l’objet refléterait cette
intention fondamentale. Cette intention de fond, structurellement nécessaire et
inhérente au regard objectif, colorerait la connaissance de l’objet comme objet.
2. Après avoir explicité plus longuement ce postulat, fondamental pour une
phénoménologie naturaliste de la vie, l’ensemble du raisonnement reliant ce
principe à la dualité épistémique et éthique sera présenté. Le contexte de
l’actuelle étude ne permet pas de faire beaucoup plus qu’exposer le cadre général
278
d’une telle phénoménologie naturaliste et il s’agit moins d’en mesurer la valeur
que de montrer la pertinence de la dualité épistémique par rapport à elle.
3. Dans un deuxième temps, et tout au long du présent chapitre, seront
évoqués certains présupposés, communs même en philosophie, se présentant
comme incompatibles avec la conception du vivant telle qu’elle sera esquissée.
En particulier, la question de la finalité dans le contexte du naturalisme, puis
celle d’un prétendu égoïsme foncier attribuable à tout être vivant, de même que
celle du solipsisme — parce qu’elle porte sur la connaissance de l’autre comme
sujet — seront abordées. Ces questions nous conduiront à accorder une place
centrale au concept de maturité, tout en remettant en cause l’appauvrissement
du concept de vie et de vie psychique. Nous pourrons voir comment une telle
phénoménologie, en s’appuyant sur une métaphysique du double aspect, porte
en elle les ressources suffisantes pour parer aux objections reposant le plus
souvent sur des présupposés communs qu’on a tout intérêt à remettre en cause.
1. Postulat fondamental et pertinence de la connaissance subjective
4. Pour le vivant, le vivant est une fin. On concevra donc plus aisément la
pertinence éthique de la dualité épistémique en se plaçant dans le contexte d’une
phénoménologie naturaliste de la vie. Il ne s’agira pas ici d’étayer une telle
phénoménologie. Il faudra se limiter à indiquer la pertinence du dualisme
épistémique dans le contexte d’une telle phénoménologie. Il s’agit seulement de
montrer le rôle central que doivent y jouer les concepts de dualité épistémique et
de dualisme éthique.
5. Le point principal à retenir d’une phénoménologie de la vie serait que la vie
peut y être caractérisée comme étant en rapport avec un monde extérieur, un
monde duquel elle aurait à tirer une subsistance. Caractériser la vie ainsi, ce
serait comprendre qu’elle doive s’inscrire, essentiellement, dans un rapport
279
d’adversité avec le monde extérieur311. Le rapport à l’altérité étant déterminé par
le désir, par le besoin, par le manque312, ce serait ce manque, manque vital
procédant du souci vital, qui déterminerait le rapport du vivant à l’objet.
Concevoir la vie de cette façon, comme étant intrinsèquement engagée dans une
lutte contre son monde, ne ferait pas d’elle un fait foncièrement négatif. Car, si
le vivant est essentiellement contre l’altérité, il sera à l’inverse non moins
essentiellement pour soi, pour l’ipséité. La vie serait avant tout pour ce qu’elle
est, et contre ce qu’elle n’est pas.
6. Admettons donc pour l’instant qu’il n’y ait là rien d’invraisemblable et qu’il
s’agisse plutôt de grandes généralités assez peu contestables. En admettre
autant, cependant, nous contraint de reconnaître un fait qui, malgré son
apparence banale, n’en reste pas moins fondamental : être contre ce que nous ne
sommes pas et pour ce que nous sommes, c’est faire de l’altérité le moyen et de
soi une fin. En raison d’une nécessité structurelle inhérente à toute vie, le
domaine de l’objet relèverait, par définition, de l’instrumentalité, du moyen, là où,
à l’inverse, le domaine du sujet ou du subjectif correspondrait à celui de la
finalité.
7. Avant de poursuivre cet exposé, affrontons deux premières difficultés
apparentes qu’un tel langage pourrait déjà présenter et qui pourraient donc —
dans un contexte naturaliste, faut-il le préciser — donner lieu à des objections.
Ces deux points seront celui de la liberté et de la finalité, par opposition au
déterminisme qui caractérise habituellement une métaphysique naturaliste313,
puis celui de l’égoïsme qui, croit-on encore, serait le fait de tout être vivant dont
la conduite ne répondrait qu’à des déterminations physiques.
311 Voir par exemple Renaud Barbaras, Introduction à une phénoménologie de la vie
(Paris, Vrin, 2008), et en particulier les pages concernant la philosophie de Hans Jonas (Deuxième Partie, chap. II, p. 182-230).
312 Ibid., p. 205 ; 208-209. Voir encore Miche Henry, Généalogie de la psychanalyse, op. cit. (supra, n. 202, p. 132) ; Edgar Morin, La Vie de la Vie, op. cit. (supra, n. 256, p. 211), p. 276.
313 Si on ne voit pas de lien nécessaire entre le naturalisme et le déterminisme, alors on ne verra pas d’incompatibilité entre la finalité et le naturalisme, et on n’aura donc pas de difficulté à intégrer la finalité dans une vision naturaliste du monde.
280
8. Finalité versus liberté. La première de ces difficultés apparentes est celle
de savoir comment inscrire la finalité dans le cadre même d’une pensée
naturaliste. Or, c’est la théorie du double aspect qui nous permet de surmonter
ce présumé obstacle : comme cette théorie rend compréhensible l’insertion des
faits mentaux au sein d’une ontologie moniste, elle permet de comprendre
l’opposition entre la causalité finalitaire et la causalité physique comme n’étant
que le reflet de la dualité caractérisant notre condition épistémique existentielle
fondamentale opposant une connaissance en termes de faits mentaux à une
connaissance en termes de faits physiques.
9. Comment ces deux causalités s’agencent-elles entre elles, voudra-t-on
alors sans doute demander. Ne sont-elles pas incompatibles ? On l’a toujours
cru, en présumant que la causalité matérielle était la causalité réelle, alors que la
cause finale, à laquelle on voudra peut-être associer la liberté, ne serait qu’une
apparence, un sentiment, bref, une illusion. C’est d’ailleurs ce que le texte de
Searle semblait suggérer (supra, p. 245-246). Mais la théorie du double aspect
permet d’introduire des nuances qui règlent la question tout autrement.
10. Tout d’abord, suivant la distinction que cette théorie fonde entre l’être réel
et l’être apparent, on reconnaîtra une distinction entre une causalité réelle et une
causalité apparente. Le discours physicaliste étant la science des apparences, on
comprendra alors que c’est la causalité dite matérielle elle-même qui devra
compter comme causalité apparente. Cela pourrait suffire pour régler la
question de la finalité. Qu’en est-il de la liberté ?
11. Pour répondre à cette dernière question, il nous faut distinguer liberté
métaphysique et causalité finalitaire. Seule la première reste ultimement
problématique. Car, on peut admettre que des causes finales, quelle que soit
leur nature, puissent être des causes réelles, sans pour autant que cela nous
oblige à parler de liberté et à sortir du paradigme naturaliste. Pour sa part, l’idée
de liberté, de liberté pure, dans le sens d’une indétermination fondamentale,
d’une liberté dite ‘métaphysique’, nous oblige à sortir d’un tel paradigme. C’est
pourquoi, à l’idée d’une liberté métaphysique, il nous faut opposer celle d’un
281
déterminisme métaphysique. Il devient alors possible d’inscrire, sous cette idée
de déterminisme métaphysique qu’on substitue à celle de liberté métaphysique,
le concept d’une causalité finalitaire réelle. Contre un tel déterminisme, le
naturalisme ne peut rien. Il s’agit alors de reconnaître, certes, deux ordres de
déterminations, mais dont un seul serait réel, l’autre n’étant qu’un ordre
apparent, éliminant par là tout problème d’incompatibilité entre eux.
12. Quand donc l’être humain ressent dans le fond de son cœur qu’il n’est pas
une bête naturelle, déterminée par les « basses » lois qui régissent (apparemment)
les choses, on peut aisément lui donner raison. Car, de ce point de vue, rien
dans ce bas monde ne serait déterminé par les lois apparentes que nous
projetons sur lui. Nous nous en rendrions compte, dans notre propre cas, mais
ce ne serait point parce que nous ne serions pas une chose comme les autres ; ce
serait au contraire uniquement parce que notre cas serait le seul qu’il nous serait
donné de connaître sans passer par ces intermédiaires que sont les lois
apparentes du monde. De telles lois, lesquelles nous permettent de « connaître »
ce monde au sens habituel du terme, soit objectivement, ne sont, en réalité, que
celles que nous projetons sur ce monde. Bref, l’incompatibilité n’existerait donc
qu’entre notre sentiment vécu réel et notre concept objectif du réel.
13. Donc, suivant la compréhension qui s’appuie sur la théorie du double
aspect, nous, les vivants, serions des êtres ayant des fins et, que nous soyons
aussi mécaniquement réglés qu’on voudra, il nous faudrait bien éprouver cette
vie qui est la nôtre comme étant marquée par notre volition. Il faudra bien
s’éprouver comme puissance autodéterminante. Que nous ne le soyons point
d’un point de vue céleste, c’est-à-dire métaphysique, n’y changerait rien.
Cependant, si nous n’étions point métaphysiquement libres, si nous étions au
contraire destinés à agir tel que nous le faisons, jusque dans nos plus menus
gestes, nos déterminations réelles n’auraient encore rien en commun avec l’ordre
objectivement réifié du réel, donc avec sa représentation objective et physique314.
314 Ce thème de la réification a déjà été soulevé dans l’Introduction (supra, p. 31-32) :
pour se dire libre par rapport à des déterminations matérielles, il faut réifier ces déterminations apparentes en les concevant comme des déterminations réelles.
282
Cela ne ferait point de nous des êtres métaphysiquement libres. Seulement,
nous pourrions en conclure que cette finalité vécue devrait échapper autant au
bistouri des neuroscientifiques que lui échappe l’épreuve de la couleur. Ce point,
à lui seul, justifie le refus de toute réduction physicaliste. Aucun autre postulat
métaphysique et spéculatif ne semble requis pour justifier l’usage du concept de
finalité, et même pour rendre cet usage non seulement nécessaire, mais
souhaitable et essentiel, autant que peut l’être la reconnaissance de la valeur du
savoir subjectif.
14. Souvenons-nous : la pensée naturaliste ne nie pas la distinction entre le
noumène et le phénomène, ou entre le réel et son apparence. Elle la suppose,
puis l’oublie. S’il y a un ordre de déterminations réelles, autre par rapport à
l’ordre des déterminations apparentes, le naturaliste n’a qu’à associer son
expérience concrète et réelle de lui-même comme volonté d’être, comme
mouvement finalitaire qu’il éprouve comme liberté, à cet ordre de déterminations
réelles. L’alternative éliminationniste est insoutenable.
15. Égoïsme ou altruisme naturel ? Venons-en à une deuxième difficulté
apparente. Cette description de la vie, la posant comme dedans en rapport avec
un dehors, ne ferait-elle pas des individus essentiellement des égoïstes, des êtres
centrés sur eux-mêmes pour lesquels autrui ne serait qu’un obstacle ou un
instrument ? Pour répondre à cette question, il nous faut considérer plus
attentivement cette vie, ce qui nous permettra en même temps de resserrer le lien
entre la dualité épistémique et la dualité éthique. Ce vivant pourrait donc être
décrit comme étant un être (une chose, un x) qui serait une fin pour lui-même,
assurant son existence au moyen de l’altérité. La vie mange l’autre, l’assimile, le
contrôle, l’asservit, l’utilise, s’en défend, le fuit ou le détruit, sinon s’y soumet
malgré elle, mais toujours en vue d’une fin, qui serait sa propre existence. Qui
ira contester ces banalités ? Les exceptions sans fin (suicides, etc.) n’en seront
pas vraiment ou ne feront que confirmer la règle. Mais ne faudrait-il pas lire
adéquatement cette règle ? Or, est-ce qu’une lecture adéquate de cette règle ne
nous indiquerait pas que ce qui se présente à nous sous forme d’objet se présente
283
d’emblée comme moyen, alors que ce qui se présente à nous comme sujet se
présente d’emblée comme fin, en conformité avec la structure même de la vie, qui
serait d’être pour le sujet et contre l’objet ? Voilà la dualité épistémique
étroitement liée à la dualité éthique.
16. Or — pour considérer ce qui est en cause à l’heure actuelle —, nous
voyons par là pourquoi il serait hors de propos de parler d’égoïsme fondamental
chez l’être humain, comme sans doute d’ailleurs chez tout vivant. C’est que, ce
qui se présente comme finalité ne se trouverait pas plus en soi qu’en autrui. Que
le vivant soit un être orienté contre l’objet et pour le sujet ne ferait donc pas de
lui un égoïste. Car, cette orientation admise, il faudra encore à cet être le moyen
de distinguer l’un et l’autre, le sujet et l’objet. Or, c’est l’opération par laquelle
cette distinction s’établit qui ne lui permettrait pas d’établir en même temps une
asymétrie entre son intérêt et celui d’autrui, ou entre sa valeur propre et celle
d’autrui. Plus précisément, l’hypothèse qu’une phénoménologie de la vie aurait
ici à soutenir serait que le vivant est « pour » ce à quoi il s’identifie. Cette
hypothèse, du moins, semble être des plus raisonnables. Qui voudra douter que
le vivant, non pathologique, agisse toujours, en fin de compte, dans l’intérêt de
l’être auquel il s’identifie ? Cette formulation n’est pas innocente. Elle ébranle, il
semble, la conception commune de l’ « égoïsme » vital et autorise une conception
éthique de l’humain pensé en tant qu’animal. Car, même dans un vivant pensé
comme « terrestre », « temporel », naturel, il faudra bien reconnaître en lui un
appareillage quelconque, que celui-ci soit instinctif, psychologique ou cognitif, ou
« mécanique » ou simplement mystérieux, qui permette de discriminer entre l’être
à servir et l’être dont il peut se servir. Et cette seule fonction, nécessaire,
suffirait pour poser tout vivant comme étant foncièrement altruiste. Cela
s’explique.
17. En effet, s’il était seul au monde, on conçoit aisément que l’animal humain
serait centré sur lui-même. Mais voilà que, dans son champ de conscience, se
présentent non seulement des objets, mais des « choses » auxquelles il peut
s’identifier et auxquelles il ne peut que s’identifier. Il lui faudra agir en
284
conséquence et traiter ces « choses » avec de tout autres égards, sinon il agirait à
l’encontre son mouvement naturel. Certes, ses propres besoins pourraient
l’inciter à traiter ses semblables autrement que comme des fins. Mais déjà,
l’autre ne sera plus simple altérité ; il sera déjà moins altérité, et plus un
« même », et l’indifférence à son égard devra être feinte, forcée ou simple manque,
soit de maturité, soit de sensibilité.
18. Schéma du raisonnement. Voici, schématisées, les étapes de ce
raisonnement suivant lequel la connaissance subjective est la base d’une attitude
finalitaire à l’égard d’autrui. Il faut rappeler au préalable que ce raisonnement
n’est exposé ici que dans le seul but de montrer la pertinence du dualisme
épistémique dans le contexte d’une phénoménologie naturaliste de la vie, en
reconnaissant que l’exposition d’une telle phénoménologie représente une
ambition dont les exigences dépassent largement la portée du présent travail et,
même, les aptitudes de son auteur (voir page suivante) :
285
Pertinence de la connaissance subjective
dans le contexte d’une phénoménologie naturaliste de la vie
La vie est pour elle-même une fin ;
elle est marquée par le besoin ; elle ne se suffit pas à elle-même,
et l’altérité est pour elle moyen.
Donc, sa relation à l’altérité en est une d’adversité.
La vie serait donc pour soi, et contre l’altérité (= dualisme
éthique). Par suite :
ce qui se présente comme objet se présenterait comme moyen ;
et ce qui se présente comme sujet se présenterait comme fin.
Connaître objectivement et connaître subjectivement consiste-
raient donc, respectivement, à voir comme moyen et à voir comme fin. Le dualisme épistémique se rattache, par là, à la
dualité éthique.
Le vivant, étant pour soi, serait pour ce à quoi il s’identifie.
Le processus d’identification serait un processus servant à
identifier le même.
La connaissance subjective (la connaissance de l’être même de la représentation) correspondrait à une connaissance de soi.
La reconnaissance du même serait donc un processus qui
reposerait essentiellement sur cette connaissance subjective.
Ce processus ne permettrait pas d’établir de distinction entre soi
et autrui, mais fonderait au contraire un rapport identitaire à autrui,
de sorte que ce dernier se présentera d’emblée comme fin, et
non comme moyen.
96. C’est là en gros le contexte théorique et métaphysique d’une
phénoménologie naturaliste de la vie dans lequel le rôle et la valeur de la
286
connaissance subjective pourraient être reconnus. Dans les deux dernières
sections, nous examinerons le rapprochement entre la connaissance subjective et
ce processus d’identification.
19. Vie, don et maturité. Revenant maintenant aux objections concevables que
pourrait susciter cette thèse de l’altruisme naturel, on pourrait encore lui
opposer le fait qu’il existe de puissantes tendances égoïstes manifestes chez les
individus humains. La thèse, telle que présentée ci-devant, permet peut-être de
penser la possibilité de l’altruisme dans le contexte d’une philosophie naturaliste,
mais les faits semblent parler contre elle. Tant et si bien qu’on pourra encore
juger que le comportement altruiste est soit une anomalie, soit une fausse
apparence. Il serait une fausse apparence si, au fond, l’être bon finissait par
trouver son compte dans sa bonté. D’un point de vue qu’on croit être celui du
naturalisme, certaines explications de l’altruisme deviennent alors acceptables,
mais uniquement parce que celles-ci semblent tabler au fond sur un concept de
l’intérêt bien compris. Plusieurs points méritent cependant d’être pris en
considération qui tous militent contre de telles explications en tant
qu’explications fondamentales.
20. Tout d’abord, l’être humain, ce grand imitateur, se fait tel qu’il se pense,
tel qu’il se voit et tel qu’on lui dit qu’il est. Il ne peut pas se faire Dieu, s’il pense
qu’il est un dieu, mais il peut se faire diable. Si tous se disent que l’être humain
est foncièrement égoïste, il pourrait être surprenant de voir des gens se
comporter autrement. Assurément, de telles surprises ne manquent pas, que
pourtant on rangera rapidement sous le titre d’anomalies ou de fausses
apparences ; mais, si tous se comportaient effectivement comme de grands
égoïstes, cela ne prouverait pas encore que le genre humain soit égoïste, du
moment que les êtres humains se font tels qu’ils se pensent. On ne peut donc
pas se fier aux apparences pour déterminer si la nature humaine est
foncièrement altruiste ou égoïste.
21. Quant aux thèses naturalistes qui misent sur un égoïsme bien compris, il
faudrait interroger ce dit égoïsme et voir à quel point il s’agit véritablement d’un
287
égoïsme, ou s’il ne s’agissait pas plutôt du véritable altruisme qu’on a laissé
entrer dans la demeure naturaliste, en quelque sorte, par la petite porte. En
effet, si on dit que l’évolution a favorisé la survie des individus bons et des
groupes favorisant la culture de la coopération, alors ce qu’on dit est que la vie a
véritablement favorisé la prolifération du comportement bon. Certes, on laisse
alors entendre qu’il ne s’agit pas vraiment d’un comportement désintéressé,
parce que ce serait son propre intérêt, à travers l’intérêt de l’espèce, que le
comportement de l’altruiste favoriserait. Il faudrait être clairs cependant sur les
leçons qu’on croit pouvoir tirer d’une telle analyse.
22. Dit-on que l’altruiste ne pense pas à lui-même parce que, en raison de la
sélection naturelle, il est « programmé » pour penser aux autres ? En ce cas, il
est altruiste autant qu’un égoïste serait lui-même égoïste en raison des effets de
la sélection naturelle, l’un étant « programmé » pour toujours agir en vertu de
l’intérêt général, l’autre en vertu de son intérêt propre. Tant et si bien que, si un
tel naturalisme réduisait l’altruisme à quelque chose qui ne serait pas de
l’altruisme, il ne pourrait le faire sans réduire aussi l’égoïsme à quelque chose
qui également ne serait pas de l’égoïsme. L’altruisme naturel ne serait donc pas,
de ce point de vue, moins authentique que l’égoïsme naturel.
23. Dit-on au contraire que l’altruisme est toujours faux, parce qu’il procède
toujours d’un calcul, et que l’évolution a favorisé la survie des individus
altruistes précisément parce que ce sont eux qui se sont prouvés capables
d’effectuer ce calcul ? C’est alors qu’on pourra considérer la thèse d’un égoïsme
naturel et voir en quoi celle-ci peut à la fin être une thèse infalsifiable,
spécialement dans la forme sous laquelle on peut se la représenter
communément315. La thèse de l’égoïsme radical serait infalsifiable encore si, par
exemple, elle « expliquait » les conduites les plus altruistes en disant que les
altruistes agissent comme ils le font pour avoir l’âme en paix. Mais, pourquoi ces
derniers n’auraient-ils pas l’âme en paix s’ils n’agissaient pas de la sorte,
faudrait-il alors demander. En somme, si on peut de la sorte toujours ramener
315 Comme le reconnaît, par exemple, Michel Terestchenko : « Égoïsme ou altruisme ? »,
La Découverte (revue du MAUSS), vol. 23 (2003), no 1, p. 314 ; 332-333.
288
l’altruisme à un intérêt personnel quelconque, il devient alors impossible de
concevoir une conduite altruiste qui ne servirait pas l’intérêt de l’agent. La thèse
se fait infalsifiable.
24. Ceci devrait soulever la question des « raisons étranges », comme le dit
Terestchenko, « pour lesquelles l’égoïsme psychologique est devenu, depuis le
XVIIe siècle, le paradigme anthropologique dominant. »316 Pourquoi, demande ce
sociologue, faudrait-il que l’altruisme porte tout le fardeau de la preuve ? Les
présents travaux pointent vers une réponse à cette question, car ils nous
permettent de concevoir la thèse de l’égoïsme naturel comme étant le fruit d’un
réalisme objectivant. Ce serait le regard objectif qui, en son essence,
instrumentalise et dévalorise l’objet. Se concevoir soi-même comme être naturel,
pour autant qu’on confonde cette naturalité avec l’image objective que notre
esprit peut en produire, ce serait se condamner à se concevoir soi-même comme
mécanisme haïssable et centré sur soi. On ne peut guère faire plus ici que
pointer vers une telle réponse.
25. Pour sa part, la thèse de l’altruisme naturel pose l’altruisme comme une
tendance naturelle propre à tous, mais elle n’implique pas que toute conduite ait
pour fond un motif altruiste. Elle permettra de concevoir au contraire les
mobiles humains comme reflétant entre autres une tension opposant l’altruisme
et l’égoïsme. Comme l’explique encore Terestchenko, la thèse de l’égoïsme
naturel adopte une vision moniste des motivations humaines, là où celle de
l’altruisme fait place à un pluralisme317. Cette tension entre ces deux tendances
contraires ne serait d’ailleurs qu’une désignation abstraite permettant de
distinguer le bien visé par l’agent comme étant soit son propre bien, soit celui du
groupe plus ou moins élargi dont il se considère être un membre — famille,
espèce, « noosphère », biosphère, etc.
26. Comment donc comprendre cette tension ? S’agit-il d’un produit du
hasard, dont le sens serait à rechercher dans les caprices du destin individuel de
316 Ibid, p. 315. 317 Ibid, p. 329.
289
chacun ? Il faudrait ici se lancer dans une caractérisation encore plus détaillée
de la vie. Une telle explicitation nous permettrait de contester les nombreuses
conceptions naturalistes de l’être humain qui refusent de concevoir une
compatibilité naturelle entre l’altruisme véritable et la vie. Essentiellement, une
telle tâche consisterait à montrer que la vie est don, que tous les êtres vivants
dont la vie suit un cours normal, du simple roseau aux plus grands mammifères,
reçoivent la vie, puis la donnent, quand cette vie atteint son achèvement. Loin
d’être un comportement contre-nature, le comportement « bon » ne serait donc
rien de moins — et probablement rien de plus — qu’un comportement mature.
27. Ce regard sur l’être humain permettrait donc de le concevoir, certes,
comme psychologiquement complexe, mais sujet néanmoins à un processus de
maturation bien naturel au terme duquel nous retrouverions un être manifestant
un souci authentique pour ses semblables, et même pour la vie en général. Ce
processus de maturation pourrait souvent ne pas atteindre sa fin, l’être humain
pourrait même être facilement sujet à un développement tronqué, restant bloqué
à des stades infantiles de dépendance ; le fait d’atteindre un stade psychologique
adulte n’impliquerait pas pour autant rien qu’il nous faudrait concevoir comme
contraire à la nature. Le chêne sème. Des milliers de glands roulent au sol. Ce
ne sera pas parce que seul un petit nombre produiront de nouveaux arbres que
la vie ne serait pas essentiellement don. Même « la sollicitude de la plante pour
sa graine », nous dit Bergson, nous montre un amour qui « nous laisse entrevoir
que l'être vivant est surtout un lieu de passage, et que l'essentiel de la vie tient
dans le mouvement qui la transmet. »318 Atteindre « l’âge de raison », ce ne serait
point sortir de l’animalité. Ce se serait grandir et se détourner de soi, comme il
se doit, en atteignant la maturité.
28. Sans compter au passage que, si l’altruisme naturel est contesté parce
qu’on le croit incompatible avec un ordre causal standard, on ne semble pas
s’apercevoir que le concept d’égoïsme est lui-même finalitaire et qu’il n’a alors
pas plus droit de cité, dans le contexte d’un naturalisme objectivant, que peut en
318 L’Évolution créatrice, op. cit. (supra, n. 24, p. 19), p. 129 (Œuvres, p. 604).
290
avoir l’altruisme. Et quand on admet enfin le concept de finalité au sein d’une
vision naturaliste du monde — comme nous l’avons fait en mettant en valeur la
distinction entre causalité apparente et causalité réelle —, les raisons qui nous
incitaient à admettre l’égoïsme au sein de cette vision, tout en refusant d’y
admettre un altruisme authentique, ne tiennent plus. Admettre la possibilité de
l’égoïsme, c’est déjà admettre la possibilité d’un comportement finalitaire, ce qui
est précisément la raison pour laquelle on se croyait obligé de rejeter la
possibilité de l’altruisme dans un contexte naturaliste. Dans un contexte
naturaliste, un comportement altruiste paraît essentiellement finalitaire et, donc,
irréductible à une quelconque mécanique. C’est cette illusion suivant laquelle
l’égoïsme dépendrait d’une mécanique naturelle, là où l’altruisme véritable ne le
pourrait pas, qui a soutenu le mythe de l’égoïsme naturel. L’un et l’autre,
altruisme et égoïsme, se tiennent donc maintenant sur la même ligne de départ,
et se demander si l’humain est naturellement bon pourrait donc simplement
revenir à se demander s’il est naturel pour l’être humain d’atteindre la maturité
et d’assumer alors une responsabilité pour tout être auquel il pourrait
s’identifier. La question du mal pourrait pour sa part se décliner sur le même
mode : on se demanderait par là comment l’être humain peut être
psychologiquement atteint — sans vouloir laisser entendre par là, il n’est pas
nécessaire de le préciser, que tout défaut psychologique serait en soi vecteur de
méchanceté ou d’injustice, l’imperfection étant par ailleurs le lot de chacun.
L’important est que cela ne ferait pas de l’état « malade » un état naturel et de
l’état « sain » un état contre nature. Donner est la fin naturelle de tout être
vivant.
29. Appauvrissement du concept de vie. Ce que les réflexions qui précèdent
montrent déjà est que de nombreuses difficultés, tant en métaphysique qu’en
métaéthique, dépendent en réalité d’un appauvrissement des concepts de vie et
de vie intérieure. Une conception réductionniste de la vie ne semble pas pouvoir
concevoir la vie autrement que comme un mécanisme centré sur soi ne pouvant
être à la fois fonctionnel et centré sur autrui. La pauvreté, une fois de plus,
serait dans le regard et non dans la chose perçue. L’appauvrissement du
291
concept même de vie, ne reconnaissant en elle ni finalité ni bonté, doit plutôt être
porté au compte du biais objectivant de nos paradigmes. Nous aurons à
reprendre ce thème sous peu. Passons à la question de la vie intérieure.
30. Réhabilitation d’un statut à accorder au psychique. Le concept de psyché
aurait subi le même tort. Cela paraît le plus évident là où on tente de « libérer »
la vie morale de ses assises psychologiques. Pensons à ces théories morales qui
insistent avec ardeur sur une « séparation ontologique », voulant par exemple
qu’une intention morale (donc altruiste) procède de la raison et non de tendances
psychologiques319. Le tort dont de telles théories sont imputables consiste,
d’abord, à objectiver la vie en objectivant le monde dans son ensemble, puis à
refuser de s’identifier à elle, ne voyant plus en elle que le maigre croquis qu’en
conserve la théorie. Il semble qu’on conçoive alors toute assise « psychologique »
à la morale comme correspondant à une sorte de chute dans une subjectivité
« biologique » — donc, dans la vie —, cette chute étant conçue comme une
soumission à des forces organiques, et donc matérielles320. Prenons pour
témoins Vincent Descombes. Ce dernier a voulu distinguer la notion de
psychisme de celle d’esprit, associant l’esprit à une capacité de fixer des buts,
donc à une autonomie caractéristique de l’être humain. Associant ensuite
« l’intériorité psychologique » à la subjectivité, il explique : « tout système vivant
est subjectif, ou si l’on préfère, égoïste : son intériorité le dote d’une fonction de
sélection de ce qui lui importe, à lui et pas à son voisin. »321 Descombes
souhaite, à l’instar de Castoriadis, qu’il évoque, distinguer la « subjectivité
naturelle, le fait d’être pour soi, et le mode d’être propre au sujet humain, qu’il
[Castoriadis] appelle l’autonomie. »322 « La subjectivité », pour sa part, précise-t-il
enfin, « définit l’automate »323. Voilà le psychisme associé à l’intériorité et à la
319 L’exemple que nous offrent d’une telle approche les réflexions méta-éthiques de
Putnam a été considéré dans l’Introduction (supra, p. 36) ; H. Putnam, Le réalisme à visage humain, op. cit. (supra, n. 47, p. 36), p. 310-313.
320 Rappelons-nous cette définition centenaire du naturalisme : « Doctrine selon laquelle la vie psychique n’est que le prolongement de la vie organique » (supra, Introduction, p. 22).
321 La denrée mentale, Paris, Éditions de Minuit, 1995, p. 218. 322 Idem. 323 Id.
292
subjectivité, association qui serait parfaitement convenable, si on ne procédait
pas ensuite à lier cet ensemble à un fond d’égoïsme, et d’un égoïsme qualifié
comme propriété d’un d’automate et non d’un être pensé comme libre, comme le
serait l’être humain. Une telle conception de la subjectivité, de la vie psychique
et de l’intériorité, et d’ailleurs de l’être humain lui-même, repose clairement sur
des présupposés qu’il faudrait remettre en cause. C’est ce que nous allons faire
à l’instant, une telle remise en cause n’étant pas hors propos par rapport, d’un
côté, à une réflexion sur la phénoménologie naturaliste de la vie puis, de l’autre,
à la mise en valeur du dualisme épistémique au sein d’une telle phénoménologie.
31. Tout d’abord, le mental ou le rationnel ne pourrait pas être ni plus ni
moins organique que le psychologique. D’où viendrait cette idée qu’une
détermination psychologique serait une détermination matérielle par opposition,
par exemple, à une détermination rationnelle ? Le psychologique renvoie au
contraire à la vie intérieure, donc à l’âme et à notre vie réelle, par opposition à
une vie perçue et conçue extérieurement comme fait organique et, donc, matériel.
Serait-ce seulement parce que nous ne serions point maître de ce qui émerge de
notre fond psychique que nous nous sentirions comme inscrit dans une relation
de causalité matérielle lorsqu’il nous semble que ce sont de telles forces qui
orientent notre conduite ? Il faudrait au contraire penser la conduite rationnelle
elle-même comme étant le fruit d’un état psychologique, telle la maturité, par
exemple. Mais, si le psychologique ne se réduisait pas à une causalité dite
« matérielle », ce ne serait, une fois de plus, que parce que les déterminations
psychologiques seraient des déterminations réelles, alors que les déterminations
dites matérielles, pour leur part, n’étant que des apparences, seraient irréelles
(au sens henryen324). La difficulté consisterait donc à ne pas reconnaître de
distinction entre une causalité réelle, constitutive, par exemple, de notre destin,
vécue par nous psychologiquement, et cette causalité apparente et « matérielle »
qui serait celle avec laquelle nous dépeignons un monde. On retrouve ici le plein
sens des paroles d’Augustin : « L’erreur de l’âme sur elle-même vient de ce qu’elle
324 La Barbarie, op. cit. (supra, n. 44, p. 36), p. 20. L’essence de la manifestation, Paris,
Puf, 1963, p. 174.
293
s’identifie à ces images avec un si grand amour qu’elle en vient à se juger elle-
même comme quelque chose de tel. »325 Se voir comme objet, acte foncièrement
instrumental, serait dévalorisant. Seule une confusion métaphysique radicale,
semble-t-il, pourrait conduire un être à se sentir dévalorisé, à éprouver un vide
existentiel, parce qu’il en serait venu à ne plus distinguer entre ses
déterminations intérieures propres, c’est-à-dire celles qui sont les siennes et qui
sont réelles (qui seraient, dans notre cas, nos déterminations psychologiques), et
celles qu’il lui est possible de concevoir objectivement et qui, à ses yeux,
paraissent essentiellement vaines. Ces dernières lui paraissent vaines
uniquement parce que — il ne s’en rendrait pas compte — ce regard objectif qu’il
porte alors sur lui-même serait intrinsèquement appauvrissant. La pauvreté
qu’il ressent comme sienne, lorsqu’il conçoit ses déterminations psychologiques
comme étant des déterminations organiques, lorsqu’il confond, donc, son être
avec une représentation objective de lui-même, ne serait que la pauvreté de
l’image, la pauvreté du regard qu’il porte sur lui-même.
32. Une détermination psychologique n’est donc pas une détermination
organique ou, du moins, cette détermination n’est pas plus organique que le
serait la détermination rationnelle. La détermination « rationnelle » — le mobile
rationnel — peut-être pensée ici comme étant le fait d’être dirigé par des
considérations qui seraient celles d’un être mature, d’un être qui, ayant
développé suffisamment ses forces morales, serait en mesure de se détourner de
lui-même et d’assumer une responsabilité par rapport à autrui. L’altruisme n’est
donc pas moins un état psychologique que l’égoïsme. C’est dire qu’il n’y a pas de
mobile rationnel à opposer à un mobile psychologique. On dit d’un mobile qu’il
est rationnel parce qu’il semble objectif ; on le juge objectif parce qu’il ne semble
pas subjectif ; il serait subjectif dans ce contexte, s’il était déterminé par l’intérêt
de l’agent lui-même. Mais le mobile « rationnel » ne correspondra qu’à l’intérêt
d’un plus grand nombre ou, du moins, d’autrui, et il ne sera donc pas, à
proprement parler, moins subjectif que le serait le mobile égoïste, en ce sens que
l’un et l’autre seraient également déterminés par des intérêts.
325 Supra, p. 1.
294
33. L’altruisme est donc un état psychologique et le comportement « moral »
qui consiste à se « plier » aux commandements de la raison ne représenterait rien
de plus qu’un comportement mature. Il s’agit surtout de penser qu’agir
moralement n’est pas une manière de nous sortir d’une nature qu’il nous
faudrait concevoir comme foncièrement vile. Notre nature n’est pas vile et nous
n’avons pas à nous en sortir ou à nous élever au-dessus d’elle. Nous pouvons
être déréglés, et déréglés pour des raisons anthropologiques — entendons,
spécifiques — mais ce serait là autre chose. La condition humaine peut appeler
un traitement : ce traitement ne consistera pas à nous sortir de la nature. Il
consisterait au contraire à guérir notre nature, non à guérir de notre nature. Il
semble d’ailleurs que le fait de concevoir la nature, et surtout la nôtre, comme
vile soit précisément une des modalités sous lequel se présente le mal spécifique
qu’il nous faudrait viser.
34. Agressivité intraspécifique. Enfin, il faudrait répondre à une dernière
objection que pourrait potentiellement susciter une telle phénoménologie
naturaliste de la vie. Les êtres humains, pourrait-on faire remarquer, même
matures, vivent dans des situations de rareté et ils se retrouvent donc en des
rapports concurrentiels avec autrui. Cette rareté pourrait concerner autant des
ressources que des biens intersubjectifs, tels l’amour, l’estime ou l’amitié. Les
êtres humains ne seraient-ils pas dès lors essentiellement en lutte les uns contre
les autres ? C’est ce que les thèses d’un René Girard pourraient porter à croire,
lorsqu’on les lit avec un certain œil326.
35. De plus, à ces conditions externes (raretés) et internes (psychologie
proprement humaine, sinon de primate — d’imitateur), vient s’ajouter encore le
fait que l’être humain se retrouve dans une situation où son principal adversaire
sera à peu près toujours son semblable. Depuis déjà plusieurs millénaires, ce
n’est plus contre des tigres et des serpents que nous risquons le plus souvent
326 La « rivalité pour l’objet », avec le concept de désir mimétique, fonde, chez Girard,
« une théorie complète de la culture humaine », Des choses cachées depuis la fondation du monde, op. cit. (supra, n. 8, p. 9), p. 30.
295
d’être obligés de nous défendre, mais contre nos semblables327. Les êtres
humains ont maintenant moins d’ennemis communs et sont plus communément
ennemis qu’ils le seraient si leur position dans la chaîne évolutive de la vie n’était
pas ce qu’elle est.
36. La phénoménologie naturaliste de la vie peut toutefois reconnaître ces
tensions opposant les sentiments de communauté que fondent des conditions
subjectives partagées et ces antagonismes que des conditions objectives — et
parfois intersubjectives — peuvent très souvent générer. Nous pouvons le
reconnaître, tout comme nous avons pu reconnaître, à l’instar d’Edgar Morin,
que, d’une part, la motivation humaine est marquée par une tension opposant
des tendances égoïstes à des tendances altruistes et que, d’autre part, le
prolongement — ou le décentrement — du souci pour soi vers un souci pour
autrui, reposant d’abord sur une identification avec autrui328, est aussi une
marque de maturité. Bref, le monde qu’une telle phénoménologie naturaliste de
la vie dessine n’est pas un monde tout rose et dénué de tensions ; mais c’est un
monde où la solidarité foncière des vivants ne s’en trouve pas moins reconnue.
Cette solidarité foncière étant reconnue, on pourra miser sur un optimisme qui
ne sera pas moins foncier et qui n’aura donc rien d’une illusion. Cette solidarité
repose sur le savoir subjectif, sur la connaissance que le sujet a de lui-même et
non de l’objet, et c’est ce point qu’il nous reste à examiner de plus près.
37. En résumé, la théorie du double aspect permet de penser la vie autrement
qu’objectivement et d’inscrire par là en elle l’altruisme et la finalité, tout en
revalorisant les concepts mêmes de vie et d’intériorité, donc de psychisme, ou de
subjectivité, de même que celui de connaissance subjective, qu’une éthique trop
rationaliste tend à dévaloriser.
327 C’est là une thèse commune en éthologie. Voir par exemple Konrad Lorenz,
L’agression : une histoire naturelle du mal, traduit de l’allemand par V. Fritsch, Paris, Flammarion, 1969, p. 251-268 et, spécifiquement, p. 258.
328 Pour Morin, « une identité trans-subjective ». La Vie de la Vie, op. cit. (supra, n. 312, p. 279), p. 171.
296
2. La sensibilité
38. La connaissance subjective. Cet autre savoir qu’est la connaissance
subjective a été caractérisé dès le départ comme concernant « l’effet que cela fait »
propre à chaque expérience329, par opposition à l’objet, au contenu objectal de
cette expérience. Nous lui avons aussi associé la notion de connaissance
immédiate et surtout, avec Strawson, celle de propriétés intrinsèques. Certes, le
vécu peut faire l’objet d’une réflexion objective. Mais c’est que la réflexion se fait
alors rationnelle, et la rationalité, inhérente à l’approche objective, ne constitue
alors que la méthode à laquelle se plie cette réflexion. La matière même de cette
réflexion est encore le donné subjectif et la connaissance qu’elle permet
d’acquérir est de même une connaissance subjective.
39. Une telle réflexion peut relever de l’herméneutique, de la méta-physique, de
la phénoméno-« logie » ou plus simplement de la philosophie, sinon de la psycho-
« logie ». Mais de telles entreprises ne peuvent être décrites comme étant
scientifiques, du moins pas dans le sens en lequel le mot ‘science’ est employé
ici. Quand la visée même d’une étude consiste en des faits essentiellement
objectifs, alors seulement pourrions-nous dire que cette étude correspond à un
travail scientifique. Il ne faudrait pas aller croire, cependant, que, ne pouvant se
prêter à une étude proprement scientifique, les faits subjectifs seraient moins
importants ou même épistémiquement inférieurs. Tout au contraire, il s’agit de
marquer la distinction entre un savoir objectif et subjectif et de réserver le
qualificatif ‘scientifique’ au premier, mais que pour mettre en valeur, dans sa
spécificité, le savoir subjectif. Voyons donc ce que seraient des faits subjectifs en
les contrastant avec les faits objectifs.
40. Le fait objectif sera ce qui pourra être inféré au sujet d’une chose perçue
extérieurement, là où ce que nous voudrions connaître ne sera point l’effet que le
monde peut avoir sur nous (ou sur autrui), mais ce que nous pouvons connaître de
ce monde à partir cet effet, si ce n’est qu’indirectement, à travers des
329 Supra, Introduction, p. 13-14.
297
instruments. La connaissance subjective concernera au contraire ces effets en
eux-mêmes, le vécu en tant que vécu, connu directement330. Le monde objectif
serait donc le réel tel qu’il se présente à nous extérieurement ; ce serait un
monde intelligé, l’hypothèse perceptuelle la plus vraisemblable, soutenue par la
confirmation continue qu’apporte le flux du divers sensible331. À l’encontre, le
monde subjectif serait le monde éprouvé avant toute médiation.
41. Qu’est-ce qu’un monde éprouvé avant toute médiation ? Disons au départ
que les contenus de la connaissance subjective ne se limitent pas aux
expériences inchiffrables que nous fournissent nos cinq sens. La nature
inchiffrable du sensible ne serait qu’une voie parmi d’autres nous permettant
d’aborder, dans une perspective naturaliste, le domaine de l’intériorité. Prenons
néanmoins l’exemple de l’expérience de la couleur. Certes, le bleu du ciel a un
sens objectif, mais il a aussi un sens subjectif, une valeur immédiate, et c’est ce
sens qui nous intéresse. On peut suivre ici Henry, à la lettre :
Certes [...] il y a des qualités transcendantes — le ciel est bleu, le
fleuve est serein — et il me semble bien que c’est au pied que j’ai mal. Mais la qualité qui s’étend dans la chose — la couleur sur la surface
colorée, la douleur dans le pied — n’est que la représentation irréelle, l’ob-jection d’une impression réelle vivante, laquelle s’auto-affecte
[...]332.
Or, si nous ne sommes alors qu’au seuil de ce domaine que constitue la
subjectivité, nous pouvons néanmoins déjà voir de là ce monde de la sensibilité
— qui est celui de l’ « impression » henryenne — s’élargir bien au-delà du
domaine des sensations. La nature inchiffrable des données sensibles peut être
soulignée, comme l’a fait Jackson, mais elle l’a été ici uniquement parce qu’elle
permet à tout le moins d’établir en toute certitude un domaine de savoir qui est
tout autre. L’expérience de pensée proposée par Jackson, où l’on prétend
demander à une neuroscientifique de découvrir ce qu’est la sensation de couleur
330 Wilfrid Sellars, pour retenir un autre exemple, le précise à son tour (« The Identity
Approach to the Mind-Body Problem », The Review of Metaphysics, vol. 18 [1965], no 3, § 26, p. 440).
331 Idem. 332 Généalogie de la psychanalyse, op. cit. (supra, n. 202, p. 132), p. 95.
298
sans qu’elle soit elle-même sensible à la couleur, a permis de desserrer l’étau que
constitue le regard objectif. Ce n’est qu’un exemple parmi un nombre
incalculable d’exemples semblables qui tous auraient le même effet, soit de
montrer comment le regard objectif ne peut s’approprier rien de ce qui relève du
subjectif. Cependant, une fois desserré, à l’aide de cette réflexion sur
l’irréductibilité des faits sensibles, cet étau que constituait le regard objectif et
dans lequel se trouvait saisie notre conception du monde, nous voyons
apparaître une fissure dans ce tableau du monde que nous livre le regard
objectif. Nous pouvons dès lors entrevoir l’importance de ce « reste » qui doit
nécessairement échapper à la science. Regardons de près à travers cette faille
dans le discours physicaliste non critique : il n’y aurait pas que la couleur que le
discours objectif, comme un sas, laisse échapper. C’est tout ce qui relève de la
sensibilité qui se déploie maintenant au grand jour et qu’il nous est possible
d’entrevoir à travers cette ouverture. C’est un continent intérieur qui s’érige
alors devant nous. C’est de ce qui vit dans nos cœurs que se constitue
essentiellement la matière première de cette connaissance. Nous pourrions nous
inspirer ici des notions de sympathie et d’intuition bergsoniennes. Chez
Bergson, l’intuition serait l’aptitude à connaître le fait vivant de l’intérieur, de la
perspective même qui est celle de l’être avec lequel nous sympathisons333.
Connaître subjectivement, c’est connaître de l’intérieur, parce que c’est connaître
l’effet que cela fait d’être une chose.
42. Cela reconnu, il faut rappeler qu’il n’y a pas que le savoir objectif qui
puisse être obtenu par voie d’inférence. Par inférence, par hypothèse, on peut
aussi arriver à connaître le sens que certaines expériences peuvent prendre pour
autrui. La plus ou moins grande certitude de cette connaissance subjective et
inférée ne lui enlèvera rien à son caractère de connaissance. Le savoir
scientifique lui-même n’est jamais assuré, étant toujours falsifiable. Par contre,
ce qui est connu subjectivement par inférence sera encore un vécu, chose qu’une
recherche objective proprement dite ne saurait jamais révéler. On ne connaît
333 L’Évolution créatrice, op. cit. (supra, n. 24, p. 19), p. 176-178 (Œuvres, p. 643-646).
299
cependant objectivement que par inférence, ce qui ne sera pas le cas en ce qui
concerne la connaissance subjective.
43. Il faut malheureusement abréger ce propos, et même l’interrompre. À vrai
dire, il faudrait ici une épistémologie complète du savoir subjectif. Le tableau
suivant pourra toutefois servir de guide en aidant à établir une séparation nette
entre les deux ordres de connaissance en question :
Savoir subjectif Savoir objectif
CA
RA
CTÉ
RIS
ATIO
N
AB
STR
AIT
E
« l’effet que cela fait »
Être (une chose)
La représentation en elle-même
Le signe
Savoir non intentionnel
Savoir immédiat
Connaissance essentiellement
non inférée
Propriétés intrinsèques
L’objet perçu ou pensé sur la
base de cet effet
Voir (une chose)
Son objet
La signification
Savoir intentionnel
Savoir médiatisé
Connaissance uniquement
inférée
Propriétés relationnelles
CA
RA
CTÉ
RIS
ATIO
N
CO
NC
RÈ
TE
Le beau
Le bien
La bonté
La finalité
Le sens
La physique
Les mathématiques
Les valeurs instrumentales
FA
CU
LTÉ
IMPLIQ
UÉ
E
(intuition) Sensibilité Intelligence analytique
Jugement réflexif kantien Jugement déterminant kantien
QUALITATIF QUANTITATIF
300
44. Ainsi pourrions-nous dire, subjectivement, « je reconnais ce parfum (pour
l’avoir déjà senti) », et ajouter, objectivement, « je sais c’est quoi, c’est le parfum
d’une rose ». Par contre, il n’y aura rien d’objectif à comprendre, sauf très
superficiellement, et il y aura beaucoup à comprendre autrement, lorsqu’on dira
« elle n’a jamais retrouvé le goût de vivre après le décès de sa mère. »
45. Sans avancer plus loin dans cet exposé, il y a une remarque pertinente qui
peut être faite concernant la distinction entre le savoir concret et le savoir
immédiat. On notera que la distinction savoir concret/savoir abstrait n’apparaît
pas dans le tableau. C’est qu’elle n’y serait pas à sa place. Car, le savoir concret
est déjà une référence objective. On peut parler de la chaise concrète. C’est la
chaise que nos sens peuvent reconnaître. La chaise abstraite pourrait être
plusieurs choses. Elle pourrait être la chaise générique : quatre pattes, surface
et dos. Elle pourrait être la description scientifique d’un objet : telle et telle
composante matérielle, etc. La chaise concrète objective, pour sa part, est une
inférence préréflexive. Elle est constituée. Cependant, notons bien : cette chaise
aura un effet sur moi. La chaise, en tant qu’objet constitué (préréflexivement,
c’est-à-dire autonomiquement constitué par les pouvoirs de mon entendement),
est constituée sur la base des divers effets que ses différents aspects ont sur moi.
Hormis ses propriétés matérielles distinctes, sa constitution d’ensemble aura
aussi un effet sur ma personne : j’aime cette chaise, parce qu’elle est confortable,
parce qu’elle est petite, ou belle. Les effets que cette chaise produit en moi
constituent le savoir subjectif, une connaissance de moi. Même le sens que peut
prendre cette chaise, par exemple sa valeur nostalgique, constitue un savoir
subjectif. Ce savoir correspond encore à l’effet que cet objet a sur moi. Ce savoir
subjectif ne correspond donc pas au savoir concret, sensible, certes, mais encore
objectif de la chaise, un savoir de l’objet en tant que tel. À l’inverse, pensons
qu’il n’y a pas de savoir subjectif à propos de la chaise, parce qu’il n’est pas
question de connaître l’effet que cela fait d’être une chaise.
46. La question de la connaissance concrète se fait plus délicate lorsqu’il s’agit
d’une connaissance concrète de notre corps. Certes, cette distinction se
301
maintient plus nettement dans certains cas que dans d’autres. Ainsi, Henry
peut-il distinguer la douleur au pied — connaissance objective et « irréelle » — et
l’impression sensible, préobjective, de la douleur en tant que telle (supra, p. 297).
Qu’en est-il cependant quand le savoir correspond à un savoir-faire
kinesthésique ? Ce savoir est concret, mais comment distinguer en lui un savoir
immédiat et un savoir objectif ? Suivant une méthode biranienne, nous pouvons
isoler la sensation de l’effort qu’exige un geste. Savoir poser une tasse, c’est avoir
l’habitude qui permet de diriger le mouvement non seulement en pensée, mais
concrètement. Le corps « sait » marcher ; la main « sait » prendre334. Mais, s’il y
a un volet objectif et un volet subjectif à toute connaissance, il y en aura un
même dans le cadre de tels savoirs pratiques et corporels. Nous sentons un
effort qui se déploie : la fatigue, par exemple, dans le bras et dans la main —
correspondra alors à l’effet que cela fait ; le bras et la main seront pour leur part
des objets constitués, constitués sur la base de cet effet.
47. Nous pouvons maintenant nous interroger sur le sort qui a été réservé, à
ce jour, au savoir subjectif.
48. Terre intérieure : terre abandonnée. Malheureusement, force nous est de
constater que ce continent intérieur que représente le savoir subjectif semble
avoir été laissé en friche. À ce savoir se rattache une praxis qui, elle aussi, aurait
été laissée pour compte. Depuis que les mythes ont été abandonnés, depuis que
l’être humain s’est projeté dans la connaissance objective du monde, la culture de
soi n’aurait-elle pas été délaissée, au nom de la culture du monde ? On pourrait
facilement se tromper en répondant par l’affirmative. Le passage précité
d’Augustin (supra, p. 1) nous avise d’ailleurs que, déjà à son époque, on se perdait
dans l’image. Platon de même a œuvré au moins à nous prémunir contre les
apparences335. On peut donc se méfier et s’abstenir de poser dans le passé un
temps idyllique qui aurait été suivi depuis d’une déchéance dont nous
334 Pour un déploiement intéressant de cette thématique, voir Gabor Csepregi, Le corps
intelligent, Pierrot Lambert (trad.), Québec, Presses de l’Université Laval, coll. Kairos, série Essais, 2008.
335 Voir son allégorie de la caverne : La République, VII, 514a-519d ; voir aussi VI, 506a-511e.
302
n’apercevrions pas encore la fin. D’une manière ou d’une autre, il ne s’agirait
que d’une tendance générale. On pourrait admettre encore, en marge d’une telle
tendance, des réactions, telles les religions — s’il était permis de les concevoir
comme réaction —, qu’aurait pu provoquer l’objectivation de l’être humain.
Qu’on conçoive les religions comme réactions ou pas, nous pourrions aisément
reconnaître en elles le château fort de la vie intérieure. Les religions ont été le
lieu où les attitudes subjectives ont été cultivées à un point remarquable. Le
pardon, l’amour, la bonté, le sacrifice, la volonté, la conscience de notre sujétion
à l’existence, la reconnaissance du mystère fondamental prégnant dans
l’ensemble de la vie, la communauté dans la parole sont tous des concepts
propres à la subjectivité, faisant référence à des aspects essentiels de la vie
subjective. La religion a servi à abriter et à soutenir chacun de ces aspects. Il
semble qu’en délaissant les pratiques religieuses nous ayons délaissé aussi, et
d’une manière assez importante qu’il serait difficile d’évaluer, la culture de nos
attitudes et de nos aptitudes subjectives.
49. On peut prendre pour exemple le discours moral. La réflexion morale en
est une qui porte sur l’agent. Cette réflexion porte donc sur le sujet, et sa
question est, non pas « Qu’est-ce qui est bon ? », mais « Qui est bon ? » ou, mieux
encore, « Qu’est-ce qu’être bon ? ». Cette question ne porte donc pas sur l’objet,
sur la chose ou même sur l’action qui serait bonne, mais sur le sujet. Peu
importe que personne ne soit autorisé à juger autrui : la question n’en demeure
pas moins pertinente, chacun pouvant s’interroger sur soi. Or, comme cette
question consiste à porter un jugement sur sa propre volonté, et donc sur son
propre caractère ou sur son être le plus intime qui soit, on comprend qu’elle
puisse ne pas toujours être envisagée avec enthousiasme. Cela pourrait surtout
exiger une pratique ou des aptitudes subjectives qui ne se trouvent alors justement
plus au rendez-vous. Nous ayant détournés de ces pratiques, celles-ci peuvent
devenir de moins en moins adaptées, de plus en plus chétives. On ne verrait
plus dès lors en elles que l’ombre fantomatique et caricaturale de leur être
véritable et de leurs véritables forces. L’impopularité de ce volet de l’éthique
générale qu’est celui de la morale n’aurait donc rien d’étonnant. De même, il n’y
303
aurait rien d’étonnant dans l’incompréhension manifeste dont la morale est le
plus souvent l’objet. La morale, se voyant réduite à ce qu’on appelle alors
‘déontologie’, ne concernerait plus en effet que les interdictions, les règles à
suivre ou à respecter, laissant entièrement sous silence l’essentiel, soit la
question d’une volonté bonne, donc de la bonté (et non du bien). Ainsi,
l’impopularité proverbiale de la morale pourrait tenir moins au fait que celle-ci
est, dans son essence même, exigeante et plus au fait que ce qu’elle exige de
nous est que nous revenions à un lieu (celui du sujet) auquel on refuse toute
véritable légitimité, comme s’il s’agissait d’une terre bannie depuis qu’eut lieu
l’exode vers l’extériorité. Plus précisément, la morale exigerait que nous
revenions à un ensemble de pratiques et d’aptitudes que nous aurions cessé de
cultiver et qui nous paraissent, dès lors, et pour cette raison, dérisoires.
50. Sensibilité esthétique et éthique. Prenons encore pour exemples le cas de
l’esthétique puis celui de l’éthique. Ce sont là des espaces éminemment
subjectifs. Arrêtons-nous d’abord à l’esthétique. On connaît les crises qu’a
subies l’art au XXe siècle. Trop souvent, ce fut le vide ou l’absence de
signification qui a fini par y trouver expression. On n’hésitera peut-être pas à
chanter les vertus d’un tableau abstrait parce que chacun pourrait y investir sa
propre subjectivité. On soupçonne cependant qu’une métaphysique qui saurait
reconnaître un statut d’autant plus solide à l’expérience subjective générerait
une tout autre culture esthétique, une culture qui reposerait sur autre chose que
l’abstrait.
51. Il est vrai que, si la conscience du monde, soit la science, ne peut avancer
que grâce à ses erreurs, il en va de même de la conscience de soi — donc, de la
connaissance subjective. On pourrait, par conséquent, lire très différemment,
par opposition au sens que Mattéi souhaite lui donner, le passage qui suit, dans
lequel Mattéi cite Balthus :
« S’il n’y a plus de peintres aujourd’hui, de moins en moins en tout
cas, c’est parce qu’ils ne veulent plus regarder les choses extérieures. Ils prétendent puiser en eux, dans leur individu, et faire des œuvres
avec ça. C’est une erreur. Quel peintre pourrait inventer quoi que ce
304
soit d’intéressant, vraiment inventer ? Pas un. »336
52. Dans ce « ça » (« […] faire des œuvres avec ça »), on sent un « ça » presque
freudien, le monstre intérieur qui monte de nos bas-fonds « organiques » et
impose son désordre à l’animal qui, autrement, se voudrait bien rationnel, dirigé
non par des pulsions qui n’intéresseraient que lui, mais, par un ordre de valeurs
qu’il ne peut trouver qu’en dehors de lui, parce qu’elles le dépassent, des valeurs
qui ne viennent pas de lui, et auxquelles bien plutôt il se rend. En tout cas, le
moins qu’on puisse dire est que le passage cité montre que l’auteur ne croit pas
qu’on puisse puiser le moindre bien en entrant en soi-même.
53. À ce diagnostic, il faut en opposer un autre, qui pourrait lui être tout
contraire. La pauvreté de l’art contemporain s’explique-t-elle parce que cet art a
voulu mettre le sujet en scène, ou parce que ce sujet qu’elle aurait mis en scène
est pauvre, et pauvre parce qu’il se pense pauvre ? Le sujet peut être pauvre
parce qu’il se pense pauvre, parce qu’il se voit et se sent pauvre, ou parce qu’il
est effectivement pauvre, orphelin, étant non seulement laissé à lui-même, mais
délaissé même par lui-même.
54. Quand Mattéi écrit « l’esthète, désormais seul, goûte le désert de sa
sensibilité »337, on peut honnêtement se demander comment cette sensibilité
aurait pu se constituer en désert. L’artiste qui entre en lui-même peut y
découvrir un désert — un lieu délaissé ; le critique qui associe l’intériorité à un
« espace obscur et amorphe qu’il faut bien appeler ‘im-monde’ »338 ne commet-il
pas la même erreur, soit celle d’associer l’intériorité au vide ? L’artiste qui vise à
« ‘parvenir à quelque chose d’une indifférence telle que vous n’ayez pas d’émotion
esthétique’ »339 commet peut-être une erreur, mais il se peut que cette erreur ne
soit pas de s’être détournée de l’objet, comme le prétend Mattéi. Il se peut qu’en
336 Jean-François Mattéi, La barbarie intérieure, Paris, Puf, 1999, p. 21, citant Balthus :
entretien avec Philippe Dagen, « Monsieur le Compte », Le Monde, 4-5 août 1991. 337 Ibid., p. 19. 338 Idem. 339 Ibid., p. 17, Mattéi citant Marcel Duchamp, Ingénieur du temps présent. Entretiens
avec Pierre Cabanne, Paris, Belfond, 1967/1977, p. 801.
305
exerçant la conversion du regard nécessaire à une véritable rencontre avec soi —
avec la vie et bien entendu avec les autres soi — l’artiste ait véritablement
découvert un vacuum. Il se peut qu’en plus la pauvreté soit encore dans le
regard et que l’absence aperçue ne soit pas seulement l’absence d’une lumière
intérieure, mais aussi le résultat d’une cécité circonstancielle, ce qu’il faudrait
peut-être expliquer un peu.
55. Si on associe d’emblée le subjectif à l’immonde, même secrètement,
inconsciemment — ce mépris étant imprégné dans la structure même de nos
modes de pensée —, on pourra d’autant plus difficilement reconnaître à
l’intérieur de « l’horizon de la sensibilité du sujet »340 une valeur quelconque. Le
sujet, devenu méprisable, serait soumis à l’examen d’un regard méprisant. Le
résultat ne saurait guère être joyeux. Quand un artiste met en boîtes de
conserve ses excréments pour les vendre au prix de l’or341, il veut effectivement
se mettre en scène, et on peut dire que l’œuvre est réussie : elle montre — ce
pourrait être là la tâche de l’art — ce qu’il pense vraiment de lui-même, ce qu’est
le sujet, pour lui. Il se méprise et, par conséquent, il fait très peu pour lui-même,
et se rend dès lors méprisable. Se mépriser, ne pas s’aider parce qu’on se
méprise et se rendre par là méprisable sont toutes des erreurs que risque fort de
commettre dans un premier temps un humain qui arrive à convertir son regard
et revenir à lui-même, après s’être d’abord détourné de son être propre. Mais ce
n’est pas une erreur de convertir son regard et de le porter sur soi. Ce n’est
qu’ainsi qu’on peut en venir à connaître, à respecter, à valoriser et à cultiver
notre humanité, la vie.
56. Considérons enfin ce discours qu’on dit éthique, par opposition à une
réflexion morale. Supposons que l’éthique, en un sens plus restreint, soit une
réflexion sur les valeurs et, donc, sur ce que peuvent être des « choses » bonnes,
par opposition toujours à une réflexion morale portant sur ce que peut être un
bon sujet. La réflexion éthique serait, en ce sens plus restreint, une réflexion où
l’on se tourne vers l’objet pour déterminer « ce qui est bon » ou ce que peuvent
340 Mattéi, Idem. 341 « Merda d’artista », Piero Manzoni, 1961, rapporté par Mattéi, ibid., p. 19.
306
être de bonnes normes, de bonnes finalités ou de bonnes valeurs.
57. Pour comprendre plus clairement cette distinction, pensons à des biens
qui seraient des propriétés du sujet lui-même. La fidélité, l’engagement ou la
sincérité sont des biens qui peuvent être soumis à une évaluation, tout en étant
des propriétés d’un sujet, et plus précisément d’un agent. Faut-il choisir entre
l’engagement ou la fidélité, étant donné telles ou telles circonstances ? Voilà
alors une question qui porte encore sur des choses, même si ces choses sont des
qualités personnelles, telle la fidélité. Au contraire, se demander si la personne
qui a répondu pour elle-même à cette question, après mûre réflexion, agit en
conformité avec sa réponse, donc avec son jugement, c’est poser une question
qui porte véritablement sur l’agent, sur le sujet, et non plus sur les choses.
58. Comment, cependant, serait-il possible de poursuivre une telle réflexion
éthique, en tant que réflexion sur les biens, sur les fins, du moment qu’on aura
évacué les aspects subjectifs de l’expérience ? C’est qu’il n’y a point de finalité
sans un vivant qui vise une fin, et c’est donc dans la subjectivité que se
retrouvent les fondements de toute finalité, c’est-à-dire de toute valorisation.
59. Si tel est bien le cas, cela pourrait poser une difficulté en apparence
insurmontable. Si la finalité s’ancre effectivement dans la subjectivité, nous
devrons alors aussi reconnaître qu’il est dans l’ordre des choses — on se
souviendra de Moore — que le bien soit un indéfinissable342. Car, la fin étant
ancrée dans la subjectivité, son cas serait identique à celui des couleurs ou de
tout autre vécu : elle serait foncièrement incatégorisable. Ce constat nous
ramène donc au sujet lui-même. Pour connaître le bien, il faudrait s’informer
auprès de la sensibilité. Il en va alors du bien comme de la finalité. Nous l’avons
reconnu, la finalité vécue, soit la causalité finalitaire — la cause finale pensée par
opposition à la cause matérielle — échappe autant aux neurosciences que leur
échappe toute épreuve sensible (supra, p. 281-282). Le bien est indéterminable.
342 Principia Ethica, op. cit. (supra, n. 240, p. 191), p. 7 ; on pourrait apparemment aussi
bien évoquer Platon (voir J.-M. Narbonne, Hénologie, ontologie et Ereignis [Plotin, Proclus, Heidegger], Paris, Belles Lettres, 2001, p. 184-186 ; 191 ; 200-201) ou Proclus (ibid., p. 309, n. 95).
307
60. C’est alors que nous pourrions être conduits à croire que les valeurs sont,
ultimement, l’œuvre d’une volonté libre, d’une pure subjectivité, qu’elles sont, en
deux mots, de pures créations. Tout au contraire, ce ne sera pas parce qu’une
science ne peut dire ce qu’elles sont que les valeurs pourront être n’importe quoi.
Ce relativisme moral ne serait, à son tour, que le reflet de ce même vide intérieur,
un vide réel, créé par l’abandon, autant qu’un vide apparent, dans la mesure ou
c’est un regard aveugle que nous portons sur le sujet. On voit donc par là
comment le fait de reconnaître, ou de ne point reconnaître, un statut non
seulement au savoir subjectif, mais à un ensemble de pratiques qui reposent sur
ce savoir peut respectivement être porteur d’un développement humain édifiant
ou être lourd de conséquences funestes.
61. Loin de nous orienter vers un relativisme moral, la position suivant
laquelle c’est dans la subjectivité que se retrouvent les fondements de toute
finalité nous dirige plutôt dans la direction d’un réalisme des valeurs semblable à
celui que Ruyer croit reconnaître chez Scheler. Tout en distinguant biens et
valeurs, Ruyer écrit « [L]es biens ne sont des biens que parce que des valeurs
existent en eux, comme des qualités, que l’on peut d’ailleurs appréhender à part
de leur porteur »343.
62. Un tel langage pourrait nous induire en erreur. Il semble suggérer que les
valeurs auraient un caractère objectif, parce qu’elles pourraient être perçues
indépendamment de leur porteur. Mais ce n’est pas en ce sens qu’il faut
interpréter le propos. L’idée est plutôt que les valeurs sont du même ordre que
toute impression sensible. Nous ne sommes pas libres de voir ou de sentir
autrement que nous voyons ou sentons et, en ce sens, certes, l’ordre des valeurs
serait un fait « aussi objectif que la gamme des sons, ou l’arc-en-ciel des
couleurs. »344 Mais il semble plus juste cependant de dire que nos impressions
sensibles sont des faits subjectifs, certes, mais des faits néanmoins. Les valeurs
et leurs rapports sont alors conçus comme étant des faits perceptibles, comme
l’explique Ruyer, par la voie d’une sensibilité qu’il dit « spirituelle », au même titre
343 Ruyer, La philosophie des valeurs, Paris, Armand Colin, 1952, p. 197. 344 Idem.
308
que les qualités sensibles. Les valeurs seraient, comme les qualités sensibles,
immédiatement perceptibles :
L’intuition émotive saisit à la fois les valeurs et leur ordre hiérarchique, comme l’intuition sensible saisit qu’une note est plus
haute qu’une autre. Par exemple, les valeurs spirituelles se donnent à l’intuition comme « à préférer », relativement à l’agréable ou au vital.
Le moi empirique ne peut renverser cet ordre que dans le sens où il peut aussi dire qu’un rectangle ne renferme pas d’angles droits345.
En d’autres mots, la seule liberté dont nous disposerions ici serait de nous
mentir et de nous refuser aux valeurs.
63. Les plus grands biens seront eux-mêmes, comme le suggère d’ailleurs ici
Ruyer, non pas des faits relevant de la sensibilité corporelle, mais des faits
relevant de l’affectivité et de la vie morale (le mot ‘morale’ étant entendu au sens
large346) ou « spirituelle », comme le dit Ruyer. Le sens que rend à la vie notre
commerce avec autrui, par exemple, a toutes les chances de se retrouver près du
sommet de notre pyramide des biens. Or, ce sens reposera sur des biens
éminemment spirituels (la confiance, l’estime et l’accueil d’autrui, le simple
plaisir d’être avec d’autres, etc.). Quant aux valeurs, celles qui susciteront le
plus notre estime nous ramèneront encore à des biens spirituels, mais en plus à
des valeurs qui se rapportent au sujet lui-même, à sa propre valeur en tant
qu’être (sa sincérité, sa bonne foi, bref, ses vertus). Cependant, ce n’est point
parce que ces biens et ces valeurs seraient des faits moraux, au sens
d’ « immatériels », que ce serait la raison et non le cœur qui nous permettrait d’en
reconnaître le fait et d’en juger le sens.
64. La raison peut nous aider à mettre de l’ordre dans nos jugements, à n’en
pas douter, mais ce n’est point un calcul qui nous permettra de découvrir les
valeurs et qui pourra nous servir de guide en ce domaine. C’est bien plutôt là
l’œuvre de la sensibilité347. On se sensibilise aux valeurs. On se laisse toucher
345 Ibid., p. 198. 346 Moral : « Qui concerne l'esprit, le psychisme ou qui est de nature spirituelle. » Trésor
de la langue française, op. cit. (supra, n. 113, p. 57), définition B.–, t. 11, p. 1061. 347 Sensibilité : « − Dans le domaine affectif : 1. [...] Faculté de ressentir profondément
des impressions, d'éprouver des sentiments, de vivre une vie affective intense. [...]
309
par elles, comme par la vie. Seulement, il ne faudrait pas comprendre par là
qu’un univers a-logique livré à une sensibilité ayant charge d’en ressentir
l’essence doive nous conduire à remettre une carte blanche à un quelconque
relativisme destructeur. La vie n’est pas n’importe quoi. Se livrer à la vie n’est
pas s’abandonner à une dérive sans guide. Seule une dévalorisation de la vie,
enracinée dans un réalisme objectivant, saurait nous guider vers une telle
présomption. Qui sait entendre la vie en soi sait y reconnaître une voix dont la
clarté dépend d’abord et avant tout de l’oreille qu’on lui porte. On peut entendre
dans ce principe que serait la vie cette autorité « extérieure » que certains, tels
Mattéi, ont pu appeler de leurs vœux, voyant — avec raison — d’un très mauvais
œil cet humain qui croirait trouver en lui-même la mesure de toute chose. Mais
il suffit de reconnaître, comme le fait d’ailleurs Mattéi, qu’on ne retrouve pas ce
principe en s’extériorisant, en sortant de soi, mais en entrant en soi, dans le
domaine de l’intériorité, pour se mettre d’accord avec ses propos : « cette vie de
l’âme », écrit-il, s’inspirant d’un texte d’Alexandre Wat, « s’ouvre sur une autre
dimension, celle de l’extériorité de la transcendance et du sens. »348 Mais cette
extériorité n’est justement nulle autre, tel qu’il le précise lui-même, que celle de
l’ « ‘homme du dedans’ »349. C’est dans le subjectif, dans cette « vie de l’âme »,
que s’ouvre la voie vers cette transcendance.
65. La sensibilité instrumentale. Le savoir subjectif peut donc être à la base de
nos jugements tant esthétiques qu’éthiques. Il a été noté au début de cette
section qu’il est aussi ce sur quoi se fondent les disciplines telles
l’herméneutique, la psychologie et la philosophie. Il importe toutefois de faire la
part entre ce que peut être la connaissance subjective en tant que telle et ce qu’il
convient d’en faire. Ceci se présente comme une occasion de souligner de
nouveau comment le regard objectif peut imprégner à notre insu le regard que
Aptitude à porter un intérêt profond à (quelqu'un/quelque chose), à être particulièrement touché par (quelqu'un /quelque chose). » Ibid., définition B.– 1, t. 15, p. 328-329.
348 La barbarie intérieure, op. cit. (supra, n. 336, p. 304), p. 276. 349 Idem, citant Alexandre Wat, Mon siècle. Confessions d’un intellectuel européen.
Entretiens avec Czeslaw Milosz, traduit du polonais par G. Conio et J. Lajarrige, Paris/Lausane, Fallois/L’Âge d’Homme, 1989, p. 254.
310
nous portons sur nous-même.
66. Pour souligner l’écart entre la nature d’un savoir et l’usage qui pourrait en
être fait, pensons au savoir que pourrait être celui d’un fin limier. Ce dernier
« connaît son homme » ; il a un « flair » pour le mensonge, détenant une
connaissance et un sens qui lui permettent de le pressentir chez son
interlocuteur. Son savoir est subjectif, mais son intérêt est instrumental, visant
le bien de la société et non de l’individu interrogé. Ou pensons encore au savoir
que doivent acquérir tous ceux qui ont pour tâche la « gestion » de « ressources »
humaines. Dans ces deux cas, ce pourrait être là des tâches qui, consistant à
exercer une meilleure emprise sur les êtres humains, pourraient bénéficier d’un
savoir approfondi concernant leur nature. Il n’y a pas à douter qu’une
connaissance subjective, une sensibilité, par opposition à une connaissance
objective, puisse servir de telles fins instrumentales.
67. La sensibilité au subjectif conduirait cependant d’elle-même à une
sensibilité au sujet comme fin en soi. Le but qui consisterait à exercer une
meilleure emprise sur l’être humain serait alors au départ incompatible avec la
connaissance de son être comme sujet. Le besoin peut prescrire d’y faire appel ;
l’usage instrumental de la connaissance subjective ne se proposera pas comme
étant une pratique ayant sa raison d’être en elle-même.
68. Car, la vocation de ce savoir est tout autre. Alors qu’en lui repose toute
valeur, morale, éthique, esthétique et même religieuse, ce savoir subjectif va de
pair avec une attitude et une praxis subjective et finalitaire. Se détourner de ce
savoir, ce serait se priver des moyens de soutenir les attitudes et la praxis qui s’y
rattachent. Il faut se contenter ici d’établir un rapprochement avec la pensée
d’un Buber, lequel a mis en valeur la différence cruciale qui s’inscrit entre les
attitudes à prendre face à un « Ça » et celles à prendre face à un « Tu »350. Or,
cette relation à un Tu reposerait pour sa part dans notre affectivité commune et
celle-ci, à son tour, dépendrait de la connaissance subjective. C’est ce qui reste à
350 « Les mots-principes », in Je et Tu, op. cit. (supra, n. 33, p. 29), Première Partie,
p. 19-60.
311
montrer.
3. Le savoir subjectif en tant que base de l’intersubjectivité
69. Que ce soit de son vécu qu’il parle ou qu’il nous parle de faits objectifs, la
parole d’autrui nous rend un écho de la composante subjective de notre propre
expérience. Ce serait sur la base de cet écho que nous pourrions d’abord
reconnaître en lui un semblable, puis lui répondre, et non sur la base de la
composante objective de notre expérience, sur la base, par exemple, de la
présence objective de son corps. C’est une telle conclusion qu’il s’agit
maintenant d’expliciter, en la comparant aux positions henryenne et
schelerienne, laissant à une étude ultérieure le soin d’une comparaison avec des
approches plus contemporaines351. Chemin faisant, c’est le problème du
solipsisme qui passera dans notre mire.
70. Examinons donc en quoi la connaissance subjective serait la base de la
reconnaissance de la subjectivité d’autrui. C’est là une question classique en
philosophie. Nous avons vu Churchland y répondre, très mal, en nous
proposant la calibration. Quand Searle prétend que le fonctionnalisme ne peut
révéler l’intentionnalité, il pointe vers la même difficulté. Celle-ci n’est autre que
la question du solipsisme sous une de ses formes : comment être certain que
nous ne sommes pas seul au monde et qu’il existe effectivement d’autres esprits
dans les corps qui nous entourent ? Or, la théorie du double aspect pointe elle-
même en direction d’une réponse à cette question.
71. Essentiellement, la problématique se présente comme suit. Le corps, selon
les circonstances, pourra être la première indication, celle-ci indirecte, de la
présence d’une subjectivité autre que la nôtre. Nous pouvons cependant prendre
directement conscience de l’existence psychique d’autrui quand, par exemple, il
351 Concernant les réflexions contemporaines sur cette question, on consultera D.
Zahavi, « Beyond Empathy. Phenomenological Approaches to Intersubjectivity », Journal of Consciousness Studies, vol. 8 (2001), no 5-7, p. 151-167.
312
établit un contact avec nous par la parole. La reconnaissance d’autrui comme
étant en communauté avec nous ne se ferait pas, dans ce second cas, par la voie
d’un raisonnement analogique à partir de la représentation de notre corps et du
sien. Un tel raisonnement analogique est ce que Henry reproche à Husserl352.
Toutefois, le raisonnement proposé ici diffère encore de celui que Henry propose
lui-même pour « rendre compte » de la conscience de notre relation à autrui.
Henry propose un sentiment de solidarité préréflexif par lequel nous nous
saurions initialement, mais implicitement, en communauté avec autrui. Nous
n’aurions pas, selon lui, à inférer une telle condition. Sans rejeter une telle idée,
nous allons examiner une proposition qui pourrait s’adjoindre à la position
henryenne.
72. Selon cette proposition, c’est lorsque, dans la présence d’autrui, autant
dans ses gestes que dans ses paroles, nous pouvons reconnaître des éléments
qui n’ont de sens que d’un point de vue subjectif que sa présence se fait présence
subjective pour nous. Qu’autrui peigne un tableau, qu’il se fâche contre nous ou
nous communique sa tristesse par une mélodie languissante, c’est une
expérience subjective qui se montre et qui nous touche. L’hypothèse est que ce
n’est pas par le biais d’éléments objectifs que la présence subjective se laisserait
reconnaître comme présence subjective. C’est ce qu’il s’agit d’expliquer.
73. Deux critiques que réserve Henry à l’endroit de Scheler se révéleront utiles
au présent propos353. En évoquant une perception directe de la subjectivité
d’autrui, Scheler se rapproche peut-être plus de la position soutenue ici,
puisqu’on pourrait voir un lien entre sa position et l’idée que ce ne serait pas par
la voie d’une inférence objective que la subjectivité d’autrui se ferait présence
pour nous. Pour Scheler, écrit d’abord Henry, suivant sa critique de
l’intersubjectivité chez le Husserl des Méditations cartésiennes,
je perçois, j’atteins directement dans mon intentionnalité l’être
352 « Réflexions sur la cinquième Méditation cartésienne de Husserl », in Phénoménologie
matérielle, Paris, Puf, 1990, p. 137-159. 353 « Pour une phénoménologie de la communauté », in Phénoménologie matérielle, ibid.,
p. 167-169.
313
psychophysique de l’autre, son corps, non pas comme une chose
analogue aux autres choses, mais comme un corps vivant, c’est-à-dire habité par un psychisme [...]354.
Henry reste réticent devant cette approche parce que, pour lui, le sentiment
d’être « avec » l’autre précède la saisie objective de l’autre. La critique henryenne
a sa raison d’être, surtout en ce qu’elle nous incite à nous méfier de toute
tentative d’inscrire notre relation à l’autre comme s’effectuant dans une
extériorité mondaine355. Ce pourrait être là, une fois de plus, une manière de se
détourner de cette « intériorité qui a jeté un instant son ombre sur le
développement de la philosophie occidentale » (avec la deuxième Méditation
cartésienne)356. Si le psychisme d’autrui ne peut irrémédiablement pas être vu,
Henry veut-il nous faire comprendre, c’est parce que tout psychisme, que ce soit
le nôtre ou celui d’autrui, ne peut être perçu dans une extériorité357. Le point est
incontestable. Mais nous avons néanmoins en nous un vécu subjectif et
conscient, que nous pouvons distinguer de nos perceptions et conceptions
objectives de nous-mêmes. Comment saurai-je maintenant, si ce n’est par la voie
d’un processus analogique, qu’il y a effectivement devant moi une autre
subjectivité, semblable à la mienne ? Voilà la question.
74. Pour Henry, notre expérience d’autrui est une expérience originelle que
nous éprouvons aussi longtemps que nous sommes avec lui358. Pour lui, la
communauté est « invisible » ; elle s’institue en dehors du regard « extatique »359.
Il n’a peut-être pas tort, surtout si on considère que notre sensibilité à l’autre ne
peut se constituer que sur la base de notre affectivité intrinsèque à l’égard
d’autrui, notre sentiment d’être en communauté, qui peut être ressenti par
exemple dans le désir de l’autre, ou encore dans la peur de l’autre. Ce sont de
telles considérations que Henry semble invoquer lorsqu’il écrit que la nature des
relations entre les vivants est « identiquement leur propre nature », rajoutant
354 Ibid., p. 167. 355 Ibid., p. 166-167. 356 Ibid., p. 167. 357 Ibid., p. 169. 358 Ibid., p. 170. 359 Ibid., p. 164 ; 166 ; 169.
314
que :
ce ne sont pas d’abord des relations sises dans le monde et dans sa représentation, mettant en jeu les lois de cette représentation, les lois
de la conscience, ce sont des relations sises dans la vie, sa nature, en premier lieu l’affect et la force qu’il produit360.
Sans vouloir remettre en cause la justesse de ces remarques, il reste qu’autrui
est une altérité pour moi et que, si je suis pour me sentir avec, et non « autre »,
par rapport à lui, quelque chose doit se produire par rapport à la perception
d’autrui, car c’est encore à travers nos sens externes que nous prenons
conscience de sa présence. Il s’agirait donc de savoir si effectivement nous
pouvons avoir conscience d’autrui, et conscience d’être avec lui, sans pour
autant passer par un processus analogique objectal. Mais la réponse à cette
question, nous l’avons toute prête pour nous. Il suffit de revenir une fois de plus
à cette image et à ce médium qu’est la représentation en elle-même, à
l’expérience vécue, tout en comparant la connaissance d’autrui que nous
procurent l’une et l’autre des deux formes de connaissance, objective et
subjective.
75. Considérons d’abord, tel que l’explique Henry, la difficulté que Husserl
tentait de résoudre concernant la reconnaissance du psychisme d’autrui. Nous
aurions, nous dit-on, accès au corps de l’autre, mais non à son vécu, « lequel
échappe à jamais à [notre] perception directe »361. À l’inverse, nous aurions à la
fois accès à notre vécu, lequel nous semble être « l’envers » de notre corps, et
accès objectivement à ce même corps, tout comme nous aurions accès
objectivement au corps de l’autre362. Mais cette description ne pécherait-elle pas
par excès ? Une seule remarque devrait suffire pour transformer assez
radicalement le problème : si nous ne percevons pas directement le vécu d’autrui,
nous n’avons pas non plus directement accès, objectivement, ni au corps de l’autre,
ni même au nôtre. Car l’accès objectif n’est jamais un accès direct. À quoi
360 Ibid., p. 175. 361 « Réflexions sur la cinquième Méditation cartésienne de Husserl », art. cité (supra,
n. 352, p. 312), p. 151. 362 Ibid., p. 150.
315
aurions-nous donc directement accès ? Partant toujours du point de vue d’une
métaphysique du double aspect, nous n’aurions directement accès qu’à notre
expérience, sensible ou autre. Initialement, cette expérience génère deux sortes
de connaissance, une connaissance indirecte de la chose réelle perçue ou conçue
et une connaissance directe ou immédiate de soi, celle-ci n’était-elle que partielle.
Notre connaissance du réel, connaissance objective, ne serait donc pas moins
constituée que celle que nous aurions d’autrui. Voyons comment ce constat peut
changer notre compréhension de la difficulté.
76. Comment la connaissance objective, reconnue cette fois comme étant
inférentielle, se constitue-t-elle ? Sans renvoyer à l’ensemble d’un corpus en
phénoménologie, répondons simplement qu’elle se constitue, qu’elle est
constituée, qu’elle est construite à partir du donné sensible immédiat. L’objet
dans la représentation serait donc toujours inféré, constitué d’une série
d’inférences. La reconnaissance de la présence d’un autre sujet sera-t-elle moins
le fruit de l’inférence ? Peut-être que non. Mais nous pouvons d’ores et déjà
penser qu’elle ne le serait pas plus, si notre conscience des objets est elle-même
constituée.
77. Comment — posons de nouveau la question — la conscience de l’objet se
constitue-t-elle ? Par inférences, avons-nous dit. Quelle sorte d’inférences ? Par
la projection dans un dehors d’une série de propriétés formelles. Voyant des
masses grisâtres glisser contre des crêtes immobiles, nous pourrons bien juger
que ces effets sensibles sont les signes de vapeurs distantes porteuses de pluie
contournant des monts. Mais l’analyse phénoménologique ne montrera-t-elle
pas que cette attribution se base sur les aspects quantifiables du sensible, telles
les formes géométriques et la mobilité ou l’immobilité relative de ces formes dans
l’espace-temps ? La constitution du monde se ferait-elle sans géomètre363 ?
Certes, on peut attribuer le bleu au ciel. Mais si c’est une attention objective que
nous souhaitons porter sur ce bleu du ciel, notre enquête suivra la voie d’une
physique avancée, laquelle nous permettra de traduire ce bleu en une fréquence
363 Cf. M. Henry, Incarnation, op. cit. (supra, n. 226, p. 177), p. 140.
316
d’onde. Si, au contraire, c’était un regard d’artiste qui s’emparerait de ce bleu,
cherchant peut-être à le distinguer du bleu des montagnes, alors ce regard
porterait plutôt sur cette couleur à titre d’effet vécu, et non sur les objets
constitués à partir de l’ensemble de ces signes. Comparons maintenant cette
constitution objective, reposant sur le chiffre, à la constitution d’autrui.
78. Comme dans le cas de l’objet, nous commencerions, dans le cas de la
constitution d’autrui, avec un divers sensible « anonyme », amorphe, chaotique.
L’intelligence repère préréflexivement des signes et projette, préréflexivement
encore, des suppositions que les variations dans le sensible permettent de
confirmer ou d’infirmer. Mais est-ce que ce sont les mêmes signes qui
permettraient de constituer, d’une part, l’objet et, d’autre part, autrui, un autre
sujet ? Souvent, ce ne le sont pas, et cela serait déjà important, mais, quoi qu’il
en soit, même quand ce sont les mêmes signes, ces signes ne sont tout
simplement pas interprétés de la même manière, comme lorsque nous voyons
soit de l’encre, soit des mots. Si je suis en présence de l’autre, ses bras, ses
yeux, certes, me permettront d’apercevoir un corps humain, là devant moi. Mais
supposons qu’il me parle. Je n’apercevrai pas d’abord des lèvres qui bougent et
des ondes sonores puis, en celles-ci, des paroles. Nous pourrions nous en
remettre ici à Scheler :
De ce que des excitations physiques, chimiques, etc., émanant d’un
autre corps, doivent frapper le mien, il ne s’ensuit nullement que la perception d’une expression d’amitié, par exemple, ne puisse se faire,
sans que j’aie acquis une idée préalable du corps tout entier de la personne qui me témoigne de l’amitié ou sans que j’aie conscience des
phénomènes sensibles correspondant à ces excitations364.
Je percevrai donc, en partant, un chaos en lequel je pourrai reconnaître soit une
phrase sensée, soit un bruitage vocal. Déjà, si ce sont des yeux que je vois, et
non pas un globe de matière gélatineuse, c’est que je vois le sens et non le corps.
Me regarde-t-on sévèrement ? Est-ce la sévérité que je vois, ou des yeux mi-
fermés et tendus ? En outre : « [J]e ne vois pas seulement les yeux d’un autre : je
364 Max Scheler, Nature et formes de la sympathie, M. Lefebvre (trad.), Paris, Payot,
1950, p. 384.
317
vois aussi ‘qu’il me regarde’ »365. Prenons d’autres exemples. Quelqu’un chante.
C’est le chant que j’entends. Je lis des mots : ce sont des mots que je vois, et
non des lettres, et encore moins leur support physique. Quelqu’un gémit, ou
nous offre un sourire intense et chaud. Nous constituons, à partir de ces signes
visibles, un sens. Nous n’utiliserions donc pas les aspects sensibles de notre
expérience pour soutenir d’abord des hypothèses au sujet de propriétés
objectives du monde extérieur pour, ensuite, en inférer des propriétés
subjectives. Bref, les données immédiates de notre expérience se transforme-
raient pour nous soit en objets, en signes objectifs, soit en sujet (un ami) ou en
signes subjectifs d’un sujet (des mots). Fait physique et fait d’esprit peuvent être
perçus simultanément, l’un n’étant point nécessairement la condition de la
perception de l’autre. La perception d’un message sensé, par exemple, pourrait
être le signe indirect d’une présence (métaphysiquement, d’une apparence)
physique. Ce serait le cas, par exemple, quand, au milieu de la nuit, vous
entendriez prononcer des paroles : vous pourriez en inférer la présence de lèvres.
De même, inversement, la présence de lèvres soutient-elle l’attente de paroles.
Donc, si Henry a raison de rejeter l’idée schelerienne d’une perception directe du
psychisme d’autrui, on peut encore admettre, avec Scheler, que la perception de
ce psychisme ne passe pas par une perception objective et qu’elle ne paraît pas
être un processus essentiellement analogique. Ceci nous permet d’appuyer une
nouvelle critique que Henry réserve à Scheler, tout en la nuançant.
79. Car, ce sera effectivement parfois l’objet constitué qui indique le sujet, et
ce pourrait être de tels cas qui pourraient porter à confusion. Considérons
l’exemple qu’invoque Henry pour rejeter la théorie schelerienne. Suivant cette
théorie, nous dit Henry, « je perçois non seulement le corps de l’autre, mais son
psychisme », ce qui signifierait, selon lui, qu’en voyant un ami rougir, je perçoive
« non seulement la rougeur de son front, mais sa honte, immédiatement,
indissolublement », sur foi de quoi Henry écarte l’analyse schelerienne366. Mais
quand c’est la rougeur d’un front que nous percevons, cela est effectivement un
365 Ibid., p. 380. 366 Henry, Phénoménologie matérielle, op. cit. (supra, n. 352), p. 169.
318
signe physique d’une présence subjective, c’est-à-dire un divers interprété comme
fait physique, ou objectif, puis réinterprété comme « signe de » quelque chose de
caché, et de subjectif, soit la honte. Le seul tort de Scheler aurait été d’inclure ce
cas parmi les exemples que lui-même invoque pour appuyer son propos. Pour
déceler la honte, dans l’exemple fourni, nous devons d’abord déceler le corps, un
corps vu. Mais que ce corps nous parle, qu’il fronce ses sourcils, en nous
regardant, ou qu’il nous sourit, alors le lire est comme lire directement une
parole, ce corps se faisant message, et non plus seulement « signe de ». Ce n’est
plus alors du sang qui monte au visage que nous voyons, mais un signe
signifiant, un signe qui, plus encore, se veut signe, qui se veut message et qui
révèle donc en lui-même la présence éminente d’un messager367. Et ce que nous
découvririons ne serait plus dès lors une hypothèse au sujet d’un être à jamais
inaccessible pour nous, mais un sens que nous reconnaîtrions, pour en être nous-
même porteur. C’est ce que les autres exemples retenus par Scheler appuient
plus solidement, Scheler mentionnant en effet les exemples d’un sourire, d’un
poing menaçant ou d’une parole368.
80. Notons au passage qu’il n’y a aucune raison de rejeter l’analyse
schelerienne en elle-même. Des signes objectifs peuvent parfois indiquer
indirectement une présence subjective. L’inverse, une fois encore, ne semble pas
moins vrai. C’est ce qui se produit chaque fois qu’on apprend d’autrui quelque
chose à propos du monde. La parole et l’écoute, des aptitudes essentiellement
subjectives, servent alors à indiquer des faits objectifs.
81. Certains ont voulu poser plutôt une différence infranchissable entre les
subjectivités369. Mais insister sur la réalité de tels écarts n’enlève pourtant rien à
367 Cette nuance entre un simple signe et un signe signifiant est relevée par Zahavi, qui
la prélève lui-même chez Schutz (Phenomenology of the Social World, Evanston, Ill., Northwestern University Press, 1967, p. 22-23) qui, pour sa part, l’aurait adoptée, selon Zahavi, des Recherches Logiques I de Husserl (Dan Zahavi, « Empathy, Embodiment and Interpersonal Understanding: From Lipps to Schutz », Inquiry, vol. 53 [2010], no 3, p. 296).
368 Nature et formes de la sympathie, op. cit. (supra, n. 364, p. 316), p. 379. 369 À titre d’exemple seulement, Farhad Khosrokhavar a voulu critiquer Henry sur ce
point (« La scansion de l’intersubjectivité : Michel Henry et la problématique
319
la réalité des rapprochements définitifs. Et un rapprochement serait ressenti
quand, dans le message de l’autre, que celui-ci peigne un tableau coloré ou livre
une analyse virulente d’un parti politique, nous reconnaîtrions l’œuvre d’une
existence qui réagit peut-être autrement que nous à des affects, mais qui partage
néanmoins avec nous une affectivité. Nous pourrions alors sentir un être avec
lequel, par exemple, nous ne partageons peut-être pas la même idée de la justice,
mais en lequel nous sentirions néanmoins un attachement à une idée de justice,
et donc un être qui partage par là avec nous assez d’affects pour que « des airs de
famille » entre nos vécus ne laissent aucun doute sur leur parenté, assez pour
que cet autre cesse d’être entièrement autre.
82. Pour résumer, on croyait l’accès aux choses évident et indubitable, et
l’accès à autrui douteux au plus haut point. Or, n’est-ce pas le contraire que
l’expérience nous montre ? Car, des choses, nous ne connaissons jamais que les
effets qu’elles peuvent avoir sur nous. À l’inverse, quand autrui nous parle de sa
vie, de son vécu, par quelque moyen que ce soit, il nous parle de choses que
nous connaissons intimement. Nous pourrions donc être plus sûrs de connaître
autrui intimement que de connaître tout autre objet physiquement présent pour
nous, sachant en fin de compte que nous ne pourrons jamais connaître une
chose en elle-même. Et pour admettre un tel fondement à l’intersubjectivité —
c’est ce qu’il s’agissait de souligner — il semble qu’il faille d’abord reconnaître la
dualité des formes de savoir et, par suite, un statut au savoir subjectif :
Car nous ne voyons jamais de nos yeux corporels la personne [...]. Mais alors, comment parvient-on à la personne au sens plus profond
(qu’a maintenant ce mot d’ailleurs) ? Ce n’est en réalité que par l’accès intérieur à soi-même. Une personne est un être qui pense, sent, aime,
comme nous. Nous savons par conséquent tous on ne peut mieux ce qu’est une personne, par l’expérience que nous avons de vivre la vie de
personnes370.
83. Pour clore, et au risque de diluer le propos, retenons encore,
d’autrui », Rue Descartes, vol. 35 [2002], p. 63-75, spécialement p. 68-71).
370 Thomas De Koninck, La nouvelle ignorance et le problème de la culture, Paris, Puf, 2000, p. 155.
320
parallèlement, le résumé que nous propose G. Bachelard, de la position
bubérienne, dans sa préface à Je et Tu :
Comme le dit souvent Martin Buber, dans le dialogue seul, l’existence se révèle comme ayant « un autre côté ». Le noumène, qui se perdait,
devant les choses, dans l’indéfini d’une méditation ouverte, s’enrichit en s’enfermant tout-à-coup dans un autre esprit. Le noumène le plus clair est ainsi la méditation d’un esprit par un autre esprit et les âmes, dans un commun regard, sont plus proches, plus convergentes que les
prunelles371 !
371 Préface, Je et Tu, op. cit. (supra, n. 33, p. 29), p. 13 ; je souligne.
CONCLUSION
1. La fixation sur l’ontologie dans le discours naturaliste
1. Les cinq études qui ont précédé la présentation du dualisme éthique
semblent toutes pointer vers une conclusion, peut-être surprenante, que le
dualisme éthique pourra rendre plus compréhensible et, espérons-le, plus
crédible. Relevons d’abord un premier constat, applicable aux cinq cas étudiés.
Dans chacun de ces cas, pour des raisons qui peuvent sembler différer d’une fois
à l’autre, il semble qu’on ait cru bon de garder explicitement ses distances par
rapport à une approche épistémologique à la question du rapport
psychophysique, insistant pour en faire une question ontologique. Cette
tendance, qui se présente comme un simple biais universitaire, recèle pourtant
un tout autre visage lorsqu’on la voit sous un autre jour. Sa portée est funeste.
2. Strawson veut défendre un monisme ontologique. McGinn soutient qu’il
existe une propriété que nous ne pouvons percevoir ou concevoir. Churchland
présente sa philosophie comme si ce qui importait était de contrer un dualisme
ontologique. Même Jackson, avec son « argument de la connaissance », cherchait
à démontrer que le « physicalisme » est faux, parce qu’incomplet. Enfin, Searle,
tout en se concentrant sur la question de la validité du modèle causal propre à la
physique, et tout en rappelant assez souvent qu’on ne peut traiter objectivement
le donné subjectif — deux points qui semblent éminemment épistémologiques —,
insiste sur le caractère ontologique de ses réflexions. Mettre l’accent sur le
monisme ontologique ou sur l’existence d’une propriété mystérieuse, prétendre
que tout est physique ou prétendre que le physicalisme est faux ou, comme le
322
prétend Searle, que toutes les analyses épistémologiques qu’on livre de l’écart
psychophysique ne sont pertinentes que parce qu’elles montrent que
l’irréductibilité du mental n’a pas d’incidences ontologiques semblent être tous
des moyens de taire la pertinence d’une réflexion qui aurait pour thème notre
condition épistémique existentielle en tant que telle.
3. Nous pourrions alors parler d’une cécité devant la dualité épistémique,
mais d’une cécité plutôt paradoxale, puisque chacun de ces auteurs reconnaît
tout de même le fait de cette dualité. Churchland répète lui-même constamment
qu’il y a deux sortes de connaissance, tout en contestant simultanément la
pertinence de ce fait. Dans le cas de Jackson, celui-ci reconnaît la limite du
discours physicaliste, pour ensuite faire marche arrière, allant jusqu’à se renier
lui-même. Et si une telle marche arrière reste plutôt implicite chez Searle, elle
s’y trouve néanmoins. Car, après s’être moqué des efforts matérialistes pour nier
le fait de l’esprit, et après avoir montré pourquoi la méthode physicaliste ne
pourrait jamais, pour des raisons formelles, en rendre compte, Searle s’acharne
surtout à démontrer que cela ne devrait ébranler en rien notre vision physicaliste
du monde. Searle ne révèle-t-il point par là une allégeance filiale primitive à
cette « névrose obsessionnelle » (RE, p. 57) dont il prétend pourtant lui-même
rendre un diagnostic, laquelle se présente sous la forme d’un attachement coûte
que coûte à l’idée que l’univers ne peut qu’être ordonné logiquement ? Et si la
contradiction dans les dires n’est pas ce dont on peut accuser si aisément
Strawson et McGinn, l’un et l’autre restent parfaitement conscients des deux
manières de connaître. Alors que, pour Strawson, cette dualité de manières de
connaître sert à la fin d’explication, cette dualité épistémique expliquant la
dualité ontologique apparente, pour McGinn, la dualité épistémique serait plutôt
ce qu’il y aurait à expliquer. Cependant, c’est toujours un monisme du réel que
l’un et l’autre veulent soutenir. Ils le précisent explicitement : l’intérêt de leurs
propos est ontologique, et non épistémique.
4. Il y a un autre trait commun à ces cinq auteurs : tous affichent une
aversion marquée pour tout ce qui peut relever du miracle (c’est le cas surtout
323
avec McGinn et Strawson) ou du « mystérianisme ». Ce trait pourrait déjà nous
laisser songeurs. Les couloirs de nos facultés sont-ils « infestés » d’esprits
louches offrant chimères et discours mystifiants contre lesquels le monde éclairé
devrait poursuivre une lutte incessante ? Cette guerre livrée semble refléter au
contraire une démesure propre au naturalisme. Nous aurions plutôt affaire en
effet à un réflexe remémoratif des origines de cette approche doctrinale. Tel un
comportement névrotique, et faute d’une réflexion critique qui permettrait de le
désamorcer, ce réflexe réactualise indéfiniment ce qui en réalité constitue un
triste échange perpétuel de coups entre le cœur et la raison.
5. Le cas de Strawson serait à méditer plus longuement. À Rome, il faut faire
comme les Romains. Et, parmi les fous, il faut peut-être feindre la folie pour
paraître sain d’esprit, et prétendre qu’on se pense fou quand on pointe dans la
direction qui nous semble honnêtement être la bonne372. Son insistance sur la
pertinence ontologique de son argumentation pourrait n’être rien de plus que
cette volonté de se faire entendre par ceux qui ne parlent que ce langage. N’est-
ce pas ses propos qui, d’eux-mêmes, nous ont conduits à deux manières de
connaître ? C’est le seul aussi qui semble s’être bien mesuré aux conséquences
épistémiques de la théorie du double aspect, quoiqu’il n’en ait pas évoqué les
conséquences éthiques. Lorsqu’il écrit qu’un neurone est bien plus que ce qui,
en neurobiologie comme en physique, ne pourra jamais être observable (supra,
p. 67-68), il semble bien conscient de la portée de ses paroles.
6. De plus, sa défense du panpsychisme semble bien menée. Elle présente
une approche qui semble être des plus appropriées pour contraindre l’auditoire
visé. Les matérialistes veulent en effet généralement expliquer l’esprit par une
certaine configuration matérielle quelconque. Soutenir que le psychique doit
toujours être là, indépendamment de ce que peut être l’organisation de telle ou
telle matière, en faisant valoir la notion de propriétés intrinsèques, que
l’approche scientifique ne peut que laisser pour compte, c’est porter le coup là où
le bât blesse. Ce sont là des points que Seager souligne, à l’appui de Strawson.
372 Rappelons son « Longtemps, j'ai cru que c'était de la folie », évoqué au départ (RM,
p. 25 ; supra, p. 91), lancé en parlant du panpsychisme.
324
Cette distinction que prélève Strawson entre propriétés relationnelles et
intrinsèques, montrant que la science empirique ne pourrait jamais porter sur
les secondes et, par suite, sur la conscience, est peut-être, selon lui, « la leçon la
plus importante que nous puissions retenir de l’article de Strawson. »373
7. Le temps est venu cependant de se demander pourquoi le dualisme
épistémique serait une bête noire pour le physicalisme. Nous avons déjà croisé
la réponse à cette question. Il s’agit simplement de la mettre en relief.
2. Le difficile retour à soi
8. Le naturalisme, au début de cette étude, a été présenté sous son plus beau
jour. Ce serait une volonté, nous a-t-il semblé, de voir les choses telles qu’elles
sont ou, du moins, telles qu’elles devraient être vues par nous, étant données les
facultés qui sont les nôtres (supra, Introduction, p. 24). Voir les choses telles qu’elles
sont, cela voulait dire ne pas les voir telles que nous souhaiterions qu’elles
soient, et donc les voir d’une manière telle que cette vision soit commandée par
l’objet, et non par le sujet, entendons, par l’altérité, par l’être perçu, et non par
l’être percevant. Or, cette intention comportait un effet pervers, et c’est sur elle
surtout que l’attention a été attirée au cours de l’étude. Pour voir les choses
objectivement, il faut retirer de l’expérience la composante subjective. L’effet
pervers, à vrai dire, était prévisible : cette volonté de voir les choses telles qu’elles
sont se transforme d’elle-même en volonté de ne voir que des choses. L’intention
de retirer la composante subjective de la connaissance semble s’être transformée
en volonté de ne plus reconnaître le sujet. Cette volonté, soutenue sans nuance,
produit des conséquences fâcheuses lorsque l’ « objet » qu’il s’agirait de
« percevoir » n’est plus le percevable, mais le percevant. Car, cette volonté se fait
maintenant aveugle à elle-même. C’est cet effet pervers qu’il nous faut
maintenant considérer. La perversité du processus mis ici en cause est
373 Voir W. Seager, « The ‘Intrinsic Nature’ Argument for Panpsychism », art. cité (supra,
n. 160, p. 97), p. 144.
325
particulièrement difficile à contrer, étant donné sa structure autorenforçante.
Cet effet pervers se redouble et se multiplie de manière exponentielle.
9. L’effet est pervers, d’abord parce que, se voulant une méthode pour
assurer la vérité, le programme finit plutôt par occulter une vérité première d’une
importance capitale pour nous, les principaux intéressés : soit la vérité quant à
notre être propre. Il serait doublement pervers, car, se voir objectivement
consisterait non seulement à se détourner de son être subjectif, mais bien à se
voir sous les feux d’un regard qui, étant objectif, serait par définition
instrumental, c’est-à-dire destructeur — un point qui a été mis en lumière au
chapitre 6. Plus encore : pour se libérer de l’emprise de ce regard, il faudrait que
l’être humain fasse demi-tour, entre en lui-même et examine l’examinant (ou du
moins son regard), et non l’examiné. Mais, c’est précisément ce qui lui est
interdit par les consignes mêmes auxquelles il croit alors devoir rester fidèle.
Nous pourrions donc y voir, non plus une double, mais une triple perversité : 1)
la méthode exige de laisser le sujet dans l’ombre, 2) elle prescrit une approche
foncièrement incompatible avec la nature de ce sujet en tant que tel, traitant
nécessairement l’humain — ainsi que toute chose — comme un moyen, et non
comme une fin et, 3) elle interdit dans sa forme même, et contrairement à ce dont
on se serait attendu d’elle, le regard critique qui pourrait permettre de remettre
en cause cette méthode. Car, la remise en cause dont il serait alors question
exigerait un retour sur soi contraire à l’intention foncière de ce réalisme
objectivant.
10. Songeons donc. Viser la connaissance objective, ce serait se détourner de
soi. Or, moins souvent on regarde en soi, moins souvent on y fera le ménage —
s’il est permis de s’exprimer ainsi. Et moins souvent on y mettra de l’ordre,
moins ce sera intéressant d’y regarder de près. Plus on développe l’extérieur,
plus on négligera l’intérieur, et moins on sera tenté d’y retourner. Voilà que les
effets pervers se redoublent de nouveau. Finalement, on ne sait plus quand le
fait de se détourner de soi se transforme en fuite de soi, mais il est concevable
que, à ce stade, ce soit plus à un comportement de fuite que nous ayons droit
326
qu’à une simple cécité. « Considérer de façon exclusive l’objet », écrit Henry,
« c’est là tout compte fait le meilleur moyen de se fuir soi-même »374.
11. Une telle fuite — voilà la question qu’il faudrait maintenant poser —
pourrait-elle rendre compréhensible la résistance observée devant le traitement
épistémique de la question du rapport psychophysique ? L’hypothèse semble
soutenable, et cette lecture semble corroborer, au moins en partie, le diagnostic
de Henry, pour qui « la tâche éternelle de la philosophie » serait « de vaincre
l’objectivisme »375. Dans La Barbarie, Henry a fait le procès du scientisme, en en
démontrant le rapprochement avec la barbarie et en allant jusqu’à soutenir que
« l'objectivité est pour la vie le plus grand ennemi. »376 Arrêtons-nous à ce
discours henryen.
12. Avec l’avènement de la science et de la technique, on observe, explique
Henry, la supplantation du savoir de la vie par des pratiques objectivantes, avec
une dévalorisation correspondante de cet autre savoir que serait celui de la
vie377. Cette supplantation aboutirait à une praxis en laquelle l’être subjectif
perdrait les moyens de se réaliser, laissant plus ou moins les subjectivités
individuelles dans des situations d’impuissance378. La souffrance, intrinsèque à
toute existence, s’élèverait alors à des niveaux insoutenables et l’énergie vitale se
tournerait enfin contre la vie elle-même. Ce revirement des énergies vitales
renforcerait donc par là les pratiques qui s’opposent à l’accroissement de la
vie379. On pourrait voir là encore un effet qui pourrait lui aussi être décrit
comme pervers, la fuite de soi se transformant cette fois en mépris de soi, les
pratiques antivitales finissant par renverser la force vitale en se prévalant de
cette même force380. Mépriser ou délaisser le savoir subjectif aurait eu pour
374 La Barbarie, op. cit. (supra, n. 44, p. 36), p. 129. 375 « Philosophie et subjectivité », art. cité (supra, n. 4, p. 1), p. 55, § 2. 376 La Barbarie, op. cit. (supra, n. 44, p. 36), p. 37 ; 70. Cf. Phénoménologie matérielle,
op. cit. (supra, n. 352, p. 312), p. 155, où on lit que le monde moderne a « poussé l’objectivisme jusqu’à la folie ».
377 La Barbarie, ibid., p. 7-42 ; spécialement p. 9 ; 11 ; 17 ; 30 ; 37 ; 97-98 ; 210. 378 Ibid., p. 241-247. 379 Ibid., p. 165-200. 380 Ibid., p. 118.
327
conséquence l’étouffement de la vie, conduisant à une frustration, à une
souffrance qui, pour sa part, inciterait à son tour à vouloir en finir autant avec
soi qu’avec autrui, bref, à s’en prendre à la vie. « Vouloir éliminer la vie, » écrit
Henry, « quand ce projet prend naissance dans la vie elle-même, procède
toujours d’un secret mécontentement ».
13. Ce mécontentement serait, à en croire Henry, un mécontentement avec la
vie elle-même, laquelle serait foncièrement souffrance381. Mais il y a
ambivalence, à cet endroit, dans la thèse henryenne. Henry suggère que le projet
galiléen dans son ensemble procède d’une volonté d’échapper à l’angoisse
inhérente à la vie subjective382. S’il est concevable que la vie abrite, au moins de
manière latente, une volonté de se refuser à elle-même, en raison de ce « Souffrir
primitif »383, « subjectivité originelle insurmontable »384, la thèse henryenne
montre par ailleurs que le développement de la science et des techniques génère
en lui-même une négation de la subjectivité. Or, cette négation de la subjectivité
rend celle-ci d’autant plus détestée et détestable, détestée, parce qu’elle ne
répond pas aux canons admis de la valeur — raison et objectivité — et détestable
parce que, abandonnée à elle-même, elle devient rabougrie et inculte. C’est alors
que la haine de soi et de la vie peut véritablement prendre racine et proliférer, et
que la thèse henryenne paraît d’autant plus juste. L’intelligence étant mortifère
dans son essence, son usage et son déploiement pathologiques pouvaient n’être
privilégiés que par ceux dont le psychique était déjà déviant. Mais l’instrument
est puissant. Il se fait valoir et installe bientôt son hégémonie. Sous ce règne, la
vie subjective se voit partout refoulée dans l’ombre. La vie, cette fois
véritablement malheureuse, se tournera contre la vie.
14. Le raisonnement henryen suggère donc une dynamique que renforce
chacune de ses étapes successives, multipliant à chaque fois sa puissance
perverse. Retraçons, à partir des trois points retenus initialement, l’esquisse de
381 Ibid., p. 119. 382 Ibid., p. 146 ; 162. 383 Ibid., p. 119. 384 Ibid., p. 146.
328
cette « maladie de la vie »385 :
1) le réalisme objectivant laisse le sujet dans l’ombre ;
2) ce réalisme est, de plus, foncièrement incompatible avec la nature du
sujet, celui-ci étant une fin et le regard objectif étant instrumental ;
3) l’interdit du point de vue subjectif (n’admettre que des évaluations
objectives) nous empêcherait d’effectuer un retour critique sur soi (en
l’occurrence, sur notre pratique objectivante) ;
4) le terrain intérieur, laissé en jachère, serait dès lors livré à la
déchéance ;
5) celui-ci deviendrait par là d’autant moins attrayant. Ajoutons,
6) moins familier avec ce domaine, on saura moins comment s’y
conduire quand on s’y retrouvera, et comment y réussir, de sorte
qu’on voudra d’autant moins agir à partir de cette base, privilégiant
au contraire les paradigmes objectivants, « scientifiques ». Ajoutons
encore,
7) frustré existentiellement, coupé de sa propre vie, on pourra mépriser
d’autant plus la vie. Enfin,
8) privé soi-même de sa propre vie, l’envie et le ressentiment pourront
s’en mêler, et on pourra chercher à faire violence à la vie en général, à
l’étouffer, là où, par exemple, son débordement joyeux pourra se faire
sentir.
15. En appui aux points 4-6, et même 8, nous pourrions méditer les paroles
d’Anatrella, que nous relaye T. De Koninck. La subjectivité a besoin
d’alimentation. « Faute d’objets à partir desquels un travail intérieur peut
s’opérer, ce sont les émotions et les représentations les plus archaïques qui vont
s’imposer, quitte parfois à cohabiter avec un fonctionnement rationnel très
385 Titre de chapitre dans La Barbarie, op. cit. (supra, n. 44, p. 36), p. 101.
329
sophistiqué »386. Sur quoi nous pourrions encore demander si « archaïques » est
l’épithète qui convient. Les tendances et les représentations originaires seraient-
elles nécessairement mauvaises, nécessitant correction ? Ne serait-ce pas plutôt
l’absence du développement de la sensibilité, par rapport par exemple au
développement de nos aptitudes instrumentales, qui serait un tort et, même, la
perversion de potentialités humaines initialement saines qui, faute d’un
développement sain, se déploieraient en des voies contournées, souvent se
tournant contre la vie elle-même ? Mais l’essentiel du message demeure : faute
d’une attention portée au développement des potentialités subjectives humaines,
attendons-nous au pire. Le texte même d’Anatrella nous dirige d’ailleurs en ce
sens : « Si l’intériorisation s’est appauvrie, elle a fait place à une excessive
extériorité. La preuve en est l’importance considérable que l’on accorde
aujourd’hui au corps […] »387.
16. Notons trois sources au mépris : i) le regard objectif est formellement
méprisant (point 1 : voir comme objet, c’est voir comme moyen, et non comme
fin) ; ii) laisser à elle-même, la vie est livrée à la déchéance, offrant par là un
spectacle moins heureux et invitant d’autant plus le mépris (points 4 & 5) ; iii)
frustré de notre propre existence, couper d’elle, notre ressentiment peut s’en
prendre finalement à la vie elle-même, à la nôtre et autant, sinon plus encore à
l’endroit de toute vie authentique (points 7 et 8). Un regard foncièrement
méprisant dirigé par un cœur secrètement vindicatif sur un lieu laissé à la
déchéance, voilà, il semble, l’examen que doit subir aujourd’hui le sujet.
17. Certaines idéologies, prenant naissance dans ce terreau, pourront alors
croître et soutenir cette dynamique : cynisme méprisant, scepticisme — non pas
celui de la docte ignorance, ignorance socratique, mais celui d’un cynisme plus
particulier, un cynisme à l’égard de la vérité. Ce scepticisme emboîtera le pas
avec un certain relativisme, à l’égard duquel il faut dire un mot.
386 Tony Anatrella, Non à la société dépressive, Paris, Flammarion, 1993, p. 54. Cité par
Thomas De Koninck, La nouvelle ignorance, op. cit. (supra, n. 370, p. 319), p. 54. 387 Anatrella, Ibid., p. 55.
330
18. On aurait tort de décrire ce relativisme comme forme de subjectivisme.
Que les valeurs de chacun soient fonction de ses propres circonstances et
qu’elles soient donc relatives à ces mêmes circonstances, il n’y a rien là qui
puisse être plus normal. Le relativisme visé ici en serait plutôt un pour lequel il
n’y aurait pas vraiment de valeur, parce que celles-ci refléteraient des caprices
individuels qui, ultimement, auraient pour fondement l’intérêt individuel. Une
telle approche n’est pas un subjectivisme ; elle est bien plutôt le fruit d’un
réalisme objectivant. C’est le regard objectif qui nous détourne de notre base
subjective, laquelle peut seule être génératrice de valeurs. Cet objectivisme
implique donc une cécité aux valeurs, condition qui se trouve exacerbée par
l’effet que produit déjà en lui-même le regard objectif, celui-ci étant porté,
strictement, à dévaloriser son objet. Nous l’avons vu388, voir comme une chose,
c’est voir comme étant sans valeur intrinsèque, comme n’ayant qu’une valeur
utilitaire. À ce stade, le regard objectif produit sa propre réponse à la question
des valeurs : elles reflètent des désirs et des intérêts individuels. Une idéologie
naturaliste s’appuyant sur un darwinisme viendra conforter cet ensemble
idéologique maintenant monolithique. Mais chaque élément qui contribue à la
constitution de ce monolithe procède de la même erreur, laquelle consiste à
n’accorder créance qu’au volet objectif de l’expérience.
19. Ce même relativisme pourra se profiler sous un autre visage, cette fois
celui de l’existentialisme. On voudra peut-être alors miser sur le trait sartrien
suivant lequel l’ « existence précède l’essence »389. Par là, on peut entendre que
l’être humain est sans nature, que sa seule nature est celle de la liberté et qu’il
lui appartient de choisir ce qu’il a à être390. Il aurait été plus juste cependant de
dire qu’il est libre, non pas de choisir son être, mais de choisir de ne pas être cet
être, c’est-à-dire d’être moins que ce qu’il peut être. « Nous ne sommes pas libres
d’être des dieux, mais nous sommes libres d’être des diables », cela veut dire,
« nous ne pouvons pas nous élever au-dessus de nous-mêmes, mais nous
388 Supra, chap. 6, p. 278-279. 389 J.-P. Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Paris, Éditions Nagel, 1970, p. 17-
22. 390 Ruyer, La philosophie des valeurs, op. cit. (supra, n. 343, p. 307), p. 183-186.
331
pouvons nous abaisser au-dessous de ce que nous sommes ». Le mot d’ordre
d’un tel existentialisme n’est plus interprété comme disant « fait honneur à
l’humanité, tiens-toi debout et soit ce que tu es et a à être ». Il est plutôt à
interpréter dans le sens d’un refus de cette nature qui serait la nôtre, à moins de
réduire cette nature à celle d’une liberté vide et sans balises. Ce refus de la
nature qui est la nôtre est alors un refus de notre subjectivité. Un tel refus s’est
répandu largement, de façon diffuse, dans toutes les nappes de la pensée
occidentale, se présentant — paradoxalement — comme un refus du
naturalisme, alors qu’il semble bien au contraire être une manifestation claire
d’un naturalisme mal instruit. Car, son refus de la sujétion naturelle est un
refus de l’être subjectif et répond d’une intentionnalité objectivante. C’est ce
même mouvement objectivant qui peut expliquer des titres tels que Le mythe de
l’intériorité, de J. Bouveresse391, ou servir d’appui à des thèses aussi
invraisemblables que celle, évoquée précédemment, de « l’extériorité de l’esprit »,
de V. Descombes392.
20. Contre une telle dérive, il faut soutenir qu’il n’y a point de véritable action
qui puisse être dite volontaire à moins que celle-ci ne s’inscrive dans une
sujétion, dans un être qui est nôtre parce qu’il est celui que nous sommes, mais
que nous n’avons pourtant point choisi, dans un ordre qui, tout compte fait, ne
sera jamais notre œuvre. Même notre pouvoir d’agir est un legs reçu. Ce point
est fondamental chez Henry, pour qui le sujet est d’abord sujétion. « [L]a
subjectivité absolue », écrit-il, dans son « auto-affection originelle », se trouve
« acculée à l'être », « le subissant dans un subir plus fort que toute liberté »393. La
conscience immédiate de soi est une sensation immédiate de soi, un pathos, un
« souffrir primordial », écrit Henry, auquel nous serions intrinsèquement liés à
jamais, en sorte que nous soyons, en tant que vivants lucides, bien plus
391 Jacques Bouveresse, Le Mythe de l'intériorité : expérience, signification et langage
privé chez Wittgenstein, Paris, Éditions de Minuit, 1976. 392 Vincent Descombes, La denrée mentale, op. cit. (supra, n. 321, p. 291). Voir
spécialement « L’extériorisation des opérations mentales », p. 168-176. Selon cette thèse, pour laquelle ce qui est « dedans » se trouve « détaché du monde » (p. 23), « l’esprit doit être placé dehors dans les échanges entre les personnes, plutôt que dedans, dans un flux interne de représentations » (endos de couverture).
393 « Philosophie et subjectivité », art. cité (supra, n. 4, p. 1), p. 55, § 4.
332
condamnés à subir l’existence que libres d’en déterminer l’essence394.
21. À la question posée, soit, pourquoi une pensée naturaliste résisterait à un
traitement épistémologique de l’écart psychophysique, nous pouvons donc
détenir une certaine réponse, en nous appuyant sur le principe énoncé au début
du chapitre 2. Il a été reconnu au chapitre 2 que, opter pour une approche
épistémique pour répondre aux difficultés que présente le schisme entre l’âme et
le corps, c’est chercher une solution, si solution il y a, dans le regard que nous
portons sur les choses, et non dans les choses mêmes. En d’autres mots, cette
solution exige qu’on s’examine soi-même. Au contraire, chercher à montrer que
le mental est bien un fait physique — donc, faire de la question psychophysique
une question ontologique — offre un moyen de se détourner de soi. L’approche
ontologique nous laisse résolument orientés vers le monde objectif, alors que
l’approche épistémique exige une conversion du regard qui transforme
radicalement l’ensemble de la problématique, et ramène l’humain à lui-même.
22. À la lumière de l’analyse henryenne, cette fixation sur l’ontologie pourrait-
elle donc être vue comme une fuite ? À cet égard, l’irrationalité de plusieurs
thèses affichées pourrait être symptomatique. On pourrait aisément trouver des
motifs à une telle fuite. Valoriser le savoir objectif, ne serait-ce pas se spécialiser
dans ce savoir ? Par le fait même, le savoir subjectif sera un savoir qu’on
maîtrisera mal. Plus on s’investit dans l’entreprise qu’est le réalisme objectivant,
plus on a intérêt à le soutenir, étant plus ou moins dépourvu de moyens pour
composer avec l’autre savoir. Et si le réalisme objectivant est une grave erreur,
faire marche arrière exigerait qu’on admette cette erreur. Or, admettre cette
erreur pourrait exiger des aptitudes subjectives dont le développement n’a
justement pas été favorisé — car on a à peine idée des potentialités qui sont ainsi
restées naines quand c’est objectivement, et non subjectivement, qu’on cherche à
exercer une maîtrise sur soi. On pourra donc avoir intérêt à rester sur un terrain
qui nous est familier et que nous maîtrisons ou, du moins, où il nous est
possible de soutenir l’illusion d’une telle maîtrise en se demandant, par exemple,
394 Idem.
333
comment des synapses neuronales assurent un « réseautage »... sinon, pour
copier Henry, quelles peuvent être les statistiques concernant les incidences de
telle ou telle pratique sexuelle395.
23. Cette critique vise, évidemment, plus une littérature anglo-saxonne, ou
une certaine littérature, soit celle de la philosophie de l’esprit en philosophie
analytique. Mais chacun pourra la transposer dans les espaces qui lui sont
connus pour en juger la pertinence. Pour conclure, l’acte qui consiste à
naturaliser le monde ne nous dispenserait pas d’une réflexion existentielle en
laquelle il nous faudrait penser la dualité de l’objectif et du subjectif. Or, plutôt
que de répondre à cette exigence, on semble s’être épuisé dans de vains efforts
destinés à prouver que l’esprit est matière — postulat indémontrable (et d’ailleurs
sans conséquence) —, tout en négligeant une réflexion critique sur ce qu’est la
matière. Une telle réflexion aurait permis de faire la part entre le subjectif et
l’objectif, nous reconduisant par là en nous-même. Nous pourrions alors y
(re)découvrir un autre savoir et un ensemble de manières d’être, de faire et de
sentir. Mais l’éveil pourrait être dur, quoique ce puisse être là une voie qui nous
conduise à nos véritables richesses, tout intérieures, si c’était d’abord la pauvreté
d’un pays laissé trop longtemps à l’abandon qu’il nous faudrait affronter.
3. Conclusion
24. Quant à cet autre savoir, il semble que nous sachions maintenant en quoi
il consiste. Qu’on frappe un tambour, et que celui-ci vibre, nous ne pourrons
pas pour autant nous faire une idée de l’effet que cela fait d’être ce tambour qui
vibre. L’être de tous ces objets demeure pour nous éternellement obscur. Il n’y a
que leur sens pour nous auquel nous pouvons avoir accès. Ce n’est plus le cas
quand c’est le cœur de l’autre que nous sentons vibrer, ou quand il ou elle
partage avec nous ses opinions ou ses blagues. Ce n’est déjà plus le cas quand
nous sommes nous-même un être ou, à tout le moins, « de l'être ». Et il faut bien
395 La Barbarie, op. cit. (supra, n. 44, p. 36), p. 144-145.
334
que nous soyons un être, ou de l’être, et non rien. Et étant un être, ou de l’être,
nous participerions de cette infinité que nous ne pouvons saisir avec nos
catégories, en ce qui concerne les choses autres que nous, et cette infinité semble
alors présente pour nous dans une sorte de plénitude qu’il est effectivement
difficile pour les phénoménologues de pointer du doigt, cet être relevant de cet
infini non catégorisé et incatégorisable que serait le réel. Quelle peut être la
nature de cette « participation » au réel qui ferait de l’épreuve de la vie un
moment du réel en soi ? Jamais il ne sera possible de le dire. Cette impossibilité
serait une impossibilité formelle : il faudrait nous hisser au-dessus de nous-
mêmes pour la surmonter (supra, p. 235-240). Le mystère colle à l’existence comme
notre ombre qui nous suit et que nous ne saurions quitter. Un arc-en-ciel de
sensations et de sentiments, aussi insaisissables par une raison mathématique
que les couleurs elles-mêmes peuvent l’être, se déploie donc en nous sans que
nous puissions, comme Galilée croyait pouvoir le faire à l’égard du monde, en lire
une explication compréhensible comme dans un livre grand-ouvert396. C’est
dans cet infini que nous plongeons en entrant en nous-même, et c’est de ce
même infini que le discours de l’autre nous rend un écho quand son discours se
fait le reflet de sa propre expérience intérieure.
25. C’est ce dernier point qui importe pour la présente étude. Nous pourrons,
d’une fois à l’autre, interpréter différemment cet écho, mais cette interprétation
devra toujours s’appuyer d’abord sur la reconnaissance de cet écho en tant
qu’écho, reflétant, non pas notre propre vécu, mais un vécu qui pourrait être le
nôtre. Ce que nous percevons alors est l’écho d’une expérience vivante, éprouvée
sur un mode qui nous est « compréhensible » — il serait préférable de dire
« connu (subjectivement) ». Étant près d’autrui, il nous semblera, sur la base de
cet écho, que nous sommes l’un et l’autre constitués d’un fonds originaire
396 M. Henry, Incarnation, op. cit. (supra, n. 226, p. 177), p. 144, citant Galilée, sans
référence. On retrouve cependant, dans L’essayeur (C. Chauviré [trad.], Paris, Belles Lettres, 1980, § 6, p. 141) : « La philosophie est écrite dans cet immense livre qui se tient toujours ouvert devant nos yeux, je veux dire l’Univers [...]. Il est écrit dans la langue mathématique, et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est humainement impossible d’en comprendre un mot. »
335
commun. Nous pourrions alors reconnaître en lui moins une altérité semblable
qu’un moi agrandi. Sinon, nous pourrions reconnaître en lui soit un être avec
qui nous sentirions des liens de parenté, soit plus simplement un semblable, un
autre moi et, par là, une fin en elle-même, pour nous. Cette reconnaissance
s’appuierait toujours, dans tous ces cas de figure, sur un vécu subjectif.
26. On voit donc, en réfléchissant à la question du rapport psychophysique
dans le contexte de l’existence d’êtres vivants, que refuser de reconnaître un
statut à la connaissance subjective a pu avoir de graves conséquences. Du,
moins est-ce ce qu’il faut conclure si, pour un vivant, l’autre se transforme en
moyen ou en fin selon qu’il est perçu comme objet ou comme sujet et si, d’autre
part, la perception d’autrui comme sujet repose à son tour sur la sensibilité en
tant que forme subjective de connaissance. La connaissance subjective ne serait
pas qu’un moyen permettant de reconnaître un semblable et, par là, est-il
présumé ici, une fin. À cette connaissance se lie un vaste ensemble — pour
parler comme un sociologue397 — de manières de sentir, de penser et d’agir, en
bref, une praxis : une manière de se sentir avec autrui (et non contre lui), de
penser l’existence, de sentir la valeur en elle et d’agir en conséquence. Cette
manière d’être sera, tout naturellement, une vie éthique, orientée par un
engagement à un ordre de valeurs dont l’horizon ne saurait être déterminé que
par la sensibilité et la force morale de chacun, celles-ci étant elles-mêmes des
aptitudes subjectives fondamentales, atrophiées ou nourries et cultivées.
27. C’est donc d’une telle praxis subjective qu’on se serait détourné en
écartant du domaine du savoir la connaissance subjective. La réduction
galiléenne, écrit Henry, relègue à l’ordre de l’irréel les faits sensibles. C’est un
premier constat. Il retient ces paroles de ce pionnier des sciences que fut
Galilée : « ‘ces saveurs, ces couleurs [...] tiennent seulement résidence dans le
corps sensitif, de sorte que, si on supprime l’animal, toutes ces qualités sont
supprimées ou annihilées’. »398
397 Guy Rocher, Introduction à la sociologie générale, Montréal, HMH, 1969, p. 88. 398 Michel Henry, Incarnation, op. cit. (supra, n. 226, p. 177), p. 144, citant et traduisant
336
28. Henry commente ainsi ces paroles : en nous détournant, comme le propose
Galilée, de nos sensations, lesquelles « possèdent ce caractère si mal compris
d’être ‘sensibles’ », c’est « toute notre vie telle que nous l’éprouvons qui bascule
d’un coup dans l’illusion — nos sensations, nos émotions, nos sentiments, nos
désirs, nos espoirs, nos renoncements, nos amours. »399 Abrégeons : c’est la
possibilité même de toute éthique, dans le sens usuel du terme, dans le sens de
ce qui se rapporte aux finalités, qui s’efface. Voilà un constat d’autant plus
lourd. Comment en effet saurait-il y avoir de finalité qui subsiste, si on supprime
« l’animal » ? Nulle finalité n’est pensable sans référence à une subjectivité
vivante.
29. Sommes-nous en cela si loin des discours philosophiques reconnus ?
Alquié écrivait, dans sa présentation de la Critique de la faculté de juger, qu’ « [o]n
peut légitimement soutenir qu’il n’y a, chez Kant, que deux philosophies
essentielles, la philosophie de la nature (ou plutôt de la connaissance de la
nature) et la philosophie de la liberté. »400 Mais sur quoi repose, chez Kant, la
connaissance de la nature et le « jugement déterminant », sinon sur le savoir
objectif, et sur quoi repose son « jugement réfléchissant », sinon sur la
connaissance subjective elle-même ? À quoi correspondent les deux volets de la
troisième critique — les volets esthétique et téléologique — sinon à la subjectivité
vécue comme passivité (donc à l’affection), puis à la subjectivité vécue comme
activité (donc à l’action) ? Reportons-nous encore à Alquié qui, dans les mêmes
pages, cite Philonenko. Pour ce dernier, le jugement esthétique serait l’acte par
lequel on rejoindrait autrui, à travers l’universalité affirmée dans un sentiment
qui se donnerait alors comme « ‘communication directe de l’homme avec
l’homme, [comme] mode de communication en lequel l’homme rencontre
l’homme, sans passer par le détour de l’objet (concept) ou de la loi’ »401. N’est-ce
pas à un tel résultat que la présente étude nous convie ? Mieux encore, Kant
Galilée, Il Saggiatore, in Le Opere di Galileo Galilei, Florence, Barbèra, 1968, vol. VI, p. 348.
399 Ibid., p. 145 et 146. 400 Critique de la faculté de juger, Paris, Gallimard, 1985, p. 9. 401 Ibid., p. 14. Alquié cite l’Introduction à la traduction de la Critique de la faculté de
juger de Philonenko, p. 10-11.
337
aurait été le premier, écrit Sturma, à tenter de combiner « le dualisme
épistémique et le naturalisme ». L’énoncé pourrait surprendre402.
30. Cet énoncé pourrait surprendre, car l’analyse kantienne elle-même, de
même que sa réception, semble se déployer comme si l’essentiel était de souligner
la nature « indéterminée » du jugement réfléchissant, et non pas la dualité
épistémique. D’une part, nous ne détiendrions pas la « règle » suivant laquelle se
fixent les sentiments esthétiques. Mais, d’autre part, le jugement de goût en est
un qui, tout comme pour le jugement pratique, doit s’exercer en toute liberté. Il
dépend, certes, d’une harmonie intérieure à l’âme403, celle-ci offrant à ce
jugement un fondement à la fois universel et « suprasensible », mais il reste libre,
parce qu’il n’est point déterminé par des facteurs, disons, temporels, tels des
« impressions sensibles ». Il est libre, parce qu’il n’est pas sujet à une
hétéronomie404. C’est cette liberté, et cet intelligible vers lequel « regarde le
goût »405, qui semblent rester sous les feux, le jugement esthétique offrant un
quelconque modèle du jugement moral406. Or, le contexte de cette analyse nous
incite à laisser entièrement dans l’ombre ce qui pourtant constitue le point
essentiel sur lequel porte alors la réflexion : soit qu’il existe, pour les êtres
vivants, deux manières de connaître et, corollairement, deux manières d’être au
monde.
31. Quel que soit le projet métaphysique qu’on a en vue, soit prouver la liberté
métaphysique, défendre le rôle de la raison, surmonter le dualisme, naturaliser
l’esprit ou quoi encore, on passera donc généralement sous silence le simple fait
— pourtant souvent implicitement reconnu — qu’il existe deux manières de
connaître et que ces deux manières de connaître fondent deux praxis,
essentielles l’une et l’autre, mais jouant des rôles s’opposant diamétralement l’un
à l’autre.
402 Dieter Sturma, « Person as Subject », Journal of Consciousness Studies, vol. 14
(2007), no 5-6, p. 91. 403 Critique de la faculté de juger, op. cit. (supra, n. 400), § 18, p. 312. 404 Idem. 405 Ibid., § 19, p. 316. 406 Ibid., § 19, p. 317.
338
32. Peut-être cette dynamique même, opposant les savoirs objectif et subjectif,
nous empêche-t-elle de la voir telle qu’elle est. Le regard serait objectivant de par
sa constitution même et la représentation du réel se réifierait en se constituant.
Il semble tout naturel que ce soit le cas. Voulant se libérer d’une matière réifiée,
en laquelle on ne se reconnaîtrait plus, on voudra alors se penser autre. Mais ce
serait parce que cette nature aura déjà été réifiée dès le départ, à moins que, pis
encore, on soit dupe de cette image en ne voyant plus qu’en elle seule toute
réalité, et en s’y identifiant, comme le suggère la parole d’Augustin initialement
citée (supra, p. 1). Cette lutte entre l’illusion d’être autre que nature et l’illusion
d’être matière constituerait-elle la fibre essentielle d’une philosophie pérenne ?
Ou serait-il possible de déceler dans l’histoire de la pensée une lente progression
vers une compréhension de la place que doit occuper dans nos vies le dualisme
foncier qui en est constitutif ?
33. Certes, dans les faits, la dualité épistémique a dû toujours jouer un rôle
dans la vie de chacun. Reconnue ou pas, elle est agissante, elle structure notre
rapport au monde, déterminant, d’une part et sur la base de la connaissance
objective, une attitude objective et instrumentale et, d’autre part, sur la base de
la connaissance subjective, une attitude subjective et personnelle.
34. Comment cette connaissance subjective saurait-elle cependant jouer
efficacement son rôle quand on ne sait l’admettre que pour la dévaloriser et ne
lui reconnaître qu’une valeur secondaire, sinon néfaste ? Les possibilités qui
dépendent d’une mise en valeur de la connaissance subjective ne s’en
trouveront-elles pas d’autant plus rabattues ? Elles seront reléguées à maints
égards, comme Michel Henry l’affirme de la culture, à un « underground »
privatif407.
35. Notre vie est faite de cette dualité. Loin de se présenter comme une dualité
à surmonter, la dualité âme-corps se révèle au contraire comme étant
structurellement signifiante, traçant la frontière entre le moi et le non-moi et, plus
encore, entre le même et le différent, l’humain et le non-humain et, pour tout
407 La Barbarie, op. cit. (supra, n. 44, p. 36), p. 241-246.
339
dire, entre des fins en soi pour nous et des moyens pour nous. Ce serait là une
conséquence très importante, puisque ce serait alors la connaissance subjective
qui, à travers l’empathie, servirait d’appui à une réelle solidarité humaine.
La théorie du double aspect pourrait avoir son rôle à jouer dans ce processus en
lequel l’être humain a à développer une meilleure compréhension de lui-même,
de manière à se prémunir contre les structures aliénantes de sa condition
épistémique existentielle. On constaterait, en jetant un coup d’œil sur
l’appendice, que cette théorie est déjà, depuis plus d’un siècle, monnaie courante
en philosophie, sans qu’on la désigne toujours par ce nom, et sans donner lieu
par ailleurs — ce qui ne cesse pas d’être étonnant — aux profondes
transformations métaphysiques que nous pourrions en attendre, Schopenhauer
et Henry faisant ici figure d’exceptions.
« [...] Il n’y a pas d’autre terre promise que celle que l’homme peut trouver en lui-même. » Et en disant cela Esteban
pensait à Ogé, qui si souvent citait une phrase de son maître Matinez de Pasqually : « L’être humain ne pourra être éclairé que par le développement des facultés divines endormies en lui par la prédominance de la matière... »
Alejo Carpentier, Le Siècle des Lumières408
● ● ●
408 Traduit de l’espagnol par René L.-F. Durand, Paris, Gallimard (Folio), 1962,
p. 351 (titre original : El siglo de las Luces, Barcelone, Seix Barral,1962).
APPENDICE
La dualité des savoirs et la théorie du double aspect dans les textes
Que nous ayons droit à deux ordres de connaissance, voilà ce qu’on
reconnaîtra encore assez souvent. Il n’est pas rare non plus que ces deux connaissances soient associées à celle d’une vie « intérieure » et à celle de
l’extériorité. C’est ce que fait ici par exemple Mary Midgley :
Nous avons deux différents points de vue donnant sur la réalité : le
point de vue de notre vie intérieure, de nos douleurs, ainsi de suite, et celui de tout ce qui est en dehors de nous. Ces points de vue ont été
minutieusement et systématiquement séparés au cours des derniers siècles409.
Plus encore, il peut arriver qu’on associe la matière à l’extériorité et l’esprit à l’intériorité, sans pourtant conclure à un rapprochement de l’esprit avec le réel et de la matière avec l’image du réel. C’est un cas de figure que H. Jonas semble
exemplifier410, lequel rejette explicitement la théorie du double aspect411. Il est beaucoup plus rare que l’un de ces savoirs soit associé à l’être réel, et même à la
chose en soi, et l’autre à l’image de l’être. C’est ce que les auteurs font, souvent sans nuances, dans ce qui suit, à partir de la citation de Taine. Il arrive par
contre que la dualité épistémique soit associée directement à une dualité éthique, sans évoquer la théorie du double aspect. Ce sera le cas par exemple de
409 « The Ethical Primate », entrevue avec Mary Midgley, Journal of Consciousness
Studies, vol. 2 (1995), no 1, p. 68. 410 Hans Jonas, Puissance ou impuissance de la subjectivité ?, C. Arnsperger (trad.),
Cerf, 1980, p. 52. 411 Ibid., p. 57.
342
Bergson, pour qui l’intelligence, qu’il oppose à l’intuition, est faite pour répondre à la nécessité412, de P.F. Strawson413 et de la précitée Midgley, laquelle écrit
encore :
Du moment que vous pouvez prédire mon comportement à partir de
données concernant mon état médical ou mes conditions sociales, vous pouvez cesser de me traiter comme un être libre. [...] Vous
choisissez délibérément de ne me voir comme rien de plus qu’une chose, comme un événement parmi les transformations environnantes,
et il s’agit là d’une modification décisive dans votre attitude414.
Les citations qui suivent rassemblent des passages où un auteur énonce
explicitement, et strictement, la théorie du double aspect, dans sa forme la plus essentielle, sans référence à une dualité éthique, à l’exception peut-être de la
toute dernière, celle de Missa, qui n’associe pas explicitement l’intériorité à la chose en soi.
Arthur Schopenhauer (1818)
Tout acte réel de notre volonté est en même temps et à coup sûr un
mouvement de notre corps ; nous ne pouvons pas vouloir un acte réellement sans constater aussitôt qu’il apparaît comme mouvement
corporel. L’acte volontaire et l’action du corps ne sont pas deux phénomènes objectifs différents, reliés par la causalité ; ils ne sont pas
entre eux dans le rapport de la cause à l’effet. Ils ne sont qu’un seul et même fait ; seulement ce fait nous est donné de deux façons
différentes : d’un côté immédiatement, de l’autre comme représentation sensible415.
Hippolyte Taine (1870)
lorsque nous examinons de près l’idée d’une sensation et l’idée d’un
mouvement moléculaire des centres nerveux, nous trouvons qu’elles entrent en nous par des voies non seulement différentes, mais
contraires. — La première vient du dedans, sans intermédiaire ; la seconde vient du dehors, par plusieurs intermédiaires416.
412 Par exemple, dans L’Évolution créatrice, op. cit. (supra, n. 24, p. 19), p. 157 (Œuvres,
p. 627-628). 413 « Freedom and Resentment », Proceedings of the British Academy, vol. 48 (1962),
p. 187-212. Repris et traduit à maintes reprises depuis sa première publication. 414 The Ethical Primate, Human Freedom and Morality, Routledge, Londres, 1994, p. 164. 415 Le monde comme volonté et comme représentation, A. Burdeau (trad.), Paris, Puf,
1966, éd. revue et corrigée par Richard Roos, §18, p. 141. 416 Hippolyte Taine, De l’intelligence (1870), tome I, Paris, Hachette, 1892, p. 323.
343
Par ces remarques, Taine semble reconnaître une différence radicale opposant la connaissance immédiate à la connaissance médiate. De la première, il écrit :
Se représenter une sensation, c’est avoir présente l’image de cette sensation, c’est-à-dire cette sensation elle-même directement répétée
et spontanément renaissante417.
La connaissance médiate, au contraire, consisterait à se construire une idée de
l’objet sur la base de ces sensations mêmes :
En somme, la première représentation équivaut à son objet [donc à
être le cerveau], la seconde au groupe de sensations qu’éveillerait en nous son objet [donc à voir le cerveau... et à le penser]. Or on ne peut
concevoir des procédés de formation plus dissemblables418.
La théorie du double aspect est toute là, dès 1870, de même que dans ce qui
suit :
on comprend maintenant pourquoi l’événement moral, étant un, nous
paraît forcément double ; le signe et l’événement signifié sont deux choses qui ne peuvent pas plus se confondre que se séparer [le signe et l’événement = l’image de l’être et l’être], et leur distinction est aussi nécessaire que leur liaison. Mais, dans cette distinction et dans cette
liaison, tout l’avantage est pour l’événement mental ; lui seul existe ; l’événement physique n’est que la façon dont il affecte ou pourrait
affecter nos sens419.
William K. Clifford (1878)
Or, to say the same thing in other words, the reality external to our minds which is represented in our minds as matter, is in itself mind-
stuff. The universe, then, consists entirely of mind-stuff. Some of this
is woven into the complex form of human minds, containing imperfect representations of the mind-stuff outside them, and of themselves
also, as a mirror reflects its own image in another mirror, ad infinitum. Such an imperfect representation is called a material universe. It is a
picture in a man’s mind of the real universe of mind-stuff420.
417 Ibid., p. 325. 418 Ibid., p. 326. 419 Ibid., p. 331. 420 W.K. Clifford, « On the Nature of Things-in-Themselves », Mind, vol. 3 (1878), no 9,
p. 66.
344
Josiah Royce (1892)
But his organism [celui d’un ami], as it appears in space and time, is
the describable show and symbol of the inner and appreciable reality that is his; and, even so, the physical effects that his organism
produces upon mine are merely the describable show of our spiritual and appreciable inter-relationships. His matter and energy, his
nervous tremors and his innervated muscles, his deeds and their physical effects are the phenomenal aspect of his part of the world-
order. His mind does not influence his body. His body is merely a very imperfect translation of his mind into the describable language of
space421.
Arthur S. Eddington (1928)
[passage partiellement précité, supra, p. 213] Mais aujourd’hui nous comprenons que la science n’a rien à dire sur la nature intrinsèque de
l’atome. [...] Nous avons écarté toute idée préconçue concernant l’arrière-
fond relié à nos mesures quantitatives, et la plupart du temps, nous ne pouvons rien découvrir quant à la nature de cet arrière-fond. Mais
dans un cas — nommément celui des données quantitatives qui se rapportent à mon propre cerveau — j’ai un accès à mon cerveau qui
n’est pas limité à l’évidence que m’offrent ces données. Cet accès me montre que ces chiffres se rattachent à un arrière-fond de
conscience422.
Nous avons deux sortes de connaissance, que j’appellerai :
connaissance symbolique et connaissance intime. [...] La connaissance intime ne se soumet pas à la codification et à l’analyse
ou plutôt, quand nous essayons de l’analyser, il n’y a plus d’intimité, elle est remplacée par le symbolisme423.
421 Josiah Royce, The Spirit of Modern Philosophy (1892), New York NY, Norton, 1967,
p. 419. 422 Arthur S. Eddington, La nature du monde physique, G. Cros (trad.), Paris, Payot,
1929, p. 261 (The Nature of the Physical World, Cambridge U. Press, 1928, p. 259). 423 Ibid., p. 319 (p. 321-322 dans l’éd. originale anglaise) ; je souligne.
345
Raymond Ruyer (1937)
[...] nous avons à la fois l’être et la connaissance de l’être424.
Dans le domaine de la psychologie, nous avons à la fois la réalité et la connaissance, le noumène intuitionné et le phénomène connu425.
Clark Butler (1972)
Ce que le physiologue peut connaître de l’extérieur comme processus
cérébral, j’intuitionne de l’intérieur comme champs de conscience. Ce que le physiologue peut connaître indirectement à travers ses rapports
externes et causaux aux autres choses, je connais directement et en
soi426.
Daniel Dennett (1978)
Supposez que je proposais l’hypothèse suivante, hypothèse hardie, selon laquelle vous êtes une actualisation de ce schéma de la
conscience, et que c’est en vertu de ce fait qu’il semble — à nous autant qu’à vous — que le fait d’être vous vous fasse un certain
effet427.
Michael Lockwood (1989)
La conscience [...] nous offre une sorte de « fenêtre » donnant sur notre
cerveau, celle-ci nous permettant d’apercevoir en toute transparence un tout petit bout de la réalité matérielle qui reste autrement pour
nous opaque [...]. Les qualités dont nous sommes immédiatement conscients sont précisément au moins certaines de ces qualités
intrinsèques des états et processus dont se constitue le monde matériel — plus spécifiquement, des états et processus au sein de
notre cerveau. C’était là la suggestion de Russell428.
424 La conscience et le corps, op. cit. (supra, n. 67, p. 42), p. 10. 425 Ibid., p. 51. 426 « The Mind-Body Problem: A Nonmaterialistic Identity Thesis », Idealistic Studies,
vol. 2 (1972), no 3, p. 242. 427 Brainstorms, Cambridge MA, M.I.T. Press, 1981 (Bradford, 1978), p. 165 ; je
souligne. 428 Mind, Brain, and the Quantum: the Compound ‘I’, Oxford, B. Blackwell, 1989, p. 159.
346
C.J.S. Clarke (1995 – passage précité, supra, p. 122)
ma connaissance de l’esprit est celle de la « jouissance », alors que ma
connaissance des objets physiques est celle de la « contemplation ». L’on pourrait décrire ces deux formes comme étant la connaissance
procédant de l’intérieur et celle procédant de l’extérieur. Les difficultés philosophiques liées à l’esprit s’appuient sur cette différence
fondamentale429.
David Papineau (2002 – passage précité, supra, p. 186)
Pourquoi ne pas simplement accepter l’idée que le fait d’avoir un état subjectif, c’est d’être un état matériel ? Quel effet vous attendriez-vous
que cela fasse, d’être un état matériel ? Aucun effet ? Pourquoi ?
C’est ce que cela donne, d’être dans cet état matériel430.
Jean-Noël Missa (2008 – passage précité, supra, p. 186)
On ne peut donc accepter stricto sensu la théorie de l’identité. L’esprit, c’est bien le cerveau, mais perçu du point de vue intérieur. De ce fait,
nous considérons qu’il convient d’adopter la théorie du double aspect, laquelle proclame, en substance, que l’esprit constitue la face subjective, le cerveau la face objective, d’une même entité, entité que
nous appelons, pour cette raison, esprit-cerveau431.
● ● ●
429 « my knowledge of mind is the knowledge of ‘enjoying’, whereas my knowledge of
physical objects is that of ‘contemplating’. One could characterize these as knowledge from within and from without. The philosophical problems of mind stem from this fundamental difference. » (C.J.S. Clarke, « The Nonlocality of Mind », Journal of Consciousness Studies, vol. 2 [1995], no 3, p. 232).
430 Thinking about Consciousness, Oxford, Clarendon Press, 2002, p. 2 ; je souligne. 431 Jean-Noël Missa, « Que peut-on espérer d’une théorie neuroscientifique de la
conscience ? Plaidoyer pour une approche évolutionniste », dans Des neurosciences à la philosophie. Neurophilosophie et philosophie des neurosciences, P. Poirier et L. Faucher (dir.), Paris, Syllepse, 2008, p. 360 ; je souligne.
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INDEX NOMINUM
ALLEN, Sophie R. .......... 43, 119-125 ALQUIÉ, Ferdinand ....... 7, 15, 31, 36,
336 ANATRELLA, Tony .............. 328, 329 ANDERSON, James L. ................ 124 ANTONY, Louise M. ................... 247 AUGUSTIN (saint) ....... 1, 16, 38, 131,
134, 292, 301, 338
BACHELARD, Gaston ................ 320 BALTHUS ............................. 303-304 BARBARAS, Renaud ............. 48, 279 BERGSON, Henri ... xv, 17, 18, 21, 32,
55, 56, 132, 234, 238, 268, 289, 298, 342
BIGELOW, J. ...................... 179, 180 BOUVERESSE, Jacques ............ 331 BRIE, Gertler ................................ 17 BRUN, Jean ................................ 104 BUBER, Martin .............29, 310, 319 BUTLER, Clark ..... 40, 41, 53, 54, 59,
61, 87, 88, 345 BYRNE, Alex ........................ 225-226
CAMUS, Albert ........................... 264 CARPENTIER, Alejo .................... 339 CHALMERS, David J. ......... 140, 235,
246 CHAMBON, Roger ............ 48-50, 268 CHURCHLAND, Paul M. ..... 133, 139-
194, 195-200, 210, 225, 229, 231, 241, 267-268, 311, 321, 322
CLARK, Thomas W. ......... 40, 87, 88, 122, 345
CLARKE, C.J.S. .................. 122, 346 CLIFFORD, William K. ...... 30, 43, 75,
80, 81, 82, 343 COLEMAN, Sam ..................... 85, 97 COMTE-SPONVILLE, André ........ xviii CRANE, Tim ....................... 247, 248
CSEPREGI, Gabor ................. xv, 301 CUVILLIER, A. ............................... 22
DE BRIEY, Laurent ...................... 10 DE KONINCK, Charles ................ 191 DE KONINCK, Thomas ........ xv, xviii,
320, 328, 329 DE PASQUALLY, Martinez .......... 339 DE RAYMOND, Jean-François .... xv,
53 DENNETT, Daniel ....................... 345 DESCARTES, René .... xv, 15, 16, 30,
37, 93, 135 DESCOMBES, Vincent ........ 291, 331 DUCHAMP, Marcel ..................... 304
EDDINGTON, Arthur S. .... 26, 42, 44, 45, 72, 74, 75, 115, 123, 191, 209, 212, 213, 215, 241, 344
FEIGL, Herbert .............................. 54 FÜRST, Martina .................... 77, 195
GALILÉE .............. xxv, 177, 327, 334,
335, 336 GARVEY, James ......................... 121 GIBBINS, P.F....................... 123, 124 GIRARD, René ......................... 9, 294 GORDON, David .......... 123, 124, 125 GREENE, B. .................................. 90 GROLEAU, Étienne ......................... 8
HARMAN, Gilbert ........................ 219 HAYEK, Friedrich ................. 47, 238 HENLEY, Kenneth ...................... xviii HENRY, Michel ...... 1, 4, 15, 36, 51,
132, 177, 279, 292, 297, 300, 311-318, 326-327, 331-339
HODGSON, David ....................... 249 HONDERICH, Ted ......................... 24
360
HOTES, Maria ............................... 40 HOUSSET, Emmanuel .................. 16 HUSSERL, Edmund ...,,,,,, 4, 21, 312,
318, 324
JACKSON, Frank .......... 30, 126, 140, 173-178, 180, 183, 188, 195-229, 231, 241, 243, 247, 255, 266, 270, 274, 297, 321, 322
JAMES, William ................ 39, 80, 82 JONAS, Hans .......122, 251, 279, 341
KANT, Emmanuel ...... 31, 36, 38, 40, 74, 126, 272, 299, 336-337
KHODOSS, Florence ..................... 40 KHOSROKHAVAR, Farhad .......... 318 KIM, Jaegwon ....................... 27, 113 KIRK, Robert ................................. 39 KRIPKE, Saul .......140, 193, 255, 259
LEIBNIZ .................................. 42, 96 LEMPEREUR, A. ........................... 23 LÉVINAS ....................................... 20 LEVINE, Joseph .................. 140, 173 LEWIS, David ............................. 179 LIVET, Pierre .............................. 113 LOAR, Brian ................................ 186 LOCKE, John .... 73, 76, 77, 108, 132,
209-210 LOCKWOOD, Michael ..... 43, 44, 123,
124, 345 LORENZ, Karl ............................. 295
MACPHERSON, Fiona .................. 85
MANZONI, Piero .......................... 305 MATTÉI, Jean-François ........ 36, 303,
304, 305, 309 MCGINN, Colin ...... 85, 91, 102, 103-
138, 140, 187, 188, 190, 191, 197, 231, 241, 247, 259, 271, 272, 273, 321, 322-323
McLUHAN, Marshall ..................... 12 MIDGLEY, Mary .................. 341, 342 MISSA, Jean-Noël ....... 185, 186, 187,
342, 346 MOORE, George Edward ..... 191, 219,
306 MORIN, Edgar ............ 211, 279, 295 MUHOLT, K. ................................ 247
NAGASAWA, Yujin ........................14 NAGEL, Thomas ........ 13, 80, 81, 109,
140, 179, 193, 236, 247, 255, 259, 260, 330
NARBONNE, Jean-Marc... xv, 18, 306 NEMIROW, Laurence ........... 179, 180 NORTHOFF, G. .................... 247, 256
PACHERIE, Elisabeth ................. 173 PAPINEAU, David ........ 179, 180, 185,
186, 187, 346
PARGETTER, R.................... 179, 180 PEACOCKE, Christopher ............. 186 PETIT, Annie ................................. 55 PHILONENKO, Alexis ............... 7, 336 PLACE, U.T. ............................... 234 PLATON ......................... 20, 301, 306 PLOTIN ............................ 18, 19, 306 POPPER, Karl ........... 26, 43, 47, 238 PUTNAM, Hilary ............ 36, 234, 291
ROBINSON, Howard ............ 140, 195 ROBINSON, William ... 205, 211, 212 ROCHER, Guy ............................. 335 ROVANE, Carol ........................... 121 ROYCE, Josiah ...... 29, 38, 43, 50, 51,
59, 73, 74, 75, 344 RUSSELL, Bertrand ......... 16, 43, 44,
45, 72, 100, 124, 345 RUYER, Raymond ...... 42-44, 48, 49,
52-59, 75, 212, 216, 269, 307, 308, 330, 345
SARTRE, Jean-Paul ..................... 330
SCHELER, Max ... 307, 312, 316, 317, 318
SCHOPENHAUER, Arthur ....... 30, 78, 126, 130, 210, 238, 339, 342
SCHUTZ, Alfred .......................... 318 SCHWITZGEBEL, Eric .................. 17 SEAGER, William S. ........ 77, 97, 270,
323-324 SEARLE, John R. ....... 21, 60, 61, 74,
121, 140, 151, 152, 155, 164, 185, 231-264, 268, 269, 273, 280, 311, 321, 322
SELLARS, Wilfrid ......................... 297 SHANI, Itay ............................. 39, 80 SKRBINA, David ...................... 39, 80 SMART, J.J.C. ........... 51, 93, 94, 234
361
SMITH CHURCHLAND, Patricia . 139-160
SPINOZA, Baruch ............ 43, 93, 94 SPRIGGE, Timothy ...... 13, 14, 29, 40,
77 STENT, Gunther S. .............. 25, 271 STOLJAR, Daniel .......................... 14 STRAWSON, Galen ... 42, 55, 63-102,
108, 114-117, 123, 136, 149, 214, 219, 241, 251, 274, 295, 321-324
STRAWSON, Peter Frederick ......... 29, 113, 249, 342
STRONG, C.A. .............................. 43 STURGEON, S. ........................... 186
STURMA, Dieter ......................... 337 TAINE, Hippolyte ...... 43, 52, 75, 270,
341-343 TERESTCHENKO, Michel .... 287, 288 THINES, G. ................................... 23 TYE, Michael ....................... 186, 276
VAN GULICK, Robert ..................... 50
WALTER, Sven ............................ 113 WAT, Alexandre ........................... 309
ZAHAVI, Dan ....................... 311, 318