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Du dualisme épistémique au dualisme éthique Un plaidoyer pour l’intériorité Thèse Brian Monast Doctorat en philosophie Philosophiæ doctor (Ph. D.) Québec, Canada © Brian Monast, 2015

Du dualisme épistémique au dualisme éthique. Un plaidoyer pour … · 2020. 7. 30. · gens pour qui la philosophie est une vocation, bien avant d’être une carrière. Je réserve

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Du dualisme épistémique au dualisme éthique Un plaidoyer pour l’intériorité

Thèse

Brian Monast

Doctorat en philosophie

Philosophiæ doctor (Ph. D.)

Québec, Canada

© Brian Monast, 2015

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D’un dualisme épistémique à un dualisme éthique

RÉSUMÉ

Il y a deux choses. On a souvent de la difficulté à l’admettre. Ce sont

deux manières de connaître, ce à quoi on résiste déjà ; mais ce sont plus encore

deux manières d’être au monde et de se lier à lui en étant pour ou contre lui.

La différence entre l’esprit et le corps, le dedans et le dehors, apparaît

maintenant comme étant la différence entre le monde et son image, entre la

réalité connue immédiatement, réalité sensible, affective, vécue, et le réel connu

médiatement : connaissances symboliques, quantitatives, manières qu’a

l’intelligence d’indexer un réel extérieur à partir d’un sensible immédiat. Or, ne

plus reconnaître de réalité qu’en une connaissance objective, ce serait substituer

l’image du réel au réel, se fermer à notre propre réalité, et donc à la vie, puisque

nous sommes vie.

Le travail de la raison consisterait à analyser, à découper, contrôler,

dominer. Or, si ce savoir objectif, savoir de la raison, a sa praxis, le savoir

subjectif aurait la sienne propre. À ces deux savoirs correspondent deux praxis,

deux éthiques inscrites nécessairement dans la structure même du vivant.

Ce n’est point ce que, dans la littérature contemporaine anglophone — du

moins en philosophie analytique —, on semble disposé à reconnaître. On y

dépeint plutôt la connaissance subjective comme étant une forme de

connaissance primitive, « folklorique ». Les présentes recherches ont donc dû

s’attarder à mettre en lumière l’incompréhension dont souffre le dualisme

épistémique dans la philosophie de l’esprit qui répond au goût du jour, laissant

surtout en friche la tâche d’élucider plus longuement le sens du dualisme

éthique en tant que tel, quoique celui-ci se trouve néanmoins exposé dans le

dernier chapitre du travail.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ................................................................................................... iii

TABLE DES MATIÈRES .............................................................................. v

TABLEAUX ET LISTES DIVERSES ............................................................. ix

SIGLES ET NOTICE ................................................................................... xi

Remerciements .......................................................................................... xv

AVANT-PROPOS ..................................................................................... xvii

INTRODUCTION ......................................................................................... 1

1. La différence fondatrice ............................................................................... 3 2. Cadre anthropologique ................................................................................ 5 3. Le réel et son image .................................................................................... 8 4. Deux dualités ........................................................................................... 11 5. L’oubli de soi ............................................................................................ 16 6. Le naturalisme .......................................................................................... 22 7. Le contexte doctrinal ................................................................................. 28 8. Le panpsychisme ...................................................................................... 39 9. La théorie du double aspect ...................................................................... 42 10. La présentation ruyerienne de la théorie du double aspect ....................... 52

CHAPITRE 1

Assurer les droits de l’esprit en pays matérialiste : le panpsychisme de

Galen Strawson

Introduction .................................................................................................. 63

1. Un physicalisme réaliste ........................................................................... 66 2. Le naturalisme strawsonien ...................................................................... 69

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3. Deux types de connaissance

a) La connaissance de propriétés extrinsèques .......................................... 72

b) La connaissance de propriétés intrinsèques .......................................... 75

4. La défense du panpsychisme et le concept d’émergence radicale ............... 79 5. Bilan ....................................................................................................... 85 6. Naturalisme, ontologie et rationalité de l’être ............................................ 88 7. Un premier pas vers le dualisme épistémique ........................................... 92 8. Le pouvoir causal du mental .................................................................... 95 9. Épistémologie en contrebande ................................................................. 100

CHAPITRE 2

Chercher en soi la raison de l’énigme

1. Trois réponses suscitées par le caractère énigmatique de l’écart psychophysique ..................................................................................... 103

2. L’idée principale de McGinn .................................................................... 105 3. Ignorance radicale, introspection et dualisme épistémique ....................... 108 4. Pas de concepts sans intuition ................................................................ 110 5. L’exclusion causale du mental ................................................................ 112 6. McGinn sceptique versus Strawson panpsychiste .................................... 114 7. Place qu’occupe McGinn dans la philosophie de l’esprit ........................... 118 8. McGinn et ses critiques .......................................................................... 119 9. L’étendue : dans le monde perçu ou dans le regard porté sur lui ? ........... 125 10. Le dualisme épistémique écarté en tant que facteur explicatif ................ 128 11. Une stratégie astucieuse ? .................................................................... 136

CHAPITRE 3

Le dualisme épistémique en exil : asservi aux fins matérialistes

Introduction ................................................................................................ 139

PARTIE I FONCTIONNALISME ET SAVOIR SUBJECTIF .............................................. 141 1. Première objection : les qualités inversées ............................................... 143 2. Deuxième objection : les états mentaux sans qualités .............................. 144 3. Troisième objection : les corps sans âme ................................................. 146 4. Traduction et calibration ........................................................................ 151 5. Avantages de la calibration ..................................................................... 155 6. Croyances infirmées ? ............................................................................. 158

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PARTIE II LE SAVOIR SUBJECTIF COMME « THÉORIE » DÉSUÈTE ............................. 161 1. La réduction « interthéorique » ................................................................. 162 2. Deux explications de l’apparence d’irréductibilité ..................................... 167 3. Conséquences : transhumanisme en vue ................................................. 168 PARTIE III CHURCHLAND RÉPONDANT À JACKSON

1. Frank Jackson : l’argument de la connaissance supplémentaire .............. 173 2. Un rejet ambivalent ................................................................................. 175 3. Limites cognitives ................................................................................... 176 4. « savoir-connaître » et savoir-faire ............................................................ 178 5. Le lit de Procruste ................................................................................... 181 6. Rhétorique ou magie ? ............................................................................ 183 PARTIE IV LE DUALISME ÉPISTÉMIQUE ENRÔLÉ

1. Le dualisme épistémique dans le matérialisme contemporain ................... 185 2. Recoupements intermodaux : Churchland et McGinn .............................. 187 3. Conclusion : utopie et vanité du projet neurophilosophique ..................... 193

CHAPITRE 4

L'argument de la connaissance supplémentaire de Frank Jackson

PARTIE I LE PREMIER JACKSON 1. Les qualia épiphénoménaux .................................................................... 195 2. Jackson répondant à Churchland ........................................................... 197

PARTIE II JACKSON CONTRE JACKSON 1. Revirement ............................................................................................ 201 2. Le nouveau raisonnement : premier aperçu ............................................ 203 3. Nouvelle explicitation plus détaillée du raisonnement jacksonien ............ 205 4. Les volets objectif et subjectif de l’expérience .......................................... 209 5. Chasser l’ « intuition épistémique » ......................................................... 218 6. Croire et sentir ....................................................................................... 224 7. Les propriétés de la sensation ................................................................ 227

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CHAPITRE 5

La redécouverte searlienne de l’esprit

PARTIE I LA CONSCIENCE ET LE MATÉRIALISME ..................................................... 231

1. La critique searlienne du matérialisme contemporain .............................. 232 2. Les raisons pour lesquelles la conscience serait irréductible .................... 235 PARTIE II LE NATURALISME SEARLIEN ...................................................................... 243

1. La vision du monde de Searle ................................................................. 244 2. La conscience dans la série causale ........................................................ 246 3. Trivialité présumée de l’irréductibilité de la conscience ............................ 252 4. Ontologie ou épistémologie ? ................................................................... 254 5. La connaissance subjective rejetée .......................................................... 256 6. Conscience et mystère ............................................................................ 259 PARTIE III LA CONSCIENCE EN TANT QU’OBJET D’ÉTUDE

1. Les caractéristiques de la conscience ...................................................... 261 2. Pertinence ontologique de la théorie du double aspect ............................. 264

CHAPITRE 6

Le dualisme éthique ................................................................................ 277

1. Postulat fondamental et pertinence de la connaissance subjective ........... 278 2. La sensibilité .......................................................................................... 296 3. Le savoir subjectif en tant que base de l’intersubjectivité ......................... 311

CONCLUSION

1. La fixation sur l’ontologie dans le discours naturaliste ............................. 321 2. Le difficile retour à soi ............................................................................ 324 3. Conclusion ............................................................................................. 333

APPENDICE ............................................................................................ 341

OUVRAGES ET ARTICLES CONSULTÉS ................................................. 347

INDEX NOMINUM ................................................................................... 359

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TABLEAUX ET LISTES DIVERSES

Raisonnement : la sensation est un fait nouménal ........................................ 56

Ruyer : le faux et le bon parallèle entre le noumène et le phénomène

Grille 1 ...................................................................................... 57

Grille 2 ...................................................................................... 58

Le raisonnement de Jackson

1re formulation ......................................................................... 203

2e formulation ......................................................................... 205

Diverses formulations du paradoxe autoréférentiel ............................. 236-239

Les caractéristiques de la conscience selon Searle .................................... 261

Le médium et le message : l’être du signe et l’être signifié ......................... 267

Raisonnement : pertinence de la connaissance subjective ........................ 285

Connaissances subjectives et objectives ................................................... 299

Raisonnement : la maladie de la vie ......................................................... 328

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SIGLES ET NOTICE

Sigles, par sigle

CWS McGinn

EQ Jackson

FQ Churchland & Smith Churchland

KQ Churchland

PD Strawson

PPQ Jackson

RE Searle

RL Churchland

RM Strawson

RQ Churchland

WMDK Jackson

Sigles, par auteur

Churchland, Paul M.–Smith Churchland, Patricia

FQ « Functionalism, Qualia, and Intentionality » (1981)

Churchland, Paul M. RQ « Reduction, Qualia and the Direct Introspection of Brain » (1985)

KQ « Knowing Qualia: A Reply to Jackson » (1989) RL « The Rediscovery of Light » (1996) Jackson, Frank EQ « Epiphenomenal Qualia » (1982) WMDK « What Mary Didn’t Know » (1986) PPQ « Postscript » (1995), « Postscript on Qualia »

(1998) et « Mind and Illusion » (2004) McGinn, Colin CWS « Can we Solve the Mind-Body Problem? »

(1989) Searle, John R. RE La redécouverte de l’esprit (1995) Strawson, Galen RM « Realistic Monism: Why Physicalism Entails

Panpsychism » (2006) PD « Panpsychism? Reply to Commentators with a

Celebration of Descartes » (2006)

Notice – Pour tout texte en anglais cité en français, c’est moi qui traduis, à moins d’indication contraire.

– À moins d’indication contraire, ce sont les auteurs qui soulignent.

– L’indication « supra, n. x » (ou « supra, n. x, p. y »), suivant généralement l’abréviation « op. cit. », signifie que les détails bibliographiques auxquels renvoie cette abréviation se trouvent dans la note x à la page y.

– Le pronom ‘nous’, quand il apparaît, ne correspond pas, à moins d’erreur de ma part, à un ‘nous’ de majesté.

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À Roch et à Léo-Paul, pour ce qu’ils ont pu faire pour rappeler l’humain à l’humain.

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Remerciements

Ce travail a eu le bonheur de bénéficier de la généreuse collaboration de certaines personnes, auxquelles j’aimerais ici témoigner ma reconnaissance. Je

souhaite remercier en premier lieu mon directeur, Professeur Jean-Marc Narbonne, qui a bien accepté de sortir de ses propres chantiers battus pour

épauler la présente entreprise. Sa patience, sa bonté et son appui moral, tout comme son œil exigeant, m’ont été d’inestimables alliés. J’aimerais réserver des

remerciements spéciaux à deux personnes encore. D’abord, au prélecteur, Professeur Gabor Csepregi, dont l’évaluation a montré une compréhension claire

du projet s’appuyant sur une lecture attentive. Chacune de ses remarques et de ses recommandations a été l’occasion d’un suivi fructueux. Puis à Professeure

Renée Bilodeau, laquelle a bien voulu généreusement relire les trois premiers volets du présent travail. Ses nombreuses remarques ont toutes donné lieu à des

éclaircissements ou à des modifications et, si le présent travail se révèle avoir certains mérites, elle n’y aura pas été pour rien.

J’aimerais aussi remercier la Faculté de philosophie de l’Université Laval pour le soutien qu’elle offre aux personnes inscrites aux Études supérieures, de

même que pour son appui pour les voyages aux divers congrès.

La poursuite de ce travail a aussi été rendue possible en raison de

l’occasion qui m’a été offerte de collaborer, à titre d’assistant de recherche, à la traduction et à l’édition de nombreux textes de Professeur Narbonne, rassemblés

pour la plupart sous un seul titre.

Dans la même veine, mes remerciements vont à Professeur Thomas De

Koninck, de même qu’à la Chaire La philosophie dans le monde actuel et à Schallum Pierre, pour avoir rendu possible ma participation au collectif

Phénoménologie du merveilleux, où les traits principaux guidant la présente réflexion ont pu être exposés.

Cette liste ne saurait venir à sa fin sans faire allusion d’abord à quelqu’un qui, lui aussi, sort un peu de ses sentiers battus en assumant le rôle

d’examinateur externe : Professeur Jean-François de Raymond. Un henryen d’esprit qui se penche sur une littérature anglophone analytique peut se réjouir

encore d’avoir sur son comité de thèse un lecteur de Descartes et de Bergson.

Que toutes celles et tous ceux que j’ai eu le bonheur de côtoyer pendant

mon séjour à la Faculté sachent par ailleurs que l’accueil chaleureux qu’on y ressent m’a toujours été précieux. C’est un privilège de partager ce lieu avec des

gens pour qui la philosophie est une vocation, bien avant d’être une carrière.

Je réserve un dernier mot, cette fois de profonds remerciements, à Linda,

laquelle depuis longtemps déjà m’accorde toute sa confiance et sans laquelle la solitude aurait sûrement déjà eu raison de moi.

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AVANT-PROPOS

Voici une enquête dont l’inspiration est autant naturaliste qu’humaniste et

phénoménologique. Dans la mesure où l’histoire de la philosophie a été le

théâtre d’une lutte, on pourrait voir dans la tendance à la réification de l’être

humain l’enjeu principal de cette lutte et, dans le naturalisme la principale tête

de pont de cette tendance. On n’aurait pas tort sur ce dernier point. Par contre,

dans ce qui suit, une position naturaliste est adoptée pour soutenir un discours

s’opposant à la réification.

Nous verrons, d’une part, pourquoi la réification est un tort, même d’un

point de vue naturaliste, et comment elle ne peut donc pas découler d’une thèse

naturaliste et, d’autre part, que le naturalisme est une thèse plus banale qu’on le

pense, mal comprise autant par ceux qui y adhèrent que par ceux qui la

repoussent. Si, du reste, la définition qui est proposée ici du naturalisme ne

satisfaisait pas à ses adhérents, alors, certes, il deviendra concevable que la

réification soit inhérente au naturalisme qu’on peut en ce cas avoir en vue. Mais

il faudra bien pour cela refuser la définition du naturalisme qui sera présentée

ici.

On connaît le discours s’opposant à la chosification, ou à la réification.

Qu’énonce ce discours ? Que nous ne sommes pas une chose comme les autres

et, par conséquent, que c’est un tort de nous traiter comme un objet.

Or, partons au contraire de l’hypothèse suivant laquelle nous ne serions

effectivement qu’une chose comme les autres. Cela voudrait-il dire pour autant

que nous devrions nous traiter comme nous traitons toute autre chose ? Il

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semble bien que non, justement. Les autres choses sont des choses qu’on met

dans son assiette, en quelque sorte : ce sont, au mieux, des ressources, des

moyens de subsistance pour des vivants, des vivants qui, étant des vivants, sont

des fins pour eux-mêmes. La chose que nous sommes serait une fin ; les choses

que nous ne sommes pas ne seraient que des moyens.

Faudrait-il croire cependant que, l’humain n’étant qu’un être comme les

autres, on ne saurait lui reconnaître de valeur particulière, et encore moins

exceptionnelle ? À une telle question, il faudrait répondre qu’il n’y aurait que

d’un point de vue absolu que les choses pourraient paraître telles. Or, ce point

de vue n’étant pas le nôtre, il ne nous intéresserait guère. Du point de vue d’un

vivant, la vie, en tout cas la sienne, aurait une valeur absolue et devrait avoir

une telle valeur, pour lui.

Par ailleurs, pour que nous, qui sommes humains, reconnaissions à

l’humain une telle valeur absolue, pourquoi faudrait-il que nous le pensions

comme libre ou intelligent, au-dessus de la nature ou même constitué à l’image

de Dieu1 ? Serait-ce que, au fond de nos manières habituelles de penser

métaphysiquement, nous traînerions des reliquats religieux, des traces de

conceptions en lesquelles l’humain était glorifié en raison de sa ressemblance au

divin ? Serait-ce alors l’abandon du religieux qui nous laisserait avec un

sentiment de désenchantement, comme si nous avions eu à descendre sur

Terre ? « [À] force de concentrer toute valeur et toute réalité en Dieu, » écrit

Compte-Sponville, « on ne trouve plus, lorsque la foi se retire, qu’un monde vide

1 Pour un tableau détaillé de l’évolution du discours portant sur les fondements de la

dignité humaine, voir Thomas De Koninck, De la dignité humaine (Paris, Puf, 1995). Pour une approche intéressante, voir Kenneth Henley, « The Value of Individuals » (Philosophy and Phenomenological Research, vol. 37 [1977], no 3, p. 345-352) : la dignité ne se fonde pas, parce qu’elle est fondatrice. Si nous valorisons les êtres humains en raison de telle ou telle propriété, c’est alors cette propriété que nous valorisons, et non les êtres humains. Et si nous n’étions pas les plus beaux et les plus intelligents, que ferions-nous ? Cesserions-nous de nous valoriser ? C’est la vie qui se valorise elle-même, car c’est là sont essence, et ce serait d’agir en conformité avec elle, avec son exigence fondamentale, et donc avec ce que nous sommes comme vivants, que de reconnaître en nous comme en nos semblables une valeur absolue.

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et vain, sans valeur, sans saveur, sans importance »2.

La présente thèse avance une tout autre hypothèse. Suivant celle-ci, ce

serait le regard objectif lui-même qui serait intrinsèquement dévalorisant, le fait

de se voir comme une chose (de ce monde) suffirait pour nous transformer en

« gibier ». Le naturalisme, s’étant fait trop rapidement le complice de ce regard

objectivant, aurait donc amende honorable à faire.

Singularité de la méthode

Au départ, l’intention de la thèse était de mettre en lumière un

rapprochement entre une dualité épistémique et une dualité qui peut être dite

éthique, celle-ci opposant deux « finalités ».

Cette dualité éthique reposerait en effet sur la dualité fins/moyens, et donc

sur deux types de finalité : une « finalité instrumentale » (ou utilitaire) et une

« finalité finalitaire ». Ou l’objet de notre action serait une fin en elle-même, ou il

aurait une valeur utilitaire. Il n’y a rien en cela qui aille visiblement contre le

gros bon sens, même si, dans la pratique, rien n’est tout noir ou tout blanc et s’il

y aura souvent, par exemple, un peu d’utilité à l’amour et, inversement, des

aspects aimables à des activités auxquelles on pourrait ne s’adonner qu’en

raison de leur valeur utilitaire.

Or, instrumentaliser, « se servir de », « tirer profit de », voilà qui demande

qu’on suive des canons qui seraient tout le contraire de ceux auxquels il faudrait

se tenir quand il s’agit de servir une chose, de la valoriser pour elle-même.

La thèse qu’il s’agissait initialement de soutenir était donc que l’acte qui

consiste à valoriser une chose en elle-même repose sur un autre savoir, un savoir

tout autre, une connaissance subjective n’ayant aucune commune mesure avec

ce qu’on a l’habitude d’appeler ‘savoir’, ce qu’on appelle alors ‘savoir’ servant

2 André Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme, Paris, Albin Michel, 2006, p. 214.

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généralement à appuyer des visées instrumentales.

Il aurait fallu, pour soutenir un tel propos, découvrir des auteurs qui

énoncent clairement l’idée qu’il y a deux manières de connaître et que, à ces deux

manières de connaître, se rattachent nécessairement deux attitudes face au

monde. Une telle enquête — peut-être aurait-il été possible de s’en douter au

départ — avait semble-t-il tout contre elle. Le naturalisme, celui qui se comprend

mal, se donne pour postulat, parmi d’autres, qu’il n’y a en réalité qu’une seule

sorte de connaissance. Par conséquent, l’idée même d’un dualisme épistémique

semble susciter chez certains des réactions viscérales défensives. Voulant

introduire une dualité éthique fondamentale, en partant d’une dualité

épistémique pourtant évidente, nous nous retrouvons donc devant un refus aussi

insensé que catégorique du dualisme épistémique lui-même.

C’est alors que la singularité du résultat commence à se faire jour. Le but

initial était de trouver d’autres recherches ou auteurs qui soutiennent une

certaine hypothèse, dans le but de faire avancer la compréhension à son sujet.

En un mot, selon cette hypothèse, la connaissance objective, étant instrumentale

en son essence, serait « méchante » ; elle serait mortifère, comme elle se devrait

naturellement de l’être, là où la connaissance subjective soutiendrait une

attitude contraire. Or, nul auteur avançant de tels propos n’a été repéré dans la

littérature à l’étude. Par contre, il semble que la majorité des propos retenus se

soient révélés être mortifères pour l’élément subjectif.

Il s’agissait de soutenir une thèse, de chercher dans les textes des propos

qui l’explicitaient, pour ensuite la faire avancer de quelques pas, dans la mesure

où le chercheur pouvait lui apporter une quelconque modeste contribution. Il

s’agissait donc initialement de repérer, dans la littérature, des textes qui

projetaient de la lumière sur cette thèse. Mais il s’est avéré que c’est cette thèse

elle-même qui a projeté une lumière, peut-être nouvelle, peut-être douteuse, sur

les textes examinés.

Il y a un autre point portant sur la méthode qu’il faut souligner. Le

présent travail ne se propose pas comme une étude qui aurait pour but

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d’approfondir notre commune compréhension des thèses d’un ou de plusieurs

auteurs. Il ne s’agit pas de faire de la lumière sur la philosophie d’un Strawson,

d’un Eddington ou d’un Churchland. La présente thèse est thématique et son

unique axe directionnel est la dualité épistémique, cet axe se dirigeant

ultimement vers la dualité éthique à laquelle se rattache cette dualité

épistémique. C’est donc uniquement le traitement que réserve chaque auteur à

la dualité épistémique — la dualité éthique n’apparaissant jamais dans l’horizon

des textes à l’étude — qui retiendra notre attention. C’est, non pas la défense ou

le rejet de la philosophie particulière de tel ou tel auteur qui intéresse la présente

étude, mais le sort que réserve à la dualité épistémique chacun des penseurs

auprès desquels nous allons nous renseigner.

Terminologie

Deux autres points sont à considérer avant d’introduire le propos, ceux-ci

concernant la terminologie. Tout d’abord, le concept d’une dualité de formes de

connaissance ne soulèverait peut-être pas tant de résistance si, plutôt que de

parler d’une dualité de formes de connaissance, c’était le concept de deux volets

propres à toute connaissance qui était évoqué. Si rien n’interdit une

reformulation d’ensemble qui tienne compte de cette nuance, il faut dire que

celle-ci reste plus verbale que substantielle, le résultat final ne s’en trouvant

point affecté. Quoi qu’il en soit, nous aurions encore à la fin un dualisme

épistémique non moins marquant.

Deuxième remarque : la littérature a à peu près consacré l’expression

« théorie du double aspect ». Il faut dire d’abord qu’il s’agit non d’une théorie,

mais d’un postulat, sinon, au plus, d’une thèse ou encore d’une doctrine.

« Théorie » semble maladroit. Nous verrons par ailleurs au cours de l’étude

pourquoi cette « théorie » du double aspect serait plus adéquatement nommée

« théorie du double accès ». Cette théorie met en évidence la différence entre un

accès immédiat et un accès médiatisé au réel, un accès « par le dedans » et un

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accès « par le dehors ». Enfin, dans la littérature, l’expression « théorie du double

aspect » est employée en plus d’un sens, souvent passablement différents l’un de

l’autre. Ces divers points concernant la théorie du double aspect n’étant signalés

ici qu’en guise d’avertissement.

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INTRODUCTION

L’erreur de l’âme sur elle-même vient de ce qu’elle s’identifie à ces images avec un si grand amour qu’elle en vient à se juger elle-même comme quelque chose de tel. Elle s’assimile à ces images, non par son être, mais par la pensée : ce n’est pas qu’elle se figure qu’elle soit une image, mais elle se figure qu’elle est ce dont elle porte l’image en elle. Car en elle subsiste le pouvoir de juger qui lui fait distinguer le corps, qui lui reste extérieur, de l’image qu’elle porte en elle : à moins que ces images ne s’extériorisent au point d’être prises pour la sensation de corps étrangers, non pour des représentations intérieures, ce qui arrive couramment dans le sommeil, la folie ou quelque transport.

Saint Augustin3

L’illusion de Galilée ce fut, justement d’avoir pris ce monde mathématique

destiné à fournir une connaissance univoque du monde réel pour ce

monde réel lui-même [...].

Michel Henry4

1. Il existe une dualité foncière constitutive de l’existence humaine. On a

longtemps interprété cette dualité comme étant ontologique — voyant en elle une

dualité de substances : esprit et matière. On s’est acharné sur cette dualité dite

3 La Trinité, livre X, VI, 8, P. Agaësse (trad.), in Œuvres de saint Augustin, 2e série,

t. 16, La Trinité, Livres VIII-XV, Paris, Desclée De Brouwer, 1955, p. 137. 4 « Philosophie et subjectivité », Encyclopédie philosophique universelle, A. Jacob (dir.),

vol. I, A. Jacob (dir.), Puf, 1989, p. 47, § 1. Repris dans Phénoménologie de la vie, t. II : De la subjectivité, Puf, 2003, p. 28.

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ontologique, voulant la contester, se croyant quitte de toute dualité une fois

abattue cette dualité conçue comme dualité dans l’être.

2. Coup d’épée dans l’eau, la rhétorique contre le dualisme ontologique laisse

indemne le véritable dualisme, celui-ci étant épistémique, et non ontologique.

S’il n’y a pas deux sortes d’êtres, il reste deux connaissances, deux accès à l’être,

médiat et immédiat, externe et interne, entre lesquels, aussi surprenant que cela

soit, aucun pont ne saurait être érigé. L’expérience humaine, comme tout ce qui

peut se concevoir comme expérience, se constitue nécessairement de deux

savoirs, de deux manières de connaître, correspondant respectivement à un

savoir de soi et à un savoir de l’altérité, c’est-à-dire un savoir d’un non-moi qu’on

ne saurait connaître que médiatement à travers les effets qu’ont sur nous les

choses autres que nous. Ce dernier savoir correspond au savoir objectif ou

scientifique.

3. À ces deux savoirs, objectif et subjectif, se rattachent deux éthiques, deux

manières d’être au monde, soit servir, en traitant l’objet de notre attention

comme une fin en soi, ou se ‘servir de’, en le traitant comme moyen. Dire deux

savoirs, c’est dire deux manières d’éprouver ou de sentir, deux modalités du

pâtir. À ces deux modes de passion répondent donc deux modes d’action.

4. C’est cette dualité foncière constitutive de l’existence qui fait l’objet de la

présente thèse. Après avoir fait le point concernant le questionnement que

suscite l’écart apparent entre l’esprit et le corps, ce qui nous permettra d’entrer

en matière, un tableau anthropologique sommaire situera cette dualité foncière

dans le cadre d’une appropriation progressive d’une compréhension de soi, telle

qu’elle peut se concevoir au sein de l’évolution humaine. Les sections suivantes

introduisent deux idées : d’abord celle d’une « dualité de dualités », soit de deux

dualités fort différentes l’une de l’autre, mais qu’implique le fait même de toute

représentation, puis celle d’un oubli de soi auquel une telle structure existentielle

peut facilement nous condamner. Ensuite, les formes générales qu’ont pu

prendre les réponses à cette aliénation ressentie par un être aux prises avec ces

deux dualités seront brièvement évoquées. Nous verrons par là comment cette

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problématique nous oriente initialement vers le panpsychisme.

5. Comme c’est néanmoins à partir d’une perspective naturaliste que les

questions sont abordées, cette perspective sera d’abord définie avec plus de

précision. Il nous faudra nous attarder plus longuement ensuite, dans la

présente introduction, d’abord au cadre doctrinal qui guide l’étude puis, plus

spécialement, à la théorie du double aspect, en disant un mot auparavant au

sujet du panpsychisme.

1. La différence fondatrice

6. Commençons par la question de la différence entre l’esprit et la matière.

La question du rapport psychophysique est centrale par rapport à chacune des

études qui suivent. Or, on pense habituellement que cette question appelle une

recherche qui consisterait à se demander comment il se fait — comment il se

peut — qu’un amas de matière inerte se transforme en un être sensible. On ne

semble pas voir le moindre rapport entre les deux termes — matière et pensée —,

et c’est cette différence et cette absence de rapport permettant de lier ces termes

l’un à l’autre qui attisent nos curiosités et motivent les recherches, qu’on le

reconnaisse ou non.

7. Cette question existe donc parce qu’il nous semble exister un écart

incommensurable entre la conscience, en tant que fait, et la matière. Par contre,

on croira facilement que, si cet écart existe, c’est parce que notre science n’est

pas suffisamment avancée. On cherchera alors à connaître la matière plus

profondément. Mais, en réalité, c’est la question qu’il faut interroger, bien plus

que la matière. Ce n’est pas comment la matière peut causer l’esprit qui est la

véritable question, mais quelle est la nature de cette différence qui démarque ces

deux termes. Si cet écart existe, pour nous, ce n’est pas, en fin de compte, parce

que notre science est insuffisante, mais parce que l’écart en question est l’écart

— c’est ce qu’il s’agira de démontrer — entre le dedans et le dehors, ce qui est

une tout autre chose qu’un manque de science.

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8. Si c’est le cas, c’est-à-dire, si l’écart entre l’esprit et la matière correspond

effectivement à la différence entre le dedans et le dehors, cela suggère qu’il existe

de vastes pans de l’entreprise d’autocompréhension humaine qui, dans leur fond,

paraîtront d’autant plus douteux. Nous pouvons penser ici au projet de

psychologie béhavioriste ou à d’autres projets de compréhension qui peuvent

relever d’une sociologie objectivante (structuralisme ? historicisme ?), d’une

phénoménologie (voir les lectures henryennes de Husserl5) ou, plus près de la

présente étude, d’une philosophie analytique ayant pour objectif fondamental

une « naturalisation » de l’esprit.

9. Que, non pas l’humain, mais — entendons bien — la subjectivité ne se

prête pas à la science peut déjà être mis en évidence par l’exercice suivant.

Considérons une description qu’un neurologue pourrait nous proposer de l’acte

qui consiste à sentir un bouquet de fleurs. Pour lui, sentir un bouquet, ou même

seulement y penser, se réduirait essentiellement, si on exclut le fait d’inspirer de

l’air, à une série d’événements neuronaux, synaptiques et hormonaux. Or, il

nous faudrait rappeler à un tel savant qu’une pensée ou une sensation ne

ressemble pas plus à une cellule, à un lobe occipital, ou même à un nuage

d’activité électrochimique qu’à une tête bien faite. C’est le rapport entre un fait

matériel — qu’il soit microscopique ou non — et une réalité intérieure qui

provoque la recherche, et non pas la question de connaître les conditions

matérielles précises qui semblent être le corollaire de toute vie ou de toute

pensée. Car, connaîtrions-nous ces conditions dans leur plus menu détail, la

question concernant le caractère énigmatique de ce rapport se poserait encore.

10. On comprendra que ce qui s’applique à l’approche « physicaliste »

concernant la conscience s’appliquera tout autant à des recherches qui, sans se

vouloir physicalistes, se voudront encore scientifiques, en faisant leurs les

méthodes de la science objective, celle-ci impliquant entre autres la volonté

d’insérer les faits mesurables dans le contexte d’une théorie explicative

5 « Réflexions sur la cinquième Méditation cartésienne de Husserl », in Phénoménologie

matérielle, Paris, Puf, 1990, p. 137-159 ; « Philosophie et subjectivité », art. cité, p.54-55.

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constituée de lois objectives.

11. Il faut être clair, cependant. On peut certainement, à n’en pas douter,

traiter scientifiquement l’être humain ; on peut le soumettre à une objectivation

autant que toute autre chose. C’est pourquoi il est important de souligner que

c’est la subjectivité, et non l’humanité, qui échappe en principe au pouvoir de la

science. Trop longtemps, sentant intuitivement que nulle science du monde ne

pouvait atteindre son être intime, l’humain en a tiré la conclusion qu’il était lui-

même une exception dans la nature. Mais ce n’est pas une telle conclusion que

les travaux qui suivent autorisent. C’est l’expérience subjective de toute chose

qui reste insaisissable objectivement, que toute chose, par ailleurs, « ait » ou non

une expérience subjective.

12. Ce qu’il faut entendre maintenant par une expérience subjective, par

intériorité, c’est ce qu’il appartient au texte d’expliquer. Nous pouvons faire un

premier pas dans cette direction en esquissant une anthropologie qui nous

permettra de prendre acte d’une distinction dont l’importance est primordiale en

philosophie, soit celle opposant le réel et son image.

2. Cadre anthropologique

13. L’histoire humaine — entendons, l’évolution d’ « anthropos » — peut se

diviser en trois moments. Dans un premier moment, l’humain, rendu intelligent,

pense le monde. Étant un être d’intelligence, l’humain est un être qui se

construit une image du monde. Penser le monde, c’est se le représenter.

Cependant, dans cette image, l’humain ne retrouve point la trace de son être. Il

ne se reconnaît point dans la nature telle qu’elle se présente à lui, et elle se

présente à lui, forcément, telle qu’il se la représente. C’est donc normal qu’il ne

se retrouve nullement dans cette image, puisque le réel n’est pas image, ou n’est

pas cette image et, pour certaines raisons formelles (qui seront examinées au

chapitre 5), le réel ne peut même pas ressembler à l’image que nous en avons.

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14. Donc, dans cette nature qu’il voit, l’humain premier ne voit point son âme,

sa vie intérieure, sa vie éprouvée, c’est-à-dire sa vie réelle. Il lui semble que sa

nature à lui est tout autre que ce qu’il lui est possible d’apercevoir et de

concevoir. Il se sent immatériel, et il ne voit que matière. Il sent donc qu’il vient

d’ailleurs, d’un monde caché, caché et autre en nature ; et il dit : « je ne suis pas

corps ». Je ne suis pas ce corps, cette mécanique, et je ne suis pas cette nature.

Je suis donc surnature. À plusieurs égards, il a raison, même si, à le prendre au

mot, il peut avoir tort. Mais il ne réalise pas encore que la pauvreté à laquelle il

refuse avec raison de s’identifier n’est que la pauvreté de l’image du monde que

ses propres capacités lui permettent de produire — ou n’est, que la pauvreté de

l’image tout court ; « tout court », parce que, de toute façon, pour des raisons

formelles, l’image ne peut qu’être relativement pauvre, aussi intelligent qu’on

puisse être, quand c’est au réel qu’on la compare.

15. Dans un deuxième moment anthropologique, les fruits de l’intelligence

s’imposent. L’humain se sent acculé par son image du monde. Celle-ci paraît si

valide, elle lui procure tant de pouvoir, qu’il ne peut plus guère argumenter

contre elle. Il croit alors que la seule vérité digne de ce nom est la vérité

objective. Il cède donc — peut-être gaiement — et s’identifie à l’image objective

qu’il détient du monde. Il « tombe » dans l’image, en quelque sorte, et il dit : « Je

suis corps. Je suis matière, l’égal de toute autre matière. » Il se « naturalise » et

se conçoit maintenant comme un mécanisme physiologique et, pour se

comprendre, il risque fort, par exemple, de se lancer dans des recherches

neurologiques toujours plus approfondies.

16. Donc, dans un premier moment, l’humain s’aliène du monde, de l’être du

monde. Il dit « je ne suis pas monde ». Nous retrouvons alors un humain

inquiet, en quête perpétuelle, tourné vers le transcendant, ne se sentant pas chez

lui dans le monde. C’est « anthropos un ».

17. Dans le deuxième moment, il dit « je ne suis pas ». En effet, en disant

« toute vérité est objective », il se coupe, il se détourne de la seule vérité qui existe

véritablement pour lui, et c’est sa réalité subjective, son intériorité. En disant « il

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n’y a que l’objet », en disant que toute vérité est objective, il dit que le sujet n’est

pas, ou n’est qu’une illusion. On se souviendra du mot d’ordre de la fin du

millénaire précédent, proclamant « la mort du sujet ». L’humain ne s’aliène plus

alors du monde, en un sens, puisque c’est dans l’image du monde qu’il fuit ; il

s’aliène maintenant de lui-même. L’expérience est moins douloureuse seulement

parce qu’il ne se sent plus. La perte est d’autant plus monstrueuse. C’est

« anthropos deux ».

18. Dans un troisième moment anthropologique, dont on attend toujours — il

faut l’avouer — la venue, l’humain surmonte ces deux formes d’aliénation. Il se

sent chez lui dans le monde, comme être naturel, mais il demeure pleinement

conscient du fait qu’il ne peut qu’être mystère pour lui-même, aussi puissante

que puisse être sa science, et conscient du fait que — pour évoquer un mot

d’Alquié — l’apparaître n’est pas l’être6. C’est une mission importante de la

philosophie, sous laquelle s’inscrivent les présents travaux, que de faciliter cette

transition vers ce troisième moment.

19. À la lumière de cette anthropologie sommaire, nous pouvons mieux

caractériser et comprendre les deux positions adverses constitutives du débat

concernant le rapport psychophysique. Ces positions nous renvoient à ce

premier et à ce second moment anthropologique. On ne peut éviter de

caricaturer en traçant avec de grands traits, mais disons néanmoins que nous

aurons, d’un côté, les humanistes et, de l’autre, les naturalistes physicalistes.

20. Liberté, dignité humaine, pourquoi l’être humain est-il plus qu’une bête,

voilà des notions et une question que nous retrouverons communément chez les

humanistes.

21. D’autre part, il y a le discours naturaliste, un discours qui dira, en gros,

« Adieu les chimères, les fausses croyances complaisantes, telles la liberté

6 « L’objet n’est pas l’être » : paroles recueillies par Alexis Philonenko lors d’un

entretien qui s’est avéré être leur ultime rencontre et qui lui sert de « fil d’Ariane » dans ce qui constitue un in memoriam pour Alquié et son œuvre (« Ferdinand Alquié ou de la lucidité », Revue de métaphysique et de morale, vol. 90 [1985], no 4, p. 462).

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métaphysique, la dualité ontologique, etc. ». L’univers est rationnel, et

déterminé, et nous en sommes. Nous ne sommes que des animaux. C’est cette

position qui semble remettre en cause des notions telles celles de finalité ou de

bonté naturelle, et qui d’ailleurs peut générer le scepticisme, le relativisme ou

même le nihilisme ou d’autres maux semblables.

22. En réalité, cette dispute trahit un déchirement existentiel que chacun

retrouvera déjà en lui-même, pour peu qu’il y regarde de près. La condition

humaine elle-même nous place dans une situation qui, si nous ne prenons pas le

temps d’y voir clair, nous laisse avec une tension douloureuse entre deux

manières de s’inscrire dans le réel.

23. En partant d’une position naturaliste, en en constatant les limites

apparentes, il nous sera possible d’entrevoir comment le passage peut se faire

vers un naturalisme moins problématique. On pourra même voir dans le

parcours proposé un discours qui nous permet de passer d’une thèse à une

antithèse (soit d’ « anthropos 1 » à « anthropos 2 »), puis à une synthèse (soit

« anthropos 3 »).

3. Le réel et son image

24. Saisir le sens des deux exergues qui figurent en tête ce cette introduction,

c’est atteindre le fond des propos qui suivent. Nous sommes, n’en déplaise à un

certain sens de la pudeur que chacun porte en soi, des singes et, en tant que

singes, nous nous construisons des images du réel, comme de nous-mêmes. Un

singe singe et l’homme est un grand singe qui singe en grand. Or, l’image qu’un

singe se fait du réel ne peut qu’être une parodie de ce même réel. Quand le

même singe agit suivant l’image qu’il se fait de lui-même, il imite l’image qu’il a

de lui-même. Nous assistons alors à une double parodie. C’est ce que des

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travaux récents se sont donné pour tâche de porter à l’évidence7.

25. On pourra d’ailleurs se convaincre de l’étendue du rôle de l’imitation dans

la vie sociale en consultant l’œuvre de René Girard8. L’imitation n’est pourtant

pas un tort en soi. Elle est au contraire un élément essentiel au développement

humain et la présente étude ne porte pas sur le rôle de l’imitation dans la vie

humaine. L’attention sera tournée plutôt vers l’idée que l’humain oublie ou ne se

rend pas compte qu’il n’a du monde qu’une image.

26. Ce premier constat, par lequel nous reconnaissons n’avoir accès au monde

que par l’entremise de sa représentation, en impose un deuxième, dont

l’importance ne saurait être sous-estimée. Nous avons bien droit au monde-

image — monde pensé aussi bien que senti9 —, mais nous avons aussi droit à

quelque chose en plus, puisque nous détenons aussi l’image en elle-même. Or,

nous aurions là une connaissance de nous-même qui ne souffrirait aucune

comparaison avec la connaissance que nous aurions du monde à travers l’image.

Nous aurions à nous-même un accès direct, même s’il n’était que partiel, qui

serait sans commune mesure avec l’accès indirect au monde que nous assure la

représentation du monde. Cette distinction entre un accès direct à l’être que

nous sommes et un accès indirect à l’être que nous ne sommes pas constitue

donc une dualité de formes de connaissance.

27. Considérons maintenant cette dualité à partir du point de vue qui sera le

nôtre, soit celui du naturalisme. ‘Physicalisme’, ‘matérialisme’, ‘déterminisme’,

‘naturalisme’, voilà autant de termes qui peuvent refléter des nuances de sens,

mais qui tous procèdent néanmoins du même esprit ou d’une même intention.

Cette intention est noble, comme nous le verrons, mais elle conduit le plus

souvent à un réalisme objectivant. Par ‘réalisme objectivant’, il faut entendre ce

7 Étienne Groleau, Affectivité, parodie et modernité, thèse doctorale, Université Laval,

Québec, 2013. 8 Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Bernard Grasset, 1978. 9 Nous verrons, ici et là, au cours de l’étude, que l’opposition entre le sujet immédiat

et l’objet médiatisé ne correspond pas à l’opposition entre le senti et le conçu, même si le sensible est un domaine où il nous est plus facile de faire ressortir le contraste entre les deux savoirs. La dualité des savoirs sera constitutive de toute expérience, qu’elle soit intellective, émotive ou autre.

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processus par lequel l’être humain, après avoir vu le monde, le transformant par

là en image, nécessairement objective par la force des choses, oublie le monde

réel et prend cette image pour le réel. Or, ce faisant, il perdrait la trace et le sens

de son être propre. Laurent de Briey envisage le même problème quand il écrit :

Poussée dans ses ultimes conséquences, la logique de la mathématisation du monde physique est en effet celle d’une réduction

du réel à ce qui est subjectivement représentable10.

Il aurait simplement été plus conforme aux faits d’écrire « objectivement »

représentable.

28. Or, une telle méprise n’est pas sans conséquence. Tout au contraire, elle

eut des séquelles très graves. Mais avant de traiter de la question des

implications éthiques qu’il faut lier formellement, d’une part, à la conception

objective et, d’autre part, à la conception subjective de l’être humain, il faut

d’abord établir le fait que la connaissance objective n’est pas la seule qui soit. Il

faut démontrer qu’à elle s’oppose une connaissance subjective, avec laquelle elle

constitue une dualité épistémique fondamentale. Or, quoique ce soit au

naturalisme que le réalisme objectivant ait été attribué, il semble pourtant que la

dualité épistémique en question se trouve régulièrement reconnue par des

auteurs qui se qualifieraient eux-mêmes, sans hésiter, de naturalistes. Plusieurs

semblent l’invoquer couramment dans le but d’en tirer un usage polémique.

C’est rapidement cependant qu’on laisse tomber ensuite le rideau sur elle quand

vient le temps de la considérer en elle-même et d’en tirer toutes les

conséquences.

29. L’attention sera donc portée surtout sur cette dualité en tant que dualité

épistémique, en se concentrant sur l’oubli ou la dévalorisation et la banalisation

de la connaissance subjective dans la pensée naturaliste, la thèse étant que rien,

dans le contexte d’une telle doctrine, ne nous oblige à fermer l’œil sur cette

connaissance et que tout, au contraire, nous contraint d’en tenir compte.

10 Laurent de Briey, « Les paradigmes de l’éthique. Nature, sujet, intersubjectivité », in

Questions d’éthique contemporaine, L. Thiaw-Po-Une (dir.), Paris, Stock, 2006, p. 907-923.

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4. Deux dualités

30. Le concept de représentation n’implique pas seulement cette dualité

épistémique, opposant la connaissance du monde par la pensée à la

connaissance de la pensée en elle-même. Ce concept implique aussi une

deuxième dualité, cette fois opposant l’image d’une chose à la chose même, à la

dite « chose en soi », au noumène. Cette opposition permet de comprendre que

l’objet dans l’image, l’objet apparent, peut différer de manière importante de la

réalité qui lui donne lieu. Nous n’avons qu’à penser au symbole. Un symbole

peut ressembler à ce qu’il désigne, comme il peut en être fort différent, sans pour

autant que son utilité s’en trouve amoindrie. La pertinence de cette dualité

ressortira quand il s’agira de penser le rapport entre le mental et le physique.

Revenons à la première dualité.

31. Hormis cette dualité que constituent la réalité nouménale et son image, il

existe donc cette dualité épistémique, inhérente à toute représentation, soit celle

du subjectif et de l’objectif. Cette dualité est constituée par l’opposition entre

l’objet de la représentation et la représentation en elle-même. Dans toute image,

si ce n’est que quelques traits noirs sur un fond blanc, il y a un donné immédiat.

C’est là la représentation en elle-même, pensée indépendamment de toute

référence à quelque objet ou quelque sens que ce soit. Dans ces traits, on

pourra, certes, reconnaître une ressemblance avec une autre réalité — une

personne, une chose ou même un sentiment. Mais il y aurait, hormis ce contenu

objectif, un donné brut qu’on peut voir comme insignifiant ou, du moins, qu’on

peut voir indépendamment de sa signification, donc de son interprétation.

Notons au passage que, pour sa part, le contenu objectif pourra encore être un

élément foncièrement subjectif. Ce sera le cas, par exemple, lorsqu’une chanson

fera référence à une peine d’amour, un vécu éminemment subjectif. Ce n’est

qu’accessoirement qu’une peine d’amour peut être dite « objective ». Elle peut

être objet de discours, mais d’un discours qu’on ne saurait comprendre que d’un

point de vue subjectif. Nous aurions droit, dans toute représentation, à cette

dualité constituée d’un volet objectif et subjectif, que cette représentation soit

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visuelle, tactile ou même olfactive ou encore kinesthésique. Signification et

signe, message et messager ou — mieux — médium, contenu et contenant sont

certaines des paires nominales qui peuvent être utilisées pour désigner cette

dualité. Celle-ci constitue, à proprement parler, un dualisme épistémique : en

raison de cette dualité inhérente à la structure même de toute expérience, toute

expérience se constitue d’une dualité de modes de connaissance, l’un et l’autre

demeurant mutuellement incommensurables.

32. Pensons à ce cliché que lançait M. McLuhan il y a un demi-siècle : « Le

médium, c’est le message »11. Si on a cru que cette sentence pouvait avoir des

implications fracassantes en sociologie, celles-ci pourraient paraître relativement

ordinaires par comparaison aux implications dont elle pourrait être porteuse

quand c’est dans une réflexion métaphysique qu’on l’implante. La présente thèse

pose donc que le fait de ne tenir compte que de l’objet intentionnel de la

représentation, ce serait oublier ce que la représentation peut être en elle-même.

En ne portant attention qu’au message, on ignorerait la valeur épistémique du

médium, alors que, toujours, le médium constitue déjà en lui-même un message,

et un message implicite qui reste tout autre par rapport au message explicite

qu’il véhicule. Quand une musique pleure, quand la voix gémit, nous avons une

image qui vaut mille mots, parce que ce ne sont pas les mots qui portent le

message, mais le ton. Or, les mots — les poètes le savent trop bien — ont aussi

leur ton, une tonalité qui peut d’ailleurs dépendre autant, sinon plus, de leur

sens que de leur phonétique. Cette tonalité du sens nous éloigne entièrement de

sa valeur objective et nous plonge dans sa profondeur subjective.

33. Si l’une et l’autre de ces dualités (le réel et son image ; l’objet dans l’image

et l’image en elle-même) se révéleront importantes, la deuxième, constituant à

elle seule le dualisme épistémique, pourrait suffire pour assurer le statut de la

connaissance subjective. Nous verrons cependant qu’on ne peut faire l’économie

de la première, celle opposant le réel, l’ « objet » nouménal (la chose en soi) à cette

11 « The medium is the message » : aphorisme notoire de Marshall McLuhan et titre du

premier chapitre de Pour comprendre les média (J. Paré [trad.], Montréal, Hurtubise HMH, 1972 [Understanding Media, New York NY, McGraw-Hill, 1964]).

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chose telle que nous nous la représentons.

34. Considérons pour l’instant la seconde dualité. Il s’agit d’une dualité

épistémique opposant la connaissance de l’objet dans la représentation à la

connaissance de la représentation en tant que telle, cette connaissance

constituant dans ce dernier cas la connaissance subjective. On a

malheureusement l’habitude d’assimiler le concept de représentation à celui de

contenu de la représentation, laissant alors dans l’ombre le fait même de cette

donnée immédiate que constitue la représentation. Prenons pour exemple un

tableau : « Les Antilles ». On y voit dépeintes une rive, une mer et une eau d’un

bleu si beau qu’on croirait que la petite houle s’en réjouit. Voilà un contenu.

Même le bleu de l’eau, ou en tout cas l’eau bleue, relève du contenu, et non du

« contenant ». Or, ce bleu est à la fois l’un et l’autre, contenu et contenant,

message et médium. C’est qu’on peut voir la mer ou voir le bleu. Dans le dernier

cas, il ne s’agit pas de voir un cadre, ni même la toile et la peinture, mais la

couleur en elle-même, la matière de la représentation.

35. En un sens — mais dans un sens seulement, comme cela sera précisé à

l’instant —, le contenu correspondrait en effet à la forme et le médium à la

matière de laquelle la forme est tirée. La constitution initiale du contenu serait

l’œuvre, certes préréflexive, de l’intelligence, celle-ci tirant un contenu de cette

matière première que serait l’impression ou le divers sensible. Cette « matière »

correspond à ce qu’on appelle, dans la littérature, « l’effet que cela fait », soit au

volet qualitatif de l’expérience. Dans l’exemple du tableau, cet effet comprendra

non seulement l’impression des diverses formes et couleurs, mais aussi

l’impression de beauté. Quoi qu’il en soit, le fait de cette dualité (de choses à

connaître) demeure ; cette dualité est nécessaire et indépassable : il y a, d’une

part, la visée intentionnelle de la représentation et, d’autre part, l’ « effet que cela

fait » d’être tel ou tel vécu12. Et comme l’explique Sprigge, éminent panpsychiste

12 L’expression « l’effet que cela fait » a été popularisée par l’usage qu’en a fait Thomas

Nagel (« What Is it Like to Be a Bat? », Philosophical Review, vol. 83 [1973], p. 435-450). Elle avait été utilisée un peu avant par T.L.S. Sprigge : « Thus consciousness is that which one characterises when one tries to answer the question what it is or might be like to be a certain object in a certain situation. » (« Final Causes », Proceedings of

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du XXe siècle, on ne se demande pas ce qu’est un objet quelconque lorsqu’on se

demande — question toute particulière — ce que c’est qu’être cet objet13.

36. Voici cependant deux difficultés. La première concerne ce qu’on peut

entendre sous les termes de ‘savoir’ et de ‘connaissance’. Le savoir est-il

nécessairement propositionnel, est-il toujours un « savoir que » ? Si l’intelligence

est la faculté qui a pour tâche de produire un contenu représentationnel, on ne

voit pas comment nous pourrions « connaître » autre chose qu’un tel contenu.

Ce serait alors comme si la connaissance correspondait à ce qui est formé, à ce

qui se forme dans la représentation. Connaître signifierait, en ce cas, identifier

un contenu. Certes, suivant cette manière de voir, il n’y aurait pas de forme sans

matière, mais il n’y aurait pas de connaissance sans forme, et l’acte de connaître,

de ce point de vue, consisterait à interpréter une matière de manière à en tirer

une forme — une idée — vérifiable empiriquement.

37. Il ne faudrait pourtant pas conclure que toute connaissance se rapporte à

la forme, qu’elle est par là nécessairement objective et que ce ne serait que par

abus de langage que nous pourrions parler d’une connaissance subjective que

constituerait la matière de la représentation. Cela peut sembler n’être qu’une

question de convention. Ainsi, on admettrait, d’un commun accord, que

l’expression ‘connaissance’ puisse ou non désigner l’éprouvé, l’expérience

immédiate. En réalité, loin d’être une simple question de convention, il serait

bien difficile de faire autrement que de parler, dans ce dernier cas, de

connaissance. Pour que Joseph tende la main vers le livre jaune et non vers le

livre bleu, quand on lui demande de saisir le livre jaune, il doit connaître

l’éprouvé « jaune », la « jaunitude ». On « reconnaît » des sons, des couleurs, des

sentiments.

38. Cela dit, nous voici devant une deuxième difficulté. Faut-il comprendre

the Aristotelian Society, Supplementary Volumes, vol. 45 [1971], p. 168) comme par d’autres encore avant ces derniers (D. Stoljar–Y. Nagasawa [dir.], « Introduction », in There’s Something About Mary. Essays on Phenomenal Consciousness and Frank Jackson’s Knowledge Argument, Londres/Cambridge Mass., Bradford/MIT, 2004, p. 7).

13 Sprigge, idem.

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que seule la « matière » de la représentation constitue la connaissance subjective,

alors que la forme en constituerait la connaissance objective ? Par rapport à

cette question, Descartes peut nous venir en aide. Même en admettant avec lui

que « le corps, la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des

fictions de [notre] esprit », nous serions, malgré cela, encore contraints de

reconnaître l’existence indubitable de toutes ces fictions, en particulier de la

figure, en tant que pensées14. C’est que la forme elle-même — ici, la « figure » —

comporte déjà un élément subjectif, étant elle aussi éprouvée. L’esprit interprète

le divers sensible, l’éprouvé, mais l’interprétation qui en résulte sera elle-même

éprouvée à son tour. Tant et si bien que la connaissance immédiate et subjective

ne peut se réduire au seul volet matériel et sensible, qualitatif, de l’expérience.

La figure elle-même relève de notre expérience immédiate, autant que les

éléments dits « matériels » de la sensation, soit ses aspects qualitatifs. Mais il y a

un avantage à concentrer notre attention sur le matériau sensible, par opposition

à la forme en tant que sentie, et c’est qu’il est alors d’autant plus facile de

souligner la différence entre un « contenu » subjectif (l’effet que cela fait) et un

contenu objectif (la visée intentionnelle), cela permettant d’assurer la validité de

la distinction entre connaissance subjective et objective.

39. Par ailleurs, s’il est vrai que la forme est elle-même, en un sens, matière de

l’épreuve, il est vrai aussi que même le matériau sensible, en dehors de toute

forme, médiatise déjà et a donc déjà une valeur objective : le fait en sera souligné

à plus d’une reprise. Car, même l’odeur informe de la rose renvoie à, signifie, la

rose, tout en étant déjà elle-même une épreuve avant toute signification. Nous

verrons que cette portée objective du qualitatif se transforme en leurre, celui-ci

détournant notre attention de l’impression sensible en tant que connaissance

subjective. Michel Henry conçoit clairement la portée objective et la portée

subjective de l’expérience sensible lorsqu’il distingue des qualités transcendantes

— le bleu du ciel, la sérénité du fleuve — de l’impression réelle vivante,

immédiate, du simple bleu, de la simple sérénité (infra, p. 297).

14 Méditations métaphysiques, in Descartes. Œuvres philosophiques, textes établis,

présentés et annotés par F. Alquié, Paris, Garnier, 1967, « Méditation Seconde », p. 415.

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40. Il est important de ne pas projeter de symétrie entre ces deux savoirs,

objectif et subjectif, raison pour laquelle ‘contenu’ apparaît ci-dessus entre

guillemets. Ce « contenu » correspond au contraire à ce qui a été associé plus

haut à l’idée de « contenant » : l’expérience elle-même serait le véhicule, le

médium, connu subjectivement, soit sans être l’objet d’une connaissance. Si la

forme peut être la matière d’une interprétation, et si l’impression sensible peut

avoir une valeur objective, nous retrouverons néanmoins dans toute expérience

la même dualité constitutive comprenant, d’une part, la connaissance médiate et

objective, soit la visée intentionnelle, et, d’autre part, la connaissance immédiate

et subjective, l’effet que cela fait (d’être une chose ressentant).

41. Sans contredit, on ne peut que rappeler le fait de la connaissance

immédiate. Car il n’y a rien de neuf dans l’idée d’une telle connaissance.

Augustin lui-même était déjà pleinement conscient de ces deux modes du

connaître opposant la connaissance que l’âme a d’elle-même à ce qu’elle ne peut

connaître que « grâce à la manifestation de signes extérieurs »15. Cette

distinction est fondamentale chez Descartes et oppose la connaissance, toujours

certaine, que détient l’âme d’elle-même à celle des choses étendues, fruit de

l’imagination et toujours sujette au doute cartésien16. Russell a consacré une

étude à la connaissance immédiate17 et Pascal Engel, pour donner un dernier

exemple, évoque aujourd’hui cette connaissance dans le contexte d’une réflexion

sur divers types de connaissances littéraires18.

5. L’oubli de soi

42. Dans la littérature anglophone, on hésite généralement plus à reconnaître

un statut à la connaissance immédiate, même après lui avoir reconnu de

15 La Trinité, livre X, IX, 12, op. cit. (supra, n. 3, p. 1), p. 145. Voir aussi Emmanuel

Housset, La vocation de la personne, Paris, Puf, 2007, p. 88. 16 « Méditation seconde », in op. cit., p. 419-427. 17 Théorie de la connaissance, le manuscrit de 1913, J.-M. Roy (trad.), Paris, Vrin, 2002. 18 « Trois conceptions de la connaissance littéraire : cognitive, affective, pratique »,

Philosophiques, vol. 40 (2013), no 1, p. 128-131.

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nombreuses caractéristiques. Sans tarder, on recouvrira de doutes chacune des

caractéristiques qu’on lui reconnaîtra. Parlant de la certitude de l’expérience

immédiate, par exemple, on nous dit que, « certains nient qu’une certitude

absolue ne soit jamais possible », sur la base de quoi on se croit autorisé de

conclure que cette certitude est loin d’être assurée19. Ou encore, concernant

l’introspection (à entendre, dans ce contexte, on le verra, comme synonyme de

connaissance immédiate de soi), on affirme que :

peu de gens diraient que vous avez introspecté [introspected] si vous

découvrez que vous êtes en colère en voyant votre visage dans le miroir. Cependant, on ne sait toujours pas ce qu’il faudrait de plus

pour qu’un processus puisse être dit introspectif et la question reste donc en litige20.

43. Or, du point de vue de la présente étude, il n’y a rien là de litigieux et la

question serait bien plutôt de savoir pourquoi ce serait une lutte incessante que

les philosophes auraient à mener pour empêcher que cette connaissance

immédiate passe inaperçue. Ceci n’est pas sans rappeler une réflexion de

Bergson dans laquelle ce dernier notait comment, dans les débats, ceux qui

prenaient la défense de la liberté devaient toujours suer « sang et eau » pendant

que leurs adversaires déterministes, fussent-ils novices, semblaient avoir la

victoire facile, tout dans l’intelligence non critique se prêtant aux arguments de

ces adversaires21. Remplaçons les pôles auxquels faisait référence Bergson, soit

ceux de la liberté et du déterminisme, par les concepts de connaissance

subjective et de connaissance objective et nous ferons alors face à la même

problématique, soit au même (faux) problème qui consiste ou bien à vouloir se

tailler une place dans le monde objectif en cherchant à y faire entrer notre être

intime, ressentant une profonde aliénation dans le cas où nous ne saurions

atteindre ce but, ou bien à résister à une telle assimilation, parce que,

19 Brie Gertler, « Self-Knowledge », section 1.1.1, The Stanford Encyclopedia of

Philosophy, printemps 2011, E.N. Zalta (Éd.), http://plato.stanford.edu/archives/spr2011/entries/self-knowledge/. 20 Eric Schwitzgebel, Eric, « Introspection », section 1.1, The Stanford Encyclopedia of

Philosophy, hiver 2012, E.N. Zalta (Éd.), http://plato.stanford.edu/archives/win2012/entries/introspection/. 21 La pensée et le mouvant, Paris, Puf, 91e éd., 1934/1975, p. 33 (Œuvres, Paris, Puf,

3e éd., 1959/1970, p. 1277).

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inversement cette fois, nous ne saurions nous reconnaître dans une conception

mondaine et objective de nous-même.

44. Une partie importante de la réponse à cette question — soit, pourquoi

faudrait-il constamment lutter pour assurer, le plus souvent avec un succès

mitigé, le statut de la connaissance subjective ? — se trouve, peut-on présumer,

dans le fait même que l’être humain oublie qu’il n’a du monde qu’une image,

sinon ne sait comment distinguer le réel et son image. Comme le Narcisse

qu’évoquait Plotin — sans toutefois nommer cette figure légendaire —, qui se

serait noyé dans l’étang en tentant d’y embrasser son propre reflet22, l’être

humain serait porté à s’oublier en se noyant dans l’image objective qu’il a du

monde et de lui-même. En oubliant que l’image n’est qu’image, et non le réel

même, l’humain oublierait le réel, en commençant par sa propre réalité, tout en

méprenant l’image pour le réel. Il croit voir du réel, et s’il n’oubliait pas que

« voir du réel » veut dire précisément connaître ce réel médiatement, à travers les

effets que le réel a sur sa personne, tout irait pour le mieux. Mais, il l’oublie,

comme nous l’oublions tous, jusqu’à un certain point, et comme nous devons

même l’oublier, jusqu’à un certain point, pour bien vivre dans le monde : nous

n’embarquons pas dans le train en disant : « Voilà la bonne image à saisir. »

Nous devons oublier que l’image du monde est image, quand nous avons affaire

au monde. Il ne faudrait pas l’oublier quand c’est à nous-même que nous avons

affaire.

45. Nous sommes tout proches, par cette idée d’un oubli de soi, à une nuance

près, du diagnostic que Bergson encore pose concernant la même difficulté. Il

est naturel, prétend-il, que l’intelligence soit tournée vers le dehors, car ce ne

serait là rien de moins que sa raison d’être. Par là, elle suivrait sa pente

naturelle. Avec la matière, l’esprit « se sent chez lui » ; « une certaine ignorance

de soi », écrit-il, « est peut-être utile à un être qui doit s’extérioriser pour agir ;

elle répond à une nécessité de la vie », tandis que « la nature ne nous demande

22 Ennéades, 1 (I, 6), 8, 10 : De la beauté, J.-M. Narbonne (Introduction), M. Achard–J.-

M. Narbonne (trad.), in Plotin, Œuvres complètes, t. 1, Paris, Belles Lettres, 2012, p. 13.

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qu’un coup d’œil à l’intérieur de nous-mêmes »23. Donc, l’intelligence, par sa

seule fonction, nous détournerait de nous-même : ne voyant plus que l’image, ne

pensant plus la dualité, et l’image n’étant plus pour l’être humain que la seule

réalité dont il aurait conscience, l’être humain oublierait que l’image est une

image, s’oubliant lui-même en même temps. Ce serait là sa « métaphysique

naturelle », telle que Bergson l’entendait24.

46. Prendre conscience de l’image en tant qu’image, ce serait donc d’abord

prendre conscience du fait qu’elle n’est point l’être même. On deviendrait par là

sensible à une distinction entre un être apparent et un être réel. Par ailleurs,

d’une part, la critique de l’image en révélera la pauvreté intrinsèque. Toute la

critique de la connaissance, repensée à nouveau, peut évidemment trouver ici sa

place. L’image n’est pas l’être réel, et elle est pauvre. Mais, de plus, cette

critique de la connaissance nous révélerait, d’autre part, à quel point la

métaphore retenue par Plotin s’avère bien choisie. Car l’image objective du

monde qui absorbe le regard de l’homme ne peut être avant tout qu’un reflet des

catégories de cet esprit qui se charge de reproduire le réel. Que l’être humain

examine de près l’image objective qu’il détient du monde : il y trouvera beaucoup

plus de lui-même qu’il y soupçonnait au départ.

47. L’image se fait donc miroir. Mais, toute image est, par définition, pauvre.

Elle se fera donc miroir déformant. L’image sera, pour tout dire en un mot,

désenchantante. Pis encore, voir objectivement signifierait voir en retirant autant

que cela se peut tout contenu subjectif de la représentation. Quand l’être

humain se voit dans les catégories qui lui permettent de saisir objectivement le

monde, il voit donc un être épuré de tout contenu subjectif, où il ne reste de lui-

même qu’une ombre squelettique, qu’un spectre duquel il veut alors se

distancer : « Non, cela n’est pas moi ! », veut-il crier. Et, s’il n’a pas tort de

résister à cette assimilation, c’est d’abord pour deux raisons : de un, l’image

objective étant épurée du contenu subjectif, l’être humain n’y retrouve plus son

23 La pensée et le mouvant, op. cit. (supra, n. 21), p. 41 (Œuvres, p. 1284). 24 L’évolution créatrice, Paris, Puf, 142e éd., 1907/1969, p. 20 ; 325 (Œuvres, Paris,

Puf, 3e éd., 1959/1970, p. 511 ; 770).

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être réel et intime et, de deux, cette image étant par ailleurs un appauvrissement

et même une déformation du réel, elle ne saurait, quoi qu’il en soit, lui rendre

justice. Nous verrons qu’il existe une raison plus importante encore de se méfier

du regard objectif : il serait essentiellement instrumental.

48. En se dessaisissant de l’image en tant qu’image objective, on se dispose

donc à prendre conscience d’un être réel, et surtout d’un être réel en particulier :

celui que nous sommes, celui-là même qui passe à l’oubli quand toute notre

attention est encore portée sur l’objet dans l’image. On se dispose, plus encore, à

renouer avec une richesse de la vie qui ne peut qu’échapper à l’emprise

conceptuelle que toute intelligence est en mesure d’exercer. Nous retrouverions

donc par là la base de toute éthique de même que d’une valorisation de soi,

puisque — nous le verrons aussi — c’est dans la subjectivité que s’enracine toute

finalité. Arrivera alors l’apparent paradoxe : cet être avec lequel nous renouons

n’est autre que l’être même de l’image.

49. Le fait même que toute représentation implique deux dualités

fondamentales explique peut-être pourquoi l’erreur à laquelle celles-ci semblent

donner lieu peut paraître complexe. L’une et l’autre de ces dualités seront

l’occasion de projets métaphysiques différents et difficiles à articuler

simultanément.

50. Considérant la première de ces dualités, celle opposant le réel à son image,

nous pourrons constater que nombreux seront les philosophies qui, nonobstant

des différences essentielles entre elles, auront voulu néanmoins tous

communément, et avec raison, nous éveiller à la conscience de cette altérité, à

cette réalité qui serait autre que l’image que nous pouvons en avoir, à

commencer par celle de Platon, jusqu’à celle de Lévinas.

51. Or, comme il y a déjà une dualité au sein même de l’image, une dualité

opposant l’image en tant que telle à son objet intentionnel, une philosophie

pourrait vouloir tout aussi bien nous ramener, non plus à une quelconque

altérité par rapport à l’image, mais à l’image en elle-même, par opposition à son

contenu objectif. Voilà donc que surgiront, encore avec raison semble-t-il, des

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rappels au « monde de la vie », ou « aux choses mêmes », et on peut penser ici à

Bergson (avec ses concepts de durée et d’intuition), à Husserl (monde de la vie)

comme à bien d’autres. Les uns, donc, évoquent la transcendance, les autres

l’immanence. Les uns nous incitent à penser au-delà de l’image, les autres

veulent nous ramener à l’image même. Les uns et les autres n’ont-ils pas

raison ?

52. Comment faire face simultanément à ces deux problèmes que sont, d’une

part, l’appel à passer par-delà l’image et, d’autre part, le rappel à l’image même, à

la vie concrète et subjective par opposition à son abstraction objective ? Il existe

une « théorie » — en vérité un postulat métaphysique — qui peut répondre à ce

défi. Il s’agit de la dite « théorie du double aspect ». Cette théorie affirme que

l’esprit, soit, dans les circonstances, la conscience, le vécu expérientiel, et donc la

représentation, est déjà en lui-même une réalité. Par suite, l’esprit étant déjà

une réalité, il serait déjà une de ces réalités transcendant nécessairement toute

image de la réalité. Contre toute apparence, il n’y aurait pas ici de paradoxe. La

réalité de l’image doit, comme toute autre réalité, transcender le contenu de

l’image. Il s’agit là d’une nécessité formelle que les propos de Searle mettront

plus en évidence (infra, chap. 5). L’esprit serait de la matière réelle ou, plus

exactement, du réel, correspondant à une espèce de « dedans » métaphysique de

la réalité, alors que ce que nous désignons habituellement par le mot ‘matière’ ne

constituerait que l’apparence des choses. Cette théorie nous renvoie donc à la

fois à l’altérité, en soulignant la nature « autre » de la réalité par rapport à sa

représentation objective, et à l’ipséité, en nous rappelant à l’être même du vécu,

la présence réelle de l’image même.

53. Nous nous attarderons au départ sur cette réponse, de même qu’au

panpsychisme, avec lequel elle entretient un rapport privilégié25. Le

panpsychisme s’est donné plusieurs visages et il sera important d’expliciter le

lien étroit, mais restreint, qu’il y a à établir entre le dualisme épistémique, la

théorie du double aspect et une thèse panpsychiste.

25 Infra, sections 8-10 et chap. 1, section 4, p. 79.

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54. Assez souvent, cette théorie a cependant aussi été avancée par une autre

école de pensée, soit celle du naturalisme. Cela ne devrait pas surprendre, car

un naturalisme rigoureux conduit de lui-même à cette théorie du double aspect

(infra, chap. 1). On devrait plutôt être surpris du fait que cette théorie attire si peu

l’attention et du fait que les naturalistes qui l’énoncent en tirent eux-mêmes si

peu de conséquences. Or, c’est la voie d’un tel naturalisme rigoureux qui sera

suivie ici, tout en accordant une importance particulière à la théorie du double

aspect.

6. Le naturalisme

55. Le naturalisme, retrouve-t-on dans un dictionnaire philosophique qui date,

serait, en métaphysique, une « Doctrine qui nie l’existence du surnaturel », et, en

morale, une « Doctrine selon laquelle la vie psychique n’est que le prolongement

de la vie organique »26.

56. Or, si le refus du « surnaturel » est caractéristique du « naturalisme », et si

on peut en dire autant de la deuxième idée, celle suivant laquelle le psychique ne

serait que le prolongement de la vie organique, il n’est pas sûr qu’on puisse dire

de cette dernière idée qu’elle relève intrinsèquement de la pensée naturaliste,

comme on le peut de la première. Dire que le psychique est le prolongement de

l’organique, c’est dire, peut-être maladroitement, que le mental dépend du

physique. Or, c’est là une idée inconsistante que le naturalisme porte

apparemment en lui depuis sa première heure et qui pourtant ne découle

nullement de la seule idée que tout est naturel.

57. Rien, en effet, dans la seule idée que tout serait naturel ne semble

impliquer l’idée que le mental doive dépendre du physique. Nous verrons à

plusieurs reprises en quoi le concept même d’un rapport causal entre le physique

et le mental relève de ce qu’on pourrait appeler une erreur de catégorie. Pensons

26 A. Cuvillier, Petit vocabulaire de la langue philosophique, Paris, Armand Colin, 15e

éd., 1955 (1re éd., 1925), p. 75.

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seulement que, s’il est vrai, comme un naturalisme cohérent doit le prétendre,

que l’esprit est le cerveau, aucun de ces deux termes ne peut être la cause de

l’autre, puisque la relation qui les unit en est alors une d’identité : si A cause B,

A ≠ B.

58. Il y a une autre présupposition inconsistante qu’on retrouve dans d’autres

définitions du naturalisme, et qui, une fois de plus, n’aurait pas à s’y retrouver si

on s’en tenait à la toute première partie de la définition précitée. C’est ce qui

ressort d’une définition plus récente, datant de 1975 :

NATURALISME (Philo.). […] D’une façon tout à fait générale, le naturalisme se définit comme une tendance à réduire l’homme à un

élément de la nature. Le comportement spécifiquement humain doit être expliqué par le seul jeu des lois générales qui régissent les

processus naturels27.

Dans la première partie de cette définition, on note l’intention d’inscrire l’homme

dans la nature, à part entière. Cela serait conforme à l’idée essentielle du

naturalisme qu’on retrouve dans la première partie des deux définitions

précitées. Cette idée correspondrait simplement à un refus de penser l’humain

comme une exception dans la nature, comme dépendant d’un ensemble de lois

qui ne serait pas le même que celui régissant le reste de l’univers, ce qui est

aussi l’idée de fond qui commande la deuxième partie de la dernière définition.

59. Cette deuxième partie reste cependant plus ambiguë, car elle suggère que

le comportement humain « doit être expliqué » par des processus naturels et,

dans ce seul énoncé, on ne sait plus si ce à quoi on fait allusion est notre seule

solidarité avec les processus naturels ou si on ne fait pas plutôt allusion à une

prétendue capacité de nous expliquer à nous-mêmes à partir des moyens qui

sont les nôtres — ce qui correspondrait à une tout autre proposition.

60. Dans une dernière définition, il n’y a même plus d’ambiguïté :

Naturalisme : en général, point de vue suivant lequel tout est naturel, c’est-à-dire que tout relève du monde de la nature et, par suite, que

27 Georges Thines et Agnès Lempereur, Dictionnaire général des sciences humaines,

Paris, Éditions Universitaires, 1975, p. 639.

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tout peut être objet d’étude au moyen de méthodes qui sont appropriées pour l’étude de ce monde, tant et si bien qu’il doive

toujours exister un moyen quelconque d’expliquer ce qui peut apparaître comme une exception [and the apparent exceptions can be

somehow explained away]28.

Comment le seul fait qu’il puisse n’y avoir qu’un seul ordre nomologique dans le

monde suffirait-il pour en éradiquer le mystère, de sorte qu’il devrait toujours y

avoir « un moyen quelconque d’expliquer ce qui peut apparaître comme une

exception » ? Admettre, disons, la théorie de l’identité entre l’esprit et la matière

— thèse essentielle au matérialisme, si effectivement tout est matière —, n’est-ce

pas simplement couler le mystère dans la matière, et non pas l’explication dans

l’esprit ? Faire de l’humain un être naturel ne veut pas dire que nous devrions

ou même pourrions en faire la science. Nous verrons, avant de voir pourquoi

nous ne devrions pas en faire la science, pourquoi nous ne pourrions, de toute

façon, en faire la science dans le sens où l’on croit souvent pouvoir en faire dans

les dites « sciences de l’esprit ».

61. Tenons-nous en donc à une définition rigoureuse du naturalisme : le

naturalisme serait, dans un premier temps, une volonté de voir les choses, non

pas telles qu’elles sont, mais — plus précisément — telles que nous devons les

voir, étant données les facultés qui sont les nôtres, et non telles que nous

souhaitons les voir. Cette définition nous permet de ne pas oublier que la réalité

de toute chose déborde nécessairement la mesure que nous pouvons en avoir. Si

cela nous importe peu quand il s’agit de maîtriser les choses dans le but d’en

tirer un profit, cela revêt une importance capitale, on le verra, quand il s’agit de

penser qui nous sommes. Cependant, comme on pourrait demander — et pour

cause — qui ne voudrait pas voir les choses telles qu’elles sont, quelques

précisions supplémentaires semblent être de mise quant à cette définition d’un

naturalisme rigoureux.

62. En vue de répondre à ce besoin, arrêtons-nous d’abord à l’idée que le

naturalisme correspondrait à l’intention de concevoir les choses telles qu’elles

28 Oxford Companion to Philosophy, Ted Honderich (dir.), Oxford, Oxford University

Press, 1995, p. 604.

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doivent être conçues, et non telles que nous souhaiterions les concevoir, selon

nos caprices. Cette intention correspondrait à un désir de se défaire de toute

illusion complaisante, par quoi on pourra entendre par exemple la croyance en

Dieu, à la vie après la mort, à la liberté (métaphysique), aux anges, bref, à tout ce

qui, de près ou de loin, peut avoir une apparence chimérique. C’est que le

naturalisme serait initialement une révolte. Il serait, en tandem avec les

Lumières, une révolte tant contre les vérités révélées que contre les vérités

imposées. En un mot, le naturalisme érigerait en autorité dernière l’intelligence

même.

63. Un premier trait important, parmi d’autres, marquant ces philosophies qui

se veulent naturalistes, pour ne retenir que l’expression la plus générale

désignant ces divers discours, serait donc qu’elles répondent à une quête de

vérité, mais à une quête où le seul critère de vérité jugé acceptable serait celui

d’être vérifiable empiriquement ou rationnellement. Plus précisément, une

enquête empirique en est une où les croyances concernant l’objet sont fixées par

l’objet lui-même, et non par nos « biais » subjectifs. Le naturaliste tient à ce

qu’on sache que le tonnerre est une décharge électrique, et non un dieu qui

gronde.

64. Un deuxième trait important de ces approches serait qu’elles se pensent

par opposition à des courants de pensée qui seront alors désignés comme

‘surnaturalistes’ — que ces courants correspondent plus à des réalités ou plus à

épouvantails. Mais que signifie « être naturel » ? Être naturel, ce serait être

déterminé selon des lois déterminées. Les philosophies naturalistes s’appuient

sur un postulat suivant lequel il n’existerait, dans la nature, non pas trois, non

pas deux, mais un seul régime de lois immuables. En ce sens, le naturalisme est

niveleur, puisqu’il met l’humain sur un pied d’égalité ontologique avec toute

chose. Qu’on conçoive ces lois selon un modèle probabiliste, suivant en cela

certaines théories en physique, ne changerait rien quant au postulat d’une

détermination causale foncière du monde29. S’écarter de ce principe, comme il

29 Un, parmi d’autres, à le reconnaître est Gunther S. Stent, « Epistemic Dualism of

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peut arriver même à des naturalistes de le faire30, ce serait s’écarter du

naturalisme en tant que tel. S’il faut le préciser, par le mot ‘nature’ est entendu

ici « tout ce qui existe ». D’un point de vue naturaliste, tout ce qui existe doit

répondre à la nécessité, ce qui signifie qu’il ne peut exister une pluralité de

régimes de lois indépendants les uns des autres. C’est pourquoi nous pourrions

parler plus encore d’un monisme nomologique que d’un monisme ontologique.

65. Un monisme nomologique, et donc déterministe, forcément ontologique, et

donc physicaliste ou matérialiste, et empiriste, érigeant l’intelligence en autorité

dernière, tout en étant une révolte contre toute vérité révélée ou imposée, au nom

de la liberté de penser, voilà le naturalisme. On notera au passage que dans

cette définition du naturalisme, nous ne lui attribuons pas le postulat suivant

lequel il n’y aurait qu’une seule sorte de connaissance (digne de ce nom).

66. Ce monisme nomologique semble toutefois menacé par le fait même de

l’esprit. L’esprit, défiant toute analyse physicaliste, présente un problème qui ne

cesse de provoquer, de la part des philosophes physicalistes, des réactions

défensives d’une position qu’ils semblent eux-mêmes mal comprendre.

Inversement, on a toujours cru que le statut de l’esprit ne pouvait qu’être menacé

par une métaphysique naturaliste. En d’autres mots, sur le fond, un accord

règne puisque, de part et d’autre, on juge le naturalisme incompatible avec la

présence de l’esprit, sinon, à tout le moins, juge-t-on cette présence

problématique, recevant une grande diversité de traitements qui jamais ne

semblent répondre au besoin. Le fait de l’esprit laissant donc encore planer la

possibilité d’un dualisme ontologique, c’est ce dernier que visent plus

spécifiquement une très grande part des discours physicalistes encore

aujourd’hui.

67. Nous avons donc droit à une confrontation opposant un système de pensée

Mind and Body », Proceedings of the American Philosophical Society, vol. 142, no 4, p. 583.

30 Par exemple : Arthur S. Eddington, La nature du monde physique, G. Cros (trad.), Paris, Payot, 1929, p. 272 ; 303-310 (The Nature of the Physical World, New York, Macmillan, 1928, p. 271 ; 305-313) ; Karl Popper, La quête inachevée, Paris, Calmann-Lévy, p. 187-189.

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qui se croit bien intentionné, mais qui achoppe sur des faits qui semblent

centraux pour l’existence humaine, soit ceux qui relèvent de la vie mentale, et

des forces réactionnaires qu’on peut grossièrement diviser en deux camps, l’un et

l’autre paraissant à court d’arguments. Il y aurait, d’une part, ceux faisant appel

à la liberté métaphysique, véritable peau de chagrin dont il ne semble déjà rester

que des miettes. D’autre part, il y aurait ceux, plus communs aujourd’hui,

faisant valoir ces autres « miettes », ces « restes », ces brindilles d’expérience que

le discours physicaliste ne peut toujours pas cerner : les qualia, les propriétés

inchiffrables des données sensibles constitutives de l’expérience31. Ces

propriétés retiendront notre attention tout au long de cette étude.

68. Or, ce qui se joue dans cette intrigue que constitue la question du rapport

âme-corps, comme indiqué précédemment, semble revêtir une importance

capitale. Car tenir l’image objective du réel pour le réel même, ne plus

reconnaître de statut à l’aspect subjectif de l’expérience, ce serait ne plus savoir

reconnaître un statut à la vie intérieure, à notre vécu et, par suite, à l’être même

que nous sommes.

69. Un tel réalisme objectivant est effectivement choquant, et on a eu raison de

s’y opposer. Mais — et voici la question qui peut être posée —, l’erreur

consisterait-elle à adhérer au naturalisme en tant que tel, ou se pourrait-il que

l’erreur en soit simplement une qu’il serait facile de commettre en partant de

prémisses naturalistes ? Pourrait-on partir de telles prémisses, mais arriver à

d’autres conclusions, à des conclusions qui, elles, pourraient n’avoir rien de

choquant ni rien qui nous contraigne à adhérer au réalisme objectivant ? On

peut avoir raison de soutenir un énoncé, mais avoir tort dans les conclusions

qu’on en tire. On aurait alors aussi tort de combattre les naturalistes qu’eux-

mêmes pourraient généralement avoir tort dans les conclusions qu’ils croient

défendre.

31 Comme le concédera à la fin tout discours physicaliste, après s’être évertué à

montrer que le mental est physique. Cf. Jaegwon Kim, L’esprit dans un monde physique, F. Athané & É. Guinet (trad.), Paris, Syllepse (The Mind in a Physical World, Cambridge Mass., MIT, 1998), p. 165-167.

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70. C’est pourquoi il pourrait y avoir avantage à adopter — si ce n'était que

provisoirement — la position métaphysique qui semble générer les difficultés,

pour voir si l’erreur ne se cacherait pas, non dans les postulats propres à cette

position, mais dans l’œuvre qu’on croit pouvoir en tirer. Il s’agirait alors de voir

si nous ne pourrions pas adopter le credo fondamental du naturalisme, sans

croire que les seuls faits qui puissent avoir un sens pour nous soient des faits

objectifs.

71. Dans ce qui suit, nous emprunterons donc des rôles. Nous revêtirons les

habits d’un déterminisme dur, d’un matérialisme invétéré, mais non pas

incorrigible. Nous verrons, en nous arrêtant aux réflexions de cinq auteurs

contemporains, tous d’esprit naturaliste, qu’on ne peut à la fin se faire

naturaliste sans admettre en même temps un autre savoir, un savoir dont

l’importance est incontestable, mais un savoir qui ne pourrait, pour des raisons

formellement nécessaires, que rester insaisissable par le discours physicaliste

auquel le naturalisme se croit le plus souvent astreint. Ce que nous observerons

surtout, cependant, est un naturalisme érigeant de toute part des digues pour se

protéger contre de telles conclusions, alors que ce sont des conclusions dont il

serait lui-même porteur. Il faut maintenant, avant de s’engager dans ce

parcours, se familiariser avec le cadre doctrinal guidant l’étude et avec la théorie

du double aspect.

7. Le contexte doctrinal

72. Le cadre doctrinal guidant la présente étude peut être décrit comme étant

celui d’un idéalisme transcendantal jumelé à un naturalisme matérialiste poussé

jusqu’à son ultime conséquence. Si l’idéalisme transcendantal autant que le

naturalisme ne semblent pas si étrangers aux propos qui seront soutenus ici,

c’est la façon d’aborder les faits et les questions qui ne semblent jamais

concorder entièrement avec l’une ou l’autre de ces écoles. C’est, plus

précisément, la théorie du double aspect qui fournit le cadre de référence de

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l’étude et qui permet d’articuler ensemble des doctrines apparemment si

contraires. Seuls quelques rares panpsychistes semblent avoir développé plus

systématiquement cette doctrine, ceux-ci étant avant tout des idéalistes32. Nul

cependant ne semble établir de rapprochement entre la théorie du double aspect

et la dualité éthique décrite dans les présentes pages. Ils ont par contre été

nombreux à exprimer explicitement la théorie du double aspect, et aussi à y

adhérer, comme en témoigne l’Appendice (infra, p. 341). La dualité éthique elle-

même, d’autre part, opposant deux attitudes, objective et subjective, que nous

serions libres en tout temps d’adopter face à autrui est aussi reconnue assez

communément. On la retrouve explicitement présentée par Buber de même que

par Peter Frederick Strawson, chacun à sa manière33.

73. « Dualisme épistémique » et non « réification ». Prendre une approche

naturaliste pour point de départ, cela implique, entre autres, concevoir l’être

humain comme un animal et, plus précisément, comme un grand primate. C’est

là une conception objective de l’être humain. C’est donc une image. Mais c’est

une image commune, et c’est avec elle qu’il nous faut travailler, semble-t-il, si

nous voulons nous tenir sur un terrain naturaliste. Or, un animal est un être

vivant, et nous verrons ce qu’on peut déjà tirer de ce seul fait. Pour l’instant,

considérons comment un primate peut se faire idéaliste transcendantal.

74. Ce primate sera (mettons les choses au plus cru...) un robot biomécanique

équipé, sur ses épaules, d’un ordinateur biologique, objet prisé des

neurosciences. Mais que fait cet ordinateur ? Il analyse les données de la

sensation et construit, sur la base de ces renseignements et de son code

interprétatif, une image du monde — travail qui s’effectue en grande partie, on le

32 Parmi les cas les plus clairs, notons ceux de Josiah Royce (The Spirit of Modern

Philosophy [1892], New York NY, Norton, 1967), p. 340-434, et de Timothy L.S. Sprigge (The Vindication of Absolute Idealism, Édimbourg, Edinburgh University Press, 1983).

33 Martin Buber, Je et Tu, G. Bianquis (trad.), Paris, Aubier, 1930/1970 (Ich un du, 1923) ; Peter Frederick Strawson « Freedom and Resentment », Proceedings of the British Academy, 48 (1962) : 187-212 (voir la bibliographie pour les traductions et les rééditions).

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sait, au niveau préconscient. Il serait donc « représentationnaliste »34. Le

naturaliste concédera en effet sans hésitation que « [l]es inférences des sciences

physiques sont toutes des inférences qui s’appuient sur mes sensations réelles

ou possibles, sur quelque chose qui se trouve actuellement ou potentiellement

dans ma conscience, et non sur rien en dehors d’elle. »35 Les deux dualités

inhérentes à toute représentation, évoquées précédemment (supra, p. 11), seront

donc encore présentes et il nous faudra donc encore composer avec elles, même

dans un tel contexte crûment matérialiste.

75. Ce primate, s’il est d’esprit critique, devra donc lui-même reconnaître une

différence entre le réel et son image, et nous nous retrouverions donc par là sur

le terrain familier d’un idéalisme transcendantal. Schopenhauer donne

l’essentiel de cette doctrine lorsqu’il écrit :

tout cela [le monde objectif] n’est possible que parce que l’espace comme forme de l’intuition, le temps comme forme du changement et

la loi de causalité comme ce qui règle la réalisation des changements existaient à l’avance tout formés dans l’intellect même. L’existence

toute prête de ces formes antérieures à toute expérience est justement ce qui constitue l’intellect36.

Descartes lui-même affirmait, dans sa deuxième méditation, que la perception de

la cire « n’est point une vision, ni un attouchement [...], mais seulement une

inspection de l’esprit. »37 À quoi nous pourrions encore ajouter l’avis de

Schopenhauer concernant le tact et la vue. Quoique ces sens soient les seuls,

selon lui, qui « servent, à proprement parler, à l’intuition objective »38, il n’en

demeure pas moins que « [L]e toucher et la vue ne fournissent encore néanmoins

pas l’intuition, mais rien que la matière première [...]. »39 C’est l’intellect, en effet

34 Cf. Jackson, Perception. A Representationalist Theory, Londres, Cambridge

University Press, 1977. 35 W.K. Clifford, « On the Nature of Things-in-Themselves », Mind, vol. 3 (1878), no 9,

p. 57. 36 De la quadruple racine du principe de raison suffisante (1847), § 21, F.X. Chenet–M.

Piclin (présentation, traductions, annotations et commentaires), Paris, Vrin, 1991, p. 196.

37 « Méditation Seconde », in op. cit. (supra, n. 14, p. 15), p. 426. 38 Schopenhauer, op. cit. (supra, n. 36), p. 193. 39 Ibid., p. 194.

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qui transforme cette matière pour en faire une intuition40.

76. Toutefois, avant d’être idéaliste, notre robot biologique sera réaliste. Il

prendra l’image qu’il a du monde pour le monde réel. Et les naturalistes

pourront, certes, être les plus susceptibles à se laisser prendre à ce piège en

confondant cette « inspection de l’esprit » avec la réalité même. Par contre, ils ne

seront pas les seuls à le faire et une telle réification peut aussi se dissimuler

sous bien d’autres visages encore.

77. Tenons pour exemple Kant, pour qui la volonté pourrait déclencher une

série causale entièrement nouvelle dans l’ordre des phénomènes. Ne réifie-t-il

pas par là le phénoménal41 ? Le texte est sujet à interprétation et, à certains

moments, il semble clair pour l’auteur qu’il n’existe pas deux ordres de

déterminations, mais un ordre apparent et un ordre réel (« ici la présupposition

commune, il est vrai, mais trompeuse, de la réalité absolue des phénomènes

montre aussitôt son influence funeste, qui égare la raison. » [CRP, B564]) Mais, à

d’autres moments, il semble que la « causalité qui n’est pas un phénomène » (CRP,

B567), la causalité « intellectuelle » (CRP, B568), deuxième « espèce » de causalité (CRP,

B567), ne vaut que pour les événements déterminés par la raison : « il y a présent

dans l’homme un pouvoir de se déterminer de lui-même indépendamment de la

contrainte des pulsions sensibles. » (CRP, B562) Nous verrons plus loin, dans cette

introduction, ce qui peut être dit d’une causalité nouménale. L’important pour

nous est que cette cause « empiriquement inconditionnée » (CRP, B580) ne peut pas

être uniquement réservée à l’acte volontaire ; elle doit s’étendre à tous les

phénomènes, de sorte qu’il n’y ait, dans notre conception du réel, qu’un seul

ordre de déterminations réelles, soit l’ordre du nouménal. Autrement, s’il y avait

un ordre — celui du nouménal — qui « parfois » interviendrait dans un autre

ordre, celui-ci phénoménal, nous pourrions avoir là un régime d’exception,

inacceptable d’un point de vue naturaliste.

40 Idem. 41 Critique de la raison pure (1781), « Solution des idées cosmologiques », F. Alquié

(dir.), Delamarre–Marty (trad.), Paris, Gallimard, 2003, p. 473 (B560). Dorénavant CRP.

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78. Bergson encore, pour citer un autre exemple, plutôt que de comprendre la

matière comme n’étant que la forme que l’intelligence donne au réel perçu,

semble la réifier en supposant l’intelligence constituée spécialement pour porter

sur elle. L’intelligence ne serait chez elle, écrit-il donc, « que lorsqu’elle opère sur

la matière brute »42. Par là, ne fait-il pas de la matière une partie, et une partie

seulement, du réel, plutôt que de reconnaître en elle la forme sous laquelle le réel

doit se présenter à nous ? Suivant le cadre doctrinal d’idéalisme transcendantal

adopté ici, la matière ne serait donc que notre manière de représenter le monde.

Ce monde, par ailleurs, serait bien monde, ordre régi sans aucun doute par des

lois immuables, mais par un ordre de lois qui seraient essentiellement tout

autres par rapport à notre propre grille conceptuelle, nécessairement finie,

limitée, quoique cette grille en soit bien une qui nous permette néanmoins de

chiffrer le réel, de le « cartographier », de nous y inscrire et de nous y adapter.

79. En résumé, il n’y aurait pas deux réalités, phénoménales et nouménales,

la seconde agissant parfois sur la première. Il y aurait l’être réel et son

apparence et, en lien avec cette dualité, deux manières de connaître le réel,

médiate et immédiate.

80. Causalité réelle et apparente. Comprenons bien les conséquences de cette

doctrine, en particulier en ce qui concerne par exemple le déterminisme, mais

aussi en ce qui concerne la métaphysique en général. Elle pose un monde

apparent et un monde réel, entièrement déterminé de part et d’autre, mais

déterminé, dans le cas des apparences phénoménales, suivant des lois qui ne

seraient que des lois apparentes. Elle ne dit pas : « Hors du phénoménal, nulle

causalité » ; elle dit : « Hors du phénoménal, nulle causalité phénoménale ». La

causalité réelle, pour sa part, causalité nouménale, régirait certes bien

l’ensemble du monde, et non seulement le règne de la volonté, mais elle le

régirait selon un ordre nécessairement insaisissable — nous verrons pourquoi —

par l’esprit humain. C’est donc dans le regard qui est porté sur le monde, et non

dans le monde, que cette doctrine pose la dualité. Mais, par là, elle nous rappelle

42 L'évolution créatrice, op. cit. (supra, n. 24, p. 19), p. 154 (Œuvres, p. 625).

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à la dualité ; elle ne la fait point disparaître comme un fait illusoire. Elle nous

l’impose au contraire comme une structure incontournable de l’existence.

81. Théorie du double aspect, vie et dualisme éthique. De cette doctrine

fondamentale concernant une dualité épistémique existentielle ressortiront

d’autres éléments doctrinaux fondamentaux, surtout quand cette dualité sera

pensée dans le cadre de l’existence d’un vivant. La doctrine admet donc d’abord

la dualité épistémique elle-même, celle-ci étant constituée de la connaissance

médiate et immédiate. Or, pensée dans le contexte de l’existence d’un vivant, la

différence entre ces deux formes de connaissance prend une importance cruciale.

82. Cette différence deviendrait alors en effet cruciale parce que, des deux

savoirs, l’un correspondrait à la connaissance de soi et l’autre à la connaissance

de l’altérité (mais non pas nécessairement, on le verra, des autres moi). Et

comme, pour le vivant, le vivant est une fin, alors que l’altérité serait moyen, on

peut entrevoir qu’immédiatement la dualité épistémique se redouble d’une

dualité éthique : connaître un objet, ce serait connaître un moyen, là où

connaître un sujet, ce serait connaître une fin. On conclura : la connaissance de

l’objet est instrumentale et la connaissance subjective est finalitaire.

83. La « matière » connue ne serait donc en réalité que notre manière de

représenter l’altérité. Ce serait la raison pour laquelle nous ne retrouverions

point, par exemple, dans cette matière-là, des choses, pourtant bien réelles, telles

des sensations et des sentiments. Mais la métaphysique du double aspect nous

rappelle, d’abord, que l’objet n’est pas tout ce qu’il y a à connaître et que ce qui

ne cadre pas avec notre grille objective du réel n’est pas pour autant moins réel ;

mais surtout, elle nous rappelle que connaître objectivement n’est pas une

manière appropriée de connaître le sujet. Cette manière de connaître le sujet ne

serait pas appropriée, car elle ferait naturellement violence au sujet, comme elle

ferait d’ailleurs violence, nécessairement, à tout ce qu’elle viserait, étant par

définition la main qu’un vivant porte sur l’altérité (infra, chapitre 6).

84. Nous n’aurions donc qu’à penser la vie elle-même comme un mouvement

s’opposant à l’altérité, et la matière comme étant nécessairement la figure que

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prend pour l’être humain l’altérité, pour comprendre que ce dernier puisse sentir

que la matière serait pour lui quelque chose contre lequel il lui faudrait lutter et

par rapport auquel il lui faudrait s’élever. Penser que nous sommes autres que

ce monde, autres que nature et autres que matière, ce serait donc à la fin se

laisser prendre à notre propre jeu, si la matière n’était que la figure que doit

prendre pour nous l’altérité, et rien de plus.

85. On comprendra donc aussi, à partir de là, qu’en prenant le produit de

l’intellect pour des réalités, et en voyant des sujets en des termes qui sont ceux

de l’intellect, et donc ceux de l’altérité, on puisse causer préjudice à ces sujets.

Car l’altérité serait, par définition et pour tout vivant, instrument. Nous serions

alors les victimes de nos propres succès. L’intelligence proposant ce qui semble

être la plus parfaite et l’unique vérité, nous serions portés à voir en elle une

autorité dernière, oubliant que la perspective objective qu’elle a à offrir est

instrumentale dans son essence, fatale dans son intention.

86. Associer au contraire la dualité « esprit/matière » à la dualité « réalité/

image de la réalité » nous permet de comprendre la matière comme n’étant que la

figure que prend pour nous l’altérité. On rend compte par là du schisme

psychophysique, non pas en le dépassant, mais en le montrant comme nécessité,

à la fois indépassable, vitale et bonne, étant inhérente à la structure même de

toute expérience possible. Mais maintenant, plus encore, en précisant que cette

dualité, constituée de l’intériorité et de l’extériorité, est établie par un vivant,

nous lui donnons un sens dynamique important permettant d’expliquer pourquoi

la perspective matérialiste instrumentalise nécessairement alors que la

perspective inverse serait propre à une attitude foncièrement valorisante : la

matière serait le visage sous lequel se présente l’extériorité, une extériorité qui,

pour tout vivant, serait essentiellement moyen, là où l’intériorité serait la matrice

de toute finalité. En bref : l’altérité et l’ipséité — l’être que je ne suis pas et l’être

que je suis —, l’être dont je peux me servir et celui que je dois servir, sont

respectivement ce qu’indique la connaissance objective et ce que dévoile la

connaissance subjective.

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87. Autres points. Il s’agit ici, bien entendu, que d’un bref survol de cet

univers doctrinal, qu’il ne s’agira pas non plus d’étayer, mais simplement

d’exposer brièvement et, surtout, de supposer. Car le thème principal de la thèse

concerne le sort qui est réservé à la dualité épistémique, pour souligner à la fin le

rôle que cette dualité aurait à jouer dans le contexte d’une telle métaphysique du

double aspect. D’autres points, importants mais non essentiels, peuvent encore

être évoqués, si ce n’est que pour indiquer que la métaphysique qui s’appuie sur

la théorie du double aspect n’est pas sans horizon.

88. Science et philosophie. Entre autres, il résulterait de ce qui précède qu’il

n’y aurait aucun sens à poursuivre des études physiques dans le but de

connaître l’esprit, seuls des quiproquos pouvant nous inciter à soutenir de tels

espoirs. Il n’y aurait donc pas plus de raisons non plus de préconiser un

rapprochement entre la science et la philosophie. L’une et l’autre ne

travailleraient tout simplement pas le même terrain, l’une perfectionnant le

regard objectif, l’autre approfondissant l’expérience subjective. Ceci s’entend à

l’égard d’une philosophie pensée dans sa tâche la plus essentielle, rien

n’interdisant que d’autres réflexions proprement philosophiques puissent porter

sur la plus grande diversité d’objets, dont les sciences elles-mêmes.

89. Place du mystère. La théorie du double aspect explique aussi pourquoi le

mystère se trouve en nous, et non en dehors de nous. N’ayant accès à une

altérité qu’à travers des catégories de l’entendement et de la sensibilité, on peut

arriver à la conclusion qu’on ne saisit de l’altérité que ce qu’il nous est possible

de comprendre. Mais comme nous serions nous-mêmes une réalité constituée de

cette infinité inaccessible pour nous dans le cas des autres objets, il n’y aurait,

paradoxalement, qu’en notre propre être que nous pourrions apercevoir le

mystère. Plus encore, la présence de l’inchiffrable serait la marque même de

notre être propre — un point qui reviendra au chapitre 5. Touchez l’indicible, et

vous pouvez être assuré d’avoir affaire à vous-même.

90. Raison, raison instrumentale, pensée et vie intérieure. Un autre point

concernerait l’idée de comprendre l’intelligence comme étant essentiellement

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instrumentale. Comment réduire l’intelligence à l’instrumentalité, tout en

soutenant la dualité des formes de connaissance, dont une seule serait

essentiellement instrumentale ? La pensée de Mattéi43, l’impression henryenne

— savoir de la vie44 —, l’intuition bergsonienne45 ne sont-elles pas des formes

d’intelligence ?

91. Ce pourrait être là une simple question de mots. Faudrait-il restreindre le

sens du mot ‘intelligence’, et même du mot ‘raison’, au sens d’une simple

capacité d’effectuer des calculs ou des inférences objectives ? Sur la base de

données, certes, subjectives, l’intelligence inférerait un monde objectif. Ne sait-

elle pas cependant inférer également des connaissances subjectives ? Sous les

traits rembrunis d’un parent, ne devine-t-elle pas l’accablement ? Pensons aux

jugements réflexifs de Kant46. Nous pourrions pour cela être tentés d’élargir le

sens des mots tels ceux de ‘raison’ et d’ ‘intelligence’. Il pourrait n’y avoir là

aucun mal, mais il pourrait y avoir là aussi un danger, dans la mesure où un

attachement à de tels mots pourrait trahir un attachement indu à l’objectivité.

92. Par exemple, par crainte que la subjectivité des valeurs conduise vers un

relativisme nihiliste, on a pu vouloir défendre, comme le fait Putnam, l’objectivité

des valeurs éthiques. Pour Putnam, la moralité devrait trouver son motif dans la

raison, car suivre une impulsion ne serait pas agir moralement. Si l’agir moral

était instinctif, il faudrait même, selon lui, le supprimer47. Il importe pour

Putnam que la raison puisse dicter des fins « et pas seulement des moyens pour

parvenir à des fins » qui, pour leur part, « seraient dictées par l’instinct et

modifiées par le conditionnement »48. Putnam incrimine une psychologie morale,

fautive selon lui, qui ferait des choix moraux des choix arbitraires ou instinctifs,

43 « La barbarie et le principe d’Antigone », in La dignité humaine. Philosophie, droit,

politique, économie, médecine, coordonné par T. De Koninck et G. Larochelle, Paris, Puf, 2005, p. 168.

44 Michel Henry, La Barbarie, Paris, Grasset, 1987, plus spécialement aux p. 28-33. 45 Voir spécialement « Introduction (Deuxième partie) », in La pensée et le mouvant,

Paris, Puf, 91e éd., 1934/1975, p. 25-43. 46 Critique de la faculté de juger (1790), trad. dir. par F. Alquié, Paris, Gallimard, 1985. 47 Le réalisme à visage humain, C. Tiercelin (trad.), Paris, Seuil, p. 310. 48 Ibid., p. 312.

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ajoutant que c’est la notion de raison qu’il faudrait élucider49. Mais, il pourrait

être plus bénéfique encore d’élucider les notions de psyché et d’instinct.

93. Instincts et pulsions sont des éléments psychiques et, comme tout élément

psychique, ils renvoient à l’intériorité, et non à de prétendues forces

« organiques ». En réalité, le moment est venu de faire une importante mise au

point.

94. Dans ce qui suit, les mots ou expressions ‘esprit’, ‘âme’, ‘psyché’,

‘conscience’, ‘expérience vécue’, ‘vie intérieure’, ‘pensée’ ou encore ‘fait mental’

sont tous employés comme synonymes. La raison en est que la thèse soutient

que la question de fond que pose le rapport psychophysique est la même, quelle

que soit l’appellation employée pour en désigner les deux termes principaux.

Cette question serait celle où l’on s’interroge sur le rapport entre l’apparence dite

‘physique’ et nécessairement extérieure des choses et l’aspect que prend pour

nous la vie intérieure, « l’effet que cela fait », comme on le dit communément

aujourd’hui, incluant, comme le dit Descartes, « toutes les opérations de la

volonté, de l’entendement, de l’imagination et des sens » dont nous sommes,

précise-t-il, « immédiatement connaissants »50. En dehors de cette question, il

n’y aurait pas de mind/body problem. Nous savons comment monter une

machine à calculer, et il y a déjà longtemps qu’il n’y a plus là rien qui étonne.

95. Il ne s’agit donc pas de savoir comment la matière peut être capable de

penser, au sens d’une aptitude à analyser dont il nous faudrait découvrir les

ressorts. Ce serait justement la confusion entre la vie intérieure et la pensée

dans le sens d’ « intelligence » ou de rationalité qui serait à la source d’une si

grande occultation de la problématique. Du moins, ainsi va l’hypothèse qui

sous-tend le présent travail. C’est le statut de la vie intérieure qu’il s’agirait de

soutenir. Quand c’est à la question du rapport psychophysique qu’on s’arrête, ce

serait la nature de cette intériorité qui suscitent nos interrogations, et non pas la

capacité, plus caractéristiquement humaine, qui consiste à pouvoir analyser.

49 Ibid., p. 313. 50 « Raisons qui prouvent l'existence de Dieu [...] », in Descartes. Œuvres, op. cit. (supra,

n. 14, p. 15), Définition I, p. 586.

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96. C’est donc plutôt l’apparente dévalorisation des éléments subjectifs, avec

la survalorisation concomitante du savoir objectif, qui paraissent douteuses.

C’est le statut de la subjectivité que le naturalisme semble ébranler, et non pas

celui de l’objectivité ou de la raison. Le naturalisme lui-même semble être le

produit d’une pensée objectivante, sinon d’une raison délirante. Ce n’est point,

notons-le, la pensée objective qui est en cause, mais la pensée objectivante, cette

pensée ne sachant reconnaître comme réalité que ce qui dans le fait n’en

constitue que la représentation objective. Ce serait là « [l]’erreur de l’âme sur

elle-même » que nous signale Augustin51.

97. Liberté et déterminisme. Un dernier point doctrinal peut être noté. Comme

ce point est exposé au passage plus loin dans le chapitre 6, celui-ci portant sur

une phénoménologie naturaliste de la vie, il suffit ici de le relever. Ce point n’est

pas important pour la présente thèse, mais ce qui importe est plutôt d’être clair

au sujet du débat opposant la liberté au déterminisme. La théorie du double

aspect peut en effet facilement donner lieu à une défense de la liberté dite

métaphysique. C’est le cas par exemple avec Royce, qui ne fait par là que

reprendre, sur cette question, la pensée kantienne52. Rien de tel ne doit être lu

dans le présent texte. De la théorie du double aspect, tout ce que nous pouvons

conclure à cet égard est que, si l’univers est régi par un ordre unique de lois, cet

ordre de déterminations réelles dépasse encore entièrement toute forme

d’intelligence. Laissons de côté ici l’allure étonnante d’un tel énoncé. Notons

simplement que la théorie du double aspect ne peut d’elle-même servir d’appui

au concept de liberté métaphysique et qu’elle peut servir tout autant, et même

plus encore, à affirmer le concept contraire, soit celui d’un déterminisme

métaphysique. Si cette dernière notion paraîtra insensée à plus d’un, un tel

déterminisme foncier reste fondamental pour une pensée naturaliste et

l’important, dans ce qui suit, ce n’est pas de s’élever contre le naturalisme, mais

au contraire de montrer que certains points valent encore malgré le naturalisme,

nommément, les dualismes épistémique et éthique. Il faut donc pour cela

51 La Trinité, supra, p. 1, exergue. 52 The Spirit of Modern Philosophy, op. cit. (supra, n. 32, p. 29), p. 419-434.

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supposer, sans la discuter, la thèse d’un déterminisme universel fondamental, si

fondamental que l’expression « déterminisme métaphysique » puisse seule lui

convenir.

8. Le panpsychisme

98. Il serait injuste de se tourner maintenant vers la théorie du double aspect

sans au moins un geste de reconnaissance envers le panpsychisme. Car ce sont

surtout les panpsychistes qui ont mis cette théorie en valeur. Littéralement,

‘panpsychisme’ signifie « il y a du psychique partout », donc dans tous les

éléments de la matière. C’est la thèse du pan-psychisme. On peut en suivre la

trace jusqu’à une époque reculée53. Skrbina croit l’apercevoir explicitement dans

cette citation présocratique : « ‘Tout comme notre âme [...] étant de l’air, assure

notre unité et le contrôle sur nous-mêmes, de même [le pneuma] rassemble le

monde entier’ »54. Itay Shani prétendait récemment — avec raison, semble-t-il —

que l’intérêt renouvelé pour les questions portant sur le « problème dur »55 que

pose le fait de la conscience a contribué à redonner vie à cette thèse56. Celle-ci

connaîtrait une remontée constante, et on admettrait de plus en plus « sa

capacité à mettre sérieusement au défi l’orthodoxie physicaliste

contemporaine »57.

99. La version générale du panpsychisme ne nous permet pas de le distinguer

d’un dualisme ontologique opposant, par exemple, l’âme animante et la matière

animée. Au contraire, la version du panpsychisme qui nous intéresse est une

53 David Skrbina en dépeint une noble généalogie dans « Panpsychism as an

Underlying Theme in Western Philosophy » (Journal of Consciousness Studies, vol. 10 [2003], no 3, p. 4-46).

54 Je traduis Skrbina (ibid., p. 9) citant Aetius I, 3, 4, in G. Kirk et al., The Presocratic Philosophers, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p. 158-159.

55 Voir plus bas, chap. 3, p. 140. 56 « Mind Stuffed with Red Herrings: Why William James’ Critique of the Mind-Stuff

Theory Does not Substantiate a Combination Problem for Panpsychism », Acta Analytica, vol. 25 (2010), p. 413-434. W. James

57 Ibid., 413-414.

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thèse métaphysique suivant laquelle le dualisme opposant l’esprit et la matière

serait un aspect inhérent à toute forme d’expérience vécue, étant occasionné par

la différence opposant l’être vu à l’être vécu et, donc, le réel à son image58.

L’écart apparemment insondable qui s’impose entre l’esprit et la matière serait le

résultat de cet écart incontournable qu’il faudrait prévoir entre toute

représentation d’une chose et l’être en soi de cette chose.

100. Le panpsychisme se rend à cette conclusion en passant par quatre étapes.

La théorie du double aspect suit le même parcours, mais s’arrête à la troisième

de ces étapes. Penser des objets, des choses réelles hors de nous, implique qu’il

existe, hors de nous, des choses réelles qui demeurent entièrement

indépendantes de notre pensée, qu’on pourra nommer alors ‘choses en soi’, ou

‘noumènes’59. C’est là un premier constat et une première étape du

raisonnement qui conduit au panpsychisme60.

101. La deuxième étape du raisonnement consiste à considérer l’écart qui doit

nécessairement exister entre l’ordre nouménal et celui des apparences61. L’image

ne pourrait être, par définition, que superficielle. Elle serait plus un index

qu’une reproduction du réel62. L’étendue et le temps, avec les catégories de

l’esprit, constitueraient une boîte à outils d’une utilité indéniable, mais servant,

non pas à reproduire fidèlement le réel, mais à créer et à calquer sur ce réel des

repères, ce réel restant en lui-même insaisissable. Il pourrait donc se trouver, et

il devrait même très certainement y avoir un écart incommensurable, à vrai dire

formidable, entre l’image et le réel, et donc entre l’apparence phénoménale et la

réalité que cette apparence est censée représenter. Cette deuxième étape permet

58 Timothy Sprigge, « Panpsychism », in Routledge Encyclopedia of Philosophy, Londres,

Routledge, vol. 7, 1998, p. 196. 59 La présente étude fait délibérément abstraction de toute nuance de sens qu’on

pourrait à bon droit introduire entre les concepts de noumène et de chose en soi (Maria Hotes, « Analogie et chose en soi chez Kant », conférence, Université Bishop, Congrès annuel de la Société de philosophie du Québec, 11 mai 2011). Voir l’article « Noumène » dans le lexique en fin de volume in Florence Khodoss, Kant, La raison pure, textes choisis, Paris, Puf, 1954/1990, p. 224-227.

60 Clark Butler, « The Mind-Body Problem: A Nonmaterialistic Identity Thesis », Idealistic Studies, vol. 2 (1972), no 3, p. 240.

61 Idem. 62 Id.

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d’introduire une importante distinction en opposant les propriétés extrinsèques

et les propriétés intrinsèques. Les premières se constituent strictement de

concepts relationnels ne décrivant que « des interactions », donc des relations

« entre des éléments substantiellement indépendants. »63 L’image des choses

serait donc condamnée, en quelque sorte, explique par exemple Butler, à rester

« ‘silencieuse’ à propos des propriétés internes des réalités substantielles elles-

mêmes. »64 Cependant, comme le dit encore le même auteur, « les ‘choses en

elles-mêmes’ doivent avoir des propriétés internes. »65

102. On ne peut surestimer l’importance de ce dernier point. Car, c’est en vertu

de l’existence de ces propriétés internes et, surtout, de leur caractère

essentiellement inanalysable que l’apparence « surnaturelle » et « immatérielle »

de la conscience sera expliquée.

103. La troisième étape du raisonnement consiste en effet à associer le volet

subjectif de l’expérience, la conscience, aux propriétés intrinsèques de l’être que

nous sommes. Le panpsychisme associe donc la différence entre la conscience et

le cerveau à cette différence qu’il postule entre toute réalité et son image, donc

entre des propriétés intrinsèques et extrinsèques. C’est à cette étape que s’en

tient la « théorie » du double aspect.

104. La thèse panpsychiste, pour sa part, avance un pas plus loin : ayant

associé l’esprit au noumène « derrière » l’apparence physique de notre être

propre, elle étend ce constat en posant du mental dans toute réalité physique

apparente.

105. Quant à la théorie du double aspect, elle se contente d’affirmer, en

conformité avec les trois premières étapes du raisonnement panpsychiste, que

toute expérience se constitue nécessairement d’une dualité épistémique

existentielle foncière. Cette dualité opposerait la connaissance immédiate de la

conscience en tant que réalité nouménale à la connaissance médiate et

63 Ibid., p. 241 ; voir infra, chap. 1, p. 75-77 ; 94. 64 Butler, art. cité (supra, n. 60), p. 241. 65 Idem.

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intentionnelle que nous détenons de toute autre réalité. Le concept de

conscience en tant que réalité nouménale sera clarifié sous peu (infra, p. 55). La

connaissance médiate, pour sa part, serait constituée des inférences que

pourraient générer les facultés dites cognitives sur la base de l’expérience

immédiate. Elle est celle que nous ne détiendrions qu’à travers les apparences

sous lesquelles nous est livrée toute réalité autre que celle de la conscience.

106. Il est vrai que, une fois la théorie du double aspect bien comprise, il est

difficile de ne pas suivre le raisonnement jusqu’à sa conclusion panpsychiste,

surtout si on pense, avec G. Strawson (infra, chap. 1), que le psychisme des

particules « matérielles » n’a pas à ressembler au nôtre, tout comme on peut

s’attendre par exemple à ce que l’expérience écholocative des chauves-souris ne

ressemble en rien à ce que nous serions en mesure d’inférer. Les premiers qui

avanceront la théorie du double aspect seront donc des panpsychistes66. Mais

c’est bien la seule théorie du double aspect qui présente un intérêt pour la

présente réflexion, et non le panpsychisme. Par conséquent, nous passerons

immédiatement à celle-ci, en la situant d’abord dans l’histoire de la philosophie,

pour ensuite en considérer l’exposé que Raymond Ruyer nous en a laissé. Nous

aurons à recroiser le panpsychisme cependant, car c’est une telle position que

notre premier interlocuteur, Galen Strawson, a voulu faire sienne. Ce ne sera

pas son panpsychisme, toutefois, qui nous attirera le plus chez lui.

9. La théorie du double aspect

107. Venons-en donc à la théorie du double aspect. Raymond Ruyer, dont les

propos seront retenus plus bas67, voyait déjà cette théorie chez Leibniz68, et la

retrouve encore chez Eddington69 — dont le texte fondamental constituera

66 Quand ce seront les matérialistes qui la mettront en avant, ce sera avec une tout

autre intention, comme on le verra (infra, p. 185). 67 Raymond Ruyer, La conscience et le corps, Paris, Puf, 1937. 68 Ibid., p. 3. 69 Arthur S. Eddington, La nature du monde physique, G. Cros (trad.), Paris, Payot,

1929 (The Nature of the Physical World, New York, Macmillan, 1928).

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l’arrière-fond du premier chapitre de la présente étude —, chez un Russell

« dernière manière »70 et chez C.A. Strong71. Elle trouve une formulation

particulièrement nette chez Hippolyte Taine (1870), puis chez le précité William

Clifford (1879) (supra, p. 30) et chez Josiah Royce (1892)72. Assez récemment,

Michael Lockwood la faisait sienne, en l’attribuant lui aussi — ce qui reste

discutable — à Russell73. Mais tout en l’adoptant, il souligne aussi l’impopularité

qui serait le lot de cette théorie s’il fallait que les philosophes la comprennent74. En

effet, rares sont ceux qui seraient disposés à aller crier sur tous les toits que, le

mental, c’est du nouménal. Lockwood lui-même ose s’aventurer en ce sens.

Connaître par introspection, c’est

connaître certains événements mentaux en vertu du fait qu’ils

appartiennent à notre propre biographie consciente, c’est les connaître, en outre, en partie, tels qu’ils sont en eux-mêmes — les

connaître ‘du dedans’, en les vivant, ou, comme nous pourrions presque dire, en les étant autoréflexivement75.

108. Pour appuyer Lockwood en ce qui concerne l’impopularité de cette théorie,

on pourrait citer, à titre d’exemple paradigmatique, le cas de Karl Popper.

Popper a su reconnaître dans la doctrine de Spinoza la théorie du double aspect,

en son sens propre. Il la résume ainsi : « Selon Spinoza, la matière et l’âme

correspondent aux aspects, ou attributs, extérieur et intérieur d’une seule et

même chose en soi (ou choses en soi) »76. Il s’agit cependant de réfléchir à ce que

peut être un « aspect extérieur » et, surtout, à ce que peut être un « aspect

intérieur » pour comprendre que le mental et le physique ne peuvent être mis

sur un même pied et que l’un ne pourrait fournir le principe explicatif de l’autre.

70 Celui de L’analyse de la matière, (P. Devaux [trad.], Paris, Payot, 1965 [The Analysis

of Matter, Londres, Allen and Unwin, 1927]) ; Ruyer, op. cit., p. 29. 71 Essays on the Natural Origin of the Mind, Londres, Macmillan, 1930 ; Ruyer, op. cit.,

p. 7. 72 Voir, de ces trois auteurs, les passages retenus dans l’Appendice, infra, p. 341-346. 73 Mind, Brain and the Quantum. The Compound ‘I’, Oxford, B. Blackwell, 1989, p. 156-

160. 74 Ibid., p. 157. 75 Ibid., p. 159. La suite montre que, par « tels qu’ils sont en eux-mêmes », Lockwood

entend des faits nouménaux (cf. p. 169-171). 76 Karl R. Popper–John C. Eccles, The Self and Its Brain, Springer International, 1977,

p. 67.

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« L’expression extérieure » ne peut correspondre qu’à l’apparence des choses, et

non aux choses mêmes, alors que, pour sa part, « l’expression intérieure » doit au

contraire correspondre à (une partie de) l’être même des choses. L’écart entre

l’esprit et la matière correspondrait à l’écart entre le réel et l’irréel ; voilà ce que la

thèse panpsychiste nous invite à constater et ce que la doctrine de Spinoza,

rendue par Popper, propose elle aussi. Pourtant, Popper n’y voit aucune lumière.

Pour Popper, le panpsychisme ne nous avance pas plus que le behaviorisme.

Pour lui, ces deux approches se comparent en ce qu’elles « contournent la

question de l’émergence de la conscience. »77 En d’autres mots, le panpsychisme

n’expliquerait rien, parce qu’il n’explique pas cette « émergence » ; mais ce que

Popper et tant d’autres ne sont pas disposés à reconnaître, c’est ce que le

panpsychisme explique et, ce que le panpsychisme explique, c’est pourquoi cette

« émergence » ne peut être expliquée. L’idée même d’une telle explication serait

un non-sens, une erreur de catégorie, le rapport entre ces deux aspects n’étant

pas un rapport causal, du moins pas dans le sens usuel et propre du terme.

109. Vérification faite par ailleurs, il semble curieux que Ruyer et Lockwood

attribuent cette théorie à Russell. Le texte déterminant78 est certes marqué

d’une composante idéaliste et on y retrouve certes les éléments fondamentaux,

propres à l’idéalisme, conduisant à la théorie du double aspect. Russell

reconnaît, par exemple, que nous ne connaissons point « la nature intrinsèque »

de la matière79. Mais d’autres éléments semblent indiquer qu’il n’assimile pas la

théorie du double aspect, tel qu’Eddington l’expose, quoiqu’il précise

explicitement que, pour ce qui est des aspects philosophiques (de son analyse de

la matière), il s’est surtout laissé guider par lui80. Par exemple — et il est

prématuré d’aller ici dans de tels détails —, il concède que nous ne pourrions

« inférer les qualités des événements qui se déroulent dans notre tête à partir de

leurs propriétés physiques », et c’est bien ce que la théorie du double aspect nous

contraint d’affirmer. Cependant, il écrit aussi que :

77 Ibid., p. 29. 78 L’analyse de la matière, op. cit. (supra, n. 70), p. 250 ; 263 ; 298-306 ; 310-311

(dans le texte original anglais : p. 319-320 ; 335-336 ; 382-393 ; 400). 79 Ibid., p. 250 (p. 319-320 dans le texte original anglais). 80 Ibid., p. 308 (p. 395-396 dans le texte original anglais).

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[l]a physique peut être incapable de nous dire ce que nous entendrons, verrons ou « penserons », mais elle peut, en prenant l’attitude

défendue au cours de ces pages, nous dire ce que nous dirons ou ce que nous écrirons, où nous nous rendrons, si nous commettrons un

crime ou un vol, et ainsi de suite81.

Or, si nous admettons que la physique ne peut prévoir ce que nous entendrons

(donc, ce que nous expérimenterons), il semble aller de soi que, malgré des

intuitions matérialistes qui pourraient nous suggérer le contraire, elle ne pourra

pas plus prévoir ce que nous dirons.

110. L’intuition de Russell semble être la suivante. Il ne conteste pas que les

événements physiques ne révèlent rien des événements mentaux : à suivre de

près les flux neuronaux, on ne devinerait jamais ce que nous « entendrons,

verrons où ‘penserons’ ». Entendre, voir ou penser sont des événements

mentaux. Cependant, parler, écrire ou commettre un crime, voilà des

mouvements physiques que, en principe, la science devrait être en mesure de

prévoir.

111. Il faut, pour bien comprendre, dire que ce que la science peut prévoir, en

principe, dans cet exercice de pensée qui ne peut qu’être fictif, ce ne sont pas des

mots, mais des mouvements labiaux, soit des mouvements d’un corps. Ce point,

fut-il admis, n’enlève pourtant rien à l’apparence de dilemme devant lequel

Russell place ses lecteurs : connaître des mouvements labiaux, c’est encore

entendre des sons auxquels on pourra reconnaître un sens. Il faut revenir à la

théorie du double aspect pour trouver les moyens de chasser l’apparente

contradiction.

112. Comprendre la théorie du double aspect, c’est comprendre qu’il doit exister

des faits réels qui ne répondront jamais à la science physique humaine. C’est,

plus précisément, comprendre qu’aucun fait réel ne répond à la science humaine.

On le verra avec Eddington, la science ne connaît rien de la nature intrinsèque

de l’atome et, donc, de quoi que ce soit. Nous connaissons des exemples

flagrants de tels faits, puisque tout ce qui relève de l’expérience vécue relève de

81 Ibid., p. 305 (p. 391-392 dans le texte original anglais).

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cette catégorie de faits apparemment « surnaturels ». Ces faits, étant des faits

réels, on doit bien pouvoir les compter, d’une quelconque façon, parmi les faits

physiques. C’est donc dire qu’ils doivent bien détenir leur efficience causale

propre et, sans être à l’ « origine » d’une série « causale », être néanmoins les

composantes d’une telle série réelle. Il faudrait donc que ce qui relève de

l’expérience — fait insaisissable par la science, mais pourtant bien réel —

produise des effets réels dans le monde réel. Si tel est bien le cas, si nos actes

mondains, par exemple, peuvent être déterminés par des facteurs insaisissables

par la science, alors la science ne pourrait pas, à la fin, dire ce que nous dirons

ou ferons. Deux raisons formelles en effet le lui interdisent.

113. La première de ces raisons est que, si jamais la science parvenait à prédire

ce qu’un individu fera, cela représenterait un acte semblable au fait de pouvoir se

soulever soi-même en se tirant par les cheveux. On peut parler d’un paradoxe

autoréférentiel. Détenir en principe le pouvoir de prédire ce qu’un être humain

dira, ce serait détenir le pouvoir de prédire ce que nous ferons nous-même, ce

qui, à proprement parler, reste inconcevable.

114. La deuxième raison formelle nous renvoie au fait évoqué à l’instant : l’écart

entre le réel déterminant dont la vie mentale est un élément constitutif et les lois

propres à la science humaine, qui ne sont, il faut le redire, que les lois du réel

telles qu’un être fini peut les concevoir. Considérons cependant une autre raison

formelle qui, sans être essentielle, n’en demeure pas moins apparentée à la

première raison formelle invoquée, celle du paradoxe autoréférentiel.

115. Quand les lèvres bougent, elles ne violent aucune des lois physiques

connues, certes, mais la logique de leurs mouvements est déterminée par un

réseautage non seulement si complexe, mais sans doute franchement si

mystérieux, qu’un être humain, avec sa machine à calculer humaine, ne pourrait

pas en venir à bout, en admettant même que la mécanique que cette machine lui

permettait de concevoir soit effectivement celle qui soit en œuvre en son tréfonds.

Pour prévoir comment les lèvres bougeront, il faudra comprendre les milliards de

neurones desquels elles peuvent dépendre et savoir comment eux aussi

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« bougeront » (nous voilà déjà dans un gouffre sans fond), sans compter tous les

autres facteurs — leur nombre sera infini — dont il faudra à chaque fois tenir

compte.

116. Le facteur qui est en jeu ici est celui de la complexité. Pour me prévoir, je

dois tenir compte d’un nombre incalculable de facteurs. Le projet n’est pas

seulement pratiquement impossible à réaliser, il l’est même principiellement.

Car, il me faudrait être plus que moi pour être en mesure de me saisir. Or, il y a

un sens où cette même impossibilité se révèle être d’un tout autre ordre, se

faisant beaucoup plus marquante. Si je ne peux pas me comprendre, cela

voudra dire « je ne peux pas comprendre les règles selon lesquelles je suis

constitué, comme aussi les règles selon lesquelles je constitue le monde objectif. »

117. Hayek, nous rapporte Popper, tout en restant toutefois indifférent à

l’argument, en affirme précisément autant, et l’analyse searlienne de notre

condition épistémique existentielle (infra, chapitre 5) nous conduira à la même

conclusion :

F.A. von Hayek suggérait qu’il ne peut qu’être impossible pour nous d’expliquer le fonctionnement du cerveau humain dans le détail,

puisque « tout appareil… requiert une structure dont le degré de complexité dépasse celui des objets » qu’il vise à expliquer82.

Ce n’est plus seulement la complexité des faits — un facteur en réalité très

banal — qui explique l’impossibilité principielle de s’expliquer à soi-même. C’est

le mécanisme lui-même par lequel nous expliquons les faits qui, pour nous, ne

peut forcément que rester inexplicable en lui-même. Ce mécanisme, c’est notre

être. Nous ne connaissons véritablement cet être que par l’expérience immédiate

que nous en avons. Et, dans cette expérience, nous retrouvons justement des

faits qui échappent entièrement à nos mécanismes de compréhension : c’est

l’ensemble des propriétés qualitatives, les couleurs, le goût du vin et tout ce qui

peut être ressenti. Rien dans ces expériences ne saurait être circonscrit à l’aide

des catégories de notre entendement, à l’aide de notre « boîte à outils »

82 Popper (The Self and Its Brain, op. cit. [supra, n. 76, p. 43], p. 30), citant Hayek, The

Sensory Order, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1952, p. 185.

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catégoriale. Il n’y a rien dans la couleur, par exemple, qui réponde au chiffre, qui

soit quantifiable. Ce qu’il faut voir ici, ce que nous pourrons mieux comprendre

à mesure que nous avancerons, est que cet écart entre le vécu et l’apparence

(matérielle) du réel n’est que le reflet de la première nécessité formelle, celle qui

entre en jeu lorsqu’on dit qu’il est impossible de se soulever soi-même en tirant

sur ses propres cheveux. Comme un contenant ne peut se contenir, un être ne

peut se comprendre et, dès lors, les règles suivant lesquelles il agira (parlera,

commettra des crimes) devront être des règles pour lui incompréhensibles. Il

devra vivre sa propre loi comme un mystère. Plus l’humain sondera les arcanes

des apparences pour tenter d’y fonder une science de lui-même, plus il ne fera

que s’enfoncer dans un sable mouvant. Courir après sa règle constitutive,

comme d’ailleurs courir après la règle du vivant, ce serait comme courir après

l’horizon. Jamais il ne s’en approchera. Cela ne fait pas moins de lui un

mécanisme. S’il est une mécanique, il est une mécanique nouménale, voilà tout.

118. Ayant explicitement reconnu puis jugé la théorie du double aspect, nous

pourrions encore mentionner Renaud Barbaras. Barbaras reprend, en lui

rendant justice, la présentation ruyerienne de cette théorie83. Mais Barbaras

rejette cette théorie du double aspect, et il la rejette pour la même raison que

l’idéalisme semble s’être vu rejeté au XXe siècle. Il la rejette parce que, tout

comme l’idéalisme transcendantal, et d’ailleurs comme toute thèse matérialiste

cohérente, la théorie du double aspect prétend que nous ne détenons jamais

qu’un accès indirect, par la voie de nos sens, aux choses autres que nous84.

Pour lui, la métaphysique ruyerienne a pour prix « la perte du rapport à

l’extériorité »85. Barbaras veut penser le vivant d’une manière telle qu’il s’inscrive

dans une « authentique ouverture à l’extériorité »86. Chambon, auquel Barbaras

renvoie, rejette lui-même, et pour la même raison, la thèse ruyerienne87. Comme

83 Renaud Barbaras, Introduction à une phénoménologie de la vie, Paris, Vrin, 2008,

p. 157-165. Pour Ruyer : infra, section 10. 84 Barbaras, Ibid., p. 170-181. 85 Ibid., p. 181. 86 Ibid., p. 209 ; Roger Chambon, Le monde comme perception et réalité, Paris, Vrin,

1974, p. 11-75, et spécialement p. 33, entre autres. 87 Ibid., p. 405-407. Chambon se fait cependant moins sévère que Barbaras,

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c’est là une critique contre l’idéalisme en général, et non contre la théorie du

double aspect en particulier, nous pourrions ignorer une telle objection. Mais

nous pouvons à tout le moins dire contre elle qu’elle ne semble pas bien saisir le

sens de l’idéalisme transcendantal, ni encore le sens du réel et de l’accès direct

au réel que la théorie du double aspect, du moins, pose. Le projet contre

l’idéalisme en général ne semble insensé que d’une perspective où l’on s’installe

dans une forme d’aliénation initiale dont on retracerait ensuite la source dans

une forme d’idéalisme. L’idéalisme, cependant, ne semble problématique que si

on entend par lui une doctrine qui prétend que nous n’avons point d’accès direct

à la réalité, tout court ; or, ce n’est point à la réalité que nous n’aurions pas

directement accès, suivant l’idéalisme transcendantal, mais seulement aux

autres réalités. Plus précisément, nous aurions à nous-même un accès privilégié

que nous n’aurions pas à l’égard de l’altérité, et c’est précisément ce que postule

la théorie du double aspect. La théorie du double aspect stipule que nous avons

directement accès à (au moins une partie de) l’être que nous sommes en vertu du

fait que nous sommes cet être. Elle nous installe par là dans le réel, puisqu’elle

reconnaît dans l’expérience une pleine réalité. Que nous n’ayons, par suite,

qu’un accès indirect aux autres réalités par l’entremise des effets que ces réalités

peuvent avoir sur nous n’aurait rien qui serait en soi choquant ou insensé. Nous

n’aurions pas accès directement aux objets qui nous entourent, simplement

parce que nous ne sommes pas ces objets.

119. Les propos de Chambon, d’ailleurs, semblent s’accorder avec cette

analyse :

Depuis le XVIIe siècle, [...] la pensée européenne s’est ôté à elle-même

les moyens de concevoir l’existence d’un être naturel qui soit vraiment un être. [...] Avec les catégories condamnées par la représentation

objectiviste de l’univers, c’est-à-dire les catégories d’unité, d’intériorité, de force immanente, de passage de la puissance à l’acte, [...] c’est

l’existence physique elle-même qui s’est trouvée dissoute (en pensée seulement, bien sûr, dans l’idée que nous nous en faisons) [...]88.

reconnaissant chez Ruyer la seule philosophie « qui permette de comprendre l’existence naturelle de la conscience humaine » (ibid., p. 377).

88 Chambon, ibid., p. 377 ; je souligne.

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On l’entrevoit, à tout le moins : sous cette quête d’une authentique relation à

l’extériorité, sur la base de laquelle on rejette l’exposé ruyerien de la théorie du

double aspect, c’est un authentique statut pour l’intériorité qu’on semble

revendiquer. Or, c’est précisément le statut ontologique de l’intériorité qu’assure

la théorie du double aspect.

120. Par ailleurs, il faut prendre garde de ne pas confondre cette théorie du

double aspect avec le dualisme des propriétés89. Le dualisme des propriétés

concède simplement, sans plus, que nous connaissons deux sortes de propriétés,

incommensurables entre elles, soit physiques et mentales. Assurément, quel que

soit le mode — fondamental, secondaire ou émergent90 — sous lequel on conçoit

la présence de propriétés mentales, cette présence impliquera toujours

nécessairement une dualité d’aspects dans notre expérience vécue. Mais la

théorie du double aspect fait plus que simplement constater la dualité des

aspects fondamentaux de l’existence ; elle offre une explication qui rend

compréhensible le fait qu’il y ait un tel dualisme, intrinsèque à toute forme

d’expérience et, plus encore, elle montre pourquoi cette dualité ne saurait jamais

être surmontée. C’est pourquoi elle est plus adéquatement nommée « théorie du

double accès », soit l’accès direct et l’accès indirect à l’être que nous sommes.

121. C’est donc en associant la différence entre la conscience et le cerveau à

cette différence qui doit exister entre toute réalité et son image que la théorie du

double aspect répond donc au défi que pose à la philosophie le rapport

psychophysique. Cette théorie associe la dualité psychophysique à un écart

entre deux formes de connaissance, écart qu’elle explique comme découlant

d’une différence nécessaire qui existerait entre le fait d’être une chose et celui de

voir une chose. Elle rend compte par là du gouffre qui semble séparer le

89 Un point que soulignait déjà Josiah Royce (The Spirit of Modern Philosophy, op. cit.

[supra, n. 32, p. 29], p. 418). Un siècle plus tard, la remarque vaut encore : voir Robert Van Gulick (« Reduction, Emergence and Other Recent Options on the Mind/Body Problem: A Philosophic Overview », Journal of Consciousness Studies, vol. 8 [2001], no 9-10, p. 25), lequel associe explicitement le dualisme des propriétés à la « théorie du double aspect ».

90 Van Gulick, Robert, « Consciousness », The Stanford Encyclopedia of Philosophy (éd. été 2011), E.N. Zalta (dir.),

<http://plato.stanford.edu/archives/sum2011/entries/consciousness/>.

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physique et le mental. Par le fait même, elle explique pourquoi il n’y aurait tout

simplement aucun sens à vouloir franchir un tel gouffre. L’écart entre la pensée

et la matière serait simplement un écart, comme il fallait nécessairement qu’il en

ait un, entre un aspect — mieux : entre une partie — du réel, soit le mental, et la

représentation (corporelle) que nous pouvons avoir de toute réalité. La pensée

correspondant à une partie de l’être réel, et le corps à l’image de cet être, il n’y

aurait dès lors aucun intérêt à réduire la pensée au corps91. Comme nous ne

saurions retrouver la chose dans son image, nous ne pourrions retrouver la

conscience dans le cerveau, ou l’âme dans le corps. La photo de Pierrette n’est

pas une reproduction de Pierrette ; nous n’y retrouverons ni chair ni pensées.

De même, il serait vain d’espérer retrouver la présence de l’esprit dans la matière

ou, plus précisément, dans la matière-image92.

122. Cette théorie peut paraître d’abord déconcertante. Elle implique, entre

autres, que la dualité ontologique ne soit qu’une dualité apparente. Si la dualité

corps/esprit renvoyait à deux êtres distincts, une interaction entre ceux-ci

deviendrait pensable, sinon nécessaire, quoiqu’une telle relation interactive se

présente d’emblée comme étant nébuleuse et problématique. Or, la théorie du

double aspect est au contraire strictement conforme à une thèse matérialiste

posant un monisme ontologique et une parfaite identité du mental et du

physique93. Nous verrons au chapitre 1 pourquoi un monisme ontologique

implique nécessairement une telle identité entre le mental et le physique. Une

telle identité reste cependant incompréhensible à moins de maintenir une

distinction, telle que postulée par la théorie du double aspect, entre une

« matière » réelle ou nouménale — à laquelle nous pourrons associer l’expérience

vécue — et une matière apparente, soit le corps.

123. Cette distinction entre matière réelle et apparente donne lieu à une autre

91 Voir encore Royce, op. cit. (supra, n. 32, p. 29), p. 416-419. 92 Henry évoque lui-même cette métaphore : la représentation « ‘représente’ – comme la

photo de Pierre représente Pierre quand il n’est pas là. » La Barbarie, op. cit. (supra, n. 44, p. 36), p. 138 ; je souligne.

93 Telle, par exemple, la thèse défendue par J.J.C. Smart, « Sensations and Brain Processes », Philosophical Review, vol. 69 (1959), p. 141-156.

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conséquence théorique et métaphysique. La théorie du double aspect renverse

en effet l’ordre ontologique habituellement admis entre le physique et le mental.

Car, même en posant une identité, et donc une égalité, entre le physique et le

mental, on sera encore porté le plus souvent à prendre plus au sérieux le premier

terme (le corps, le physique, le cerveau), ne voyant dans le second (l’âme, l’esprit,

la conscience) qu’un effet de l’autre, son correspondant ontologiquement

inférieur par un degré. La théorie du double aspect inverse cet ordre, en

restituant au mental un statut de pleine réalité, tout en reléguant le physique à

l’ordre des apparences94. Ce n’est pourtant pas ce renversement comme tel qui

représentera pour nous un intérêt et, avant de voir cette théorie plus en détail, il

est bon de souligner ce point.

124. En effet, les thèses, qu’elles soient panpsychistes, spiritualistes ou même

phénoménologiques, peuvent souvent s’articuler sur le ton d’une revanche dans

laquelle le physique se trouverait rabattu à un état d’insignifiant ; mais l’enjeu

d’une telle polémique reste entièrement étranger à la présente étude. Car, une

fois ce renversement effectué, on ne pourra pas plus parler de faits mentaux qui

causeraient des événements physiques qu’on ne pouvait parler précédemment

d’événements physiques qui causeraient des événements mentaux. Surtout, un

tel renversement n’efface pas le fait de la dualité épistémique. Il n’affecte donc en

rien la tâche qui consiste à déterminer le sens propre des deux termes dont se

constitue cette dualité. Voyons maintenant de plus près la théorie du double

aspect telle que l’a exposée Raymond Ruyer.

10. La présentation ruyerienne de la théorie du double aspect

125. Comment concevoir le rapport psychophysique ? On peut le concevoir soit

comme une forme d’interaction, soit comme une forme de parallélisme95.

126. S’il s’agit d’une interaction, on cherchera à comprendre ce rapport comme

94 Voir les citations d’Hippolyte Taine, dans l’Appendice (infra, p. 342-343). 95 Butler, « The Mind-Body Problem... », art. cité (supra, n. 60, p. 40), p. 229-240.

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rapport causal. Soit le mental cause le physique (je décide d’étirer mon bras, et

mon bras s’étire), soit le physique cause le mental. On dira, dans le dernier cas,

tel événement cérébral cause tel événement mental. Ou bien, autre possibilité,

on postulera la présence d’un troisième terme, un terme inconnu, causant

simultanément l’événement mental et l’événement physique.

127. On peut dire de ce dernier cas de figure qu’il n’explique tout simplement

rien, ne réduisant pas le moindrement l’écart qui semble exister au départ entre

le psychique et le physique. Mais on retrouvera la même difficulté avec les deux

autres modèles d’interaction. De plus, ces modèles mènent à un cul-de-sac

causal (quand, par exemple, un effet mental ne serait pas à son tour cause) ou

impliquent une série causale à sens unique, en particulier lorsqu’on évoque un

troisième terme pour expliquer le mental et le physique. Dans ce dernier cas, ce

troisième terme aurait un effet sur le physique et le mental, sans que ceux-ci

exercent à leur tour un effet sur lui96. Ou bien on aura le problème contraire,

qui sera celui de la surdétermination, un événement physique unique pouvant

alors s’expliquer entièrement à la fois par ses antécédents physiques et par un

événement mental, par une décision, par exemple. C’est donc autrement qu’il

faut procéder pour aborder la question du rapport psychophysique, et c’est ce

que font les thèses qui proposent au lieu une forme de parallélisme. Parmi ces

thèses, on peut compter celle de Raymond Ruyer, laquelle, en somme,

correspond à la théorie du double aspect.

128. Pour nous introduire au parallélisme, Ruyer rappelle une erreur commune.

Pour Ruyer, la question du rapport psychophysique ne fait qu’une « avec le

problème des rapports du subjectif et de l’objectif. »97 Or, précise Ruyer, « [o]n

donne quelques fois, pour illustrer l’opposition de l’objectif et du subjectif,

l’opposition entre les ondes électromagnétiques du physicien, et la couleur

96 Il faut penser que tout ce qui se conçoit comme cause, dans une série causale, n’est

cause plutôt qu’effet qu’en raison du point de vue adopté. Une boule de billard blanche heurte franchement une rouge : la blanche cause le mouvement de la rouge, mais cette dernière a bien causé l’arrêt de la première. Tous les rapports causaux sont des rapports réciproques. Un rapport à sens unique est impensable.

97 Ruyer, op. cit. (supra, n. 67, p. 42), p. 3.

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comme qualité consciente. »98 Subjectivement, je vois des couleurs.

Objectivement, ces couleurs seraient de la lumière, laquelle serait en réalité des

ondes dans une sorte d’éther photonique. Cependant, ce parallèle serait fautif.

Le fait objectif auquel il faudrait opposer la couleur ressentie, si on tient à penser

ce parallèle, serait plutôt le cerveau, et non les ondes électromagnétiques, faits

objectifs externes dont les couleurs seraient des signes. Butler fait la même

remarque99, en croyant discerner cette même erreur chez Feigl100 et reprenant

d’ailleurs, presque mot pour mot, peut-être sans l’avoir connue, l’essentiel de la

thèse ruyerienne101. Ruyer poursuit ainsi :

La physique étudie les ondes lumineuses, ou les photons, quand ils

existent en dehors des cerveaux ; la couleur qualité n’apparaît — nous avons du moins de bonnes raisons de le supposer — que là où existe

un cerveau. Il ne s’agit donc pas là, en toute hypothèse, de deux faces d’une même réalité, mais de deux réalités différentes102

... soit celle du cerveau et celle de la lumière.

129. Il s’agirait donc d’abord de tenir compte du fait que toute expérience

renvoie à deux réalités objectivables, et non pas à une seule. Aux « ondes

lumineuses réelles en elles-mêmes » correspondent des « ondes connues

objectivement par le physicien »103, des concepts d’ondes. Mais à la sensation

subjective de lumière, donc à la couleur en tant que telle, correspondrait une

autre réalité objectivable qui, pour Ruyer, serait cette fois une aire ou « un

certain étage », par exemple, d’une aire de Brodmann104. Partant de là, la voie

nous dirigeant vers la théorie du double aspect s’ouvre d’elle-même. Ce

parallélisme que nous propose Ruyer suppose un rapprochement qui, aussi

curieux et douteux qu’il puisse paraître, n’en demeure pas moins

incontournable. Ruyer nous dit que la sensation correspond à (au moins une

partie de) la chose en soi de ce qui pour nous se présente sous l’aspect d’un

98 Ibid., p. 5. 99 « The Mind-Body Problem... », art. cité (supra, n. 60, p. 40), p. 244. 100 Herbert Feigl, « The ‘Mental’ and the ‘Physical’ », Minnesota Studies in the Philosophy

of Science, vol. II (1957), p. 370-498 101 « The Mind-Body Problem... », art. cité (supra, n. 60, p. 40), p. 241. 102 Ruyer, op. cit. (supra, n. 67, p. 42), p. 5. 103 Ibid., p. 6. 104 Idem.

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cerveau. Ainsi, Ruyer, rappelant l’idée d’une interaction entre un inconnu

nouménal et un réel apparent, physique ou mental, demande pourquoi nous

aurions à évoquer encore un « troisième terme inconnaissable » derrière la

sensation105. Ce réel nouménal dont les sciences physiques tentent de se

rapprocher, lorsqu’elles visent cette fois le cerveau, en sachant qu’elles ne

sauront jamais l’atteindre en tant que tel, pourquoi ne serait-ce pas la sensation

elle-même ? La réalité nouménale peut effectivement rester à jamais inaccessible

quand le réel visé est celui d’un être autre que nous. Mais cette réalité qui

existerait indépendamment de la représentation objective que nous pouvons en

construire ne pourrait-elle pas, dans notre propre cas, être (au moins en partie)

la sensation elle-même ? Sinon où faudrait-il situer cette sensation, entre ce

monde objectif dont elle a été définitivement délogée et ce réel « profond » et

irrémédiablement inconnaissable que serait notre cerveau réel ? Rejetant donc la

critique bergsonienne du parallélisme106, Ruyer présente cet argument :

la sensation de lumière est incontestablement une partie de la réalité,

ou alors le mot réalité ne signifie plus rien[107]. Nous ne pouvons donc pas parler du « tout de la réalité inconnaissable en soi » sur lequel

s’étendrait le « tout de la représentation »108

... car il faut bien — argument incontestable — que cette sensation elle-même

soit au moins une partie de cette réalité.

130. Il s’agit là d’un argument puissant qui mérite d’être reformulé, si ce n’est

que pour en rendre la conclusion plus évidente :

105 Id. 106 Présente dans l’ensemble de son œuvre, mais plus explicite dans « Le paralogisme

psycho-physiologique », Revue de métaphysique et de morale, vol. 12 (1904), no 6, p. 895-908 (repris dans L'énergie spirituelle [1919], Paris, Puf, 132e éd., 1967, ch. VII, sous le titre de « Le cerveau et la pensée : une illusion philosophique » [Œuvres, op. cit. (supra, n. 21), p. 959-974]) et dans « L'âme et le corps », in L’énergie spirituelle, ibid., ch. II (Œuvres, p. 836-860). Voir Annie Petit, « ‘La relation du corps à l’esprit’ selon Henri Bergson », in Entre le corps et l’esprit. Approche interdisciplinaire du ‘Mind-Body Problem’, B. Feltz–D. Lambert (dir.), Bruxelles, Mardaga, 1995, p. 53-78.

107 Cet argument correspond au premier point de Galen Strawson (infra, chap. 1, p. 66-67).

108 La conscience et le corps, op. cit. (supra, n. 67, p. 42), p. 7.

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La sensation est un noumène

1) Le noumène est tout ce qui existe indépendamment de la représentation que nous pouvons en avoir109.

1 bis) Le noumène est tout ce qui existe.

2) La sensation existe (= la représentation existe).

3) Donc, la sensation est un noumène (ou est du nouménal).

Ou encore, en résumé : l’apparence n’est pas que l’apparence d’une réalité, elle

est elle aussi une réalité.

131. À ceux qui, par ailleurs, souhaiteraient faire abstraction de toute réalité

nouménale, Ruyer répond, visant par là Bergson, qu’une telle « [é]conomie

malheureuse [...] fausse toutes les perspectives » parce qu’elle « définit

inexactement la position réaliste. »110 Car, s’il est vrai que « le cerveau matériel

comme tel, le cerveau objet, n’existe pas », il n’en demeure pas moins qu’il doit y

avoir « continuité d’une action entre la lumière réelle » et « notre cortex réel, dont

une partie est la nappe lumineuse de la sensation. »111 En d’autres mots, on ne

peut être réaliste sans admettre la distinction entre l’image et le réel, tout en

associant cette image aux apparences physiques, et ce réel à l’expérience vécue

elle-même.

132. Il faudrait donc accepter comme évidence première que la sensation et,

avec elle, tout ce qui peut être rapporté à l’expérience a bien sa place dans une

ontologie réaliste, et que cette place est nulle autre que l’ordre du nouménal.

L’expérience, si elle n’est pas tout le noumène, doit en être, tout comme le cône

visible d’un iceberg, lequel indique certes une masse sous-marine de glace

d’autant plus imposante, n’en demeure pas moins lui-même glace.

109 Ruyer : « une réalité absolue de l’objet est parallèle à l’objet tel que nous le

connaissons », ibid., p. 9. 110 Ibid., p. 9-10. 111 Ibid., p. 10.

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133. Considérons sous forme de grille cette présentation ruyerienne de

l’hypothèse du parallélisme, en soulignant, dans une deuxième grille, les

différentes notions de rapports de causalité qu’elle sous-entend de même que le

faux et le bon parallèle notés par Ruyer entre le subjectif et l’objectif112 :

GRILLE 1

Ordre nouménal

Ordre des

apparences

Altérité (dehors)

Ondes lumineuses réelles

◄ Rapport causal ? Ondes

électromagnétiques du physicien

Rapport causal ? ▼

Rapport causal ? ▼

Ipséité (dedans)

Sensation de couleur

Rapport causal ? ► Cerveau

À n’en pas douter, ranger la « sensation de couleur » sous le titre « ordre

nouménal » peut paraître contestable. Mais, les apparences phénoménales ne

sont des apparences que pour autant qu’ont les considèrent en tant

qu’apparences de quelque chose. Pour le reste, en elles-mêmes, elles sont des

réalités et elles seraient d’ailleurs les seules réalités dont nous aurions une

authentique « possession », étant constitutives113 de notre être propre.

112 Grille construite sur la base d’une grille semblable parue dans La conscience le

corps, (ibid., p. 12). 113 « Constitutif » : « Qui, avec d’autres éléments, entre dans la composition d’un tout,

d’une chose complexe », Trésor de la langue française, Paul Imbs (dir.), Paris, CNRS, 1978, t. 6, p. 8.

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GRILLE 2

Ordre nouménal

Ordre des

apparences

Altérité

Ondes lumineuses réelles

Causalité

insensée

(les apparences ne

peuvent pas causer le réel)

Ondes

électromagnétiques du physicien

▲ « Causalité » réelle et

au-delà de l’intelligible

FAUX PARALLÈLE

Causalité apparente et concevable

Ipséité

Sensation

de couleur ►

« Causalité » inconcevable

(le réel peut « causer » les

apparences)

► Cerveau

BON PARALLÈLE entre le subjectif et l’objectif

Le bon parallèle mettant en rapport le subjectif et l’objectif serait donc celui qui

oppose la sensation en elle-même, laquelle reçoit alors le statut de « réalité », au

cerveau — vu ou conçu comme objet — qui pour sa part se voit alors « réduit » au

statut d’apparence.

134. Notons que même si la conscience ne constituait qu’une infime partie de

notre être réel, la thèse essentielle du parallélisme, telle que conçue par Ruyer,

ne s’en trouverait pas moins valide : l’esprit serait un fait nouménal, un

« dedans » métaphysique ; il le serait encore, ne correspondait-il qu’à une mince

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couche de la totalité de ce dedans.

135. Comment faudrait-il concevoir cette différence entre un dedans et un

dehors métaphysique ? Le « dedans métaphysique », ouverture béante sur le

mystère, correspondrait à ce que nous connaîtrions d’une chose en vertu du fait

que nous sommes cette chose, en vertu non pas du fait que nous éprouvons cette

chose comme objet touché ou senti, mais en vertu du fait que nous sommes cette

épreuve. À l’inverse, le dehors d’une chose quelconque serait ce que nous en

connaîtrions en vertu des effets que cette chose peut avoir sur nous ou sur les

autres choses. Mais nous ne connaîtrions alors que la forme que cette chose

prend pour nous une fois qu’elle se trouve coulée, pour ainsi dire, dans la

structure catégoriale de l’esprit humain. Cette structure serait un code. Les

métaphysiciens voudront savoir quel rapport il peut y avoir entre le code et le réel

et, par là, ils voudront vraiment savoir si le code ressemble, en quelque sorte, au

réel114. À quoi il faudra répondre : un sentiment de joie ressemble-t-il à une

tempête neuronale ? Cet écart entre une apparence neuronale et un vécu

expérientiel est formidable, et on voudra connaître la raison d’une asymétrie si

étonnante. Nous examinerons au chapitre 5 les raisons formelles qui font de cet

écart et de cette asymétrie une nécessité. Mais pourquoi, voudra-t-on encore

demander, les choses réelles devraient-elles prendre pour nous ces formes

physiques précises que sont celles sous lesquelles elles nous apparaissent ? À

cette question métaphysique, il faudra alors répondre comme le fait Royce :

Le Logos, et non pas nous, connaît les raisons pour lesquelles notre

vécu expérientiel, symbolisé extérieurement pour la perception dans l’espace et le temps, prend pour nous l’apparence de centres

névralgiques constitués d’innombrables molécules en mouvement. Le double aspect, cependant, n’en demeure pas moins une vérité

inhérente à notre expérience115.

Cette vérité, aurait-il pu expliciter, n’en demeure pas moins inhérente à toute

114 Ruyer, op. cit. (supra, n. 67, p. 42), p. 10. Butler, art. cité (supra, n. 60, p. 40),

p. 239. 115 « The Logos knows, not we, why inner feelings, outworldly symbolized in space and

time to our perceptions, should appear as nerve-centres, made up of countless flying molecules. The twofold aspect itself is, however, a certain truth of our experience. » The Spirit of Modern Philosophy, op. cit. (supra, n. 32, p. 29), p. 417.

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expérience possible, et non seulement à la nôtre. C’est ce que les propos de

Searle (chapitre 5) permettront d’expliquer.

136. La théorie du double aspect transforme donc la dualité ontologique pour

en faire une dualité foncièrement épistémique, et non substantielle, associant la

dualité âme-corps à une dualité de formes d’accès à l’être, soit un accès direct et

un accès indirect, codifié. Par suite, étant donnée cette façon de concevoir le

rapport psychophysique, on comprendra que les efforts qui ont pu être déployés

dans le but de concevoir, de prouver ou de contester le rôle causal que les faits

mentaux peuvent jouer dans la détermination des événements physiques ne

puissent conserver le moindre sens. Car du point de vue de cette théorie, quand

nous cherchons à déterminer un rapport entre l’esprit et la matière, nous

chercherions à clarifier un rapport entre un être réel et sa représentation — que

celle-ci soit sensible ou conceptuelle —, donc, entre le réel et son image.

Chercher un rapport dans lequel la matière physique serait la cause de l’esprit

n’aurait pas plus de sens. Comment l’image du réel pourrait-elle être la cause

du réel (voir le rapport de « causalité insensée » indiqué dans la deuxième grille

ci-dessus) ? Chercher, inversement, comment le mental pourrait produire un

effet physique pourrait encore, à la limite, se « concevoir », pour autant qu’on

garde les guillemets. Car ce serait chercher comment le noumène cause le

phénomène, et cette science n’existe pas encore, et elle reste une impossibilité

formelle. C’est pourquoi ce rapport de causalité est indiqué dans la même grille

comme étant un rapport de causalité « inconcevable ».

137. Certes, la tentation est toujours là, qui nous invite à expliquer le mental en

établissant des correspondances psychophysiques. Et, certes, de telles

correspondances peuvent s’avérer nécessaires dans certains contextes. Savoir si

son patient éprouve une douleur ou non à l’estomac peut être utile au docteur

qui le soigne en soignant son corps, soit son être apparent. Cependant, nous

verrons encore plus en détail pourquoi on ne fait pas de la « science de l’esprit »

en établissant de telles correspondances. Mais en gros, l’explication générale en

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a déjà été évoquée116. Il est vrai qu’en science, on peut d’abord chercher à établir

des correspondances entre une pluralité de variables. Mais ce sera pour ensuite

chercher à vérifier, sur la base de ces corrélations, lesquelles constituent de

véritables relations de cause à effet117. Si le vent et la pluie étaient toujours des

phénomènes concomitants, il faudrait, pour prendre un exemple, établir des

conditions expérimentales qui nous permettraient de déterminer si l’un est la

cause de l’autre. Dans le cas d’une réponse négative, l’enquête se tournerait

alors vers d’autres facteurs avec lesquels on pourrait à nouveau établir une

corrélation, pour ensuite s’interroger sur les rapports de causalité liant ces

facteurs au vent et à la pluie. Or, toute cette méthode présuppose que les

diverses variables sont des faits distincts. « Dans les sciences naturelles, la

cause n’est jamais identique à ses effets. »118 Dans la perspective de la théorie du

double aspect, il n’y a pas de distinction réelle, dans le sens d’ontologique, entre

le mental et le physique119. Toute correspondance entre un événement physique

et un événement mental ne peut donc jamais légitimement se transformer en une

explication du fait mental. La série physique ne peut expliquer que des faits

physiques. La théorie du double aspect accepte la lettre — tout en en refusant

l’esprit — de la thèse de l’identité. Elle ne saurait donc admettre une relation de

causalité liant l’un à l’autre, le mental et le physique, puisque le mental et le

physique ne font qu’un. Ce qu’indiquent le mental et le physique constituerait

un seul et même fait ; seulement, l’un et l’autre, le mental et le physique,

n’indiqueraient pas ce même fait de la même manière.

138. Les implications de la théorie du double aspect sont loin d’être

essentiellement négatives ou seulement théoriques, et elles ont plus d’étendue

qu’on pourrait le soupçonner. En effet, ce sont les fondements de l’idée que l’être

humain se fait de lui-même que mine cette théorie — et pour le mieux. L’homme

neuronal, l’homme-machine, déterminé, certes, mais déterminé, comme un

116 Soit au paragraphe précédent et en Introduction, à la p. 22. La question revient au

chapitre 2, section 5 (infra, p. 112) et au chapitre 5 (infra, p. 247-251). 117 John Searle, « Dualism revisited », Journal of Physiology – Paris, vol. 101 (2007),

p. 172. 118 Butler, « The Mind-Body Problem... », art. cité (supra, n. 60, p. 40), p. 242. 119 Idem.

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mécanisme autoreproducteur centré sur soi, machinalement égoïste, perd sa

consistance. Sous cette image évanouissante transparaît maintenant ce que, de

son ancien poids, celle-ci écrasait : l’homme réel, un homme qui peut être bon ou

mauvais, pervers ou noble, mature ou immature, grand ou petit, soit un homme

qui recèle en lui-même toutes potentialités. Il ne s’agit pas de rejeter le

mécanisme ou le déterminisme mais, au contraire, de rejeter l’idée que tant se

sont faite du mécanisme. Comprendre que l’image que nous avons de nous-

même n’est qu’image, c’est se libérer d’elle ; c’est comprendre que cette image ne

peut qu’être pauvre (parce qu’elle est image) et que le réel dont elle est l’image est

nécessairement infiniment plus riche. C’est finalement nous ouvrir aux

possibilités qui sont nôtres, mais que nous ne saurions reconnaître et encore

moins admettre si nous nous en tenions à nos conceptions fonctionnelles et

mécaniques habituelles du monde.

139. Car, que nous ne soyons qu’une mécanique, rien ne l’interdit. C’est notre

idée de ce que peut être un être mécanique qui est accablante, et qui ne peut

qu’être accablante. Il ne s’agit donc pas de proposer une autre image de l’être

humain. Il s’agit au contraire de reconnaître qu’une image objective ne peut

qu’être accablante, pauvre et injuste. Qu’il y ait une mécanique réelle qui règle

l’univers, libre à nous de le présumer. Mais n’allons pas pour autant chercher à

nous faire une idée de cette mécanique. Ce serait en vain. La logique primaire

sous laquelle le primate que nous sommes s’occupe à ranger les éléments de son

univers dans le but d’en tirer des bénéfices ne peut que produire un portrait

déformé et partiel des ressorts réels de tout être, quel qu’il soit.

140. Ainsi, résoudre la question du rapport psychophysique grâce au

parallélisme que propose la théorie du double aspect libère l’être humain du

mythe le plus ravageur qui fût, celui de l’homme pauvre. Cet homme pauvre,

pourrions-nous enfin suggérer, le serait parce que, ne tenant compte que de

l’idée objective qu’il peut se faire de lui-même, il se croit pauvre et agit par suite

en conformité avec cette idée.

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CHAPITRE 1

Assurer les droits de l’esprit en pays matérialiste :

le panpsychisme de Galen Strawson

Introduction

1. Nous partons d’un constat initial : la thèse naturaliste, dans sa version

physicaliste, ne semble pas être en mesure d’intégrer l’esprit dans le tableau du

monde qu’elle permet de tracer. Si bien qu’il semble que nous nous retrouvions

avec une destitution ontologique de notre existence propre.

2. Appelons ce malaise « désenchantement ». La tâche qui nous attend dans

le présent chapitre sera celle de voir si l’essentiel du physicalisme ne pourrait pas

être préservé tout en portant sur lui un regard critique qui nous permettrait

d’écarter certaines des conclusions « désenchantantes » auxquelles on pourrait

autrement se croire contraint d’adhérer en l’adoptant comme vision du monde.

Par là, au lieu de contester notre métaphysique naturelle120, nous pourrions la

rendre inoffensive. Ce défi sera relevé en tirant profit d’un article que publiait

Galen Strawson, en 2006121, dans lequel il défend l’idée selon laquelle le

120 Supra, Introduction, p. 19. 121 « Realistic Monism: Why Physicalism Entails Panpsychism », Journal of

Consciousness Studies, vol. 13 (2006), no 10-11, p. 3-31. Dorénavant : RM.

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physicalisme — alias, le matérialisme — implique le panpsychisme. En

s’appuyant sur le panpsychisme, Strawson croit pouvoir procurer à l’ordre des

faits mentaux un statut ontologique que le matérialisme, tel qu’il se conçoit

habituellement et non tel qu’il pourrait être conçu, ne saurait leur reconnaître.

3. Le raisonnement que Strawson met en valeur s’appuie sur une double

méthode. D’une part, il mise sur une critique du concept d’émergence. L’esprit

ne saurait émerger de nulle part, comme semblent le proposer les thèses de la

survenance auxquelles les positions physicalistes s’agrippent comme à une

bouée de sauvetage. Il doit donc toujours être là, sous une forme ou une autre.

D’autre part, Strawson fera intervenir, pour en tirer un appui, le concept de

propriétés intrinsèques de toute matière. C’est ce dernier volet de sa réflexion

qui s’avère intéressant pour nous.

4. Un premier point de la position strawsonienne est que, même si on admet

au départ qu’il existe un gouffre explicatif qui demeure infranchissable entre le

fait de l’esprit et le discours physicaliste, il reste qu’on ne peut adhérer au

matérialisme et au naturalisme en laissant l’esprit en dehors de la demeure de

l’être, dans l’épiphénoménal. Si c’est bien une prémisse fondamentale du

physicalisme que celle qui affirme qu’il n’y a de réel que ce qui peut se vérifier

empiriquement et, par suite, que ce qui peut apparaître extérieurement et

objectivement, il se trouve dans le physicalisme des postulats encore plus

fondamentaux qui permettent de remettre en cause cette prémisse. Le plus

important de ces postulats a été évoqué précédemment122, et c’est l’idée qu’il ne

peut y avoir qu’un seul régime de lois fondamentales qui régisse l’univers. Mais

il y a aussi, inhérent au principe du physicalisme, le postulat, plus évident,

suivant lequel il n’y aurait qu’une sorte de substance fondamentale, et non deux,

qui constitue le réel — soit la matière physique. Ce que Strawson tient surtout à

souligner est que, s’il nous faut reconnaître, comme article fondamental du

physicalisme, que tout, mais absolument tout ce qui est réel est physique, alors il

faudra bien que l’expérience vécue soit elle-même un fait « physique ». C’est là la

122 Supra, Introduction, p. 25.

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prémisse de départ de Strawson (RM, p. 3).

5. Comment donc procéder pour admettre les faits de conscience dans cet

univers conceptuel physicaliste ? Il y aurait deux voies qui pourraient

éventuellement permettre de le faire sans délaisser une approche naturaliste.

Ces deux voies sont celle du panpsychisme et celle de la survenance. Or, le

panpsychisme a pour sa part le mérite de répondre à la véritable question à

laquelle donne lieu le fait de l’esprit, alors que la thèse de la survenance — dite

aussi « de l’émergence » — se compare, comme nous le verrons, à un subterfuge,

quelle qu’en soit la version sous laquelle on la présente. C’est du moins l’opinion

que tentera de soutenir Strawson. La voie que propose le panpsychisme en est

une pour laquelle, faut-il le dire, un naturaliste ressentira un dédain marqué —

nous verrons pourquoi —, mais Strawson nous montrera les raisons pour

lesquelles les naturalistes qui resteront les plus fidèles à leur doctrine devront s’y

tenir.

6. Quand nous cherchons à « expliquer » le rapport psychophysique, nous

abordons le plus souvent cette question comme s’il fallait se demander comment,

à partir d’une matière « brute », insensible, une forme consciente peut émerger et,

par là, nous nous demandons vraiment comment la matière peut causer la

conscience. Nous présumons tout naturellement que c’est un rapport causal qui

relie les deux termes, et même un rapport causal à sens unique où ce serait la

matière qui déterminerait l’esprit, et non l’inverse. Mais un effet qui ne saurait à

son tour être cause pose difficulté. Arrive alors l’idée de l’émergence de touts

dotés de propriétés qui ne se retrouveraient point dans les parties constitutives

de ces ensembles. Selon Strawson, une telle explication est ad hoc. Pour lui, si

certaines propriétés expérientielles (c’est-à-dire mentales) se retrouvent dans

certains ensembles organisés, tels les cerveaux humains, alors il nous faudra

concéder que de telles propriétés doivent déjà être présentes dans les éléments

constituant ces ensembles. La réflexion nous contraindrait d’ailleurs à étendre

l’hypothèse et à attribuer à tous les éléments de l’univers, et non seulement à

certains d’entre eux, des propriétés expérientielles, même si celles-ci ne

pouvaient rester pour nous qu’inconnaissables. Cette réflexion nous mènerait

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donc à conclure qu’il y a du mental dans tout élément physique. C’est là la thèse

du panpsychisme, telle que défendue par Strawson.

7. L’intérêt de l’article de Strawson est qu’il permet de voir comment une

approche épistémologique peut se profiler au sein même d’un argumentaire qui

se veut ontologique. Les propos de Strawson nous préparent en effet, même s’il

est possible que ce soit malgré lui ou, à tout le moins, malgré ses prétentions

contraires, à un tournant épistémologique, un tournant permettant au discours

naturaliste d’aborder la question de l’esprit de manière plus fructueuse. C’est à

ce tournant que ce premier chapitre nous conduit. Chemin faisant, nous

pourrons porter attention au naturalisme lui-même, car il nous sera possible

d’en faire ressortir le trait principal, ce qui nous mettra plus en mesure de

répondre à ses attentes de fond. Nous arriverons, après avoir suivi le

raisonnement qui conduit Strawson au panpsychisme, et après avoir examiné

cette thèse elle-même, à la dualité des formes de connaissance que cette thèse

implique.

1. Un physicalisme réaliste

8. Les positions que Strawson entend d’abord ébranler sont surtout les

approches matérialistes pour lesquelles l’esprit est soit un épiphénomène, un fait

sans importance ou même une illusion. Vous n’êtes point un physicaliste, un

physicaliste réaliste, soutient-il, si vous niez la réalité de la conscience, si vous

niez qu’elle soit un fait concret, c’est-à-dire spatio-temporel, sinon temporel (RM,

p. 3). Il faut admettre la réalité de la conscience en tant que fait physique. Car

pour un physicaliste, tout ce qui existe est physique et, comme l’expérience

vécue est le donné naturel fondamental, on ne saurait douter de son existence. Il

s’ensuit que le physicalisme réaliste ne peut correspondre à ce qu’on entend

habituellement par physicalisme, soit la croyance selon laquelle toute réalité

concrète peut être traduite en des termes qui sont ceux de la physique, car ces

termes, prétend Strawson, ne peuvent saisir le fait de l’expérience (RM, p. 4). Le

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physicaliste réaliste doit donc admettre l’expérience en tant que fait physique

(parce que, suivant sa doctrine, tout est physique) et admettre en même temps

que l’expérience ne peut être saisie par les termes que sont ceux de la physique.

9. À l’appui de cette hypothèse, paradoxale en apparence, Strawson se

contente de renvoyer les lecteurs à un argument « standard » exposé par lui-

même dans une publication antérieure (RM, p. 4)123, tenant surtout pour l’heure à

souligner notre ignorance, non seulement quant à la nature du rapport entre

l’esprit et la matière, mais quant à nature fondamentale de l’univers en tant que

tel. Peut-être ne serait-ce qu’en raison de ce défaut de connaissance que les faits

non expérientiels — soit les faits dits « physiques » dans le sens ordinaire du

terme — et les faits expérientiels paraissent incommensurables les uns par

rapport aux autres (RM, p. 4).

10. Notons qu’il s’agit là déjà d’une remarque à caractère épistémologique.

Strawson est conscient que ses réflexions ont une portée épistémologique, mais il

insiste sur le caractère ontologique — Strawson emploiera tout autant

l’expression ‘métaphysique’124 — de ses thèses125. Strawson s’intéresse moins à

ce que nous pouvons ou ne pouvons pas savoir qu’à ce qui peut être ou ne pas

être126. Si tout est physique, tout ce que nous pourrions distinguer, en créant

une distinction entre le physique et l’expérience, ne pourrait être que les aspects

expérientiels et non expérientiels de la réalité, et non plus des faits réels par

opposition à des faits qui ne seraient qu’illusoires ou épiphénoménaux (RM, p. 6).

11. Strawson est donc prêt à concéder qu’une pensée n’est rien de plus qu’une

123 Mental Reality, Cambridge Mass., MIT, 1994/2009, p. 62-65. Cet argument

standard, Strawson en fait néanmoins brièvement état dans une note, et c’est celui selon lequel « la physique contemporaine ne comprend aucun prédicat pouvant désigner les phénomènes expérientiels », défaut auquel aucun prolongement « non-révolutionnaire » ou « concevable » de cette terminologie ne saurait remédier (RM, p. 7, n. 9).

124 Voir RM, p. 7, 16, 18, 19, 24, 28 et 29. 125 Pour l’opposition ‘épismologique’ ou ‘épistémique’ et ‘métaphysique’ ou ‘ontologique’,

voir RM, p. 15, 16, 18, 19 (note 33) et 28 (note 51). 126 Comme en témoignera, dans ses réponses à ses commentateurs, son souci pour une

conception de l’expérientiel en lequel nous pourrions reconnaître une « réalité causale dans une ontologie à la troisième personne » (PD, p. 259). Voir infra, section 8, p. 95, « Le pouvoir causal du mental ».

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activité neuronale, mais lorsqu’il parle d’activité neuronale, il entend quelque

chose d’ « entièrement différent » de ce qu’un physicaliste entendra

habituellement par cette expression (RM, p. 7). Il n’entend « certainement pas »

que des faits d’expérience pourraient être décrits en des termes propres à la

physique ou à la neurobiologie. « Cette idée serait folle » (RM, p. 7). Ce dont il faut

tenir compte, explique Strawson, c’est qu’un neurone est bien plus que ce qui, en

neurobiologie comme en physique, ne pourra jamais être observé (RM, p. 7), ce qui

est encore, notons-le, une remarque épistémologique. Strawson dit donc que

nous ne savons que peu de choses sur la nature du physique et que, par

conséquent, rien n’interdit que l’expérience puisse être physique. Il ajoute que,

étant physicalistes, c’est précisément ce que nous devons prétendre.

12. Pourquoi cependant insister alors pour conserver le nom même de

« physicalisme » ? Pourquoi retenir une nomenclature qui favorise un pôle plus

que l’autre, soit celui du physique (RM, p. 9) ? Si le mot ‘physique’ est

traditionnellement employé pour désigner le non-expérientiel, et si par ailleurs le

physicalisme était la thèse suivant laquelle la réalité fondamentale serait

physique en ce sens, c’est-à-dire dans le sens de « non expérientielle », est-ce que

ce ne serait pas un tort que d’associer le panpsychisme à un physicalisme

réaliste ? Il serait peut-être préférable, concède l’auteur, de désigner cette

position comme étant une forme de monisme de l’expérientiel et du non-

expérientiel (RM, p. 7). Car, si l’univers n’était constitué, « d’une certaine manière

fondamentale », que d’une seule et même substance127, rien ne nous autoriserait

à préjuger de la nature profonde de cette substance unifiée. Mais si Strawson

préfère retenir le mot ‘physicalisme’ (RM, p. 8), c’est qu’il a ses raisons. Car, les

difficultés qu’il souhaite affronter sont justement celles qui découlent d’un

physicalisme qui se comprend mal. Et, comme il le précise dans sa réplique à

ses commentateurs, c’est aux physicalistes que son discours s’adresse128. Pour

le physicaliste, tout ce qui a une existence réelle est physique. Or, Strawson ne

127 « ‘real physicalism’ [...] is the position of someone who [...] is attached to the ‘monist’

idea that there is, in some fundamental sense, only one kind of stuff in the universe. » (RM, p. 7)

128 « Panpsychism? Reply to Commentators with a Celebration of Descartes », Journal of Consciousness Studies, vol. 13 (2006), no 10-11, p. 186. Dorénavant : PD.

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conteste pas cette définition. Au contraire, il veut en tirer toutes les

conséquences. Il adopte donc en partant la doctrine physicaliste, en la prenant

au pied de la lettre, et pose, comme tout bon physicaliste se doit de le faire,

qu’est physique toute réalité concrète, même celle de l’esprit. Ce serait là un

physicalisme réaliste.

13. Avant de présenter la défense du panpsychisme de Strawson et sa critique

de la thèse de l’émergence radicale, nous allons nous familiariser avec le contexte

doctrinal dans lequel s’inscrivent cette défense et cette critique.

2. Le naturalisme strawsonien

14. Ce qui compte pour Strawson ne serait peut-être ni le physicalisme, ni le

monisme, ni même le panpsychisme qu’il cherchera maintenant à défendre. Si

cette suggestion semble étrange, il faut dire que Strawson lui-même concède qu’il

serait disposé à nommer sa position « ?–isme » (plutôt que mon-isme, ou physical-

isme, etc.) (RM, p. 7). Quelle que puisse être la nature de l’univers — dualiste,

pluraliste ou même « ?–iste » —, l’important, pour un naturaliste tel que

Strawson, serait que soit maintenu un statut d’égalité entre notre être et les

autres devant les lois qui régissent l’univers, ce qui correspond précisément à ce

qui a été reconnu précédemment comme étant caractéristique du naturalisme

entendu dans le meilleur sens du terme (supra, Introduction, p. 25). Qu’il n’y ait pas

de régime d’exception pour l’être humain, voilà le dogme de base du naturalisme,

qu’on ne verra pas souvent articulé explicitement, mais que nous devons

toujours avoir à l’esprit si nous tenons à voir un sens dans les divers propos

naturalistes. En d’autres mots, l’idée centrale du naturalisme strawsonien serait

qu’il ne pourrait y avoir, en un certain sens fondamental, qu’une seule sorte de

lois qui gèrent l’univers, un seul régime nomologique, et ce serait à ce seul

principe que Strawson chercherait à se tenir, coûte que coûte, de sorte que notre

conception de nous-mêmes n’implique pas une quelconque composante magique

telle que nous ne saurions en retrouver dans l’univers inanimé et réglé qui nous

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entoure.

15. Pour nous en convaincre, nous n’avons qu’à compter le nombre de fois que

Strawson évoque le concept de miracle ou de magie dans son article. La théorie

de l’émergence, telle qu’elle est conçue habituellement par les physicalistes

(survenance ou épiphénoménisme), serait incompatible avec le physicalisme

parce qu’elle impliquerait quelque chose qui serait comparable à de la magie (RM,

p. 20, 21 & 24), à un miracle (RM, p. 18 [2 x] & 25, n. 41) ou qui relèverait de la mystique

(RM, p. 14). C’est la gratuité (« brutality ») de l’avènement de la conscience, tel que

cet avènement est expliqué par les théories de la survenance ou de l’émergence,

qui ferait problème (RM, p. 18, 19, 20 & 24), et l’idée qu’on puisse vouloir « tirer

n’importe quoi de n’importe quoi » ou « A de non-A » (RM, p. 17 & 19). S’il fallait y

mettre foi, « il nous faudrait aussi accepter avec indifférence toute infraction

contre les lois de la physique (non expérientielle) existante, que les scories se

transforment fortuitement en or », etc. (RM, p. 19). Ce n’est pas un hasard si

Strawson commence par se formaliser du fait que les physicalistes, avec leur

épiphénoménisme implicite ou explicite, semblent s’être rendus coupables d’une

bêtise incommensurable (« the deepest woo-woo of the human mind ») telle que,

par comparaison, « chaque croyance religieuse connue est à peine un peu moins

raisonnable que la croyance selon laquelle l’herbe est verte. » (RM, p. 5-6) Cette

erreur serait « la chose la plus étrange qui ne se soit jamais produite au cours de

l’histoire de la pensée humaine, et non pas seulement celle de la philosophie. »

(RM, p. 5) Le fait de caractériser de cette manière les écoles visées par ses propos a

bien sûr pour but de porter sur elles le pire opprobre que, d’un point de vue

naturaliste, nous puissions avoir à porter. Mais son reproche est sincère et

fondé. Voilà des penseurs qui ne veulent absolument plus le moindre contact

avec ce qui peut ressembler à de la magie, des naturalistes, et les voilà affichant

pourtant un refus des plus irrationnels devant l’évidence première, celle de

l’expérience.

16. Ne pas croire à la magie serait, à l’inverse, croire, suivant en cela Hume,

que les choses ne pourraient être autrement que ce qu’elles sont (RM, p. 25, n. 44).

Ce serait comprendre que, pour qu’il y ait discontinuité dans l’être, il faudrait

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qu’une nouvelle nature vienne s’y insérer (RM, p. 26, n. 48), et croire que cela serait

impossible. Ce serait vouloir éviter, à tout prix, dans l’être, toute transition

« radicalement inintelligible [du point de vue de Dieu] » (RM, p. 28), ce qui

représentera la raison principale — nous le verrons sous peu (section 6) — pour

laquelle il s’opposera aux thèses de l’émergence radicale.

17. Nous pouvons donc conclure que ce serait l’exclusion hors de ce monde, et

surtout hors de son ordre nomologique, conséquence immédiate d’un régime

d’exception, qui, selon Strawson, devrait choquer ici les naturalistes. Et ce qui

choquerait, dans cette exclusion, ne serait pas tant notre aliénation hors de ce

monde que le dualisme ontologique (RM, p. 24, 25, 26), ou plutôt le dualisme

nomologique implicite qu’impliquerait une telle exclusion. Car, un tel dualisme

constituerait une offense à la raison, à la sensibilité rationnelle de l’être humain.

S’il peut y avoir des choses inintelligibles pour nous, il ne pourrait y avoir rien qui

soit foncièrement inintelligible, et donc de foncièrement incohérent (RM, p. 15).

C’est pourquoi jamais, dans l’univers qui est le nôtre, ne saurions-nous tirer A de

non-A. Nulle incohérence ne saurait exister dans le monde que nous

connaissons.

18. Cependant, si tel est le cas, nous sommes en droit de demander au

physicaliste lui-même d’être cohérent. C’est au naturalisme que Strawson

demande des comptes, certes parce que c’est au naturalisme qu’il tient d’abord et

avant tout, mais peut-être plus encore parce que c’est à eux, qu’en principe, on

peut demander des comptes. S’il s’oppose tant aux thèses éliminationnistes

qu’aux thèses de la survenance, c’est parce que ces thèses sont marquées au

coin par une pensée magique. C’est son naturalisme de bon aloi qui conduit

Strawson à remettre en cause les réponses naturalistes communes au problème

explicatif que pose le rapport psychophysique. Si c’est la cohérence rationnelle

qui prime dans l’esprit naturaliste, alors il faudra que cet esprit, pour être

cohérent, trouve une manière cohérente d’inclure les faits de conscience dans

l’ontologie physicaliste.

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3. Deux types de connaissance

a) La connaissance de propriétés extrinsèques

19. Seulement, c’est là aussi que les difficultés s’annoncent. D’abord, si nous

incluons le mental dans une ontologie moniste, nous nous retrouverons

néanmoins encore avec deux types de faits (deux types de « choses », écrit

Strawson) (RM, p. 9). Notons d’abord que, si Strawson ne dit pas deux types de

connaissance, il s’agit bien de deux types de faits que nous pouvons connaître et

il paraît bien légitime de se demander si, en vérité, il ne s’agirait pas d’envisager

la possibilité qu’il y ait pour nous deux types fondamentaux de connaissance.

Mais quels sont d’abord ces deux types de faits ? Nous savons, d’une part, que

la matière, réunie et organisée sous forme d’un corps humain, forme une

expérience (RM, p. 9). Voilà un type de faits : les faits expérientiels. Et nous

savons par ailleurs un grand nombre de choses dont les sciences naturelles

peuvent établir la preuve. Voilà un autre type de faits : les faits non expérientiels

(idem). Nous porterons notre attention plus loin sur le premier type de faits.

Examinons d’abord le deuxième.

20. Que pouvons-nous dire de ce deuxième type de faits ? Nous pouvons dire,

écrit Strawson, reprenant ce point de Russell, que la connaissance que nous en

avons ne constitue qu’un savoir purement formel (RM, p. 9-10). Par cette réponse,

il est donc clair en partant qu’il s’agit d’un type de connaissance et non

seulement d’un type de faits. Que signifie au juste, pour un savoir, le fait d’être

formel ? Cela signifie, explique Strawson, en rappelant Russell, que nous ne

détenons alors du monde qu’une connaissance abstraite se rapportant

essentiellement à sa structure (RM, p. 10). Mais les passages que cite Strawson de

Russell indiquent aussi que Russell semble comprendre les « propriétés

mathématiques » dont se constitue notre connaissance abstraite comme étant

des propriétés du monde (idem).

21. La description d’Eddington, que Strawson ajoute aux propos de Russell,

semble plus révélatrice. Les connaissances abstraites seraient indicielles. « La

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science n’a rien à dire sur la nature intrinsèque de l’atome », et l’atome ne serait,

« comme toute chose en physique », qu’ « une série de lectures de

graduations. »129 Notons ici l’apparition du concept de ‘nature intrinsèque’.

Cette série de lectures, pour Eddington, serait liée à un arrière-fond inconnu —

une nature intrinsèque. Eddington, comme Strawson, aura tôt fait d’associer ce

fond inconnu au mental. Pour le moment, ce choix métaphysique nous intéresse

moins. Nous y reviendrons. Nous ne retenons ici que l’avis d’Eddington

concernant la connaissance des faits qu’il désigne comme extrinsèques : cette

connaissance serait abstraite, formelle et indicielle. Elle serait composée d’une

série d’indices, ne constituant pas une reproduction du réel, mais plutôt un signe

du réel, et non son image. En ce sens, la connaissance abstraite pourrait être

trompeuse. Ce ne serait pas la nature intrinsèque de l’objet qu’elle nous

révélerait, mais seulement ses relations potentielles aux autres choses.

22. Or, cette approche nous permet de concevoir la connaissance abstraite

comme un code, et donc comme une traduction — en un sens qui ne serait pas

que métaphorique — de faits extérieurs (entendons, de faits perçus) en un

langage compréhensible par notre esprit, un langage qui serait propre à notre

esprit. La connaissance scientifique, aussi fiable qu’elle puisse être, ne serait

encore qu’un index de différenciations traduites par le chiffre et classifiées selon

un ordre mathématique. Le réel et sa traduction pourraient être aussi différents

l’un de l’autre que ne pourraient l’être une douleur et la lame de couteau qui la

produit, comme le notait déjà John Locke130. Rappelons aussi à ce sujet Josiah

Royce :

Car tout ce qui relève de la causalité physique n’est que la traduction dans nos cadres descriptifs de la réalité intime [inner meaning] des

choses en termes de relations entre des corps. [...] En tant qu’observateur qui interprète le monde réel à l’aide des formes

humaines et des catégories des sciences théoriques, je ne peux faire

129 The Nature of the Physical World, New York, Macmillan, 1928, p. 259. Cité par

Strawson, RM, p. 10. Je cite la traduction française : La nature du monde physique, op. cit. (supra, n. 69, p. 42), p. 261.

130 Essai philosophique concernant l’entendement humain, Pierre Coste (trad. [1700]), Philippe Hamou (établissement du texte, présentation, dossier et notes), Paris, Le livre de poche, 2009, II, viii, § 13, p. 258.

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autrement que de ne voir, dans un tel monde ainsi interprété, que des lois causales immuables131.

Naturellement, suivant le sillon kantien, Royce intégrera sur ce raisonnement

dans un discours portant appui au concept de liberté métaphysique132. Cette

extension spéculative du raisonnement ne représente dans les circonstances

aucun intérêt, et Strawson serait le dernier à y souscrire. Il reste néanmoins

qu’entre l’ordre réel et l’ordre apparent que constitue pour nous la traduction de

ce réel dans les catégories de la représentation humaine, il ne peut qu’y avoir un

écart abyssal.

23. Voilà une caractérisation qui, sous une certaine lumière, paraît

incontestable. Nous n’aurions du monde qu’une codification chiffrée, une

représentation mathématique, laquelle, devrions-nous constater en y

réfléchissant, nous révélerait fort peu quant aux propriétés extrinsèques des

choses, et rien, suivant Eddington, quant à leurs propriétés intrinsèques.

Strawson a raison de préciser, dans une note, qu’ « il faut du temps pour

comprendre ce point. Il ne suffit pas de lire ces paroles pour en saisir le sens. »

(RM, p. 10, n. 19) Nous verrons, beaucoup plus loin, Searle faire une remarque

identique (infra, chap. 5, p. 237). Car, si l’idée n’est pas en elle-même tellement

profonde, il reste qu’il est difficile de la concevoir comme s’appliquant à notre

expérience. En considérant l’aspect formel de cette connaissance, Strawson en

souligne à tout le moins la limite. C’est parce que nous ne connaissons pas « le

fond des choses », si on peut dire, que nous ne pouvons déterminer ni si l’esprit

est matériel ou pas, ni ce que peut être la nature profonde de la matière (RM, p. 4).

Mais, de l’expérience elle-même, il tirera des conclusions qui lui permettront de

réviser ce jugement.

131 « For all physical causation is only the describable translation of the inner meaning of

things into terms of relations amongst bodies. [...] I as an observer, intrepreting the true world in terms of human forms and the categories of theoretical science, am bound to see, in the world as thus interpreted, rigid laws of causation. » The Spirit of Modern Philosophy, op. cit. (supra, n. 32, p. 29), p. 419.

132 Ibid., p. 419-434.

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b) La connaissance de propriétés intrinsèques

24. En effet, Strawson soutiendra maintenant, avec Eddington et d’autres

encore, que nous pouvons au contraire connaître la nature profonde de la

matière. Nous le pourrions, grâce à l’expérience en elle-même. Selon Eddington,

quoique nous ne puissions savoir si le mental est différent ou non de cet inconnu

auquel notre image physique du monde renverrait, rien ne nous oblige à croire

qu’il existe nécessairement une différence marquante entre l’un et l’autre, le

mental et l’inconnu nouménal. Si, comme le prétend Eddington, la science ne

nous dit jamais rien de la nature intrinsèque de la matière, pourquoi demander

d’où vient la pensée et comment elle peut s’insérer dans la matière, puisque ce

n’est qu’arbitrairement que nous l’en avons exclue au départ ? Puisque le savoir

scientifique n’est qu’un savoir indiciel — un code —, et puisque les indices

mathématiques dont ce savoir est constitué renvoient à un fond qui reste de

nous inconnu, qu’est-ce qui nous interdirait, demande-t-il, de penser que cet

inconnu puisse être de nature spirituelle133 ? Nous retrouvons donc ici la

position que Ruyer allait reprendre explicitement dix années plus tard134 et que

d’ailleurs Taine, Clifford et Royce rendaient déjà à la fin du XIXe siècle135. Pour

Eddington, il est faux de dire que nous n’avons pas accès à la nature intrinsèque

de la matière. Car le fait d’être un cerveau nous assurerait un accès

exceptionnel à l’être intime de notre substance propre. Ce serait en vertu de cet

accès privilégié que nous serions autorisés à croire que l’expérience pourrait être,

d’une manière ou d’une autre — c’est-à-dire, sans nécessairement posséder « les

attributs de la conscience » —, une caractéristique intrinsèque de toute

matière136.

25. Pour éviter toute confusion quant au concept de propriétés intrinsèques, il

133 La nature du monde physique, op. cit. (supra, n. 69, p. 42), p. 261 (p. 259 dans

l’édition originale anglaise). Cité par Strawson, RM, p. 11. 134 Supra, Introduction, p. 52-56. 135 Voir infra, Appendice, p. 342-344. 136 La nature du monde physique, op. cit. (supra, n. 69, p. 42), p. 262 (p. 259-260 dans

l’édition originale anglaise). Cité par Strawson, p. 10-11.

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paraît souhaitable de tenir compte d’une différence importante entre le sens

contemporain et le sens lockéen que peuvent prendre les concepts de propriétés

relationnelles, de propriétés intrinsèques et de propriétés extrinsèques.

Entendues dans un sens lockéen, les propriétés relationnelles sont toutes des

propriétés extrinsèques. Ces propriétés, relationnelles ou extrinsèques, seraient

des propriétés qui ne seraient pas propres aux choses réelles, ce qu’elles seraient

si elles étaient des propriétés « intrinsèques ». À noter que ces dernières, les

propriétés intrinsèques lockéennes, sont toutes des propriétés quantifiables.

Elles correspondent par exemple au poids, à la forme, à l’extension et aux

mouvements des corps. Les propriétés extrinsèques ou relationnelles de l’objet,

pour leur part, constituent pour Locke l’ensemble des effets que toute réalité

peut produire sur toute autre réalité, incluant tout observateur137. Elles

correspondent aux qualités secondes que Locke dit « perceptibles

immédiatement », quand il s’agit des effets que produit l’objet sur un observateur

(il s’agit de l’ensemble des sensations) et « médiatement perceptibles » lorsqu’il

s’agit des effets qu’un objet produit sur d’autres objets138.

26. À l’encontre de cela, les panpsychistes soutiendront plutôt que nous ne

connaissons des choses réelles — des choses autres que nous — que des

propriétés relationnelles ou extrinsèques, et ce serait sur la base de telles

propriétés que se constitueraient nos perceptions d’objets ; nous ne connaîtrions

jamais les propriétés intrinsèques des choses en soi. Ce qui serait connu des

choses mêmes serait toujours les effets qu’elles peuvent avoir, soit sur nous, soit

sur nos instruments et, à ce titre, même les propriétés objectives, c’est-à-dire

spatio-temporelles et quantifiables, seraient des propriétés relationnelles. Donc,

les propriétés que Locke oppose aux qualités secondaires et relationnelles, et

qu’il désigne comme primaires, sont, pour les panpsychistes, elles-mêmes des

qualités relationnelles et secondaires, et non pas primaires. Ils ne reconnaîtront

en elles, comme le note Strawson lui-même, que des propriétés abstraites (supra,

p. 72).

137 Essai philosophique..., op. cit. (supra, n. 130), II, viii, § 23, p. 264-265. 138 Ibid., § 26, p. 267.

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27. En revanche, une partie des qualités relationnelles de Locke, qualités qu’il

jugeait secondaires, soit l’ensemble des qualités constitué cette fois des effets que

les réalités peuvent avoir sur nous, donc sur des observateurs, représente pour

les panpsychistes un ensemble de qualités qui vraiment peuvent être décrites

comme étant intrinsèques139. Mais il s’agit alors des propriétés intrinsèques du

sujet percevant, de l’observateur, et non de la chose perçue, telle qu’elle se

présente objectivement.

28. En soulignant le caractère « intrinsèque » de ce sous-groupe de propriétés

que Locke, lui, jugeait secondaires, les panpsychistes font valoir l’idée qu’il s’agit

là de propriétés qui ne peuvent être connues qu’en étant un être quelconque. On

ne parle plus alors de propriétés objectives dans nos représentations, mais de

propriétés subjectives, de l’effet que cela peut « faire » d’être une réalité

quelconque. Ainsi, Martina Fürst pourra-t-elle écrire, par exemple, qu’on ne

peut détenir la « connaissance phénoménale » que nous livre « l’acquaintance »

« qu’en étant dans l’état de conscience phénoménale visé. »140 Il serait simplement

plus juste peut-être d’écrire « qu’en étant l’état visé », et non « en étant dans » cet

état.

29. Deux faits notables sont à retenir concernant la connaissance des

propriétés intrinsèques, laquelle constitue la connaissance subjective. D’abord,

elles se rapportent à l’observant, et non à l’observé. La connaissance subjective

est une connaissance de soi — ou à tout le moins, pour rester sur un terrain

absolument indubitable, une connaissance de la représentation en elle-même141.

Par ailleurs — fait tout aussi marquant —, ces propriétés restent inchiffrables,

au contraire des propriétés extrinsèques ; une couleur, pas plus qu’un goût salé,

ne saurait se traduire par un chiffre. C’est un fait reconnu même par les

139 Voir par exemple William Seager, « The ‘Intrinsic Nature’ Argument for

Panpsychism », Journal of Consciousness Studies, vol. 13 (2006), no 10-11, p. 143-144.

140 « Phenomenal knowledge [...] can be acquainted only via the experience of being in the relevant phenomenal, conscious state. » (« Qualia and Phenomenal Concepts as Basis of the Knowledge Argument », Acta Analytica, vol. 19 (2004), no 32, p. 144). Voir aussi, supra, note 12, p. 13.

141 Timothy L.S. Sprigge, « Consciousness », Synthese, vol. 98 (1994), no 1, p. 76.

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logiciens, ces derniers rangeant ces propriétés sous le titre

d’ « indéfinissables »142. Ce sera toujours bien une expérience, quelque chose

d’éprouvé, et donc de connu subjectivement.

30. C’est cette asymétrie entre les propriétés intrinsèques et les propriétés

extrinsèques, les premières étant qualitatives et les secondes quantitatives, qu’il

faut surtout souligner. Si le fait que les unes renvoient au sujet et les autres à

l’objet constitue déjà une différence importante démarquant ces deux formes de

connaissance, nous n’aurions pas là tant un accès à deux moitiés d’un monde,

celle du moi et celle du non-moi, que deux accès fort différents l’un de l’autre au

même monde, la connaissance qualitative étant apparemment riche et concrète,

là où la connaissance quantitative semble au contraire foncièrement pauvre et

abstraite. C’est là d’ailleurs un thème qui pourrait être exploré avec profit. C’est

ce que Schopenhauer, par exemple, semble accomplir avec succès143. Nous

aurons l’occasion d’y revenir144.

31. Du reste, pour éviter encore tout malentendu, il ne s’agit surtout pas de

suggérer un quelconque dédain pour la connaissance objective ou scientifique.

Chaque ordre de savoir a son sens, sa raison d’être, son lieu. Il s’agit,

simplement, de reconnaître un savoir autre, et d’en reconnaître le sens et

l’importance. L’important ne serait pas de vanter les mérites de la connaissance

subjective comme étant plus vraie, plus riche ou plus certaine. Il s’agit

seulement de montrer qu’elle tient un rôle essentiel et important qui lui est

propre. Car, la connaissance subjective aussi semble pauvre à son heure, quand

ce que nous cherchons est une connaissance objective, quand c’est l’objet que

nous cherchons à connaître.

32. Passons maintenant au propos principal de Strawson, soit sa critique de la

142 Maurice Gex, Logique formelle, Neuchâtel, Griffon, 1956, p. 35-36. 143 Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, A. Burdeau

(trad.), Paris, Puf, 1966, éd. revue et corrigée par Richard Roos, « Suppléments », chap. VII : « Des rapports de la connaissance intuitive et de la connaissance abstraite », p. 747-770.

144 Infra, chapitre 4, section 4, p. 209 ; chapitre 5, p. 273-275 ; chapitre 6, section 2, p. 296.

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thèse de l’émergence. Ce débat, qui en apparence est sans conséquence pour les

questions qui sont les nôtres, ne leur est pourtant pas étranger. Il nous

permettra de voir que la question du rapport psychophysique ne concerne pas la

question des structures matérielles dont le psychique semble dépendre. Ce

débat concernerait bien plutôt la différence entre l’intériorité et l’extériorité, ce

qui serait une tout autre question. C’est ce que le texte de Strawson met en

lumière, même si ce n’est pas là l’intention première de l’auteur, du moins telle

qu’il l’affiche.

4. La défense du panpsychisme et le concept d’émergence radicale

33. De manière générale, une thèse de l’émergence de la conscience prétendra

que « [l]es parties étant combinées de certaines façons, le phénomène expérientiel

‘émerge’ », alors qu’il était absent au départ (RM, p. 12). La propriété expérientielle

« n’est pas là, au fond des choses, et puis elle est là. » (RM, p. 13). Pour Strawson,

les cas qu’on invoque habituellement pour exemplifier une telle émergence

s’expliquent entièrement, alors qu’on ne pourrait en dire autant d’une prétendue

émergence de la conscience. Dans les exemples qu’on donne habituellement de

l’émergence, la propriété émergente « dépend entièrement » des propriétés du

substrat d’où elle émerge (RM, p. 13). Dans le cas de la conscience, nous ne

pouvons concevoir un lien qui serait pour nous intelligible entre, d’une part, des

faits strictement physiques et, d’autre part, le mental qui censément émergerait

de ces faits et qui en dépendrait. L’émergence, telle qu’elle est postulée, ne

saurait qu’être inintelligible, même pour Dieu (RM, p. 14). En un mot, il semble

que cette émergence soit « radicale »145. Mais une telle émergence radicale serait

impensable. Pour qu’il y ait émergence, il faudrait qu’il y ait une « relation en-

vertu-de » qui relie la propriété émergente aux propriétés du substrat d’où cette

propriété émerge (RM, p. 19). La liquidité, par exemple, est une propriété dite

« physique » — soit, dans les termes de Strawson, non expérientielle — réductible

à d’autres propriétés qui, si elles sont microscopiques, n’en sont pas pour le

145 RM, p. 23 ; 24 ; 25 ; PD, p. 231-232.

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moins encore « physiques » (RM, p. 22). Ce que nous cherchons, en cherchant à

comprendre le rapport psychophysique, est comment une propriété expérientielle

serait réductible à une propriété non expérientielle (ou vice versa). Pour cette

raison, l’analogie de la liquidité serait inadéquate (idem).

34. Un tel raisonnement conduira Strawson à introduire le concept du

« microexpérientiel », de sorte que la dite « émergence » de l’expérience n’en soit

pas une qui semble radicale. Mais alors se posera encore la question de savoir

comment le macroexpérientiel peut émerger du microexpérientiel (RM, p. 26).

Strawson reprend ici l’objection que James adressait aux panpsychistes du XIXe

siècle146, partisans de la théorie du « mind-stuff », dont Clifford semble être le

plus éminent représentant147 : on ne saurait créer un sujet géant en regroupant

une pluralité de sujets atomiques.

35. Strawson offre à cette objection une réponse comprenant deux étapes. La

première a pour fin de rendre admissible le concept de microexpérientialité. La

seconde nous permet de penser le passage du microexpérientiel au

macroexpérientiel, de sorte que l’objection de James ne porte plus. W. James

36. Pour rendre concevable l’expérientiel au niveau atomique, Strawson fait

valoir les différences qu’il nous faut déjà concevoir entre diverses formes

d’expérience, en rappelant que les expériences de formes vivantes autres

qu’humaines nous sont déjà généralement inaccessibles, si bien que :

[l]’idée que la qualité de l’expérientialité du microexpérientiel nous soit inimaginable ne pose pas plus de difficulté que l’idée qu’il puisse

exister pour nous des modalités sensorielles (qualitativement) inimaginables (RM, p. 27).

Cette suggestion est plus puissante qu’on pourrait d’abord le croire. Car depuis

au moins l’article de Thomas Nagel portant sur l’effet que cela fait d’être une

146 James était lui-même panpsychiste et ses objections ne visaient que les

panpsychistes de l’école empiriste et atomiste que représentait Clifford. Voir David Skrbina, « Panpsychism... », art. cité (supra, n. 53, p. 39), p. 30-31 ; Shani, art. cité (supra, n. 56, p. 39). W. James

147 W.K. Clifford, « On the Nature of Things-in-Themselves », art. cité (supra, n. 35, p. 30).

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chauve-souris148, nous comprenons pertinemment et on ne conteste plus l’idée

qu’il doive exister des formes d’expérience que nous ne pourrions pas connaître

et que nous ne saurions même pas imaginer, quels que puissent être les progrès

que la science saurait réaliser. Nous pouvons donc aussi bien concevoir qu’il

puisse exister des différences du même ordre entre des formes d’expérience

propres au microexpérientiel et d’autres propres au macroexpérientiel.

37. Strawson nous renvoie donc effectivement dans le mystère, mais avec une

thèse qui se trouve allégée cette fois du fardeau d’une contradiction que les

thèses habituelles de l’émergence semblent porter, l’expérientiel n’émergeant plus

du non-expérientiel. Notre expérience « émerge », certes, ou « surgit [arises] » —

faute d’une meilleure expression —, mais d’un ordre de faits, qui, quoiqu’ils

fussent encore étrangers à notre propre conscience, seraient eux-mêmes non

moins expérientiels. Les propriétés macroexpérientielles pourraient simplement

avoir émergé de propriétés microexpérientielles — sans par ailleurs qu’il n’y ait

de ressemblance nécessaire entre les unes et les autres, micro et

macroexpérientielles —, tout comme, du côté des apparences physiques, des

propriétés telles que la liquidité peuvent émerger de propriétés microscopiques

qui sont reconnues comme physiques, mais qui pourtant ne portent point de

ressemblance avec la liquidité (RM, p. 27).

38. À partir de là, comment répondre à l’objection de James et penser le

passage d’une pluralité de microexpériences atomiques à un seul sujet

macroexpérientiel ? Strawson suggère tout simplement que rien ne nous

contraint à concevoir les entités supérieures comme étant constituées par des

regroupements de plus petites entités, comme semblait le proposer Clifford149.

Les plus grandes entités pourraient être tout simplement des petites entités qui

auraient évolué, tout en prenant de l’ampleur, vers des formes plus complexes :

148 Nagel, Thomas (1983), « Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ? » in

Questions mortelles, P. Engel (trad.), Paris, Puf, p. 193-209 (« What Is It Like to Be a Bat? », in Mortal Questions, Cambridge/Londres, Cambridge University Press/Canto, 1979/1991 ; repris de Philosophical Review, vol. 83 [1974], no 4, p. 435-450).

149 W.K. Clifford, « On the Nature of Things-in-Themselves », art. cité (supra, n. 35, p. 30), p. 65.

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Et, tout comme il y eut un accroissement et un peaufinage spectaculaires des formes non expérientielles (le corps des choses

vivantes), de même il y eut un accroissement et un peaufinage spectaculaires des formes expérientielles (RM, p. 27).

Cette réponse permet donc d’écarter l’objection de James visant les

panpsychistes « atomistes », comme Clifford, qui semblaient dire que

l’avènement de la conscience s’expliquerait par l’union de parties sentantes. Au

contraire, il y aurait des entités sentantes dans le monde, et certaines d’entre

elles auraient réussi à grandir et à atteindre des niveaux d’organisation et

d’intégration plus imposants. W. James

39. Quelle leçon pourrions-nous maintenant tirer de ce raisonnement quant

au sujet qui nous intéresse ? Notons en premier lieu que ce raisonnement,

lequel s’appuie entièrement sur la contradiction qu’implique la notion

d’émergence radicale, ne s’appuie aucunement sur la distinction entre les

propriétés intrinsèques et extrinsèques. Tout en ciblant spécifiquement

l’expérientiel, l’entreprise de Strawson ne porte pas encore sur la question de

l’intériorité en tant que telle. Sa réaction par rapport aux thèses de l’émergence

consiste d’abord à dire qu’il n’y a pas de sens à penser que, à cette matière-ci, il

n’y ait pas de propriétés expérientielles alors qu’à cette matière-là, il y en aurait.

Ce n’est qu’une fois que ce raisonnement est admis que Strawson introduit la

distinction entre les propriétés intrinsèques et extrinsèques.

40. Or, quel rôle au juste cette distinction peut-elle jouer dans la réflexion de

Strawson ? L’argument contre l’émergence radicale pose l’expérientiel partout

dans la matière. Mais qu’est-ce que l’expérientiel ? C’est à cette question que la

distinction entre les propriétés intrinsèques et extrinsèques offre une réponse.

Car, suivant en cela la thèse panpsychiste, Strawson associe l’expérientiel aux

propriétés intrinsèques de la matière. Cependant, il nous faut alors noter que,

par cette association, on rend compréhensible le dit « écart dans l’explication »

sans faire référence à une quelconque thèse de l’émergence, ou de la non-

émergence, ni à une quelconque hypothèse concernant un rapport causal entre

l’esprit et la matière. La quête d’une cause physique du mental a toujours eu

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pour fin de chasser une apparente incompatibilité entre l’esprit et la matière. La

théorie du double aspect, en posant une dualité de propriétés — apparentes et

intrinsèques —, ne chasse point cette incompatibilité. D’un point de vue

théorique, cette incompatibilité des discours est maintenant conçue au contraire

comme une nécessité formelle, et non plus comme un affront à la raison.

L’asymétrie entre les apparences extérieures et la réalité intérieure serait plutôt à

concevoir comme inévitable, et non pas comme une incohérence qu’il faudrait à

tout prix surmonter.

41. Les notions de propriétés intrinsèques et extrinsèques, en permettant de

saisir le sens du concept d’intériorité et d’extériorité, procurent un appui au

raisonnement qu’offre Strawson pour s’opposer au concept d’émergence radicale

et soutenir l’ubiquité du mental. Car, si, comme le prétend Strawson, le mental

correspond à l’intériorité, il doit y avoir du mental en toute présence physique,

puisqu’il ne saurait y avoir de réalité qui n’aurait point d’intériorité. Que, par

ailleurs, le mental tel que nous le connaissons corresponde à toute forme

d’intériorité est une hypothèse dont la validité importe peu, en ce qui concerne la

présente enquête. Ce qui importe est bien plutôt cette seule idée suivant laquelle

ce qui, pour nous, correspond à la différence entre le mental et le physique

correspondrait en fin de compte à cette différence à laquelle il faudrait s’attendre

entre les propriétés intrinsèques et les propriétés extrinsèques de l’être que nous

sommes. C’est cette dualité qui est à la base de la dualité épistémique, de la

dualité opposant l’âme et le corps, la vie intérieure et la vie apparente. Cette

dualité demeure, que le mental, sous une forme ou une autre, soit ou ne soit pas

un élément effectivement présent dans les infimes parties de la matière et dans

toute matière.

42. Avant de considérer sommairement les objections que la thèse de Strawson

a pu soulever, voyons une autre idée « fatiguée » (« This very tired objection [...] »)

à laquelle Strawson répond, celle-ci étant souvent invoquée à l’appui de la thèse

de l’émergence (RM, p. 20). Pour défendre cette thèse, on propose alors une

comparaison de l’émergence de la conscience avec celle de la vie. Que la vie

puisse émerger de la matière, cela pourrait s’expliquer — croit Strawson —, pour

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autant que nous laissions à part le fait même de l’expérience. Mais nous ne

saurions expliquer l’esprit en invoquant une forme semblable d’émergence,

explique-t-il, car l’expérience ne saurait émerger du non-expérientiel, comme on

pourrait (apparemment) expliquer l’émergence du vivant à partir du non-vivant

(idem). Ces deux formes d’émergence, à la fin, ne pourraient selon lui souffrir la

comparaison proposée. Il serait important de saisir ce qui, selon Strawson,

différencie ces deux formes d’émergence.

43. Quelle pourrait être en effet la différence entre connaître les conditions qui

rendent la vie possible et connaître celles qui rendent l’esprit possible ? Peut-

être que Strawson se trompe en supposant que le problème de la vie est

réductible à une étude chimique (RM, p. 20), mais son point demeure valide : au

moins sur le plan conceptuel, le problème de la vie est réductible là où celui de

l’esprit ne le serait pas. Si nous connaissions les circonstances qui donnent lieu

à la vie, nous aurions une explication de la vie qui serait suffisante et

satisfaisante du point de vue de la science, et nous aurions répondu jusqu’à un

certain point à la question de fond que soulève le fait de la vie. « Jusqu’à un

certain point », parce qu’il n’est pas certain que la question de la vie puisse être

entièrement séparée de la question que pose l’esprit, si ce n’est que parce que la

vie semble, avec l’esprit, suivre une loi fondamentalement contraire à celle à

laquelle l’univers inerte semble se plier, soit celle de l’entropie. Il est certain, par

contre, qu’une explication, non pas de la vie, mais de l’esprit, qui serait

satisfaisante pour la science ne répondrait toujours pas à la question de fond

que, pour sa part, l’esprit soulève. Car, saurions-nous quelles conditions

physiques rassembler pour faire apparaître l’esprit, que nous serions encore

dépourvus devant le défi que poserait l’explication de la relation entre ces

conditions et la présence de l’esprit. Or, c’est l’explication de cette relation qui

représente le véritable défi, et non pas la question des conditions qui seraient

nécessaires ou suffisantes à l’avènement du fait mental.

44. En résumé, l’expérience, selon Strawson, nous révélerait la nature

intrinsèque de notre matière, soit de la substance même de notre être. De plus,

comme nous ne saurions expliquer cette expérience comme émergeant à

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l’existence en vertu d’une configuration particulière de cette substance dont

notre être serait constitué, nous serions contraints, toujours selon Strawson,

d’admettre que l’expérientiel est une propriété de l’ensemble des particules

élémentaires dont se compose cette substance (= micropsychisme) (RM, p. 24-25).

Enfin, comme une « hétérogénéité radicale » au niveau des particules

élémentaires lui semble contre-intuitive (RM, p. 25), Strawson est d’avis qu’il nous

faut même conclure que l’expérientiel doit être une propriété attribuable à toute

particule physique (= panpsychisme) (idem).

5. Bilan

45. Ce raisonnement de Strawson se défend-il ? Certains de ses

commentateurs ont suggéré que la présence de l’esprit n’est pas moins gratuite

lorsqu’on l’inscrit dans les éléments fondamentaux de la matière que lorsqu’on la

conçoit comme survenance150. Coleman et McGinn, pour leur part, soutiennent

que ceux qui adhèrent à l’hypothèse de la survenance n’ont justement pas à

expliquer un phénomène d’émergence, car ils n’adhéreraient pas à une thèse

métaphysique du déterminisme par le bas, du grand par le petit151. Mais, comme

le remarque déjà Coleman, la thèse de la survenance, laquelle pose divers

niveaux de déterminations qui seraient, au moins dans une certaine mesure,

indépendants les uns des autres, a tous les airs d’un dualisme inavoué152. Cela

ferait de la survenance un concept incompatible avec toute doctrine naturaliste.

Et Strawson a déjà assez bien répondu à la première objection en prétendant

que, s’il faut admettre que la nature première est en elle-même une gratuité (RM,

p. 18), cette gratuité, aussi étrange qu’elle puisse paraître, n’est pour nous qu’une

chose incompréhensible. Au contraire, la gratuité de l’émergence de l’expérientiel

150 F. Macpherson, « Property Dualism and the Merits of Solutions to the Mind-Body

Problem », Journal of Consciousness Studies, vol. 13 (2006), no 10-11, p. 87 et, même numéro, S. Coleman, « Being Realistic. Why Physicalism May Entail Pan-experientialism », p. 43.

151 Coleman, ibid., p. 41 et, même numéro, C. McGinn, « Hard Questions. Comments on Galen Strawson », p. 94.

152 Coleman, ibid., p. 42.

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à partir du non-expérientiel représenterait une contradiction dans les faits,

comme si on tirait A de non-A ; bref, elle serait une chose impossible (RM, p. 24).

46. Cependant, nous n’avons pas intérêt ici à mettre nous-mêmes à l’épreuve

le raisonnement de Strawson. La valeur de ces diverses positions aura moins

d’importance par rapport à l’objet de la présente recherche, non pas seulement

parce que ce qui intéresse cette recherche est seulement le sort qui est fait de

part et d’autre au dualisme épistémique, mais bien pour une raison inhérente au

débat lui-même. Car, des questions comme celle de savoir s’il y a ou non du

psychique « partout » dans la matière ou celle de savoir si vraiment le psychique

apparaît ou non en vertu de l’organisation particulière d’un ensemble organique

n’ont en fin compte aucune importance. L’énoncé peut surprendre, mais

l’explication n’en est pas difficile à comprendre.

47. En effet, en faisant valoir l’idée que l’expérientiel correspond aux propriétés

intrinsèques des choses, on ne fait pas valoir l’idée que l’esprit est quelque chose

qui s’explique par l’organisation particulière d’un tout (= survenance). Mais, on

ne fait pas valoir non plus l’idée suivant laquelle on pourrait expliquer l’esprit par

la présence de propriétés expérientielles qui se retrouveraient dans les parties

(= micropsychisme). On fait valoir au contraire une tout autre idée, soit que

l’esprit correspond à certaines des propriétés intrinsèques de la matière, que

l’esprit est, en ce sens, un « dedans » de la matière, ou est de la matière, de la

matière réelle, là où, à l’inverse, tout ce que nous pouvons décrire comme fait

physique, dans le sens habituel du terme, ne correspondrait alors qu’à des

propriétés, d’une part, apparentes et, d’autre part, extrinsèques et relationnelles

de la substance réelle constitutive du monde. Dès lors, la dispute opposant la

survenance au panpsychisme perd toute sa pertinence.

48. Car, pour expliquer le fait de l’expérience, pour répondre à la vraie

question qu’elle pose, il ne s’agirait pas d’isoler la zone ou la configuration

neuronale impliquée, ou de trouver la série causale pertinente, ou la thèse

épistémique appropriée (le déterminisme du haut par le bas, ou du bas par le

haut, ou la survenance). Même si, pour que l’expérientiel apparaisse, il fallait

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une organisation (« matérielle ») particulière, ce qui fascinerait et resterait

principalement pertinent dans la question du rapport psychophysique, ce serait

encore cette différence entre les propriétés intrinsèques (connaissances

qualitatives) et les propriétés extrinsèques (connaissances quantitatives), et non

pas l’organisation particulière qui semblerait donner lieu à cette expérience. Or,

la théorie du double aspect suffit pour rendre compte de cette différence entre

des propriétés intrinsèques et extrinsèques. Étant donné que Strawson lui-

même avance cette théorie, du moins en évoquant le schisme entre les propriétés

intrinsèques et relationnelles, nous pourrions nous demander quel besoin il

pouvait avoir de faire appel au reste de son arsenal argumentatif concernant la

non-émergence de l’expérientiel.

49. C’est qu’il faudrait distinguer deux questions, fort différentes, mais que, le

plus souvent, on ne semble pas distinguer nettement. Ce sont les deux

questions qui ont été évoquées au tout début du présent texte. C’est sans doute

pour ne pas avoir bien distingué ces deux questions que la thèse de la

survenance a pu voir le jour et susciter tant d’intérêt. Il y aurait, d’une part, la

question du mental, ou de l’expérientiel, en général et, d’autre part, celle de la

forme particulière de l’expérience humaine. Une thèse quelconque de la

survenance, par laquelle on voudrait expliquer l’expérientiel en y voyant un effet

dû à une configuration particulière de la matière dont se constitue le cerveau

humain pourrait, à la limite, avoir un sens, si on cherchait à rendre concevable

la forme particulière de la conscience humaine. Mais est-ce vraiment une telle

question qu’on se pose quand c’est la nature du rapport psychophysique qui est

interrogée ? Il semble que ce soit plutôt la différence entre l’esprit et la matière

qui nous interpelle quand on envisage le caractère étonnant de ce rapport. Clark

Butler distingue nettement ces deux questions, quoiqu’il parle de parallélisme,

plutôt que de différence. S’interroger par rapport à un parallélisme, ou poser un

parallélisme, c’est en effet s’interroger sur la différence, ou carrément en rendre

compte à l’aide d’un tel parallélisme. Butler écrit :

Il semble qu’on ait confondu au moins deux problèmes très distincts

sous le titre de « problème corps-esprit ». Le premier concerne la question d’une présumée interaction entre le mental et le physique

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[mind-body interaction], alors que le second concerne l’apparent parallélisme entre ces deux termes153.

Or, la théorie du double aspect, répondant à la deuxième de ces questions,

explique la différence entre le mental et le physique, sans qu’il lui soit nécessaire

de faire référence à une thèse de l’émergence ou de la non-émergence de

l’expérientiel. Tant et si bien qu’il nous faut conclure autant pour les thèses

panpsychistes que pour celles de la survenance que, en ce qui concerne

l’explication de l’écart psychophysique, elles n’apportent rien et c’est la théorie du

double aspect qui fait tout le travail. Expliquer de cette façon la différence entre

le psychique et le physique, par ailleurs, c’est expliquer pourquoi il n’y aurait pas

entre eux d’interaction à expliquer.

50. C’est pourquoi, par rapport aux fins visées ici, le plus important semble

être le rôle que joue la théorie du double aspect dans l’explication strawsonienne

de l’énigme du rapport psychophysique, en constatant que c’est bien vers un

dualisme épistémique que cette théorie nous oriente, puisqu’elle pose la dualité

esprit/corps comme étant le reflet d’une dualité de mode d’accès, intrinsèque et

extrinsèque, à un être un.

51. Le naturalisme de Strawson se présente donc comme une réflexion qui se

veut ontologique, mais qui pourrait se défendre essentiellement sur une base

épistémologique. Voyons ces deux points en détail : celui de la portée

ontologique de la réflexion strawsonienne (sections 6 et 8) puis celui de

l’argumentation épistémologique qu’elle recèle (sections 7 et 9).

6. Naturalisme, ontologie et rationalité de l’être

52. La thèse de Strawson se veut ontologique. Elle porte sur ce qui est, ce qui

peut être et ce qui ne peut être. Strawson notera des faits concernant nos

capacités cognitives et concernant une différence entre deux modes cognitifs, l’un

153 Clark Butler, « The Mind-Body Problem... », art. cité (supra, n. 60, p. 40), p. 229.

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ayant rapport aux propriétés relationnelles, l’autre aux propriétés intrinsèques ;

mais il cherche à appuyer sur ces remarques épistémologiques des énoncés

concernant l’existence. Or, qu’est-ce que Strawson cherche surtout à dire à

propos de l’existence ?

53. Ce que cherche surtout à établir ici Strawson est que les faits réels, autant

ceux que nous connaissons que ceux que nous ne pouvons connaître, ne

peuvent être illogiques. Il ne peut y avoir, dans l’existence réelle, de réelles

contradictions. Il s’agit là d’un acte de foi dans la rationalité de l’univers. C’est

parce que, dans l’esprit de Strawson, l’émergence de l’esprit à partir d’une

matière non expérientielle violerait ce principe fondamental — celui de la

rationalité de l’univers — qu’il se croit contraint de poser l’esprit partout où se

trouve la matière.

54. Nous pourrions alors être en droit de demander à Strawson ce qui peut

nous permettre de déterminer des questions aussi profondes que celle de savoir

si l’univers est logique ou pas. Mais pour que l’univers soit logique, il suffit, dira

Strawson, qu’il soit intelligible, prenant soin de spécifier qu’il n’entend pas par là

que l’univers doive être intelligible pour nous. Pour qu’une possibilité soit

admissible, il faut qu’elle le soit, non du point de vue d’une science

caractéristiquement humaine, mais d’un point de vue qui pourrait être celui de

Dieu (RM, p. 14-15). Il faut voir dans cette référence à Dieu non une confession de

foi, mais un trope : pour faire du style, Strawson dit « Dieu » au lieu de dire

« d’un point de vue absolu ». Ce qui importe ici pour nous est la précision

qu’ajoute Strawson concernant la nature ontologique de son argument : qu’on ne

s’y méprenne pas, nous avertit-il, la notion d’intelligibilité a tout l’air d’être une

notion épistémologique, mais ce n’est pas en ce sens qu’il l’entend (RM, p. 15).

« Intelligible pour Dieu » signifie simplement qu’il doit y avoir quelque chose dans

la nature des faits en vertu de quoi « ce qui en émerge en émerge tel qu’il en

émerge et est ce qu’il est. » (RM, p. 15) La thèse de la survenance, par exemple, a

tout l’air d’une thèse où l’on tire A de non-A (RM, p. 17), et paraît aussi « absurde »

que l’idée que l’étendue pourrait émerger d’un rassemblement de points

mathématiques dépourvus d’étendue (RM, p. 15). Bref, nulle contradiction ne

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saurait exister dans les faits.

55. Quelqu’un ne pourrait-il pas aisément répondre à Strawson que nous

sommes très mal placés pour déterminer ce qui jure ou ne jure pas avec une

mathématique divine ? Mais, répondrait Strawson, s’il ne prétend pas être dans

le secret des dieux, une chose est certaine pour lui, c’est que cette mathématique

divine ne saurait faire en sorte que, « de l’addition de certaines valeurs positives,

puisse émerger une valeur négative », qu’on puisse tirer, comme indiqué

précédemment, A de non-A. N’est-ce pas dire que même Dieu devra s’incliner

devant le principe de non-contradiction ?

56. Strawson, lui, ne s’inclinera devant nulle autre autorité, même pas devant

les détenteurs d’un prix Nobel qui oseraient prétendre qu’un univers pourrait

apparaître en émergeant de la non-existence (RM, p. 17, n. 34). Il suggère que nous

ne nous laissions pas impressionner par des physiciens : il n’a pas foi, par

exemple, dans des entités qui seraient infiniment petites (elles seraient

métaphysiquement impossibles) (RM, p. 16, n. 26). Et nous ne devrions pas plus

prêter attention aux bruits qui courent selon lesquels on annoncerait sous peu la

fin de l’espace-temps (une apparente allusion à de récentes spéculations de

physiciens (RM, p. 9, n. 26)154. Car, si la temporalité s’envolait, l’expérience

s’envolerait aussi, ce qui aurait pour conséquence que personne n’aurait jamais

souffert. « Mais aucune théorie de la réalité ne peut être correcte si elle a pour

conséquence qu’il n’y a jamais eu de souffrance. » (RM, p. 9, n. 26) On notera ici le

souci de Strawson pour une « théorie de la réalité », ce à quoi correspond en

propre l’enquête dite ontologique.

57. On sent ici, non seulement une impatience ou une intolérance, mais un

simple refus catégorique devant tout ce qui peut sembler soit contradictoire,

gratuit ou contraire à un ordre logique. Il y a, dans cette attitude, quelque chose

de terre-à-terre — dans un sens non péjoratif, c’est-à-dire dans le sens qu’on ne

veut pas perdre de vue le concret. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le

154 Strawson (RM, p. 9, n. 16) nous renvoie à Greene, B., The Fabric of the Cosmos (New

York, Knopf, 2004), p. 472 & 473-91.

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reproche coloré que McGinn réserve à Strawson n’est pas justifié. Le

panpsychisme, lui dit-il, serait une doctrine de drogués, un mythe, une bêtise

confortable155. Nous pouvons reconnaître là un reproche qui procède, lui aussi,

du même esprit naturaliste qu’on retrouve chez Strawson, marqué par cette

phobie de tout irréalisme apparent. Mais, justement, c’est ce même fervent

attachement à un réalisme rationnel qui guide Strawson vers le panpsychisme.

Strawson est conscient que le panpsychisme ne peut que lui attirer une

mauvaise presse chez les siens. « Longtemps, j’ai cru que c’était de la folie, mais

je me suis fait à l’idée, maintenant que je sais qu’il n’y a pas d’autre option qui ne

nous traînerait pas au moins jusqu’à un “dualisme de la substance” » (RM, p. 25).

58. L’intérêt de Strawson serait donc ontologique en raison même de son

naturalisme. Le naturaliste, ici, veut que l’objet, l’univers, soit conforme à la

forme de son esprit, à la logique humaine, même si c’est à une hypothétique

logique divine qu’il croit devoir ultimement nous référer. Ce serait là la raison

pour laquelle le naturalisme chercherait à inscrire sa réflexion dans un contexte

ontologique. La métaphysique naturaliste comporte une visée ontologique parce

que c’est la logique des choses qu’on cherche à y connaître. Ce faisant, on

postule que les choses sont logiques, et qu’on pourrait connaître, au moins en

principe, leur logique. Le naturalisme porte sa chasse aux sorcières en dehors

de lui, dans le monde. Il veut chasser du monde toute trace de mysticisme, car

le mysticisme représente pour lui l’illogisme — et, sous cet illogisme, il

soupçonne un caprice subjectif et une infidélité au réel. Qu’il se trouve dans le

monde du mystérieux, cela, il pourra encore être amené à le concéder ; on

pourra, en travaillant d’autant plus, l’amener à admettre qu’il peut s’y trouver

des faits foncièrement inintelligibles pour l’être humain. Mais qu’il puisse s’y

trouver des faits qui seraient en eux-mêmes, et non plus relativement à nos

capacités de comprendre, intrinsèquement contradictoires, voilà ce à quoi il ne

saurait jamais consentir.

59. Voilà donc peut-être les raisons pour lesquelles Strawson semble résister

155 McGinn, « Hard Questions », art. cité (supra, n. 151), p. 93.

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au tournant épistémologique que ces considérations imposent, en insistant pour

que ses propos soient compris comme portant sur un contexte ontologique et

non épistémique (RM, p. 15). Cependant, tous les éléments requis pour une

problématisation épistémologique de la dualité sont déjà présents dans sa

position. Car la dualité reconnue entre la connaissance intrinsèque et

extrinsèque s’y trouve constamment relevée.

60. Tout se présente donc comme si, malgré tout son zèle, ou peut-être en

raison de ce zèle, Strawson avait plus en vue la mise en marché d’un point de

doctrine naturaliste que l’examen de la question cruciale que pose, du point de

vue de cette doctrine, le fait de l’esprit. L’important serait de montrer que l’esprit

doit être pensé comme une réalité physique. Si c’est là un réflexe naturaliste,

Strawson n’est pas le seul à le partager, comme nous le verrons. Ne serait-ce pas

en effet l’identité de l’esprit et du corps, plutôt que ce qui les différencie, qui

importerait à l’auteur ? Strawson chercherait moins à souligner l’incommensu-

rabilité entre l’esprit et la matière qu’à soutenir leur rapprochement. Ce serait

l’ardeur naturaliste qui le retiendrait aux premiers moments de sa doctrine, où il

importe d’abord d’arracher l’esprit à l’intemporel, en l’inscrivant dans la nature.

Tout en reconnaissant l’irréductibilité de l’un à l’autre, son intérêt semble être de

défendre le monisme, bien plus que de mettre en exergue l’incontournable dualité

épistémique.

7. Un premier pas vers le dualisme épistémique

61. Si sa fidélité à la doctrine naturaliste a pu inciter Strawson à inscrire ses

réflexions sous le titre de l’ontologie et à « voler aussi haut [qu’il le pût] au-

dessus des questions épistémologiques reconnues » (PD, p. 250), il faut dire à sa

décharge que sa réponse à ses commentateurs trace pour nous la voie longue qui

aboutira effectivement au dualisme épistémique. Mais ce sera encore aux

lecteurs, à la fin, de tirer cette conclusion, en examinant attentivement les lieux

où on les aura conduits.

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62. Strawson intitule cette réponse (je traduis) : « Le panpsychisme ?

Réponses aux commentateurs avec une célébration de Descartes » (PD, p. 184-280).

Mais il y développe peut-être moins une célébration de Descartes, qu’il traite

cependant avec tous les respects, que de Spinoza, lequel prend, sur la question

de la dualité, le contre-pied de la position cartésienne (PD, p. 239). Or, suivre

Spinoza, c’est, en toute apparence, suivre un trajet qui nous permettrait de

passer d’une métaphysique faisant valoir un dualisme ontologique à une

métaphysique faisant valoir au contraire un certain dualisme épistémique.

63. En effet, Spinoza avance une métaphysique dans laquelle l’esprit et la

matière seraient conçus comme deux attributs de l’être réel, conférant par là une

portée ontologique à son discours. Cependant, la vision de Spinoza, du moins tel

que Strawson la comprend, transforme notre compréhension de la séparation

entre l’esprit et la matière pour en faire essentiellement une séparation

épistémique et non ontologique. L’esprit et la matière ne correspondraient plus

qu’à « ‘deux expressions différentes — certes, incommensurables et

indépendantes l’une par rapport à l’autre — d’une réalité une.’ »156.

64. Strawson préfère déjà cette solution, parce que la dualité des attributs de

Spinoza n’est pas une dualité de modes d’apparition « d’un phénomène autre et

fondamental qui ne serait en soi ni pensée, ni étendue » (PD, p. 240). Sa position

ne serait pas que la réalité ne serait ni pensée, ni étendue, mais bien qu’elle est

l’une et l’autre, que l’une et l’autre existent effectivement et sont la même chose

(PD, p. 240). Nous voyons par là que c’est encore la thèse de l’identité (du mental et

du physique), et donc le monisme ontologique, qui intéresse Strawson : « Je suis

autant un théoricien de l’identité que Smart — en fait, je dirais même plus

encore —, mais une théorie de l’identité, c’est une théorie de l’identité » (PD, p. 267).

C’est que, Smart, porteur emblématique contemporain de la théorie de l’identité,

ne s’était pas nettement distancé d’une conception du physique comme base du

mental, même après avoir affirmé l’identité du mental et du physique. Il écrivait,

par exemple, que « les événements dont font état les énoncés concernant les

156 Strawson citant S. Nadler, Spinoza’s Ethics : an Introduction, Cambridge, Cambridge

University Press, 2006, p. 144 (PD, p. 240).

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sensations sont en réalité des événements dans le cerveau. »157 C’est cette

incohérence que lui reproche ici Strawson.

65. Cette égalité de statut que Spinoza semble établir entre le mental et le

physique ne peut pas cependant satisfaire Strawson. Car, s’il y avait une égalité

ontologique entre ces deux attributs, on se retrouverait avec une dualité

cartésienne, et cela serait encore moins acceptable. Strawson n’est pas si

explicite. Il ne refuse pas ouvertement cette possibilité. Ce choix semble plus

politique que philosophique : « Je crois que c’est ce que plusieurs personnes

veulent, quoiqu’elles le nieraient probablement, parce que c’est la seule option

qui reste, en dehors du panpsychisme pur et de l’éliminationnisme radical. » (PD,

p. 241) Strawson affirmera donc tout simplement que si les deux modes d’être de

Spinoza étaient également réels, cela « serait simplement une preuve de plus

attestant les limites de la cognition humaine. » (PD, p. 242) Comment donc s’y

prendre pour arriver à une position qui admettrait une sorte de « dualité

fondamentale » (PD, p. 234 sq.), tout en conservant le monisme ontologique essentiel

à une position naturaliste ?

66. La voie qu’il faudrait suivre alors, Strawson a déjà commencé à la tracer

dans « Realistic Monism » quand, tranquillement, il mène ses lecteurs au moment

où il leur faut larguer le concept de réalité physique, ce qu’il propose maintenant

de nouveau, et avec plus de franchise. ‘Physique’ désigne d’abord tout ce qui

existe (RM, p. 3) ; puis, suite au rejet de la thèse de l’émergence radicale, rien de ce

qui existe ne pourrait être dit strictement physique sans être expérientiel ;

finalement, le mot ‘physique’ ne désigne plus que les apparences, que des

propriétés relationnelles (PD, p. 261), lesquelles ne seraient pas de véritables

propriétés. Dans « Realistic Monism », il précise déjà en effet :

Il nous faut reconnaître pleinement que le ‘dualisme des propriétés’,

appliqué aux propriétés non relationnelles et intrinsèques, est strictement incohérent (ou seulement une manière de dire qu’il y a

deux sortes de propriétés très différentes l’une de l’autre), dans la

157 « [P]rocesses reported in sensation statements are in fact processes in the brain. »,

« Sensations and Brain Processes », J.J.C. Smart, op. cit. (supra, n. 93, p. 51), p. 146 ; je souligne.

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mesure où l’on prétend énoncer par là quelque chose d’authentiquement distinct du dualisme de la substance, car il n’y a

rien de plus à l’existence d’une chose que ses propriétés non relationnelles et intrinsèques (RM, p. 28).

Le monisme de Strawson serait donc un monisme du mental. Mais il se garde

bien de tout rapprochement avec toute forme d’idéalisme. Étant bon naturaliste,

l’idéalisme est trop marqué pour lui d’irréalisme (PD, p. 243). Strawson est

empiriste. Il se contente donc d’affirmer que le réel existe, mais qu’il n’y aurait

que par la voie de l’expérientiel que nous y aurions accès.

67. La thèse strawsonienne, telle qu’elle se présente maintenant, ne nous

inciterait-elle pas à repousser le monisme ontologique à l’arrière-plan, laissant en

pleine vue le « dualisme fondamental » qu’est le dualisme épistémique opposant

le réel aux apparences ? Ce n’est point là pourtant le trajet que Strawson semble

tracer et, à ce stade, c’est encore le souci ontologique qui constitue la trame de la

quête strawsonienne. On le voit dans les remarques qui suivent concernant le

rapprochement entre l’esprit et l’énergie.

8. Le pouvoir causal du mental

68. Si nous sautions les étapes suivies par Strawson dans ses réponses à ses

commentateurs, pour aller directement à sa conclusion, nous verrions qu’il

aboutit à la simple idée d’un dualisme épistémique fondamental, un dualisme

opposant un dedans expérientiel et un dehors apparent. Mais la route par

laquelle il arrive à ce résultat, passant en revue 41 thèses, trace de longs

méandres. Or, parmi ces thèses, il y aurait celle suivant laquelle les sujets,

ayant une « ontologie à la première personne », seraient fermés les uns aux

autres (PD, p. 258). Cela poserait une difficulté particulière, à laquelle Strawson

voudra maintenant répondre. On pourrait en effet prétendre que de tels sujets,

étant « métaphysiquement entièrement fermés les uns aux autres, ne peuvent

avoir un effet les uns sur les autres » (PD, p. 259). Le souci ici serait l’apparent

solipsisme causal de la monade. « Le vrai problème, je crois », écrira-t-il plus

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loin, avec la philosophie de Leibniz, « est que ses monades n’interagissent pas

causalement de quelque manière que ce soit » (PD, p. 274). C’est donc la question

de la causalité réelle de l’être expérientiel qui semble retenir ici Strawson, et donc

une question qui relèverait encore de l’ontologie. La question est classique :

comment le mental cause-t-il des effets réels ? Ou encore : comment le mental

s’insère-t-il dans le monde physique ?

69. Rappelons que, du point de vue de la théorie du double aspect, cette

question ne se pose plus. Nous avons déjà vu certaines des raisons pour

lesquelles la notion d’une relation causale entre le physique et le mental ne

pourrait avoir de sens du point de vue de cette théorie158. Ce serait se demander,

au mieux, comment le noumène cause le phénomène, et nulle réponse à une telle

question ne pourrait, même en principe, être concevable. Mais, si Strawson

emprunte tant de méandres, c’est qu’il envisage autant de points de vue qui

pourraient donner lieu à des objections. Or, d’un de ces points de vue, celui qui

l’intéresse tout particulièrement, soit celui du matérialisme, on acceptera

difficilement de reconnaître un statut ontologique pertinent à l’intériorité à moins

qu’on ne sache aussi lui reconnaître une efficience causale. Pour répondre à ce

besoin, Strawson associe l’expérientiel à de l’énergie, en introduisant son idée de

« sesmets » — ‘sesmet’ étant un acronyme de « ‘subject of experience that is a

single mental thing’ »159. Un « sesmet » est un agent fondamental, nous dit

Strawson. Mais, comment un « sesmet », un sujet, devient-il agent ? Voilà la

question à laquelle veut répondre Strawson.

70. Nous savons déjà que tout centre d’expérience « a nécessairement un

‘dedans’, un être-c’est-connaître dedans » (PD, p. 254). Mais ce centre « doit aussi,

dans sa nature essentielle, avoir un ‘dehors’ qui ne fait pas moins partie de sa

nature essentielle » (PD, p. 256-257). Pourquoi faudrait-il que cet être ait un

dehors ? Parce que, faudrait-il comprendre, cet être doit avoir un effet sur son

monde, agir sur lui. Mais le concept d’une telle entité théorique — comprenant

un dehors et un dedans — serait inadéquat. Il serait inadéquat, parce que, tel

158 Supra, Introduction, p. 22-23 ; p. 53-53 ; p. 59-61. 159 PD, p. 247, n. 134.

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que Seager et Coleman, aussi bien que Strawson, l’ont compris160, les propriétés

intrinsèques sont, une fois de plus, les seules propriétés essentielles des choses

réelles :

ce n’est pas comme si nous introduisions un quelconque matériau non

expérientiel [...]. Suivant ce point de vue, il y a un sens en lequel l’intérieur d’une expérience ou d’un ‘sesmet’ [un centre d’expérience]

e1, donc sa nature expérientielle, est toute sa nature essentielle. Le dehors de e1 ne constitue pas un surplus ontologique (PD, p. 257).

71. Rappelons-nous que nous sommes toujours à l’affût d’un moyen qui

permettrait de penser une dualité fondamentale, existentielle, tout en préservant

l’intégrité d’un monisme ontologique. Comment donc sortir de cette apparente

tension entre un monisme et un dualisme fondamental ? Voici la difficulté,

exprimée autrement. Il faudrait que tous les phénomènes relevant

d’une ontologie à la première personne [c’est-à-dire l’expérientiel]

puissent exister d’une manière telle qu’ils soient aussi des phénomènes relevant d’une ontologie à la troisième personne [soit,

dans le monde apparent de la spatio-temporalité physique], c’est-à-dire des phénomènes qui auraient une réalité causale dans une réalité

ontologique à la troisième personne [in the third-person-ontology reality]

[...] (PD, p. 259).

Or, pour rendre concevable une telle dualité opposant une ontologie « à la

première personne » et une ontologie « à la troisième personne », il suffirait de

penser les « sesmets » comme étant constitués d’énergie (PD, p. 260). Demandons-

nous en quoi cette solution pourrait résoudre la difficulté envisagée.

72. Pour Strawson, deux questions se présentent lorsqu'on cherche à

comprendre la nature des propriétés intrinsèques (PD, p. 257). Celle de leur

constitution et celle de leur pouvoir causal. C’est la deuxième question qui le

concerne ici. Celle-ci consiste à se demander comment ces propriétés peuvent

exercer un pouvoir causal sur... écrit judicieusement Strawson... d’autres sujets

d’expérience (PD, p. 257). La formulation est judicieuse parce que, du point de vue

160 Coleman, « Being Realistic », art. cité (supra, n. 150, p. 85) p. 52 ; W. Seager, « The

‘Intrinsic Nature’ Argument for Panpsychism », Journal of Consciousness Studies, vol. 13 (2006), no 10-11, p. 136-137 & sq.

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du panpsychisme, si des fonds expérientiels peuvent avoir un effet en dehors

d’eux-mêmes, ils ne peuvent avoir d’effet que sur d’autres fonds d’expérience, et

non sur des faits « physiques », les faits physiques n’étant plus que des

propriétés apparentes. Nous sommes ici dans un monisme psychique. Toute

causalité réelle ne peut avoir lieu qu’entre des entités réelles, et toute entité réelle

serait essentiellement psychique.

73. Pour rendre compte de ce pouvoir causal du mental, Strawson associe

donc l’expérience à de l’énergie. Mais, dans cette idée, comme dans d’autres chez

Strawson, on soupçonne un argument-étage dont les philosophes-lecteurs

pourront se départir une fois sa mission accomplie. Car, dire que l’expérience est

de l’énergie est beaucoup plus efficace rhétoriquement que dire de l’expérience

qu’elle est matière. L’énergie est pensée ici comme puissance dynamique. Elle

est efficience. La matière est pour nous, phénoménologiquement, nature morte,

immobilité. Si la question est de savoir comment le mental peut être un pouvoir

causal, et qu’on dit que le mental est la nature intrinsèque, non pas de la

matière, mais de l’énergie, la question trouve par le fait même sa réponse (ou un

semblant de réponse) : c’est que l’expérience est énergie, et elle contiendrait dès

lors en elle-même la puissance requise pour faire « bouger » les choses. Mais tout

cet exercice n’est qu’échafaudage qu’il faudra à la fin retirer. Et Strawson prend

bien soin de préciser :

la nature intrinsèque de cette énergie est de l’expérientiel, soit quelque chose dont la nature essentielle nous est entièrement révélée, au

moins en partie, du fait que nous l’ayons161.

74. L’important est, pour Strawson, que l’expérience ne soit pas pensée

uniquement comme « contenu passif » : elle doit être pensée, dans un

« panpsychisme plausible, comme substance active » (PD, p. 257). Mais, le but de

cette suggestion est pédagogique. « Je crois que cela aussi [soit l’association du

mental avec une force] est une idée difficile pour nous » (idem). Strawson veut

nous habituer à penser une idée avec laquelle « on devient progressivement plus

161 « the intrinsic nature of that energy is experience, i.e. something whose essential

nature is fully revealed to us, at least in part, just in our having it », PD, p. 257.

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familiarisé en philosophie » (idem). L’important, pour nous, est bien que « la

nature intrinsèque de cette énergie est de l’expérientiel » (idem).

75. Nous aboutissons donc avec une position suivant laquelle l’intériorité

serait une substance active, là où ce qui se présente à nous extérieurement ne

serait que les effets apparents du point de vue « de la troisième personne » (supra,

p. 99), les effets objectifs, mais bien réels et ressentis à la première personne par

les êtres expérientiels qui les subissent, et où il n’y aurait que des êtres

expérientiels qui existeraient, qu’il s’agisse d’êtres vivants ou de particules

ultimes. Par là, Strawson se donne les moyens de penser le mental, comme

indiqué antérieurement, comme étant une « réalité causale dans une réalité

ontologique à la troisième personne », c’est-à-dire comme réalité efficiente au sein

d’une ontologie objective. Dire « une réalité efficiente au sein d’une ontologie »,

c’est dire trois fois « une réalité ». La réalité, c’est ce qui existe ; l’ontologique,

c’est l’être ; l’efficience, c’est ce qui réellement fait tourner le monde. Nous

pourrions comprendre par là simplement que l’empiriste cherche à donner au

mental une ontologie qui a du « mordant », qui fait le poids. Mais rien de cela

n’importe vraiment. Il importe peu de savoir si le mental est énergie ou matière.

La matière, c’est déjà de l’énergie, et autant la matière que l’énergie ne sont que

des concepts objectifs désignant l’apparence phénoménale que prend pour nous

la réalité nouménale. Il suffit de penser que Strawson est pédagogue plus encore

que métaphysicien. Strawson sait fort bien que la réalité physique — ou

énergétique — n’est qu’une réalité apparente162 et que ce n’est pas en elle que

repose la causalité réelle. La causalité réelle sied dans la nature intrinsèque des

choses et, du point de vue du panpsychisme, la nature intrinsèque de l’énergie,

comme il vient de nous le dire, c’est de l’expérientiel. Et pour ce qui est du point

de vue de la théorie du double aspect, la nature intrinsèque de toute chose n’est

peut-être pas entièrement expérientielle, mais notre expérience subjective relève

entièrement de, est entièrement une partie de, notre être réel, là où la matière,

162 Comme il le montre dans sa toute première note : « la ‘matière’ est aujourd’hui

spécifiquement associée à la masse mais [le présent propos] concerne tout autant l’énergie, et de même d’ailleurs tout ce qui peut de même être dit physique » (RM, p. 3, n. 1).

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pour sa part, ne serait jamais que l’image, tant abstraite que concrète, qu’il nous

est possible de constituer de toute réalité.

76. En ce qui nous concerne, l’important, dans cet exercice, demeure le

passage du dehors au dedans, avec la différence épistémique nécessaire qui doit

s’insérer entre l’un et l’autre, différence incommensurable, dont seule la théorie

du double aspect, semble-t-il, avec la notion de propriétés intrinsèques qu’elle

comporte, peut rendre compte. Cette dualité opposant un dedans et un dehors

démarquant une différence épistémique radicale, nous pourrions la désigner

comme étant notre condition épistémique foncière ou existentielle.

9. Épistémologie en contrebande

77. Pour rendre compte du caractère énigmatique de l’écart psychophysique,

et non pas pour le surmonter, Strawson introduit donc une dualité épistémique

existentielle correspondant au « dedans » et au « dehors » du réel, et ce dualisme

nous porte devant une deuxième manière de connaître, un point dont nous

retrouverons un écho retentissant dans les dernières sections de ses réponses.

78. « Je ne peux pas entièrement éviter [les questions épistémologiques] »,

écrit-il en effet, non seulement

parce que je crois que la matière même de l’être — l’expérience —

implique la connaissance ou l’acquaintance163, mais aussi parce que [...] « nous connaissons la réalité telle qu’elle est en elle-même, à

certains égards, en ayant l’expérientiel en tant que tel... la possession est connaissance [the having is the knowing]. »164 (PD, p. 250)

Cette connaissance, ajoute-t-il, n’est pas une connaissance « de second ordre »,

163 Terme technique introduit par Russell pour désigner la connaissance immédiate

(Bertrand Russell, Théorie de la connaissance, op. cit. [n. 17, p. 16], Partie I, « De l’accointance », p. 13-136).

164 Strawson se citant lui-même (« Real Materialism », in Chomsky and his Critics, L.M. Antony–N. Hornstein [dir.], Malden Mass., Blackwell, 2003, p. 54) pour répondre à un commentateur qui relevait le même passage.

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comme le serait l’introspection (PD, p. 251)165. Cette connaissance serait

« résolument de premier ordre » (PD, p. 250). L’acquaintance, la « révélation », est

directe (PD, p. 251-252). Elle correspondrait à une connaissance de type « être-c’est-

connaître », par opposition à ce que serait la connaissance que nous pourrions

avoir en voyant, sentant ou pensant une chose (PD, p. 254). Cette connaissance

directe « de la nature essentielle de notre expérience » peut n’être que partielle

(PD, p. 252). Elle ne peut même qu’être partielle, considérant la profondeur infinie

qui peut être constitutive de tout être (PD, p. 252-255). L’essentiel, cependant —

que Strawson ne souligne pas —, ne serait pas que « être, c’est connaître », mais

que la connaissance dont il est maintenant question, n’étant pas une

connaissance « de second ordre », est une connaissance d’un autre ordre et,

finalement, qu’il y a deux ordres de connaissance.

79. Or, cette distinction vaut indépendamment de tout panpsychisme.

Comment être si sûrs que ce n’est pas en vertu du fait que nous sommes un

cerveau, et non pas, par exemple, une « simple » plante, que nous sommes

conscients ? Admettons que ce soit le cas, et que l’avènement du mental émerge

effectivement « comme par miracle », à partir d’une matière initialement

dépourvue d’esprit : qu’adviendrait-il ? Le panpsychisme de Strawson pourrait

tomber, mais nous aurions droit au même épilogue :

Je crois m’y être rendu. Cela fait déjà un certain temps que j’ai cessé de ressentir des difficultés intuitives avec l’idée que cette

expérience de rougeur, cette chose dont la nature essentielle m’est entièrement connue, à certains égards, du seul fait que je l’aie, est

justement (et n’est que [just is]) ce lopin d’activité neuronale complexe [...] (PD, p. 250).

80. Pas plus le panpsychisme que la thèse de la survenance ne répondent à la

question qui se pose lorsqu’on s’étonne devant l’incommensurabilité entre le

physique et le mental. C’est cette incommensurabilité qui frappe et c’est elle qui

suscite nos interrogations, une incommensurabilité dont ni le panpsychisme, ni

la survenance ne rendent compte. Même en admettant l’une ou l’autre de ces

165 La question de l’introspection reviendra à deux reprises au chapitre 2, p. 108-110 ;

p. 128-136.

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thèses, l’asymétrie entre le physique et le psychique demeure inexpliquée. Mais

là où ces deux réponses nous détournent de la véritable question qui est celle de

cet écart, la théorie du double aspect apporte une réponse qui, en posant la

nécessité d’un écart entre des propriétés intrinsèques et des propriétés

relationnelles, rend compte de la dissemblance entre ces deux termes, une fois

pour toutes. Et, on le voit, il n’y a qu’elle à la fin que Strawson retient pour

répondre à la question qu’il a lui-même reconnue comme centrale.

81. Cette question était de savoir comment s’y prendre pour arriver à une

position qui admette une sorte de « dualité fondamentale » tout en conservant le

monisme ontologique (PD, p. 234 sq.). C’est en juxtaposant les propriétés

intrinsèques (seules réelles) et les propriétés extrinsèques (et seulement

apparentes) que Strawson a pu relever ce défi. Cette juxtaposition, cependant,

ne fait que reprendre la théorie du double aspect, déjà soutenue depuis plus d’un

siècle par l’école des panpsychistes. Or, si la portée ontologique de cette théorie

est indéniable, ses incidences épistémiques n’en sont pas moins percutantes.

Expliquant la différence entre le psychique et le physique comme étant une

différence entre un dedans réel et un dehors apparent, cette théorie ramène la

dualité à une dualité épistémique opposant deux modes d’accès au réel et, par

suite, deux manières de le connaître. C’est pourquoi il semble que la voie que

suit Strawson, alors que nous le laissons, soit bel et bien, quoiqu’il s’en défende

vivement, celle d’un tournant épistémologique.

82. Nous prendrons nous-mêmes un tel tournant dans le chapitre qui suit.

Strawson nous y a suffisamment préparés. Le chasseur d’étoiles qu’est l’être

humain n’a jamais rien perdu, sauf des rêves irréalisables, à mesurer la portée

de son arc plutôt que l’objet visé. C’est à un tel exercice que nous nous livrerons

maintenant. En déplaçant l’ensemble de la problématique vers l’ordre de

l’épistémique, les particularités de la problématique que présente la relation

psychophysique seront conçues comme ayant leur fondement dans le regard que

nous portons sur les choses plutôt que dans les choses telles qu’elles existent.

Le point de vue de McGinn, cependant, auquel nous allons maintenant prêter

attention, se présente encore comme une sorte d’entre-deux.

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CHAPITRE 2

Chercher en soi la raison de l’énigme

1. Trois réponses suscitées par le caractère énigmatique de l’écart

psychophysique

1. Chercher à comprendre la dualité des termes qui constituent le rapport

psychophysique comme étant le reflet de notre condition épistémique foncière et

non le reflet d’une dualité ontologique, ce serait, a-t-il été suggéré, chercher en

nous-mêmes, et non dans les choses, le fondement de la difficulté que semble

présenter l’explication de ce rapport. Or, même si cette dualité n’avait qu’un

fondement épistémique, il y aurait encore deux manières de comprendre la cause

de cette dualité. Ou bien il ne pourrait y avoir de pensée sans dualité, et la

dualité esprit-matière serait précisément la conséquence de cette nécessité : ou

bien les capacités cognitives de l’être humain, étant un être fini, seraient

nécessairement limitées, et il irait de soi en ce cas que l’esprit doive buter tôt ou

tard contre ses propres limites, le schisme psychophysique étant un cas singulier

où de telles limites seraient manifestes. Bref, ou la dualité épistémique serait la

forme nécessaire de toute conscience représentationnelle, ou elle ne serait que le

reflet de la limite relative de nos propres capacités cognitives.

2. D’une manière ou d’une autre, l’esprit lui-même se présenterait toujours

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comme un fait dont nous ne pourrions jamais espérer obtenir une explication.

Dans le premier cas, cependant, celui où le dualisme serait conçu comme un

aspect incontournable de toute conscience, l’obstacle à l’explication de l’esprit

serait absolu, tandis que, dans le second, aussi insurmontable que cet obstacle

puisse être pour nous, il n’en serait pas moins un fait contingent et donc relatif.

3. Il existe une troisième position en philosophie de l’esprit, d’ailleurs

beaucoup plus répandue, pour laquelle rien n’interdirait d’espérer que nous

puissions un jour refermer l’écart qui reste encore infranchissable aujourd’hui

entre le physique et le psychique. On ne cherche plus alors à expliquer la

nécessité de la nature énigmatique du rapport psychophysique. On cherche au

contraire à chasser cette rupture apparente dans l’être — une rupture dont Jean

Brun a su tracer les linéaments166 — tout en reconduisant les recherches vers

une quête objective, espérant trouver des réponses en interrogeant les choses, et

non plus le regard qu’on porte sur elles. Nous aurons l’occasion de voir ce qu’il

faut retrancher des faits pour rendre à un tel espoir une apparence de légitimité.

4. Ces trois réponses seront en effet celles qui seront examinées dans le

présent chapitre et dans les deux suivants, portant d’abord notre attention sur la

deuxième et la troisième, avant de faire nôtre la première, à partir du chapitre 4.

5. Nous poursuivons donc avec un texte de Colin McGinn, un texte qui,

comme un certain nombre d’autres textes en philosophie de l’esprit

contemporaine, en est venu à être tenu pour l’emblème d’une certaine

position167. Dans ce cas-ci, la position de l’auteur nous intéresse parce que

l’hypothèse qu’il avance est justement celle selon laquelle la science ne pourrait

jamais expliquer l’esprit et sa relation à la matière en raison des limites

particulières, donc contingentes, attribuables à l’esprit humain. Il s’agit donc de

166 Les conquêtes de l’homme et la séparation ontologique, Paris, Puf, 1961. 167 « Can We Solve the Mind-Body Problem? », Mind, vol. 98 (1989), p. 349-366. Repris

dans McGinn, The Problem of Consciousness (Oxford, Basil Blackwell, 1991), chap. 1 ; The Nature of Consciousness: Philosophical Debates (N. Block et al. [dir.], Cambridge Mass., MIT, 1997), p. 528-542 ; Philosophy of Mind. Classical and Contemporary Readings (D. Chalmers [dir.], Oxford, Oxford University Press, 2002), p. 394-405 ; Philosophy of Mind: A Guide and Anthology (John Heil [dir.], Oxford, Oxford University Press, 2004), p. 781-797. Dorénavant : CWS.

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la deuxième manière d’expliquer pourquoi le rapport psychophysique ne pourrait

demeurer pour nous qu’énigmatique : la dualité est dans le regard, mais en

raison de la constitution spécifiquement humaine, donc contingente, de ce regard

et de l’intelligence qui l’informe.

2. L’idée principale de McGinn

6. Essentiellement, McGinn suggère que, si nous ne pouvons refermer l’écart

psychophysique, c’est parce que la conscience serait un fait sans étendue, alors

que nous ne pourrions que percevoir et, par suite, que comprendre des faits qui

s’inscrivent dans l’étendue. Pour McGinn, il y a, de toute évidence, un rapport

entre le physique et le mental. Cependant, puisque la conscience est inétendue,

cette relation causale doit elle-même dépendre de propriétés inétendues, des

propriétés qui, étant inétendues, échapperaient dès lors à notre perception de

même qu’à notre compréhension. McGinn postule donc l’existence d’une

propriété ou d’un ensemble de propriétés (du cerveau) que nous ne pouvons

concevoir et qui pourraient expliquer le rapport psychophysique, pourrions-nous

les concevoir.

7. Nous pouvons donc déjà le constater, quoique la nature ineffable du

rapport psychophysique trouve encore son explication dans la nature du regard

que nous portons sur le monde, l’explication du rapport en tant que tel liant le

mental au physique se trouve encore dans le monde objectif. Car, c’est bien une

propriété dans le monde observable — soit une propriété du cerveau — qui, pour

McGinn, pourrait rendre compte de ce rapport.

8. L’auteur commence par souligner des évidences. Pensons aux

compétences cognitives de tout animal. Celles-ci varieront d’une espèce à l’autre.

Et, si tous sont prêts à admettre que c’est chez l’être humain que ces

compétences ont atteint leur plus haut niveau de développement, il serait difficile

de prétendre que ce développement aurait atteint là son ultime limite. En ce qui

a trait à nos pouvoirs représentationnels, le bon sens même nous le dit, ce ne

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sera jamais une question de tout ou rien ; il y aura toujours en eux du plus et du

moins (CWS, p. 350).

9. La puissance de nos pouvoirs cognitifs ou perceptuels ne serait pas le seul

facteur dont il faudrait tenir compte. Il faudrait aussi considérer le degré

d’adaptation de nos facultés par rapport certaines tâches cognitives (CWS, p. 350).

Nous pourrions, par exemple, ne pas comprendre un problème parce que nos

capacités ne sont pas suffisamment développées, ou nous pourrions être

constitués d’une manière telle que nous ne pourrions comprendre ce genre de

problème en particulier. Nous pourrions être très intelligents et ne pas être en

mesure de comprendre certaines choses simples.

10. Pour rendre ce concept de limites cognitives plus clair, nous pouvons nous

reporter au concept de limites perceptuelles. Il est facile d’illustrer le concept de

limites représentationnelles lorsqu’il s’agit de la perception. Nous ne percevons

pas les rayons X, par exemple (CWS, p. 351). Mais les rayons X existent, à n’en pas

douter. Or, comment ne pas soupçonner que, de même qu’il doit exister des

dimensions de l’univers (et, bien entendu, par le fait même, de nous-même) que

nous ne pouvons percevoir, il doive en exister que nous ne puissions concevoir ?

Pour McGinn, les propriétés de l’univers qui ne peuvent être conçues par nous

seraient alors pour nous des propriétés nouménales, mais elles n’en

demeureraient pas moins des propriétés réelles, et donc — et surtout —

naturelles (CWS, p. 350).

11. Or, parmi ces propriétés nouménales, il en existerait une, selon McGinn,

qui permettrait d’expliquer le lien psychophysique (CWS, p. 350). Il y aurait une

« propriété naturelle du cerveau (ou de la conscience) » qui rendrait le lien

psychophysique compréhensible pour nous, si nous pouvions la percevoir et la

concevoir mais, justement, nous ne le pouvons pas, « étant donnée la manière

avec laquelle il nous faut former nos concepts » (CWS, p. 350). Ici, l’auteur cherche

surtout à nous introduire à l’idée de « fermeture cognitive ». Un esprit sera fermé

à l’égard d’une propriété quelconque « si et seulement si les procédures dont il

dispose pour former des concepts ne peuvent aller jusqu’à saisir cette propriété »

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(CWS, p. 350). L’énoncé a tout l’air d’être un pléonasme, mais il dit bien ce qu’il a à

dire : l’esprit serait fermé aux propriétés que ses règles de constitution de

concepts (ou de théories) l’empêcheraient de concevoir.

12. Tout réalisme serait donc contraint d’admettre l’inconcevable autant qu’il

le serait d’admettre l’indétectable (CWS, p. 351). Rien ne nous oblige à associer le

nouménal au miraculeux, écrit McGinn (CWS, p. 352). Il suffit de comprendre que

la nature insaisissable de certains faits dépend simplement d’une « fermeture

cognitive » qui nous serait propre, propre à la structure même de notre faculté

représentationnelle (CWS, p. 352). Ce serait donc cette fermeture qui serait

« susceptible d’engendrer l’illusion de mystère objectif » (CWS, p. 352).

13. McGinn doit donc penser la conscience comme mystère, tout en soutenant

que, malgré cette apparence de mystère, c’est en vertu de faits naturels qu’un

organisme tel que le nôtre peut éprouver un vécu phénoménologique que les

sciences physiques ne semblent pas être en mesure de cerner. Pour arriver à ses

fins, McGinn croit qu’il lui faut soutenir deux choses : 1) qu’il existe une

propriété qui explique la relation âme-corps ; 2) que comprendre cette relation

requerrait des capacités d’explication qui dépasseraient nos propres capacités

cognitives. Nous verrons sous peu pourquoi McGinn est convaincu que

comprendre cette relation dépasse nos capacités. Son but n’est pas de montrer

que les faits qui se rapportent à l’esprit sont explicables par des faits naturels,

mais de montrer qu’ils peuvent être naturels sans être explicables par une

science humaine.

14. Ceci laisserait cependant en suspens cette autre question : comment le

naturaliste composera-t-il avec le mystère, après l’avoir reconnu comme

composante inéluctable de l’expérience ?

15. Laissant nous-mêmes pour le moment cette question, à laquelle le chapitre

6 (infra, p. 277) apportera une réponse, tournons-nous maintenant vers le sujet qui

nous concerne dans l’immédiat et que McGinn évoque à deux reprises au cours

de son article, soit celui du dualisme épistémique.

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3. Ignorance radicale, introspection et dualisme épistémique

16. Seul un idéalisme déplacé, prétend McGinn, nous porterait à soutenir que

nous pourrions tout connaître de notre univers (CWS, p. 353). Ne faut-il pas qu’au

moins une partie de notre univers échappe à la science ? Autrement, il nous

faudrait être tels des dieux (CWS, p. 361). Nous rejoignons, avec cette remarque, le

scepticisme de G. Strawson168, lequel, avec Locke169, se fait un devoir de nous

rappeler notre ignorance foncière quant aux principes qui déterminent le rapport

âme-corps.

17. Cependant, si la science ne peut nous livrer les secrets de la relation

psychophysique, pourrions-nous espérer, demande McGinn, atteindre un plus

grand succès en nous en remettant à l’introspection (CWS, p. 354) ? McGinn

répond négativement à cette question, et c’est la raison sur laquelle il s’appuie

pour répondre ainsi qui s’avère intéressante pour nous. Pour McGinn,

l’introspection est « cette faculté par laquelle nous saisissons la conscience dans

tout son éclat [vivid nakedness] » (idem). Elle constitue un « accès immédiat » aux

propriétés de la conscience. Mais, même l’introspection, selon lui, ne nous

donnerait pas accès à cette propriété dont il postule l’existence et qui expliquerait

le rapport psychophysique ; et elle ne pourrait le faire, notons-le, pour une raison

qui suffirait à elle seule à expliquer pourquoi la science ne le pourrait pas plus.

Quelle serait cette raison ? De même que toute enquête physiologique ne peut

produire que des propositions physiologiques, toute enquête phénoménologique

— à laquelle McGinn associe ici l’introspection (idem) — ne pourrait révéler que

des faits phénoménologiques et n’atteindre, par conséquent, que des conclusions

phénoménologiques (idem). Ni l’une ni l’autre de ces enquêtes ne pourrait donc

nous éclairer sur le rapport qui semble exister entre ces deux domaines,

168 « L’on retrouve, au cœur de la présente position et depuis 1994 (‘Agnostic

materialism’), la thèse lockéenne suivant laquelle nous sommes profondément ignorants quant à la nature de ce qui est physique. » PD, p. 272.

169 Essai philosophique..., op. cit. (supra, n. 130, p. 73), IV, iii, § 13, p. 802 : « nous ne saurions comprendre comment aucune grosseur, aucune figure, ou aucun mouvement de parties peut jamais être capable de produire en nous l’idée de quelque couleur, de quelque goût, ou de quelque son que ce soit. »

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physique et phénoménologique.

18. Retenons surtout de cette parenthèse sur l’introspection que, présenter de

cette façon la « faculté » introspective, c’est bien, semble-t-il, reconnaître

implicitement un dualisme épistémique, puisque McGinn reconnaît ici que nous

avons deux ordres de connaissance mutuellement irréductibles l’un à l’autre. Et

il semble légitime de parler de « connaissance », même dans le contexte de

l’analyse de McGinn, car, pour McGinn, l’introspection est bien une « faculté

cognitive » (CWS, p. 354) par laquelle nous « saisissons [catch] la conscience » (idem),

constituant un « accès immédiat », un « accès cognitif direct » aux « propriétés de

la conscience » (idem). S’il s’arrête ici pour expliquer qu’une enquête

psychologique ou phénoménologique ne peut pas, tout comme c’est le cas en ce

qui concerne l’explication physicaliste, resserrer l’écart entre le physique et le

psychique, il ne peut le faire sans introduire un schisme épistémique entre le

subjectif et l’objectif.

19. C’est ce qu’une note confirme. À Nagel, qui, dans l’espoir de refermer

l’écart psychophysique, aurait évoqué « l’idée d’une ‘phénoménologie objective’ »,

laquelle aurait permis de décrire nos expériences (subjectives) en employant « des

termes entièrement objectifs », McGinn répond :

cela ne nous permettrait toujours pas de comprendre comment les

aspects subjectifs de l’expérience dépendent du cerveau — ce qui est vraiment ce que nous cherchons à comprendre. De fait, je doute que

la notion de phénoménologie objective soit plus cohérente que celle de physiologie subjective. L’une et l’autre tentent de refermer l’écart psychophysique par une stipulation quelconque. La leçon ici est que

cet écart ne peut être refermé simplement en appliquant des concepts tirés d’un côté aux articles qui se rapportent à l’autre côté [...] (CWS,

p. 356, n. 12 ; je souligne).

On aura noté au passage la remarque de McGinn suivant laquelle ce que nous

cherchons vraiment à comprendre est « comment les aspects subjectifs de

l’expérience dépendent du cerveau ». Tel que cela a été expliqué précédemment,

on peut poser cette question, mais on peut également poser celle qui vise à

comprendre, plus simplement, la différence en tant que telle entre les aspects

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subjectifs et objectifs de l’expérience170. C’est plutôt cette dernière question qui

s’impose lorsque c’est le problème du rapport psychophysique qui est envisagé.

On notera aussi que, pour McGinn, il existe un rapport causal à sens unique

entre le cerveau et la conscience. Il l’écrit ailleurs explicitement : « Nous savons

que les cerveaux sont de facto la base de la conscience » (CWS, p. 349) ; « [l]es états

du cerveau causent les états de conscience, nous le savons » (CWS, p. 353)171.

4. Pas de concepts sans intuition

20. Ayant ainsi bloqué la possibilité d’une enquête, disons, subjective ou

intérieure qui pourrait nous permettre de comprendre le rapport

psychophysique, nous pouvons revenir à la science et aux raisons pour

lesquelles celle-ci ne pourrait pas plus nous permettre de comprendre ce rapport.

McGinn apporte alors un nouvel élément. Il a déjà décrit nos facultés

perceptuelles et conceptuelles comme étant formellement limitées (supra, p. 106-

107). Il faut écrire ici « formellement », parce que c’est la forme même de ces

facultés qui détermine leurs limites. Nombreuses sont donc les propriétés de

l’univers que nous ne pourrions percevoir, et nombreuses seraient celles que

nous ne saurions concevoir. Or, McGinn prétend maintenant que les limites de

nos facultés intellectuelles dépendent de nos capacités perceptuelles (CWS, p. 357-

359). Nous ne pourrions percevoir que des propriétés étendues, et nous ne

pourrions par conséquent concevoir et expliquer que des faits étendus, ce qui

exclurait d’emblée la possibilité d’expliquer la conscience, de même que sa

relation au corps, la conscience n’étant pas un fait étendu et perceptible.

21. En résumé, voici la position qui nous est présentée. Pour nous conduire à

cette conclusion d’inaccessibilité cognitive, McGinn nous introduit d’abord au

concept d’inaccessibilité sensible, donc à celui de dimensions de l’univers qui ne

nous seraient pas directement accessibles par les sens. Puis il nous introduit à

170 Supra, chapitre 1, p. 87-88. 171 Sur quoi voir déjà, supra, Introduction, p. 22-23 ; 53.

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l’idée de fermeture cognitive. Comme il y a des choses que nous ne pouvons voir,

il doit y en avoir que nous ne pouvons comprendre. Nous avons donc droit à une

première hypothèse, selon laquelle il y aurait des dimensions de l’univers qui

seraient cachées, parfois à nos sens, d’autres fois à notre compréhension.

Ensuite, l’auteur introduit une deuxième hypothèse, celle-ci ad hoc, selon

laquelle il existerait une propriété, laquelle nous permettrait d’expliquer la nature

de la relation âme-corps, mais ce serait là une propriété que nous ne pourrions

percevoir ou concevoir parce qu’elle relèverait de ces dimensions de l’univers qui

restent pour nous cachées et inconcevables. Et enfin, nous avons droit à une

troisième hypothèse selon laquelle cette fois ce sont les limites de nos capacités

perceptuelles qui sous-tendent les limites de nos possibilités cognitives, de sorte

que ce serait parce que nous ne pouvons percevoir cette propriété que nous ne

pourrions ni la concevoir, ni concevoir les rapports qui dépendent d’elle.

22. Cette troisième et dernière hypothèse s’appuie à son tour sur un

raisonnement qui lui est propre et qui a pour but d’écarter une objection

potentielle. Car, l’idée selon laquelle nous ne pourrions concevoir que ce qui

nous est perceptible pourrait paraître douteuse. La science ne porte-t-elle pas

très souvent sur des faits inobservables par nos sens ? Si McGinn admet qu’il

nous est possible d’émettre et de prouver la validité ou l’invalidité d’hypothèses

concernant certains faits inobservables (CWS, p. 358), la limite de la capacité que

nous avons de formuler de telles hypothèses concernant l’inobservable serait

néanmoins une fonction de nos capacités perceptuelles, de ce que nous pouvons

observer (CWS, 358-359). Comme nous ne pouvons qu’observer des faits physiques

ou spatiaux, nous ne pourrions qu’émettre des hypothèses concernant des faits

physiques, observables ou pas. Nos concepts théoriques ne seraient que des

« extensions analogiques » de faits qui pour nous sont observables (CWS, 358), et

jamais une hypothèse concernant des faits physiques ne saurait nous permettre

d’introduire, dans la série des faits physiques, des concepts tels ceux qui nous

permettraient d’expliquer la conscience et son rapport avec les faits physiques.

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5. L’exclusion causale du mental

23. Comment encore être si sûrs que la conscience, échappant à notre

perception sensible et se trouvant à être « nouménale par rapport à la perception

du cerveau » (CWS, p. 357), devrait échapper aussi à nos instruments, alors que

d’autres faits imperceptibles, tels les rayons X, ne leur échappent pas ? À cette

question, McGinn vient de nous apporter une réponse : nous ne pourrions

détecter, avec nos instruments, que ce qui serait analogue à ce que nos sens

peuvent saisir. Nos instruments peuvent saisir ces rayons, quoique nous ne

puissions les sentir, et nous pouvons les concevoir avec notre esprit, parce que

nos instruments seraient des « extensions analogiques » de nos sens (CWS, p. 358).

L’argument n’est pas sans consistance, puisque nous savons que des rayons X,

par exemple, sont des ondes semblables aux ondes lumineuses représentant une

section particulière du spectre électromagnétique. Les rayons X appartiendraient

à une dimension de l’objet qui ne nous serait pas étrangère.

24. Or, comme il y a toujours de nouvelles propriétés que nos instruments

peuvent détecter, et que nous pourrions par conséquent concevoir, comment être

si sûrs qu’il ne pourrait y avoir une propriété spatio-temporelle qui n’aurait pas

encore été découverte à ce jour et qui pourrait expliquer la conscience et son

rapport au physique ? Comment être si sûrs que la conscience elle-même ne serait

pas spatio-temporelle ? McGinn est conscient de la difficulté, et il peut y avoir

plusieurs façons d’y faire face. Pour répondre au défi, McGinn emploie la

méthode qui consiste à relancer la question à son expéditeur : essayez vous-

mêmes, suggère-t-il, de seulement concevoir une propriété du cerveau qui

rendrait le rapport psychophysique moins obscur (CWS, p. 357). Vous ne pourrez y

parvenir, prétend-il. Ce serait comme essayer de découvrir une propriété

quelconque dans un caillou qui nous permettrait de découvrir ou de conclure

que c’est bel et bien là un caillou conscient, en admettant qu’il y ait effectivement

en lui un état de conscience qui, au départ, nous échappe (CWS, p. 357). Tentons

donc de relever le défi que nous pose McGinn. Demandons-nous si, en sondant

plus profondément la matière, nous ne pourrions pas espérer en dévoiler une

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nouvelle dimension qui pourrait rendre intelligible le rapport psychophysique.

25. Pour répondre à cette question, réfléchissons à cette autre question : que

pourrait savoir un neurophysiologue, quant à la relation âme-corps, qu’un

« têtologue » ne pourrait pas aussi savoir ? Un têtologue, si on veut bien se

prêter à ce jeu, étudie la relation qui peut exister entre le fait d’avoir une tête et

le fait d’avoir des pensées, un peu comme les phrénologues d’antan cherchaient

à déterminer le caractère d’un sujet en se basant sur la forme de son crâne. En

« têtologie », on réussit, la plupart du temps, à établir des corrélations assez

serrées entre le fait d’avoir des idées et celui d’avoir une tête. Mais, on ne peut

jamais rendre compte de cette corrélation comme telle. Or, la neurophysiologie

nous explique-t-elle plus la relation entre l’expérience vécue et le fait physique

lorsqu’elle réussit à établir, par exemple, une correspondance entre une

expérience particulière et une « discontinuité dans le fonctionnement

neurophysiologique »172 ? Il faut répondre que non. Une activité synaptique,

c’est encore une activité physique, et c’est le rapport entre le physique et

l’expérience qu’il fallait expliquer. Ce à quoi McGinn fait ici allusion a donc déjà

été noté à plusieurs reprises par le passé : une explication complète de la série

causale, laquelle permettrait d’ « expliquer » la présence d’un fait mental,

exclurait toute référence à un événement mental173. « Pour expliquer des

données physiques observables », écrit McGinn, « nous n’avons besoin que de

propriétés théoriques portant sur ces données, et non de la propriété qui

explique la conscience, laquelle n’apparaît pas dans ces données. » (CWS, 359)

26. Par conséquent, que le « têtologue » nous explique qu’il faille une tête pour

penser, ou que les neurosciences nous expliquent que telle ou telle expérience

« dépende » de telle ou telle activité synaptique, ou même qu’on nous dise que la

172 Pierre Livet, « L’intentionnalité réduite ou décomposée », dans L’intentionnalité en

question : entre phénoménologie et recherches cognitives, D. Janicaud (dir.), Paris, Vrin, 1995, p. 219.

173 Voir P.F. Strawson, Analyse et métaphysique (leçons données au Collège de France), Paris, Vrin, 1985, p. 148-149 ; Jaegwon Kim, « Mental Causation: What? Me Worry? », Philosophical Issues, vol. 6 (1995), p. 123-151 (spécialement p. 130-138) ; Sven Walter, « Causal exclusion as an argument against non-reductive physicalism », Journal of Consciousness Studies, vol. 13 (2006), no 1-2, p. 67-83.

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pensée est liée de près à — ou même est — l’activité électromagnétique

cérébrale174, nous ne serons pas plus avancés. Un frétillement électrique ou un

grouillement d’hormones ne ressemble pas plus à une pensée que ne peut lui

ressembler une tête bien faite.

27. Nous sommes donc davantage en mesure de comprendre pourquoi McGinn

nous invite à « essayer de concevoir une propriété perceptible du cerveau qui

pourrait dissiper le sentiment de mystère que nous ressentons lorsque nous

contemplons le lien cerveau-esprit » (CWS, p. 357) ; et nous sommes plus en mesure

de comprendre pourquoi il prétend que nous serions incapables de relever un tel

défi.

6. McGinn sceptique versus Strawson panpsychiste

28. Étant maintenant plus familiarisés avec la pensée de McGinn, il pourrait

être intéressant de la comparer à celle de G. Strawson. Sur certains points, leurs

positions peuvent paraître diamétralement opposées. Pour McGinn, « la

meilleure explication de données purement physiques ne nous sort jamais du

domaine physique » (CWS, p. 358), et la conscience lui semble alors « théoriquement

épiphénoménale » (CWS, p. 359). Pour Strawson, au contraire, tout ce qui existe,

tout ce qui est « réel » et « concret » est physique, et ce « concret » inclut le mental

(RM, p. 3).

29. Il ne faudrait pas cependant accorder trop d’importance à de telles

différences. Nos deux auteurs s’accordent, sur le fond. Pour Strawson, il

importe de souligner que, si tout est physique, le mental aussi doit en être, alors

que, pour McGinn, il importe de souligner qu’on ne peut s’attendre à ce que

l’entendement humain puisse saisir tout ce qui est réel et naturel. Ce n’est que

par convention que McGinn désigne par physique que ce qui nous est

perceptible, comme ce n’est que par convention que Strawson choisit de décrire

174 Comme même G. Strawson a voulu le suggérer. Voir infra, note 264, p. 214.

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tout ce qui existe comme étant physique. Pour le reste, l’ensemble des propriétés

du monde, qu’elles soient connaissables ou non, ou qu’elles soient dites

physiques ou non, resteront pour l’un et l’autre imbriquées dans un seul ordre

nomologique unifié, soit l’ordre naturel.

30. Nous avons vu, d’autre part, que McGinn rejette le panpsychisme de

Strawson175, en le qualifiant, sur un ton de bonhomie, de rêve de drogué. C’est

parce qu’il préfère professer l’ignorance quant à la relation âme-corps plutôt que

de s’aventurer à affirmer imprudemment que toute chose physique est chose

mentale. Mais Strawson ne nie pas notre ignorance radicale. Il l’affirme, au

contraire, et avec insistance, reconnaissant que le rapport entre l’esprit et la

matière demeure aussi mystérieux dans le panpsychisme qu’il peut l’être dans

une théorie de la survenance. Ainsi peut-il reprendre les paroles d’Eddington,

lorsque ce dernier affirme que « [r]ien n’empêche l’assemblage d’atomes

constituant un cerveau d’être par lui-même un objet pensant en vertu de cette

nature que la physique laisse indéterminée et considère comme

indéterminable »176. Mais le mystère du rapport âme-corps est pour lui le même

que celui qui marque l’ensemble de l’existence177. Ce qui importe, pour McGinn

autant que pour Strawson, est que cette nature, quelle qu’elle soit, demeure

réglée par un seul régime unifié de lois naturelles. Pour Strawson, cela signifie

qu’elle ne pourrait être le lieu d’apparitions ou d’émergences miraculeuses.

L’esprit ne pourrait pas davantage apparaître là où il ne se trouvait pas

auparavant que la matière ne peut se matérialiser, sortir du néant, et combler un

vide quelconque. C’est donc le rapprochement avec une pensée magique,

suggéré par les thèses de la survenance ou de l’émergence, que Strawson

cherche à éviter en soutenant une thèse panpsychiste suivant laquelle la matière

comporte en tout temps un volet mental, alors que, pour McGinn, ce

panpsychisme évoque déjà les aventures d’Ali Baba.

175 Supra, chap. 1, p. 90. 176 La nature du monde physique, op. cit. (supra, n. 69, p. 42), p. 262 (p. 260 dans

l’édition originale anglaise). Cité par Strawson, p. 11. 177 « toutes nos explications de phénomènes concrets s’arrêtent à des choses qui sont

simplement données, contingentes et ne pouvant souffrir à leur tour une explication [...]. » RM, p. 15 ; supra, chap. 1, p. 85.

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31. Il y a cependant à la position de Strawson un mérite dont une telle critique

ne tient pas compte : c’est que son panpsychisme, sans « expliquer » l’esprit,

permet d’expliquer du moins la différence entre l’esprit et la matière, en associant

l’esprit aux propriétés intrinsèques du réel et la matière aux apparences sous

lesquelles se présentent les propriétés extrinsèques et relationnelles des choses,

c’est-à-dire à l’apparence sous laquelle le réel se présente à nous à titre d’objet.

32. Nous pouvons donc reconnaître plus de force à la position de Strawson

que McGinn semble disposé à lui en reconnaître. Mais ceci n’affaiblit en rien

celle de McGinn, puisque ces deux positions se défendent indépendamment l’une

de l’autre. Mais si l’une et l’autre procèdent d’une pensée naturaliste et si l’une

et l’autre pointent vers une explication épistémique pour rendre compte de la

nature énigmatique du rapport psychophysique, on ne saurait les confondre. La

différence entre ces deux approches demeure donc importante, du moment que

McGinn, au lieu de considérer nos limites épistémiques comme découlant de

propriétés inhérentes à toute forme de conscience, les considère comme un fait

contingent propre à l’esprit humain.

33. Il existe une autre différence, déjà plus importante, entre ces deux

approches. Pour l’une, le dualisme épistémique est ce qui explique ; pour l’autre,

celle de McGinn, il est ce qu’il faut expliquer. Pour McGinn, nous avons une

dualité épistémique parce qu’il existe une propriété quelconque que nous ne

pouvons percevoir. Pour Strawson, il y a du mystère parce qu’il y a dualité

épistémique, dualité de modes d’accès à l’être.

34. La différence la plus importante qui distingue les positions de Strawson et

de McGinn repose cependant sur le fait que McGinn situe toujours la réponse à

l’énigme, quoique nous ne puissions la connaître, dans la réalité objective — soit

dans le cerveau —, tandis que Strawson la situe dans le sujet. Il y a bien, pour

McGinn, une propriété inobservable dans le monde apparent — une propriété du

cerveau — qui, pourrions-nous la percevoir, nous rendrait compréhensible le

rapport psychophysique. À l’inverse, et indépendamment de son panpsychisme,

en caractérisant la différence entre le mental et le physique comme étant la

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différence entre deux modes d’accès à l’être, Strawson ramène résolument

l’explication de l’écart psychophysique dans la structure même de l’expérience, et

donc du sujet.

35. Retenons toutefois, pour conclure, que la position de McGinn n’est pas

foncièrement incompatible avec celle de Strawson, en ce sens que les deux

explications, qui n’ont pourtant rien en commun, peuvent être valables en même

temps. Les deux thèses semblent conjointement admissibles : il doit y avoir du

mystère dans notre existence parce que notre esprit, de petit qu’il était, n’est pas

encore aussi grand qu’il pourrait l’être et ne peut, par conséquent, tout percevoir

et concevoir. Ce serait la position de McGinn. Et il devrait toujours y avoir, dans

l’expérience de tout être pensant, un aspect mystérieux en raison de nécessités

formelles absolues inhérentes à l’acte même de penser. Ce serait la position de

Strawson, sinon celle à laquelle nous contraint son analyse. La question délicate

serait alors de pouvoir départir deux ordres de mystères, celui relevant d’une

nécessité formelle absolue et celui relevant d’une nécessité formelle relative, ou

contingente.

36. Il ne nous appartient pas ici de trancher cette question de manière

définitive. Certains points pourraient cependant indiquer pourquoi ce serait aux

limites cognitives absolues liées à la forme même de l’acte de penser, et non aux

limites de la puissance cognitive humaine en particulier, qu’il faudrait rattacher

le mystère que présente le rapport psychophysique. Le point essentiel qui milite

en faveur des propos de Strawson, ou du moins de la théorie du double aspect en

tant que facteur expliquant le caractère énigmatique de ce rapport, serait que,

dans le cas de cette énigme en particulier, ce qui échappe à nos cadres

conceptuels n’est pas un fait particulier, ou un ensemble de faits localisés

diversement dans l’univers. Au contraire, ce qui nous échappe est le volet

subjectif de l’expérience, un volet de nous-mêmes. Si le mystère suit l’œil

partout où il regarde, ne serait-ce pas une raison de plus de soupçonner que le

mystère est dans l’œil, et non dans l’univers observé, dans le sujet, et non dans

l’objet ?

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7. Place qu’occupe McGinn dans la philosophie de l’esprit

37. Nous pourrions reconnaître à McGinn un mérite : il est à peu près seul à

défendre la position qu’il défend. Cela s’explique mal, parce que sa réponse est

loin d’être hors de l’ordinaire. Elle pourrait même paraître la plus sage.

Supposons que, au problème que pose le rapport psychophysique, nous

puissions entrevoir les trois réponses générales précitées comme pouvant avoir

droit, en principe, à une audition dans un tribunal naturaliste : jamais un être

pensant ne pourra chasser l’énigme ; l’être pensant particulier que nous sommes

ne pourra jamais la chasser ; nous pourrons la chasser, ou nous l’avons déjà

fait. Pourquoi sont-ils si peu à retenir la deuxième de ces trois réponses, soit

celle de McGinn ? Cette dernière ne semble-t-elle pas être la plus sereine et la

plus facilement défendable des trois ? Ne dit-elle pas simplement : « Attendez-

vous à du mystère insurmontable dans votre expérience, parce que vous n’êtes

pas des dieux, parce que vous êtes des êtres finis. » Par opposition, les deux

autres approches générales, la première (soutenue ici), qui pourrait aller jusqu’à

dire que, même si nous étions des dieux, nous ne pourrions qu’être mystère pour

nous-mêmes, et l’autre, laquelle dit que nous pouvons en principe tout expliquer,

paraissent bien moins raisonnables.

38. Comme nous ne pouvons expliquer pourquoi si peu de personnes

retiennent cette deuxième réponse, nous devons nous contenter de constater cet

état de fait : la position de McGinn semble délimiter un no man’s land entre deux

lignes de feu où peu semblent disposés à s’aventurer. Examinons maintenant de

plus près ce que McGinn propose en nous penchant sur certaines des critiques

qui lui ont été adressées.

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8. McGinn et ses critiques

39. Nous serons en effet plus en mesure d’apprécier la portée de la position de

McGinn lorsque nous aurons tenu compte des réponses qu’elle a pu susciter, en

particulier celle de Sophie Allen178.

40. Allen éprouve de la difficulté à accepter l’idée d’une conscience inétendue

et inexplicable en des termes propres aux sciences physiques179. La théorie de la

relativité l’aurait démontré, le temps ne serait pas indépendant de l’étendue180.

Selon elle, McGinn accentue trop « une disparité entre le phénomène, inétendu

en apparence, de la conscience et certaines des entités postulées dans la théorie

physique »181. Ainsi, Allen envisage-t-elle « un changement de paradigme

encadrant notre conception de l’étendue qui permettrait de rendre compte de la

conscience. »182 Elle veut suggérer par là que l’inétendu de la conscience ne

serait qu’apparent et que, par suite, rien n’empêcherait en principe que la

conscience puisse être l’objet d’une science empirique183. Elle tient, comme

McGinn, à considérer l’étendue comme une propriété du monde réel, et c’est pour

cette raison qu’elle suggère qu’un rapprochement serait pensable entre les

propriétés de certaines particules subatomiques et la « non-localisation »

apparente, mais apparente seulement, de la conscience184.

41. Or, en quoi maintenant l’idée selon laquelle certaines entités sans

localisation apparente ne seraient pas étrangères à une théorie physique

viendrait-elle changer la donne par rapport à la nature hermétique que présente

178 Sophie R. Allen, « A Space Oddity: Colin McGinn on Consciousness and Space »,

Journal of Consciousness Studies, vol. 13 (2006), no 4, p. 61-82. Allen vise ici spécifiquement un article de McGinn dont la présente étude ne tient pas compte (« Consciousness and Space », Journal of Consciousness Studies, vol. 2 (1995), no 3, p. 220-230), mais sa critique est applicable à la position de McGinn qu’on retrouve dans CWS, cet article étant celui auquel nous portons ici notre attention.

179 Ibid., p. 63. 180 Ibid., p. 67-69. 181 Ibid., p. 78. 182 Idem. 183 Ibid., p. 80. 184 Ibid., p. 78.

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le rapport psychophysique ? Allen est d’avis qu’il n’y aurait plus alors de raison

de croire la conscience hors de la portée des théories en physique. Mais on ne

voit pas pourquoi ces avancées théoriques concernant des particules

changeraient quoi que ce soit au cas particulier que présente la conscience ; car

comment l’apparence inétendue de tel ou tel phénomène nous permettrait-elle de

croire que nous détiendrions ou que nous pourrions détenir la clé d’un autre

phénomène, soit celui de la conscience, lequel, pour sa part, resterait encore tout

autre ?

42. Ici, il faut rester clairs. L’idée essentielle de McGinn est qu’il y a quelque

chose que nous ne pourrons jamais percevoir et, par conséquent, jamais

concevoir, une chose qui, pourrions-nous la percevoir et la concevoir, nous

permettrait de chasser l’énigme entourant le rapport psychophysique. En vérité,

McGinn ne sait pas plus qu’Allen ce que pourrait être une telle propriété du

cerveau. McGinn ne peut que présumer que cette propriété est inétendue, et il le

présume, de un, parce qu’il lui semble que la conscience elle-même est inétendue

et, de deux, parce que cette condition suffirait pour nous la rendre imperceptible,

étant donné que les propriétés inétendues semblent être des propriétés qui

échappent à nos sens. Mais l’important est que cette propriété soit

imperceptible, et non qu’elle soit de nature inétendue. Si l’apparence

« aspatiale » de certains phénomènes cessait de poser un obstacle aux théories

physiques, alors McGinn n’aurait qu’à caractériser autrement la propriété

imperceptible qu’il postule et qui pourrait expliquer le rapport entre l’esprit et la

matière ; il le lui faudrait bien, puisque le fait de l’esprit en lui-même ne s’en

trouverait pas moins entouré de mystère, même après que la science aurait

« cerné » des phénomènes inétendus en apparence. C’est bien ce dernier point

qui doit rester en vue : même si un fait quelconque pouvait exister en dehors de

l’étendue sans que cela représente pour la science un mystère particulier, la

conscience n’en demeurerait pas moins nébuleuse, du point de vue de son

rapport au corps. Donc, du point de vue qu’est celui de McGinn, ce ne serait pas

parce que la conscience serait inétendue qu’elle serait insaisissable par le

discours physicaliste. Ce serait plutôt l’inverse : ce serait parce qu’elle serait

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insaisissable par le discours physicaliste qu’il la décrit comme étant inétendue.

En d’autres mots, sa thèse d’une propriété inconnaissable qui, fût-elle

connaissable, pourrait rendre compte du rapport psychophysique ne se trouve

nullement ébranlée par la critique d’Allen. C’est plutôt sa sous-thèse suivant

laquelle la conscience serait inexplicable parce qu’elle serait sans étendue qu’il

pourrait se voir contraint de modifier, en raison de cette critique.

43. Encore faut-il rappeler que, en toute logique, l’inétendu ne peut être une

propriété. Ne démarque-t-il pas plutôt l’absence d’une propriété, nommément, le

fait d’être (ou de paraître) étendu ? Ce serait alors une erreur de voir dans

l’inétendu une caractéristique de la conscience. Si cela est juste, isoler une

brindille d’être à laquelle nous ne pourrions attribuer d’étendue, ce ne serait

donc pas encore cerner un fait qui aurait en partage une propriété attribuable à

la conscience. Car, l’inétendu ne serait pas plus une propriété que ne le serait la

« non-pommitude », le fait de ne pas être une pomme. Bref, s’il nous était

possible de cerner positivement des particules qui étaient en apparences sans

étendue, on ne saurait encore le faire qu’en isolant des propriétés qui seraient

celles de ces particules, et ces propriétés — jusqu’à preuve du contraire —

n’auraient encore rien de commun avec la conscience. Nous nous retrouverions

de nouveau avec une description physique qui, par définition, ne peut qu’exclure

toute référence au domaine de la conscience. Nous verrons plus loin avec Searle

les raisons qui rendent cette exclusion formellement nécessaire.

44. L’approche d’Allen s’est révélée typique en son genre. Comme la position

de McGinn a pour conséquence de consacrer la conscience à l’ordre du

mystérieux, et comme ce caractère ineffable de la conscience reposerait, selon

McGinn, sur sa nature inétendue, le réflexe initial que suscitera cette position

sera de remettre en cause l’association liant la conscience à l’inétendu. On dira

alors que rien ne nous autorise à prétendre que la conscience elle-même soit au

fond inétendue. C’est là une approche qui a trouvé des représentants chez

Rovane185 et Garvey186, comme chez Allen, cette dernière se démarquant en

185 Carol Rovane, « Comment on McGinn’s ‘The Problem of Philosophy’ », Philosophical

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proposant de modifier notre paradigme de l’étendue de manière à y inclure les

phénomènes physiques qui, dans certains cas, semblent aussi être sans étendue.

45. Une deuxième réaction, laquelle procède du même esprit, consistera à dire

que la matière elle-même est reconnue comme ayant un volet « aspatial », et que

cela n’empêche pas qu’elle puisse être objet de théories scientifiques. C’est sur

une telle idée que Clark187 et Clarke188 appuient leurs réactions à McGinn.

Qu’on tire l’esprit vers la matière ou la matière vers l’esprit, en l’associant à

l’inétendu, on refuse d’une manière ou de l’autre de reconnaître d’emblée un

schisme insurmontable entre eux. La stratégie, laquelle se voudrait ici

naturaliste, consisterait donc, semble-t-il, à tenter de rapprocher les deux

termes. Sinon, comme c’est le cas avec Clarke, on reconnaîtra le fond

épistémique de la différence, seulement pour repartir en quête d’un élément

mental dans le physique, habituellement logé dans les particules quantiques

reconnues elles-mêmes comme étant « aspatiales ». Cette dernière stratégie ne

présente rien d’inhabituel189, le plus étonnant étant qu’une telle réponse puisse

cohabiter, dans un même esprit, avec l’idée que la différence entre le mental et le

physique aurait pour fondement la dualité existentielle d’accès épistémique au

réel :

ma connaissance de l’esprit est celle de la « jouissance », tandis que

ma connaissance des objets physiques est celle de la « contemplation ». On pourrait décrire ces deux formes comme étant la connaissance

procédant de l’intérieur et celle procédant de l’extérieur. Les difficultés philosophiques liées à l’esprit s’appuient sur cette différence

fondamentale190.

Studies, vol. 76 (1994), no 2-3, p. 157-168.

186 James Garvey, « What Does McGinn Think We Cannot Know », Analysis, vol. 57 (1997), no 3, p. 196-201.

187 Thomas W. Clark, « Function and Phenomenology: Closing the Explanatory Gap », Journal of Consciousness Studies, vol. 2 (1995), no 3, p. 241-254.

188 C.J.S. Clarke, « The Nonlocality of Mind », Journal of Consciousness Studies, vol. 2 (1995), no 3, p. 231-240.

189 Hans Jonas lui-même appuie sa défense du concept de liberté humaine sur celui d’une indétermination subatomique (Puissance ou impuissance de la subjectivité ?, C. Arnsperger [trad.], Cerf, 1980, p. 97-125).

190 « my knowledge of mind is the knowledge of ‘enjoying’, whereas my knowledge of physical objects is that of ‘contemplating’. One could characterize these as knowledge

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Comment l’auteur de ces paroles peut-il encore chercher, comme il le fait, des

réponses à la question que pose le fait de l’esprit dans les interstices

quantiques191 ? « La structure de l’expérience doit refléter la structure des

processus qui la portent », prétend-il en effet, en précisant que les seuls

candidats au poste de « porteurs » sont « les états quantiques [quantum states]

qui peuvent être définis dans la logique quantique »192. S’il faut entendre

« connaissance procédant de l’intérieur » comme étant une acquaintance avec des

propriétés intrinsèques de la « matière », c’est-à-dire de la réalité nouménale,

comme l’entendait Eddington, alors l’écart psychophysique ne peut que rester

formellement infranchissable. Or, dire, comme le fait ici le commentateur, que la

différence psychophysique est celle qui oppose la jouissance de l’être à la

contemplation de l’être, c’est ramener l’écart psychophysique à la différence que

pose la théorie du double aspect entre être l’être et voir l’être, soit à la différence

entre être une réalité en soi et l’apparence objective de toute réalité sous laquelle

cette réalité se présente à nous comme fait physique. Il n’y aurait plus, dès lors,

de sens à chercher un « reflet » des structures de l’expérience dans les structures

quantiques plus qu’ailleurs.

46. Il y a une autre voie, très apparentée à la précédente, par laquelle on a

voulu rapprocher la conscience et l’étendue. Si on ne sait trop comment situer la

conscience dans l’étendue, il ne fait nul doute par ailleurs qu’on puisse l’inscrire

dans le temps. On mise alors sur la temporalité de la conscience pour la

rapprocher de l’étendue, en invoquant les théories einsteiniennes concernant le

rapport de l’étendue au temps. C’est ce que fait Lockwood, par exemple, en

prétendant qu’il n’est pas inconcevable que l’événement mental, reconnu comme

étant temporel, se situe dans l’étendue, étant donné les principes de la « théorie

spéciale » de la relativité193. Avec raison, Gordon194, de même que Gibbins195,

from within and from without. The philosophical problems of mind stem from this fundamental difference. » (Clarke, art. cité [supra, n. 188], p. 232)

191 Ibid., p. 235-240. 192 Ibid., p. 238-239. 193 Michael Lockwood, « Einstein and the Identity Theory », Analysis, vol. 44 (1984),

no 1, p. 22-25. C’est pourtant, notons-le, ce même Lockwood que Strawson cite et qui, en 1991, énoncera esentiellement, sans la nommer, la théorie du double aspect

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signalent la circularité propre à une telle stratégie, commune à vrai dire à

l’ensemble des critiques précitées. Car, cette stratégie présuppose que le temps

vécu correspond au temps du physicien, alors qu’il s’agit là en réalité de la

question en litige, comme l’explique Gordon, s’il s’agit effectivement de lier

l’expérience vécue aux données de la physique nouvelle.

47. Notons-le donc, la différence opposant le temps vécu au temps conçu est

une espèce qui appartient au genre « réalité/image de la réalité ». Comme le

physique et le mental correspondent, respectivement, à la réalité vue ou conçue

et à la réalité vécue, de même, au temps conçu et objectif des physiciens

correspond un temps vécu et subjectif.

48. L’idée de Lockwood, comme celle d’Allen, s’appuierait apparemment sur

cette intuition, articulée naguère par Russell, que Gibbins fait ressurgir :

Le fait que les événements mentaux passent pour avoir des rapports temporels est extrêmement contraignant, maintenant que l’espace et le

temps sont devenus si peu distincts l’un de l’autre196.

« Contraignant » en quel sens ? C’est que, pour Russell, dans la théorie de la

relativité, le temps et l’espace paraissent inextricablement reliés. Si le temps et

l’espace sont inextricablement liés, et si la conscience est temporelle, comment

saurait-elle être inétendue ? Or, une telle intuition se dissipe sitôt que la

réflexion se porte sur la distinction à soutenir entre le temps vécu et le temps

conçu. Le temps conçu — perçu, analysable et quantifiable — correspond au

temps physique, et ce temps physique pourrait effectivement être relié à l’étendue

de la physique, mais non pas le temps des événements mentaux. À l’appui de

cette distinction, Gordon cite des propos de physiciens, dont ceux de James L.

Anderson :

Il était clair dès le début qu’Einstein considérait ces mesures en tant

(supra, n. 73, p. 43).

194 David Gordon, « Special Relativity and the Location of Mental Events », Analysis, vol. 44 (1984), no 3, p. 126-127.

195 P.F. Gibbins, « Are Mental Events in Space-Time? », Analysis, vol. 45 (1985), no 3, p. 145-147.

196 L’analyse de la matière, op. cit. (supra, n. 70, p. 43), p. 300 (p. 384 dans l’édition originale anglaise). Cité par Gibbins, art. cité (supra, n. 195), p. 146-147.

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qu’éléments de comparaison entre différents systèmes physiques. ... Ainsi, nous ne devrions pas exiger que la mesure d’espace ou de temps

du physicien ait grand rapport avec le sens des expériences psychologiques auxquels ces concepts renvoient197.

49. Il y a une dernière distinction cruciale dont ces critiques ne tiennent

généralement pas compte. Il s’agit d’une distinction entre l’étendue comme

propriété du réel et l’étendue conçue comme forme transcendantale de toute

intuition. Dans le premier cas, l’étendue est dans l’objet ; dans le second, elle est

dans le sujet. Allen, à tout le moins, entrevoyant une telle possibilité, concède

que : « [u]ne fois qu’on se met à penser à propos de l’étendue de cette façon, la

nature du problème de l’étendue change clairement [...] (puisque, objectivement

parlant, l’étendue n’est plus une propriété des entités physiques) »198. McGinn

lui-même, il est vrai, ne tient pas compte d’une telle approche. Mais son propos,

tel qu’il nous est présenté, nous contraint d’examiner cette question plus

attentivement.

9. L’étendue : dans le monde perçu ou dans le regard porté sur lui ?

50. McGinn nous a déjà expliqué que nous ne pouvons percevoir des

propriétés sans étendue et que nous ne pouvons pour cette raison concevoir des

relations en dehors de l’étendue. « [N]os sens », écrit-il d’abord, « sont arrimés de

manière à représenter un monde étendu ; ils nous présentent les choses comme

étant essentiellement dans l’étendue, avec des propriétés spatialement

déterminées [spatially defined properties]. » (CWS, p. 357) Et il semble, selon

McGinn, qu’avec de telles propriétés, nous ne puissions justement jamais

résoudre l’énigme de la relation âme-corps (CWS, p. 357).

51. Toutefois, lorsque McGinn nous dit que nos sens sont faits pour nous

197 « ... Thus we should not demand that what the physicist calls a space measurement or

a time measurement bear much relation to our psychologically conditioned senses of these concepts. » Principles of Relativity Physics (Academic Press, New York, 1967), p. 137-8 ; cité par Gordon, art. cité (supra, n. 194), p. 127.

198 Allen, art. cité (supra, n. 178, p. 119), p. 76.

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représenter un monde étendu, rien ne nous oblige à croire que le monde en soi

doive être étendu. L’étendue pourrait n’être que notre manière de dépeindre une

réalité qui pourrait être, en elle-même, tout autre. Nous pourrions dès lors

(demeurer kantiens et) comprendre qu’il puisse y avoir une correspondance

serrée entre le réel et la représentation et, dans le cas qui nous intéresse, entre le

vécu conscient et le cerveau, sans que cette représentation (le cerveau perçu et le

cerveau pensé par la science comme chose étendue) constitue une reproduction

de ce réel, de cette chose en soi : dans ce cas-ci, du vécu conscient.

52. Naturellement, il ne faudrait pas comprendre cette « inexactitude », cet

écart entre le réel et sa représentation, comme pouvant fonder un reproche.

Cette inexactitude refléterait plutôt l’écart incontournable qu’il faudrait prévoir

entre la représentation de toute chose et cette chose même. Or, McGinn ne

semble pas vouloir comprendre l’étendue de cette façon. Car, quoiqu’il nous dise

d’abord que nos sens sont faits d’une manière telle qu’ils nous représentent un

monde étendu, il précise par la suite que « [n]os sens ne peuvent être atteints que

par certaines sortes de propriétés, celles qui sont essentiellement liées à

l’étendue. » (CWS, p. 357) Par là, l’étendue se trouve renvoyée dans le monde et

réifiée : « La conscience ne semble pas faite de petits processus spatiaux ; et il

semble que la perception du cerveau ne puisse nous révéler que de tels

processus. » (CWS, p. 357) Mais le regard révèle-t-il des propriétés du réel ou nous

présente-t-il ce réel sous un aspect, en lui donnant une forme représentative

adéquate, fidèle en un sens à ce réel, mais « pigée » en premier lieu dans l’esprit

lui-même, dans sa boîte à outils catégoriels ? L’étendue serait-elle une propriété,

et une propriété du monde ? Ou ne serait-elle pas que la forme nécessaire sous

laquelle nous nous représentons les propriétés du monde ? Il semble que la

réflexion de McGinn ne tienne point compte des acquis les plus élémentaires de

l’idéalisme : si le temps et l’étendue ne sont point des catégories sensibles, ils

n’en sont pas moins, pour le dire comme Schopenhauer, des « fonctions du

cerveau », et donc du sujet, et non de l’objet199.

199 « Esquisse d'une histoire de la doctrine de l'idéal et du réel », in Parerga et

Paralipomena, Jean-Pierre Jackson (trad.), Chécy, Coda, 2005, p. 23.

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53. Ceci nous contraint de tenir compte d’une distinction importante. C’est

une chose que l’insurmontable écart entre la représentation du réel et ce réel

même ; c’en est une autre que le fait de ne pouvoir se représenter que certaines

propriétés de ce réel, et non d’autres.

54. Dans le premier cas, la cause de notre ignorance radicale serait l’écart

inévitable entre le réel et son modèle (spatio-temporel ou autre). L’étendue n’est

alors que la forme que nous employons pour nous représenter le réel, alors que

le réel en tant que tel pourrait ne point être une chose étendue, tout comme les

chimiques photosensibles et le papier sont utilisés en photographie pour

représenter des visages, lesquels ne sont ni du papier, ni un chimique

photosensible.

55. Dans le deuxième cas, la déformation du réel ne serait plus due au fait que

l’étendue, n’étant qu’un mode de la représentation, traduirait le réel en un code

qui, tout en étant fidèle à ce réel, ne lui ressemblerait peut-être pas le

moindrement. Cette déformation serait due au contraire, dans ce deuxième cas,

à l’idée que notre « code interprétatif » (l’étendue, de même que le temps) ne

rejoindrait pas la totalité du réel. Nous pourrions dire, pour exemplifier cette

deuxième idée, qu’il n’est pas possible de prendre une photographie d’un

concerto. L’idée de McGinn correspondrait à cette deuxième manière d’expliquer

notre ignorance radicale à propos de la conscience. Il semble important de

reconnaître la différence entre ces deux fondements concevables de notre

ignorance radicale. À noter, au demeurant, que ces deux facteurs pourraient

être conjointement opérationnels, ainsi qu’il a été indiqué précédemment (supra,

p. 117) : l’étendue, par exemple, si elle n’était qu’un « code », qu’une catégorie de

notre esprit offrant une manière de représenter le réel, pourrait encore ne

traduire qu’une partie des propriétés du réel, les autres demeurant invisibles.

56. Pour résumer, il y aurait toujours un écart entre le modèle et le réel et,

parfois, nous n’aurions tout simplement pas un modèle du réel, ce qui

représenterait deux raisons formelles pour lesquelles nous ne pourrions jamais

être en mesure d’expliquer le rapport psychophysique. Ce serait la deuxième de

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ces raisons qui correspondrait à la raison proposée par McGinn. En optant pour

cette réponse, McGinn situe l’explication du rapport psychophysique dans une

propriété du monde — même s’il s’agit d’une propriété du cerveau. En

expliquant, au contraire, l’écart psychophysique comme étant une propriété de

tout modèle possible, l’explication de ce rapport est rapatriée en nous ; car alors

on explique la dualité comme étant une propriété inhérente au regard que nous

portons sur les choses.

57. Or, y aurait-il des raisons pour lesquelles il serait avantageux que l’énigme

que pose le rapport psychophysique résulte du fait que nous n’aurions pas un

modèle adéquat du monde, et non du fait qu’une dualité insurmontable serait

inhérente à tout modèle, aussi adéquat qu’il puisse être ? Nous verrons qu’on

peut répondre à cette question par l’affirmative. Mais auparavant, nous allons

d’abord reprendre avec McGinn la thèse du dualisme épistémique, alors qu’il

croit pouvoir l’écarter une fois pour toutes comme facteur explicatif de la figure

énigmatique que présente la relation psychophysique.

10. Le dualisme épistémique écarté en tant que facteur explicatif

58. McGinn s’interroge en effet à nouveau à propos du dualisme épistémique.

Il l’a déjà évoqué implicitement en indiquant que, si on ne peut faire le pont entre

le physique et le mental à partir d’études physiques, on ne pourrait davantage

découvrir le rapport qui les lie en se basant sur l’étude de notre expérience

phénoménologique (supra, 108-110). Il évoque maintenant explicitement ce

dualisme comme facteur pouvant potentiellement expliquer la nature énigma-

tique de la relation psychophysique, mais que brièvement et que pour écarter

définitivement une telle explication. Ce rejet repose pourtant, comme nous le

verrons à l’instant, sur des raisons qui semblent plutôt artificieuses. Chemin

faisant, c’est le dualisme épistémique lui-même qui s’en trouve mal caractérisé et

donc mal jugé. Ce rejet précipité est suspect. Il nous faudra rester alertes.

59. Il se pourrait, commence-t-il par dire — caractérisant une position qui ne

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serait pas la sienne —, que le sentiment de mystère qui marque le rapport

psychophysique n’ait rien à voir avec la nature d’une quelconque propriété

inconnue de nous. Car, ce sentiment pourrait dépendre du fait que nous ne

prenons pas connaissance du cerveau et de la conscience par la voie de la même

« faculté cognitive ». Ce serait l’introspection qui nous permettrait d’avoir accès à

la conscience, tandis que, par la perception, nous prendrions connaissance du

cerveau. Nous pourrions alors avoir droit à une « dualité épistémologique » (CWS,

p. 359-360).

60. Ce recours à la notion de dualisme « épistémologique » ne paraît pas

acceptable pour l’auteur. Cette explication de l’ « illusion de mystère » reposerait,

selon lui, sur une hypothèse insoutenable selon laquelle ce qui est perçu par une

faculté ne pourrait être intelligible qu’en des termes propres à cette faculté. Des

transpositions interfacultaires (ou intermodales) existent déjà, tient-il à souligner,

par exemple entre la vue et le tact. L’écart intermodal ne pourrait donc pas

expliquer l’incommensurabilité reconnue entre ce que l’introspection et la

perception « appréhendent » (CWS, p. 360). Le dualisme épistémique, pour autant

qu’il ne serait que le reflet d’une dualité de voies d’accès aux choses, ne pourrait

donc pas expliquer le caractère mystérieux du lien âme-corps (idem).

61. Ce contre-argument de McGinn repose toutefois sur un faux

rapprochement entre la perception et l’introspection. Car, il n’y a d’emblée

qu’entre des expériences perceptuelles proprement dites que nous pouvons

parfois retrouver des recoupements intermodaux. Ne tenant point compte de ce

fait, et négligeant de même le fait que des recoupements intermodaux ne sont

pas toujours possibles entre les expériences sensibles (quel rapport établir, en

effet, entre le goût du sel et son apparence tactile ou visuelle ?), McGinn doit au

contraire étendre l’ensemble des modes entre lesquels il serait légitime de

s’attendre à des recoupements de manière à ce que cet ensemble inclue

l’introspection comme étant elle-même un mode d’ « appréhension ». Pour y

arriver, il inscrit la perception et l’introspection sous un titre plus général, soit

celui de « facultés cognitives » qui « appréhendent » (CWS, p. 359-360). Ainsi peut-il

souscrire à un présupposé, qu’il prête d’ailleurs à ses prétendus adversaires

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(qu’il ne nomme pas), suivant lequel notre connaissance — McGinn emploie le

mot « acquaintance » — du cerveau et de la conscience « est nécessairement

médiatisée par des facultés cognitives différentes, nommément la perception et

l’introspection. » (CWS, p. 359)

62. Cependant, notre connaissance de la conscience ne peut pas vraiment être

dite « médiatisée ». McGinn lui-même décrivait l’introspection, quelques pages

auparavant, comme étant une « faculté cognitive » qui nous donne un « accès

immédiat » (CWS, p. 354) (donc, non médiatisé, peut-on supposer) à la conscience :

« Notre connaissance de la conscience », écrit-il alors, « ne pourrait guère être

plus directe ; [...]. » (CWS, p. 354)

63. Pour mettre en lumière la limite du raisonnement de McGinn concernant

le dualisme épistémique et les recoupements intermodaux, considérons divers

cas. Le principe des recoupements interfacultaires repose sur l’idée d’une

ressemblance entre ce que deux facultés peuvent révéler. Dans le cas du tact et

de la vue, par exemple, nous pouvons faire un rapprochement entre une forme

palpée et une forme vue. C’est sur cette base que McGinn prétend que des

recoupements interfacultaires ne sont pas interdits. Cependant, pourquoi donc y

aurait-il entre nos facultés parfois des recoupements, et d’autres fois des écarts

qui semblent défier toute analyse, comme, par exemple, entre le goût d’une

matière et son apparence visuelle ?

64. Si on se penche de plus près sur cette question, on se rend compte que,

par exemple dans le cas du tact et de la vue, c’est à l’égard de l’objet intentionnel

visé par les deux sensations que des recoupements semblent possibles. Nous

touchons une forme et croyons reconnaître la même forme en la voyant.

65. Dans le cas du goût et de la vue d’une substance, comment se fait-il qu’un

tel recoupement ne semble pas opérable ? Ne serait-ce pas parce qu’il n’est pas

dans la nature du goût de viser véritablement une représentation de l’objet en

tant que tel200 ? Le goût n’est-il pas essentiellement révélateur de ce que diverses

200 Ainsi, Schopenhauer écrit-il : « Deux sens seulement servent, à proprement parler, à

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matières représentent pour nous ? Tout ce que nous savons de ces matières, y

ayant goûté, serait si nous les désirions ou non. À part cela, à y goûter, nous

n’apprendrions à peu près rien d’elles. Nous ne connaissons d’elles que les effets

qu’elles ont sur nous et ce serait d’ailleurs, en de tels cas, tout ce que nous

souhaiterions connaître. Les sensations telles que celles qui relèvent du goût

seraient axées, pourrions-nous dire, sur la connaissance de l’effet subjectif en

lui-même, sans égard pour la connaissance de l’objet qui s’y rattache.

66. Cependant, ce n’est pas comme si certaines sensations pointaient

uniquement vers l’objet et d’autres vers le sujet. Toutes nos sensations, y inclus

nos sensations internes, selon l’analyse qui en est faite dans la présente étude,

auraient un volet objectif et un volet subjectif, même si, comme dans l’exemple

du sel, le volet objectif peut être si limité qu’il ne permette pas vraiment des

recoupements interfacultaires. Dans ce cas, il y a certes encore un volet objectif,

et donc une valeur objective, car le goût peut nous permettre, par exemple, de

distinguer un baril de sel d’un baril de sucre. Mais, dans tous les cas, de la vue,

du goût comme de tous les sens, il y aurait toujours un volet subjectif à la

sensation. Or, ce serait ce volet qui ne permettrait pas d’effectuer des

recoupements avec les données subjectives ou même objectives indiquées par

d’autres sens.

67. On peut prendre pour preuve le cas de la vision, sur lequel McGinn croit

justement pouvoir faire reposer son hypothèse concernant les recoupements. On

tâtera autant qu’on voudra un cube, on n’en découvrira pas pour autant le

moindre recoupement entre ces sensations tactiles et la couleur de ce cube. Ce

serait parce que la couleur serait surtout un effet sur nous, bien plus que le

signe d’un fait objectif.

68. Il y a donc, dans chaque expérience, un volet objectif et un volet subjectif.

Le volet objectif correspond à ce que l’épreuve semble révéler de la chose sentie.

Le volet subjectif ne nous intéresse ici qu’en tant qu’il ne se rapporte à rien.

l’intuition objective : le toucher et la vue. » De la quadruple racine du principe de raison suffisante, op. cit. (supra, n. 36, p. 30), § 21, p. 193.

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Seule l’expérience immédiate, l’épreuve en elle-même nous intéresse201. Le volet

subjectif renvoie lui aussi, sans le moindre doute, à un être qui, tout en étant

notre être — donc, tout en étant le sujet plutôt que l’objet, tout en étant l’ipséité

plutôt que l’altérité — déborde néanmoins cette présence immédiatement

« visible » ou accessible que constitue l’expérience vécue en elle-même. Cette

connaissance indirecte, mais subjective, reste en dehors de l’optique de la

présente enquête. En ce qui nous concerne ici, l’important est que certaines

expériences peuvent être plus révélatrices soit de l’objet, soit du sujet. Certes,

nous dira Henry, il y a le bleu du ciel202. Si le bleu indique le ciel, il reste que

cette couleur n’est qu’indirectement révélatrice de l’objet. La distinction

lockéenne opposant des qualités primaires et secondaires trouve ici son sens. La

couleur n’est pas une propriété intrinsèque de l’objet. Lorsque nous tâtons des

formes, c’est l’ « esprit », ou l’intellect, plus que les sens qui « tâtent ». L’esprit

cherche l’objet, et non le sujet. Rappelons-nous Bergson : l’intelligence est « la

vie regardant au dehors, s'extériorisant par rapport à elle-même, adoptant en

principe, pour les diriger en fait, les démarches de la nature inorganisée. »203 La

perspective bergsonienne ne permet pas de concevoir l’aspect « mort » ou

« inorganisé » du monde extérieur comme étant en soi le reflet du regard qui est

porté sur lui, mais, peu importe : il reste que l’esprit ne s’intéresse en principe

qu’à l’objet, lequel ne se découvre qu’indirectement, par inférence. La sensibilité,

pour sa part, serait plus révélatrice du sujet.

69. De façon générale, nous pouvons dire que ce qui se rapporte à l’objet est

une vue de l’esprit, et que ce sont les renseignements objectifs — qu’une faculté

sensible permet à l’esprit d’inférer — qui sont susceptibles de recoupements avec

ce que nos autres sens nous permettent d’inférer. Le bleu du ciel n’est pas dans

le ciel, et à écouter le ciel, on ne saurait jamais qu’il paraît bleu. Mais le bleu du

ciel me parle du ciel, car il me dit « il fait jour et le soleil paraît », ce que la

sensation de chaleur sur la peau peut me confirmer si je marche dans le pré. La

201 Augustin, déjà, fait implicitement référence à ces deux volets lorsqu’il écrit « Ainsi, le

mot, en signifiant quelque chose, se signifie aussi lui-même », La Trinité, op. cit. (supra, n. 3, p. 1), VIII, viii, 12, p. 65.

202 Généalogie de la psychanalyse, Paris, Puf, 1985, p. 95 ; voir aussi infra, p. 297. 203 L'évolution créatrice, op. cit. (supra, n. 24, p. 19), p. 162 (Œuvres, p. 632).

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réalité « tâtée » par ma peau ressemble alors à la réalité « tâtée » par mes yeux.

La croyance « il fait beau soleil » s’appuie sur deux inférences (« il fait chaud,

donc il fait soleil ; je vois le ciel bleu, donc le soleil doit paraître »), elles-mêmes

fondées sur une longue expérience. Le cas de la forme sentie et vue peut paraître

différent, mais il ne l’est point. À tâter, on finit par juger que nous tenons un

cube. Pour ce qui est de la vision, nous savons depuis lors que la perception est

active et que la vision d’un objet est déjà le résultat d’une analyse préréflexive.

Un cube vu est toujours une hypothèse visuelle, même quand celle-ci se

trouverait mille fois confirmée par les sens. Il y a recoupement « interfacultaires »

quand les inférences au sujet des objets, fondées sur les impressions propres à

une faculté sensible, corroborent des inférences fondées sur des impressions

propres à une autre faculté sensible.

70. Revenons maintenant au volet subjectif de l’expérience vécue. On ne

retrouvera point de recoupements entre un goût, une couleur ou une sensation

de chaleur. Mais un goût, une couleur, une sensation de chaleur ne sont point

des inférences. Ce sont ce qu’on appelle des connaissances immédiates.

71. On pourrait être tenté d’opposer à cet énoncé l’idée que même les

connaissances dites immédiates ne sont point immédiates, qu’elles sont elles-

mêmes aussi constituées, résultant d’une inférence. Et on pourrait vouloir

donner pour exemple, parmi d’autres, le cas de sensations qui peuvent passer

soit pour une sensation de plaisir, soit pour une sensation de douleur. Mais, si

un jour le goût du sel nous plaît, et s’il nous laisse indifférent le surlendemain,

nous n’irons pas en conclure que le goût du sel a changé pour nous. Le plus

souvent, ce ne sera que nos désirs et nos attentes qui auront changé. Au reste,

si le volet subjectif et immédiat était en quelque sorte constitué, il n’en serait pas

moins immédiat par opposition à un contenu objectif indiqué, médiatisé par ce

« contenu » immédiat. La dualité épistémique demeure, quoi qu’il en soit du

caractère constitué ou pas du volet subjectif de l’expérience.

72. D’autre part, parce que le contenu immédiat de la connaissance ne se

constitue point d’inférences, on voudra peut-être lui refuser le titre de

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connaissance. C’est ce qui semble ressortir par exemple d’un passage où

Churchland caractérise le savoir immédiat comme étant « quelque chose de non

propositionnel, d’inarticulable, quelque chose sans valeur de vérité [non-truth-

valuable] »204. Ce qu’on peut vouloir laisser entendre par là est que le savoir

immédiat est infalsifiable. Il serait sans valeur de vérité, parce que nous ne

pourrions pas dire de lui qu’il est faux. Mais il ne faudrait pas confondre la

notion de théories ou d’hypothèses qui, de par leur nature, ne peuvent être

vérifiées ou falsifiées et celle d’une vérité « empirique », soit le fait de l’expérience

en elle-même, dont on ne peut douter simplement parce qu’elle résiste à toute

forme de remise en cause. Dans l’ensemble, on peut laisser sur cette question le

dernier mot à Augustin : « Est-il quelque chose plus intimement connue, qui

perçoive mieux sa propre existence, que ce par quoi nous percevons aussi tout le

reste, je veux dire l’âme elle-même ? »205.

73. Ces connaissances n’étant pas des inférences, on voit mal comment on

pourrait s’attendre à ce qu’il y ait entre elles des recoupements. C’est que,

chaque propriété sensible est elle-même non seulement une donnée primitive,

inanalysable, et par là d’ailleurs empreinte de mystère, mais unique et

essentiellement incomparable à toute autre, toute comparaison — par exemple,

entre une gamme musicale et un arc-en-ciel — ne pouvant au mieux qu’être

métaphorique. Les présents travaux mettent l’accent sur l’écart incommen-

surable opposant le discours objectif et toute réalité subjective. Nous pouvons

cependant noter au passage l’incommensurabilité existant déjà entre les diverses

expériences subjectives elles-mêmes.

74. Cela dit, nous pouvons maintenant considérer à neuf le rejet du dualisme

épistémique comme facteur explicatif de l’écart psychophysique. Ce rejet est

basé sur l’idée que la dualité des formes de connaissances procède censément de

deux facultés cognitives d’appréhension, McGinn prétendant que le seul fait de

percevoir par la voie de facultés différentes ne suffit pas pour expliquer cette

incommensurabilité. Cette explication de l’écart psychophysique serait

204 KQ, p. 164. Voir aussi infra, chap. 3, Partie III, p. 173. 205 La Trinité, op. cit. (supra, n. 3, p. 1), VIII, vi, 9, p. 49.

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insuffisante, selon lui, parce qu’il y a des cas qui montrent que des

recoupements interfacultaires sont possibles. Cependant, nous sommes

maintenant en mesure de voir l’erreur que recèle cette contre-objection.

75. Cette erreur consiste à penser l’introspection comme une forme

d’appréhension comparable à d’autres. Tout dualisme épistémique qui

s’appuierait sur une telle caractérisation de l’introspection serait aussi fautif, car,

l’introspection dont il est question, quand il est question de dualisme

épistémique, correspond au volet subjectif de toute connaissance, et non pas à

une faculté particulière d’ « appréhension ». Concevoir l’introspection, laquelle

constitue le volet immédiat de l’expérience, comme une faculté d’appréhension

occulte donc la nature de l’écart que la thèse du dualisme épistémique met en

lumière. Car, ce que cette thèse souligne est l’écart entre le volet subjectif et le

volet objectif propre à toute représentation, donc à toute « appréhension ».

76. Le raisonnement de McGinn repose donc ici sur une caractérisation

inacceptable du dualisme épistémique de même que de l’introspection.

Correspondant au volet subjectif et intérieur propre à toute perception et à toute

cognition, l’introspection ne peut être pensée comme une faculté parmi d’autres,

à mettre sur un pied d’égalité avec la perception. Descartes la distingue

nettement dans sa « Méditation Seconde », introduisant par là en philosophie le

concept, avant la lettre, de l’épochè des phénoménologues, exercice permettant

d’isoler le volet subjectif de l’expérience : « je me suis persuadé qu’il n’y avait rien

du tout dans le monde [...] ; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n’étais

point ? Non certes ; [...]. »206 C’était assez pour établir la base de la dualité

épistémique :

Or, il est très certain que cette notion et connaissance de moi-même, ainsi précisément prise, ne dépend point des choses dont l’existence

ne m’est pas encore connue ; ni par conséquent, et à plus forte raison, d’aucune de celles qui sont feintes et inventées par l’imagination207.

Et quand Descartes écrit « par l’imagination », on peut lire « par inférences ».

206 « Méditation seconde », in op. cit. (supra, n. 14, p. 15), p. 415. 207 Ibid., p. 419-420.

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11. Une stratégie astucieuse ?

77. L’essentiel, pour McGinn, semble être d’abord la consolidation d’une

position naturaliste pour laquelle il importerait simplement de reconnaître que

lorsque nous « croyons voir quelque chose d’objectivement surnaturel », c’est

« que nous nous heurtons simplement à nos limites cognitives » (CWS, p. 362).

78. Demandons-nous maintenant s’il ne pourrait pas y avoir un intérêt

particulier que pourrait présenter cette thèse et que ne présenterait pas celle

reposant sur la dualité existentielle de modes d’accès épistémiques. Pour

répondre à cette question, il faut penser qu’une explication transcendantale (telle

celle de G. Strawson), reposant sur le concept de dualisme épistémique inhérent

à toute conscience, inscrit la cause de notre ignorance radicale davantage en

nous que le fait l’explication de McGinn. Or, en adoptant cette solution

transcendantale, nous pourrions être portés à croire qu’il n’y aurait plus

d’énigme réelle, la cause de celle-ci ne correspondant plus à un fait objectif.

L’énigme du rapport psychophysique ne serait plus qu’une illusion (infra, chap. 4),

un effet d’optique, et nous pourrions résolument ne plus y songer et aller de

l’avant, pour de bon, dans le développement de notre connaissance objective.

L’explication de McGinn, au contraire, nous contraint de dire qu’il reste une

partie du réel que nous ne pourrons jamais saisir. Elle place le mystère dans

l’objet, c’est-à-dire dans le cerveau, malgré tout, en ce sens qu’elle y suppose une

propriété inconnaissable, délimitant par là une zone interdite là où le naturaliste

ne voyait pas de bornes à ses droits, ce que, à première vue, l’explication de

l’énigme qui repose sur le dualisme épistémique ne semble pas faire.

79. Cependant, ce n’est qu’en apparence que la réponse transcendantale

semble plus accommodante pour le naturalisme non critique. Car admettre que

la dualité psychophysique résulte d’une telle dualité de formes d’accès au réel,

c’est admettre deux ordres de connaissance. S’il y a deux ordres de

connaissance, quelle raison y aurait-il d’accorder à l’une plus de considération

qu’à l’autre ? Cette dualité paraît donc incompatible avec un naturalisme

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orthodoxe et on tentera d’ailleurs de résoudre la tension qui en résulte avec des

solutions qui accorderont le plus souvent l’avantage à la connaissance objective.

80. En effet, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, on sera porté à

minimiser la crédibilité de la connaissance subjective, sentant peut-être en elle

une menace pour une hégémonie du savoir scientifique. On pourra alors

caractériser cette connaissance comme plus rudimentaire ou moins précise que

le serait le savoir objectif. Ainsi, l’approche qui « réduit » la dualité

esprit/cerveau à un reflet de notre condition épistémique existentielle pourrait,

en banalisant la dualité, servir d’antichambre à une rationalisation ultérieure qui

repousserait dans des retranchements reculés le statut de la connaissance

subjective.

81. C’est ici que la stratégie — s’il s’agit bien d’une stratégie — de McGinn

pourrait se révéler astucieuse. S’il existait une propriété ou une dimension du

réel qui nous serait absolument imperceptible et inconcevable, mais qui serait

néanmoins nécessaire à l’explication du rapport psychophysique, alors l’ambition

naturaliste orthodoxe se verrait endiguée par la finitude humaine. Car il

resterait alors en effet à notre existence un domaine de propriétés qui, tout en

étant agissantes en nous, ne nous offriraient aucune prise. Ce pourrait être là la

cause d’un sentiment d’impuissance que seuls des esprits forts sauraient

supporter : ce genre « de réalisme, lequel ramène la fermeture cognitive si près de

soi, peut à la fois être senti comme un affront à notre intelligence et paraître

impossible à comprendre » (CWS, p. 365).

82. En réalité, cependant, et par comparaison à la thèse de McGinn, on ne voit

pas pourquoi la thèse de l’ignorance radicale reposant sur le dualisme

épistémique n’aurait pas des conséquences aussi « troublantes », sinon plus

encore. Car celle-ci rend tout aussi impensable une explication scientifique du

rapport psychophysique. Plus encore, McGinn ne fait qu’affirmer que les faits

phénoménologiques demeurent inaccessibles au regard objectif. Il ne reconnaît

dans la dualité qu’un accident de parcours. La réponse transcendantale au

contraire pose le dualisme comme une nécessité formelle. Cette réponse établit

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par là les bases d’une égalité de statut entre les deux volets de la connaissance.

83. Par ailleurs, l’explication de McGinn demeure ad hoc, puisqu’elle repose

sur l’introduction d’une propriété inconnue, et on ne voit pas dès lors pourquoi

ce serait spécifiquement le mystère de la conscience que cette propriété

permettrait d’expliquer, nous était-il possible de connaître cette propriété. Pour

sa part, en rendant compte spécifiquement du caractère énigmatique du volet

subjectif de l’expérience, et que de cette énigme en particulier, alors que c’est

spécifiquement ce volet qui donne lieu à la difficulté que présente le rapport

psychophysique, la théorie du double aspect présente une explication plus solide

de l’incommensurabilité psychophysique.

84. Au chapitre 3, nous considérerons les positions contre lesquelles

l’approche de McGinn semble nous prémunir en repoussant, tel qu’il l’a fait,

l’explication de l’écart psychophysique qui repose sur la seule notion d’une

dualité de modes d’accès à l’être.

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CHAPITRE 3

Le dualisme épistémique en exil : asservi aux fins matérialistes

One of the basic skills we teach logic students is how to recognize and diagnose the range of nonformal

fallacies that can undermine an ostensibly appealing argument: what it is to beg the question, what a non

sequitur is, and so on.

Patricia Smith Churchland208

Introduction

1. Dans le présent chapitre, l’attention sera portée sur les propos d’un auteur en

particulier, ceux de Paul Churchland et — dans le cas du premier article à

l’étude — de lui et de son épouse, Patricia Smith Churchland. C’est en gardant à

l’esprit un but bien précis que nous le ferons, qui est de libérer le dualisme

épistémique des lieux déshonorables où il semble avoir été relégué. Il ne faudra

donc pas s’étonner du ton polémique que prendra ce chapitre.

2. Le contexte du discours des Churchland est celui de la philosophie de

l’esprit, où l’on affronte généralement des difficultés liées au problème de la

208 « What Should We Expect from a Theory of Consciousness? », Advances in Neurology,

vol. 77 (1998), p. 26.

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naturalisation de l’esprit. Si, en général, on ne sentait pas comme problématique

la tâche qui consiste à penser l’esprit au sein d’un monde naturel, il n’y aurait

sans doute pas de philosophie de l’esprit, dans le sens où on l’entend dans la

littérature vers laquelle notre attention se porte ici.

3. En philosophie de l’esprit, un certain nombre d’auteurs, à la suite de

Thomas Nagel, ont voulu faire face au « problème dur »209 que pose l’esprit, celui

de l’expérience immédiate et de son aspect qualitatif, que la littérature désignera

souvent par le mot de « quale » (« qualia » au pluriel). Un quale est toute

sensation en elle-même, comme le rouge en tant que rouge ou la douleur en tant

que douleur. Certains, tels Jackson notamment (1982) et Kripke (1980), en

s’appuyant sur leur analyse de ce problème « dur », iront jusqu’à contester le

monisme ontologique. D’autres, tels, McGinn (1989), Chalmers (1995) et Levine

(2003), s’en tiendront à souligner l’insuffisance des moyens cognitifs humains

devant la difficulté. Le travail consiste alors, dans ce dernier cas, à démontrer en

quoi la nature de la difficulté interdit tout espoir quant à la possibilité de la

surmonter. Toutefois, en posant le rapport psychophysique comme étant

nécessairement inexplicable en des termes que sont ceux de notre trop humaine

science, certains ont pu sentir qu’on retirait son sens même à l’entreprise qui

consiste à naturaliser l’esprit.

4. Parmi ces derniers, nous retrouvons donc Paul Churchland et Patricia

Smith Churchland. Sentant les assises de la philosophie de l’esprit ébranlées

par le défi que présentent les qualia, ces derniers affrontent tout particulièrement

les auteurs dont nous examinerons les thèses aux chapitres 4 et 5, soit Jackson

et Searle, sans ménager non plus McGinn210, de même que Howard Robinson211.

Ce sont là, à l’exception de Robinson, tous des auteurs qui, tout en restant

essentiellement attachés à une position naturaliste, se sont opposés aux

discours réducteurs.

209 David Chalmers, « Facing Up to the Problem of Consciousness », Journal of

Consciousness Studies, vol. 2 (1995), no 3, p. 201. 210 Par exemple, dans P. Smith Churchland, art. cité (supra, n. 208), p. 19, 26 & 29. 211 Matter and Sense. A Critique of Modern Materialism, Cambridge, Cambridge

University Press, 1982.

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PARTIE I

FONCTIONNALISME ET SAVOIR SUBJECTIF

5. Dans « Functionalism, Qualia, and Intentionality »212, l’unique but de

Churchland et Smith (C. & S.) est de répondre à une série d’objections

communément dirigées contre le fonctionnalisme (FQ, p. 121). Essentiellement, ces

objections portent sur le fait qu’une description fonctionnaliste de ce qui

constitue le mental exclut toute référence à nos états intimes. Nous n’avons pas

à examiner dans le détail ces objections auxquelles ils répondent, ni non plus à

jeter plus qu’un coup d’œil, d’une part sur le fonctionnalisme et, d’autre part, sur

la position générale que les auteurs veulent soutenir dans cet article. Dans le

cadre de la présente étude, il est surtout intéressant d’examiner la nature des

réponses que C. & S. réservent à ces objections que suscite la thèse dont ils

veulent se faire ici les défenseurs, soit le fonctionnalisme. Ceci devrait nous

permettre d’apprécier en quoi leur approche repose sur une mauvaise conception

de la dualité épistémique. Nous pourrons juger, à la lumière de cette conception,

du sort qui est habituellement réservé à cette dualité dans la pensée matérialiste.

6. Selon le fonctionnalisme, nous disent C. & S., « l’essence de nos états

psychiques repose dans les rôles causaux qu’ils jouent dans une économie

complexe d’états internes, assurant une médiation entre des intrants

environnementaux et des extrants comportementaux » (FQ, p. 121). Cette thèse

serait, de façon générale, au-delà de tout reproche (FQ, p. 121). Et C. & S.

définiront le mental, en conformité avec cette définition fonctionnaliste du

mental, comme étant « un centre très développé [sophisticated] de contrôle de

comportements complexes. » (FQ, p. 137) Or, une des conclusions à laquelle il

212 Philosophical Topics, vol. 12 (1981), p. 121-145. Dorénavant : FQ.

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faudrait souscrire, en adoptant un tel point de vue, serait que « l’explication de la

nature des qualia ne repose pas dans le domaine de la psychologie », et que « la

nature de qualia déterminés sera révélée par la neurophysiologie, la neurochimie

et la neurophysique. » (FQ, p. 130)

7. Ce qui constitue un système de fonctionnalités ne se prête pourtant pas

nécessairement d’emblée à une analyse physiologique, physique ou chimique. Le

mental et le psychique étant conçus comme centre de contrôle et centre

médiateur, les auteurs reconnaissent, par exemple, que l’analyse fonctionnaliste

s’accommode bien de la thèse de la réalisation multiple. « Étant donné », nous

est-il expliqué, « que l’essence de nos états psychiques repose dans l’ensemble

des relations causales qui les lient les uns aux autres, etc., [...] cette organisation

fonctionnelle abstraite peut être réalisée dans une variété de substrats

nomologiquement [nomically] hétérogènes » (FQ, p. 143). C’est pourquoi, comme le

reconnaissent aussi les auteurs, il n’y aurait rien de surprenant à ce que

l’analyse fonctionnaliste « soit plus intéressée par cette organisation abstraite que

par la machinerie qui en assure la concrétisation. » (idem) Mais, si l’analyse

physiologique a encore son sens, suivant C. & S., c’est parce que nous

demeurons « profondément ignorants de notre organisation fonctionnelle » (idem).

L’analyse du système physique qui « exécute » cette organisation fonctionnelle,

laquelle serait comparable à un logiciel, se présenterait alors, toujours suivant

les auteurs, comme une façon évidente de pénétrer les secrets de ce domaine qui

autrement reste pour nous obscur (idem).

8. Examinons donc trois de ces objections habituellement dirigées contre le

fonctionnalisme, en considérant les répliques de C. & S. Ces objections

concernent trois problèmes : celui des qualités inversées, celui d’une pensée sans

qualités et celui des corps sans âme. Les répliques des auteurs s’inspireront

toutes d’un point de vue qui sera physicaliste, bien avant d’être fonctionnaliste,

ce qui ne deviendra évident que dans la réplique à la troisième objection retenue.

Nous chercherons ensuite à comprendre le sens d’une distinction qu’introduisent

les auteurs entre la ‘calibration’ et la ‘traduction’.

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1. Première objection : les qualités inversées

9. Le problème des qualités inversées découle du fait qu’une description

purement fonctionnelle d’un état mental semble laisser pour compte les qualia.

Rien ne me dit que, lorsque je vois du bleu, mon prochain ne voit pas ce qui

m’apparaît comme vert, et qu’il ne se trouve donc pas chez lui une inversion des

couleurs perçues et, par conséquent, des rôles — ou des fonctions — que ces

couleurs jouent dans sa propre organisation interne (FQ, p. 122). Cet exercice de

pensée démontrerait donc que l’analyse fonctionnelle ne rend pas compte de la

dimension sensible de l’expérience. Nulle description fonctionnelle d’un

organisme qui réagit à des différences chromatiques ne pourrait nous permettre

de déterminer si cet organisme connaît le même effet subjectif, ou aurait la même

expérience chromatique, que nous pouvons éprouver nous-même en voyant telle

ou telle couleur. La science laisserait échapper ce vécu.

10. Or, à ce problème, C. & S. opposent une analyse dont le but serait de

montrer que la qualité n’est pas essentielle « à l’identité-type d’états mentaux »

particuliers (FQ, p. 122). Il s’agit pour eux d’établir empiriquement les

déterminants d’une « classe naturelle », d’un ensemble présent dans la nature.

Comment procèdent-ils pour arriver à cette fin ? Se fiant à l’idée que la douleur

— et non plus donc la couleur — ne correspondrait pas à une expérience

semblable d’une espèce animale à une autre, ils concluent que ce ne serait pas

« l’effet que cela fait » qui caractériserait l’état mental constitutif de la douleur ;

cet « effet » ne serait donc pas essentiel à cet état et ne permettrait pas de le

définir (FQ, p. 124). La nature sensible de la douleur varie même en nous,

ajoutent-ils, lorsqu’on compare par exemple la sensation d’un doigt brûlé à celle

d’un doigt écrasé. Ce serait donc la fonction d’une douleur, et non sa qualité, sa

nature particulière, qui permettrait de la décrire adéquatement.

11. En bref, pour ces auteurs, ce qui définit un état mental est ce qui nous

permet de le distinguer objectivement des autres états mentaux, et ce qui

permettrait de distinguer les états mentaux les uns des autres serait leur rôle

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fonctionnel, et non leur nature qualitative et donc phénoménale. Cette nature se

trouve alors reléguée — le contresens est frappant — à l’épiphénoménal.

12. Par cette réponse, les auteurs ne suppléent donc pas aux insuffisances du

fonctionnalisme que vise l’objection. Ils n’expliquent pas non plus la nature

sensible des qualia ; ils réduisent au contraire arbitrairement les qualia à ce qui

semble être leur rôle fonctionnel. Or, cette objection ne consiste pas à nier que

les qualia puissent avoir un rôle fonctionnel. Cette objection consiste plutôt à

dire que la description fonctionnelle des qualia ne révèle rien de leur nature

sensible, ce que la réplique des Churchland à la fin ne fait que mettre plus en

évidence.

2. Deuxième objection : les états mentaux sans qualités

13. La réponse que suscite de la part de C. & S. une deuxième difficulté

signalée n’est pas moins surprenante. Il s’agit de savoir si le fonctionnalisme

pourrait expliquer pourquoi les sensations auraient une dimension qualitative,

tandis que les croyances n’en auraient point (FQ, p. 130), ce qui revient à se

demander : « Comment se fait-il que je ne sente rien quand je pense ? ».

14. La raison de cette divergence de conditions reposerait, selon nos auteurs,

sur l’utilité et la possibilité. Le nombre de sensations imaginables serait grand,

mais leurs genres seraient réductibles à un plus petit nombre (FQ, p. 130).

Regrouper ces divers états, qui peuvent tous avoir le même sens (maintes

sensations pourront toutes signifier : « Il fait chaud dans cette pièce. »), selon leur

nature qualitative peut s’avérer économique. Mais, comme il peut y avoir « 1025 »

croyances possibles (FQ, p. 131), cette multiplicité ne pourrait être gérée en

effectuant un classement basé sur l’aspect qualitatif de chacune d’elles, et alors

le « cerveau » ne porterait pas attention aux qualités sensibles que chacune de ces

croyances comporterait néanmoins :

La raison [pour laquelle les croyances sont des états mentaux

(apparemment) sans qualia] n’est pas que les propriétés intrinsèques

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qui caractériseraient en propre l’état du cerveau qui réalise une certaine croyance lui font défaut. Au contraire, la raison en est qu’il y

a beaucoup trop de croyances effectives ou potentielles pour qu’il nous soit possible d’espérer pouvoir discriminer entre elles et pouvoir les

reconnaître toutes sur une telle base, une à une (FQ, p. 130-131).

C’est ainsi qu’on explique que les sensations et les croyances

doivent être distinguées introspectivement par des mécanismes

cognitifs entièrement distincts. [...] Les sensations sont reconnues sur la base de leurs propriétés intrinsèques ; les croyances, sur celle

de leurs aspects structuraux hautement abstraits (FQ, p. 131).

15. Bref, il peut paraître curieux que certaines expériences aient un aspect

sensible, et d’autres pas. Mais tout s’explique, une fois que nous tenons compte

des exigences fonctionnelles propres aux circonstances en cause. Comme il y a

moins de sensations, et plus de croyances, il a été possible à la nature de nous

habituer à distinguer les sensations en se fiant à leurs aspects qualitatifs, leurs

« propriétés intrinsèques », alors qu’elle ne pouvait espérer tirer avantage d’une

pratique semblable à l’égard des croyances.

16. Aussi originale que puisse paraître cette hypothèse proposée par C. & S.,

la différence entre une sensation et une croyance reste inexpliquée. En outre,

qu’adviendrait-il si, au lieu de nous interroger sur les qualités des sensations,

nous prétendions que les qualités sont des sensations ? Alors, la question

devient : « Comment les qualités peuvent-elles avoir une qualité alors que nos

pensées n’en ont point ? ». On se rendrait compte peut-être par là que notre

interrogation porte plus spécifiquement sur la nature de la sensation. Tant et si

bien qu’il peut sembler que la raison offerte serve plus à dissimuler qu’à porter

au jour le fait litigieux, tout en le laissant en pleine vue. Ainsi, on « explique » les

qualia — décrits ici comme n’étant rien de moins que des « propriétés

intrinsèques » de sensations —, sans s’interroger un seul instant sur ce qu’il peut

y avoir de particulier à leur égard. Cacher, tout en posant en pleine vue, c’est là,

comme nous pourrons le constater, une stratégie qui semble caractéristique de la

rhétorique des Churchland.

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17. Pour démontrer la vanité de cet argument des Churchland, il suffit

d’admettre la validité de cette explication de l’absence apparente de qualités

attribuables à la pensée. Car, même en admettant la validité de cette explication,

l’objection à laquelle les auteurs répondent initialement ne s’en trouve pas le

moindrement ébranlée, puisque le discours fonctionnaliste exclut toujours toute

référence à des propriétés sensibles, en dehors des rôles fonctionnels qu’il semble

qu’on puisse leur attribuer. Seulement, en caractérisant la pensée et la

sensation comme ils le font, les auteurs préparent le terrain de manière à ce

qu’ils puissent ensuite interpréter la dualité épistémique comme opposant une

connaissance rudimentaire à une connaissance de faits « structuraux hautement

abstraits ». On sent donc que c’est cette finalité rhétorique qui commande la

réplique, bien plus que le sens de l’objection à laquelle on prétend répondre.

3. Troisième objection : les corps sans âme

18. Une troisième difficulté que présenterait le fonctionnalisme, le problème

des corps sans âme, suscite de la part des auteurs une réponse qui, dans un

premier temps seulement, semble comparable à celle qu’ils proposent au

problème des qualités inversées (supra, p. 143) ; leur réponse se révèle cependant

comme étant d’un tout autre ordre.

19. Si, suivant en cela le programme fonctionnaliste, nous réduisons

« l’essence de nos états psychiques » aux « rôles causaux abstraits qu’ils jouent

dans une économie complexe d’états internes médiateurs entre des intrants

environnementaux et des extrants comportementaux » (FQ, p. 121), rien

n’empêcherait ces rapports d’être des rapports essentiellement inconscients. Du

point de vue des contestataires, le problème sera donc que l’analyse

fonctionnaliste laisse entendre que sont concevables des êtres identiques à nous,

fonctionnant comme nous, mais en lesquels néanmoins il ne se trouverait pas la

moindre trace de conscience phénoménale, des êtres qui seraient des morts-

vivants accomplis, des corps sans âme (FQ, p. 127). L’explication fonctionnelle

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n’expliquerait alors rien de ce qu’elle serait censée expliquer, soit le fait mental.

20. C. & S. répondent cette fois que les sensations ont un rôle, qu’une

perspective scientifique peut donc leur aménager une place, mais que la nature

particulière de la sensation, ses propriétés intrinsèques, n’importe pas (FQ, p. 128).

Cette réponse semble donc nous ramener à la première tactique signalée, où l’on

cherche à définir l’état mental d’une manière telle que l’expérientiel s’en trouve

être une composante inessentielle. Mais il faut voir cependant ce que les auteurs

entendent par « propriété intrinsèque ».

21. Dans le cas des qualités inversées, il était question, non pas de propriétés

intrinsèques, ou plutôt de ce que les auteurs entendent par propriétés

intrinsèques, mais d’une simple qualité sensible, laquelle pouvait varier d’un

sujet à l’autre, tout en jouant le même rôle causal. Maintenant, pour écarter

l’objection selon laquelle un être fonctionnel sans âme, sans sensations, serait

concevable, on commence par répondre effectivement que « le fonctionnaliste doit

être le premier à admettre que nos diverses sensations sont discernées

introspectivement par nous sur la base de leur caractère qualitatif. » (FQ, p. 127-

128) Cependant, C. & S. cherchent ici à établir une distinction entre des

propriétés intrinsèques et « réelles » d’une sensation et une sensation vécue,

connue psychologiquement, laquelle serait pour sa part, faudrait-il comprendre,

illusoire. Cette distinction permettrait apparemment de poser cette question :

comment rendre compte du fait que nos sensations puissent être discernées sur

la base de leur caractère qualitatif (et donc apparent) ?

22. À cette question, laquelle semble être censée dans l’esprit des auteurs, on

nous propose cette réponse : pour pouvoir discerner nos sensations sur la base

de leur caractère qualitatif, il faut que

tout état fonctionnellement équivalent, par exemple, à une sensation de chaleur, ait une propriété intrinsèque quelconque détectable par (=

est causalement suffisante pour affecter) nos mécanismes de discernement introspectifs d’une manière telle qu’il cause, dans des

créatures conceptuellement compétentes, des états-croyance telle la croyance que ‘j’éprouve une sensation-de-chaleur’ (FQ, p. 128).

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En décortiquant ce passage, on peut déceler à peu près cet énoncé : quand un

état (physique) a une « présence détectable » — où « présence détectable » signifie

« avoir un effet réel sur nos mécanismes (physiques) de détection » —, cet état

ainsi détecté par nos mécanismes de détection doit aussi causer un état (mental)

de croyance « j’éprouve telle ou telle sensation ». C’est là une manière

alambiquée de dire : il y a du réel et des apparences et, pour chaque sensation, il

y a par suite une sensation réelle (physique) — et ce serait là ses propriétés

intrinsèques — et une sensation apparente (mentale). Le réel se constituerait

donc, de ce point de vue, de faits physiques sous-jacents et, bien sûr, pour

autant que nos sensations réelles auront un effet réel, elles pourront causer

aussi une sensation de chaleur ou, en tout cas, « la croyance que j’ai une

sensation-de-chaleur » (FQ, p. 128), autant dire une illusion. Notons que nous

retrouvons là une position diamétralement opposée à celle que propose de la

théorie du double aspect, où la sensation est conçue comme une réalité et la

présence physique comme une apparence.

23. En somme, la réponse des Churchland à l’objection des corps sans âme

consiste à dire qu’un corps sans âme — donc sans sensation — est effectivement

impensable, mais en définissant la sensation d’une manière telle qu’elle soit elle-

même comprise comme un mécanisme sans âme : un état fonctionnel équivalent

à une sensation de chaleur aura une propriété intrinsèque quelconque qui, elle,

aura été détectée par « nos mécanismes de discernement ». Ce seront eux qui,

corollairement, causeraient non plus la sensation, mais uniquement la croyance

que j’éprouve telle ou telle sensation.

24. Ce que peut-être le rôle fonctionnel d’une telle croyance ne nous est guère

expliqué, mais tout porte à croire que la croyance n’est ici qu’un épiphénomène

inessentiel, toute fonction réelle étant exercée par des « mécanismes » autant de

détection que d’effectuation. Il faut préciser que cette réplique de C. & S.

constitue en réalité un double saut, nous faisant passer de la sensation à sa

fonction, puis de cette fonction à des faits physiologiques, tels « la fréquence d’un

signal sur une voie neuronale » ou « le voltage à travers une membrane

polarisée » (FQ, p. 128). C. & S. sont parfaitement conscients de la réponse qu’on

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voudra alors leur faire : « ‘Mais ce ne sont pas là des qualia !’ » (FQ, p. 128).

Comment donc les auteurs peuvent-ils s’autoriser un tel saut, tout en croyant

parer à cette objection ? En répondant que « [d]e toute façon, nos sensations

sont identiques [token-identical] avec les états physiques qui les réalisent » (FQ,

p. 128). C’est donc la thèse de l’identité qui, croient-ils, autorise un tel passage.

Nos sensations sont identiques à des états physiques (elles sont des états

physiques) ; donc, nous n’avons qu’à parler des états physiques, et non de ces

qualia, lesquels, pour leur part, ne correspondraient qu’à la perception obscure

de ces états physiques (FQ, p. 128-129).

25. Cette réplique de C. & S., laquelle nous incite à ne plus parler que de faits

physiologiques, ne peut donc guère servir à écarter l’objection des corps sans

âme, puisque, au contraire, elle nous dirige vers une conception qui exclut toute

référence aux sensations vécues, à « l’âme ».

26. C’est aussi comprendre bien mal la thèse de l’identité que de croire qu’elle

nous autorise à taire le discours sur les qualia et à ne plus parler que de faits

physiques. Rappelons à cet égard le « une théorie de l’identité, c’est une théorie

de l’identité » de Strawson213. Penser l’identité du mental et de l’expérientiel ne

nous autorise pas à évacuer le discours sur l’expérientiel pour lui substituer un

discours physicaliste ; cela nous contraint au contraire à penser la dualité, ce

que le parcours de Strawson nous a permis d’ailleurs d’accomplir.

27. Pour légitimer cette substitution du phénoménal par le physique, on

tentera de présenter le discours physicaliste comme étant celui d’une

connaissance plus évoluée. On dépeindra alors la sensation comme une

connaissance primitive concernant des faits sur lesquels la science détiendrait

une maîtrise de loin plus assurée. « Des créatures ayant une conception

primitive de soi telle celle que nous avons de nous-mêmes » ne sauraient

comprendre clairement que ce qu’ils perçoivent « obscurément [opaquely] »

comme une qualité brûlante serait en vérité « des pointes de fréquence de 60

Hz caractérisant les impulsions sur une certaine voie neuronale » (FQ, p. 128). La

213 PD, p. 267 ; supra, chap. 1, p. 93.

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sensation serait une vision obscure, là où la science aurait une vision claire à

nous offrir. À noter que l’objet obscurément perçu par les pauvres êtres que

nous sommes n’est rien de moins que « des impulsions sur une certaine voie

neuronale », donc, nous-mêmes, et non une réalité extérieure. Ce ne sera pas

toujours le cas.

28. En effet, le goût de la limonade, par exemple, est maintenant connu

comme étant « sa concentration élevée d’ions H+ », et la rougeur d’un objet

comme étant « un triplet de réflectance précis de trois longueurs d’onde

déterminantes du spectre ÉM. » (FQ, p. 129) Dans les faits,

[c]es propriétés chimiques, électromagnétiques et micromécaniques

ont toutes été vivement discernées par nous depuis des millénaires, mais seulement obscurément. La raison en est que nous ne

possédions pas les concepts nécessaires pouvant permettre d’effectuer des jugements plus pénétrants. La résolution de nos mécanismes de

discernement sensoriels est insuffisante et ceux-ci ne peuvent révéler d’eux-mêmes les subtilités [intricacies] dévoilées par d’autres moyens

(FQ, p. 129).

C’est allégrement qu’on effectuera ensuite le passage de l’identification d’une

qualité caractérisée comme connaissance obscure d’une réalité extérieure à une

même qualité caractérisée comme connaissance obscure d’une réalité intérieure :

« Il n’y a pas de raison pour laquelle le récit épistémologique de la faculté du sens

interne devrait être significativement différent du récit concernant le sens

externe. » (FQ, p. 129) Sur quoi on peut conclure que « les qualia ne sont pas un

mystère ineffable » (idem). Les qualia, en fin de compte, ne seraient que « les

caractéristiques physiques de nos états psychologiques » (idem). Curieux

revirement, puisque le mot ‘quale’ n’est qu’une expression technique désignant

précisément le vécu intérieur, soit le volet « psychique » de la dualité

psychophysique. Il n’y a donc rien de plus mystifiant que de dire que les qualia

sont les caractéristiques physiques de nos états psychologiques.

29. Nous avons donc un argument qui, dans un premier temps et dans le but

d’écarter une objection contre le fonctionnalisme, redéfinit le concept de fait

mental de sorte que ce concept ne fasse point référence à rien qui soit

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phénoménal. L’argument fait ensuite demi-tour, revenant aux qualia, donc au

vécu phénoménal et aux faits mentaux qui sont réellement concernés, pour

caractériser ces faits comme forme primitive de connaissance. C’est là la

manière des Churchland de caractériser, par le fait même, la dualité

épistémique : il y a bien deux manières de connaître, mais l’une serait primitive,

« préscientifique », alors que l’autre serait « hautement abstraite » (FQ, p. 131). Ce

sont là les prémices de l’argument qui sera élaboré plus longuement dans le

prochain article à l’étude : le sensible serait une théorie primitive à propos du

réel, théorie qu’une science plus fine serait appelée à remplacer.

30. Toutefois, même en admettant cette idée burlesque selon laquelle le

sensible serait appelé à disparaître, on ne répond toujours pas, avec cette

hypothèse, à l’objection contre le fonctionnalisme. Celle-ci, du reste, paraît

décisive : le fonctionnalisme ne rend pas compte du volet sensible de

l’expérience.

4. Traduction et calibration

31. L’argument associant le volet subjectif de l’expérience à une théorie

primitive est déjà mis en avant quand C. & S. introduisent une distinction entre

ce qu’ils appellent « traduction » et « calibration ». Les auteurs répondent ici à

John Searle, lequel, pour sa part, a défendu l’idée qu’une description strictement

fonctionnelle de l’activité mentale exclut toute référence à ce qu’il nommait alors

« l’intentionnalité intrinsèque »214.

32. Dans leur réplique à cette objection contre le fonctionnalisme, les auteurs

suggèrent d’abord « que nos propres états mentaux sont aussi dépourvus

[innocent of] “d’intentionnalité intrinsèque” que ne peuvent l’être les états de

simulations mécaniques [machine simulation] », la notion d’intentionnalité

intrinsèque n’ayant, selon eux, aucun sens empirique (FQ, p. 140). Nier ainsi

214 John R. Searle, « Minds, Brains and Programs », The Behavioral and Brain Sciences,

vol. 3 (1980), p. 451. Cité par C. & S., FQ, p. 141-142.

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arbitrairement l’existence même d’états mentaux intrinsèquement intentionnels,

ce ne serait pas, selon nos auteurs, admettre que leur conception du

fonctionnalisme exclut effectivement toute référence à de tels états intentionnels.

Pour C. & S., la question serait plutôt de savoir comment nous pourrions

« assigner un contenu propositionnel aux états représentationnels d’un autre

organisme. » (FQ, p. 140) Montrer qu’on pourrait « assigner un contenu

propositionnel à des états représentationnels » suffirait donc, à leurs yeux, pour

écarter l’objection de Searle selon laquelle une description fonctionnelle ne

pourrait aucunement faire référence à des faits intentionnels qui pourraient être

présents dans un « organisme étranger » (FQ, p. 140).

33. La question se pose alors de savoir comment nous pourrions confirmer la

présence d’un tel contenu propositionnel dans l’esprit d’autrui, ce qui revient

vraiment à se demander comment nous pouvons être certains qu’il y a

effectivement des pensées dans son cerveau. Or, C. & S. répondent en disant

que, pour reconnaître la présence d’un contenu propositionnel chez autrui, on

peut soit traduire, soit « calibrer ». Notons-le tout de suite, on introduit par là

deux manières de connaître : traduire et calibrer. Qu’est-ce donc tout d’abord

que traduire ?

Dans le cas de la traduction, nous assignons un contenu

propositionnel spécifique aux représentations étrangères parce que nous trouvons que se tracent entre elles et les nôtres des schémas

semblables, de sorte que le réseau d’inférences formelles et matérielles qui tient au sein des représentations étrangères reflète d’assez près un

réseau semblable prévalant dans nos propres représentations. En bref, leurs représentations dans leur ensemble démontrent une

structure intensionnelle qui fait écho à nos propres représentations dans leur ensemble (FQ, p. 140).

34. C. & S. auraient intérêt à nous expliquer comment nous pourrions avoir

accès à ces « représentations étrangères », pour ensuite seulement être en

mesure de reconnaître que « se tracent entre elles et les nôtres des schémas

semblables », alors que la question initiale semble être de savoir comment une

approche fonctionnaliste peut même reconnaître la présence d’un fait de

conscience en autrui. Cela dit, à moins d’erreur, on semble nous dire ici que,

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lorsque nous « traduisons », nous comprenons autrui parce que nous

reconnaissons dans ses « représentations », un sens pour nous, un sens que

nous pouvons projeter en lui, étant données les circonstances que nous

connaissons de sa propre vie et de l’existence en général. Après avoir nié

l’existence de l’intentionnalité intrinsèque, les auteurs semblent nous concéder

ici l’univers du sens. C. & S. ajoutent :

Nous assignons un contenu spécifique P aux représentations d’un

étranger sur la foi des assurances que nous pouvons avoir que sa représentation joue le même rôle inférentiel abstrait dans son

économie intellectuelle (computationnelle) que la croyance-que-P joue dans la nôtre. Et ce qui prévaut pour les étrangers prévaut aussi pour

nos frères et sœurs (FQ, p. 140).

Ce qui est intéressant dans ces deux passages est le beau rôle qu’on y réserve à

la connaissance interne ou subjective en nous disant que notre compréhension

d’autrui repose principalement sur notre propre expérience vécue.

35. Passons toutefois à la calibration. Qu’est-ce que calibrer ? Calibrer, cela

veut bien dire « mesurer ». De quelle sorte de mesure s’agit-il ? Il s’agit tout

simplement d’une description de l’état physique d’un sujet. Lorsque nous

« calibrons », nous nous basons « plus ou moins » sur les états récurrents dans

un système physique pour lui attribuer un « contenu calibrationnel » (FQ, p. 141).

Il en va de même pour le « système humain » (idem). Les états récurrents des

systèmes physiques

sont des indicateurs à peu près fiables de certaines propriétés de leur environnement, et nous pouvons assigner un contenu (par exemple,

« Il fait 0 °C ») à ces états [...]. Nous pouvons assigner de cette façon un contenu à divers états que nous nommons « croyances

perceptuelles » en fonction du type de circonstances environnementales qui provoquent habituellement leur occurrence (FQ,

p. 141).

36. Dans ce passage, on semble nous dire que, à regarder l’état physique du

cerveau, nous devrions être en mesure — au moins en principe — de savoir ce

qu’un sujet perçoit, en assignant un contenu à des « états que nous nommons,

nous dit-on, ‘croyances perceptuelles’ » (idem). Donc, si on nous disait au départ

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qu’il existe deux manières « d’assigner un contenu propositionnel à des états

représentationnels d’un autre organisme », le processus calibrationnel ne promet

ici d’assigner un contenu qu’à des « ‘croyances perceptuelles’ ». Ce glissement de

la pensée à la perception peut sembler facilité par le fait qu’on parle maintenant

de « croyances » perceptuelles. Un tel glissement, allant d’un contenu

propositionnel à des croyances perceptuelles, aurait néanmoins encore à être

expliqué et justifié.

37. Certes, nous pouvons comprendre qu’un thermomètre dont le mercure

indique 0 °C soit dans un état habituellement « provoqué » par le « type de

circonstances environnementales » où l’eau gèle. Mais en quel sens assignons-

nous à cet état le « contenu » « zéro » ? Certainement pas dans le même sens que,

chaque fois que je déposerai mon parapluie, on pourra m’assigner le contenu

« croyance qu’il fait beau ». Que l’usage du concept de « contenu » dans le cas du

thermomètre ne puisse être que métaphorique ne semble pourtant pas

incommoder les auteurs.

38. Par ailleurs, il faudrait préciser de quels états physiques et de quelles

circonstances environnementales il s’agit quand on projette d’assigner un

contenu — propositionnel faut-il comprendre — « à divers états » nommés

‘croyances’ en fonction des « circonstances environnementales » qui les

provoquent. D’abord, qu’est-ce qu’un état physique que nous nommons

croyances ? Il ne peut s’agir que d’un état du cerveau, dans l’optique des

Churchland. Assignera-t-on alors un contenu propositionnel au cerveau en

fonction des dispositions corporelles d’un individu (il dépose un parapluie = il

croit qu’il fait beau). Ou sera-ce en vertu d’un certain état du cerveau qu’on

assignera au cerveau un contenu propositionnel ? Peu importe, en réalité,

puisque dans un cas comme dans l’autre, comme nous plaquons sur le

thermomètre des graduations, nous plaquerons sur le cerveau des « contenus »,

un système indiciel que nous nommerons « croyances », qui en vérité viendra de

nous et nullement de la masse grise observée, même avec une fine analyse

neurobiologique à l’appui.

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39. Enfin, ce serait là un exercice qui pourrait être pratiqué autant sur un

thermomètre que sur des morts-vivants, de sorte que cette réponse des

Churchland ne permet donc pas d’écarter l’objection de Searle suivant laquelle le

fonctionnalisme ne tient point compte d’une intentionnalité intrinsèque. Pour

être juste, il faut dire que C. & S. ne cherchent pas à réfuter Searle. Au

contraire, ils abondent dans son sens, et lui concède donc l’objection, puisqu’ils

répètent en conclusion « qu’il n’existe tout simplement rien qui corresponde à

une intentionnalité intrinsèque, du moins dans le sens où Searle l’entend », en

précisant que « [l]es fonctionnalistes n’ont donc pas à s’inquiéter si les

simulations du fait mental humain n’arrivent point à l’exposer [fail to display it]. »

(FQ, p. 141) Voyons cependant ce que nous pourrions véritablement attendre de la

calibration comme technique permettant d’attribuer un contenu propositionnel à

des états physiques.

5. Avantages de la calibration

40. Admettons donc que cette méthode dite « calibrationnelle » puisse réussir.

Présenterait-elle des avantages par rapport à la première, soit celle de la

traduction ? Il faudrait à tout le moins, nous dit-on, lui attribuer un avantage en

particulier. En effet, il se pourrait, semble-t-il, qu’il y ait des cas où un contenu

pourrait être calibré sans qu’il puisse être traduit, en raison d’une défaillance

quelconque (FQ, p. 141). Il est assez difficile de concevoir ce que C. & S. peuvent

entendre par « défaillance », mais ils évoquent trois cas possibles où la traduction

pourrait être défectueuse, là où la calibration ne le serait pas. La calibration —

savoir nouveau — serait possible (« can take place »), nous explique-t-on d’abord,

quand bien même la traduction ne le serait pas, « pour autant qu’un système ait

une quelconque réponse systémique à son environnement » (FQ, p. 141). La

traduction, pour sa part pourrait ne pas se produire :

soit simplement parce que l’économie nécessaire au contenu

traductionnel215 fait défaut au système ; ou parce que la structure

215 En effet, comment traduire « translational » ? Car les auteurs ne disent pas

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intensionnelle de cette économie est incommensurable par rapport à la nôtre (FQ, p. 141).

Si on comprend bien, le premier cas pourrait vraisemblablement être celui d’une

personne qui ne comprend pas ce qui lui arrive (elle serait incapable de traduire

son expérience et de lui donner par là une forme propositionnelle). Le second cas

pourrait être celui d’une personne qui serait incapable d’en comprendre une

autre : le sens qu’un particulier donne à son existence — la « structure

intensionnelle [avec un ‘s’] » de son « économie » « systémique », serait

incompréhensible pour tel ou tel autre individu. Dans de tels cas, pourra-t-on

parer à ce défaut de compréhension en faisant appel à la calibration ?

41. Pour répondre à cette question, penchons-nous sur un troisième cas relevé

par C. & S. Dans ce dernier cas, il pourrait y avoir divergence entre un contenu

traduit et un contenu calibré. Alors, la calibration, au lieu de pallier la

traduction, la corrigerait. Ce cas nous est donc présenté comme en étant un où

la calibration pourrait nous préserver de l’erreur, là où la traduction nous y

entraînerait. Un son, par exemple, pourrait être bien perçu, mais mal interprété.

Il faut lire textuellement le propos :

Plus encore, le contenu calibrationnel peut fréquemment diverger par

rapport au contenu traductionnel. Considérez un énoncé qui se calibre comme « Il y a du tonnerre », mais qui se traduit par « Dieu

gronde » ; ou un énoncé qui se calibre comme « Cet homme a une infection bactérienne », et qui se traduit par « Cet homme est possédé

par un démon rose » (FQ, p. 141).

Souvenons-nous qu’on cherche ici à comparer deux manières « d’assigner un

contenu propositionnel à des états représentationnels d’un autre organisme », et

qu’on nous offre ici des exemples de cas où il se trouverait à y avoir divergence

entre le résultat qu’atteindrait chacune de ces deux manières d’assigner un tel

contenu. Or, que nous puissions nous tromper en cherchant à traduire, c’est-à-

dire simplement à comprendre ce qu’autrui se représente, cela ne pose point de

difficulté ; et le but apparent de C. & S. semble bien être de soutenir qu’il est

possible de découvrir ce qu’une personne pense en passant par la « calibration »,

« translatable », mais bien « call it the translational content » (FQ, p. 140).

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là où l’interprétation — entendons, la traduction — pourrait rester dans l’erreur.

Pourtant, ce n’est plus de cas semblables qu’il s’agit maintenant.

42. Car, ce que l’exemple illustre est comment la « calibration » d’un fait

objectif peut être juste, là où son interprétation peut être erronée. Pour vous, le

tonnerre (fait objectif), c’est Dieu qui gronde (interprétation subjective). Pour un

autre, une maladie bactérienne (fait objectif) sera une possession démoniaque

(interprétation subjective). Mais, dans ces exemples, les dés semblent pipés.

Car, à n’en pas douter, la méthode objective sera supérieure quand viendra le

temps d’établir un fait objectif. Elle ne peut jamais être dans l’erreur, d’ailleurs,

contre l’interprétation, puisque c’est elle qui fournit l’étalon de mesure, le but

étant d’établir une vérité objective. Mais quand il s’agit de déterminer le

« contenu propositionnel » assignable à un organisme, cet ordre n’est-il pas à

inverser ?

43. En effet, quand il s’agit d’attribuer un contenu propositionnel à un

individu, comment l’erreur ou la divergence — le cas échéant —, ne se situerait-

elle pas du côté de l’alchimie présumée du « synaptologue » ? La mission des

neurosciences de C. & S. ne serait-elle pas de découvrir — sans le lui

demander — ce que l’individu pense, et non pas de prouver qu’il se trompe ?

Car, que l’individu se trompe ou non en pensant « Dieu gronde », ce qu’il pense

doit néanmoins correspondre exactement à un état de son cerveau. Ne serait-ce

donc pas un énoncé identique à « Dieu gronde » que la « calibration » devrait être

en mesure de discerner ? Et si les neurosciences ne peuvent découvrir nos

pensées conscientes, erronées ou pas, comment découvriront-elles nos pensées

secrètes ? Les premières ne devraient-elles pas être au moins aussi faciles à

atteindre que les secondes ?

44. À vrai dire, si ce sont nos pensées cachées qu’on croit pouvoir nous

révéler, la psychanalyse semble nettement promettre de meilleurs résultats. Un

polygraphe peut indiquer un niveau de nervosité typique à associer au

mensonge. Une drogue peut nous délier la langue. Mais, si le sujet ne parle

point, comment le fond de son cœur ne resterait-il pas opaque pour celui qui ne

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l’approche qu’avec l’instrumentation du laboratoire, aussi naturel et matériel que

ce sujet puisse être, et aussi raffiné que puisse être l’instrument ? Et s’il parle,

ce sera alors des paroles ou des gestes signifiants qu’il y aura à comprendre, des

messages, et ce sera alors à l’interprète, et non aux neurosciences, de chercher à

y comprendre quelque chose.

45. Enfin, demandons-nous si un médecin qui, en utilisant ses instruments,

donc en « calibrant », arrive à déterminer qu’une personne a une infection

bactérienne — pour prendre maintenant le deuxième exemple proposé par les

auteurs — assigne par là un contenu propositionnel à un état représentationnel

de cette personne ? Assurément non, puisque c’est un état physique et non

psychique qu’il décrit. Et qu’en est-il de l’interprétation des faits qui conduit une

personne à énoncer que « Cette personne est possédée d’un démon rose » ? De

toute évidence, cette personne est un tiers, le fou du village sans doute, et non

plus le malade. Ainsi, compare-t-on ce qu’un médecin peut savoir à ce qu’un fou

peut penser et, d’ailleurs, ce qu’un médecin et un fou peuvent dire d’un corps, et

dans aucun cas ce que l’un et l’autre peuvent dire concernant le contenu

propositionnel d’un sujet, l’un en exemplifiant la calibration, l’autre

l’interprétation.

6. Croyances infirmées ?

46. Les exemples de C. & S. ne paraîtront peut-être pas si biscornus si nous

essayons de comprendre autrement ce que ces auteurs ont pour ambition de

démontrer. Considérons maintenant que « des états mentaux authentiques ont

effectivement un contenu intentionnel qui est indépendant — et peut-être très

différent — de leur contenu calibrationnel » (FQ, p. 141). Qu’est-ce à dire, au

juste ? Si le contenu « calibrationnel » peut différer de celui des états mentaux

« authentiques », donc des états mentaux qui, pouvons-nous présumer,

constituent censément l’objet des « sciences de l’esprit », c’est à se demander à

quoi pourrait servir cette quête d’un contenu « calibré ».

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47. Cette précision supplémentaire, offerte entre parenthèses, nous permettra

de saisir le sens de cette assertion énigmatique :

([l]e lecteur notera que ceci implique qu’il est possible que toutes ou

presque toutes nos croyances soient fausses — et que leur contenu traduit puisse être systématiquement en désaccord avec ce qui de fait

est leur contenu calibrationnel. [...]) (FQ, p. 141)

C’est donc que, par là, les auteurs veulent maintenant laisser entendre que les

« états mentaux authentiques », soit nos croyances, pourraient être

« systématiquement » dans l’erreur. Mais, si nous avons bien compris ce que ces

futurs présidente et président de l’American Philosophical Association (Pacific

Division)216 nous disent, la manière de connaître des états mentaux par la

« calibration » nous permettrait « d’assigner un contenu propositionnel aux états

représentationnels » de quelqu’un, mais pas à ses croyances ? En d’autres mots,

le contenu propositionnel ainsi assigné différerait des « états mentaux

authentiques » des sujets observés ? Mais qu’est-ce qu’une croyance, dans ce

jargon technique, sinon le contenu propositionnel d’un état représentationnel ?

Notons l’incohérence apparente : comment nos croyances pourraient-elles être

« presque toutes » fausses en raison simplement du fait que leur « contenu

traduit » pourrait être « systématiquement en désaccord avec [...] leur contenu

calibrationnel » ? Ce que les auteurs veulent sans doute laisser entendre serait

plutôt que le « contenu traduit » de nos croyances, et non les croyances elles-

mêmes, pourrait être systématiquement faux. Celles-ci pourraient encore être

vraies ou fausses, peu importe, car l’idée serait que les calibreurs pourraient

mieux connaître nos croyances que nous le pourrions nous-mêmes. Et si cela

pouvait être sensé, ce qu’il faudrait donc entendre serait qu’il se peut que nous

nous trompions quant à ce que nous croyons croire, là où la méthode

calibrationnelle pourrait déterminer ce que nous pensons vraiment, mieux que

nous le pourrions nous-mêmes. Bref, de nouveau, on ferait miroiter la promesse

de découvrir des pensées secrètes, peut-être inavouées ou inavouables, même à

soi.

216 Patricia Smith Churchland, 1992-1993 ; Paul Churchland, 2001-2002.

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48. Serait-ce donc maintenant sur ce pressentiment selon lequel nous ne nous

avouons pas toujours la vérité que s’appuierait en partie l’intérêt que peuvent

susciter les recherches en neurosciences ? Est-ce que, non peut-être sans

ressentir une certaine angoisse, nous pressentirions que la science pourrait

bientôt être en mesure de porter au grand jour nos pensées et sentiments

refoulés ? Mais cette menace semble plus édentée qu’équipée. Car, les pensées

et les croyances conscientes, illusoires ou pas, ne sont toujours pas visibles sur

l’écran de la neuroscientifique, et il y a donc fort à parier que toute pensée

inconsciente qui pourrait y transparaître sera plus le reflet de celle qui regarde

cet écran qu’une propriété du cerveau observé, aussi longtemps que les

croyances conscientes du sujet observé, elles, ne peuvent en principe s’y

retrouver.

49. Pour répondre à la question posée précédemment — peut-on parer à un

défaut de compréhension en faisant appel à la calibration ? (supra, p. 156) —, tout

indique donc qu’aucune science ne pourrait parer à un tel défaut, quand il s’agit

d’ « assigner un contenu propositionnel aux états représentationnels d’un autre

organisme ». Et nous pouvons conclure, une fois de plus, que cette défense du

fonctionnalisme n’affaiblit en rien l’objection suivant laquelle l’analyse du mental

qu’il propose en délaisse entièrement un aspect essentiel ou, du moins, l’aspect

qui se trouve au cœur des difficultés, soit l’expérience consciente.

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PARTIE II

LE SAVOIR SUBJECTIF COMME « THÉORIE » DÉSUÈTE

50. Résumons ce qui précède. Quand nous interprétons, nous assignons des

sentiments et des pensées à autrui sur la foi de l’écho que ses gestes et paroles

évoquent en nous, en nous qui partageons avec lui l’expérience immédiate de la

vie. Lorsque nous calibrons, nous demandons plutôt aux sciences naturelles de

nous révéler le contenu de sa pensée. Les auteurs caractérisent la première

méthode comme baignant dans l’erreur, et la seconde comme promettant la

vérité. C’est cette même approche, dévalorisant l’expérience immédiate et

valorisant la connaissance objective, que nous retrouvons dans un article où

Paul Churchland passe maintenant à la défense, non plus du fonctionnalisme,

mais du réductionnisme217.

51. Dans cet article, Churchland a voulu s’en prendre à l’idée selon laquelle les

aspects phénoménaux de l’expérience — les qualia — représenteraient un

obstacle insurmontable aux aspirations réductionnistes de toute « neuroscience

matérialiste » (RQ, p. 8). Sa stratégie se résumera, en un mot, à reconnaître le fait

de la connaissance subjective, mais en la caractérisant de nouveau comme

n’étant qu’une forme de connaissance désuète, destinée à être remplacée par la

connaissance scientifique. Cette fois, pour arriver à cette même fin, l’auteur

caractérise la connaissance subjective comme étant non seulement une autre

manière, moins efficace, de connaître, mais comme étant une vieille théorie,

comme étant donc une vieille manière de conceptualiser le réel. Cette tactique

217 « Reduction, Qualia and the Direct Introspection of Brain States », The Journal of

Philosophy, vol. 82 (1985), p. 8-28. Repris dans Materialism and the Mind-Body Problem, D.M. Rosenthal (dir.), Indianapolis IN, Hackett, 2000 (2e éd.), p. 260-278. Dorénavant : RQ.

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particulière consiste donc à assimiler le volet sensible de l’expérience subjective à

une théorie conceptuelle primitive, à « un médium prélinguistique » (RQ, p. 24) que

nous aurions intérêt à délaisser. En outre, les deux manières de connaître étant

placées de la sorte sur un pied d’égalité, en les comparant à deux langages, il

deviendra aisé pour l’auteur d’expliquer qu’il est normal qu’on ne retrouve point

dans le second langage — plus évolué — les termes propres au premier.

52. L’auteur sait donc très bien, et il avoue en partant, que la description

scientifique ne peut saisir les faits propres à l’expérience subjective, et que, de la

mécanique du mouvement moléculaire, on ne saura jamais déduire la couleur.

De telles prémisses concernant l’irréductibilité seraient, selon lui, « entièrement

vraies » (RQ, p. 12). Comment donc concilier un tel aveu avec l’idée que

l’expérience phénoménale ne présente pas un obstacle insurmontable à la

réduction ? C’est que réduire n’est pas déduire. Le lecteur devra alors affronter

tout un arsenal de tactiques, chacune visant un seul but : expliquer l’apparence

d’irréductibilité de l’esprit comme n’étant précisément qu’une apparence, mais

une apparence qui ne serait par ailleurs qu’une conséquence nécessaire et

normale d’à peu près toute « réduction interthéorique ».

1. La réduction « interthéorique »

53. Pour soutenir ses efforts, Churchland introduit tout un échafaudage

conceptuel concernant un ensemble de principes particuliers, un ensemble de

« lois-pont » qui permettraient d’établir un rapprochement entre les principes

propres à une nouvelle théorie et ceux liés à une théorie que celle-ci remplacerait

(RQ, p. 9-14). De telles règles permettraient de déduire — mais d’une manière

« analogue » seulement, et non directement — les principes de la théorie désuète,

à partir de la théorie nouvelle (RQ, p. 11 ; 13). Le résultat d’une telle « déduction »

serait un « croquis [image] grossièrement équipotent à la théorie désuète, mais un

croquis qui serait encore exprimé en des termes qui seraient ceux de la nouvelle

théorie. » (RQ, p. 10)

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54. Or, le point crucial pour Churchland serait que nous pourrions nous

attendre à ce que de telles règles existent seulement dans les cas où l’antique

théorie ne serait pas fausse (RQ, p. 9). Une nouvelle théorie peut-être simplement

plus exacte que celle qui la précède. En ce sens, elle ne contredirait pas et ne

renverserait pas l’ancienne. Le plus souvent, cependant, les théories désuètes se

révéleront inférieures, non seulement parce qu’elles sont incomplètes, mais aussi

parce qu’elles sont fausses. Il arrivera donc qu’une telle théorie pourra être

si radicalement fausse qu’une partie ou l’ensemble de son ontologie

devra être entièrement rejeté, et que les ‘règles de correspondance’ liant cette ontologie à la nouvelle ontologie seront marquées d’un statut

problématique (RQ, p. 9-10 ; je souligne).

55. On voit par là où l’auteur veut en venir. Churchland voudra nous dire : ne

vous attendez pas à retrouver une trace des qualia dans l’interprétation

neuronale des faits mentaux, ni non plus à pouvoir les déduire indirectement à

l’aide de règles de correspondance nous permettant de traduire les qualia dans

les termes que sont ceux de la physique (RQ, p. 12-13). Car les qualia seraient un

langage « préscientifique »218 non seulement rudimentaire, mais, si faux qu’on ne

pourrait s’attendre à ce qu’un rapprochement puisse être établi entre

l’interprétation scientifique du réel et celle que nous livrent de tels principes

théoriques préscientifiques. Ce ne serait pas là cependant, pour Churchland,

une preuve que l’expérience sensible ne serait pas réductible à une connaissance

physique ; au contraire, cela prouverait seulement que notre expérience sensible

ressemble si peu au réel, l’ontologie qu’elle postule serait si primitive, que celle-ci

serait tout simplement fausse.

56. Examinons cependant cet usage du concept d’ontologie. Que faut-il

entendre par ‘ontologies’, lorsque Churchland invoque des « règles de

correspondance » liant entre elles deux ontologies ? Le passage de l’ontologie

218 Churchland n’emploie pas cette expression dans le présent texte, mais elle passera

sous sa plume à d’autres reprises : « Folk Psychology and Eliminative Materialism », in On the Contrary. Critical Essays, 1987-1997, Cambridge Mass., MIT, 1998, p. 3 ; « Betty Crocker’s Theory of Consciousness », ibid., p. 122 ; 129 ; 130 ; « The Rediscovery of Light », art. cité (infra, n. 233, p. 185), p. 217-218, « Knowing Qualia: A Reply to Jackson », art. cité (infra, n. 224, p. 174), p. 165.

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désuète à une ontologie nouvelle représente-t-il un passage d’une sorte d’être à

une autre ou d’une logique de l’être à une autre ? Il s’agit clairement d’une

logique de l’être quand on associe le concept d’ontologie à celui de « cadre

conceptuel » (RQ, p. 14). On peut alors effectivement prétendre, à bon droit, que

pour « expliquer » le réel, telle ou telle ontologie est insatisfaisante. On dit

seulement alors que, dans un certain contexte — en l’occurrence, dans un

contexte scientifique où ce qui est visé est une connaissance de l’objet —, un

discours phénoménologique ne trouve plus sa place. Et à cela, nous pourrions

n’avoir rien à opposer. Mais, une fois la proposition admise, sans dire

explicitement que le phénoménal n’existe pas, Churchland en conclut néanmoins

que nous pouvons nous attendre à ce que notre « ontologie mentaliste » doive

bientôt être éliminée (RQ, p. 17). Par voie d’allusion, on laisse alors entendre que

nous pourrions tirer une conclusion ontologique à partir d’une prémisse qui

n’était en réalité qu’épistémologique.

57. C’est ce que semble faire précisément Churchland lorsqu’il écrit que les

« nouvelles descriptions [conceived features] » que rendent possibles les nouvelles

théories « ne peuvent être identiques aux, ou même être nomologiquement

connectées [nomically connected] avec les anciennes descriptions, si les vieilles

descriptions sont illusoires, sans occurrences réelles [uninstantiated]. » (RQ, p. 10)

Que peut signifier ici l’idée d’être « non instanciées » (« uninstantiated »), sinon le

fait de ne correspondre à rien ?

58. Les thèses de Churchland reposent sur un quiproquo qu’il fait

constamment jouer et grâce auquel la portée objective de la représentation est

substituée à son volet subjectif, alors que c’est ce dernier que vise le litige. Cela

est évident quand il suggère qu’une propriété peut être « déplacée » par celle que

postule une nouvelle théorie (RQ, p. 10). Il suffit pourtant de distinguer entre des

propriétés postulées et des faits relevant de l’expérience effective pour montrer la

limite de cette proposition. C’est ce que fait Searle219. Que l’éther ou le

219 La redécouverte de l’esprit, op. cit. (infra, n. 278, p. 231), p. 76-79. Searle fait ici

référence à des propos que soutient Churchland dans « Eliminative Materialism and the Propositional Attitudes », The Journal of Philosophy, vol. 78 (1981), no 2, p. 67-

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« phlogistique » se révèlent être des matières illusoires, des entités théoriques

sans correspondants réels, nous pouvons aisément l’admettre. Mais la sensation

de rouge, pour sa part, ne cessera pas moins d’exister, en tant qu’événement en

nous, une fois qu’on aura redéfini son référent objectif comme étant une

longueur d’onde électromagnétique hors de nous. Churchland prétendra

pourtant que le rouge est une longueur d’onde hors de nous, insistant pour ne

reconnaître que la valeur objective de la représentation sensible et substituant

donc par là la fausse valeur objective du quale à sa valeur subjective véridique

(RQ, p. 18).

59. On retrouve le même quiproquo lorsque Churchland prétend qu’il est faux

que les « réductions ailleurs en science excluent les caractéristiques

phénoménales de la substance. » (RQ, p. 18) Ces caractéristiques ne seraient pas

exclues, nous explique-t-il, comme il le faisait déjà dans « Functionalism, Qualia,

and Intentionality », parce qu’elles sont identiques à certaines propriétés

physiques (idem). Malgré notre profonde ignorance quant à ces propriétés

physiques objectives, « c’est bien à celles-ci que se rapportent nos mécanismes

perceptuels. » (idem) D’ailleurs, ces « propriétés perceptuelles habituelles ne sont

pas des ‘propriétés secondaires’, en ce sens reconnu qui implique qu’elles

n’auraient aucune existence autre que dans l’esprit d’un observateur. Elles sont

au contraire aussi objectives qu’on peut le souhaiter. » (RQ, p. 18-19)

Explicitement, Churchland prétend que les qualia « n’auraient jamais dû être

enfermées dans l’esprit des observateurs [should never have been ‘kicked inwards

to the minds of observers’] » (RQ, p. 19). On apprend ensuite que ce qui a pu être

fait pour les « propriétés phénoménales objectives » — soit leur réduction à des

faits physiques — devrait pouvoir l’être aussi pour les « qualia subjectifs » (idem).

60. Qu’est-ce qu’un quale subjectif ? S’il faut comprendre, sous le concept de

« quale objectif », la rougeur de la pomme, mon humeur ou une douleur au pied

pourraient être des qualia subjectifs. Cela est insensé, nous le verrons, parce

que le quale est simplement le volet subjectif de toute sensation, qu’elle soit

90, et particulièrement p. 72 et 81, propros qu’il reprend dans Paul M. Churchland, Matière et conscience, Gérard Chazal (trad.), Seyssel, Champ Vallon, p. 65 (Mater and consciousness, Cambridge Mass./Londres, MIT Press, 1984, p. 44).

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interne ou externe. Ce que l’auteur veut laisser entendre est visiblement que,

comme le « concept » de rouge a été remplacé par le concept adéquat émanant

d’une science naturelle, soit celui de longueur d’onde électromagnétique, de

même une sensation interne devrait être plutôt comprise comme étant telle ou

telle activité physiologique particulière. Il faudrait peut-être alors plutôt

concevoir une humeur comme un état hormonal quelconque.

61. Certes, nous avons vu que même les sensations internes ont un volet

objectif. Toutefois, qu’il s’agisse de sensations internes ou externes, le cas sera le

même et il ne se prêtera pas à la substitution que propose Churchland. Car,

nous ne pouvons pas plus dire qu’une douleur ressentie n’est pas vraiment une

douleur, mais un phénomène neurologique, que nous pouvons dire qu’une

couleur n’est pas vraiment une couleur, mais un phénomène ondulatoire. Ce

dont il est question n’est pas l’existence d’objets ou de propriétés théoriques

postulés par les « théories » que seraient nos impressions sensibles ; c’est bien

plutôt de l’existence de ces dites « théories » en elles-mêmes, donc de nos

impressions sensibles, dont il est question. Si ce que ces impressions sensibles

postulent à propos du réel peut être faux et ne pas exister, il ne faudrait pas

pour autant confondre nos sensations en elles-mêmes, lesquelles existent bel et

bien, et ce qu’elles projettent dans l’objet. La sensation projette sur les objets

certaines propriétés qui permettent de caractériser ces objets. La perception

projette du rouge sur la pomme. Certes, il n’y a pas de rouge là où il semble

nous apparaître, soit sur la pomme ; mais le rouge est bien là, à tout le moins,

où se situe l’acte de percevoir. Il existe, en nous, dans notre cerveau, peut-on

présumer. La douleur aussi existe, peut-être pas dans le membre où la

souffrance est ressentie ; peut-être dans le cerveau. Peu importe. Elle existe.

Même dans le cas d’une douleur dans un membre fantôme, elle existe.

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2. Deux explications de l’apparence d’irréductibilité

62. Nous nous retrouvons donc avec deux explications pouvant rendre compte

de l’absence de références aux qualia dans la description scientifique des faits

mentaux. D’une part, Churchland décrit les qualia comme étant des théories au

sujet du monde, au même titre que toute autre théorie physique. Théories

scientifiques et qualia correspondant alors à deux langages, on ne pourrait tout

simplement pas s’attendre à retrouver dans l’un les termes propres à l’autre. Par

exemple, si la couleur est une manière d’interpréter la luminosité, le concept

d’ondes électromagnétiques dans un champ physique en serait une autre (RQ,

p. 13). Nous ne retrouverions aucune trace de l’apparence sensible dans une

description physiologique des faits mentaux pour les mêmes raisons que nous ne

retrouverions pas de français dans une description japonaise du réel. Ces deux

regards sur la réalité décriraient donc, de part et d’autre, le même domaine

empirique, « le même ensemble de propriétés objectives » (RQ, p. 13), en employant

simplement deux systèmes de référence distincts. La différence entre les deux

descriptions serait que l’idiome savant, « système conceptuel », serait

naturellement « bien plus pénétrant » que le serait celui de l’expérience sensible

(RQ, p. 14).

63. Churchland ajoute cependant que, dans le cas des propriétés de

l’expérience, celles-ci ne peuvent être déduites des faits physiques, même si elles

peuvent être « réduites » à de tels faits, parce que les qualités sensibles seraient

des théories primitives, fausses et, d’ailleurs, idiosyncrasiques (RQ, p. 13).

L’expérience sensible se constituant de théories fausses, on ne pourra pas

déduire, dans le nouveau cadre conceptuel, des propositions qui permettraient

d’établir un rapprochement entre elles et les nouvelles lois plus précises, puisque

rien dans le monde ne correspondrait à cette expérience sensible. Mais comme

par ailleurs l’expérience sensible est en elle-même un fait physique, nous

devrions toujours néanmoins pouvoir la réduire en en produisant une explication

physique.

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64. Le propos semble donc comporter une certaine ambivalence. D’une part,

on semble dire qu’il n’y a pas de réduction pensable, parce qu’il s’agit de deux

langages. D’autre part, on nous dit que c’est la réduction qui est possible, et la

déduction (traduction) d’un langage à partir de l’autre qui ne l’est pas, parce

qu’un des deux langages, l’expérience sensible, se tiendrait trop loin de la réalité.

Concluons que comparer le physique et le phénoménologique à deux langages ne

suffit sans doute pas, étant données les fins visées par l’auteur : ce serait

admettre deux formes de connaissance qui se valent. On sentira donc le besoin

de rabaisser le savoir subjectif, d’abord en le caractérisant comme savoir primitif,

puis en lui refusant tout bonnement l’existence, sous prétexte qu’il ne

correspond à aucune réalité extérieure, dans le « monde » de l’objet. Ce sera

donc toujours le même quiproquo qu’on fera jouer : s’il est vrai qu’il n’y a rien qui

soit rouge à l’extérieur d’un sujet qui perçoit, on ne peut en dire autant quand la

réalité visée n’est plus celle d’un fait extérieur perçu, mais bien celle de la

sensation en elle-même.

3. Conséquences : transhumanisme en vue

65. Quelles fins une telle analyse de la sensibilité pourrait-elle viser ? Quelles

conséquences espère-t-on tirer de cette conception de la « réduction

interthéorique » ? L’utopisme règne chez Churchland. Il faudrait en effet

s’attendre à ce que nos présents cadres conceptuels, incluant notre expérience

sensible, se laissent progressivement remplacer par des cadres plus performants.

Car, qui pourrait prétendre que les « faibles réalisations conceptuelles de notre

espèce adolescente comprennent un récit exhaustif de quoi que ce soit ? » (RQ,

p. 14) Ce serait « la stagnation épistémique » si nous voulions en rester là (idem).

66. Examinons donc la « suggestion positive centrale » du texte : la possibilité

que nous puissions apprendre à « décrire, concevoir et appréhender

introspectivement la complexité de nos vies intérieures dans le cadre d’une

neuroscience ayant atteint la maturité [...] » (RQ, p. 16). Avec un meilleur cadre

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conceptuel, nous explique-t-on, nous pourrions faire un meilleur usage de nos

jugements perceptifs. Cette suggestion, en tant que telle, pourrait ne contenir

rien de choquant ou d’inadmissible. Il s’agirait de trouver des exemples

pertinents. Mais l’auteur nous avertit : « Il est difficile d’imaginer l’immensité des

transformations perceptuelles » qu’introduirait un tel « nouveau régime

conceptuel » (RQ, p. 14). Dans ce qui suit, cependant, nous verrons les propos de

Churchland servir, a contrario, à glorifier ce savoir pour lequel il entretient tant

de mépris.

67. Churchland nous offre un premier exemple « non scientifique » destiné à

illustrer le progrès qu’il a en vue. Imaginez l’appréciation d’une symphonie dont

un enfant est capable, et comparez-la à celle dont serait capable un chef

d’orchestre. Pour ce dernier, la symphonie serait, entre autres, « une séquence

rationnellement structurée » (RQ, p. 15). Mais voilà : un tel apprentissage, faut-il

demander à l’auteur, pourrait-il correspondre même de loin à ce qu’on appelle

une « réduction » ? Est-ce qu’il ne s’agit pas là simplement d’un exemple d’un

raffinement de la sensibilité du musicien, et non de son remplacement ?

68. La même question se pose par rapport à l’exemple suivant, qui est celui

d’un œnologue formé à sa discipline et « chimiquement sophistiqué », ayant

appris à distinguer dans le goût du vin un « réseau » d’éléments : « éthanol,

glycol, fructose, [...], dioxyde de carbone, et ainsi de suite » (RQ, p. 15). Cet

exemple, tel qu’il est construit, énumérant les noms scientifiques des

composantes du vin, suggère que la sensibilité de l’œnologue bénéficie d’une

science accrue. Bien sûr, il n’en est rien. Les multiples composantes identifiées

par lui pourraient toutes porter des noms tels que « fleur de camphre » et « fleur

de poivre », que sa sensibilité ne s’en trouverait pas moins développée, car ce

sont les différents goûts, arômes et effets qu’a le vin sur sa personne qu’il aura

appris à discerner, et l’effet que cela fait, c’est précisément toujours ce qui

échappe — et ce qui ne peut qu’échapper — à la science, que la science d’ailleurs

ne vise même pas. Bref, la connaissance essentielle de l’œnologue n’est pas une

connaissance chimique. Son véritable savoir, à titre de dégustateur expert, ne

lui permet donc pas de prévoir les réactions chimiques qui produisent, stabilisent

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ou détruisent le vin, ni d’expliquer par des propositions chimiques les faits

chimiques se rapportant au vin.

69. Certes, l’auteur nous avait avertis, il s’agissait d’exemples « non

scientifiques ». Mais, le quiproquo est toujours là, et l’exemple suggère par son

langage que c’est la science de l’œnologue qui s’est développée, et non sa

sensibilité — son savoir objectif, et non son savoir subjectif. Car, de fait, ce qui

aurait été gagné chaque fois serait « la maîtrise d’un cadre conceptuel », musical

dans le premier cas, et, écrit explicitement Churchland, chimique dans le second

cas (RQ, p. 15).

70. Churchland pousse alors sa pensée plus loin. Dans les deux exemples

précités, nous tirions profit de nos « mécanismes innés de discernement », soit

nos cinq sens (RQ, p. 16). Ce n’était pas ces mécanismes qui se trouvaient à être

modifiés, mais notre capacité d’en faire usage. Le but de Churchland,

cependant, est d’appuyer une suggestion qui va dans un tout autre sens, car ce

serait ces mêmes mécanismes innés qui pourraient être radicalement modifiés

(RQ, p. 16). Comment concevoir un tel projet ? Il faudrait imaginer que nous

puissions habituer nos mécanismes innés

à discerner un nouvel ensemble de [facteurs], plus détaillé, un

ensemble qui correspondrait, non pas à la taxinomie primitive de notre langage ordinaire, mais à une taxinomie plus pénétrante d’états tirée

d’une neuroscience accomplie (RQ, p. 16).

Imaginez maintenant, ajoute Churchland, que nous apprenions « à répondre à

cette activité de discernement reconfigurée avec les concepts appropriés de la

neuroscience. » (RQ, p. 16) Faut-il comprendre par là que le changement aurait

lieu surtout au niveau du langage, comme si, pour désigner les couleurs, nous

apprenions beaucoup plus de noms, nous permettant de découper le cercle

chromatique avec plus de précision ? Mais l’artiste en fait déjà autant, et il est

difficile d’imaginer comment un appel aux neurosciences pourrait rendre aux

peintres des services plus que marginaux.

71. Comprenons d’abord que ce qui ferait l’objet de cette compréhension

révolutionnaire ne serait pas un fait extérieur, mais nos états internes. Si les

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exemples du musicien et de l’œnologue « offrent un parallèle juste », écrit

Churchland, « alors l’amélioration de notre regard introspectif serait comparable

à une révélation » (RQ, p. 16). « Le niveau de dopamine dans le système limbique »,

ainsi que moult autres faits neurologiques pourraient « passer dans la mire

objective de notre discernement introspectif [the objective focus of our

introspective discrimination], [...] tout comme les accords du sol mineur ou du ‘la’

diminué peuvent être discernés objectivement par le musicien. » (RQ, p. 16)

Il nous faudrait alors apprendre à connaître le cadre conceptuel d’une science

neurologique accomplie, « mais cela semble être un petit prix à payer en échange

d’un bond géant [quantum leap] dans l’autoperception » (RQ, p. 16). Ce n’est point

cependant l’utopisme outrancier de l’auteur que nous avons ici intérêt à

critiquer. Il s’agit plutôt de reconnaître en quoi un tel projet n’a même pas de

sens. Et pour s’en rendre compte, il suffit de se rappeler que l’œnologue a

développé sa sensibilité et même — si on veut — ses concepts sensibles, sans la

moindre référence à une quelconque science naturelle, chimique ou autre. Car,

comme le savoir sensible que développe l’œnologue n’a rien de commun avec une

connaissance physique, il faut s’attendre à ce que le développement de notre

sensibilité intérieure, de notre faculté introspective, de notre affectivité, n’ait de

même rien de commun avec le développement de notre connaissance

neurologique. Ce qui fait d’ailleurs défaut à l’entreprise de Churchland semble

être justement le concept même d’intériorité.

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PARTIE III

CHURCHLAND RÉPONDANT À JACKSON

1. Frank Jackson : l’argument de la connaissance supplémentaire

72. Pour voir encore où Churchland entend conduire sa réflexion, nous

pouvons examiner la réponse qu’il réserve à l’argument marquant que Frank

Jackson prônait, en 1982, contre le réductionnisme. Cet argument fera l’objet

du chapitre suivant mais, en résumé, pour défendre son point, Jackson a fait

appel à l’idée d’une neuroscientifique — Marie — qui, vivant depuis son enfance

dans un environnement noir et blanc, ne pourrait jamais, prétendait-il, aussi

approfondie que sa science puisse être, se faire une idée de l’effet que ses sujets

peuvent connaître lorsqu’ils voient du rouge. Marie ne pourrait jamais connaître

cette expérience, à moins de voir elle-même du rouge220. Cet exercice de pensée

pointe vers le dit « écart »221 ou « fossé »222 dans l’explication du rapport

psychophysique, un fossé qui s’insérerait entre l’expérience consciente et sa

description physique.

73. Or, quoique la définition que Jackson donne du physicalisme nous

autorise à restreindre la portée de son argument au domaine épistémique — le

physicalisme, écrit-il, serait la thèse suivant laquelle « toute information

220 « Epiphenomenal Qualia », art. cité (infra, n. 242, p. 195), p. 130. 221 J. Levine, « Materialism and Qualia: the Explanatory Gap », Pacific Philosophical

Quarterly, vol. 64 (1983), p. 354-361 ; repris dans Philosophy of Mind: A Guide and Anthology, op. cit. (supra, n. 167, p. 104), p. 772-780.

222 Pacherie, É., « Naturaliser l’intentionnalité et la conscience », La philosophie cognitive, É. Pacherie & J. Proust (dir.), Paris, Ophrys/La Maison des sciences de l’homme, 2004, p. 31 sq.

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(correcte) serait une information physique »223 —, c’est dans un sens ontologique

qu’on a voulu entendre cet argument, et c’est contre un argument ontologique

qu’il faut entendre les objections que lui fait Churchland. Ce dernier interprétera

par exemple la conclusion de l’argument de Jackson comme étant : « La

sensation de rouge ≠ aucun état cérébral » (RQ, p. 24). Cette conclusion

impliquerait donc une dualité dans la substance de l’être, une dualité

ontologique.

74. À la fin de « Reduction, Qualia, and Brain States », Churchland rejette la

deuxième prémisse de l’argument de Jackson. C’est une erreur, selon lui, de

croire que Marie ne peut pas connaître les sensations de ses sujets.

Immédiatement après, il concède le point, d’une manière qui semble lui être

caractéristique : soit en admettant la vérité contre laquelle il argumente pourtant

explicitement. Il s’en prendra à nouveau à la deuxième prémisse, cette fois en

prétendant que le moyen terme de l’argument, soit le concept de connaissance,

n’est pas le même dans la première et la deuxième prémisse, ce qui invaliderait

selon lui l’argument de Jackson. Nous verrons au chapitre suivant la réplique

que lui réserve Jackson à l’endroit de cette objection.

75. Nous prendrons d’abord acte de son rejet ambivalent de la conclusion de

l’argument de Jackson (section 2), puis de ses remarques concernant nos limites

cognitives (section 3). Nous nous arrêterons ensuite à un troisième article où

Churchland, misant cette fois sur cette idée selon laquelle Jackson confond deux

sortes de connaissance, tentera de donner un fondement empirique à cette

prétention (infra, section 4)224. Cette prétention sera ensuite soumise à une

évaluation critique (sections 5 & 6).

223 « Epiphenomenal Qualia », art. cité (infra, n. 242, p. 195), p. 127. 224 Paul Churchland, « Knowing Qualia: A Reply to Jackson », in A Neurocomputational

Perspective, P.M. Churchland, Cambridge Mass., MIT, 1989, p. 67-76 ; repris dans There’s Something about Mary. Essays on Phenomenal Consciousness and Frank Jackson’s Knowledge Argument, 2004, Ludlow–Nagasawa–Stoljar (dir.), Londres/Cambridge Mass., Bradford/MIT, p. 163-178. Dorénavant : KQ.

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2. Un rejet ambivalent

76. Considérons donc, pour faire suite aux propos de la partie précédente, la

première critique que propose Churchland de l’argument de Jackson. Selon

Churchland, il serait « simplement faux » que Marie ne pourrait pas imaginer ce

que pourrait être, pour ses sujets, l’expérience qui consiste à voir du rouge (RQ,

p. 25). Cette première réaction reste assez étonnante, puisque, en plus de nier

l’évidence même, elle nie ce que Churchland admettra sans ambages

immédiatement après.

77. Selon Churchland, les philosophes n’auraient simplement pas « apprécié

suffisamment l’étendue qu’atteindrait la connaissance de Marie, si effectivement

elle connaissait tout ce qu’il y aurait à connaître à propos du cerveau et du

système nerveux. » (RQ, p. 25) De fait, prétend même Churchland, nous pouvons

déjà « imaginer » comment des « renseignements neuroscientifiques pourraient

fournir à Marie des renseignements détaillés concernant les qualia de diverses

sensations. » (RQ, p. 25)

78. Supposons, propose-t-il, que Marie ait appris à conceptualiser sa vie

intérieure en des termes propres à une neuroscience achevée (RQ, p. 25). Marie,

une fois qu’elle aurait complété cet apprentissage, ne verrait plus du noir — du

moins, elle n’identifierait plus « rudimentairement » ses sensations visuelles

« comme étant une ‘sensation-de-noir’, une ‘sensation-de-gris’ », etc. (RQ, p. 26).

Elle aurait encore les mêmes sensations, mais, pour elle, ce ne seraient plus des

couleurs (ou des tons de gris). Elle pourrait au contraire maintenant identifier

ces sensations comme étant des « fréquences marquées dans la énième couche

du cortex occipital (ou de ce qu’on voudra) » (RQ, p. 26). Elle aurait alors « les

concepts neuroscientifiques pertinents pour les états sensibles en question »

(idem). Tant et si bien que Churchland ne voit plus :

pourquoi il serait plausible même pour un instant d’insister pour dire

qu’il est tout à fait impossible que Marie, même conceptuellement avancée [sophisticated], puisse imaginer, et par suite identifier, les

sensations de couleurs qu’elle n’a pas elle-même éprouvées

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auparavant (RQ, p. 27).

Or, comment Marie pourrait-elle imaginer ce que serait l’expérience sensible qui

consiste à voir du rouge quand, grâce à une neuroscience avancée, elle ne voit

même plus du gris, et ne reconnaît plus au lieu qu’une activité neuronale

particulière, que des « fréquences marquées dans la énième couche du cortex

occipital » ?

79. Ce que Churchland voudrait donc laisser entendre serait que Marie peut

prédire, grâce à sa science, un événement interne, une activité neuronale

quelconque qui se produirait dans d’autres personnes, lorsque celles-ci verraient

effectivement du rouge. Ce ne serait donc pas vraiment l’effet que cela fait de

voir du rouge que Marie saurait imaginer, et il ne faudra pas s’étonner quand, à

peine dix lignes plus loin, on nous apprendra qu’il y a, après tout, des limites à

ce que Marie peut imaginer. C’est rapidement que cette nouvelle science perdra

son souffle une fois la barrière levée.

3. Limites cognitives

80. En effet, « Son cerveau [celui de Marie] est un être fini, et son anatomie

aura des limites spécifiques », et il lui manquera la « machinerie

computationnelle » requise pour pouvoir même imaginer, par exemple, « le

caractère subjectif de certains états internes de la chauve-souris » (RQ, p. 27)225.

Or, si c’est bien le cas, nous pourrions demander à Churchland de nous

expliquer pourquoi Marie, qui serait incapable de prédire l’effet que cela fait pour

une chauve-souris de détecter des ondes écholocatives, serait néanmoins capable

de prédire — toujours seulement à partir de données physiques — ce que serait

l’expérience de la couleur dans un corps, certes, semblable au sien, mais qui, lui,

aurait le bonheur de percevoir des couleurs. Ce corps, celui qu’elle examine en

étudiant le cerveau humain du point de vue des neurosciences, le corps d’un

225 Nous avons encore ici un exemple d’une occasion où Churchland concède

allégrement le point auquel il s’oppose, tout en continuant d’argumenter contre lui.

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tiers, elle ne l’examine pas moins extérieurement qu’elle n’examinerait

extérieurement celui de la chauve-souris, si on lui demandait de l’examiner. Ce

n’était pas en vertu du fait qu’elle a, ou qu’elle est un corps humain, détenant

« la machinerie computationnelle » requise pour percevoir le bleu, qu’elle pouvait

connaître l’effet que cela peut faire de voir le bleu avant de ne l’avoir vu. C’est

parce qu’elle a su bien décoder les molécules, cellules synaptiques et autres

facteurs physiologiques pertinents de ses sujets. Il n’est donc pas clair ici

pourquoi Churchland devrait prétendre qu’il pourrait y avoir pour Marie un

obstacle qui l’empêcherait de lever le voile sur la nature de l’expérience subjective

de la chauve-souris, s’il n’y a pas d’obstacle qui l’empêche d’imaginer une

expérience subjective qu’elle n’est pas elle-même en mesure d’éprouver, mais

qu’éprouveraient pour leur part des sujets humains soumis à son observation. Il

faut au contraire conclure, avec Jackson et contre Churchland, lequel se

contredit lui-même : la neuroscientifique aveugle aux couleurs, même

omnisciente quant à tout ce qui se rapporte à sa discipline, ne peut pas plus

connaître l’expérience du rouge — ni même l’ « imaginer » — qu’elle ne peut

connaître l’effet que cela fait pour une chauve-souris de détecter des ondes

écholocatives. On se retrouve alors de plain-pied avec Michel Henry :

Le Dieu galiléen omniscient sachant tout de l’univers matériel […]

n’aurait aucune idée du rouge, du noir, du jaune, d’aucune couleur, aucune idée du son ou de la musique, de l'odeur, des parfums, de ce

qui est agréable ou désagréable, aimable ou détestable. Il n’en aurait aucune idée et ne pourrait en avoir226.

Par son discours, Churchland, qui argumente contre Jackson, ne fait que lui

donner raison : il existe un donné que la science ne peut atteindre, et c’est celui

de l’expérience subjective. Jackson a pris le cas de la couleur, et il ne pouvait se

tromper. Churchland concède l’expérience écholocative. Les deux exemples se

valent et conduisent à la même conclusion, soit celle de Jackson : notre

expérience reste caractérisée par une dualité de manières de connaître, à jamais

incommensurables entre elles.

226 Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000, p. 156.

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4. « savoir-connaître » et savoir-faire

81. Cette dualité épistémique se trouve reconnue d’une manière on ne pourrait

plus éloquente dans les deux derniers textes de Churchland auxquels nous nous

intéresserons. Cette reconnaissance est d’autant plus éloquente du fait que,

chaque fois, Churchland appuie son raisonnement sur le fait même de cette

dualité.

82. Dans le premier de ces deux textes227, Churchland propose d’abord une

« explication plausible » de cette dualité épistémique que met en lumière

l’argument de Jackson. Cette explication serait rendue plausible grâce aux

« ressources de la neurobiologie cognitive moderne » (KQ, p. 68). Quelle serait au

juste cette explication que la neurobiologie cognitive rendrait plausible ? Cette

science nous permettrait, est-il suggéré, de comprendre que ces deux types de

représentations seraient localisés dans des zones distinctes du cerveau. Il y

aurait deux sortes de connaissance parce que le siège neuronal de l’une et de

l’autre ne serait pas le même dans les deux cas (KQ, p. 69). Nous pourrons voir

plus loin les motifs qui guident Churchland dans sa démarche. Nous ne

considérons ici que sa manière de caractériser la dualité épistémique, en

l’associant à une diversité dans notre constitution physique.

83. Pour donner matière à son hypothèse, Churchland compare la

représentation sensorimotrice « d’une frappe de golf » que peut en avoir un

golfeur à la représentation « discursive » de la même frappe que pourrait en avoir

le même golfeur ou, tout particulièrement, un instructeur de golf. La première se

situerait dans le cervelet, tandis que la seconde se situerait dans le cortex

langagier « ou dans les régions avoisinantes temporales et pariétales » (KQ, p. 69).

84. Cette explication n’est pas sans affinité avec une autre explication de la

dualité épistémique, explication qu’invoque maintenant Churchland, émise entre

227 « Knowing Qualia: A Reply to Jackson », art. cité (supra, n. 224, p. 174).

Dorénavant : KQ.

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autres par Nemirow et par Lewis228 (KQ, p. 69). Selon cette explication, Marie, en

découvrant le rouge, ne découvre pas une nouvelle connaissance ; elle apprend

seulement à faire quelque chose de neuf, soit à voir le rouge (idem). Ici, il y aurait

une manière intellectuelle, ou discursive, de connaître la frappe de golf et, là, une

manière kinesthésique de connaître la même frappe, correspondant, dans le

dernier cas, à une capacité sensorimotrice de l’exécuter, et donc à un savoir-faire

(idem). De même, Marie pourrait connaître la sensation de rouge, savoir ce que

cette sensation est en sachant que cette sensation est telle série d’événements

cérébraux — ce qui correspondrait à un savoir discursif — ou elle pourrait

simplement savoir voir le rouge, ce qui correspondrait à un savoir non discursif

(KQ, p. 68-69).

85. Or, aussi suggestive que puisse être cette stratégie, c’est sur une fausse

piste qu’elle nous porte. Car, s’il est vrai que la dualité épistémique peut être

décrite comme deux manières de connaître, il ne s’agira pas de toute façon,

comme nous l’avons vu et comme nous le verrons avec plus de profondeur, de

deux manières de connaître l’objet. Au contraire, la dualité épistémique dont il

est question doit plutôt être décrite comme le fait de connaître, d’une certaine

manière, l’objet et, d’une autre, le sujet ou, du moins, la subjectivité. Cela

s’applique même lorsque l’objet visé est l’être que nous sommes : il s’agit alors de

voir un cerveau (ou un corps) ou d’être un cerveau (ou un corps).

86. D’ailleurs, cette volonté de comprendre l’expérience subjective comme

étant un savoir-faire plutôt qu’une autre forme de connaissance est déjà assez

suspecte. Cet argument n’aurait-il pas été mis en valeur, dans la littérature, non

pour souligner la signification de ce prétendu savoir-faire, mais bien plutôt pour

« protéger » l’intégrité du savoir objectif ? C’est ce qui ressort des textes que nous

livrent ces auteurs229, et ce que Papineau230 ainsi que Bigelow et Pargetter

228 L. Nemirow, compte rendu de Mortal Questions, de T. Nagel (1979), The Philosophical

Review, vol. 89 (1980), no 3, p. 473-477 ; D. Lewis, « Postscript to ‘Mad Pain and Martian Pain’ », in Philosophical Papers, vol. 1, D. Lewis, New York, Oxford University Press, 1983, p. 129-132.

229 Nemirow : « nous n’avons pas besoin de faits subjectifs pour rendre justice à la subjectivité de l’expérience. », ibid., p. 477 ; Lewis : « Cette fois, il faut se faire

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confirment231. Ainsi croit-on pouvoir se reposer maintenant, devant le défi que

semblait présenter l’argument de la connaissance supplémentaire de Jackson, en

disant que Marie ne connaît pas quelque chose de neuf, mais qu’elle connaît

simplement quelque chose de plus qu’elle peut faire.

87. Pourtant, une telle analyse ne saurait clore le débat. D’abord, en faisant

intervenir la notion de savoir-faire, on ne nie pas la dualité des savoirs. Il nous

faudrait donc encore déterminer ce que vaut cet autre savoir. De plus, cette

caractérisation de l’expérience immédiate comme savoir-faire paraît tout

artificielle. Car, la « connaissance-à-propos », la connaissance objective, est elle

aussi un savoir-faire, lequel consiste à savoir discerner des objets dans la

représentation. Nemirow, l’initiateur de cet argument faisant de cette

connaissance qui manque à Marie un savoir-faire, avoue lui-même ne pas s’être

arrêté « à la difficile question de savoir si tout genre de compréhension, incluant

la compréhension scientifique, ne pourrait pas être correctement interprété

comme aptitude. »232 Ce choix semble trahir un biais pesant sur l’ensemble de

cet exercice.

88. Churchland, pour sa part, ne s’en tient pas à cette opposition entre un

savoir-faire et un savoir-à-propos. Le savoir discursif ne sera, pour Churchland,

qu’un savoir parmi plusieurs autres.

éliminationnistes. [...] connaître l’effet que cela fait, ce n’est pas détenir des renseignements. [...] Au contraire, [...] c’est posséder des facultés : facultés de reconnaître, d’imaginer, de prédire son propre comportement par la voie de conjonctures. [...] Certes, il y a un état qui consiste à connaître l’effet que cela fait. [...] Mais l’information phénoménale et son contenu spécial n’existent pas. », ibid., p 131. Lewis renvoie les lecteurs à la thèse doctorale de Nemirow : Functionalism and the Subjective Quality of Experience, Standord University, 1979, chapitre 2.

230 David Papineau, Thinking About Consciousness, Oxford, Clarendon Press, 2002, p. 48.

231 J. Bigelow–R. Pargetter, « Acquaintance with Qualia », in There’s Something about Mary, op. cit. (supra, n. 224, p. 174), p. 191.

232 Compte rendu de Mortal Questions, art. cité (supra, n. 228, p. 179), p. 475, note 8.

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5. Le lit de Procruste

89. En résumé, la dualité opposant le savoir-faire et le savoir-à-propos est

maintenant associée à une dualité de facultés, l’une étant une faculté discursive,

l’autre sensorimotrice. Cette dualité de facultés se voit, de là, caractérisée

comme correspondant à une dualité de modes et de lieux de représentation, la

faculté discursive correspondant à une faculté propre au cortex cérébral, les

représentations sensorimotrices trouvant plutôt leur siège, comme indiqué

précédemment, dans les parties qu’on pourrait avoir tendance à croire moins

évoluées du système nerveux, tel le cervelet.

90. Or, voilà qu’il n’y aurait pas, suivant Churchland, que deux modes de

représentation. Déjà, chacun de nos sens extérieurs, nous explique-t-on,

constitue un mode représentationnel à lui seul. Or, tant et aussi longtemps

qu’on oppose un « savoir-à-propos » à une seule autre forme de savoir, soit le

savoir-faire, on peut encore parler de dualité. Mais on nous parle maintenant

d’une pluralité de modes de connaissance. Churchland « noie » alors, pourrions-

nous dire, la dualité en question, déjà mal caractérisée, dans une multiplicité de

modalités représentationnelles. Churchland :

[c]ette distinction binaire entre différents types de connaissance

commence à peine à suggérer toute l’étendue et la variété des différents sites et types de représentations internes qu’on peut

retrouver dans un cerveau normal (KQ, p. 69 ; je souligne).

« [I]l n’y a pas de raison », nous expliquera-t-on aussitôt, « pour laquelle nous

devrions être limités par les divisions rudimentaires de nos idiomes

préscientifiques » (KQ, p. 69 ; je souligne), où la division rudimentaire en question

serait cette division entre savoir-faire et savoir-à-propos. Notons aussi le mot

« sites », souligné dans la citation : il faut comprendre par là différents lieux dans

le cerveau.

91. Ainsi, dissout-on la dualité épistémique en une multiplicité épistémique,

voire, géographique. Cette stratégie n’est pas sans rappeler la maxime « diviser et

régner ». En effet, en divisant les manières de connaître non plus en deux, mais

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en une multiplicité, la connaissance scientifique se trouve libérée d’un face-à-

face avec un égal. Elle n’est plus, semble-t-il d’abord, qu’une manière de

connaître parmi d’autres ; cependant, l’auteur peut alors prendre la liberté de la

décrire comme la plus évoluée d’entre toutes. Comparé individuellement à

chacune de ces autres manières de connaître, le savoir scientifique pourra

effectivement avoir une allure de titan, mais ce ne sera que le résultat d’un

double artifice. D’abord, en divisant en petits morceaux le savoir auquel la

connaissance scientifique est comparée, cet artifice permet de laisser dans

l’ombre le sens ou la valeur propre dont est chargé le caractère subjectif de la

représentation, quel qu’en soit le mode. Mais de plus, tout l’effort de Churchland

a pour but de comparer la valeur informative d’une connaissance scientifique à

celle du quale en tant que signe d’un fait extérieur. Cette stratégie revient à

mesurer la valeur de tous ces savoirs en cherchant à les faire entrer tous dans

un lit de Procruste. Car, la connaissance subjective et la connaissance objective

sont alors comparées l’une à l’autre en tant qu’elles nous sont plus ou moins

révélatrices de la nature de l’objet. Ce lit de Procruste est celui de la science.

Car, la mission de la science est de connaître l’objet. Il est bien certain que ces

autres savoirs, lesquels seraient foncièrement révélateurs d’une réalité subjective

et non d’une réalité objective, paraîtront inadéquats et sembler bien inégaux par

comparaison aux savoirs scientifiques. Mais ce ne sera que parce que, au

départ, on aura choisi le savoir scientifique comme étalon de tout savoir.

92. Tenons compte, au contraire, de la nature commune à tous ces autres

savoirs, de telle sorte que l’unité de ces autres manières de connaître soit

reconstituée, et nous verrons que le savoir immédiat offre une tout autre chose

qu’une piètre connaissance « préscientifique » de la réalité extérieure. Au

contraire : comme le savoir objectif constituerait une voie d’accès à l’objet par

l’entremise de la représentation, le savoir subjectif constituerait une voie d’accès

au sujet. Ces deux savoirs constitueraient l’un pour l’autre un contrepoids dans

une relation asymétrique — l’un étant incomparable à l’autre. Surtout,

l’ensemble de cette stratégie, laquelle consiste à associer — cette fois — le savoir

« populaire » (folk knowledge) à un savoir pratique plutôt que théorique, puis à

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multiplier la diversité des modes de connaissance, tombera à plat une fois qu’on

se sera rendu compte que les deux savoirs en question n’opposent pas deux

formes de représentation, mais bien deux volets propres à toute représentation,

quel qu’en soit le mode.

6. Rhétorique ou magie ?

93. Après avoir associé à deux zones du cerveau les deux modes

représentationnels décrits dans son exemple du golfeur, Churchland enrichira

cette hypothèse matérialiste avec une abondance de renseignements

physiologiques : la vision trichromatique dans les créatures vivantes reposerait

sur trois types de cônes rétinaux réagissant à diverses fréquences, codifiant

« l’information » que véhiculent les couleurs, faisant appel à des fibres axonales

du « sous-système parvocellulaire du nerf optique », câbles axonaux « massifs »

conduisant à une seconde « population » de cellules, pour aboutir plus loin, avec

références à l’appui, au cortex visuel, à une section de cette région, « V4 »,

laquelle « semble être spécifiquement réservée à la transformation et à la

représentation de l’information portant sur la couleur. » (KQ, p. 69) On reconnaîtra

là l’habituelle poudre aux yeux : tant de renseignements physiologiques peuvent

éblouir. Pourtant, la question philosophique posée demeure, intacte. Rappelons

que cette question est bien, selon le titre même du texte, celle de « [c]onnaître les

qualia ».

94. Et la dualité épistémique est toujours là. Il pourrait difficilement en être

autrement, puisque Churchland vient de s’en servir pour tenter de dévoyer

l’argument de Jackson. C’est qu’il n’est pas facile d’ignorer ou de dissimuler la

dualité des savoirs. En lisant Churchland, il semble que nous retrouvions

constamment une dualité épistémique refaisant surface, contre laquelle il faut

apparemment chaque fois reprendre le glaive — ou peut-être faudrait-il dire « la

baguette ». Reconnaissons donc, avec Churchland, « que le problème [pour lui]

est une diversité de formes du connaître [a variety in the possible forms of

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knowing] » (KQ, p. 72) : n’est-ce pas encore un des plus fantastiques tours dans le

sac d’un magicien que de savoir faire disparaître une chose précisément en la

mettant le plus en vue ?

95. Admettons donc d’abord cette forme de connaissance qu’est l’expérience

subjective, et admettons que cette forme de connaissance manque effectivement

à Marie : « il manque à Marie cette forme de connaissance de cet aspect des

personnes » (KQ, p. 73). Ce fait admis, on pourra définir cette connaissance de

manière à ce qu’elle soit moins dérangeante : cette connaissance n’est qu’une

forme de connaissance répondant à un « découpage antérieur » (antérieur à la

connaissance discursive, faut-il présumer) produisant une « taxinomie

prélinguistique » (idem ; je souligne), par quoi il faut entendre une manière de

découper le monde en régions distinctes, en l’occurrence, en différentes couleurs.

96. Sur quoi, on verra Churchland admettre de nouveau, à trois reprises, le

fait de cette autre connaissance : « Alors, bien sûr, il y a une forme de

connaissance d’un aspect physique des autres personnes que Marie n’a pas. »

(KQ, p. 73) « Le matérialiste pourra même dire ce qu’est cette forme de

connaissance, et ses objets, en termes neuronaux. » (idem ; je souligne). Enfin :

« Marie n’a pas la connaissance de tout ce qui est physique à propos des

personnes, de toutes les manières qu’il est possible pour elle de connaître. » (idem)

97. Répéter les faits ne les fera malheureusement point disparaître. Et ce qui

ne disparaît point est qu’il y a plus qu’une manière de connaître. La

connaissance en termes physiques ne serait donc pas la seule qui soit, et il

faudrait donc se tourner vers cette autre connaissance et prendre position à son

égard. On sait que c’est là une chose que Churchland fait, puisqu’il multiplie les

occasions de désigner cette manière de connaître comme primitive. Mais c’est

que, conformément à la méthode de Procruste, il cherche toujours à évaluer la

valeur de la connaissance subjective en tant que connaissance objective.

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PARTIE IV

LE DUALISME ÉPISTÉMIQUE ENRÔLÉ

1. Le dualisme épistémique dans le matérialisme contemporain

98. Dans le dernier texte de Churchland auquel nous nous arrêtons —

intitulé, par moquerie voulue, « The Rediscovery of Light »233, à l’instar du livre de

Searle que vise entre autres l’article : The Rediscovery of Mind (infra, chap. 5) —,

l’auteur cherche de nouveau à utiliser la dualité épistémique pour miner le

dualisme ontologique, dualisme qu’il attribue à ceux dont il conteste les thèses.

99. Invoquer la dualité épistémique pour taire les objections au physicalisme,

c’est précisément ce que de nombreux matérialistes contemporains semblent

portés à faire, d’un commun accord, tacite peut-être. Ainsi, selon Papineau par

exemple, le « dualisme conceptuel » serait en voie de devenir la position

« orthodoxe » parmi les philosophes analytiques matérialistes234. Bref, on

« expliquera » le fait de l’irréductibilité du phénoménologique au physique en

faisant valoir l’idée que ce ne sont là que deux modes conceptuels différents.

L’un ferait référence indirectement à un objet, tandis que l’autre, le « concept

phénoménal », constituerait un accès direct à notre être même. Ce serait le fait

« d’être un état matériel » qui ferait en sorte que nous aurions droit à un tel accès

« direct » à ce que nous sommes235. Jean-Noël Missa offre une formulation

233 Journal of Philosophy, vol. 93 (1996), p. 211-228, repris dans Philosophy of Mind.

Classical and Contemporary Readings, op. cit. (supra, n. 167, p. 104), p. 362-371, de même que dans On the Contrary, op. cit. (supra, n. 218, p. 163), p. 123-141. Dorénavant : RL.

234 Papineau, op. cit. (supra, n. 230), p. 5. 235 Ibid., p. 2 et 10. Hormis lui-même, Papineau mentionne, comme étant du même

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particulièrement limpide de cette nouvelle orthodoxie :

On ne peut donc accepter stricto sensu la théorie de l’identité. L’esprit, c’est bien le cerveau, mais perçu du point de vue intérieur. De ce fait,

nous considérons qu’il convient d’adopter la théorie du double aspect, laquelle proclame, en substance, que l’esprit constitue la face subjective, le cerveau la face objective, d’une même entité, entité que nous appelons, pour cette raison, esprit-cerveau236.

Notons-le, ce que Missa décrit ici comme « théorie du double aspect » est bien un

parallèle entre la dualité esprit-cerveau et une dualité dedans-dehors. Il

n’associe donc pas la dualité psychophysique à une simple dualité d’aspects

d’une même substance, comme s’il pouvait y avoir une infinité d’autres

« aspects ». Qu’est-ce alors que connaître intérieurement ? Faisons-nous alors

l’expérience de « propriétés intrinsèques » du réel ? On ne nous renseignera

malheureusement guère plus. C’est déjà beaucoup de concéder une manière de

connaître qui reposerait sur le (simple) fait d’être une chose, comme le fait

implicitement Missa et explicitement, ici, David Papineau :

Pourquoi ne pas simplement accepter l’idée que le fait d’avoir un état subjectif, c’est d’être un état matériel ? Quel effet vous attendriez-vous

que cela fasse, d’être un état matériel ? Aucun effet ? Pourquoi ? C’est ce que cela donne, d’être dans cet état matériel237.

100. La tactique particulière dont les matérialistes tentent alors de tirer parti

pourrait être décrite comme une variante du dicton qui recommande de nous

joindre aux adversaires que nous ne pouvons vaincre. Dans ce cas-ci, la variante

serait « Si vous ne pouvez les vaincre, enrôlez-les ! » Ainsi verrons-nous le

dualisme épistémique recruté et mis au service d’un certain matérialisme, un

esprit, C. Peacocke (« No Resting Place: A Critical Notice of The View from Nowhere », The Philosophical Review, vol. 98 [1989], p. 65-82), B. Loar (« Phenomenal States », in Philosophical Perspectives, t. 4 : Action Theory and Philosophy of Mind, J.E. Tomberlin [dir.], Atascadero CA, Ridgeview, 1990, p. 81-108), S. Sturgeon (« The Epistemic View of Subjectivity », The Journal of Philosophy, vol. 91 [1994], p. 221-235) et M. Tye (« Phenomenal Consciousness: The Explanatory Gap as a Cognitive Illusion », Mind, vol. 108 [1999], p. 705-725).

236 Jean-Noël Missa (2008), « Que peut-on espérer d’une théorie neuroscientifique de la conscience ? Plaidoyer pour une approche évolutionniste », in Des neurosciences à la philosophie. Neurophilosophie et philosophie des neurosciences, P. Poirier et L. Faucher (dir.), Paris, Syllepse, p. 360 ; je souligne.

237 Thinking about Consciousness, op. cit. (supra, n. 230, p. 180), p. 2 ; je souligne.

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matérialisme réducteur. Mais quand ce dualisme, une fois admis, est bien

caractérisé, comme c’est le cas ici avec Missa et Papineau, il reste lettre morte.

Autrement, il demeure fort incompris et, comme avec Churchland, on le dépeint

sous des couleurs qui ne sont plus les siennes.

101. Certes, en posant l’hypothèse du dualisme épistémique, il devient possible,

du point de vue d’un matérialisme, de dire que la dualité que nous sentons est

dans le regard que nous portons sur les choses, et non dans les choses mêmes.

Mais sait-on que cet argument est un cheval de Troie ? Car, le monisme de la

matière se comprend lui-même le plus souvent comme un monisme de la

connaissance. Ne retrouvons-nous pas en effet, sous-entendue à tout le moins

dans une philosophie matérialiste non critique, l’idée qu’il n’y a que la

connaissance objective qui puisse être reconnue comme véritable connaissance ?

Derrière le monisme ontologique, et même nomologique, ce serait alors le

monisme épistémique qui importerait le plus à ce matérialisme. Mais voici que,

pour défendre le monisme ontologique, on vient de concéder distraitement le

dualisme épistémique. Que fera-t-on de cette connaissance autre ?

102. Conformément à la méthode déjà mise en œuvre, on tâchera de

caractériser le savoir subjectif sous un faux jour, de sorte que qui voudra se

l’approprier devra prendre en charge un concept déjà taxé, précédé, si on veut,

d’une réputation. C’est à cette tâche — consistant à dépeindre la dualité

épistémique sous un jour qui n’est pas le sien — que se livre à nouveau

Churchland dans « Rediscovery of Light ».

2. Recoupements intermodaux : Churchland et McGinn

103. Dans « Rediscovery of Light », nous apprenons d’abord que ces « formes

différentes de connaissance » « opèrent avec des ‘palettes’ représentationnelles

différentes dans le cerveau de Marie » (RL, p. 219). Sur la base de cette remarque,

Churchland conclut que « la divergence cruciale [entre ces formes de

connaissance] est simplement épistémique, et non ontologique » (RL, p. 219). C’est

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là que l’argumentaire nous reconduit à des idées que nous avons déjà retrouvées

chez McGinn, celles concernant les recoupements intermodaux.

104. Tout comme il le faisait précédemment, Churchland tentera d’abord de

dissoudre la dualité épistémique en une multiplicité de formes de connaissance.

Pour arriver à cette fin, Churchland introduit d’abord une équivoque entre

« modalité de sens » (vue, tact, etc.) et modalités épistémiques, ce qui permet de

rapprocher, jusqu’à les confondre, sens interne et sensation interne, tout comme

le faisait justement McGinn (supra, p. 134).

105. Par sens interne, il faut entendre la connaissance de la représentation en

elle-même, indépendamment de sa charge intentionnelle, de ce qu’elle

représente. Par sensation interne, on peut penser à une sensation de douleur.

Mais, par rapport à une telle sensation, il faut encore distinguer l’objet et le

sujet, la connaissance médiate et immédiate. Vous ressentez un froid, parce que

vous avez saisi un objet froid. Vous aurez froid aux doigts. Cette sensation

indique un objet, le pichet de lait. Elle indique aussi vos doigts : elle est, en

même temps, une sensation interne et une sensation externe. Vous avez froid

où ? À quelle main ? La sensation interne est une indication, une inférence

objective interne. Le sens interne, pour sa part, est le sens de la sensation en

elle-même, indépendamment de toute indication objective, interne ou externe,

dont elle est porteuse. C’est le sens de la sensation, tout court, le froid, sans la

moindre association à la main, au corps ou au pichet.

106. Ne reconnaissant point cette distinction entre sens et sensation interne,

Churchland, fait donc disparaître la dualité épistémique, disons transversale —

entre le subjectif et l’objectif — dans une multiplicité épistémique, disons

latérale, subdivisant l’ordre de la connaissance objective en autant de modes de

connaissance qu’il peut y avoir de modes de perception. Par là, il se détourne du

volet subjectif de la connaissance.

107. On reconnaîtra dans cette dernière tactique celle déjà mise en œuvre

contre Jackson. Là, la connaissance immédiate a d’abord été associée à un

savoir-faire, puis elle a été mise sur un pied d’égalité avec le savoir discursif. Elle

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put alors être jugée, suivant en cela la méthode de Procruste, rudimentaire et

insatisfaisante par comparaison au savoir discursif (supra, Partie III, sec. 4 & 5, p. 178).

La méthode n’était pas différente auparavant quand le savoir immédiat fut

assimilé à une connaissance théorique et conceptuelle, pour ensuite être rabattu,

ce savoir ne répondant pas aux canons d’une telle connaissance (supra, Partie II).

Elle ne se différencie point non plus de celle mise en œuvre dans

« Functionalism, Qualia, and Intentionality », où la connaissance subjective est

présentée comme préscientifique et désuète, en l’opposant à un savoir « calibré »

(supra, Partie I).

108. Considérons donc cette « palette représentationnelle différente » que serait

notre faculté introspective. Churchland écrit :

Quoi que ce soit d’autre que puisse être l’introspection, elle est à tout le moins une modalité épistémique [...], et quoiqu’elle puisse avoir ses

travers, et un profil qui lui soit propre, il n’est absolument pas évident qu’elle seule, parmi toutes nos modalités épistémiques, constitue une

fenêtre sur un domaine ontologique unique de propriétés non

physiques [...]. Nulle autre de nos modalités épistémiques n’est porteuse d’une telle caractéristique [has any such distinction] : elles

rendent toutes possible un accès à un certain aspect ou autre du monde purement physique. Pourquoi serait-ce différent dans le cas de

l’introspection (RL, p. 221) ?

109. Répondons d’abord, au passage, à cette dernière question — soit pourquoi

le cas de l’introspection serait-il différent. Le cas de l’introspection est différent

parce que celle-ci n’est pas un mode particulier de perception, mais un aspect

particulier de toute perception, quel qu’en soit le mode. Il s’agit de la

connaissance immédiate par opposition à la connaissance médiate. Que ces

deux aspects de la connaissance se rapportent à un être « physique », nous

n’avons point à en douter. Mais ce ne sera pas habituellement le même être que

nous indiqueront ces deux volets de la connaissance, si le regard est porté sur

une réalité autre que soi, et ce ne sera pas la même chose que, grâce à ces deux

volets, nous apprendrons à propos du même être « physique », quand ce sera sur

nous-même que nous porterons notre regard. D’autres précisions à ce sujet

seront exposées au chapitre 4 (infra, p. 209).

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110. Poursuivons maintenant avec cette nouvelle lancée de Churchland, alors

que celui-ci nous offre un propos presque identique à celui qu’exprimait McGinn

concernant les recoupements intermodaux238. En effet, McGinn suggérait lui-

même qu’il n’existe pas de raison principielle interdisant des recoupements entre

l’introspection et les « autres » modalités de la perception. McGinn n’était peut-

être pas le premier à soulever la question d’un rapport à établir entre la notion de

recoupements intermodaux et celle de la dualité épistémique que semble générer

la relation âme-corps. C’était peut-être en effet pour parer à des propos

semblables à ceux de Churchland, sinon à ceux de Churchland lui-même, que

McGinn a construit sa propre approche, assez unique, comme nous l’avons vu.

Déjà, en 1979, Churchland comparait les sens à des « instruments de mesure

polymodaux » et assimilait l’introspection elle-même à une forme modale, celle-ci

n’étant « point différente, épistémologiquement, des jugements perceptuels en

général. »239 En 1996, sept années après la publication de l’article de McGinn,

Churchland évoque maintenant explicitement la possibilité de recoupements

intermodaux entre l’introspection et nos « autres » sens :

Après tout, nous savons que les deux modalités de la vue et du tact, par exemple, ne sont pas mutuellement exclusives par rapport à l’objet

auquel elles ont accès — nous pouvons à la fois voir et toucher la forme d’un objet [...]. Pourquoi faudrait-il qu’il soit impossible a priori que la modalité épistémique que nous nommons ‘introspection’ puisse avoir un quelconque recoupement avec une ou plusieurs de nos autres

modalités épistémiques ? (RL, p. 227)

111. Nous avons donc ici précisément la raison que nous avait offerte McGinn

pour rejeter la dualité épistémique en tant que facteur pouvant expliquer le

caractère énigmatique de la relation âme-corps. L’introspection est pensée ici

comme étant une modalité épistémique parmi d’autres, une manière de connaître

le monde, si ce n’était que notre monde intime. L’hypothèse est alors, tant pour

McGinn que pour Churchland, que le seul fait pour l’instrospection d’être en elle-

même une faculté séparée d’appréhension ne suffit pas pour rendre compte de

238 Supra, chap. 2, p. 128-135. 239 Scientific Realism and the Plasticity of Mind, Cambridge, Cambridge University Press,

1979, p. 40.

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l’écart apparemment insurmontable entre ce qu’elle permet d’appréhender et ce à

quoi les autres modes de perceptions nous donnent accès.

112. Souvenons-nous cependant que, contrairement à Churchland, McGinn ne

conteste pas l’irréductibilité entre les deux formes épistémiques que sont, pour

lui, l’introspection et la perception. Il prétend plutôt que cette irréductibilité

n’est pas principielle et qu’elle repose au contraire sur un fait contingent,

quoique encore irrémédiable, soit l’existence d’une propriété particulière et

objective, mais imperceptible, qui, pouvions-nous la percevoir, rendrait compré-

hensible la nature de la relation âme-corps.

113. Cette hypothèse de McGinn n’a toutefois son utilité ou son sens que pour

autant que l’introspection puisse être posée, comme le fait Churchland, sur un

pied d’égalité avec les diverses modalités sensibles. Or, c’est précisément ce qui

ne peut être fait, si la dualité perception/introspection reflète plutôt un dualisme

intrinsèque à toute représentation, en en constituant respectivement la portée

objective et la portée subjective, quelle que puisse être cette représentation.

114. Churchland ne devra-t-il donc pas contester le schisme même qui sépare

l’objectif et le subjectif ? C’est effectivement ce qu’il revendique. Si « les termes

objectifs et subjectifs sont employés communément » de manière à produire « un

contraste mutuellement exclusif », il se peut, nous dit-on, que ce soit là une

pratique qui ne convienne pas quand il est question du rapport cerveau-

conscience ( RL, p. 227). Comment le montrer ?

115. D’abord, en ébranlant le concept même de quale. Le quale est cet

indicible, cette indescriptible propriété qu’est le fait simple, primitif, immédiat, le

fait indéfinissable de Moore (le jaune, le doux)240, les « sensibles propres »

d’Aristote et de Thomas d’Aquin241. Mais « il ne faudrait pas se laisser trop

impressionner par les qualia. » (RL, p. 226) Les limites de ce que nous sommes

240 G.E. Moore, Principia Ethica, Cambridge, Cambridge University Press, 1968, p. 7. 241 C. De Koninck, La philosophie de Sir Arthur Eddington, thèse doctorale, in Œuvres de

Charles De Koninck, tome I, vol. 2, Québec, Presses de l’Université Laval, 2012, p. 71.

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capables de dire (donc de traduire en langage physicaliste) peuvent reculer, nous

explique-t-on (RL, p. 226).

116. Nous ne retrouvons pas ici la seule idée que le mystère d’aujourd’hui

pourrait se dissiper demain. Cette idée est bien là, certes, mais nous retrouvons

aussi l’idée qu’il y aura toujours des qualia, car les qualia sont posés ici comme

étant le reflet de nos limites cognitives (RL, p. 226-227). C’est en ce sens, semble-t-

il, qu’il faudrait comprendre l’aveu suivant :

Si des créatures cognitives existent, alors l’existence de qualia inarticulables est inévitable, même dans un univers purement

physique (RL, p. 226-227).

Comme tout être a ses limites, tout être aura ses qualia. Churchland ne se

donnerait-il pas par là une victoire à la Pyrrhus ? En ne reconnaissant dans les

qualia que ce qui démarque la limite extérieure du connu, Churchland admet de

facto une certaine dualité épistémique comme condition existentielle de tout être

pensant. Cependant, l’auteur caractérise par là faussement la dualité

épistémique. En effet, par ce stratagème, on évite la nécessité de reconnaître

dans les qualia une contrepartie inévitable de toute forme d’objectivation, un

élément subjectif inhérent à toute connaissance. Rejetant les qualia dans l’ordre

de l’objectivité, à l’horizon du savoir, Churchland peut sans doute prétendre avoir

« contesté le contraste mutuellement exclusif » entre le subjectif et l’objectif.

Mais, ce sera, une fois de plus, en ayant défiguré l’essence des qualia pour n’y

voir que des reflets difformes d’une altérité perçue à travers eux, donc à travers

les apparences objectives sensibles.

117. Confondant le sens interne avec la sensation interne, et ne voyant plus

dans le quale qu’un nouvel objet, simplement sensible plutôt qu’intelligible,

Churchland croit pouvoir maintenant prétendre qu’un pont pourrait

effectivement être projeté entre l’épreuve subjective et le discours physicaliste.

C’est alors qu’on nous apprend que des recoupements entre le subjectif et

l’objectif seraient d’ailleurs maintenant indiscutables, puisqu’ils existeraient déjà

dans certains cas. Est-ce qu’on ne peut pas savoir, par l’introspection, demande

le défenseur imperturbable de la théorie de l’identité, que notre vessie est pleine,

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tandis qu’une image échographique peut rendre les mêmes faits évidents à

d’autres personnes (RL, p. 227) ? En foi de quoi l’auteur conclut que l’objectif et le

subjectif ne seraient pas, « après tout », mutuellement exclusifs, car, dans au

moins certains cas, un état pourrait être connu à la fois subjectivement et

objectivement (RL, p. 227). Mais, ici Churchland semble ne point reconnaître ce

que, depuis Kripke et Nagel, et sans doute d’ailleurs depuis longtemps avant eux,

nul autre philosophe de l’esprit n’ignore : que toute image, échographique ou

autre, ne pourra jamais permettre de prévoir l’effet que cela fait de sentir le

besoin d’uriner, pas plus que Marie, limitée à une vision achrome, ne saura

jamais prévoir l’effet que cela fait de voir des couleurs.

3. Conclusion : utopie et vanité du projet neurophilosophique

118. La faute dans toute cette entreprise, celle-ci ayant pour ambition de

surmonter un écart entre le psychique et le physique en poursuivant des

recherches physiques, se résume donc, comme il a été suggéré précédemment, à

confondre le sens interne avec la sensation interne. Ce n’est qu’en faisant fi de

cette distinction que Churchland lui-même peut envisager un développement des

neurosciences qui pourrait être « le véhicule d’une grandiose reconstruction et

expansion de notre conscience subjective » (KQ, p. 75), une transformation qui

serait si imposante qu’elle promettrait, pour l’ « espace intérieur », un revirement

comparable à celui que la révolution en astronomie aurait produit par rapport à

notre compréhension des cieux (KQ, p. 75-76). Nous retrouvons ici le même

utopisme qui fut d’abord repéré dans « Reduction, Qualia, and Brain States » :

Grâce à une familiarité développée et profonde avec le langage en

croissance de la neurobiologie cognitive, nous pourrions peut-être apprendre à distinguer par introspection les vecteurs de codification

dans nos chemins axonaux intérieurs, des patrons d’activation dessinés dans des populations neuronales en proéminences, et moult

autres choses (KQ, p. 75).

Une telle ambition, sous une plume de philosophe, et non d’un romancier

futuriste, peut surprendre. En principe, l’œnologue ne saura jamais ce que

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goûte le vin, à moins d’être un assemblage de neurones et, de même, Marie ne

saura jamais ce que c’est que voir le rouge, ou ce que c’est que d’aimer, que

d’aimer un homme, une femme, un enfant, un Dieu, ou une rivière, sans être un

être qui voit et qui aime. Cette dualité des formes de connaissance est là depuis

toujours, et comment saurions-nous nous y soustraire, et pourquoi même

désirer s’y soustraire ?

119. En effet, quel œnologue serait assez insensé pour traiter sa connaissance

comme étant une connaissance primitive, si primitive qu’il aurait hâte d’en finir

avec elle, hâte qu’elle soit remplacée par un appareillage neurobiométrique

avancé qui lui en dirait d’autant plus sur ce qu’il goûte ? Ce n’est point ce qu’il

goûte qui l’intéresse, mais ce que cela goûte. Or, aurait-il envie de perdre ou

intérêt à perdre le goût ?

120. Et demandons-nous enfin, par défiance, ce qu’il nous faudrait conclure si

nous accordions l’impossible et admettions qu’un raffinement de sa

connaissance neurologique pourrait permettre à Marie de prédire la nature d’une

expérience de couleur, avant de l’avoir éprouvée. Que faudrait-il en conclure ?

Que l’expérience sensible, était-elle susceptible de prédiction, n’en serait pas

moins l’expérience sensible. Entre un do-ré-mi et une nuée de synapses, si le

gouffre n’était pas aussi profond qu’on a pu le prétendre, si on pouvait établir un

pont entre l’esprit et la matière, les deux rives ne se fondraient pas en une, et la

dualité ne s’effacerait point. C’est pourquoi à la fin cela nous est bien égal si le

physicien pouvait arriver à déchiffrer la clé du rapport psychophysique. Ce qui

importe, c’est qu’il y aura néanmoins toujours deux manières de connaître, deux

champs de connaissance ou deux aspects à toute connaissance, que ceux-ci

soient incommensurables ou pas, celui du sujet et celui de l’objet, et cela,

Churchland ne cesse de l’admettre :

L’argument qui précède n’élimine pas [does not collapse] la distinction (entre la connaissance-par-description et la connaissance par

acquaintance [knowledge-by-acquaintance]) (RQ, p. 27).

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CHAPITRE 4

L'argument de la connaissance supplémentaire de Frank Jackson

PARTIE I

LE PREMIER JACKSON

1. Les qualia épiphénoménaux

1. En 1982, Jackson publie « Epiphenomenal Qualia »242, suscitant une

vague de répliques243. Nous nous sommes intéressés au chapitre précédent à

celles de Churchland. L’intérêt de cet article, en ce qui concerne la présente

enquête, est l’argument en tant que tel que Jackson y défend. Par un exercice de

pensée tout simplet, Jackson a voulu contraindre les physicalistes à faire face

aux limites de leur connaissance, qu’ils prétendent en principe exhaustive, et à

admettre par ailleurs une connaissance autre que physique.

242 Frank Jackson, « Epiphenomenal Qualia », Philosophical Quaterly, vol. 32 (1982),

no 127, p. 127-136. Dorénavant : EQ. 243 Voir la bibliographie dans There’s Something about Mary, op. cit. (supra, n. 224,

p. 174), p. 444-451. Voir aussi Martina Fürst, art. cité (supra, n. 140, p. 77) ; William S. Robinson, « Jackson’s Apostasy », Philosophical Studies: An International Journal for Philosophy in the Analytic Tradition, vol. 111 (2002), no 3, p. 277-293.

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2. « Epiphenomenal Qualia » se présentait comme ayant pour objectif

principal de prouver que le physicalisme doit être faux. Il serait faux, parce

qu’aucune accumulation de renseignements « purement physiques » (EQ, p. 127) ne

pourrait jamais nous renseigner sur des faits propres à l’expérience elle-même,

sur nos sensations en tant que telles, sur ce que peut être l’odeur d’une rose, par

exemple (idem). De ce que la description physique du réel ne serait pas

exhaustive, Jackson se croit en droit de conclure que le physicalisme doit être

faux, puisque le physicalisme, selon lui, prétend être exhaustif, au moins en

principe (idem).

3. Pour défendre son point de vue, Jackson introduit donc l’exercice de

pensée évoqué précédemment (chap. 3, p. 173-176). Marie, neuroscientifique

omnisciente condamnée à vivre dans un univers noir et blanc, ne serait pas en

mesure de connaître l’effet que cela fait de voir du rouge. Sa connaissance de ses

sujets qui, eux, voient la couleur rouge, demeurait donc incomplète, malgré sa

connaissance exhaustive de leur condition physique.

4. La thèse de Jackson est essentiellement épistémique. Jackson lui-même

cependant sera porté à lui donner un biais ontologique. Au départ, il prétend

seulement que « l’information » physique ne saurait en aucun cas faire référence

aux qualia (EQ, p. 127). Mais il conclut par ailleurs que les qualia sont des effets

secondaires qui ne sauraient à leur tour être cause de quoi que ce soit de

physique. « Les qualia ne causent rien de physique, mais ils sont causés par

quelque chose de physique », écrit-il (EQ, p. 134). Cette proposition comporte une

grave difficulté. Elle pose des effets qui seraient causés, mais qui ne pourraient à

leur tour être causes. Ce n’est pourtant pas à ce reproche traditionnel contre

l’épiphénoménisme que Jackson a dû répondre.

5. Au contraire, au lieu de contester cet épiphénoménisme, les défenseurs du

physicalisme s’en prendront à la thèse suivant laquelle le physicalisme serait

faux en raison du fait qu’il ne peut pas rendre compte des qualia.

L’épiphénoménisme devient alors un élément qui se porte au service d’un

matérialisme dur. Il suggère en effet l’irréalité du phénoménal plutôt que

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l’incomplétude du récit physique. Au lieu de reconnaître qu’il y a une réalité ou

un aspect de la réalité dont le physicalisme commun ne peut rendre compte, on

laisse entendre que ce qui échappe à ce physicalisme n’est que mirage de toute

façon. Ce sera donc la prétention ontologique sous-jacente à l’argument

jacksonien qui sera visée, celle selon laquelle quelque chose échapperait au

physicalisme quand ce serait vers l’expérience sensible qu’on se tourne. Tout

comme McGinn, Jackson trace une zone intouchable, inaccessible en principe

par les méthodes propres aux sciences naturelles. Réagissant, non pas tant à la

seule idée d’un savoir incomplet, mais à l’idée d’un domaine qui leur serait

interdit — soit celui des qualia —, les gardes du physicalisme se sont attaqués à

cet apparent dualisme ontologique que l’argumentation jacksonienne semblait

appuyer.

2. Jackson répondant à Churchland

6. En 1986, suivant la critique en règle que Churchland lui réservait (RQ, p. 22-

27) et que nous avons passée en revue au chapitre précédent244, Jackson,

inébranlé, réitère son point245. Plus encore, il force la note : si le physicalisme

est vrai, une « connaissance physique complète serait une connaissance

complète, simpliciter » (WMDK, p. 291). Pourtant, Marie, en sortant de son univers

noir et blanc, apprend quelque chose qu’une connaissance physique complète du

monde ne lui apprendrait pas, nommément, ce que peut être l’expérience de la

couleur. Donc, le physicalisme serait faux (idem). Jackson répond alors aux trois

objections que lui réservait Churchland. Nous examinerons sa réponse à la

première d’entre elles, celle-ci révélant des aspects essentiels du débat.

7. Selon cette objection, l’argument de la connaissance supplémentaire246

joue sur une équivoque. Pour Churchland, le concept de connaissance n’aurait

244 Supra, chap. 3, Partie III, section 1-2, p. 173-177. 245 « What Mary Didn’t Know », The Journal of Philosophy, vol. 83 (1986), no 5, p. 291-

295 ; repris dans There’s Something about Mary, op. cit. (supra, n. 224, p. 174), p. 51-56. Dorénavant : WMDK.

246 Dans la littérature anglophone, on parle simplement du « knowledge argument ».

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pas le même sens dans l’une et l’autre de ses deux prémisses :

(1) Marie connaît tout ce qu’il y a à connaître à propos des états du cerveau et de leurs propriétés ;

(2) Marie ne connaît pas tout ce qu’il y a à connaître à propos des sensations et de leurs propriétés.

Donc, [...] (3) Les sensations et leurs propriétés ≠ les états du cerveau et leurs

propriétés (RQ, p. 24).

La connaissance dans la première prémisse serait une connaissance

propositionnelle, discursive. La connaissance dont il serait question dans la

deuxième prémisse correspondrait à la connaissance immédiate, à

l’ « acquaintance » (KQ, p. 71). Le moyen terme variant de la première à la seconde

prémisse, la conclusion du syllogisme, selon laquelle l’expérience phénoménale

ne serait pas un fait physique, ne serait donc pas valide (« les sensations [...] ≠ les

états du cerveau »).

8. Jackson répond en corrigeant Churchland, prétendant que celui-ci ne

reproduit pas l’argument de la connaissance supplémentaire en tant que tel.

Avant sa libération, explique-t-il, « Marie ne connaît pas tout ce qu’il y a à

connaître à propos des états du cerveau et de leurs propriétés, parce qu’elle ne

sait rien de certains qualia qui leur sont associés. » (WMDK, p. 293) C’est le « à

propos » qui serait important dans cette réplique, nous dit-on. Marie ne connaît

pas tout ce qu’il y a à connaître à propos de quelque chose, soit du cerveau de

ses sujets. Pour que son raisonnement soit plus clair, Jackson le reformule

comme suit :

Marie (avant sa libération) connaît tous les faits physiques connaissables à propos des autres personnes, et Marie (avant sa

libération) ne connaît pas tout ce qu’il y a à connaître à propos des

autres personnes [...]. Donc, il y a des vérités à propos des autres personnes (et à propos d’elle-même) qui échappent au récit physicaliste

(WMDK, p. 293 ; je souligne).

Jackson précise : l’argument ne concerne pas la sorte de connaissance qu’a

Marie, ou sa manière de connaître, mais la chose qui est connue, « ce qu’elle

connaît » (WMDK, p. 293). C’est d’ailleurs précisément ce qu’il prétendait déjà,

même dans « Epiphenomal Qualia » : « il y a quelque chose à propos de son

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expérience [de Fred], une des propriétés de cette expérience, par rapport à

laquelle nous demeurons ignorants. » (EQ, p. 132)247

9. Nous devrions regretter, selon moi, une telle réponse. Dans un premier

temps, elle introduit une subtilité douteuse qui, dans un deuxième temps, a pour

effet de nous détourner résolument du dualisme épistémique. Il faut considérer

le passage dans son ensemble :

Quand je prétendais que la totalité des connaissances physiques

concernant la personne de Fred ne suffisait pas pour nous dire ce qu’est son expérience spéciale de la couleur248 [was not enough to tell us what his special colour experience was like] [...] je prétendais qu’il y a quelque chose à propos de son expérience, une des propriétés de

cette expérience, au sujet de laquelle nous restons ignorants. Et si un jour nous venions à connaître, ou le jour où nous connaîtrons ce

qu’est cette propriété, nous ne connaîtrons toujours pas l’effet que cela fait d’être Fred [we still will not know what it’s like to be Fred], mais

nous connaîtrons quelque chose à propos de lui (EQ, p. 132).

C’est là un non-sens. Connaître ce que le discours physicaliste ne saisit pas à

propos de l’expérience de Fred, en ce qui concerne l’argument jacksonien, c’est

connaître l’effet que cela fait d’être Fred. Jackson peut renchérir, en précisant

qu’ « aucune connaissance à propos de Fred, qu’elle soit physique ou non, ne

saurait correspondre à une connaissance ‘de l’intérieur’ de Fred », parce que

« [n]ous ne sommes pas Fred » (EQ, p. 132), et ce point pourrait être valide, en un

sens plus subtil : même si je connais l’effet que cela fait de voir du rouge, je ne

connaîtrai jamais l’effet que cela fait d’être Fred et de voir du rouge. Il n’en

restera pourtant pas moins vrai que, pour connaître l’effet que cela fait d’être une

chose telle ou telle, il faut être, et il suffit d’être, une telle chose. Pour connaître

l’effet que cela fait d’être humain et de voir du rouge, il suffit d’être un être

humain qui peut voir les couleurs. Or, cette connaissance ne peut justement

pas être une connaissance « à propos de », une connaissance propositionnelle.

Par conséquent, quand, pour répondre à Churchland, Jackson insiste sur l’idée

que son argument concerne la connaissance « à propos », c’est-à-dire une

247 Voir aussi p. 129 : « Knowing all this is not knowing everything about Fred » ; p. 130 :

« when Mary is released [...] she will learn something about the world ». 248 Frédéric est un individu fictif qui peut voir une couleur très différente du rouge mais

que tout autre sujet humain perçoit indistinctement comme rouge (EQ, p. 128).

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connaissance intentionnelle, et non pas une autre sorte de connaissance, il retire

à son argument tout le feu dont il est porteur.

10. Cette réponse, sans nier la dualité épistémique, semble donc pratiquer

une sorte d’obscurantisme à son égard, tout en l’écartant implicitement comme

facteur pertinent dans la problématique.

11. Nous aurions au contraire intérêt à désenclaver le dualisme épistémique

du rôle argumentatif auquel il semble avoir été consigné dans ce débat, servant

surtout à écarter un prétendu dualisme ontologique. Le rôle du dualisme

épistémique n’est pas de montrer que le dualisme ontologique est un postulat

métaphysique sans fondement, une illusion produite par une dualité

épistémique. Pour reconnaître la valeur propre de l’argument jacksonien, il suffit

de n’y voir qu’une défense de rien d’autre qu’un dualisme épistémique. Car, si

on peut juger sa conclusion fausse, pour autant qu’on cherche à y voir une

prétention ontologique, sa deuxième prémisse — celle selon laquelle Marie

apprend quelque chose de neuf en sortant de sa cellule — reste vraie, et c’est de

cette prémisse qu’il importe de tirer des conclusions. Si Marie apprend quelque

chose de neuf en sortant de son laboratoire, c’est qu’une connaissance physique

complète n’épuise pas tout ce qu’il y a à connaître. Et alors, le dualisme

épistémique prévaut.

12. Malheureusement, Jackson lui-même, dans sa réponse à Churchland, ne

semble pas être disposé à reconnaître que son argument prouve précisément ce

qu’il importe de prouver, soit qu’il y existe une autre catégorie de connaissance,

hormis la connaissance objective. Plus encore, sa position peut maintenant être

reléguée à l’histoire. Aujourd’hui, Jackson n’y croit tout simplement plus.

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PARTIE II

JACKSON CONTRE JACKSON

The ‘redness’ is not a feature one is acquainted with, but instead is a matter of how things are being

represented to be.

F. Jackson249

1. Revirement

13. Plus tard, plus de dix ans après cette défense, et dans les années qui

suivirent, Jackson publie des textes où il se présente sous un nouvel étendard250.

En effet, Jackson prétendra maintenant que, si tout est physique, alors le récit

physicaliste doit impliquer les faits psychiques (PPQ, p. 410). Jackson semble alors

prendre ses distances par rapport à son épiphénoménisme antérieur. Il est vrai

que, s’il affirmait, en 1982, que « les qualia ne causent rien de physique », il

prétendait déjà néanmoins que les qualia sont « causés par quelque chose de

physique. » (EQ, p. 134 ; supra, p. 196) Donc, avant comme après son virage, Jackson

prétend que les qualia s’expliquent par des événements physiques. Jackson ne

suit pas le parcours panpsychiste et il ne comprendra pas les qualia comme

étant des faits physiques qu’on ne peut pourtant pas inscrire dans une relation

249 « Mind and Illusion » (v. note suiv.), p. 432. 250 « Postscript », « Postscript on Qualia » et « Mind and Illusion », in There’s Something

about Mary, op. cit. (supra, n. 224, p. 174), p. 409-415, 417-420 & 421-442. Dorénavant : PPQ. « Postscript » fut d’abord publié dans Contemporary Materialism (P.K. Moser–J.D. Trout [dir.], New-York, Routledge, 1995), p. 192-198. « Postscript on Qualia » fut d’abord publié dans F. Jackson, Mind, Method, and Conditionals (Londres, Routledge, 1998), p. 76-79.

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causale normale — c’est-à-dire où tout effet est à son tour cause. Il persiste à

croire au contraire qu’en principe, si le physicalisme est vrai, alors le physique

doit être la cause du psychique. Le fond de sa pensée se trouvait donc déjà là,

dans son texte de 1982. Cependant, il prétendait alors qu’une description

physique complète ne rendrait pas compte de l’expérience vécue ; il prétend

maintenant au contraire qu’il était, à l’époque, dans l’erreur et qu’il croit

maintenant que le psychique doit pouvoir se déduire, du moins en principe, à

partir de faits physiques (PPQ, p. 411).

14. Or, le fait que Jackson soutienne maintenant une telle hypothèse demeure

initialement inexplicable. D’un certain point de vue, le revirement de Jackson est

si étonnant qu’il pourrait se comparer à un récit surréaliste. Que les idées d’un

auteur évoluent et que celui-ci effectue même un revirement complet dans sa

prise de position, voilà qui peut être très sain ou, à tout le moins, bon signe.

Mais que le champion d’une position qui a su, armé du plus solide des

arguments, mobiliser la « philosophie de l’esprit » dans son ensemble,

contraindre chacun à prendre position à son tour, le plus souvent contre lui, et

qui a su défendre avec succès cette brèche dans le physicalisme borgne, finisse

par se rendre à un mea culpa, à s’avouer dans le tort, à repousser ses propres

vues, sensées, pour se rallier à celles de ses adversaires, proprement décrites

comme bouffonnes, cela ne peut que demeurer incompréhensible, sinon

suspecte. Jackson :

La plupart des philosophes, s’ils ont à choisir entre suivre la science ou suivre leur intuition, choisiront de s’en remettre à la science. Quoique je fusse longtemps un dissident, je me range aujourd’hui avec

la majorité ; j’ai capitulé et je vois maintenant la question intéressante comme étant celle de savoir comment des arguments qui s’opposent

au physicalisme en faisant appel à l’intuition — des arguments si convaincants — nous induisent en erreur (PPQ, p. 421).

Notre tâche serait donc dès lors déterminée : il ne nous resterait qu’à nous

décharger de nos illusions (intuitives) (PPQ, p. 421).

15. Si Jackson admet maintenant la vérité du physicalisme, qu’est-ce que cela

peut impliquer ? Nous venons d’apprendre que la vérité du physicalisme

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implique, comme corrélat, que les faits psychiques puissent être déduits, en

principe, à partir de données physiologiques complètes. C’est ce qu’il tente de

défendre plus explicitement dans « Postscript on Qualia » :

La rougeur de nos rouges peut en principe être déduite si nous

connaissons suffisamment de faits concernant la nature physique de notre univers et, ce, malgré l’apparence contraire qui a monnayé

l’argument de la connaissance [supplémentaire]. C’est pour cette raison que je crois maintenant que cet argument ne tient pas (PPQ,

p. 417-418).

Cette assertion, bien surprenante, s’appuie sur un raisonnement qui est exposé

à deux reprises et que nous examinerons attentivement tour à tour.

2. Le nouveau raisonnement : premier aperçu

16. Pour justifier sa position, Jackson expose de nouveaux constats. Le

passage peut paraître obscur et une interprétation partielle en est proposée entre

crochets :

Notre connaissance du côté sensoriel de la psychologie a une source causale.

[Interprétation : le volet sensible de l’expérience, ce que nous sentons par opposition à ce que nous pensons, est toujours produit par une

quelconque cause corporelle, par un événement dans la matière, donc par un événement qui doit obéir aux lois de la causalité matérielle.]

Voir du rouge et sentir de la douleur a un impact sur nous, une trace dans la mémoire

[interprétation : donc, dans la matière]

qui soutient notre connaissance de l’effet que cela fait de voir du rouge

et de sentir de la douleur dans les maintes occasions où nous ne voyons pas du rouge et ne sentons pas de la douleur.

[Interprétation : nous pouvons voir du rouge dans notre tête, en y

pensant seulement, sans en voir réellement ; donc, il faut bien, pour que cela soit possible, que nous ayons des traces physiques, dans notre mémoire, des occasions où nous avons effectivement vu du

rouge.]

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Voilà pourquoi cela a toujours été une erreur que de dire qu’on ne pouvait savoir ce qu’est le rouge ou ce qu’est la douleur sans en avoir

fait l’expérience : de fausses traces dans la ‘mémoire’ suffisent [false ‘memory’ traces are enough] (PPQ, p. 418 ; je souligne).

Or, pourquoi parler ici de « fausses traces » ? Il semble y avoir une prédilection,

en philosophie de l’esprit, pour des observations portant sur les « fausses

expériences », sur les mirages. Parce qu’on a affaire là à un phénomène qui ne

s’explique pas directement par une sensation produite par une présence

extérieure réelle, on semble avoir l’impression de se retrouver avec un

phénomène qui serait sans cause corporelle. On peut alors être prêt à croire —

sinon à laisser entendre — qu’il s’agit d’un phénomène par rapport auquel, en

quelque sorte, la réalité semble faire défaut. Par une sorte de contamination

sophistique, semble-t-il, cette tendance à considérer les « fausses expériences »

jouerait à l’avantage d’un épiphénoménisme ou d'un éliminationnisme : associer

l’activité de l’esprit à un mirage, n’est-ce pas faire de l’expérience consciente une

irréalité ? Jackson se laisse donc apparemment convaincre que le physicalisme,

tel qu’il l’entend, serait vrai parce qu’il suffirait de se souvenir d’une sensation

pour produire un effet subjectif, un effet que l’auteur juge alors, bizarrement

faut-il dire, illusoire.

17. Pour que le physicalisme tel que l’entend Jackson soit vrai, il faudrait que

toute connaissance véritable ne puisse faire référence qu’à des faits physiques ou

à des faits dérivés ou dérivables de faits physiques — Jackson incluant sous ce

titre les connaissances propres à des conceptions fonctionnalistes de l’esprit (EQ,

p. 127). Il faudrait donc nous décharger de « l’intuition erronée suivant laquelle

Marie apprend quelque chose de neuf, à sa libération, à propos des états de

choses. » (PPQ, p. 419) Or, on peut comprendre l’abandon du dualisme ontologique,

mais faut-il pour autant abandonner l’idée que Marie apprenne quelque chose en

sortant de chez elle ? En niant que Marie apprenne quelque chose en voyant du

rouge pour la première fois, il semble que Jackson aille trop loin. Voyons son

raisonnement de plus près.

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3. Nouvelle explicitation plus détaillée du raisonnement jacksonien

18. Le sens de la première explication de Jackson ne paraissait pas évident :

l’expérience qui consiste à voir du rouge laisserait en nous des traces

mnémoniques qui, elles, nous permettraient de connaître « l’effet que cela fait »

de voir du rouge même à des moments où nous n’éprouverions pas cette

sensation. Et, de là, Jackson concluait que ce serait donc une erreur de

prétendre qu’on ne puisse connaître le rouge sans en avoir fait l’expérience parce

que, expliquait-il, « de fausses traces dans la ‘mémoire’ suffisent. » Mais suffisent

pour quoi ? Suffisent pour produire la connaissance de l’effet que cela fait de

voir du rouge ? Soit. Mais en quoi cela viendrait-il ébranler la position

jacksonienne initiale ? Que je pense à du rouge ou que mes sens me révèlent du

rouge, c’est encore faire l’expérience du rouge et, surtout, il semble que ce soit

éprouver quelque chose que les neurosciences ne seraient toujours pas en

mesure de prévoir (en tant que tel). C’est essentiellement ce qu’en conclut W.

Robinson, lequel s’est penché sur le même passage251. Comment d’ailleurs

rappeler à l’esprit cette expérience sans l’avoir éprouvée au départ ? Cependant,

ce souvenir n’était-il qu’une illusion provoquée par l’électrode d’un physicien, le

raisonnement serait encore le même : il faut éprouver « l’effet que cela fait » pour

le connaître.

19. Examinons donc, point par point, une nouvelle explicitation, plus détaillée,

que nous offre Jackson de son raisonnement :

Point 1 : l’hypothèse la plus plausible pour le physicaliste serait

que « l’expérience sensorielle serait une information ‘putative’ à

propos de certaines propriétés hautement relationnelles et

fonctionnelles de ce qui se passe en nous [of goings on inside us]. »

(PPQ, p. 419) (Passage interprété plus bas.)

Point 2 : les expériences sensorielles seraient alors une façon

251 W.S. Robinson, « Jackson’s Apostasy », art. cité (supra, n. 243, p. 195), p. 286.

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« rapide et efficace » d’acquérir ce genre d’information (PPQ, p. 419).

Point 3 : tel l’aurait voulu l’évolution, en raison des avantages que

de telles aptitudes peuvent procurer (PPQ, p. 419). (Idée qui pourrait

servir à donner une bénédiction scientifique à un raisonnement en

le drapant du langage de la théorie de l’évolution, mais, qui en soi

n’ajoute rien de substantiel à la position de l’auteur.)

Point 4 : l’expérience sensorielle serait à cet égard « comme la

manière [je souligne] par laquelle nous acquérons des

renseignements à propos des propriétés intrinsèques. » (PPQ, p. 419)

Point 5 (= point 4 nuancé) : l’auteur répète : « Par conséquent,

l’expérience sensorielle se présente à nous comme si [je souligne]

elle consistait à acquérir des renseignements à propos de la

nature physique intrinsèque. » (PPQ, p. 419)

Point 6 : mais, précise-t-il :

de toute évidence, ce n’est pas de l’information à propos de la nature

physique intrinsèque, donc, l’information qu’acquiert Marie [en sortant de sa cellule] se présente à nous comme si [je souligne] elle était une

information à propos de quelque chose qui transcende l’univers

physique [as if it were about something more than the physical]. Voilà, tel que je le pense maintenant, l’origine de cette intuition aussi

trompeuse que claire selon laquelle Marie apprendrait quelque chose de neuf concernant l’état du monde en sortant de son univers incolore

(PPQ, p. 419).

20. Ainsi, tout est physique et Marie n’apprend rien de neuf en vertu de sa

nouvelle expérience sensorielle ; celle-ci lui fournit des renseignements, mais ces

renseignements ne concerneraient que « putativement » la « nature physique

intrinsèque » des objets (ou du sujet ?). Donc, l’expérience sensorielle se

présente à nous comme si elle nous apprenait quelque chose à propos de la

nature intrinsèque des objets (ou de soi-même ?), mais comme, « de toute

évidence », ce ne serait pas là une connaissance physique, nous serions portés à

croire que c’est une connaissance à propos de quelque chose qui transcende le

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physique. Mais ce serait là une erreur, une illusion. Il n’y aurait pas quelque

chose d’autre, par-delà le physique, au sujet duquel la couleur rouge nous

apprendrait quelque chose. Donc, Marie n’apprend rien de neuf en sortant de

son monde achrome.

21. Si la couleur n’est pas une connaissance à propos de ce qui transcende le

physique, et si ce n’est pas une connaissance à propos de « la nature physique

intrinsèque » des choses, qu’est-ce ? Force nous est de conclure que cette

connaissance n’est, pour Jackson, qu’une proto-connaissance, une connaissance

« putative ». Comment expliquer cette dévalorisation de cette connaissance aux

yeux mêmes de celui qu’on aurait pu prendre pour un de ses plus ardents

défenseurs ? Pour tenter de comprendre, revoyons, mais de plus près encore, le

même passage.

22. Selon le premier point retenu, l’expérience sensorielle serait une manière

d’obtenir des renseignements qui concerneraient putativement certaines

propriétés « hautement fonctionnelles et relationnelles » des choses qui se

produisent en nous. Nous pourrions demander pourquoi on ajouterait ici « qui

se produisent en nous » ? Ces renseignements portent-ils sur notre état ou sur

l’état du monde ? Peut-être faudrait-il comprendre, simplement, que les couleurs

sont des propriétés de choses qui se produisent en nous, mais lesquelles, étant

« hautement relationnelles », indiquent des états de choses hors de nous. Une

précision additionnelle de Jackson ne chasse guère l’ambiguïté : l’expérience

sensorielle représente « certains faits hautement relationnels et fonctionnels à

propos de ce qui nous arrive. » (PPQ, p. 419 ; je souligne) Mais que ce soit en un sens

internaliste ou externaliste qu’il faille comprendre Jackson, ce qui importe dans

ce premier point est la nature putative des renseignements que transmet

l’expérience sensorielle. Passons aux autres points.

23. L’expérience sensorielle serait — deuxième point — « une manière ‘rapide

et efficace’ d’obtenir de l’information hautement relationnelle et fonctionnelle ».

Du moins, on pourrait le croire. En fait, comme l’énonce le quatrième point,

connaître une expérience sensorielle, c’est comme acquérir de l’information à

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propos des propriétés intrinsèques et, par conséquent, cinquième point, cette

expérience se présente à nous comme si elle nous offrait de l’information à propos

de la nature intrinsèque des choses ; mais il y aurait mirage, faudrait-il

comprendre. La nuance, s’il y a, entre les points 4 et 5, pourrait être la suivante.

Selon le point 4, faire l’ « expérience de », ce serait comme acquérir de

l’information, et Jackson semble alors mettre l’accent sur la méthode, sur la

manière d’acquérir des renseignements. Au point 5, l’accent semble porter plutôt

sur les résultats : par les sensations, nous acquérons des renseignements

semblables à ceux que nous obtenons par les voies de la science, en ce sens que,

s’il n’y a pas de vert ou de rouge dans la nature, cette distinction apparaissant

dans nos représentations sensibles nous permet néanmoins de reconnaître des

distinctions véritables dans le réel :

quoique les couleurs, en tant qu’expériences visuelles, représentent de manière substantiellement fausse [...], il y a néanmoins, dans le

monde, des propriétés physiques complexes constituant des relations qui sont assez près de ce que rendent les couleurs pour nous

permettre de les identifier à l’aide de ces différentes couleurs (PPQ,

p. 419).

Cependant, pour Jackson, le point 6 demeure : les renseignements obtenus, ne

sont pas des renseignements qu’on pourrait rapporter en tant que tels à la

nature physique intrinsèque.

24. Ces « faux » renseignements que nous procure la sensation resteraient

néanmoins précieux, parce qu’ils indiquent indirectement une réalité qui nous

serait autrement plus difficile à découvrir. Le ciel n’est pas vraiment bleu, et les

feuilles ne sont point vertes, mais en traduisant les variations innombrables des

longueurs d’onde électromagnétique en faits illusoires, en couleurs, il nous est

possible d’effectuer des discernements qui nous seraient autrement

pratiquement impossibles à réaliser. Voir de manière colorée, par exemple, serait

une faculté qui aurait été favorisée par l’évolution parce qu’elle permettrait de

distinguer des matières comestibles qui autrement seraient fort peu évidentes

(PPQ, p. 431). Mais la couleur, en tant que telle, n’existerait pas. C’est pourquoi

Jackson écrit que, « de toute évidence », ces qualités ne se rapportent pas à la

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nature physique intrinsèque (des objets perçus, faudrait-il comprendre, sinon de

« ce qui se passe en nous »).

25. Au point 4, on voit donc l’expression ‘propriétés intrinsèques’ reprendre le

sens que Locke lui réservait en en faisant des propriétés attribuables à l’objet.

Inversement, les propriétés de notre être même, que les panpsychistes comme

Eddington ont voulu baptiser ‘propriétés intrinsèques’, se voient inscrites sous le

titre de propriétés « relationnelles » et, même, « hautement relationnelles ». Cette

désignation ne semble pas innocente, faisant retentir peut-être plus qu’il le faut

le caractère relationnel du quale. Car, on ne voudra pas oublier que ceux qui

mettent en valeur les qualia nous les présentent justement comme constituant

des propriétés non pas relationnelles, mais intrinsèques. Il nous faudrait peut-

être nous rappeler de nouveau le concept de propriétés intrinsèques, pour y voir

plus clair.

4. Les volets objectif et subjectif de l’expérience

26. Revenons donc à la distinction lockéenne entre propriétés primaires et

secondaires252. Certaines des caractéristiques qui semblent être propres à l’objet

ne le seraient qu’en apparence, ces caractéristiques ne constituant en réalité que

l’effet que ces objets auraient sur nous. Locke désignait ces propriétés comme

étant des propriétés secondaires. Cependant, nous l’avons vu, là où les

propriétés primaires sont, pour Locke, des propriétés intrinsèques des objets

perçus, les propriétés secondaires — quand il s’agit des effets que les objets ont

sur nous — sont, pour les panpsychistes, et pour certains tenants de la théorie

du double aspect, des propriétés intrinsèques du sujet percevant253.

27. Quant aux propriétés primaires lockéennes, il n’est pas question de les

confondre avec des propriétés nouménales, même si on peut être porté à croire

252 Supra, chap. 1, p. 75-76. 253 Supra, chap. 1, p. 76-77.

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que c’est ainsi que Locke lui-même concevait ces propriétés254. Il nous faut

simplement reconnaître que l’expérience est constituée d’une manière telle que

s’inscrive en elle cette distinction entre des propriétés se rapportant aux objets et

d’autres se rapportant encore à l’objet, quoique moins directement, tout en

montrant cependant directement le sujet.

28. Il nous faut ensuite constater que les propriétés qui montrent ainsi le sujet

et l’objet ne montrent pas l’un et l’autre de la même manière. C’est dire que les

propriétés secondaires lockéennes ne révèlent pas le sujet à lui-même en

utilisant des voies comparables à celles qui rendent les propriétés primaires

lockéennes révélatrices de l’objet.

29. Les propriétés secondaires lockéennes sont le sujet, et donc l’être que nous

sommes : elles sont, du moins, une partie constitutive de notre être. Nous

sommes ces propriétés. Nous sommes les sensations. Au contraire des

propriétés primaires se rapportant aux objets, les propriétés intrinsèques à la

représentation constituent donc une connaissance immédiate, en l’occurrence,

une connaissance de cette représentation, là où la connaissance objective ne

peut jamais constituer qu’une connaissance par inférence255, une connaissance

médiate. Ceci, au passage, n’est pas pour miner d’autres usages, parfaitement

légitimes, de l’expression « connaissance immédiate », pouvant désigner par

exemple des connaissances immédiates de faits objectifs, comme lorsque nous

prenons immédiatement connaissance des personnes qui sont dans une même

pièce avec nous. C’est seulement dans le contexte métaphysique où évolue la

présente discussion que toute présence physique doit être comprise comme

inférence ou hypothèse, comme connaissance indirecte.

30. Toutes les analyses, tant des Churchland que de Jackson, portent sur la

254 C’est ce que suggère Schopenhauer : « Esquisse d'une histoire de la doctrine de

l'idéal et du réel », in op. cit. (supra, n. 199, p. 126), p. 20-22. 255 Il s’agit d’un présupposé qui a été retenu dès le départ (supra, Introduction, p. 29),

indispensable tant pour un idéalisme (accentuant surtout le caractère subjectif des catégories représentationnelles) que pour un réalisme (soutenant d’abord la réalité de l’objet indiqué). La seule idée de propriétés relationnelles ou extrinsèques exige qu’on comprenne tout donné empirique comme n’étant qu’un indice sur la base duquel un monde réel est inféré.

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valeur objective de l’ « information », sur le message objectif dont est porteuse

l’expérience. Mais la connaissance immédiate est par définition non

intentionnelle, sans visée ; c’est le médium qui est connu en elle (on pourra aussi

dire « le messager »256), et non le message. Cela suffit déjà pour montrer que ces

deux connaissances — connaissance immédiate de la représentation et

connaissance de la visée représentée — diffèrent essentiellement et radicalement

l’une de l’autre.

31. Cette distinction entre le médium et le message nous conduira sous peu à

une autre distinction, sans doute très importante dans les faits, quoiqu’elle soit

moins pertinente dans le présent contexte. Il s’agit de la distinction entre une

médiation objective et une médiation subjective. Certes, le médium renvoie

indirectement à l’objet. Il renvoie indirectement aussi au sujet. Mais ce n’est pas

de la même manière qu’il renvoie à l’objet et au sujet.

32. Que la différence entre ce que Marie connaît avant et après sa sortie dans

le monde soit celle qu’il nous faille reconnaître entre le médium et son message

est précisément ce que soutient William Robinson dans son analyse

exceptionnelle portant d’ailleurs sur le même extrait qui a été décortiqué plus

haut. Dans un passage particulièrement limpide, Robinson résume la réponse

qui doit être faite à Jackson. Suivre la voie du représentationnalisme, comme

Jackson propose de le faire, implique que « nous devions considérer l’expérience

comme étant en réalité une représentation d’un fait relationnel complexe »257. Ce

qui suscite alors du commentateur la remarque suivante :

Toute représentation cependant requiert un médium — textes

imprimés, signaux de code morse, [...] etc. Faire appel à une analogie [reposant sur l’idée de la sensation comme reportage « putatif »] ne fait

que nous obliger à redécrire ce que Marie ne connaît pas avant sa libération, nommément, elle ne connaît pas le médium représentationnel en lequel John [en tant qu’objet observé par Marie, neuroscientifique] donne forme à ses renseignements relationnels258.

256 « Le sujet n’est pas le ‘bruit’ qui perturbe le message scientifique : c’est le messager. »

Edgar Morin, La Méthode, t. 2 : La Vie de la Vie, Paris, Seuil, 1980, p. 274. 257 « Jackson’s Apostasy », art. cité (supra, n. 243), p. 289. 258 Idem ; je souligne.

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C’est pourquoi Robinson a raison de préciser que l’argument de Jackson,

quoiqu’il soit censément présenté par ce dernier pour justifier sa rétraction, reste

simplement sans pertinence259. Le débat ne concerne pas la connaissance des

propriétés des objets perçus ou la manière par laquelle ces renseignements sont

acquis260. Ce débat concerne au contraire la différence, en tant que telle, que

découvre Marie lorsque, découvrant le monde visuel normal, elle découvre la

différence entre voir un avocat et voir une tomate mûre261.

33. Comment caractériser cette distinction que fait valoir ici Robinson entre le

médium et le message ? Nous avons vu comment Eddington répond à cette

question262. L’expérience en elle-même, en tant que médium, offrirait un

échantillon du réel, un spécimen de la nature intrinsèque de notre propre réalité,

soit de l’être que nous sommes, et c’est en cela que le volet immédiat de

l’expérience constitue une forme unique de connaissance. La connaissance

objective, pour sa part, ne constituerait jamais qu’une connaissance

relationnelle, une connaissance portant sur les relations entre les diverses

composantes de la réalité, d’une réalité dont nous pourrions pressentir la nature

intrinsèque, mais seulement à travers le volet sensible de notre expérience.

34. Ceci nous ramène à Ruyer : la conscience renvoie à deux êtres

« objectivables » — la réalité extérieure perçue et le « cerveau » réel du percevant.

Cependant, l’expérience ne montre pas de la même manière ces deux choses, soit

l’être que nous ne sommes pas, l’altérité, et l’être que nous sommes, l’ipséité.

Elle indique indirectement l’objet, à travers des catégories, disons, « naturelles »

que sont celles de la sensibilité et de l’entendement. À l’inverse, quand il s’agit

du sujet, s’il est encore possible, et même nécessaire, de dire qu’elle l’indique,

parce qu’il faut bien que notre être — soit, le sujet — soit plus que notre seule

expérience vécue, il faudra aussi dire qu’elle indique autrement ce transcendant

et dire surtout que, bien avant d’indiquer autrement les dimensions cachées de

notre être propre, elle montre directement cet être, si ce n’est que partiellement,

259 Id. 260 Id. 261 Id. 262 Supra, chap. 1, p. 72-75.

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parce qu’elle est cet être.

35. Si nous écartons, écrit Eddington, « toute idée préconçue concernant

l’arrière-fond relié à nos mesures quantitatives », entendant par cet « arrière-

fond » la réalité nouménale (où ‘réalité nouménale’ constitue un pléonasme : le

noumène, c’est le réel), il faut admettre que nous ne connaissons rien de cet

arrière-fond, sauf en ce qui concerne un seul cas particulier, celui de notre

expérience consciente. Et alors cet accès suggère par lui-même que l’ensemble

auquel se rattache la conscience est d’une nature comparable à celle qu’elle

semble présenter elle-même : « [m]ais dans un cas — nommément celui des

données quantitatives qui se rapportent à mon propre cerveau — », écrit-il, « j’ai

un accès à mon cerveau qui n’est pas limité à l’évidence que m’offrent ces

données. Cet accès me montre que ces chiffres se rattachent à un arrière-fond

de conscience »263.

36. La couleur rouge éprouvée peut encore se comprendre comme « signe de »,

signe d’une réalité objective, soit une onde électromagnétique d’une certaine

fréquence. Et elle est de même le signe, cette fois subjectif, d’une autre réalité

objectivable. Elle signifie le « cerveau » — où du moins le « lieu » où se produit

apparemment cette épreuve de rougeur. Qu’indique-t-elle, en tant que rougeur,

de cette deuxième réalité qui autrement nous apparaît sous forme de cerveau ?

Mais surtout, comment indique-t-elle cette réalité, lorsque c’est subjectivement

qu’elle l’indique ? Quelle est la nature de cet indice ?

37. L’impression de rougeur, comme indice objectif, indique initialement un

objet, une pomme, par exemple. La perception, en tant qu’analyse préréflexive,

nous présente le rouge comme étant propre à la pomme, en s’appuyant sur cette

rougeur pour distinguer la figure de la pomme du fond qui l’entoure. Le savant

se penche sur cette expérience et explique comment la vision résulte d’un jeu de

rayons de lumière qui, réfléchissant sur l’objet, affectent un sens en nous arrimé

à cette réalité extérieure qu’est la lumière (et non plus la pomme). Nous ne

263 Arthur S. Eddington, La nature du monde physique, op. cit. (supra, n. 69, p. 42),

p. 261 (p. 259 dans l’édition originale anglaise).

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percevons point les objets, pourrait-on nous dire, mais la lumière ; et celle-ci

n’est point de la couleur, mais des ondes photoniques. Nous pourrions aussi

bien dire que la vision résulte d’un jeu de stimulations sur les nerfs optiques qui

affectent en notre cerveau une zone arrimée à ces stimulations que sont celles

des nerfs optiques. Nous ne percevons point de la lumière, dirait-on alors, mais

nous-mêmes, soit les effets que la lumière a sur notre œil ou encore les effets que

notre œil a sur notre cerveau, ouvrant par là la voie à une régression à l’infini.

38. Ce n’est pas en régressant toujours plus en soi de cette façon qu’on pourra

cependant se retrouver soi-même et voir comment une impression indique non

seulement un objet — et même un monde objectif — mais un sujet et un univers

subjectif. Ce n’est pas en reculant en soi qu’on peut se voir, mais en se

retournant vers soi. Comment encore caractériser ce mouvement ?

39. Reprenons encore l’exemple de la lumière. Lorsqu’on réduit la lumière

objective à une onde électromagnétique, nous disons « La lumière bleue du ciel,

ce n’est pas vraiment du bleu ; c’est autre chose. » Et cette autre chose pourrait

être passablement différente de cette perception que nous en avons et, même —

point qui serait à souligner —, passablement différente de la conception que

nous pouvons en avoir. En effet, il n’est pas difficile d’entrevoir la probabilité que

l’ordre des faits nouménaux, soit la réalité, diffère significativement de l’image,

même conceptuelle, que le primate que nous sommes peut s’en faire. Nous

n’avons qu’à penser à la controverse « ondes ou particules ? » concernant le

substrat des faits lumineux fondamentaux. Onde ou particules, la réponse n’en

demeurera pas moins un reflet de nos catégories nous permettant d’ordonner

utilement le réel, plus qu’une fidèle reproduction du réel.

40. Ce n’est plus ce que nous pouvons dire lorsqu’il s’agit de l’expérience en

tant que telle. Nous ne pouvons plus dire en effet que celle-ci n’est pas vraiment

du bleu, du rouge, ou une humeur, et que c’est « en réalité » autre chose — par

exemple, de l’électromagnétisme264. Il est possible de penser, certes, que le bleu

264 Comme même G. Strawson a été tenté de le faire : « The heart of experience, perhaps,

is electromagnetism in some or all its forms » (quoique Strawson précise encore, à cet

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renvoie subjectivement à un être qui serait plus que lui, mais non plus

uniquement à un être qui serait entièrement autre que lui et différent de lui. Il

n’est plus possible de dire ici que le bleu n’est pas vraiment du bleu, qu’il n’existe

pas vraiment et que c’est autre chose, peut-être des ondes électromagnétiques

(intracrâniennes, cette fois). Les couleurs sont des éléments du réel, de ce réel

même qu’une science parfaite ne saurait jamais qu’indiquer indirectement en le

traduisant dans un langage conceptuel physicaliste. La couleur est plus qu’une

simple indication, objective et subjective, de deux êtres, d’un être réel autre que

nous et de l’être réel que nous sommes. Elle est de l’être réel. Elle serait,

subjectivement, une indication-échantillon. Elle nous montre le réel en nous en

offrant un spécimen. Par suite, dans la mesure où il nous faudra prévoir un

écart entre le réel et son image, il nous faudra en prévoir un semblable entre

notre vécu sensible et notre conception physique du réel.

41. En effet, comme le réel n’est jamais ce qui apparaît dans l’image, même

savante, de ce même réel, on comprend que l’expérience ne puisse jamais

paraître sur l’ « écran de radar » de la science, pourrions-nous dire, aussi

développée fût-elle — tout comme ce ne sont pas, en effet, des bateaux et des

avions qui paraissent sur un écran de radar, mais des points. Il n’y aurait là rien

à regretter. Il s’agit simplement d’en comprendre les implications. Si nous

sommes disposés à admettre, avec Eddington, que la science ne nous dit rien et

ne saurait nous dire quoi que ce soit de la nature intrinsèque de l’atome, il nous

faut admettre la conclusion : l’expérience ne peut que rester irréductible et nous

ne pouvons, par conséquent, faire autrement que retrouver en elle deux volets de

connaissance incommensurables l’un par rapport à l’autre. L’un de ces volets se

constitue de la connaissance de l’expérience en elle-même, alors que l’autre se

constitue de la connaissance que cette expérience permet d’inférer à propos du

monde.

42. Considérons maintenant cette chose indiquée par le volet subjectif de la

endroit, corrigeant par là toute dérive « physicSaliste » [RM, p. 4] possible, que : « l’électromagnétisme sous toutes ses formes n’est sans doute qu’une des expressions d’une force unique qui serait intrinsèquement expérientielle [...]. ») (RM,

p. 27, n. 50).

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représentation. Cela peut-il faire le moindre sens de dire que le bleu, en tant que

donnée subjective, « indique » des ondes électromagnétiques intracrâniennes ?

Les événements ou les faits dits cérébraux (et donc physiques) — sang, ondes,

neurones — ne sont eux-mêmes que des indications, fiables sans doute, mais

encore que des indications d’un être réel qui, en tant que tel, reste entièrement

autre. Les signes objectifs du réel et ses signes subjectifs peuvent donc certes

l’un et l’autre être interprétés comme étant des signes renvoyant à un tiers, à un

troisième terme inconnu (et nouménal). Sauf que, comme l’indiquait déjà Ruyer,

un tel troisième terme ne peut être entièrement autre par rapport à l’impression

sensible265. C’est parce que l’impression sensible est déjà un fait nouménal. Elle

est une réalité.

43. Une douleur « au bras » est habituellement interprétée comme étant un

vécu qui indique une réalité corporelle, comme si la douleur n’était que le signe

et le corps le réel. Mais le réel, en l’occurrence, est le vécu, soit la douleur. Sur

elle, se fonde une inférence quant à la source et quant à la cause de la difficulté

que la douleur indique : par exemple que le bras est coincé sous une charge.

Mais le bras, la charge, l’événement sont tous des hypothèses, des

interprétations. Même notre corps connu est une interprétation fondée sur notre

vécu. Il faut être cartésien, moins la glande pinéale — c’est-à-dire qu’il faut

persister à penser à part le mental et le corporel, sans les penser l’un et l’autre

comme choses séparées entre lesquelles il nous faudrait présumer un rapport de

causalité. C’est ce que la théorie du double aspect, telle qu’exposée par Ruyer,

nous a permis de faire (supra, p. 52 & sq). Le corps est le signe objectif d’une réalité,

d’une réalité dont la douleur est un élément constitutif, tout en en étant aussi un

signe subjectif. Corps et douleur sont, respectivement, une apparence

phénoménale et une réalité nouménale.

44. Il résulte de cette analyse 1) que la couleur ne peut pas être simplement

une « indication » de ce qui se passe en nous ; la couleur est aussi quelque chose

qui se passe en nous et 2), quoi que ce soit que les couleurs peuvent

265 Supra, Introduction, p. 54-56.

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effectivement indiquer, subjectivement, comme quelque chose qui se passe en

nous, ce ne pourra pas être des faits physiques, car les faits physiques ne sont

eux-mêmes que des indications de ce qui se passe dans le monde réel, en nous

comme en dehors de nous. La conclusion s’ensuit : ce qu’une savante comme

Marie peut détecter comme activité cérébrale n’est pas vraiment une activité

cérébrale ; C’est plutôt une activité mentale, tel le fait de voir une couleur (ou

d’aimer un monde, un dieu, un être), qu’elle détecte indirectement à travers les

données physiologiques ou neurologiques dont elle dispose. Ces données

demeurent des indications de faits réels, et non des faits réels en tant que tels.

45. Cette dualité entre la réalité de l’expérience immédiate et la virtualité de la

réalité indiquée ne se retrouve point dans l’analyse jacksonienne. Jackson

cherche au contraire à ne reconnaître au quale que des propriétés « hautement

relationnelles ». Par là, le quale se trouve réduit à n’être rien de plus que l’indice

d’une altérité. Par cette stratégie, Jackson croit pouvoir maintenir que nous

n’apprenons, grâce au quale, rien de neuf par rapport à ce qu’une science

physique achevée pourrait nous apprendre. Mais, il faut, pour soutenir ce point

de vue, fermer l’œil entièrement sur la portée subjective et immédiate de

l’expérience, sans parler de la médiation subjective, où le vécu subjectif est

encore une indication, mais cette fois de notre nature intrinsèque autre que celle

à laquelle l’expérience nous donne déjà directement accès.

46. Dans la conclusion d’un dernier texte de Jackson, nous verrons se

confirmer cette tendance qui consiste à tourner tous les feux exclusivement vers

l’objet de la représentation.

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5. Chasser l’ « intuition épistémique »266

47. Dans « Postscript on Qualia », Jackson soutenait explicitement,

contrairement à ce qu’il prétendait en 1982 (EQ, p. 128-130), qu’une connaissance

plus poussée des faits physiques devrait permettre, au moins en principe, de

déduire « la nature » et « tout ce qu’il y a à savoir » à propos « des qualia et, plus

généralement, [à propos du] côté sensible de la psychologie. » (PPQ, p. 417)

48. Dans « Mind and Illusion » (2004)267, Jackson tente d’expliquer une

deuxième fois sa rétraction, mais c’est plus modestement qu’il prétend

maintenant « qu’une réponse physicaliste au défi que pose l’intuition épistémique

devrait nous permettre de voir comment le passage du physique à la nature de

l’expérience de couleur serait, peut-être, concevable d’une manière ou d’une

autre de façon a priori »268. Le physicalisme est une thèse métaphysique,

explique-t-il (idem). « Le physicalisme cru est une possibilité conceptuelle » (idem).

Même si certaines choses ne semblent pas répondre à une nécessité physique,

tels des faits d’expérience, nous ne pouvons pas savoir qu’en réalité il n’y a pas

une nécessité physique qui les sous-tend (idem).

49. Par son approche, Jackson, transforme donc une fois de plus l’enjeu

épistémique pour en faire un enjeu ontologique. L’idée que Marie apprenne

quelque chose de neuf en voyant des couleurs pour la première fois relève d’une

« illusion », d’une trompeuse « intuition épistémique » (PPQ, p. 426 ; 430). Mais c’est

lui qui transforme cette intuition épistémique en illusion ontologique lorsqu’il

écrit que l’approche représentationnaliste « peut expliquer l’origine de la

conviction que la rougeur est non physique » (PPQ, p. 431). Au départ, et même

encore en 2004, « l’intuition épistémique », telle qu’il la nomme lui-même, est

seulement l’idée que « le récit physique du mental souffre d’une grave

266 « Explaining away the Epistemic Intuition » : sous-titre dans « Mind and Illusion »,

PPQ, p. 430. 267 PPQ, p. 421-442. 268 « any physicalist solution to the challenge of the epistemic intuition [...] should allow us

to see how the passage from the physical to the nature of color experience might possibly be, somehow or other, a priori. » PPQ, p. 426.

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incomplétude. »269 Or, une telle intuition ne s’oppose en rien au physicalisme

entendu comme étant « la position suivant laquelle l’esprit serait une composante

purement physique d’un monde purement physique. » (PPQ, p. 421) Jackson pose

pourtant une incompatibilité foncière entre la première intuition, épistémique, et

la seconde, métaphysique et ontologique (idem). Toute la philosophie de Jackson,

du premier comme du dernier, repose sur cette idée d’une incompatibilité entre le

dualisme épistémique et le monisme ontologique270. C’est justement là l’idée que

G. Strawson a contestée, avec succès, comme nous avons pu le constater : tout

peut être physique sans pour autant que cela implique qu’un discours

physicaliste doive, même en principe, pouvoir rendre compte du mental.

50. Puisque « l’intuition épistémique » serait une erreur, Jackson voudra

maintenant la chasser. Pour se faire, il faudrait d’abord, selon lui, distinguer les

« propriétés intensionnelles » et les propriétés existant réellement (« instantiated »)

(PPQ, p. 430). Un fait intensionnel (avec un ‘s’) serait strictement un fait de

conscience, une construction dans notre esprit par opposition à un fait existant

en soi (PPQ, p. 427). Jackson prétend s’appuyer ici surtout sur Harman271, de

l’école du représentationnalisme. Celle-ci, prenant le contre-pied de G.E. Moore,

ferait valoir l’idée selon laquelle les objets que nous avons dans notre conscience

ne seraient pas des objets comme tels (PPQ, p. 427)272. Ceci ne serait pas pour nier

qu’il y ait un réel en dehors de nous, ni même qu’il doive y avoir une relation

étroite entre le réel et le représenté, mais seulement pour nier que la

représentation doive ressembler de près au réel (PPQ, p. 428). La thèse de Moore

aurait donc laissé de côté « l’aspect le plus important de l’expérience : sa nature

essentiellement représentative » (PPQ, p. 428).

51. Arriverait-on enfin par là à admettre que la conscience phénoménale ne

269 « These intuitions [...] suggest that there is something seriously incomplete about any

purely physical story about the mind. » PPQ, p. 421 ; je souligne. 270 EQ, p. 127 ; PPQ, p. 421. 271 Gilbert Harman, « The Intrinsic Quality of Experience », Philosophical Perspectives,

vol. 4 (1990), p. 31-52. Par exemple : « the object pictured, the intentional object of the picturing, does not exist. » (p. 34)

272 Moore aurait plaidé en faveur d’un certain retour aux choses mêmes, en ce sens qu’il ne voulait pas traiter l’apparence des choses comme étant de seules apparences (PPQ, p. 427).

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serait qu’une image par rapport à laquelle le réel pourrait être tout autre ? Il

semble que non. Au lieu de chercher à tirer des leçons de cette dualité opposant

le réel et l’objet de la représentation, Jackson laissera la représentation en elle-

même porter toute la charge du déficit ontologique. Car, sur la base de cette

analyse, Jackson veut soutenir qu’il n’existe pas de propriété à laquelle le mot

‘rouge’ corresponde. « L’intensionnalisme nous dit qu’il n’y a pas de propriété

semblable. Penser le contraire, c’est prendre une propriété intensionnelle pour

une propriété existant réellement [instantiated]. » (PPQ, p. 430) Et alors, il faut lire,

au lieu de « intensionnelle », « illusoire », et nous aurons mieux compris.

52. Cela ne sert à rien, nous dit l’auteur, de s’élancer, tambour battant, en

prétendant que rien dans le discours physicaliste ne peut accommoder le fait de

l’expérience sensible (PPQ, p. 431). Les propriétés qualitatives ne seraient plus que

des qualités de la représentation, et cela ne pèserait pas le moindrement contre

le physicalisme (idem). Ce ne serait pas parce que nous nous représentons les

choses avec des propriétés non physiques qu’il existerait vraiment de telles

propriétés :

Les physicalistes peuvent admettre que les gens peuvent parfois être dans des états qui représentent les choses comme ayant des propriétés

non physiques. Par exemple, il y a des personnes qui croient que les fées existent. Ce que les physicalistes doivent nier est que jamais de

telles propriétés n’existent réellement [are instantiated] (PPQ, p. 431).

53. Ce rapprochement, que rien n’autorise, entre une sensation vécue et un

personnage féerique est frappant. On comprend qu’il ne suffise pas de penser à

une fée pour que cette fée existe. Mais cette pensée elle-même existe-t-elle ?

C’est plutôt là la question. Et la réponse à cette question est que cette pensée

existe bel et bien. Ce n’est pas parce que les propriétés phénoménales de

l’expérience ne se trouvent pas reproduites dans les objets qu’elles n’existent pas.

Jackson épouse ici un épiphénoménisme sans nuances. Cette doctrine ne cesse

pas moins d’être aussi contradictoire qu’elle l’a toujours été : comment un

énoncé affirmant que le phénoménal n’est que de l’épiphénoménal pourrait-il être

sensé ?

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54. Enfin, nous dit-on encore, l’approche représentationnaliste pourrait

expliquer « l’origine de la conviction dualiste suivant laquelle le rouge serait non

physique » (PPQ, p. 431). Recourant de nouveau à l’imaginaire évolutionniste,

Jackson explique que la capacité de distinguer des objets physiques par la

couleur a eu une « importance vitale pour notre survie » (idem). Les couleurs ne

sont que les signes de faits réels, relationnels et fonctionnels, autrement « fort

peu évidents » (idem). Mais si, au réel, correspond un signe, celui-ci n’aurait pas à

être un calque de ce réel. Il peut en différer du tout au tout. Il peut paraître tout

autre par rapport au réel — et voilà donc, faudrait-il comprendre, la cause du

gouffre apparaissant dans l’explication du rapport psychophysique et, s’il ne

s’agissait que de ce dernier point, nous pourrions nous empresser de l’admettre.

Mais, voilà aussi pourquoi, selon Jackson, le signe nous semblerait être une

chose autre que physique, alors qu’il ne s’agirait là que d’une illusion. « Le rouge

représente faussement les choses. Si c’est le cas, nous devrions dire que rien

n’est rouge [...] ; nous devrions être éliminationnistes à l’égard du rouge et à

l’égard des couleurs en général. » (PPQ, p. 432)

55. Or, si tel était bien le cas, nous pourrions demander, entre autres,

comment il pourrait être possible — comme le prétend maintenant Jackson — de

déduire, à partir de faits réels, la nature de faits qui n’existeraient pas. Car,

Jackson suggérait initialement (supra, p. 218) que les neurosciences pourraient,

même si ce n’était qu’en principe, déduire, à partir du réel physique et de

manière a priori, la nature de cette expérience même qu’on vient d’éliminer.

56. Il existe une question plus pressante. Jackson vient de nous expliquer que

l’écart entre le vécu et le physique tient du fait que le signe n’a pas à être un

calque du réel. « De fait, nous pourrions vouloir aller jusqu’à dire que la

sensation de rouge représente faussement les choses », précisait-il (PPQ, p. 432).

Certes, si l’expérience n’était qu’un faux calque du réel, cela pourrait expliquer la

présence d’un gouffre infranchissable entre l’esprit et la matière. Mais le faux

calque, sera-ce le rouge, ou sera-ce le concept de matière que soutient la théorie

physicaliste ?

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57. Et voici, il me semble, comment Jackson devrait répondre : oui, devra-t-il

toujours soutenir, le calque représente faussement. Il ne peut représenter

autrement, car il s’agit moins d’un calque que d’une traduction, et une

traduction présente toujours, par définition, la chose traduite sous une

apparence autre que son apparence originale. Il devra donc préciser que toute

représentation est par définition une déformation. Ce qui ne sera pas encore ce

sur quoi il voudra peut-être insister le plus.

58. Car, ce sur quoi il voudra surtout insister, en tant que

représentationnaliste, sera cette différence entre deux êtres, soit le réel et son

image. Il voudra rappeler qu’être l’image n’est pas être l’être dont l’image est

l’image, mais qu’être une image c’est encore être un être, et non une illusion.

Donc, ce qui importerait, ce ne serait pas tant qu’il y ait déformation, mais qu’il y

ait, non pas deux sortes de choses, mais tout de même deux « choses » : soit

l’image réelle et le réel dont elle est l’image. Ne reconnaître un statut qu’à l’être

objectivé, à l’être conçu, laisserait dans l’ombre l’être réel, mais non pas tant cet

être réel faussement représenté par l’expérience que — chose plus importante

dans les circonstances — la conscience subjective elle-même et donc l’être réel

que nous sommes. C’est de cet être, de notre être propre, que Jackson se

détourne en insistant sur l’irréalité des expériences sensibles.

59. En effet, l’image des choses dans notre esprit est elle-même une réalité ; il

le faut bien. En tant que réalité, elle échappera autant que toute autre réalité à

la grille qu’elle constitue, au code qu’elle met en œuvre pour représenter le réel.

L’image, en tant que calque du réel, serait incalquable, pourrions-nous être

tentés de dire — mais ce serait encore faux. Car, à vrai dire, l’esprit ne serait pas

moins « calquable », saisissable par le regard objectif, que le serait toute autre

réalité. Mais c’est que même le calque de l’esprit ne sera toujours qu’un calque.

Ce calque de notre esprit sera le récit neurophysiologique. Ce calque

neurophysiologique n’aura aucune ressemblance avec l’être réel qu’il cherche à

calquer, soit l’esprit, quoi qu’il puisse le calquer, peut-on présumer, aussi

efficacement que d’autres sciences peuvent calquer toute autre réalité. Voilà

pourquoi nous ne saurions retrouver du rouge « dans la matière ». Voir la

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rougeur, ce ne serait plus calquer, voir ou saisir « la matière », c’est-à-dire le

réel ; ce serait être la matière, mais la matière réelle, soit celle que nous sommes.

Et voilà pourquoi Jackson devrait répondre à la question posée en disant que

c’est le concept de matière qui est le calque du rouge, et non le rouge qui calque le

réel.

60. Cette réponse resterait encore exacte, mot pour mot, même si ‘rouge’, le

vécu rouge, dépendait d’une organisation particulière du réel (que nous sommes).

En réalité, nous ne pouvons savoir si l’effet vécu ‘rouge’ est ce qu’il est en vertu

du fait que nous serions constitués de telle ou telle substance ou en vertu du fait

que notre substance serait organisée de telle ou telle façon. Mais cela n’a pas la

moindre importance. D’une part, dans l’ordre nouménal, la distinction entre

substance et organisation ne s’applique vraisemblablement plus. D’autre part,

même si c’était en vertu du fait que nous serions constitués de telle ou telle

manière que nous éprouverions les faits tels que nous les éprouvons, la

différence entre ‘rouge vécu’ et ‘réseau neuronal’ serait encore la différence entre

une organisation apparente et une organisation réelle. En d’autres mots,

l’explication du rapport psychophysique, en tant que tel, serait encore et toujours

l’idée que cette dualité repose sur la différence entre le réel et son apparence ; ce

ne serait toujours pas une propriété ou une organisation mystérieuse qui

rendrait compte du rapport psychophysique. Ce serait encore la différence entre

le fait d’être une chose et le fait de voir une chose qui en rendrait compte. Et

cette explication, c’est la théorie du double aspect qui l’énonce.

61. Quand la philosophie s’interroge à propos du rouge en tant qu’expérience,

ce n’est plus en tant que signe d’un fait extérieur que ce rouge l’intéresse. Ce qui

l’intéresse alors est le signe en sa qualité propre, en lui-même, en tant

qu’événement insignifiant, faudrait-il dire, sans rapport aux faits extérieurs qu’il

signifie, et même, à proprement parler et en ce qui nous concerne, insignifiants

par rapport aux faits intérieurs. Et s’il s’agit de reconnaître à l’expérience

subjective un statut épistémique, en reconnaissant en elle une forme de savoir

indispensable et importante, cela ne peut se faire sans lui reconnaître d’abord et

avant tout un statut ontologique : ce savoir existe. On le voit, Jackson œuvre

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dans un sens tout à fait contraire. Posant d’abord le dualisme comme étant

épistémique, il interprète le pôle subjectif de cette dualité comme étant un faux

calque du réel, pour conclure de là que les qualia n’existent pas, qu’ils n’ont donc

pas de statut ontologique. On ne cherche plus, dès lors, un statut ontologique

au volet subjectif de l’expérience, et encore moins une valeur épistémique qui lui

serait propre.

6. Croire et sentir

62. Jackson peut prétendre avoir chassé l’illusion ontologique, en prétendant

avoir chassé une illusion épistémique — l’impression que Marie apprend quelque

chose de neuf en sortant de chez elle —, mais l’expérience sensible est encore là,

et elle pourrait requérir une explication. C’est une telle explication qu’il nous

propose dans « Mind and Illusion » (PPQ, p. 421-442).

63. Dans ce texte, l’expérience sensible nous est présentée comme étant le

véhicule d’un véritable savoir — ce savoir n’était-il, comme expliqué

antécédemment, qu’un savoir « putatif » (PPQ, p. 427). L’univers serait trop

complexe pour que nos capacités cognitives puissent s’y mesurer, et ce serait

pour cette raison que la nature aurait « inventé » les qualités sensibles, celles-ci

rendant possible une adaptation au réel par l’assimilation d’une quantité

phénoménale de renseignements, lesquels seraient autrement inassimilables

(PPQ, p. 431). L’important pour Jackson serait que ce savoir n’apporterait rien de

neuf, par rapport à ce qu’une science physique achevée pourrait nous apprendre.

C’est que si, à la savante omnisciente, il n’apprend rien de neuf, il n’en demeure

pas moins particulièrement utile aux Terriens, surtout du point de vue de

l’évolution. La connaissance « immédiate » de Jackson nous est donc présentée

comme étant un compendium de renseignements pratiques, même s’ils ne sont

que « putatifs », concernant l’organisme et son environnement, procurant à cet

organisme les moyens de s’adapter avec succès à cet environnement (PPQ, p. 431 ;

437).

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64. Jackson tente alors de se mesurer à une difficulté. On pourrait opposer le

domaine du sensoriel à celui des croyances, au conceptuel, en laissant entendre

que seul le domaine de la croyance et du conceptuel pourrait être porteur

d’information (PPQ, p. 434-435). Seule la croyance serait alors représentationnelle

(idem). Or, ne reconnaître de valeur représentationnelle qu’à ce qui relève

essentiellement de la croyance poserait difficulté pour Jackson. De son point de

vue, la sensation aussi représente, c’est-à-dire signifie, à sa façon. L’une et

l’autre, sensation et pensée, renvoient également à la réalité extérieure. « [L]a

croyance et l’expérience, l’une et l’autre, représentent les choses comme étant

ainsi ou ainsi » (PPQ, p. 435). Il voudra donc soutenir que le sensoriel n’est pas

moins représentationnel que le serait la croyance et qu’il est même, en un sens,

conceptuel.

65. Nous n’avons pas à douter de cet aspect de la thèse jacksonienne. Le

rouge, aspect sensible de la représentation, a encore une valeur objective : il

permet d’isoler un fruit dans le feuillage d’un arbre fruitier, par exemple.

Souvenons-nous de Churchland, qui fait des données sensibles des « théories »

rudimentaires à propos du monde273, et de l’analyse qui vient d’être faite de ce

que peut indiquer le message par la voie de la médiation objective274. Il est

cependant plus important pour nous de situer ces propos dans leur contexte.

Jackson se positionne ici contre Byrne, lequel écrivait que « ‘le contenu de la

perception [...] peut dépasser les capacités représentationnelles de la pensée’ »275.

Immédiatement, on voit la pertinence de la dispute. Jackson doit maintenant

argumenter contre lui-même, soit contre ses propos de 1982 et de 1986276 : il

doit défendre l’idée que Marie, n’apprenant rien de neuf en sortant de chez elle,

n’apprend rien non plus qui puisse dépasser ses capacités de penser.

66. Ce qui se joue ici est donc la question du dualisme épistémique. Car la

thèse du dualisme épistémique n’affirme pas (et ne nie pas) qu’il existe une

273 Supra, chap. 3, Partie II, p. 161. 274 Supra, p. 209 ; 213 ; 210-212 ; 225. 275 Alex Byrne, « Consciousness and Higher-Order Thoughts », Philosophical Studies, 85

(1997), p. 117 ; cité par Jackson, PPQ, p. 427. 276 1982 : « Epiphenomenal Qualia » (EQ) ; 1986 : « What Mary Didn’t Know » (WMDK).

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dualité de formes de connaissance objective — sensible et conceptuelle. Elle

affirme simplement que l’expérience subjective est irréductible en des termes

propres à la connaissance objective. Quand Byrne parle d’une perception qui

« dépasse » les bornes de la représentation, on peut présumer que ce qu’il entend

par là est que cette perception déborde les bornes de l’intellection. C’est en ce

sens qu’on peut parler de l’incommensurabilité du sensible. Mais alors, nous

aurions effectivement deux sortes de connaissance exclusives l’une de l’autre, et

c’est bien ce à quoi Jackson compte s’opposer. Car, s’il y avait deux domaines de

connaissance incommensurables, la connaissance physique ne pourrait pas, en

principe, épuiser le connaissable, l’autre domaine demeurant hors de sa portée.

67. Ce qui importe pour Jackson est donc de retrouver « un sens univoque au

concept de ‘contenu’ » (PPQ, p. 434). C’est pourquoi Jackson répondra à Byrne en

cherchant à rendre diffuse la distinction entre l’intellection et la sensation :

Mais nous pouvons penser que les choses sont exactement telles que notre expérience [sensible] nous les représente. Ce qui est dépassé est

notre capacité de saisir le contenu avec des mots ; mais c’est là une autre question (PPQ, p. 434).

À titre d’exemple, Jackson explique que savoir distinguer des nuances de

couleurs, c’est déjà savoir les classer et les « inscrire sous des concepts » (PPQ,

p. 435) ; le seul fait d’apprendre à nommer ces couleurs ne représenterait donc

point une acquisition de nouveaux concepts. Pour Jackson, nous ne pourrions

pas diviser « l’expérience sensorielle » entre une composante sensorielle et une

composante représentationnelle, car la sensation aussi représente, c’est-à-dire

signifie, à sa façon (PPQ, p. 434). Si le contenu de la croyance était

représentationnel et que celui de la sensation ne l’était pas, la croyance et « les

expériences » auraient, dit Jackson, deux sortes de contenu (PPQ, p. 434). Mais s’il

y avait là deux sortes de contenu, nous serions aux prises avec un dualisme

épistémique, ce qui n’intéresserait guère Jackson. « Quand on parle de

représentationnalisme, » explique-t-il, « il nous faut un sens univoque de

‘contenu’ [...], un sens en lequel à la fois les croyances et les expériences

[sensibles] ont un contenu (représentationnel). » (PPQ, p. 434)

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68. Or, pour soutenir l’univocité du conceptuel et du sensible, Jackson ne

tient compte de l’expérience que du point de vue de son contenu objectif. Car, la

« bivocité » écartée par Jackson, de même que par l’école représentationnaliste à

laquelle il se rattache maintenant, n’est point le fait d’une dualité de forme de

connaissance objective, mais celui d’une dualité entre les volets subjectif et

objectif de la représentation. Il en résulte qu’il sera très important pour la

défense de sa position, si on lit entre ses lignes, de ne point tenir compte de — et

même de nier — la charge de sens que comporte le volet subjectif de la

représentation.

7. Les propriétés de la sensation

69. Quand on aura dit que la sensation — Jackson dit « l’expérience » — est

représentationnelle, et même conceptuelle, comme le fait Jackson, on ne l’aura

pas encore distinguée, nous explique-t-il lui-même, de la pensée en tant que

croyance. De son point de vue, la question serait plutôt de savoir ce que

l’expérience peut avoir que la croyance n’aurait pas (PPQ, p. 436), ce qui fait qu’elle

est « spéciale » (PPQ, p. 437). Jackson cherche donc à déterminer les propriétés

grâce auxquelles nous pourrions effectivement caractériser la sensation et la

distinguer des autres modalités de l’expérience, telle la croyance, tout en en

maintenant la valeur représentationnelle (PPQ, p. 437-438). Cet exercice lui permet

de reconnaître à la sensation cinq caractéristiques.

70. D’abord, la sensation serait, à titre de source de renseignements,

relativement riche. Puis, cette richesse pourrait être dite intégrale ou globale —

Jackson dit « inextricable » — c’est-à-dire dont aucun des éléments ne pourrait

être abstrait et isolé (PPQ, p. 437). C’est la diversité qui se présente à nous dans un

tout. Pensons à la notion de causalité. Il n’y aurait pas tant une série causale

qu’un continuum causal infini dans le temps comme dans l’étendue. Or —

poursuivant ce parallèle entre l’intellection et la sensation — là où l’analyse

conceptuelle focaliserait sur une série causale pertinente, la sensation saisirait

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indistinctement l’ensemble des faits, en un tout. De là, nous pouvons entrevoir

l’idée d’une richesse inextricable.

71. Troisième propriété de la sensation retenue par Jackson : elle serait

immédiate, propriété que l’auteur n’arrive malheureusement pas à caractériser

suffisamment (PPQ, p. 437). Quatrième propriété de la sensation : comme sentir

quelque chose consiste à sentir que quelque chose a un effet sur soi, on ne

pourrait sentir quelque chose sans se sentir inscrit dans une relation causale

(idem). Enfin, la sensation jouerait un rôle fonctionnel : elle servirait à déterminer

nos croyances (idem).

72. Quelle conclusion Jackson espère-t-il tirer de cette analyse ? Jackson

cherche à souligner l’utilité de la connaissance sensible, malgré le fait que les

qualités ne seraient point des faits réels. C’est pourquoi il nous la présente

comme une manière d’obtenir beaucoup d’information efficacement et

rapidement. Elle nous met en contact immédiat avec le réel, un réel avec lequel

nous serions causalement liés. Comme ce serait par des liens de causalité que

nous serions liés à ce réel, il ne peut être qu’à notre avantage d’être

immédiatement informés de ces liens par la sensation, cela nous permettant

alors de déterminer nos croyances « de manière rapide et efficace », en conformité

avec nos circonstances immédiates.

73. Nous pourrions miser sur cette richesse que l’auteur tient à souligner.

Seulement, cette information, telle que Jackson la conçoit, porte encore sur

l’objet représenté, et non sur le représentant. Un tel renversement, jamais

Jackson ne l’envisage. Certes, nous ne pouvons sentir la chaleur d’un soleil sans

sentir notre corps. En ce cas, il y a dualité, sinon multiplicité objective : la

sensation indique (objectivement) et le corps, et le soleil qui le chauffe ; elle

indique aussi la chaleur. Mais à part ces indications objectives multiples, il y

aura toujours la sensation en elle-même. C’est cette distinction entre l’indice et

l’indiqué que Jackson laisse dans l’ombre, quoique l’ensemble de ses analyses

l’admettent implicitement et quoique sa position initiale porte explicitement cette

distinction à l’avant-plan. En fin de compte, pour faire redisparaître cette

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dualité, il a fallu la faire réapparaître, mais sous un faux jour, en la présentant

comme dualité de formes de connaissance objective opposant des contenus

représentationnels sensibles à des contenus de croyances.

74. Au reste, cette stratégie relègue à l’oubli la promesse initialement

formulée277 suivant laquelle un physicalisme devrait rendre au moins concevable

la déduction a priori de la nature des sensations à partir d’une information

physique complète. Les approches de Churchland et Jackson génèrent, à cet

égard, le même problème : comment une neuroscience achevée ou une

neuroscientifique omnisciente sauraient-elles déduire la nature de propriétés qui,

de leur point de vue, n’existent pas ?

277 Supra, p. 201-202 ; 218.

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CHAPITRE 5

La redécouverte searlienne de l’esprit

PARTIE I

LA CONSCIENCE ET LE MATÉRIALISME

1. Nous pouvons donc être assurés que la dualité épistémique est bien un fait

de notre existence, et laisser derrière nous l’abdication de Frank Jackson. Nous

avons vu que cette dualité pouvait s’expliquer de deux façons : comme nécessité

relative et comme nécessité absolue. Là où McGinn défend l’idée d’une nécessité

relative, John Searle, pour sa part, nous offre une explication de la dualité

épistémique qui fait d’elle une nécessité absolue.

2. Le but de Searle, dans un texte auquel s’attaquait Churchland et auquel

nous portons maintenant notre attention278, est, dans un premier temps, de

montrer pourquoi les données subjectives ne peuvent faire autrement qu’être

irréductibles. Searle dresse son argument comme s’il fallait démontrer que le

refus d’admettre la réalité des faits mentaux pouvait s’expliquer par un secret

attachement à un dualisme archaïque : refuser d’admettre le mental dans une

278 John R. Searle, La redécouverte de l’esprit, C. Tiercelin (trad.), Gallimard, 1995 (The

Rediscovery of Mind, MIT, 1992). Dorénavant : RE.

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ontologie naturaliste, ce serait maintenir une forme de dualisme ontologique. Un

premier point d’intérêt pour nous sera donc de voir comment Searle s’y prend

pour intégrer le mental et le physique dans une métaphysique moniste

cohérente. C’est ce que nous verrons en examinant les raisons pour lesquelles la

conscience pourrait être irréductible sans que cela implique nécessairement une

dualité ontologique (infra, section 2). Auparavant, un mot sera dit de sa critique

générale du matérialisme contemporain. Nous pourrons ensuite porter notre

attention sur le naturalisme de Searle. Nous y découvrirons non seulement

l’intention de poser la problématique dans un cadre ontologique, et non

épistémologique, mais, plus encore, le refus exprès du dualisme épistémique

(Partie II). Nous terminerons par un examen de l’étude de la conscience, telle que

Searle la propose, en faisant état des limites de son approche, pour ensuite

prolonger cette étude, en espérant la rendre plus fructueuse (Partie III).

1. La critique searlienne du matérialisme contemporain

3. Sachant que le dualisme épistémique oppose les points de vue objectif et

subjectif, nous pourrions ne voir en lui aucune occasion de débat et n’être

intéressés qu’à déterminer le sens, la valeur et surtout le rôle propre de chacun

de ces points de vue. C’est regrettablement tout le contraire qu’on semble faire

lorsqu’on tente de « naturaliser » l’esprit en cherchant à en produire une analyse

fonctionnelle ou à ne le comprendre qu’en des termes qui se rapportent à la

physique, ne reconnaissant plus de valeur qu’à une connaissance objective.

4. Or, si presque tous les efforts en philosophie de l’esprit vont en ce sens,

une partie importante du livre de Searle est dévouée à mettre en évidence la

vanité d’un tel déploiement. Pour lui, le trait le plus frappant dans « la

philosophie de l’esprit dominante des cinquante dernières années » serait « le

nombre de choses manifestement fausses » qu’on peut y retrouver (RE, p. 23).

Apeurés, semble-t-il, par la perspective d’avoir à accueillir dans le monde naturel

une entité qui leur paraît résolument surnaturelle ou, plus précisément,

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antinaturaliste, les protagonistes de l’approche naturaliste épouseraient toutes

sortes de positions évasives, peu plausibles, enrobées de rhétorique et, à la fin,

toutes aussi folles les unes que les autres, pour éviter d’inclure dans leur

conception du monde la réalité impalpable de la subjectivité (RE, p. 22-24). On ne

peut ici que référer les lecteurs à ce généreux survol d’un courant important en

philosophie contemporaine (RE, p. 19-99). Deux remarques générales peuvent

cependant être retenues.

5. La première remarque concerne l’hypothèse de Searle selon laquelle le

matérialisme serait « en un sens le plus beau fleuron du dualisme » (RE, p. 51).

L’idée, si on la reformulait, serait que l’erreur du matérialisme consisterait à

contester un ancien système de pensée sur la base de présupposés qui, en vérité,

relèvent de cet ancien système. Ces présupposés constitueraient donc une

immixtion, dans nos perspectives contemporaines sur le monde, de composantes

archaïques et désuètes. Par exemple, il faut partir d’un schème de pensée

dualiste, croit Searle, d’un schème selon lequel l’esprit ne pourrait pas être un

fait matériel, pour croire que si l’esprit existe, alors le matérialisme tombe (RE,

p. 49-51).

6. Aussi vraisemblable que puisse paraître cette analyse, celle-ci semble

pourtant négliger un point important, un point que Searle lui-même mettra en

évidence peu après, puisqu’il nous expliquera pourquoi une approche

scientifique doit en elle-même exclure en principe toute référence à la

subjectivité. Le regard désenchantant, celui qui ne sait point reconnaître un

statut à la subjectivité, semble donc être attribuable en premier lieu à

l’intelligence objectivante elle-même, bien plus qu’à des formes de pensées qu’on

pourrait juger désuètes et dont on se croirait à tort libéré. Si cela est juste, alors

le problème serait intrinsèque à cette pensée nouvelle et objectivante.

7. Deuxième remarque, le tableau que nous brosse Searle de la philosophie

de l’esprit fait voir au sein des débats un aspect de leur dynamique qui mérite

d’être soulignée. Commençons par faire état d’une apparente évolution. Dans

quelques courts textes, un certain nombre d’auteurs énoncent d’abord une

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« théorie de l’identité » : le mental est du physique279. D’autres réagissent. On

veut soutenir un monisme ontologique. Il faut penser de manière cohérente le

rapport esprit-matière dans le contexte d’un tel monisme. Or, nous en sommes à

l’époque où les premiers ordinateurs font leur apparition. Comme un même

logiciel peut fonctionner sur une diversité de supports physiques, on voulut

établir un rapprochement avec la relation psychophysique. Ce fut la période de

gloire des thèses de la survenance et du fonctionnalisme (RE, p. 69-70). Comme le

fonctionnement d’un logiciel ne dépendait pas apparemment, ou directement ou

uniquement de son support physique, on a cru qu’on pouvait concevoir un

niveau de déterminations « supérieures » qui surviendrait sur la base des

déterminations inférieures et physiques. On vit par exemple un Putnam aller

jusqu’à prétendre qu’il était à peu près impossible que deux personnes qui

pensaient à la même chose puissent avoir des états physiques identiques (RE,

p. 66)280. Évidemment, on pouvait répondre qu’il était de même à peu près

impossible que deux personnes aient, en réalité, exactement la même pensée et,

par suite, que les variations de détail dans l’expérience mentale peuvent, tout

compte fait, refléter des variations dans les déterminations physiques. Le

rapprochement entre l’état physique et l’état mental a pu à nouveau être

resserrée, et le computationnalisme, puis le connexionnisme auraient pris le

relais (RE, p. 74-76).

8. Or, l’aspect remarquable de cette dynamique est l’ambivalence apparente

de plusieurs thèses. En effet, les thèses de la survenance et du fonctionnalisme,

à tout le moins, peuvent répondre aux aspirations de ceux qui espèrent établir

une certaine indépendance du mental par rapport au physique. Mais elles

peuvent tout aussi bien rendre le service contraire en montrant comment le

mental dépend du physique. C’est ce qui fait en sorte que cette littérature peut

facilement présenter des difficultés d’interprétation, l’intention de fond des

auteurs, l’enjeu des débats n’étant pas toujours transparent. Car on peut

prétendre que l’intelligence bénéficie d’une certaine indépendance par rapport à

279 U.T. Place, 1956 ; Smart, 1959. 280 Cf. Bergson, « L’âme et le corps », in L’énergie spirituelle (supra, n. 106, p. 55), p. 43,

(Œuvres, p. 847) où l’auteur en prétend autant.

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la substance matérielle, croyant défendre par là, contre un scientisme

envahissant, un certain espace à l’initiative volontaire. Mais on peut aussi, avec

la même idée, chercher à se rassurer, en naturalisant l’esprit, quant à la validité

d’un monisme ontologique physicaliste sur lequel reposerait, croit-on alors, le

naturalisme.

9. Qu’il s’agisse de fonctionnalisme ou des tendances qui lui ont succédé, le

problème que présentent ces diverses analyses demeure cependant toujours le

même : étant des approches mécanicistes à la conscience, elles prêteront toutes

le flanc à l’objection que Searle dit « du sens commun » : on n’y trouvera plus

même l’ombre de l’expérience (RE, p. 72). Seulement, du point de vue de Searle, le

problème serait, non pas que le discours physicaliste ne peut assimiler le mental,

mais plutôt qu’on refuse de reconnaître l’irréductibilité du mental (RE, p. 29),

croyant à tort qu’on ne saurait admettre cette irréductibilité qu’au prix de notre

« conception ‘scientifique’ du monde » (infra, p. 244).

2. Les raisons pour lesquelles la conscience serait irréductible

10. Devant tant d’efforts mal avisés, Searle veut rappeler que la subjectivité

existe et qu’il s’agit de reconnaître en elle, à l’instar de Chalmers281, un élément

« fondamental » et « inéliminable » du monde (RE, p. 140 ; 141). C’est d’abord,

semble-t-il, parce qu’il veut insister sur l’existence de la conscience qu’il tient à

faire de son propos un propos ontologique. Il prendra par conséquent d’emblée

ses distances par rapport à un traitement épistémologique de la question :

Au sens où j’utilise ici ce terme, « subjectif » fait référence à une

catégorie ontologique, et non à un mode épistémologique. [...] le phénomène en soi, la douleur réelle en soi, a un mode subjectif

d’existence, et c’est en ce sens que je dis que la conscience est subjective (RE, p. 139).

11. D’après Searle, si l’existence même de la subjectivité peut paraître

281 « Facing Up to the Problem of Consciousness », art. cité (supra, n. 209, p. 140),

p. 200-219.

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incertaine, c’est qu’elle semble irréductible en des termes qui sont ceux qu’on

peut habituellement employer pour décrire le réel, soit des termes relevant des

sciences naturelles ou physiques. D’un certain point de vue, il suffirait donc,

pour que le problème soit réglé, que cette irréductibilité puisse s’expliquer sans

qu’il soit nécessaire de remettre en cause notre conception scientifique du

monde. C’est ce que vise Searle.

12. À cette fin, Searle offre une première explication de l’irréductibilité de la

conscience en en évoquant la structure formelle :

a) la subjectivité correspondrait à un point de vue et, donc, par nécessité formelle, à un point de vue particulier (RE, p. 139-

140).

Or, le « point de vue » objectif ne correspond justement pas à un « point de vue ».

Il n’y a pas de point de vue objectif, à moins de parler, comme le fait Nagel, d’un

point de vue « de nulle part »282. L’idée d’un point de vue « général », en un sens

absolu, serait un non-sens. « Le monde lui-même n’a pas de point de vue »,

Searle précise-t-il (RE, p. 140). Tout point de vue demeurerait, par principe,

inaccessible de tout autre point de vue. Cette caractéristique à elle seule suffirait

pour rendre la subjectivité irréductible : « l’ontologie du mental est une ontologie

irréductiblement à la première personne » (RE, p. 140). « [C]’est la subjectivité

même de la conscience qui la rend invisible de manière décisive », écrit-il encore

(RE, p. 142). Cette invisibilité — idée qu’il faudrait tout de même nuancer, puisque

nous sommes tous conscients d’être conscients — serait insurmontable parce

qu’elle relèverait d’une condition épistémique existentielle foncière.

13. Cette première explication risque d’en laisser plus d’un sur sa faim. On

comprend que la perspective d’où chacun voit le monde ne puisse qu’être unique,

n’étant accessible qu’à la première personne. Mais cette réponse ne semble pas

tenir compte de la véritable question que présente la nature insaisissable de

l’expérience. C’est l’aspect qualitatif de l’expérience, sa nature inchiffrable,

282 Le point de vue de nulle part, S. Kronlund (trad.), Combas, Éd. de l'éclat, 1993 (The

View from Nowhere, New York, Oxford University Press, 1986).

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manifeste dans la diversité des couleurs, qui nous mystifie et motive nos

interrogations. Or, tout le monde, à peu près, voit le jaune et voit sans doute le

même jaune.

14. Searle offre d’autres formulations de ce principe qui rendrait compte de

l’ « invisibilité » du subjectif. En examinant celles-ci, nous pourrons nous

demander, au passage, si cette invisibilité est bel et bien un fait qui relève

surtout de l’ontologie ou si ce ne serait pas plutôt une condition épistémique

fondamentale que décrit Searle.

15. La deuxième formulation ressemble à s’y méprendre à la description d’un

paradoxe autoréférentiel :

b) « Si la conscience est la base épistémique fondamentale qui

nous fait parvenir à la réalité, nous ne pouvons parvenir à la réalité de la conscience de cette manière. » (RE, p. 142)

C’est là un principe épistémologique fondamental, semble-t-il, un postulat

décrivant une condition épistémique insurmontable inhérente à toute forme

d’existence pensante. Ce postulat est capital, et Searle a raison d’écrire qu’ « [i]l

est important de s’arrêter sur ce point au lieu, comme à l’habitude, de passer à

toute vitesse. » (RE, p. 142)

16. Comme le point est important, il n’y aura pas de tort à citer de Searle une

autre formulation du même principe :

c) « Il n’y a pour nous, en d’autres termes, aucun moyen de dépeindre la subjectivité comme une partie de notre

conception du monde parce que, pour ainsi dire, la subjectivité en question est l’acte de dépeindre. » (RE, p. 143)

Voilà une explication qui n’a plus rien en commun avec l’idée d’une

inaccessibilité à la subjectivité d’autrui qu’on expliquerait par le seul fait que la

subjectivité serait essentiellement ancrée à un point de vue. Il faut avouer

toutefois que la métaphore du peintre a sa limite. Il ne semble pas si évident que

l’acte de dépeindre ne puisse être dépeint. Voici encore d’autres formulations du

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même principe, auxquelles Searle ne fait pas appel :

d) l’esprit ne peut constituer une règle qui lui permettrait d’interpréter la règle selon laquelle il est lui-même constitué ;

e) l’esprit ne peut constituer une règle qui lui permettrait d’interpréter la règle selon laquelle il constitue lui-même ses

règles d’interprétation.

On retrouve un principe fort semblable, sinon identique, formulé dans la thèse

doctorale de Schopenhauer :

C’est aussi pourquoi la loi de la causalité ne peut s’appliquer à la matière même [...]. Car, comme tout changement des accidents (formes et qualités), c’est-à-dire toute création et toute destruction, ne

peuvent survenir que moyennant la causalité et comme la matière n’est elle-même que la causalité pure, il s’ensuit qu’elle ne peut

exercer son pouvoir sur elle-même, comme l’œil qui peut tout voir, sauf lui-même283.

D’autres formules, plus intuitives, de ce « paradoxe autoréférentiel » s’imposent

d’elles-mêmes : le contenant ne peut se contenir ; le serpent ne peut pas

s’avaler ; on ne peut, en tirant sur ses propres bretelles, se soulever de terre, il

est vain de courir après son ombre ou,

f) nul être de compréhension ne pourra jamais se comprendre.

Bergson, pour sa part, se tient près de ce principe lorsque, à propos de

l’intelligence, il demande, dans son Introduction à l’Évolution créatrice,

« [c]omment, créée par la vie, dans des circonstances déterminées, pour agir sur

des choses déterminées, embrasserait-elle la vie, dont elle n’est qu’une

émanation ou un aspect ? »284 Si on fait abstraction de la référence à des

circonstances et à des choses « déterminées », il reste une intelligence qui, étant

« fille » de la vie, « partie » de la vie, ne saurait embrasser ou englober la vie. Le

mot de Hayek, tel qu’il nous est relayé par Popper (cité précédemment : supra,

p. 47), ne dit rien d’autre.

283 De la quadruple racine du principe de raison, op. cit. (supra, n. 36, p. 30), § 21,

p. 220. 284 L'évolution créatrice, op. cit. (supra, n. 24, p. 19), p. vi (Œuvres, p. 489-490).

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17. Le principe est important, mais l’explication que nous en offre Searle peut

paraître insatisfaisante. Searle rajoute que, si nous n’arrivons pas à inscrire le

fait subjectif dans le monde objectif (RE, p. 141), cela tiendrait, mais « en partie

seulement », au fait que nous formons notre conception du monde « sur le

modèle de la vision » (RE, p. 141). Il entend par là l’idée suivant laquelle, lorsque

nous cherchons quelque chose dans le monde, nous cherchons toujours quelque

chose qui serait — au moins en principe — visible (RE, p. 141-142). Cependant, le

concept de visibilité auquel Searle fait ici référence paraît trop restreint. Car, la

visibilité du monde sur laquelle repose nos conceptions scientifiques ne

correspond pas tant au fait d’être visible pour nos yeux qu’au simple fait d’être

représentable, c’est-à-dire, en dernière analyse, pensable. Le problème ne serait

pas que nous pensons le monde comme monde visible, mais plus simplement

que nous nous le représentons. Comme nous ne pouvons que penser le monde,

nous ne pouvons avoir de lui qu’une représentation. Nous ne pouvons par

conséquent que le saisir comme altérité, ce que nous ne pourrions justement pas

faire avec la conscience, puisqu’elle est (au moins) une partie de ce que nous

sommes. C’est d’ailleurs ce que Searle cherche ici à expliquer :

g) « Le fait même de la subjectivité, que nous essayions d’observer, rend cette observation impossible. Pourquoi ?

Parce que là où il est question de subjectivité consciente, il n’y a aucune distinction entre l’observation et la chose

observée, entre la perception et l’objet perçu. » (RE, p. 142)

18. Voilà donc une explication plus complète de l’irréductibilité : la conscience

serait irréductible parce qu’elle serait insaisissable, et elle serait insaisissable

parce qu’elle serait ce que nous sommes, là où il n’y aurait qu’une altérité qui

pourrait être saisie. Évidemment, on pourra demander pourquoi nous ne

pourrions pas saisir la conscience du voisin. Si le principe est clair, sa

formulation n’est peut-être pas encore la plus convaincante.

19. Une dernière explication rend cependant cette irréductibilité plus

compréhensible :

h) La subjectivité est irréductible parce que réduire signifie,

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dans le contexte de l’explication physicaliste, exclure de notre explication tout ce qui relève de la subjectivité (RE, p. 168-173).

Réduire ontologiquement consisterait en effet à redéfinir « une caractéristique de

surface d’un phénomène » par une conception de la structure sous-jacente

causant le phénomène (RE, p. 168). Le but de l’explication scientifique serait

d’exclure l’apparence subjective des faits. L’ « objet » réel de notre sensation de

chaleur, la « chaleur ‘réelle’ », se voit redéfini en termes de mouvements

moléculaires, et l’impression subjective se voit réduite au statut d’apparence (RE,

p. 170). Nous croyons connaître à la fin ce qu’est la « vraie » chaleur, en ayant

substitué à notre impression sensible notre conception savante (RE, p. 169). Mais,

dans le cas de l’expérience subjective, cette expérience est la chose même que

nous cherchons à connaître (RE, p. 171). « [Q]uand les phénomènes qui nous

intéressent le plus sont les expériences subjectives elles-mêmes », explique

Searle, « il n’y a aucun moyen de retrancher quoi que ce soit. » (RE, p. 172) Dit

autrement encore : « [l]es réductions qui laissent de côté les bases épistémiques

— les apparences — ne peuvent fonctionner pour les bases épistémiques elles-

mêmes. » (RE, p. 173) Il n’y aurait donc pas là de réduction ontologique pensable,

parce qu’il n’y aurait pas de substitution ontologique à effectuer. Dès lors, on

comprend mieux sa deuxième explication précitée de l’irréductibilité : « Si la

conscience est la base épistémique fondamentale qui nous fait parvenir à la

réalité, nous ne pouvons parvenir à la réalité de la conscience de cette manière. »

(RE, p. 142)

20. Résumons : voir les objets exige par définition qu’on retire du donné

sensible la trace du sujet, pour y retrouver plus clairement celle de l’objet. Si

l’ « objet » visé est le sujet, il est clair que ce jeu ne peut qu’être perdant. En

somme, ces formules soulignent toutes l’impossibilité formelle de saisir

objectivement le fait subjectif.

21. Il nous faudrait nous demander maintenant quel pourrait être le rapport

entre cette impossibilité formelle de rendre compte objectivement du fait subjectif

et l’explication que nous livre la théorie du double aspect de l’écart

psychophysique en tant que tel. La théorie du double aspect produit une

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explication formelle de cet écart, c’est-à-dire qu’elle en démontre la nécessité

formelle. En associant la matière à la seule représentation du réel et l’esprit aux

réalités nouménales, elle explique pourquoi nous ne saurions jamais retrouver

l’esprit dans la matière.

22. Or, une fois qu’on admet, comme l’admet Searle, l’impossibilité formelle de

traduire la réalité subjective en des termes propres aux catégories de notre

entendement, que reste-t-il à faire de cette réalité qu’est la conscience, sinon à

reconnaître en elle des propriétés réelles, des « échantillons » de réalité, comme le

font Eddington et Strawson ? C’est précisément ce que fait la théorie du double

aspect, en associant le volet subjectif de l’expérience aux propriétés — ou à des

propriétés — intrinsèques du réel que nous sommes, aussi mystérieuses que ces

propriétés puissent paraître. Donc, l’explication searlienne de l’irréductibilité de

la conscience concorde avec la théorie du double aspect, que Searle soit disposé

à l’admettre ou pas. On répond par là au souci ontologique — cela sera explicité

plus loin (infra, p. 264). En permettant d’inscrire le fait même de la conscience

dans le réel, la théorie du double aspect fournit une assise ontologique au vécu

expérientiel.

23. Il reste que ce qui importe est moins ce statut ontologique de l’expérience

que la dualité épistémique qui en est constitutive et que l’analyse searlienne elle-

même valide. Searle, cependant, ne semble point faire de cas de cette dualité, ni

même la reconnaître.

24. McGinn, Churchland et Jackson résistent, pour leur part, et chacun à sa

façon et pour ses propres raisons, à admettre soit la pertinence du dualisme

épistémique (McGinn), soit la pertinence épistémique de l’expérience subjective

(Churchland et Jackson). À son tour, tout en reconnaissant l’irréductibilité du

vécu, Searle ne semble pas disposé à reconnaître dans ce vécu une portée

épistémique positive ou pertinente. Or, c’est en examinant sa vision du monde

que pourront être mis en évidence les facteurs qui pourraient l’empêcher de tirer

un plus grand profit de son analyse formelle de l’irréductibilité de la conscience.

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PARTIE II

LE NATURALISME SEARLIEN

25. Après un regard si sobre porté sur la philosophie de l’esprit

contemporaine, nous aurions pu nous attendre à ce que Searle nous propose

une approche qui eût permis d’échapper au syndrome qu’il a su si bien

diagnostiquer. Ce n’est pourtant pas là une conclusion que nous pourrons faire

nôtre, sa pensée demeurant conforme au matérialisme non critique. Entre

autres, par exemple, Searle définit la conscience comme étant un trait biologique

du cerveau humain causé par des processus neurobiologiques (RE, p. 133). Sa

perspective sur la conscience resterait donc marquée, il semblerait, par une

certaine tension qu’il n’aurait pas réussi, malgré tout, à surmonter.

26. Après avoir décrit les raisons pour lesquelles la conscience serait

irréductible en des termes physicalistes, Searle cherche en effet à rendre compte

de la naturalité de la conscience en invoquant un concept d’émergence, puis un

concept de réduction causale. Tant et si bien qu’il faudra se demander, à la fin,

si c’est le concept de conscience ou celui de notre « conception scientifique du

monde » (RE, p. 166) que Searle a à cœur de défendre. Ces limitations feraient en

sorte que, quoiqu’il puisse effectivement considérer la conscience en tant que

telle, la reconnaître comme objet d’étude, en en déterminant, comme nous avons

vu Jackson le faire pour l’expérience sensible, une série de propriétés, il en

négligera néanmoins d’autres, lesquelles pourraient être jugées les plus

essentielles. En somme, son analyse ne débouchera pas sur une dualité de

modes de connaissance inhérente à tout fait de conscience.

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1. La vision du monde de Searle

27. Considérons d’abord la conception searlienne du monde. Selon Searle,

pour « tout citoyen raisonnablement cultivé de notre époque », deux aspects

importants de notre « conception ‘scientifique’ du monde » ne seraient plus

contestables : « la théorie atomique de la matière et la théorie de l’évolution de la

biologie » (RE, p. 128).

28. La première clause de cette vision signifie que « les grands systèmes sont

faits de petits systèmes », et que « bien des aspects des grands peuvent

s’expliquer causalement par le comportement des petits. » (RE, p. 130)

29. La théorie de l’évolution, pour sa part, pense la vie comme un ensemble

d’événements chimiques. Pensons donc la reproduction biologique comme un

fait chimique simple, quoique surtout incompris par nous, non-chimistes. Non-

chimistes, nous avons une conception plutôt rudimentaire d’une réaction

chimique et du fait qu’une réaction puisse donner lieu à une autre réaction. Ces

réactions sont simplement pour nous des chaînes causales. Or, certaines de ces

chaînes, particulièrement celles qui seraient « à base de carbone », auraient

simplement tendance à se reproduire (RE, p. 131). Searle ne cherche pas à

travailler ici avec une conception du vivant qui soit plus recherchée que cela. Il

réduit donc la théorie de l’évolution à une conception chimique du vivant où

certaines chaînes de réactions chimiques tendraient à se reproduire, certaines

ayant de meilleures chances que d’autres de prolonger la chaîne causale ainsi

instituée (RE, p. 131-132).

30. On sait cependant qu’un tel tableau exclut toute forme d’intentionnalité, et

après avoir œuvré dans le passé à montrer comment les conceptions

fonctionnalistes excluent tout contenu intentionnel véritable285, il semble curieux

285 « Esprits, cerveaux et programmes », J. Henry (trad.), in Vues de l’esprit, D. Dennett

et D. Hofstadter (dir.), Paris, InterÉditions, 1987, p. 354-373 (« Minds, Brains, and Programs », in The Mind’s I, New York, Bantam Books, 1981, chap. 22. Repris de Behavioral and Brain Sciences, vol. 3 [1980], p. 417-424).

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de voir Searle se rabattre sur une telle conception de la vie et de le voir recourir,

comme il le fera, au fonctionnalisme pour répondre au défi que semble présenter

la finalité de la vie.

31. En effet, pour répondre à ce défi, il invoque une distinction, qu’on

retrouverait en biologie, entre une explication causale et une explication

fonctionnelle (RE, p. 132). Pourquoi, demande-t-il, les plantes vivant de

photosynthèse tournent-elles leurs feuilles vers le soleil ? Suivant l’explication

fonctionnelle, ce serait parce que ce « geste » favorise la survie. Selon

l’explication causale, au contraire, « [l]a plante ne se tourne pas vers le soleil

pour survivre ; la plante a plutôt tendance à survivre parce qu’elle est

prédisposée à se tourner vers le soleil de toute façon. » (RE, p. 132) Ce serait la

biochimie de la plante, avec ses réactions chimiques répondant à diverses

conditions de clarté, qui détermineraient son mouvement (RE, p. 132). Voilà donc

que l’intentionnalité apparaissant dans la forme vivante ne serait plus qu’une

illusion. De la part d’un penseur qui s’élève contre une pensée matérialiste

affolée qui semble refuser d’inscrire la subjectivité dans le réel, ne pourrions-

nous pas espérer mieux ?

32. Si Searle critiquait dans le passé le fonctionnalisme, ce ne serait donc

point parce qu’il croit que cette approche ne rend pas justice à la subjectivité,

mais parce qu’il pense apparemment que le récit physicaliste correspond à un

niveau d’explication plus fondamental. Searle se résume en commençant par

écrire : « [s]i vous réunissez ces deux niveaux d’explication [fonctionnel et causal],

vous parvenez au résultat suivant [...] » (RE, p. 132), mais, en considérant les

propos de Searle, il est difficile de voir comment le « résultat suivant », tel qu’il est

décrit, peut « réunir » ces deux niveaux d’explication. Car, pour lui, « l’attrait » de

la théorie de l’évolution « est qu’elle s’adapte au modèle explicatif que nous avons

dérivé de la théorie atomique » (RE, p. 132). C’est alors qu’il précise que « [l]a plante

ne se tourne pas vers le soleil pour survivre », comme le proposerait l’explication

fonctionnelle. Pour lui, c’est l’autre mode explicatif, celui faisant référence à la

causalité, qui décrit « les mécanismes causaux par lesquels les traits en question

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mettent vraiment [je souligne] en rapport l’organisme et l’environnement » (RE,

p. 132). Ce passage nous contraint donc de conclure que, pour Searle, « les

mécanismes de la sélection naturelle » relèvent vraiment du « niveau » causal, et

que l’idiome de la fonctionnalité n’a qu’une valeur heuristique dans l’étude et la

description des faits biologiques.

33. Pour Searle, cependant, cela ne semble pas poser de difficulté. Dans la

nature, certains « systèmes » auront développé des « sous-systèmes de cellules

nerveuses » (RE, p. 133). Voilà tout ce que nous aurions à comprendre pour

accepter, dans la mécanique de la nature, des formes intentionnelles. Certes,

« [n]ous ignorons comment en détail le cerveau cause la conscience », mais nous

n’avons pas à le savoir non plus pour reconnaître la conscience comme un

produit bien réel de l’évolution biologique (RE, p. 133). Il suffit, selon Searle, de

définir la conscience comme étant un trait biologique du cerveau humain causé

par des processus neurobiologiques (RE, p. 133). C’est « la croyance fausse que la

conscience ne fait pas partie du monde naturel » qu’il cherche surtout à contester

(RE, p. 138).

2. La conscience dans la série causale

34. Contre une telle croyance, Searle souhaite que la conscience soit reconnue

en tant que réalité naturelle. Il ne s’agit pourtant pas de comparer la conscience

à d’autres faits primitifs, comme le fait Chalmers286. Les faits primitifs sont les

propriétés foncières du monde : forces gravitationnelles, l’étendue et le temps des

physiciens, etc. La science décrit, sans les expliquer, ces phénomènes

fondamentaux, ceux-ci servant cependant de base à l’explication des autres faits.

La conscience ne semble pas être, pour Searle, un tel phénomène primitif, un

phénomène qu’il s’agirait alors non pas d’expliquer, mais simplement d’étudier

attentivement afin d’en connaître les caractéristiques et d’expliquer, grâce à

celles-ci, d’autres faits. Car, si Searle concevait la conscience comme un tel fait

286 « Facing Up to the Problem of Consciousness », art. cité (supra, n. 209, p. 140).

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fondamental, il ne pourrait pas prétendre, comme il le fera, que « les cerveaux

causent la conscience ». Si la conscience est ainsi explicable, c’est qu’elle n’est

plus un phénomène fondamental.

35. Par contre, si on s’en tenait en effet à l’analyse initiale de Searle, il serait

inutile de chercher à comprendre la conscience en termes de causalité matérielle.

Ses explications ont bien montré que le schisme entre le psychique et le physique

procède d’une nécessité formelle incontournable. Cette nécessité ne peut que

faire de la conscience et du rapport psychophysique un mystère déconcertant.

Étonnamment, Searle cherche au contraire à se distancier des analyses pointant

dans une telle direction, comme celles de McGinn, de Thomas Nagel et du Frank

Jackson de « Epiphenomenal Qualia ». Souhaitant éviter un tel

« mystérianisme »287, Searle retombera au contraire dans les ornières d’une

position classique, posant finalement la conscience comme propriété émergente

du cerveau :

La conscience est une propriété du cerveau de niveau supérieur ou

émergente au sens tout à fait banal de « niveau supérieur » ou d’ « émergent » où l’on dit que la solidité est une propriété émergente

de niveau supérieur de molécules d’H2O lorsqu’elles sont dans une structure en treillis (glace) [...] (RE, p. 36).

Cette hypothèse émergentiste lui permettrait apparemment de concevoir la

conscience comme étant causée par des faits matériels : « [l]e cerveau cause

certains phénomènes ‘mentaux’ tels que les états mentaux conscients » (RE, p. 36).

Mais il s’agit là d’une notion passablement élastique de la causalité qui ne se

justifie point et qui le ramène dans le bercail d’un physicalisme orthodoxe.

36. Ce rapprochement entre la position de Searle et un matérialisme orthodoxe

a été noté par d’autres288. Tim Crane croit reconnaître là son talon d’Achille :

287 Searle : « mysterians », Mind: A Brief Introduction, Oxford/Toronto, Oxford University

Press, 2004, p. 145-147. Ce terme a été retenu par l’usage. 288 Tim Crane, Compte rendu de The Rediscovery of the Mind, International Journal of

Philosophical Studies, vol. 1 (1993), p. 323 ; je souligne. Voir aussi L.M. Antony, « Feeling Fine About the Mind », Philosophy and Phenomenological Research, vol. 57 (1997), p. 387 ; G. Northoff–K. Muholt, « How Can Searle Avoid Property Dualism? »,

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dans l’ensemble, le livre [de Searle] n’atteint pas son but explicite, soit

de miner l’actuelle orthodoxie en philosophie de l’esprit. Ceci est dû en partie au fait que Searle n’essaye pas de voir pourquoi l’orthodoxie

dit ce qu’elle dit. Mais c’est dû aussi au fait que tant de ses propres opinions sur l’esprit sont enracinées dans cette orthodoxie même qu’il prétend rejeter289.

Searle aura beau distinguer les propriétés d’un système des « propriétés

émergentes » d’un système, et distinguer ensuite une réduction ontologique et

une réduction causale, voulant soutenir que la conscience serait susceptible de

la seconde, mais non de la première ; si, à la fin, pour toute réduction causale,

sauf en ce qui concerne la réduction de la conscience, il existe aussi une

réduction ontologique (RE, p. 159-165), on ne voit plus pourquoi la conscience, elle,

devrait faire exception. Certes, Searle reconnaît, nous l’avons vu, les raisons

pour lesquelles la conscience ne serait pas réductible ontologiquement. Mais ces

mêmes raisons, bien comprises, ne nous interdisent-elles pas justement de

penser la conscience comme étant « une propriété causalement émergente » (RE,

p. 165) ?

37. Quant aux raisons pour lesquelles « l’orthodoxie dit ce qu’elle dit »,

auxquelles Crane fait allusion, nous les connaissons pertinemment. L’orthodoxie

dit ce qu’elle dit parce qu’on croit en général que la science peut en principe

découvrir les conditions qui semblent nécessaires à l’avènement de la conscience.

Ce que l’orthodoxie ne semble pas reconnaître, ce sont les raisons pour

lesquelles, non seulement ce qu’elle dit, mais ce qu’elle pourrait dire, ne saurait

répondre à la question qui est à l’ordre du jour. Cette question porte sur la

différence entre le mental et le physique, et non pas sur la structure physique

qui, en apparence, semble sous-tendre l’événement mental.

38. Par ailleurs, et dans un tout autre ordre d’idées, l’erreur qui grève cette

approche peut aussi nous conduire à confondre la dualité esprit/corps avec la

dualité tout/parties. C’est ce que fait Searle lorsque, voulant rendre compte du

lien causal entre le physique et le mental, il compare explicitement la relation

Philosophical Psychology, vol. 19 (2006), no 5, p. 590.

289 Tim Crane, idem.

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entre le cerveau et la conscience à la relation entre la solidité d’un piston et le

comportement moléculaire de son alliage métallique, tout en précisant que « les

causes qui relèvent du niveau du système dans son ensemble sont entièrement

explicables, entièrement réductibles, à la causalité des microéléments »290.

L’ensemble et les parties, dans cet exemple, ne se retrouvent-ils pas au contraire

l’un et l’autre du même côté du « gouffre » ? Un cerveau est un grand système,

les neurones en seraient des parties, en lesquelles nous pourrions d’ailleurs voir

encore des systèmes, en plus petit291. Lorsque nous passons du cerveau à la

conscience, il semble que nous fassions une tout autre chose que passer de la

partie au tout. L’entreprise semble donc reposer ici sur une confusion assez

grave qui, somme toute, serait toujours la même et qui consisterait à chercher à

comprendre comment l’image du réel peut causer le réel, comment l’apparence

(extérieure par nécessité) de la réalité — soit l’apparence physique — peut être la

cause de notre réalité intérieure.

39. Le problème avec l’étude des conditions qui semblent « expliquer » la

conscience serait que, en établissant des corrélations entre des activités

neuronales et des événements « mentaux » — c’est-à-dire des éléments vécus,

expérientiels — , on croit faire de la science comme on en fait tous les jours, alors

que ce n’est simplement pas le cas. Car, une description physique complète de

la totalité de nos actions exclurait d’emblée les désirs, les décisions et toute

référence à des faits de conscience292. La science étant ici comprise comme étant

par définition une étude objective et le pôle subjectif de la corrélation

psychophysique ne pouvant jamais être inséré dans la trame des faits objectifs,

nous ne ferions pas de la science quand c’est sur cette corrélation même que

notre attention serait portée, par exemple lorsque nous demanderions à des

290 Mind, op. cit. (supra, n. 287), p. 208. 291 D. Hodgson en dit autant, en notant que Searle « suppose, indûment, plausible la

suggestion selon laquelle les phénomènes mentaux sont tout comme des procédés globaux et des propriétés globales, comme la digestion et la solidité ou la liquidité. » (« Why Searle has not Rediscovered the Mind », Journal of Consciousness Studies, vol. 1 [1994], no 2, p. 266.)

292 Peter F. Strawson, « Nécessité et libre arbitre », in Analyse et métaphysique, Paris, Vrin, 1985, p. 148-149. Sur l’exclusion causale du mental, supra, chapitre 2, section 5, p. 112.

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sujets ce qu’ils ressentent lorsque nous actionnons tel ou tel levier dans leur

cerveau.

40. On peut établir une corrélation entre des états mentaux rapportés par des

sujets et une série d’événements cérébraux qui se produisent simultanément et

parler alors d’explication, mais ces événements cérébraux s’insèrent dans une

seule et unique trame d’événements physiques constituant un récit causal

complet de la réalité apparente. Pendant ce temps, les faits mentaux avec

lesquels les faits physiques sont mis en corrélation tracent eux-mêmes une série

parallèle d’événements qui se déroule à côté de la série décrite par le récit

physique. Le parallélisme n’est pas une thèse, mais un fait, reconnu d’ailleurs

depuis lors293. Produirons-nous de l’activité humaine une description dans

laquelle nous voudrons insérer des faits mentaux divers — réflexion, décision —

entre des « intrants » et des « extrants » physiques ? Dirons-nous alors que Pierre

a perçu la pomme, qu’il a éprouvé le désir de la manger, qu’il a jugé ce désir sain

et a décidé d’agir en conséquence, occasionnant par là une série d’actes

observables ? Dans ce récit causal, les intrants sont physiques — conditions

environnementales et perceptibles — et les extrants sont physiques :

mouvements du corps, etc. Ce récit « causal » commence donc sur le théâtre

physique ; puis, laissant tomber le rideau sur cette scène, nous nous tournons

vers l’autre rive, où se poursuit un récit mental, mais que pour nous en

détourner peu après pour lever une fois de plus le rideau sur le récit physique.

Or, comment s’autoriser de tels sauts ? Pendant que nous suivons le récit

mental, le récit physique continue son bonheur de chemin, et c’est lui que nous

retrouvons lorsque nous nous retournons de nouveau vers les apparences

physiques. Nulle science ne saurait procéder de cette façon. Le passage effectué

est entièrement illusoire. C’est un saut que nous effectuons à chaque fois. Nous

croyons pouvoir le faire, parce que nous avons un accès, en ce qui concerne

notre propre existence, à ces deux récits. Nous éprouvons le rapprochement

entre eux. Ne serait-ce pas notre « métaphysique naturelle »294, cependant, qui

293 Supra, Introduction, p. 54-58. 294 Supra, Introduction, p. 19.

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nous incite, d’abord à établir un rapport causal entre ces deux récits, puis à

poser l’un d’eux comme déterminant l’autre ? En réalité, il n’y aurait pas plus de

sens à suggérer que le physique cause des états de conscience qu’il y en aurait à

suggérer qu’une photographie puisse être la cause d’un sujet photographié ou

que le phénomène puisse être la cause du noumène.

41. Comme une description physique complète du cerveau exclurait toute

référence à des faits mentaux, on pourra donc être tenté, pour expliquer la

relation prétendument causale entre le cerveau et la conscience, de proposer,

comme le fait Searle (supra, p. 247), un rapport causal d’émergence. Cette thèse de

l’émergence a déjà été ébranlée par Strawson (supra, p. 79). Nous venons de la

rejeter pour d’autres raisons : le cerveau, l’image, ne peut pas être la cause du

réel (la conscience) et on ne saurait non plus comparer cette émergence au

passage de la partie au tout (supra, p. 248-249). Nous pourrions lui reprocher

encore d’instituer un rapport causal à sens unique : le cerveau causerait la

conscience, mais que causerait la conscience ? Rien de physique, faut-il

répondre, puisque tout événement physique est exhaustivement explicable en

des termes physiques295.

42. Le passage de la matière à l’esprit ne reflétant pas le passage de la partie

au tout et les récits mental et physique ne pouvant par ailleurs être intégrés de

manière cohérente au sein d’un même récit causal, l’un et l’autre demeurent

donc autonomes, irrémédiablement rivés l’un à l’autre, semble-t-il, mais dans

une union où chacun semble rester ce qu’il est, sans jamais qu’il n’y ait

d’immixtion concevable.

43. Si Searle se présente d’abord comme un ardent défenseur de

l’irréductibilité de la conscience, il semble donc que le ton change, au fil de la

lecture de son texte, si bien que le fond de sa pensée ne se révèle peut-être pas

au premier regard. Mais portons attention au message qui sous-tend sa défense

295 Hans Jonas a prélevé plusieurs des difficultés accablantes inhérentes à l’idée d’un

rapport causal à sens unique liant l’esprit et la matière (Puissance ou impuissance de la subjectivité ?, C. Arnsperger [trad.], Paris, Cerf, 1980, p. 54-64).

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de l’irréductibilité :

je voudrais montrer pourquoi la conscience est irréductible, puis exposer les raisons pour lesquelles cette irréductibilité ne fait

absolument aucune différence pour notre conception scientifique du monde. Cela ne nous force pas à admettre un dualisme des propriétés

ou quoi que ce soit de ce genre (RE, p. 166).

Le travail de Searle semble donc lui-même marqué de cette ambivalence qui

semble souvent caractéristique de la littérature en philosophie de l’esprit (supra,

p. 234). À lire ce passage, on ne sait plus en effet si ce qui importe pour Searle est

bien l’irréductibilité de la conscience ou si l’objet de son souci ne serait pas au

contraire l’immunité de notre conception scientifique du monde malgré

l’irréductibilité du donné subjectif. Aussi, faudrait-il rester méfiants devant son

assertion suivant laquelle les conséquences de l’irréductibilité de la conscience

ne seraient que triviales.

3. Trivialité présumée de l’irréductibilité de la conscience

44. Témoignant d’un autre changement dans la nature du propos qui nous est

servi, il semble qu’il n’y ait plus que certaines formes d’explications qui excluent

d’emblée la possibilité de saisir la conscience. C’est ce que le texte suggère :

La conscience ne réussit pas à être réductible, non pas en raison de

quelque caractéristique mystérieuse, mais simplement parce que, par définition, elle se situe en dehors du type de réduction que nous avons

choisi d’utiliser pour des raisons pragmatiques (RE, p. 174 ; je souligne).

Y aurait-il donc d’autres types de réduction imaginables qui pourraient nous

permettre de franchir l’écart entre le physique et la conscience ? C’est ce que

Searle laisse encore entendre :

lorsque je parle de l’irréductibilité de la conscience, je parle de son irréductibilité conformément à des types classiques de réduction.

Personne ne peut écarter a priori la possibilité d’une révolution intellectuelle majeure qui nous donnerait une conception nouvelle —

pour l’heure inimaginable — de réduction, d’après laquelle la conscience serait réductible (RE, p. 175).

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45. De voir un autre défenseur de l’irréductibilité tomber à son tour sous

l’hubris de la science, envisageant — tel que Searle le fait ici — la possibilité

d’une résorption de l’écart psychophysique, est déjà décevant. Mais Searle va

plus loin, puisque, sur la foi d’une telle possibilité, il en conclut que

l’irréductibilité de la conscience ne serait qu’ « une conséquence triviale de nos

pratiques définitionnelles » (RE, p. 175). Que l’irréductibilité de la conscience soit

un fait trivial, nous pourrions encore l’accepter. L’idée qu’un contenant ne

puisse se contenir est effectivement assez triviale. Mais conclure, de cette

trivialité, qu’il s’agit là d’ « [u]n résultat trivial tel que celui-ci n’a que des

conséquences triviales » (RE, p. 173), c’est aller vite en affaire. Nous touchons peut-

être ici un point sensible. Ce résultat, poursuit Searle,

n’a aucune conséquence métaphysique profonde quant à l’unité de

notre vision scientifique globale du monde. Il ne montre pas que la conscience ne fait pas partie de l’ameublement ultime de la réalité ou

n’est pas susceptible d’investigation scientifique [...]. [...] il montre simplement qu’étant donnée la manière dont nous avons décidé de

réaliser les réductions, la conscience, par définition, est exclue d’un certain type de réduction (RE, p. 173-174).

46. Répondons donc à Searle. L’argument ne montre pas que la conscience ne

fait pas partie de l’ameublement ultime du monde, mais il montre tout de même

les raisons pour lesquelles le rapport entre la conscience et la matière ne peut

être pensé comme rapport causal. Il montre les limites définitives de notre vision

scientifique du monde et montre que la question du rapport psychophysique ne

pourrait jamais entrer sous les prérogatives de cette vision, ce qui est exactement

le contraire de ce qu’on vient de nous dire (puisqu’on nous dit que l’irréductibilité

apparente de la conscience ne montre pas qu’elle « n’est pas susceptible

d’investigation scientifique »). Ce serait là une première conséquence méta-

physique. Une autre conséquence qui résulte de l’analyse de Searle, mais que

l’auteur se garde bien de mettre en exergue, serait celle de la dualité des formes

de connaissance, subjective et objective, que son analyse de l’irréductibilité de la

conscience nous contraint de reconnaître. De telles conséquences méta-

physiques semblent assez importantes pour ne pas passer pour triviales.

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47. Le point sensible pour Searle semble donc être moins la question de la vie

intérieure, en tant qu’elle serait délaissée par l’explication scientifique, qu’un

certain souci pour la vision scientifique du monde elle-même, laquelle pourrait

sembler être compromise par son inaptitude à se mesurer à la subjectivité. En

insistant sur l’idée que notre concept de la science ne souffre pas de la

reconnaissance de l’irréductibilité de la subjectivité, ou en insistant sur l’espoir

d’un changement — d’ « une révolution intellectuelle majeure » — qui pourrait

transformer notre conception du rapport psychophysique, Searle laisse en friche

une part importante de la réflexion à laquelle son analyse donne lieu.

4. Ontologie ou épistémologie ?

48. On peut comprendre l’insistance avec laquelle Searle prétend que ce qui

est en jeu ne relève pas de l’épistémologie, mais de l’ontologie, surtout si son

souci est vraiment de faire du domaine subjectif quelque chose de réel. Pourtant,

il semble aussi difficile pour lui que pour d’autres de cacher la nature

foncièrement épistémique du problème. « Et il ne s’agit pas là d’une question

épistémique », écrit-il, poursuivant cependant ainsi son propos :

[...] si on devait résumer la crise de la tradition en un paragraphe, on pourrait dire ceci :

L’ontologie subjectiviste du mental semble intolérable. Il semble

intolérable métaphysiquement parlant qu’il y ait des entités irréductiblement subjectives et « privées » dans le monde, et intolérable épistémologiquement qu’il y ait une asymétrie entre la manière dont chacun connaît ses états mentaux intérieurs, et la manière dont les autres les connaissent de l’extérieur. Cette crise a pour effet que l’on se détourne de la subjectivité ; [...] (RE, p. 44 ; je souligne).

C’est pourtant bien une crise épistémologique qui semble décrite ici, même si

c’est le statut ontologique de la subjectivité qui est en jeu. En effet, si la réalité

de la subjectivité a pu être remise en cause, ne serait-ce pas justement parce

qu’il nous semble « intolérable épistémologiquement » qu’il puisse y avoir une

divergence entre deux manières de connaître ?

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49. Searle ne prétend pas que la connaissance de l’esprit ne soulève pas de

questions épistémologiques particulières. Toute discipline soulève des questions

épistémologiques qui lui sont propres (RE, p. 46-47). Mais il refusera de

reconnaître, malgré de nombreux aveux allant dans le sens contraire, que le fond

de la question se rapporte à une condition existentielle humaine qui serait à

décrire comme étant une condition épistémique. Bref, nous pourrions nous

demander si Searle ne confondait pas les conditions d’une étude, et l’étude d’une

condition, soit, les conditions épistémologiques de l’étude de la conscience et

l’étude des conditions épistémiques existentielles constitutives de la conscience.

Notre condition existentielle se constitue de deux modes épistémiques, deux

formes d’accès à l’être — objectif et subjectif. Cette condition épistémique peut,

par ailleurs, être déterminante par rapport aux méthodes épistémologiques qui

seraient susceptibles d’être employées pour l’étude de la conscience, en tant que

telle, mais ce serait là une autre question.

50. Searle donne donc raison à ses prédécesseurs, tels Nagel, Kripke et

Jackson. Ces derniers auraient réussi à « montrer que la conscience n’est pas

réductible », l’argument de chacun étant, selon lui, « décisif » (RE, p. 166). Mais il

prend bien soin de préciser qu’ « on se mépren[d] souvent sur [cet argument] en

le traitant de manière purement épistémologique et non ontologique. » (RE, p. 166)

Cet argument serait :

parfois traité comme un argument épistémique, énonçant par exemple

que le genre de connaissance objective, à la troisième personne, que nous pourrions peut-être avoir de la neurophysiologie d’une chauve-

souris [Searle faisant ici référence à Nagel (1974)] ne comprendrait toujours pas l’expérience subjective à la première personne de l’effet

que cela fait d’être une chauve-souris (RE, p. 166).

C’est que, pour Searle, il s’agit « de savoir quelles sont les caractéristiques réelles

qui existent dans le monde, et non, sinon de manière dérivée, comment nous

parvenons à connaître ces caractéristiques du monde. » (RE, p. 166) En ce qui

nous concerne, cette remarque est des plus pertinentes. Il faut la retenir. Searle

est principalement intéressé par le monde, par l’objet, et non par notre manière

de le connaître, soit par le regard qui est le nôtre et que nous pouvons porter sur

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lui, donc par les caractéristiques de ce regard, c’est-à-dire par le sujet lui-même.

51. Il y a une réponse qui peut être faite, et qui doit être faite à Searle, et c’est

que, parfois, les choses qui existent et dont nous pourrions discuter peuvent être

précisément les conditions épistémiques de la connaissance. Ces conditions

épistémiques font aussi partie de la réalité.

52. Ce sont ces conditions épistémiques que Northoff et Musholt veulent

mettre en lumière dans une contribution où les auteurs ont voulu porter plus

loin la réflexion de Searle296. Ces derniers reconnaissent l’essentiel du propos de

Searle comme étant épistémologique297. La différence entre le mental et le

physique, selon eux, refléterait une différence de « points de vue » d’où l’un et

l’autre, le mental et le physique, seraient accessibles298. Il nous faudrait, par

conséquent, parler non plus d’une « ontologie à la première et à la troisième

personne », mais bien d’une « épistémologie à la première et à la troisième

personne »299.

53. Évidemment, faire de la question du rapport psychophysique une question

épistémologique plutôt qu’ontologique, ce serait s’apprêter à reconnaître une

dualité de modes de connaissance. Rien n’indique cependant que Searle soit

disposé à accepter le concept de connaissance subjective, et certains de ses

propos suggèrent au contraire qu’il le rejetterait sans appel.

5. La connaissance subjective rejetée

54. En effet, après avoir introduit des raisons formelles qui, de son point de

vue, suffisent pour expliquer l’irréductibilité de la conscience, Searle refusera

explicitement toute notion de dualité épistémique. Searle rejette en particulier

deux « métaphores » de la connaissance subjective : celle de l’introspection, et

296 « How Can Searle Avoid Property Dualism? », art. cité (supra, n. 288), p. 589-605. 297 Ibid., p. 592. 298 Idem. 299 Id. ; je souligne.

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celle, « plus confuse encore », « de l’ ‘accès privilégié’ » (RE, p. 143-144). De plus, il

rejettera explicitement l’idée suivant laquelle ce qu’il décrit serait un paradoxe

autoréférentiel. Ces points sont tous discutables.

55. Considérons d’abord l’introspection. L’introspection, selon Searle, serait

encore une forme d’observation, cette fois intérieure. Étant une forme

d’observation, l’introspection correspondrait donc à un modèle qui suppose

toujours une séparation entre « la perception et l’objet perçu » (RE, p. 142-143). Or,

si, par introspection, on entend un tel examen intérieur, la remarque semble

juste. Nous pouvons penser à nos sentiments, en faire des objets intentionnels,

comme nous le pouvons avec toute connaissance subjective. Mais nous avons vu

que le concept de connaissance immédiate de soi ne correspond pas à ce concept

d’introspection et que ce n’est donc point en associant le concept d’introspection

à une forme de connaissance objective qu’on peut rejeter le concept de

connaissance subjective et immédiate300. Le concept d’introspection peut aussi

désigner la connaissance immédiate de la conscience en elle-même, et ce semble

être là un concept légitime qu’on ne saurait rejeter du revers de la main, comme

semble le faire Searle.

56. Le concept d’accès, pour sa part, auquel Searle fait référence en parlant

« d’accès privilégié », supposerait de même, selon lui, une séparation entre celui

qui accède et la chose à laquelle il y aurait accès (RE, p. 144). Cette « métaphore

spatiale » supposerait que notre conscience serait comme une pièce en laquelle

chacun serait le seul à pouvoir pénétrer, ce qui, selon lui, ne résoudrait rien

(idem). Mais, cette fois, c’est une critique trop sévère qu’on nous propose. Doit-on

prendre au pied de la lettre le langage concernant un autre accès, comme si

celui-ci impliquait une dualité entre le saisissant et le saisi ? La notion de

connaissance immédiate exclut précisément une telle dualité, de sorte que le

reproche de Searle est ici sans fondement. Pour repousser le raisonnement de

Searle, il suffit de garder à l’esprit la différence entre la représentation en elle-

même et son contenu, entre le médium et le message. L’ « accès » au médium est

300 Supra, chap. 2, p. 129-130.

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dit « privilégié » ; que le mot soit bien choisi ou pas importe moins ; l’important

est que cet accès reste différent, générant par lui-même une autre sorte de

connaissance. Notons que Searle lui-même, dès le paragraphe suivant, aura

recours à la même terminologie pour défendre son point : « l’acte d’observer »,

écrit-il, « est l’accès subjectif (sens ontologique) à la réalité objective. » (RE, p. 144)

57. Pourquoi maintenant Searle ne voudrait-il pas que ses propos soient

rapprochés d’un « vieil argument confus suivant lequel l’étude de la subjectivité

comporte un paradoxe autoréférentiel » (RE, p. 145) ? Parce que, explique-t-il,

« nous pouvons nous servir de l’œil pour étudier l’œil, du cerveau pour étudier le

cerveau, de la conscience pour étudier la conscience » (RE, p. 145). Pourtant, il

nous a bien dit, et nous venons de voir que « nous ne pouvons parvenir à la

réalité de la conscience à la manière dont, en utilisant la conscience, nous

pouvons parvenir à la réalité des autres phénomènes » (RE, p. 142), et il a bien écrit

que, « [s]i la conscience est la base épistémique fondamentale qui nous fait

parvenir à la réalité, nous ne pouvons parvenir à la réalité de la conscience de

cette manière » (RE, p. 142). Et cela ressemble éminemment à ce que pourrait

désigner l’expression ‘paradoxe autoréférentiel’. Au contraire de Searle, nous

n’évacuerons donc pas ce concept.

58. Nous n’avons peut-être pas à chercher loin, cependant, pour trouver une

raison pour laquelle Searle refuserait d’admettre l’idée d’un tel paradoxe. Pour

lui, on vient de le voir, l’œil peut examiner l’œil, et l’esprit, l’esprit. Mais cette

réponse paraît trop simple. Il semble plutôt y avoir anguille sous roche.

Admettre une autre forme de savoir, un savoir dont le contenu resterait

inaccessible à toute étude scientifique — admettre, donc, un mystère

insondable — ce serait admettre, du point de vue d’un naturalisme commun,

l’inadmissible, soit des faits incompatibles avec notre « conception scientifique du

monde », et il semble que ce soit là le point de vue auquel Searle se rallie

maintenant.

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6. Conscience et mystère

59. Les rares objections aux philosophies matérialistes et fonctionnalistes de

l’esprit ont tendance à concevoir la conscience comme une forme de mystère

particulier et insondable. Les apports de Nagel, Kripke et McGinn, vont tous en

ce sens. Searle prendra parti contre ces propos. S’il se refuse à un tel

mystérianisme, ce semble être parce qu’il prétend qu’on peut rendre compte de la

conscience à l’aide d’une explication naturelle comparable à celles auxquelles on

peut faire appel pour expliquer tout autre phénomène naturel. « Si nous

disposions d’une science adéquate du cerveau, » écrit-il maintenant, « il n’y

aurait plus de problème concernant les rapports du corps et de l’esprit. » (RE,

p. 146) Il ira même jusqu’à affirmer que croire, comme Nagel, que jamais une

analyse ne pourra expliquer « pourquoi la douleur est une conséquence

nécessaire de certaines sortes de déclenchements neuronaux » serait une

« conclusion désespérante » (RE, p. 147).

60. De telles paroles, si on tient compte du fait qu’elles sont de Searle, ne

paraissent-elles pas pour le moins paradoxales ? Celui qui accuse les

matérialistes de s’affoler névrotiquement devant la possibilité d’admettre du

mental dans le monde physique (RE, p. 57), celui qui reconnaît que la conscience

ne peut saisir la conscience comme elle saisit toute autre chose, nous

annoncerait maintenant que ce serait désespérant si nous ne pouvions pas

concevoir un rapport causal entre la matière et l’esprit ? N’y a-t-il pas là au

moins l’apparence d’une incohérence ? Comparant le mystère de la conscience à

celui de la vie, prétendument résolu, Searle affirme maintenant que la structure

du cerveau devrait pouvoir révéler de façon évidente la présence de la conscience.

« [S]i nous comprenions parfaitement la structure du cerveau », écrit-il, « il nous

paraîtrait probablement évident que, si le cerveau était dans telle sorte d’état, il

serait alors nécessairement conscient. » (RE, p. 148)

61. Dans son ensemble, la position de Searle semble donc difficile à maintenir,

puisqu’elle consiste à la fois à nier et à affirmer l’irréductibilité du mental. En

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témoignent de nouveau ses propos, quand il écrit que si, « pour les besoins de

l’argument », on concédait à Nagel son point, tout ce que ce point démontrerait

vraiment serait que « nous ne pouvons sortir de la subjectivité de la conscience,

pour voir la relation nécessaire qu’elle a avec sa base matérielle. » (RE, p. 149) Or,

c’est précisément ce que Searle lui-même concède, alors qu’il répète une fois de

plus le principe selon lequel :

nous ne pouvons de cette façon former une image de la nécessité de la relation entre la subjectivité et les phénomènes neurophysiologiques, parce que nous sommes déjà dans la subjectivité, et que la relation

d’acte de dépeindre exigerait que nous en sortions (RE, p. 149).

La contradiction demeure donc, tramée solidement à travers son texte.

62. Un autre fait demeure : nous ne pouvons aujourd’hui refermer l’écart

psychophysique, et notre expérience consciente actuelle reste donc marquée de

cette dualité incommensurable. Le serait-elle moins le jour où, grâce — disons —

à une sorte de miracle, nous pourrions comprendre le rapport à établir entre la

matière et l’esprit, entre l’apparence physique des faits et la réalité qu’est notre

vécu ?

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PARTIE III

LA CONSCIENCE EN TANT QU’OBJET D’ÉTUDE

1. Les caractéristiques de la conscience

63. Il y a un avantage, du moins en apparence, à l’approche de Searle, et c’est

qu’elle lui permet d’étudier la conscience en elle-même. Étudier la conscience en

elle-même, c’est la considérer dans tous les traits qu’elle peut présenter, sans se

soucier des conditions physiques auxquelles elle peut être associée. La méthode

que choisit Searle pour effectuer cette tâche consiste à énumérer une série de

« caractéristiques structurales » de la conscience (RE, p. 180). Pour les besoins de

cet exercice, nous pouvons nous en tenir à la liste de ces caractéristiques —

seules les plus importantes ont été retenues —, chacune étant en soi assez

explicite.

1 — . Modalités (cinq sens ; imagination ; volonté, etc.)

2 — . Plaisir/déplaisir (l’expérience a toujours une valeur)

3 — . Humeur (et une tonalité quelconque)

4 — . Unité (elle se présente comme un tout unifié)

5 — . Intentionnalité (visant un objet)

6 — . Caractère perspectival (elle procède d’un point de vue)

7 — . Structure figure-fond (dualité formellement liée à la constitution de tout objet)

8 — . Familiarité (stabilité environnementale — le fond — nécessaire au discernement des objets)

9 — . Débordement (le senti pointe toujours vers un au-delà de l’objet perçu)

10 — . Subjectivité (moins une caractéristique que ce qui constitue l’ensemble des précédentes

caractéristiques)

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64. Searle a-t-il su, à l’aide de ces caractéristiques, décrire avec succès les

grands traits de la conscience ? La dernière caractéristique, la subjectivité,

correspond à « l’effet que cela fait » d’être conscient (RE, p. 185). Pour Searle, c’est

cette caractéristique qui constitue le talon d’Achille de la philosophie de l’esprit

contemporaine (RE, p. 185). Il est regrettable que Searle n’ait pas poursuivi sa

réflexion à l’endroit de cette caractéristique. Les points 7 et 9, pour leur part,

soulignent, chacun à sa manière, une dualité propre à toute expérience : dualité

entre la figure et le fond et dualité entre ce qui est présent dans le champ de

conscience et ce qui en déborde, étant impliqué par ce contenu présent comme

son prolongement. Mais il semble y avoir deux formes de dualités qui ne se

trouvent point mentionnées dans ce tableau et qui semblent encore plus

importantes. Elles ont été évoquées tout au long de cette étude.

65. En effet, comment mettre l’intentionnalité (le point 5) en évidence tout en

passant sous silence la caractéristique principale que rend manifeste cette

intentionnalité, soit que toute conscience est représentative ? Étant

intentionnelle, et donc « représentation de », la conscience serait d’emblée

toujours double, et double de deux façons fondamentales. Elle serait double

d’abord en ce sens que, pour toute représentation, il nous faudrait distinguer

l’objet de la représentation — que celui-ci soit conceptuel ou sensible — et la

réalité dont cet objet est censé être l’image, et double encore en ce sens que

connaître par représentation, ce serait toujours connaître, à la fois, et la

représentation en elle-même, et son objet.

66. Notons, pour éviter une confusion possible, que l’objet de la représentation

correspond alors à l’ensemble figure-fond, et non seulement à ce qu’on peut

entendre en parlant de ‘figure’. Le mot ‘objet’ se trouve alors à désigner l’ordre de

l’objectal, dans son ensemble. Voir un nuage sur un fond bleu, ce serait

percevoir un monde objectal — nuage et ciel, figure et fond.

67. Quant à la neuvième caractéristique décrite par Searle, soit celle du

débordement, celle-ci n’aurait aucun rapport avec l’écart entre le réel et son

image, auquel on pourrait être tenté d’associer le concept de débordement. Par

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débordement, Searle pourrait faire référence à la face des objets qui reste

nécessairement cachée simplement en raison du fait qu’on ne peut voir tous les

côtés d’un objet en même temps. Searle pourrait aussi faire référence à tout ce

qu’un objet révèle sans l’exposer. Voir une main dépassant le rebord d’une porte

laisse présumer qu’elle se rattache à un corps humain autrement dissimulé.

Dans le cas de l’écart entre l’image et le réel, il ne s’agit pas d’un débordement, à

proprement parler, comme si la réalité entrait déjà en partie dans la

représentation. Il s’agit au contraire de comprendre que l’image n’est simplement

pas l’être réel dont elle est l’image, quoiqu’il faille toujours souligner le fait —

important dans les circonstances — que cette image est déjà en elle-même un

être réel.

68. Pourquoi donc ces deux dualités, ignorées par Searle, auraient-elles une

importance primordiale ? La deuxième, celle opposant le fait immédiat de la

conscience au contenu qu’elle médiatise, nous conduit à reconnaître l’expérience

immédiate de la conscience comme forme de savoir, fondant par là le dualisme

épistémique. L’importance de cette dualité devient évidente du moment qu’on

reconnaît en l’une et l’autre de ces formes de connaissance les bases de deux

champs d’action entièrement étrangers l’un à l’autre. Comme il s’agit là du point

principal à souligner, nous y reviendrons au chapitre suivant.

69. L’importance de la première dualité, celle opposant le monde représenté au

monde réel, tient au fait que c’est elle qui nous permet d’atténuer la tension

générée par l’incompatibilité apparente entre le monde physique et celui de

l’esprit. Car, en associant la différence entre la matière et l’esprit à la différence

entre l’image du réel (la matière) et le réel lui-même (dont l’esprit serait le seul

véritable « échantillon » dont nous disposerions), la théorie du double aspect, sur

laquelle s’appuie cette distinction entre le réel et son image, permet de

reconnaître à l’expérience subjective une consistance ontologique qu’on peut

autrement être porté à lui refuser. La « solution » au dilemme âme-corps que

rend possible cette distinction n’a rien d’original, et elle ne consiste qu’à prendre

en charge une distinction centrale et fondamentale en philosophie occidentale,

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celle opposant le noumène au phénomène. Nous savons que la théorie du double

aspect a une incidence épistémique, puisqu’elle fonde un dualisme épistémique

qui, à son tour, sert d’appui à un dualisme éthique, lequel fera l’objet du

prochain chapitre. Mais on sait que le souci de Searle est ontologique. Peut-être

pourrions-nous répondre à ses attentes en nous arrêtant à la pertinence

ontologique de cette théorie. Cela permettra en outre d’intégrer certains des

apports des autres auteurs auxquels nous nous sommes intéressés.

2. Pertinence ontologique de la théorie du double aspect

70. Nous l’avons vu, l’être humain ressent un déficit ontologique, tout

particulièrement quand il prend trop au sérieux l’image du monde dont il

dispose, ne voyant plus de réalité qu’en cette image. En cette image, il ne se

retrouve plus, puisqu’elle représente le monde comme physique, alors que dans

un monde physique, il ne retrouve rien de ce qu’il connaît intimement de sa

propre personne. Son être semble alors se dissoudre dans une sorte d’éther

mental, sans substance. C’est peut-être ce que l’étranger de Camus a pu sentir.

Y aurait-il là, pour les êtres humains, une expérience métaphysique troublante,

mais archétypique, celle de n’être qu’une présence fantomatique impuissante et

étrangère échouée dans un organisme matériel aux rouages implacables ?

Comment le fait d’associer l’esprit au noumène arriverait-il à renverser cette

situation ?

71. D’abord, la théorie du double aspect, comme indiqué précédemment (supra,

p. 50), permet de dissiper la tension créée par le dilemme apparent que pose,

même dans le cadre d’un monisme physicaliste et déterministe, la dualité âme-

corps. Cependant, loin de nous montrer comment surmonter l’écart

psychophysique et l’irréductibilité du psychique que cet écart implique, elle

explique au contraire la nécessité de cet écart et de cette irréductibilité. En

admettant que ce soit le cas, par contre, on ne voit pas encore nécessairement

avec évidence comment cette théorie modifierait notre appréciation du dualisme

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et le sentiment d’irréalité que nous pouvons associer à notre expérience intime

quand on adopte, par exemple, le monisme métaphysique que propose le

physicalisme. Il est clair à tout le moins que de nombreux matérialistes

orthodoxes adhèrent à la théorie du double aspect, sinon à la théorie de l’identité

qui, bien pensée, implique elle-même la théorie du double aspect, et qu’ils se

sentent plutôt confortés par ces théories, bien plus que perturbés, comme ils

devraient l’être.

72. Posons donc certaines questions. Concernant l’incommensurabilité

psychophysique, procède-t-elle d’une nécessité formelle ou s’agit-il d’un constat

empirique ? Il s’agit d’un constat empirique — on le verra sous peu — dont une

explication formelle peut rendre compte. Mais alors se pose la question du rôle

de la théorie du double aspect par rapport à cette explication formelle. Car, pour

expliquer la nécessité formelle de cette incommensurabilité, il pourrait suffire de

faire appel simplement à la différence formellement nécessaire entre le médium

et le message, sans faire appel à la différence entre le noumène et le phénomène,

tel que l’invoque la théorie du double aspect. La théorie du double aspect

explique la nécessité de l’écart psychophysique en disant que la réalité perçue et

conçue objectivement n’est qu’une construction fictive, là où l’expérience vécue

serait un échantillon de réalité. Bref, elle associe l’expérience vécue au réel et le

physique à l’apparence, et pose l’écart entre l’un et l’autre comme étant dès lors

formellement incontournable. Or, s’il y avait là deux explications suffisantes de

l’incommensurabilité psychophysique, nous pourrions être autant dans

l’embarras que si ni l’une ni l’autre ne répondait au besoin explicatif posé par

cette incommensurabilité. Il s’agit au contraire de voir comment ces deux

explications se ramènent à une seule, mais pensée de façons différentes.

73. En effet, distinguer le signe et la signification, et donc le médium et le

message, ce serait la même chose que distinguer la réalité (de la conscience) et

l’image du réel (la signification). C’est-à-dire que la distinction entre la

conscience et le cerveau serait un cas de figure de l’opposition entre un médium

et le message qu’il porte. Nous sommes un être. Cet être se fait pour lui-même

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médium, puisqu’il communique un monde apparent, une apparence de monde.

Si la question porte sur la conscience, et si cette question est celle de savoir

comment cette conscience s’insère dans le monde, force nous est de reconnaître

qu’on se demande là comment l’être que nous sommes s’insère dans l’image dont

nous disposons de l’être en général. En étant « conscience de », conscience du

monde, je suis médium, et le monde est alors le message, le contenu de mon

expérience. Tout écart formellement nécessaire qu’il nous faudrait alors prévoir

entre un médium et son message devra donc se retrouver entre, d’une part,

l’expérience vécue et, d’autre part, le monde perçu et conçu objectivement. La

conscience est représentative. C’est là un présupposé qui a été assumé depuis le

début301 et qui a pu être préservé malgré la critique qui a été dirigée contre le

représentationnalisme de Jackson au chapitre précédent. La conscience

représente l’être. Une représentation de l’être est un « signe de » cet être.

74. Nous n’avons pas à nous soucier ici de questions qui pourraient

immédiatement venir à l’esprit, telles que « Oui, mais qu’est-ce que l’être ? », ou

« Comment être certain que cet être existe ? ». Nous n’avons pas à nous en

soucier, d’une part, car nous ne cherchons que ce qui se trouve dans la

représentation en tant que telle. Dans cette représentation en tant que telle, il y

a : 1) la représentation en tant que telle, celle-ci étant déjà un être (ou de l’être) ;

2) le signe d’un être autre, d’une altérité. Que nous sachions comment nous

assurer que cette altérité existe ou non ne change rien au fait que, dans la

mesure où il y a de l’être, cet être sera différent de l’image que nous pouvons en

construire. Or, nous avons accès à une existence réelle. Cet accès reste

empreint de mystère. Personne ne pourra jamais en expliquer le fait, mais on ne

peut douter de la réalité du fait de l’expérience vécue, à laquelle nous avons

« accès ». Il s’ensuit qu’entre le signe de cet être (le cerveau, le corps physique

d’autrui, ou le nôtre) et sa réalité, il faut prévoir une incommensurabilité

formellement nécessaire.

75. Car, si la conscience est représentation, elle est image. Si elle est image, il

y aura écart entre elle et l’être (réel) qu’elle est censée représenter, tout comme il

301 Supra, Introduction, p. 29.

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doit y avoir un écart, formellement requis, entre l’être et l’image de l’être. De

sorte que, si la conscience ne se retrouve point dans la représentation

physicaliste de l’être, ce serait tout bonnement parce qu’elle est elle-même un

être, ou « de » l’être. Nous pouvons d’ailleurs établir une série d’oppositions,

chacune étant une figure de l’opposition « l’être du signe/l’être signifié » :

L’être du signe/le médium L’être signifié/le message

Noumène —–—— Phénomène

Réalité —–—— Image de la réalité

Expérience subjective —–—— Interprétation objective

Esprit —–—— Matière

Psyché —–—— Corps

Mental —–—— Physique

Conscience —–—— Cerveau

Intériorité vécue —–—— Extériorité perçue

Être (de) l’être —–—— Voir (de) l’être

... l’ « esprit » serait, par rapport à la « matière », ce que la « réalité » serait par

rapport à l’ « image de la réalité », ce que « être l’être » serait par rapport à « voir

l’être », etc.

76. Tentons maintenant de penser cette nécessité formelle d’un écart

incommensurable. Retenons de Churchland l’idée selon laquelle le discours

objectif serait un langage qu’on pourrait alors opposer à l’expérience subjective,

celle-ci étant cependant elle-même conçue comme un autre langage. Il devient

alors possible de penser l’incommensurabilité entre le physique et le mental

comme n’étant que l’exclusion mutuelle qu’implique nécessairement un langage

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par rapport à un autre.

77. Et comme il est possible de comparer la science et l’expérience sensible à

deux langages, on peut demander s’il n’y en aurait pas un qui serait plus

véridique que l’autre. Par exemple, nous pourrions soutenir, comme le fait

Churchland, que la description mathématique et conceptuelle du réel que nous

livre la science est plus véridique, plus révélatrice de l’objet, que le serait

l’apparence sensible.

78. Il est pourtant évident qu’une telle comparaison ne peut valoir dans le cas

qui nous concerne et que ce n’est pas parce que les savoirs objectif et subjectif

peuvent être comparés à deux langages qu’il y a entre eux un écart

incommensurable. Certes, par la même nécessité qui rend chaque langue

exclusive de toute autre, la connaissance scientifique — soit le discours

physicaliste — et l’apparence sensible seront exclusives l’une de l’autre.

Toutefois, dans le cas présent, ce qui nous intéresse n’est pas le sensible en tant

que traduction d’un réel autre, en tant que signification signifiée par le signe

sensible, mais la réalité même du signe en tant que tel, comme l’a souligné Searle

(supra, p. 239-240). Il ne s’agit donc plus de comparer la connaissance scientifique

et l’apparence sensible pour juger laquelle serait plus véridique. Car la réalité

qu’il importe de cerner se trouve alors à être exclue autant par la description

physique que par l’apparence sensible, car c’est l’être même du signe, donc de

l’expérience, qui est ici visé et, nous le savons maintenant, l’expérience est

invisible, tant pour nos sens que pour notre intelligence. Nous ne pouvons pas

plus voir la pensée d’autrui que nous pouvons en faire une science physique.

79. Tout ce que nous connaîtrions des autres réalités serait les lois qui

régissent leurs rapports. Nous n’entrons pas dans la matière en la coupant en

deux. Une cellule, une molécule, un atome, un neutron sont toujours des

réalités saisies extérieurement. Ne s’offrent à notre observation que les rapports

que de telles entités peuvent soutenir entre elles. Nous ne voyons donc pas tant

la réalité que les signes de la réalité. « Plus la science », écrit Bergson,

« approfondit la nature du corps dans la direction de sa ‘réalité’, plus elle réduit

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déjà chaque propriété de ce corps, et par conséquent son existence même, aux

relations qu’il entretient avec le reste de la matière capable de l’influencer. »302

80. Effectivement, nous ne « voyons » jamais les entités réelles, comme

l’explique Chambon, en s’appuyant sur Ruyer. Au microscope, la matière se

dissout. Elle se dissoudra ultimement en champs de forces, aussi invisibles

qu’un champ gravitationnel. « L’être ne ‘tient’ que par ses liaisons, mais les

liaisons sont soustraites à l’observation », écrit-il303. Plus encore, « [p]ersonne n’a

encore compris comment des masses matérielles, considérées objectivement,

pouvaient bien agir à distance les unes sur les autres [...]. Le progrès

scientifique laisse intact le mystère de la liaison »304. Ce qui revient à dire que

nous ne comprenons pas l’être, que nous ne le voyons pas et que nous ne savons

rien de sa nature intrinsèque. Nous ne connaissons que son ombre, soit l’effet

qu’il a sur nous.

81. En réalité, cette distinction entre propriétés intrinsèques et extrinsèques

redouble la nécessité d’une incommensurabilité psychophysique. Il faudrait qu’il

y ait un écart inéluctable et incommensurable entre un phénomène et son

noumène, d’abord parce qu’une image du réel (le phénomène) n’est pas ce réel,

mais aussi parce que notre image du réel n’est qu’une image des propriétés

relationnelles du réel, et non du réel en tant que tel. À ces deux causes se

rajoute la raison formelle, reconnue par Searle, rendant compte de

l’incommensurabilité psychophysique, cette raison se résumant à une forme de

paradoxe autoréflexif : un système ne peut produire des règles qui rendent

compréhensibles les règles suivant lesquelles il est lui-même constitué. En

réalité, cependant, nous n’avons pas ici trois causes. Car il s’agit toujours de la

même cause unique, laquelle se présente différemment, selon qu'elle est abordée

de telle ou telle manière. Qu’on considère la représentation comme médium,

comme noumène ou comme ensemble de propriétés intrinsèques, on peut

302 « Le paralogisme psycho-physiologique », art. cité (supra, n. 106, p. 55), p. 202

(Œuvres, p. 968). 303 Le monde comme perception et comme réalité, op. cit. (supra, n. 86, p. 48), p. 389. 304 Ibid., p. 390.

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toujours penser l’être même de cette représentation par opposition à son

contenu, lequel se conçoit alors, respectivement, comme message, comme

phénomène (apparence) ou comme ensemble de propriétés relationnelles

(interprétation, codification du réel). Et le code qui ne peut se codifier lui-même,

c’est encore la réalité de l’image qui, tout en traduisant le réel, reste elle-même

réalité et non traduction. La sensation, pour sa part, comme tout élément de la

pensée, serait donc une réalité intrinsèque que ne sauraient rejoindre, pour

l’ensemble de ces raisons, nos cadres conceptuels. C’est l’importance et la

signification de cette incommensurabilité qui semblent souvent difficiles à

admettre. Par là, la réalité de l’expérience vécue se trouve réaffirmée. Aussi

difficile qu’il puisse être de définir une propriété intrinsèque réelle305, il reste que

« tout l’avantage [ontologique] est pour l’événement mental », pour le dire comme

le disait Taine ; « lui seul existe »306. « Lui seul existe », cela ne signifie pas, bien

entendu, qu’il n’y a que lui qui existe ; cela signifie au contraire qu’entre l’objet

dans l’image et l’être même de l’image, seule l’image a l’existence. Ceci

n’implique rien quant à l’existence ou l’inexistence du monde en tant que tel.

82. Renversons maintenant la méthode. Procédons empiriquement. Au lieu

de poursuivre cette recherche de raisons formelles qui interdiraient un

rapprochement entre l’image et le réel, partons des faits, d’un constat d’une

évidence déconcertante. Ce constat, c’est Jackson qui l’a ramené à l’avant-

scène : le discours physique ne saisit pas la couleur, ou le parfum de la rose.

Dès lors, nous n’avons plus de choix : à moins d’adopter un dualisme

ontologique, il nous faut nous tourner vers la théorie du double aspect. Quand

l’insaisissable est l’expérience vécue en elle-même, cet insaisissable n’est plus un

incodifiable ou un fait incodifié qui attend d’être codifié, traduit par le code ; il est

le fait codifié, et non la codification d’un fait ; ou plutôt, il est le fait codifié tout

en étant le code codifiant. Il est un réel, tout en étant l’image d’un réel. Aucun

code ne saurait « correspondre » au réel, sauf dans le sens d’une corrélation dont

nous ne pouvons juger la valeur que lorsque que nous sommes nous-même le

305 Ainsi que le reconnaît W. Seager (« The ‘Intrinsic Nature’ Argument for

Panpsychism », art. cité [n. 160, p. 97]), p. 130. 306 Voir infra, Appendice, p. 343.

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fait que nous cherchons à traduire en un code, comme lorsque nous disons « je

suis matière ». C’est l’expérience vécue qui nous révèle cette corrélation entre un

réel et son image. Et c’est alors l’incommensurabilité entre l’un et l’autre, bien

plus que leur identité ou leur rapprochement, que cette corrélation montre,

empiriquement.

83. Penchons-nous en même temps sur un autre fait. Il s’agit d’un fait qui

milite, à bien le méditer, contre l’explication que nous propose McGinn de

l’incommensurabilité. Il nous faut ici considérer dans son ensemble la classe des

faits qui échappent à une description physicaliste. Nous savons que les faits qui

échappent à la physique ne sont point des faits « extérieurs ». Certes, tout est

mystérieux, et nous ne comprenons non seulement « le tout de rien »307, mais

sans doute, en un sens, rien du tout. L’apparence même du monde, sa forme —

le fait même de son existence — ne saurait s’expliquer. Mais l’univers semble

néanmoins se prêter merveilleusement aux calculs des physiciens. Ce que nous

connaissons du monde se coule dans notre grille de compréhension comme si

elle était taillée sur mesure. Tout semble répondre à la loi de l’entropie, hormis

une exception — exception, d’ailleurs, marquante, puisqu’il s’agit de la vie elle-

même. Rien, à l’exception de la vie, ne se perd, et tout ce qui est objectivement

observable se prête au calcul.

84. C’est bien là l’illusion, peut-être. C’est à y réfléchir qu’on peut voir

comment les faits eux-mêmes nous reconduisent à la théorie et à la nécessité

formelle d’un écart insondable entre l’apparence physique et la réalité psychique.

Il est vrai qu’il pourrait d’abord nous sembler qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que

les faits extérieurs nous paraissent généralement compréhensibles, en nous

disant que cette grille, ayant pour fin notre adaptation à notre environnement,

devait simplement se développer de manière à refléter les propriétés réelles de cet

environnement308. Nous pourrions cependant penser l’inverse, et penser que

307 La conscience et le corps, op. cit. (supra, n. 67, p. 42), p. 35. 308 Comme le prétend par exemple G.S. Stent (« Epistemic Dualism of Mind and Body »,

art. cité [supra, n. 29, p. 25], p. 581 ; 586), tout en maintenant par ailleurs l’irréductibilité du mental, associant de plus notre « dualisme épistémique innée » à

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cette grille a pu se constituer plutôt en fonction de nos propres besoins, de sorte

que, si cette grille devait être le reflet de quoi que ce soit, elle pourrait être plus le

reflet du sujet que de l’objet. Mais, ce n’est, peut-être, ni un hasard ni un signe

de quoi que ce soit — de nos propres besoins ou de la structure réelle du

monde — si rien de ce que nous pouvons rencontrer dans le monde, hormis les

exceptions précitées que seraient la vie et la conscience, ne semble jamais

déborder cette grille d’interprétation du monde, c’est-à-dire si l’ensemble du

monde nous semble être foncièrement physique et déterminé suivant un

ensemble de lois physiques. La raison première peut en être plus simple. Au

lieu de penser que, pour que nous puissions saisir quelque chose du monde, il

faille que le fait saisi se prête à nos catégories, peut-être faudrait-il comprendre

simplement que ce fait se prête à nos catégories — est saisissable — simplement

parce que, saisir les faits signifie précisément les traduire dans nos catégories.

Comment, dès lors, ce que génère le filtre pourrait-il ne pas cadrer avec le filtre ?

85. Il n’y aurait donc rien d’étonnant à ce qu’il n’y ait rien d’étonnant en

dehors de nous. Ce n’est pas que nous ne comprenions qu’une partie du monde,

sans qu’il nous soit possible d’avoir une idée de ce qui pour nous reste invisible,

comme si la compréhension allait de pair avec la perception. Certes, la

compréhension peut effectivement aller de pair avec la perception, comme le croit

McGinn, et il est certes concevable que nous ne soyons sensibles qu’à une partie

de notre univers ambiant, comme le prétend encore McGinn. Mais ce n’est pas

comme si nous pouvions dire que, parce qu’une partie du monde nous est

perceptible, cette partie-là seulement nous serait compréhensible. Car, en

admettant que le monde en dehors de nous nous fût entièrement

incompréhensible, ce monde aurait encore un effet sur nous et, à partir de ces

effets, nous construirions encore un monde objectif, comme nous le faisons déjà,

un monde censé représenter le monde réel. Or, qu’un tel monde construit soit

un reflet véridique, approximatif ou surtout chimérique du monde réel importe

peu et, en réalité, nous ne pouvons rien savoir à ce sujet — en admettant que la

question avait un sens. Cette construction objective est utile ; elle suffit pour

celui que Kant lui-même soutenait (ibid., p. 582 ; 584).

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repérer le fruit dans les arbres, aussi bien dire « ce qui est bon pour nous dans le

divers ». C’est tout ce qui importe. Cependant, si, dans ce portrait du monde,

tout semble réglé selon des lois immuables compréhensibles, cela ne voudrait pas

dire nécessairement que nous avons compris le monde. Le fait que tout dans le

monde objectif réponde à nos catégories objectives indiquerait plutôt que ce

dehors objectif est construit au départ avec nos propres catégories de

compréhension. C’est pourquoi insister pour ne reconnaître de réalité qu’à ce

qui répond à ces catégories, c’est bien s’enfermer dans l’image du monde en se

détournant de cette réalité qui est la nôtre et qui, en tant que réalité, ne peut que

se dérober au regard, que se présenter comme matière ineffable, indéchiffrable,

connue, certes (parce que vécue), quand il s’agit de notre être propre, mais

irrémédiablement incompréhensible.

86. Or, cette réalité, il n’y a qu’en nous que nous y ayons accès, parce que

nous ne pouvons avoir un accès direct qu’à l’être que nous sommes, et non à

l’être que nous ne sommes pas. C’est pourquoi il n’y aurait qu’en nous que nous

pourrions croiser le mystère, l’être étant lui-même foncièrement mystère. C’est là

la raison, on s’en souviendra, pour laquelle l’explication de McGinn de l’écart

psychophysique semble rater sa cible — son explication ratisse trop large (supra,

chap. 2, p. 138). C’est la conscience, et donc notre être même, que notre grille

catégoriale ne peut saisir. Cela indique, non pas que nous serions des étrangers

en ce monde ou qu’il existe une propriété singulière que nous ne pouvons saisir,

mais plutôt que cette grille elle-même, quoiqu’elle nous permette de nous situer

dans le monde, n’est point pourtant faite pour en saisir l’essence. Cette grille

n’étant qu’une traduction, qu’un code, elle ne pourrait rendre cette essence et ce

ne serait pas là d’ailleurs sa raison d’être.

87. Il nous faut examiner de plus près le fait que la grille catégoriale qu’est la

nôtre et qui nous permet d’édifier un monde objectif ne puisse saisir une

expérience sensible, telle celle de la couleur, et porter attention à un fait que

Searle, entre autres, n’a pas explicitement relevé. Ce fait est que la couleur elle-

même est un phénomène qui ne répond pas au chiffre. Or, on pourra en dire

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autant de tout ce qui peut être rassemblé sous le titre « qualia », donc sous le

titre « l’effet que cela fait » et, donc, finalement, sous le titre de la subjectivité, de

l’intériorité et du vécu.

88. Ce fait paraît extrêmement significatif et devrait arrêter net n’importe quel

matérialiste, le contraignant à une profonde méditation transformatrice.

89. Pour le matérialiste, tout est matière. Tout est matière, cela doit signifier

que tout est imbriqué dans un seul ordre de lois et tout, à la fin, doit être lié

dans un ordre de conséquences logiques, même si l’ordre réel des choses se

situait en dehors du temps. On se souviendra ici de Strawson : que cet univers

soit compréhensible ou non, nous ne saurions admettre un univers en lequel

nous pourrions tirer A de non-A.

90. Or, que faire devant des phénomènes qui ne répondent plus au chiffre ?

En effet, comparons un jaune et un rose, un rouge et un bleu. Il ne s’agit pas de

comparer les fréquences des ondes lumineuses qui produisent ces effets. Il s’agit

de comparer ces effets que sont les couleurs éprouvées. Nul chiffre, nul calcul ne

pourrait résoudre les différences entre ces couleurs. Ces différences sont

inchiffrables, non pas parce que nous ne détiendrions pas les aptitudes

mathématiques requises pour répondre au défi — calcul différentiel, algèbre ou

quoi encore, mais parce qu’elles ne répondent tout simplement pas au chiffre.

Dit autrement : elles ne répondent pas à la logique. La différence entre deux

couleurs ne serait pas une différence logique. Cette différence est donc

inanalysable. Mais la couleur est réelle (et Jackson devrait lire Strawson). « Elle

est réelle », cela veut dire « elle est matière », parce que, pour les matérialistes

que nous sommes — c’est-à-dire, du point de vue de l’hypothèse de départ qui a

été retenue309 —, tout est matière. Pour les matérialistes, tout devrait être

logique, mais voilà que le tissu de notre propre expérience, de notre être propre,

et de la seule existence que nous connaissons effectivement, ne répond plus à

leurs principales catégories. Il faut aller jusqu’à la conclusion : le réel n’est pas

logique : non pas, certes, illogique, mais, tout de même, a-logique.

309 Supra, Introduction, p. 23-24 ; chap. 1, p. 68-69.

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91. La réalité est stable, à n’en pas douter. L’instrument porté sur elle

produira en tout temps les mêmes résultats. Ainsi, peut-on en prendre « la

mesure », y inscrire des repères. Cependant, nous connaissons l’être que nous

sommes, parce que nous le sommes, et nous y constatons une diversité, allant

des parfums à nos vécus sentimentaux et psychiques multiples, qui tous nous

offrent des « échantillons » de ce qui constituerait notre nature intrinsèque, une

nature qu’il nous faut dès lors reconnaître, en vertu de ce que nous révèle ces

échantillons, comme inanalysable. De l’altérité, nous n’aurions à l’inverse que

des mesures, des chiffres, qui, à la fin, ne seraient que des indications de

présences dont l’être propre ne pourrait que rester pour nous à jamais ineffables.

Du moins, est-ce ainsi que l’expérience semble présenter l’existence,

empiriquement.

92. La théorie du double aspect, opposant l’objet dans la représentation à

l’être réel de la représentation, permet donc d’assurer à l’être même de la

représentation, en fin de compte, un statut ontologique : le psychique

correspondrait à une réalité concrète, celle-ci n’ayant rien d’une illusion ni d’une

abstraction. La théorie du double aspect, en associant l’écart psychophysique à

la dualité « être réel/image de l’être réel », insuffle une consistance ontologique à

la connaissance subjective elle-même, tout en ébranlant, il est vrai, l’estime

qu’on pouvait vouer à la connaissance objective, présumant peut-être qu’en nous

attachant à elle, nous nous attachions plus à la vérité qu’à l’utile. C’est cette

pertinence de la théorie du double aspect par rapport à une réflexion ontologique

— cette théorie nous permettant de conférer une consistance ontologique à

l’expérience — qu’il s’agissait de souligner dans la présente section.

93. S’il n’y a pas de dualisme des substances, cela n’implique donc pas qu’il

n’y ait de réel que la matière, à moins qu’on s’entende pour comprendre sous ce

concept celui de la substance réelle mais ineffable des choses. Surtout, cela

n’implique pas l’irréalité du mental. Cela impliquerait plutôt le contraire, soit la

réalité de l’esprit et l’irréalité de la matière en tant que matière apparente. Voilà

pour le souci ontologique. Il reste cependant que les conséquences importantes

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de cette métaphysique sont épistémiques et, plus encore, éthiques.

94. Car, si cette perspective métaphysique est dans le vrai, le dualisme

épistémique n’en serait pas moins le lot inévitable de toute vie consciente,

correspondant à la structure même de la vie (même l’amibe, en admettant qu’elle

soit inconsciente, doit distinguer entrer ce qui est elle et ce dont elle peut se

nourrir). Cette métaphysique rend donc compte du dualisme, non pas d’une

manière telle que nous puissions dire : « Enfin, il ne s’agissait que de cela. », pour

ensuite fermer le dossier, en concluant que le dualisme n’était qu’une illusion,

comme nous avons vu des matérialistes tenter de le faire310 ; nous le

reconnaissons au contraire d’une manière telle que nous sommes contraints de

l’admettre dans notre existence comme une composante importante et

incontournable dont il nous faut dès lors tirer toutes les conséquences.

95. C’est de ces conséquences qu’il s’agit lorsque nous considérons la dualité

épistémique comme base d’une autre dualité, cette fois éthique. À ces deux

savoirs, dont il a été question jusqu’ici, se rattacheraient deux praxis

diamétralement opposées. Celles-ci ont été exposées brièvement dans

l’Introduction (supra, p. 33-35). Il s’agit des attitudes instrumentales et finalitaires.

Avant de tracer une conclusion générale à partir des cinq études qui précèdent,

nous aborderons, pour terminer, cette thématique de la dualité éthique, en

voyant pourquoi c’est bien à une telle dualité que la réflexion épistémique doit

nous conduire.

310 Comme le fait encore Michael Tye, « Phenomenal Consciousness: The Explanatory

Gap as a Cognitive Illusion », Mind, vol. 108 (1999), p. 705-725.

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CHAPITRE 6

Le dualisme éthique

1. Jusqu’à présent, le travail a surtout consisté à restituer ou à soutenir une

équité entre deux savoirs. Il nous reste à rallier plus solidement cette dualité

épistémique à un dualisme éthique. Cette étape ne peut être franchie sans

introduire un important postulat, laissé presque entièrement dans l’ombre

jusqu’à présent. Il s’agit du postulat suivant lequel la vie s’inscrit dans un

rapport antagoniste avec son monde extérieur. Si le rapport du vivant à son

entourage est un rapport antagoniste, on pourra concevoir que le rapport à

l’objet doive nécessairement refléter un semblable antagonisme. La constitution

de l’objet ne serait pas un processus neutre. La volonté de voir les choses telles

qu’elles sont serait intéressée. L’intention d’un regard objectif est de saisir la

mesure des choses, même si ce n’était que pour se défendre contre elles. Le

regard objectif serait instrumental, et la connaissance de l’objet refléterait cette

intention fondamentale. Cette intention de fond, structurellement nécessaire et

inhérente au regard objectif, colorerait la connaissance de l’objet comme objet.

2. Après avoir explicité plus longuement ce postulat, fondamental pour une

phénoménologie naturaliste de la vie, l’ensemble du raisonnement reliant ce

principe à la dualité épistémique et éthique sera présenté. Le contexte de

l’actuelle étude ne permet pas de faire beaucoup plus qu’exposer le cadre général

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d’une telle phénoménologie naturaliste et il s’agit moins d’en mesurer la valeur

que de montrer la pertinence de la dualité épistémique par rapport à elle.

3. Dans un deuxième temps, et tout au long du présent chapitre, seront

évoqués certains présupposés, communs même en philosophie, se présentant

comme incompatibles avec la conception du vivant telle qu’elle sera esquissée.

En particulier, la question de la finalité dans le contexte du naturalisme, puis

celle d’un prétendu égoïsme foncier attribuable à tout être vivant, de même que

celle du solipsisme — parce qu’elle porte sur la connaissance de l’autre comme

sujet — seront abordées. Ces questions nous conduiront à accorder une place

centrale au concept de maturité, tout en remettant en cause l’appauvrissement

du concept de vie et de vie psychique. Nous pourrons voir comment une telle

phénoménologie, en s’appuyant sur une métaphysique du double aspect, porte

en elle les ressources suffisantes pour parer aux objections reposant le plus

souvent sur des présupposés communs qu’on a tout intérêt à remettre en cause.

1. Postulat fondamental et pertinence de la connaissance subjective

4. Pour le vivant, le vivant est une fin. On concevra donc plus aisément la

pertinence éthique de la dualité épistémique en se plaçant dans le contexte d’une

phénoménologie naturaliste de la vie. Il ne s’agira pas ici d’étayer une telle

phénoménologie. Il faudra se limiter à indiquer la pertinence du dualisme

épistémique dans le contexte d’une telle phénoménologie. Il s’agit seulement de

montrer le rôle central que doivent y jouer les concepts de dualité épistémique et

de dualisme éthique.

5. Le point principal à retenir d’une phénoménologie de la vie serait que la vie

peut y être caractérisée comme étant en rapport avec un monde extérieur, un

monde duquel elle aurait à tirer une subsistance. Caractériser la vie ainsi, ce

serait comprendre qu’elle doive s’inscrire, essentiellement, dans un rapport

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d’adversité avec le monde extérieur311. Le rapport à l’altérité étant déterminé par

le désir, par le besoin, par le manque312, ce serait ce manque, manque vital

procédant du souci vital, qui déterminerait le rapport du vivant à l’objet.

Concevoir la vie de cette façon, comme étant intrinsèquement engagée dans une

lutte contre son monde, ne ferait pas d’elle un fait foncièrement négatif. Car, si

le vivant est essentiellement contre l’altérité, il sera à l’inverse non moins

essentiellement pour soi, pour l’ipséité. La vie serait avant tout pour ce qu’elle

est, et contre ce qu’elle n’est pas.

6. Admettons donc pour l’instant qu’il n’y ait là rien d’invraisemblable et qu’il

s’agisse plutôt de grandes généralités assez peu contestables. En admettre

autant, cependant, nous contraint de reconnaître un fait qui, malgré son

apparence banale, n’en reste pas moins fondamental : être contre ce que nous ne

sommes pas et pour ce que nous sommes, c’est faire de l’altérité le moyen et de

soi une fin. En raison d’une nécessité structurelle inhérente à toute vie, le

domaine de l’objet relèverait, par définition, de l’instrumentalité, du moyen, là où,

à l’inverse, le domaine du sujet ou du subjectif correspondrait à celui de la

finalité.

7. Avant de poursuivre cet exposé, affrontons deux premières difficultés

apparentes qu’un tel langage pourrait déjà présenter et qui pourraient donc —

dans un contexte naturaliste, faut-il le préciser — donner lieu à des objections.

Ces deux points seront celui de la liberté et de la finalité, par opposition au

déterminisme qui caractérise habituellement une métaphysique naturaliste313,

puis celui de l’égoïsme qui, croit-on encore, serait le fait de tout être vivant dont

la conduite ne répondrait qu’à des déterminations physiques.

311 Voir par exemple Renaud Barbaras, Introduction à une phénoménologie de la vie

(Paris, Vrin, 2008), et en particulier les pages concernant la philosophie de Hans Jonas (Deuxième Partie, chap. II, p. 182-230).

312 Ibid., p. 205 ; 208-209. Voir encore Miche Henry, Généalogie de la psychanalyse, op. cit. (supra, n. 202, p. 132) ; Edgar Morin, La Vie de la Vie, op. cit. (supra, n. 256, p. 211), p. 276.

313 Si on ne voit pas de lien nécessaire entre le naturalisme et le déterminisme, alors on ne verra pas d’incompatibilité entre la finalité et le naturalisme, et on n’aura donc pas de difficulté à intégrer la finalité dans une vision naturaliste du monde.

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8. Finalité versus liberté. La première de ces difficultés apparentes est celle

de savoir comment inscrire la finalité dans le cadre même d’une pensée

naturaliste. Or, c’est la théorie du double aspect qui nous permet de surmonter

ce présumé obstacle : comme cette théorie rend compréhensible l’insertion des

faits mentaux au sein d’une ontologie moniste, elle permet de comprendre

l’opposition entre la causalité finalitaire et la causalité physique comme n’étant

que le reflet de la dualité caractérisant notre condition épistémique existentielle

fondamentale opposant une connaissance en termes de faits mentaux à une

connaissance en termes de faits physiques.

9. Comment ces deux causalités s’agencent-elles entre elles, voudra-t-on

alors sans doute demander. Ne sont-elles pas incompatibles ? On l’a toujours

cru, en présumant que la causalité matérielle était la causalité réelle, alors que la

cause finale, à laquelle on voudra peut-être associer la liberté, ne serait qu’une

apparence, un sentiment, bref, une illusion. C’est d’ailleurs ce que le texte de

Searle semblait suggérer (supra, p. 245-246). Mais la théorie du double aspect

permet d’introduire des nuances qui règlent la question tout autrement.

10. Tout d’abord, suivant la distinction que cette théorie fonde entre l’être réel

et l’être apparent, on reconnaîtra une distinction entre une causalité réelle et une

causalité apparente. Le discours physicaliste étant la science des apparences, on

comprendra alors que c’est la causalité dite matérielle elle-même qui devra

compter comme causalité apparente. Cela pourrait suffire pour régler la

question de la finalité. Qu’en est-il de la liberté ?

11. Pour répondre à cette dernière question, il nous faut distinguer liberté

métaphysique et causalité finalitaire. Seule la première reste ultimement

problématique. Car, on peut admettre que des causes finales, quelle que soit

leur nature, puissent être des causes réelles, sans pour autant que cela nous

oblige à parler de liberté et à sortir du paradigme naturaliste. Pour sa part, l’idée

de liberté, de liberté pure, dans le sens d’une indétermination fondamentale,

d’une liberté dite ‘métaphysique’, nous oblige à sortir d’un tel paradigme. C’est

pourquoi, à l’idée d’une liberté métaphysique, il nous faut opposer celle d’un

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déterminisme métaphysique. Il devient alors possible d’inscrire, sous cette idée

de déterminisme métaphysique qu’on substitue à celle de liberté métaphysique,

le concept d’une causalité finalitaire réelle. Contre un tel déterminisme, le

naturalisme ne peut rien. Il s’agit alors de reconnaître, certes, deux ordres de

déterminations, mais dont un seul serait réel, l’autre n’étant qu’un ordre

apparent, éliminant par là tout problème d’incompatibilité entre eux.

12. Quand donc l’être humain ressent dans le fond de son cœur qu’il n’est pas

une bête naturelle, déterminée par les « basses » lois qui régissent (apparemment)

les choses, on peut aisément lui donner raison. Car, de ce point de vue, rien

dans ce bas monde ne serait déterminé par les lois apparentes que nous

projetons sur lui. Nous nous en rendrions compte, dans notre propre cas, mais

ce ne serait point parce que nous ne serions pas une chose comme les autres ; ce

serait au contraire uniquement parce que notre cas serait le seul qu’il nous serait

donné de connaître sans passer par ces intermédiaires que sont les lois

apparentes du monde. De telles lois, lesquelles nous permettent de « connaître »

ce monde au sens habituel du terme, soit objectivement, ne sont, en réalité, que

celles que nous projetons sur ce monde. Bref, l’incompatibilité n’existerait donc

qu’entre notre sentiment vécu réel et notre concept objectif du réel.

13. Donc, suivant la compréhension qui s’appuie sur la théorie du double

aspect, nous, les vivants, serions des êtres ayant des fins et, que nous soyons

aussi mécaniquement réglés qu’on voudra, il nous faudrait bien éprouver cette

vie qui est la nôtre comme étant marquée par notre volition. Il faudra bien

s’éprouver comme puissance autodéterminante. Que nous ne le soyons point

d’un point de vue céleste, c’est-à-dire métaphysique, n’y changerait rien.

Cependant, si nous n’étions point métaphysiquement libres, si nous étions au

contraire destinés à agir tel que nous le faisons, jusque dans nos plus menus

gestes, nos déterminations réelles n’auraient encore rien en commun avec l’ordre

objectivement réifié du réel, donc avec sa représentation objective et physique314.

314 Ce thème de la réification a déjà été soulevé dans l’Introduction (supra, p. 31-32) :

pour se dire libre par rapport à des déterminations matérielles, il faut réifier ces déterminations apparentes en les concevant comme des déterminations réelles.

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Cela ne ferait point de nous des êtres métaphysiquement libres. Seulement,

nous pourrions en conclure que cette finalité vécue devrait échapper autant au

bistouri des neuroscientifiques que lui échappe l’épreuve de la couleur. Ce point,

à lui seul, justifie le refus de toute réduction physicaliste. Aucun autre postulat

métaphysique et spéculatif ne semble requis pour justifier l’usage du concept de

finalité, et même pour rendre cet usage non seulement nécessaire, mais

souhaitable et essentiel, autant que peut l’être la reconnaissance de la valeur du

savoir subjectif.

14. Souvenons-nous : la pensée naturaliste ne nie pas la distinction entre le

noumène et le phénomène, ou entre le réel et son apparence. Elle la suppose,

puis l’oublie. S’il y a un ordre de déterminations réelles, autre par rapport à

l’ordre des déterminations apparentes, le naturaliste n’a qu’à associer son

expérience concrète et réelle de lui-même comme volonté d’être, comme

mouvement finalitaire qu’il éprouve comme liberté, à cet ordre de déterminations

réelles. L’alternative éliminationniste est insoutenable.

15. Égoïsme ou altruisme naturel ? Venons-en à une deuxième difficulté

apparente. Cette description de la vie, la posant comme dedans en rapport avec

un dehors, ne ferait-elle pas des individus essentiellement des égoïstes, des êtres

centrés sur eux-mêmes pour lesquels autrui ne serait qu’un obstacle ou un

instrument ? Pour répondre à cette question, il nous faut considérer plus

attentivement cette vie, ce qui nous permettra en même temps de resserrer le lien

entre la dualité épistémique et la dualité éthique. Ce vivant pourrait donc être

décrit comme étant un être (une chose, un x) qui serait une fin pour lui-même,

assurant son existence au moyen de l’altérité. La vie mange l’autre, l’assimile, le

contrôle, l’asservit, l’utilise, s’en défend, le fuit ou le détruit, sinon s’y soumet

malgré elle, mais toujours en vue d’une fin, qui serait sa propre existence. Qui

ira contester ces banalités ? Les exceptions sans fin (suicides, etc.) n’en seront

pas vraiment ou ne feront que confirmer la règle. Mais ne faudrait-il pas lire

adéquatement cette règle ? Or, est-ce qu’une lecture adéquate de cette règle ne

nous indiquerait pas que ce qui se présente à nous sous forme d’objet se présente

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d’emblée comme moyen, alors que ce qui se présente à nous comme sujet se

présente d’emblée comme fin, en conformité avec la structure même de la vie, qui

serait d’être pour le sujet et contre l’objet ? Voilà la dualité épistémique

étroitement liée à la dualité éthique.

16. Or — pour considérer ce qui est en cause à l’heure actuelle —, nous

voyons par là pourquoi il serait hors de propos de parler d’égoïsme fondamental

chez l’être humain, comme sans doute d’ailleurs chez tout vivant. C’est que, ce

qui se présente comme finalité ne se trouverait pas plus en soi qu’en autrui. Que

le vivant soit un être orienté contre l’objet et pour le sujet ne ferait donc pas de

lui un égoïste. Car, cette orientation admise, il faudra encore à cet être le moyen

de distinguer l’un et l’autre, le sujet et l’objet. Or, c’est l’opération par laquelle

cette distinction s’établit qui ne lui permettrait pas d’établir en même temps une

asymétrie entre son intérêt et celui d’autrui, ou entre sa valeur propre et celle

d’autrui. Plus précisément, l’hypothèse qu’une phénoménologie de la vie aurait

ici à soutenir serait que le vivant est « pour » ce à quoi il s’identifie. Cette

hypothèse, du moins, semble être des plus raisonnables. Qui voudra douter que

le vivant, non pathologique, agisse toujours, en fin de compte, dans l’intérêt de

l’être auquel il s’identifie ? Cette formulation n’est pas innocente. Elle ébranle, il

semble, la conception commune de l’ « égoïsme » vital et autorise une conception

éthique de l’humain pensé en tant qu’animal. Car, même dans un vivant pensé

comme « terrestre », « temporel », naturel, il faudra bien reconnaître en lui un

appareillage quelconque, que celui-ci soit instinctif, psychologique ou cognitif, ou

« mécanique » ou simplement mystérieux, qui permette de discriminer entre l’être

à servir et l’être dont il peut se servir. Et cette seule fonction, nécessaire,

suffirait pour poser tout vivant comme étant foncièrement altruiste. Cela

s’explique.

17. En effet, s’il était seul au monde, on conçoit aisément que l’animal humain

serait centré sur lui-même. Mais voilà que, dans son champ de conscience, se

présentent non seulement des objets, mais des « choses » auxquelles il peut

s’identifier et auxquelles il ne peut que s’identifier. Il lui faudra agir en

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conséquence et traiter ces « choses » avec de tout autres égards, sinon il agirait à

l’encontre son mouvement naturel. Certes, ses propres besoins pourraient

l’inciter à traiter ses semblables autrement que comme des fins. Mais déjà,

l’autre ne sera plus simple altérité ; il sera déjà moins altérité, et plus un

« même », et l’indifférence à son égard devra être feinte, forcée ou simple manque,

soit de maturité, soit de sensibilité.

18. Schéma du raisonnement. Voici, schématisées, les étapes de ce

raisonnement suivant lequel la connaissance subjective est la base d’une attitude

finalitaire à l’égard d’autrui. Il faut rappeler au préalable que ce raisonnement

n’est exposé ici que dans le seul but de montrer la pertinence du dualisme

épistémique dans le contexte d’une phénoménologie naturaliste de la vie, en

reconnaissant que l’exposition d’une telle phénoménologie représente une

ambition dont les exigences dépassent largement la portée du présent travail et,

même, les aptitudes de son auteur (voir page suivante) :

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Pertinence de la connaissance subjective

dans le contexte d’une phénoménologie naturaliste de la vie

La vie est pour elle-même une fin ;

elle est marquée par le besoin ; elle ne se suffit pas à elle-même,

et l’altérité est pour elle moyen.

Donc, sa relation à l’altérité en est une d’adversité.

La vie serait donc pour soi, et contre l’altérité (= dualisme

éthique). Par suite :

ce qui se présente comme objet se présenterait comme moyen ;

et ce qui se présente comme sujet se présenterait comme fin.

Connaître objectivement et connaître subjectivement consiste-

raient donc, respectivement, à voir comme moyen et à voir comme fin. Le dualisme épistémique se rattache, par là, à la

dualité éthique.

Le vivant, étant pour soi, serait pour ce à quoi il s’identifie.

Le processus d’identification serait un processus servant à

identifier le même.

La connaissance subjective (la connaissance de l’être même de la représentation) correspondrait à une connaissance de soi.

La reconnaissance du même serait donc un processus qui

reposerait essentiellement sur cette connaissance subjective.

Ce processus ne permettrait pas d’établir de distinction entre soi

et autrui, mais fonderait au contraire un rapport identitaire à autrui,

de sorte que ce dernier se présentera d’emblée comme fin, et

non comme moyen.

96. C’est là en gros le contexte théorique et métaphysique d’une

phénoménologie naturaliste de la vie dans lequel le rôle et la valeur de la

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connaissance subjective pourraient être reconnus. Dans les deux dernières

sections, nous examinerons le rapprochement entre la connaissance subjective et

ce processus d’identification.

19. Vie, don et maturité. Revenant maintenant aux objections concevables que

pourrait susciter cette thèse de l’altruisme naturel, on pourrait encore lui

opposer le fait qu’il existe de puissantes tendances égoïstes manifestes chez les

individus humains. La thèse, telle que présentée ci-devant, permet peut-être de

penser la possibilité de l’altruisme dans le contexte d’une philosophie naturaliste,

mais les faits semblent parler contre elle. Tant et si bien qu’on pourra encore

juger que le comportement altruiste est soit une anomalie, soit une fausse

apparence. Il serait une fausse apparence si, au fond, l’être bon finissait par

trouver son compte dans sa bonté. D’un point de vue qu’on croit être celui du

naturalisme, certaines explications de l’altruisme deviennent alors acceptables,

mais uniquement parce que celles-ci semblent tabler au fond sur un concept de

l’intérêt bien compris. Plusieurs points méritent cependant d’être pris en

considération qui tous militent contre de telles explications en tant

qu’explications fondamentales.

20. Tout d’abord, l’être humain, ce grand imitateur, se fait tel qu’il se pense,

tel qu’il se voit et tel qu’on lui dit qu’il est. Il ne peut pas se faire Dieu, s’il pense

qu’il est un dieu, mais il peut se faire diable. Si tous se disent que l’être humain

est foncièrement égoïste, il pourrait être surprenant de voir des gens se

comporter autrement. Assurément, de telles surprises ne manquent pas, que

pourtant on rangera rapidement sous le titre d’anomalies ou de fausses

apparences ; mais, si tous se comportaient effectivement comme de grands

égoïstes, cela ne prouverait pas encore que le genre humain soit égoïste, du

moment que les êtres humains se font tels qu’ils se pensent. On ne peut donc

pas se fier aux apparences pour déterminer si la nature humaine est

foncièrement altruiste ou égoïste.

21. Quant aux thèses naturalistes qui misent sur un égoïsme bien compris, il

faudrait interroger ce dit égoïsme et voir à quel point il s’agit véritablement d’un

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égoïsme, ou s’il ne s’agissait pas plutôt du véritable altruisme qu’on a laissé

entrer dans la demeure naturaliste, en quelque sorte, par la petite porte. En

effet, si on dit que l’évolution a favorisé la survie des individus bons et des

groupes favorisant la culture de la coopération, alors ce qu’on dit est que la vie a

véritablement favorisé la prolifération du comportement bon. Certes, on laisse

alors entendre qu’il ne s’agit pas vraiment d’un comportement désintéressé,

parce que ce serait son propre intérêt, à travers l’intérêt de l’espèce, que le

comportement de l’altruiste favoriserait. Il faudrait être clairs cependant sur les

leçons qu’on croit pouvoir tirer d’une telle analyse.

22. Dit-on que l’altruiste ne pense pas à lui-même parce que, en raison de la

sélection naturelle, il est « programmé » pour penser aux autres ? En ce cas, il

est altruiste autant qu’un égoïste serait lui-même égoïste en raison des effets de

la sélection naturelle, l’un étant « programmé » pour toujours agir en vertu de

l’intérêt général, l’autre en vertu de son intérêt propre. Tant et si bien que, si un

tel naturalisme réduisait l’altruisme à quelque chose qui ne serait pas de

l’altruisme, il ne pourrait le faire sans réduire aussi l’égoïsme à quelque chose

qui également ne serait pas de l’égoïsme. L’altruisme naturel ne serait donc pas,

de ce point de vue, moins authentique que l’égoïsme naturel.

23. Dit-on au contraire que l’altruisme est toujours faux, parce qu’il procède

toujours d’un calcul, et que l’évolution a favorisé la survie des individus

altruistes précisément parce que ce sont eux qui se sont prouvés capables

d’effectuer ce calcul ? C’est alors qu’on pourra considérer la thèse d’un égoïsme

naturel et voir en quoi celle-ci peut à la fin être une thèse infalsifiable,

spécialement dans la forme sous laquelle on peut se la représenter

communément315. La thèse de l’égoïsme radical serait infalsifiable encore si, par

exemple, elle « expliquait » les conduites les plus altruistes en disant que les

altruistes agissent comme ils le font pour avoir l’âme en paix. Mais, pourquoi ces

derniers n’auraient-ils pas l’âme en paix s’ils n’agissaient pas de la sorte,

faudrait-il alors demander. En somme, si on peut de la sorte toujours ramener

315 Comme le reconnaît, par exemple, Michel Terestchenko : « Égoïsme ou altruisme ? »,

La Découverte (revue du MAUSS), vol. 23 (2003), no 1, p. 314 ; 332-333.

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l’altruisme à un intérêt personnel quelconque, il devient alors impossible de

concevoir une conduite altruiste qui ne servirait pas l’intérêt de l’agent. La thèse

se fait infalsifiable.

24. Ceci devrait soulever la question des « raisons étranges », comme le dit

Terestchenko, « pour lesquelles l’égoïsme psychologique est devenu, depuis le

XVIIe siècle, le paradigme anthropologique dominant. »316 Pourquoi, demande ce

sociologue, faudrait-il que l’altruisme porte tout le fardeau de la preuve ? Les

présents travaux pointent vers une réponse à cette question, car ils nous

permettent de concevoir la thèse de l’égoïsme naturel comme étant le fruit d’un

réalisme objectivant. Ce serait le regard objectif qui, en son essence,

instrumentalise et dévalorise l’objet. Se concevoir soi-même comme être naturel,

pour autant qu’on confonde cette naturalité avec l’image objective que notre

esprit peut en produire, ce serait se condamner à se concevoir soi-même comme

mécanisme haïssable et centré sur soi. On ne peut guère faire plus ici que

pointer vers une telle réponse.

25. Pour sa part, la thèse de l’altruisme naturel pose l’altruisme comme une

tendance naturelle propre à tous, mais elle n’implique pas que toute conduite ait

pour fond un motif altruiste. Elle permettra de concevoir au contraire les

mobiles humains comme reflétant entre autres une tension opposant l’altruisme

et l’égoïsme. Comme l’explique encore Terestchenko, la thèse de l’égoïsme

naturel adopte une vision moniste des motivations humaines, là où celle de

l’altruisme fait place à un pluralisme317. Cette tension entre ces deux tendances

contraires ne serait d’ailleurs qu’une désignation abstraite permettant de

distinguer le bien visé par l’agent comme étant soit son propre bien, soit celui du

groupe plus ou moins élargi dont il se considère être un membre — famille,

espèce, « noosphère », biosphère, etc.

26. Comment donc comprendre cette tension ? S’agit-il d’un produit du

hasard, dont le sens serait à rechercher dans les caprices du destin individuel de

316 Ibid, p. 315. 317 Ibid, p. 329.

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chacun ? Il faudrait ici se lancer dans une caractérisation encore plus détaillée

de la vie. Une telle explicitation nous permettrait de contester les nombreuses

conceptions naturalistes de l’être humain qui refusent de concevoir une

compatibilité naturelle entre l’altruisme véritable et la vie. Essentiellement, une

telle tâche consisterait à montrer que la vie est don, que tous les êtres vivants

dont la vie suit un cours normal, du simple roseau aux plus grands mammifères,

reçoivent la vie, puis la donnent, quand cette vie atteint son achèvement. Loin

d’être un comportement contre-nature, le comportement « bon » ne serait donc

rien de moins — et probablement rien de plus — qu’un comportement mature.

27. Ce regard sur l’être humain permettrait donc de le concevoir, certes,

comme psychologiquement complexe, mais sujet néanmoins à un processus de

maturation bien naturel au terme duquel nous retrouverions un être manifestant

un souci authentique pour ses semblables, et même pour la vie en général. Ce

processus de maturation pourrait souvent ne pas atteindre sa fin, l’être humain

pourrait même être facilement sujet à un développement tronqué, restant bloqué

à des stades infantiles de dépendance ; le fait d’atteindre un stade psychologique

adulte n’impliquerait pas pour autant rien qu’il nous faudrait concevoir comme

contraire à la nature. Le chêne sème. Des milliers de glands roulent au sol. Ce

ne sera pas parce que seul un petit nombre produiront de nouveaux arbres que

la vie ne serait pas essentiellement don. Même « la sollicitude de la plante pour

sa graine », nous dit Bergson, nous montre un amour qui « nous laisse entrevoir

que l'être vivant est surtout un lieu de passage, et que l'essentiel de la vie tient

dans le mouvement qui la transmet. »318 Atteindre « l’âge de raison », ce ne serait

point sortir de l’animalité. Ce se serait grandir et se détourner de soi, comme il

se doit, en atteignant la maturité.

28. Sans compter au passage que, si l’altruisme naturel est contesté parce

qu’on le croit incompatible avec un ordre causal standard, on ne semble pas

s’apercevoir que le concept d’égoïsme est lui-même finalitaire et qu’il n’a alors

pas plus droit de cité, dans le contexte d’un naturalisme objectivant, que peut en

318 L’Évolution créatrice, op. cit. (supra, n. 24, p. 19), p. 129 (Œuvres, p. 604).

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avoir l’altruisme. Et quand on admet enfin le concept de finalité au sein d’une

vision naturaliste du monde — comme nous l’avons fait en mettant en valeur la

distinction entre causalité apparente et causalité réelle —, les raisons qui nous

incitaient à admettre l’égoïsme au sein de cette vision, tout en refusant d’y

admettre un altruisme authentique, ne tiennent plus. Admettre la possibilité de

l’égoïsme, c’est déjà admettre la possibilité d’un comportement finalitaire, ce qui

est précisément la raison pour laquelle on se croyait obligé de rejeter la

possibilité de l’altruisme dans un contexte naturaliste. Dans un contexte

naturaliste, un comportement altruiste paraît essentiellement finalitaire et, donc,

irréductible à une quelconque mécanique. C’est cette illusion suivant laquelle

l’égoïsme dépendrait d’une mécanique naturelle, là où l’altruisme véritable ne le

pourrait pas, qui a soutenu le mythe de l’égoïsme naturel. L’un et l’autre,

altruisme et égoïsme, se tiennent donc maintenant sur la même ligne de départ,

et se demander si l’humain est naturellement bon pourrait donc simplement

revenir à se demander s’il est naturel pour l’être humain d’atteindre la maturité

et d’assumer alors une responsabilité pour tout être auquel il pourrait

s’identifier. La question du mal pourrait pour sa part se décliner sur le même

mode : on se demanderait par là comment l’être humain peut être

psychologiquement atteint — sans vouloir laisser entendre par là, il n’est pas

nécessaire de le préciser, que tout défaut psychologique serait en soi vecteur de

méchanceté ou d’injustice, l’imperfection étant par ailleurs le lot de chacun.

L’important est que cela ne ferait pas de l’état « malade » un état naturel et de

l’état « sain » un état contre nature. Donner est la fin naturelle de tout être

vivant.

29. Appauvrissement du concept de vie. Ce que les réflexions qui précèdent

montrent déjà est que de nombreuses difficultés, tant en métaphysique qu’en

métaéthique, dépendent en réalité d’un appauvrissement des concepts de vie et

de vie intérieure. Une conception réductionniste de la vie ne semble pas pouvoir

concevoir la vie autrement que comme un mécanisme centré sur soi ne pouvant

être à la fois fonctionnel et centré sur autrui. La pauvreté, une fois de plus,

serait dans le regard et non dans la chose perçue. L’appauvrissement du

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concept même de vie, ne reconnaissant en elle ni finalité ni bonté, doit plutôt être

porté au compte du biais objectivant de nos paradigmes. Nous aurons à

reprendre ce thème sous peu. Passons à la question de la vie intérieure.

30. Réhabilitation d’un statut à accorder au psychique. Le concept de psyché

aurait subi le même tort. Cela paraît le plus évident là où on tente de « libérer »

la vie morale de ses assises psychologiques. Pensons à ces théories morales qui

insistent avec ardeur sur une « séparation ontologique », voulant par exemple

qu’une intention morale (donc altruiste) procède de la raison et non de tendances

psychologiques319. Le tort dont de telles théories sont imputables consiste,

d’abord, à objectiver la vie en objectivant le monde dans son ensemble, puis à

refuser de s’identifier à elle, ne voyant plus en elle que le maigre croquis qu’en

conserve la théorie. Il semble qu’on conçoive alors toute assise « psychologique »

à la morale comme correspondant à une sorte de chute dans une subjectivité

« biologique » — donc, dans la vie —, cette chute étant conçue comme une

soumission à des forces organiques, et donc matérielles320. Prenons pour

témoins Vincent Descombes. Ce dernier a voulu distinguer la notion de

psychisme de celle d’esprit, associant l’esprit à une capacité de fixer des buts,

donc à une autonomie caractéristique de l’être humain. Associant ensuite

« l’intériorité psychologique » à la subjectivité, il explique : « tout système vivant

est subjectif, ou si l’on préfère, égoïste : son intériorité le dote d’une fonction de

sélection de ce qui lui importe, à lui et pas à son voisin. »321 Descombes

souhaite, à l’instar de Castoriadis, qu’il évoque, distinguer la « subjectivité

naturelle, le fait d’être pour soi, et le mode d’être propre au sujet humain, qu’il

[Castoriadis] appelle l’autonomie. »322 « La subjectivité », pour sa part, précise-t-il

enfin, « définit l’automate »323. Voilà le psychisme associé à l’intériorité et à la

319 L’exemple que nous offrent d’une telle approche les réflexions méta-éthiques de

Putnam a été considéré dans l’Introduction (supra, p. 36) ; H. Putnam, Le réalisme à visage humain, op. cit. (supra, n. 47, p. 36), p. 310-313.

320 Rappelons-nous cette définition centenaire du naturalisme : « Doctrine selon laquelle la vie psychique n’est que le prolongement de la vie organique » (supra, Introduction, p. 22).

321 La denrée mentale, Paris, Éditions de Minuit, 1995, p. 218. 322 Idem. 323 Id.

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subjectivité, association qui serait parfaitement convenable, si on ne procédait

pas ensuite à lier cet ensemble à un fond d’égoïsme, et d’un égoïsme qualifié

comme propriété d’un d’automate et non d’un être pensé comme libre, comme le

serait l’être humain. Une telle conception de la subjectivité, de la vie psychique

et de l’intériorité, et d’ailleurs de l’être humain lui-même, repose clairement sur

des présupposés qu’il faudrait remettre en cause. C’est ce que nous allons faire

à l’instant, une telle remise en cause n’étant pas hors propos par rapport, d’un

côté, à une réflexion sur la phénoménologie naturaliste de la vie puis, de l’autre,

à la mise en valeur du dualisme épistémique au sein d’une telle phénoménologie.

31. Tout d’abord, le mental ou le rationnel ne pourrait pas être ni plus ni

moins organique que le psychologique. D’où viendrait cette idée qu’une

détermination psychologique serait une détermination matérielle par opposition,

par exemple, à une détermination rationnelle ? Le psychologique renvoie au

contraire à la vie intérieure, donc à l’âme et à notre vie réelle, par opposition à

une vie perçue et conçue extérieurement comme fait organique et, donc, matériel.

Serait-ce seulement parce que nous ne serions point maître de ce qui émerge de

notre fond psychique que nous nous sentirions comme inscrit dans une relation

de causalité matérielle lorsqu’il nous semble que ce sont de telles forces qui

orientent notre conduite ? Il faudrait au contraire penser la conduite rationnelle

elle-même comme étant le fruit d’un état psychologique, telle la maturité, par

exemple. Mais, si le psychologique ne se réduisait pas à une causalité dite

« matérielle », ce ne serait, une fois de plus, que parce que les déterminations

psychologiques seraient des déterminations réelles, alors que les déterminations

dites matérielles, pour leur part, n’étant que des apparences, seraient irréelles

(au sens henryen324). La difficulté consisterait donc à ne pas reconnaître de

distinction entre une causalité réelle, constitutive, par exemple, de notre destin,

vécue par nous psychologiquement, et cette causalité apparente et « matérielle »

qui serait celle avec laquelle nous dépeignons un monde. On retrouve ici le plein

sens des paroles d’Augustin : « L’erreur de l’âme sur elle-même vient de ce qu’elle

324 La Barbarie, op. cit. (supra, n. 44, p. 36), p. 20. L’essence de la manifestation, Paris,

Puf, 1963, p. 174.

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s’identifie à ces images avec un si grand amour qu’elle en vient à se juger elle-

même comme quelque chose de tel. »325 Se voir comme objet, acte foncièrement

instrumental, serait dévalorisant. Seule une confusion métaphysique radicale,

semble-t-il, pourrait conduire un être à se sentir dévalorisé, à éprouver un vide

existentiel, parce qu’il en serait venu à ne plus distinguer entre ses

déterminations intérieures propres, c’est-à-dire celles qui sont les siennes et qui

sont réelles (qui seraient, dans notre cas, nos déterminations psychologiques), et

celles qu’il lui est possible de concevoir objectivement et qui, à ses yeux,

paraissent essentiellement vaines. Ces dernières lui paraissent vaines

uniquement parce que — il ne s’en rendrait pas compte — ce regard objectif qu’il

porte alors sur lui-même serait intrinsèquement appauvrissant. La pauvreté

qu’il ressent comme sienne, lorsqu’il conçoit ses déterminations psychologiques

comme étant des déterminations organiques, lorsqu’il confond, donc, son être

avec une représentation objective de lui-même, ne serait que la pauvreté de

l’image, la pauvreté du regard qu’il porte sur lui-même.

32. Une détermination psychologique n’est donc pas une détermination

organique ou, du moins, cette détermination n’est pas plus organique que le

serait la détermination rationnelle. La détermination « rationnelle » — le mobile

rationnel — peut-être pensée ici comme étant le fait d’être dirigé par des

considérations qui seraient celles d’un être mature, d’un être qui, ayant

développé suffisamment ses forces morales, serait en mesure de se détourner de

lui-même et d’assumer une responsabilité par rapport à autrui. L’altruisme n’est

donc pas moins un état psychologique que l’égoïsme. C’est dire qu’il n’y a pas de

mobile rationnel à opposer à un mobile psychologique. On dit d’un mobile qu’il

est rationnel parce qu’il semble objectif ; on le juge objectif parce qu’il ne semble

pas subjectif ; il serait subjectif dans ce contexte, s’il était déterminé par l’intérêt

de l’agent lui-même. Mais le mobile « rationnel » ne correspondra qu’à l’intérêt

d’un plus grand nombre ou, du moins, d’autrui, et il ne sera donc pas, à

proprement parler, moins subjectif que le serait le mobile égoïste, en ce sens que

l’un et l’autre seraient également déterminés par des intérêts.

325 Supra, p. 1.

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33. L’altruisme est donc un état psychologique et le comportement « moral »

qui consiste à se « plier » aux commandements de la raison ne représenterait rien

de plus qu’un comportement mature. Il s’agit surtout de penser qu’agir

moralement n’est pas une manière de nous sortir d’une nature qu’il nous

faudrait concevoir comme foncièrement vile. Notre nature n’est pas vile et nous

n’avons pas à nous en sortir ou à nous élever au-dessus d’elle. Nous pouvons

être déréglés, et déréglés pour des raisons anthropologiques — entendons,

spécifiques — mais ce serait là autre chose. La condition humaine peut appeler

un traitement : ce traitement ne consistera pas à nous sortir de la nature. Il

consisterait au contraire à guérir notre nature, non à guérir de notre nature. Il

semble d’ailleurs que le fait de concevoir la nature, et surtout la nôtre, comme

vile soit précisément une des modalités sous lequel se présente le mal spécifique

qu’il nous faudrait viser.

34. Agressivité intraspécifique. Enfin, il faudrait répondre à une dernière

objection que pourrait potentiellement susciter une telle phénoménologie

naturaliste de la vie. Les êtres humains, pourrait-on faire remarquer, même

matures, vivent dans des situations de rareté et ils se retrouvent donc en des

rapports concurrentiels avec autrui. Cette rareté pourrait concerner autant des

ressources que des biens intersubjectifs, tels l’amour, l’estime ou l’amitié. Les

êtres humains ne seraient-ils pas dès lors essentiellement en lutte les uns contre

les autres ? C’est ce que les thèses d’un René Girard pourraient porter à croire,

lorsqu’on les lit avec un certain œil326.

35. De plus, à ces conditions externes (raretés) et internes (psychologie

proprement humaine, sinon de primate — d’imitateur), vient s’ajouter encore le

fait que l’être humain se retrouve dans une situation où son principal adversaire

sera à peu près toujours son semblable. Depuis déjà plusieurs millénaires, ce

n’est plus contre des tigres et des serpents que nous risquons le plus souvent

326 La « rivalité pour l’objet », avec le concept de désir mimétique, fonde, chez Girard,

« une théorie complète de la culture humaine », Des choses cachées depuis la fondation du monde, op. cit. (supra, n. 8, p. 9), p. 30.

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d’être obligés de nous défendre, mais contre nos semblables327. Les êtres

humains ont maintenant moins d’ennemis communs et sont plus communément

ennemis qu’ils le seraient si leur position dans la chaîne évolutive de la vie n’était

pas ce qu’elle est.

36. La phénoménologie naturaliste de la vie peut toutefois reconnaître ces

tensions opposant les sentiments de communauté que fondent des conditions

subjectives partagées et ces antagonismes que des conditions objectives — et

parfois intersubjectives — peuvent très souvent générer. Nous pouvons le

reconnaître, tout comme nous avons pu reconnaître, à l’instar d’Edgar Morin,

que, d’une part, la motivation humaine est marquée par une tension opposant

des tendances égoïstes à des tendances altruistes et que, d’autre part, le

prolongement — ou le décentrement — du souci pour soi vers un souci pour

autrui, reposant d’abord sur une identification avec autrui328, est aussi une

marque de maturité. Bref, le monde qu’une telle phénoménologie naturaliste de

la vie dessine n’est pas un monde tout rose et dénué de tensions ; mais c’est un

monde où la solidarité foncière des vivants ne s’en trouve pas moins reconnue.

Cette solidarité foncière étant reconnue, on pourra miser sur un optimisme qui

ne sera pas moins foncier et qui n’aura donc rien d’une illusion. Cette solidarité

repose sur le savoir subjectif, sur la connaissance que le sujet a de lui-même et

non de l’objet, et c’est ce point qu’il nous reste à examiner de plus près.

37. En résumé, la théorie du double aspect permet de penser la vie autrement

qu’objectivement et d’inscrire par là en elle l’altruisme et la finalité, tout en

revalorisant les concepts mêmes de vie et d’intériorité, donc de psychisme, ou de

subjectivité, de même que celui de connaissance subjective, qu’une éthique trop

rationaliste tend à dévaloriser.

327 C’est là une thèse commune en éthologie. Voir par exemple Konrad Lorenz,

L’agression : une histoire naturelle du mal, traduit de l’allemand par V. Fritsch, Paris, Flammarion, 1969, p. 251-268 et, spécifiquement, p. 258.

328 Pour Morin, « une identité trans-subjective ». La Vie de la Vie, op. cit. (supra, n. 312, p. 279), p. 171.

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2. La sensibilité

38. La connaissance subjective. Cet autre savoir qu’est la connaissance

subjective a été caractérisé dès le départ comme concernant « l’effet que cela fait »

propre à chaque expérience329, par opposition à l’objet, au contenu objectal de

cette expérience. Nous lui avons aussi associé la notion de connaissance

immédiate et surtout, avec Strawson, celle de propriétés intrinsèques. Certes, le

vécu peut faire l’objet d’une réflexion objective. Mais c’est que la réflexion se fait

alors rationnelle, et la rationalité, inhérente à l’approche objective, ne constitue

alors que la méthode à laquelle se plie cette réflexion. La matière même de cette

réflexion est encore le donné subjectif et la connaissance qu’elle permet

d’acquérir est de même une connaissance subjective.

39. Une telle réflexion peut relever de l’herméneutique, de la méta-physique, de

la phénoméno-« logie » ou plus simplement de la philosophie, sinon de la psycho-

« logie ». Mais de telles entreprises ne peuvent être décrites comme étant

scientifiques, du moins pas dans le sens en lequel le mot ‘science’ est employé

ici. Quand la visée même d’une étude consiste en des faits essentiellement

objectifs, alors seulement pourrions-nous dire que cette étude correspond à un

travail scientifique. Il ne faudrait pas aller croire, cependant, que, ne pouvant se

prêter à une étude proprement scientifique, les faits subjectifs seraient moins

importants ou même épistémiquement inférieurs. Tout au contraire, il s’agit de

marquer la distinction entre un savoir objectif et subjectif et de réserver le

qualificatif ‘scientifique’ au premier, mais que pour mettre en valeur, dans sa

spécificité, le savoir subjectif. Voyons donc ce que seraient des faits subjectifs en

les contrastant avec les faits objectifs.

40. Le fait objectif sera ce qui pourra être inféré au sujet d’une chose perçue

extérieurement, là où ce que nous voudrions connaître ne sera point l’effet que le

monde peut avoir sur nous (ou sur autrui), mais ce que nous pouvons connaître de

ce monde à partir cet effet, si ce n’est qu’indirectement, à travers des

329 Supra, Introduction, p. 13-14.

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instruments. La connaissance subjective concernera au contraire ces effets en

eux-mêmes, le vécu en tant que vécu, connu directement330. Le monde objectif

serait donc le réel tel qu’il se présente à nous extérieurement ; ce serait un

monde intelligé, l’hypothèse perceptuelle la plus vraisemblable, soutenue par la

confirmation continue qu’apporte le flux du divers sensible331. À l’encontre, le

monde subjectif serait le monde éprouvé avant toute médiation.

41. Qu’est-ce qu’un monde éprouvé avant toute médiation ? Disons au départ

que les contenus de la connaissance subjective ne se limitent pas aux

expériences inchiffrables que nous fournissent nos cinq sens. La nature

inchiffrable du sensible ne serait qu’une voie parmi d’autres nous permettant

d’aborder, dans une perspective naturaliste, le domaine de l’intériorité. Prenons

néanmoins l’exemple de l’expérience de la couleur. Certes, le bleu du ciel a un

sens objectif, mais il a aussi un sens subjectif, une valeur immédiate, et c’est ce

sens qui nous intéresse. On peut suivre ici Henry, à la lettre :

Certes [...] il y a des qualités transcendantes — le ciel est bleu, le

fleuve est serein — et il me semble bien que c’est au pied que j’ai mal. Mais la qualité qui s’étend dans la chose — la couleur sur la surface

colorée, la douleur dans le pied — n’est que la représentation irréelle, l’ob-jection d’une impression réelle vivante, laquelle s’auto-affecte

[...]332.

Or, si nous ne sommes alors qu’au seuil de ce domaine que constitue la

subjectivité, nous pouvons néanmoins déjà voir de là ce monde de la sensibilité

— qui est celui de l’ « impression » henryenne — s’élargir bien au-delà du

domaine des sensations. La nature inchiffrable des données sensibles peut être

soulignée, comme l’a fait Jackson, mais elle l’a été ici uniquement parce qu’elle

permet à tout le moins d’établir en toute certitude un domaine de savoir qui est

tout autre. L’expérience de pensée proposée par Jackson, où l’on prétend

demander à une neuroscientifique de découvrir ce qu’est la sensation de couleur

330 Wilfrid Sellars, pour retenir un autre exemple, le précise à son tour (« The Identity

Approach to the Mind-Body Problem », The Review of Metaphysics, vol. 18 [1965], no 3, § 26, p. 440).

331 Idem. 332 Généalogie de la psychanalyse, op. cit. (supra, n. 202, p. 132), p. 95.

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sans qu’elle soit elle-même sensible à la couleur, a permis de desserrer l’étau que

constitue le regard objectif. Ce n’est qu’un exemple parmi un nombre

incalculable d’exemples semblables qui tous auraient le même effet, soit de

montrer comment le regard objectif ne peut s’approprier rien de ce qui relève du

subjectif. Cependant, une fois desserré, à l’aide de cette réflexion sur

l’irréductibilité des faits sensibles, cet étau que constituait le regard objectif et

dans lequel se trouvait saisie notre conception du monde, nous voyons

apparaître une fissure dans ce tableau du monde que nous livre le regard

objectif. Nous pouvons dès lors entrevoir l’importance de ce « reste » qui doit

nécessairement échapper à la science. Regardons de près à travers cette faille

dans le discours physicaliste non critique : il n’y aurait pas que la couleur que le

discours objectif, comme un sas, laisse échapper. C’est tout ce qui relève de la

sensibilité qui se déploie maintenant au grand jour et qu’il nous est possible

d’entrevoir à travers cette ouverture. C’est un continent intérieur qui s’érige

alors devant nous. C’est de ce qui vit dans nos cœurs que se constitue

essentiellement la matière première de cette connaissance. Nous pourrions nous

inspirer ici des notions de sympathie et d’intuition bergsoniennes. Chez

Bergson, l’intuition serait l’aptitude à connaître le fait vivant de l’intérieur, de la

perspective même qui est celle de l’être avec lequel nous sympathisons333.

Connaître subjectivement, c’est connaître de l’intérieur, parce que c’est connaître

l’effet que cela fait d’être une chose.

42. Cela reconnu, il faut rappeler qu’il n’y a pas que le savoir objectif qui

puisse être obtenu par voie d’inférence. Par inférence, par hypothèse, on peut

aussi arriver à connaître le sens que certaines expériences peuvent prendre pour

autrui. La plus ou moins grande certitude de cette connaissance subjective et

inférée ne lui enlèvera rien à son caractère de connaissance. Le savoir

scientifique lui-même n’est jamais assuré, étant toujours falsifiable. Par contre,

ce qui est connu subjectivement par inférence sera encore un vécu, chose qu’une

recherche objective proprement dite ne saurait jamais révéler. On ne connaît

333 L’Évolution créatrice, op. cit. (supra, n. 24, p. 19), p. 176-178 (Œuvres, p. 643-646).

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cependant objectivement que par inférence, ce qui ne sera pas le cas en ce qui

concerne la connaissance subjective.

43. Il faut malheureusement abréger ce propos, et même l’interrompre. À vrai

dire, il faudrait ici une épistémologie complète du savoir subjectif. Le tableau

suivant pourra toutefois servir de guide en aidant à établir une séparation nette

entre les deux ordres de connaissance en question :

Savoir subjectif Savoir objectif

CA

RA

CTÉ

RIS

ATIO

N

AB

STR

AIT

E

« l’effet que cela fait »

Être (une chose)

La représentation en elle-même

Le signe

Savoir non intentionnel

Savoir immédiat

Connaissance essentiellement

non inférée

Propriétés intrinsèques

L’objet perçu ou pensé sur la

base de cet effet

Voir (une chose)

Son objet

La signification

Savoir intentionnel

Savoir médiatisé

Connaissance uniquement

inférée

Propriétés relationnelles

CA

RA

CTÉ

RIS

ATIO

N

CO

NC

TE

Le beau

Le bien

La bonté

La finalité

Le sens

La physique

Les mathématiques

Les valeurs instrumentales

FA

CU

LTÉ

IMPLIQ

E

(intuition) Sensibilité Intelligence analytique

Jugement réflexif kantien Jugement déterminant kantien

QUALITATIF QUANTITATIF

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44. Ainsi pourrions-nous dire, subjectivement, « je reconnais ce parfum (pour

l’avoir déjà senti) », et ajouter, objectivement, « je sais c’est quoi, c’est le parfum

d’une rose ». Par contre, il n’y aura rien d’objectif à comprendre, sauf très

superficiellement, et il y aura beaucoup à comprendre autrement, lorsqu’on dira

« elle n’a jamais retrouvé le goût de vivre après le décès de sa mère. »

45. Sans avancer plus loin dans cet exposé, il y a une remarque pertinente qui

peut être faite concernant la distinction entre le savoir concret et le savoir

immédiat. On notera que la distinction savoir concret/savoir abstrait n’apparaît

pas dans le tableau. C’est qu’elle n’y serait pas à sa place. Car, le savoir concret

est déjà une référence objective. On peut parler de la chaise concrète. C’est la

chaise que nos sens peuvent reconnaître. La chaise abstraite pourrait être

plusieurs choses. Elle pourrait être la chaise générique : quatre pattes, surface

et dos. Elle pourrait être la description scientifique d’un objet : telle et telle

composante matérielle, etc. La chaise concrète objective, pour sa part, est une

inférence préréflexive. Elle est constituée. Cependant, notons bien : cette chaise

aura un effet sur moi. La chaise, en tant qu’objet constitué (préréflexivement,

c’est-à-dire autonomiquement constitué par les pouvoirs de mon entendement),

est constituée sur la base des divers effets que ses différents aspects ont sur moi.

Hormis ses propriétés matérielles distinctes, sa constitution d’ensemble aura

aussi un effet sur ma personne : j’aime cette chaise, parce qu’elle est confortable,

parce qu’elle est petite, ou belle. Les effets que cette chaise produit en moi

constituent le savoir subjectif, une connaissance de moi. Même le sens que peut

prendre cette chaise, par exemple sa valeur nostalgique, constitue un savoir

subjectif. Ce savoir correspond encore à l’effet que cet objet a sur moi. Ce savoir

subjectif ne correspond donc pas au savoir concret, sensible, certes, mais encore

objectif de la chaise, un savoir de l’objet en tant que tel. À l’inverse, pensons

qu’il n’y a pas de savoir subjectif à propos de la chaise, parce qu’il n’est pas

question de connaître l’effet que cela fait d’être une chaise.

46. La question de la connaissance concrète se fait plus délicate lorsqu’il s’agit

d’une connaissance concrète de notre corps. Certes, cette distinction se

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maintient plus nettement dans certains cas que dans d’autres. Ainsi, Henry

peut-il distinguer la douleur au pied — connaissance objective et « irréelle » — et

l’impression sensible, préobjective, de la douleur en tant que telle (supra, p. 297).

Qu’en est-il cependant quand le savoir correspond à un savoir-faire

kinesthésique ? Ce savoir est concret, mais comment distinguer en lui un savoir

immédiat et un savoir objectif ? Suivant une méthode biranienne, nous pouvons

isoler la sensation de l’effort qu’exige un geste. Savoir poser une tasse, c’est avoir

l’habitude qui permet de diriger le mouvement non seulement en pensée, mais

concrètement. Le corps « sait » marcher ; la main « sait » prendre334. Mais, s’il y

a un volet objectif et un volet subjectif à toute connaissance, il y en aura un

même dans le cadre de tels savoirs pratiques et corporels. Nous sentons un

effort qui se déploie : la fatigue, par exemple, dans le bras et dans la main —

correspondra alors à l’effet que cela fait ; le bras et la main seront pour leur part

des objets constitués, constitués sur la base de cet effet.

47. Nous pouvons maintenant nous interroger sur le sort qui a été réservé, à

ce jour, au savoir subjectif.

48. Terre intérieure : terre abandonnée. Malheureusement, force nous est de

constater que ce continent intérieur que représente le savoir subjectif semble

avoir été laissé en friche. À ce savoir se rattache une praxis qui, elle aussi, aurait

été laissée pour compte. Depuis que les mythes ont été abandonnés, depuis que

l’être humain s’est projeté dans la connaissance objective du monde, la culture de

soi n’aurait-elle pas été délaissée, au nom de la culture du monde ? On pourrait

facilement se tromper en répondant par l’affirmative. Le passage précité

d’Augustin (supra, p. 1) nous avise d’ailleurs que, déjà à son époque, on se perdait

dans l’image. Platon de même a œuvré au moins à nous prémunir contre les

apparences335. On peut donc se méfier et s’abstenir de poser dans le passé un

temps idyllique qui aurait été suivi depuis d’une déchéance dont nous

334 Pour un déploiement intéressant de cette thématique, voir Gabor Csepregi, Le corps

intelligent, Pierrot Lambert (trad.), Québec, Presses de l’Université Laval, coll. Kairos, série Essais, 2008.

335 Voir son allégorie de la caverne : La République, VII, 514a-519d ; voir aussi VI, 506a-511e.

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n’apercevrions pas encore la fin. D’une manière ou d’une autre, il ne s’agirait

que d’une tendance générale. On pourrait admettre encore, en marge d’une telle

tendance, des réactions, telles les religions — s’il était permis de les concevoir

comme réaction —, qu’aurait pu provoquer l’objectivation de l’être humain.

Qu’on conçoive les religions comme réactions ou pas, nous pourrions aisément

reconnaître en elles le château fort de la vie intérieure. Les religions ont été le

lieu où les attitudes subjectives ont été cultivées à un point remarquable. Le

pardon, l’amour, la bonté, le sacrifice, la volonté, la conscience de notre sujétion

à l’existence, la reconnaissance du mystère fondamental prégnant dans

l’ensemble de la vie, la communauté dans la parole sont tous des concepts

propres à la subjectivité, faisant référence à des aspects essentiels de la vie

subjective. La religion a servi à abriter et à soutenir chacun de ces aspects. Il

semble qu’en délaissant les pratiques religieuses nous ayons délaissé aussi, et

d’une manière assez importante qu’il serait difficile d’évaluer, la culture de nos

attitudes et de nos aptitudes subjectives.

49. On peut prendre pour exemple le discours moral. La réflexion morale en

est une qui porte sur l’agent. Cette réflexion porte donc sur le sujet, et sa

question est, non pas « Qu’est-ce qui est bon ? », mais « Qui est bon ? » ou, mieux

encore, « Qu’est-ce qu’être bon ? ». Cette question ne porte donc pas sur l’objet,

sur la chose ou même sur l’action qui serait bonne, mais sur le sujet. Peu

importe que personne ne soit autorisé à juger autrui : la question n’en demeure

pas moins pertinente, chacun pouvant s’interroger sur soi. Or, comme cette

question consiste à porter un jugement sur sa propre volonté, et donc sur son

propre caractère ou sur son être le plus intime qui soit, on comprend qu’elle

puisse ne pas toujours être envisagée avec enthousiasme. Cela pourrait surtout

exiger une pratique ou des aptitudes subjectives qui ne se trouvent alors justement

plus au rendez-vous. Nous ayant détournés de ces pratiques, celles-ci peuvent

devenir de moins en moins adaptées, de plus en plus chétives. On ne verrait

plus dès lors en elles que l’ombre fantomatique et caricaturale de leur être

véritable et de leurs véritables forces. L’impopularité de ce volet de l’éthique

générale qu’est celui de la morale n’aurait donc rien d’étonnant. De même, il n’y

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aurait rien d’étonnant dans l’incompréhension manifeste dont la morale est le

plus souvent l’objet. La morale, se voyant réduite à ce qu’on appelle alors

‘déontologie’, ne concernerait plus en effet que les interdictions, les règles à

suivre ou à respecter, laissant entièrement sous silence l’essentiel, soit la

question d’une volonté bonne, donc de la bonté (et non du bien). Ainsi,

l’impopularité proverbiale de la morale pourrait tenir moins au fait que celle-ci

est, dans son essence même, exigeante et plus au fait que ce qu’elle exige de

nous est que nous revenions à un lieu (celui du sujet) auquel on refuse toute

véritable légitimité, comme s’il s’agissait d’une terre bannie depuis qu’eut lieu

l’exode vers l’extériorité. Plus précisément, la morale exigerait que nous

revenions à un ensemble de pratiques et d’aptitudes que nous aurions cessé de

cultiver et qui nous paraissent, dès lors, et pour cette raison, dérisoires.

50. Sensibilité esthétique et éthique. Prenons encore pour exemples le cas de

l’esthétique puis celui de l’éthique. Ce sont là des espaces éminemment

subjectifs. Arrêtons-nous d’abord à l’esthétique. On connaît les crises qu’a

subies l’art au XXe siècle. Trop souvent, ce fut le vide ou l’absence de

signification qui a fini par y trouver expression. On n’hésitera peut-être pas à

chanter les vertus d’un tableau abstrait parce que chacun pourrait y investir sa

propre subjectivité. On soupçonne cependant qu’une métaphysique qui saurait

reconnaître un statut d’autant plus solide à l’expérience subjective générerait

une tout autre culture esthétique, une culture qui reposerait sur autre chose que

l’abstrait.

51. Il est vrai que, si la conscience du monde, soit la science, ne peut avancer

que grâce à ses erreurs, il en va de même de la conscience de soi — donc, de la

connaissance subjective. On pourrait, par conséquent, lire très différemment,

par opposition au sens que Mattéi souhaite lui donner, le passage qui suit, dans

lequel Mattéi cite Balthus :

« S’il n’y a plus de peintres aujourd’hui, de moins en moins en tout

cas, c’est parce qu’ils ne veulent plus regarder les choses extérieures. Ils prétendent puiser en eux, dans leur individu, et faire des œuvres

avec ça. C’est une erreur. Quel peintre pourrait inventer quoi que ce

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soit d’intéressant, vraiment inventer ? Pas un. »336

52. Dans ce « ça » (« […] faire des œuvres avec ça »), on sent un « ça » presque

freudien, le monstre intérieur qui monte de nos bas-fonds « organiques » et

impose son désordre à l’animal qui, autrement, se voudrait bien rationnel, dirigé

non par des pulsions qui n’intéresseraient que lui, mais, par un ordre de valeurs

qu’il ne peut trouver qu’en dehors de lui, parce qu’elles le dépassent, des valeurs

qui ne viennent pas de lui, et auxquelles bien plutôt il se rend. En tout cas, le

moins qu’on puisse dire est que le passage cité montre que l’auteur ne croit pas

qu’on puisse puiser le moindre bien en entrant en soi-même.

53. À ce diagnostic, il faut en opposer un autre, qui pourrait lui être tout

contraire. La pauvreté de l’art contemporain s’explique-t-elle parce que cet art a

voulu mettre le sujet en scène, ou parce que ce sujet qu’elle aurait mis en scène

est pauvre, et pauvre parce qu’il se pense pauvre ? Le sujet peut être pauvre

parce qu’il se pense pauvre, parce qu’il se voit et se sent pauvre, ou parce qu’il

est effectivement pauvre, orphelin, étant non seulement laissé à lui-même, mais

délaissé même par lui-même.

54. Quand Mattéi écrit « l’esthète, désormais seul, goûte le désert de sa

sensibilité »337, on peut honnêtement se demander comment cette sensibilité

aurait pu se constituer en désert. L’artiste qui entre en lui-même peut y

découvrir un désert — un lieu délaissé ; le critique qui associe l’intériorité à un

« espace obscur et amorphe qu’il faut bien appeler ‘im-monde’ »338 ne commet-il

pas la même erreur, soit celle d’associer l’intériorité au vide ? L’artiste qui vise à

« ‘parvenir à quelque chose d’une indifférence telle que vous n’ayez pas d’émotion

esthétique’ »339 commet peut-être une erreur, mais il se peut que cette erreur ne

soit pas de s’être détournée de l’objet, comme le prétend Mattéi. Il se peut qu’en

336 Jean-François Mattéi, La barbarie intérieure, Paris, Puf, 1999, p. 21, citant Balthus :

entretien avec Philippe Dagen, « Monsieur le Compte », Le Monde, 4-5 août 1991. 337 Ibid., p. 19. 338 Idem. 339 Ibid., p. 17, Mattéi citant Marcel Duchamp, Ingénieur du temps présent. Entretiens

avec Pierre Cabanne, Paris, Belfond, 1967/1977, p. 801.

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exerçant la conversion du regard nécessaire à une véritable rencontre avec soi —

avec la vie et bien entendu avec les autres soi — l’artiste ait véritablement

découvert un vacuum. Il se peut qu’en plus la pauvreté soit encore dans le

regard et que l’absence aperçue ne soit pas seulement l’absence d’une lumière

intérieure, mais aussi le résultat d’une cécité circonstancielle, ce qu’il faudrait

peut-être expliquer un peu.

55. Si on associe d’emblée le subjectif à l’immonde, même secrètement,

inconsciemment — ce mépris étant imprégné dans la structure même de nos

modes de pensée —, on pourra d’autant plus difficilement reconnaître à

l’intérieur de « l’horizon de la sensibilité du sujet »340 une valeur quelconque. Le

sujet, devenu méprisable, serait soumis à l’examen d’un regard méprisant. Le

résultat ne saurait guère être joyeux. Quand un artiste met en boîtes de

conserve ses excréments pour les vendre au prix de l’or341, il veut effectivement

se mettre en scène, et on peut dire que l’œuvre est réussie : elle montre — ce

pourrait être là la tâche de l’art — ce qu’il pense vraiment de lui-même, ce qu’est

le sujet, pour lui. Il se méprise et, par conséquent, il fait très peu pour lui-même,

et se rend dès lors méprisable. Se mépriser, ne pas s’aider parce qu’on se

méprise et se rendre par là méprisable sont toutes des erreurs que risque fort de

commettre dans un premier temps un humain qui arrive à convertir son regard

et revenir à lui-même, après s’être d’abord détourné de son être propre. Mais ce

n’est pas une erreur de convertir son regard et de le porter sur soi. Ce n’est

qu’ainsi qu’on peut en venir à connaître, à respecter, à valoriser et à cultiver

notre humanité, la vie.

56. Considérons enfin ce discours qu’on dit éthique, par opposition à une

réflexion morale. Supposons que l’éthique, en un sens plus restreint, soit une

réflexion sur les valeurs et, donc, sur ce que peuvent être des « choses » bonnes,

par opposition toujours à une réflexion morale portant sur ce que peut être un

bon sujet. La réflexion éthique serait, en ce sens plus restreint, une réflexion où

l’on se tourne vers l’objet pour déterminer « ce qui est bon » ou ce que peuvent

340 Mattéi, Idem. 341 « Merda d’artista », Piero Manzoni, 1961, rapporté par Mattéi, ibid., p. 19.

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être de bonnes normes, de bonnes finalités ou de bonnes valeurs.

57. Pour comprendre plus clairement cette distinction, pensons à des biens

qui seraient des propriétés du sujet lui-même. La fidélité, l’engagement ou la

sincérité sont des biens qui peuvent être soumis à une évaluation, tout en étant

des propriétés d’un sujet, et plus précisément d’un agent. Faut-il choisir entre

l’engagement ou la fidélité, étant donné telles ou telles circonstances ? Voilà

alors une question qui porte encore sur des choses, même si ces choses sont des

qualités personnelles, telle la fidélité. Au contraire, se demander si la personne

qui a répondu pour elle-même à cette question, après mûre réflexion, agit en

conformité avec sa réponse, donc avec son jugement, c’est poser une question

qui porte véritablement sur l’agent, sur le sujet, et non plus sur les choses.

58. Comment, cependant, serait-il possible de poursuivre une telle réflexion

éthique, en tant que réflexion sur les biens, sur les fins, du moment qu’on aura

évacué les aspects subjectifs de l’expérience ? C’est qu’il n’y a point de finalité

sans un vivant qui vise une fin, et c’est donc dans la subjectivité que se

retrouvent les fondements de toute finalité, c’est-à-dire de toute valorisation.

59. Si tel est bien le cas, cela pourrait poser une difficulté en apparence

insurmontable. Si la finalité s’ancre effectivement dans la subjectivité, nous

devrons alors aussi reconnaître qu’il est dans l’ordre des choses — on se

souviendra de Moore — que le bien soit un indéfinissable342. Car, la fin étant

ancrée dans la subjectivité, son cas serait identique à celui des couleurs ou de

tout autre vécu : elle serait foncièrement incatégorisable. Ce constat nous

ramène donc au sujet lui-même. Pour connaître le bien, il faudrait s’informer

auprès de la sensibilité. Il en va alors du bien comme de la finalité. Nous l’avons

reconnu, la finalité vécue, soit la causalité finalitaire — la cause finale pensée par

opposition à la cause matérielle — échappe autant aux neurosciences que leur

échappe toute épreuve sensible (supra, p. 281-282). Le bien est indéterminable.

342 Principia Ethica, op. cit. (supra, n. 240, p. 191), p. 7 ; on pourrait apparemment aussi

bien évoquer Platon (voir J.-M. Narbonne, Hénologie, ontologie et Ereignis [Plotin, Proclus, Heidegger], Paris, Belles Lettres, 2001, p. 184-186 ; 191 ; 200-201) ou Proclus (ibid., p. 309, n. 95).

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60. C’est alors que nous pourrions être conduits à croire que les valeurs sont,

ultimement, l’œuvre d’une volonté libre, d’une pure subjectivité, qu’elles sont, en

deux mots, de pures créations. Tout au contraire, ce ne sera pas parce qu’une

science ne peut dire ce qu’elles sont que les valeurs pourront être n’importe quoi.

Ce relativisme moral ne serait, à son tour, que le reflet de ce même vide intérieur,

un vide réel, créé par l’abandon, autant qu’un vide apparent, dans la mesure ou

c’est un regard aveugle que nous portons sur le sujet. On voit donc par là

comment le fait de reconnaître, ou de ne point reconnaître, un statut non

seulement au savoir subjectif, mais à un ensemble de pratiques qui reposent sur

ce savoir peut respectivement être porteur d’un développement humain édifiant

ou être lourd de conséquences funestes.

61. Loin de nous orienter vers un relativisme moral, la position suivant

laquelle c’est dans la subjectivité que se retrouvent les fondements de toute

finalité nous dirige plutôt dans la direction d’un réalisme des valeurs semblable à

celui que Ruyer croit reconnaître chez Scheler. Tout en distinguant biens et

valeurs, Ruyer écrit « [L]es biens ne sont des biens que parce que des valeurs

existent en eux, comme des qualités, que l’on peut d’ailleurs appréhender à part

de leur porteur »343.

62. Un tel langage pourrait nous induire en erreur. Il semble suggérer que les

valeurs auraient un caractère objectif, parce qu’elles pourraient être perçues

indépendamment de leur porteur. Mais ce n’est pas en ce sens qu’il faut

interpréter le propos. L’idée est plutôt que les valeurs sont du même ordre que

toute impression sensible. Nous ne sommes pas libres de voir ou de sentir

autrement que nous voyons ou sentons et, en ce sens, certes, l’ordre des valeurs

serait un fait « aussi objectif que la gamme des sons, ou l’arc-en-ciel des

couleurs. »344 Mais il semble plus juste cependant de dire que nos impressions

sensibles sont des faits subjectifs, certes, mais des faits néanmoins. Les valeurs

et leurs rapports sont alors conçus comme étant des faits perceptibles, comme

l’explique Ruyer, par la voie d’une sensibilité qu’il dit « spirituelle », au même titre

343 Ruyer, La philosophie des valeurs, Paris, Armand Colin, 1952, p. 197. 344 Idem.

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que les qualités sensibles. Les valeurs seraient, comme les qualités sensibles,

immédiatement perceptibles :

L’intuition émotive saisit à la fois les valeurs et leur ordre hiérarchique, comme l’intuition sensible saisit qu’une note est plus

haute qu’une autre. Par exemple, les valeurs spirituelles se donnent à l’intuition comme « à préférer », relativement à l’agréable ou au vital.

Le moi empirique ne peut renverser cet ordre que dans le sens où il peut aussi dire qu’un rectangle ne renferme pas d’angles droits345.

En d’autres mots, la seule liberté dont nous disposerions ici serait de nous

mentir et de nous refuser aux valeurs.

63. Les plus grands biens seront eux-mêmes, comme le suggère d’ailleurs ici

Ruyer, non pas des faits relevant de la sensibilité corporelle, mais des faits

relevant de l’affectivité et de la vie morale (le mot ‘morale’ étant entendu au sens

large346) ou « spirituelle », comme le dit Ruyer. Le sens que rend à la vie notre

commerce avec autrui, par exemple, a toutes les chances de se retrouver près du

sommet de notre pyramide des biens. Or, ce sens reposera sur des biens

éminemment spirituels (la confiance, l’estime et l’accueil d’autrui, le simple

plaisir d’être avec d’autres, etc.). Quant aux valeurs, celles qui susciteront le

plus notre estime nous ramèneront encore à des biens spirituels, mais en plus à

des valeurs qui se rapportent au sujet lui-même, à sa propre valeur en tant

qu’être (sa sincérité, sa bonne foi, bref, ses vertus). Cependant, ce n’est point

parce que ces biens et ces valeurs seraient des faits moraux, au sens

d’ « immatériels », que ce serait la raison et non le cœur qui nous permettrait d’en

reconnaître le fait et d’en juger le sens.

64. La raison peut nous aider à mettre de l’ordre dans nos jugements, à n’en

pas douter, mais ce n’est point un calcul qui nous permettra de découvrir les

valeurs et qui pourra nous servir de guide en ce domaine. C’est bien plutôt là

l’œuvre de la sensibilité347. On se sensibilise aux valeurs. On se laisse toucher

345 Ibid., p. 198. 346 Moral : « Qui concerne l'esprit, le psychisme ou qui est de nature spirituelle. » Trésor

de la langue française, op. cit. (supra, n. 113, p. 57), définition B.–, t. 11, p. 1061. 347 Sensibilité : « − Dans le domaine affectif : 1. [...] Faculté de ressentir profondément

des impressions, d'éprouver des sentiments, de vivre une vie affective intense. [...]

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par elles, comme par la vie. Seulement, il ne faudrait pas comprendre par là

qu’un univers a-logique livré à une sensibilité ayant charge d’en ressentir

l’essence doive nous conduire à remettre une carte blanche à un quelconque

relativisme destructeur. La vie n’est pas n’importe quoi. Se livrer à la vie n’est

pas s’abandonner à une dérive sans guide. Seule une dévalorisation de la vie,

enracinée dans un réalisme objectivant, saurait nous guider vers une telle

présomption. Qui sait entendre la vie en soi sait y reconnaître une voix dont la

clarté dépend d’abord et avant tout de l’oreille qu’on lui porte. On peut entendre

dans ce principe que serait la vie cette autorité « extérieure » que certains, tels

Mattéi, ont pu appeler de leurs vœux, voyant — avec raison — d’un très mauvais

œil cet humain qui croirait trouver en lui-même la mesure de toute chose. Mais

il suffit de reconnaître, comme le fait d’ailleurs Mattéi, qu’on ne retrouve pas ce

principe en s’extériorisant, en sortant de soi, mais en entrant en soi, dans le

domaine de l’intériorité, pour se mettre d’accord avec ses propos : « cette vie de

l’âme », écrit-il, s’inspirant d’un texte d’Alexandre Wat, « s’ouvre sur une autre

dimension, celle de l’extériorité de la transcendance et du sens. »348 Mais cette

extériorité n’est justement nulle autre, tel qu’il le précise lui-même, que celle de

l’ « ‘homme du dedans’ »349. C’est dans le subjectif, dans cette « vie de l’âme »,

que s’ouvre la voie vers cette transcendance.

65. La sensibilité instrumentale. Le savoir subjectif peut donc être à la base de

nos jugements tant esthétiques qu’éthiques. Il a été noté au début de cette

section qu’il est aussi ce sur quoi se fondent les disciplines telles

l’herméneutique, la psychologie et la philosophie. Il importe toutefois de faire la

part entre ce que peut être la connaissance subjective en tant que telle et ce qu’il

convient d’en faire. Ceci se présente comme une occasion de souligner de

nouveau comment le regard objectif peut imprégner à notre insu le regard que

Aptitude à porter un intérêt profond à (quelqu'un/quelque chose), à être particulièrement touché par (quelqu'un /quelque chose). » Ibid., définition B.– 1, t. 15, p. 328-329.

348 La barbarie intérieure, op. cit. (supra, n. 336, p. 304), p. 276. 349 Idem, citant Alexandre Wat, Mon siècle. Confessions d’un intellectuel européen.

Entretiens avec Czeslaw Milosz, traduit du polonais par G. Conio et J. Lajarrige, Paris/Lausane, Fallois/L’Âge d’Homme, 1989, p. 254.

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nous portons sur nous-même.

66. Pour souligner l’écart entre la nature d’un savoir et l’usage qui pourrait en

être fait, pensons au savoir que pourrait être celui d’un fin limier. Ce dernier

« connaît son homme » ; il a un « flair » pour le mensonge, détenant une

connaissance et un sens qui lui permettent de le pressentir chez son

interlocuteur. Son savoir est subjectif, mais son intérêt est instrumental, visant

le bien de la société et non de l’individu interrogé. Ou pensons encore au savoir

que doivent acquérir tous ceux qui ont pour tâche la « gestion » de « ressources »

humaines. Dans ces deux cas, ce pourrait être là des tâches qui, consistant à

exercer une meilleure emprise sur les êtres humains, pourraient bénéficier d’un

savoir approfondi concernant leur nature. Il n’y a pas à douter qu’une

connaissance subjective, une sensibilité, par opposition à une connaissance

objective, puisse servir de telles fins instrumentales.

67. La sensibilité au subjectif conduirait cependant d’elle-même à une

sensibilité au sujet comme fin en soi. Le but qui consisterait à exercer une

meilleure emprise sur l’être humain serait alors au départ incompatible avec la

connaissance de son être comme sujet. Le besoin peut prescrire d’y faire appel ;

l’usage instrumental de la connaissance subjective ne se proposera pas comme

étant une pratique ayant sa raison d’être en elle-même.

68. Car, la vocation de ce savoir est tout autre. Alors qu’en lui repose toute

valeur, morale, éthique, esthétique et même religieuse, ce savoir subjectif va de

pair avec une attitude et une praxis subjective et finalitaire. Se détourner de ce

savoir, ce serait se priver des moyens de soutenir les attitudes et la praxis qui s’y

rattachent. Il faut se contenter ici d’établir un rapprochement avec la pensée

d’un Buber, lequel a mis en valeur la différence cruciale qui s’inscrit entre les

attitudes à prendre face à un « Ça » et celles à prendre face à un « Tu »350. Or,

cette relation à un Tu reposerait pour sa part dans notre affectivité commune et

celle-ci, à son tour, dépendrait de la connaissance subjective. C’est ce qui reste à

350 « Les mots-principes », in Je et Tu, op. cit. (supra, n. 33, p. 29), Première Partie,

p. 19-60.

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montrer.

3. Le savoir subjectif en tant que base de l’intersubjectivité

69. Que ce soit de son vécu qu’il parle ou qu’il nous parle de faits objectifs, la

parole d’autrui nous rend un écho de la composante subjective de notre propre

expérience. Ce serait sur la base de cet écho que nous pourrions d’abord

reconnaître en lui un semblable, puis lui répondre, et non sur la base de la

composante objective de notre expérience, sur la base, par exemple, de la

présence objective de son corps. C’est une telle conclusion qu’il s’agit

maintenant d’expliciter, en la comparant aux positions henryenne et

schelerienne, laissant à une étude ultérieure le soin d’une comparaison avec des

approches plus contemporaines351. Chemin faisant, c’est le problème du

solipsisme qui passera dans notre mire.

70. Examinons donc en quoi la connaissance subjective serait la base de la

reconnaissance de la subjectivité d’autrui. C’est là une question classique en

philosophie. Nous avons vu Churchland y répondre, très mal, en nous

proposant la calibration. Quand Searle prétend que le fonctionnalisme ne peut

révéler l’intentionnalité, il pointe vers la même difficulté. Celle-ci n’est autre que

la question du solipsisme sous une de ses formes : comment être certain que

nous ne sommes pas seul au monde et qu’il existe effectivement d’autres esprits

dans les corps qui nous entourent ? Or, la théorie du double aspect pointe elle-

même en direction d’une réponse à cette question.

71. Essentiellement, la problématique se présente comme suit. Le corps, selon

les circonstances, pourra être la première indication, celle-ci indirecte, de la

présence d’une subjectivité autre que la nôtre. Nous pouvons cependant prendre

directement conscience de l’existence psychique d’autrui quand, par exemple, il

351 Concernant les réflexions contemporaines sur cette question, on consultera D.

Zahavi, « Beyond Empathy. Phenomenological Approaches to Intersubjectivity », Journal of Consciousness Studies, vol. 8 (2001), no 5-7, p. 151-167.

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établit un contact avec nous par la parole. La reconnaissance d’autrui comme

étant en communauté avec nous ne se ferait pas, dans ce second cas, par la voie

d’un raisonnement analogique à partir de la représentation de notre corps et du

sien. Un tel raisonnement analogique est ce que Henry reproche à Husserl352.

Toutefois, le raisonnement proposé ici diffère encore de celui que Henry propose

lui-même pour « rendre compte » de la conscience de notre relation à autrui.

Henry propose un sentiment de solidarité préréflexif par lequel nous nous

saurions initialement, mais implicitement, en communauté avec autrui. Nous

n’aurions pas, selon lui, à inférer une telle condition. Sans rejeter une telle idée,

nous allons examiner une proposition qui pourrait s’adjoindre à la position

henryenne.

72. Selon cette proposition, c’est lorsque, dans la présence d’autrui, autant

dans ses gestes que dans ses paroles, nous pouvons reconnaître des éléments

qui n’ont de sens que d’un point de vue subjectif que sa présence se fait présence

subjective pour nous. Qu’autrui peigne un tableau, qu’il se fâche contre nous ou

nous communique sa tristesse par une mélodie languissante, c’est une

expérience subjective qui se montre et qui nous touche. L’hypothèse est que ce

n’est pas par le biais d’éléments objectifs que la présence subjective se laisserait

reconnaître comme présence subjective. C’est ce qu’il s’agit d’expliquer.

73. Deux critiques que réserve Henry à l’endroit de Scheler se révéleront utiles

au présent propos353. En évoquant une perception directe de la subjectivité

d’autrui, Scheler se rapproche peut-être plus de la position soutenue ici,

puisqu’on pourrait voir un lien entre sa position et l’idée que ce ne serait pas par

la voie d’une inférence objective que la subjectivité d’autrui se ferait présence

pour nous. Pour Scheler, écrit d’abord Henry, suivant sa critique de

l’intersubjectivité chez le Husserl des Méditations cartésiennes,

je perçois, j’atteins directement dans mon intentionnalité l’être

352 « Réflexions sur la cinquième Méditation cartésienne de Husserl », in Phénoménologie

matérielle, Paris, Puf, 1990, p. 137-159. 353 « Pour une phénoménologie de la communauté », in Phénoménologie matérielle, ibid.,

p. 167-169.

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psychophysique de l’autre, son corps, non pas comme une chose

analogue aux autres choses, mais comme un corps vivant, c’est-à-dire habité par un psychisme [...]354.

Henry reste réticent devant cette approche parce que, pour lui, le sentiment

d’être « avec » l’autre précède la saisie objective de l’autre. La critique henryenne

a sa raison d’être, surtout en ce qu’elle nous incite à nous méfier de toute

tentative d’inscrire notre relation à l’autre comme s’effectuant dans une

extériorité mondaine355. Ce pourrait être là, une fois de plus, une manière de se

détourner de cette « intériorité qui a jeté un instant son ombre sur le

développement de la philosophie occidentale » (avec la deuxième Méditation

cartésienne)356. Si le psychisme d’autrui ne peut irrémédiablement pas être vu,

Henry veut-il nous faire comprendre, c’est parce que tout psychisme, que ce soit

le nôtre ou celui d’autrui, ne peut être perçu dans une extériorité357. Le point est

incontestable. Mais nous avons néanmoins en nous un vécu subjectif et

conscient, que nous pouvons distinguer de nos perceptions et conceptions

objectives de nous-mêmes. Comment saurai-je maintenant, si ce n’est par la voie

d’un processus analogique, qu’il y a effectivement devant moi une autre

subjectivité, semblable à la mienne ? Voilà la question.

74. Pour Henry, notre expérience d’autrui est une expérience originelle que

nous éprouvons aussi longtemps que nous sommes avec lui358. Pour lui, la

communauté est « invisible » ; elle s’institue en dehors du regard « extatique »359.

Il n’a peut-être pas tort, surtout si on considère que notre sensibilité à l’autre ne

peut se constituer que sur la base de notre affectivité intrinsèque à l’égard

d’autrui, notre sentiment d’être en communauté, qui peut être ressenti par

exemple dans le désir de l’autre, ou encore dans la peur de l’autre. Ce sont de

telles considérations que Henry semble invoquer lorsqu’il écrit que la nature des

relations entre les vivants est « identiquement leur propre nature », rajoutant

354 Ibid., p. 167. 355 Ibid., p. 166-167. 356 Ibid., p. 167. 357 Ibid., p. 169. 358 Ibid., p. 170. 359 Ibid., p. 164 ; 166 ; 169.

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que :

ce ne sont pas d’abord des relations sises dans le monde et dans sa représentation, mettant en jeu les lois de cette représentation, les lois

de la conscience, ce sont des relations sises dans la vie, sa nature, en premier lieu l’affect et la force qu’il produit360.

Sans vouloir remettre en cause la justesse de ces remarques, il reste qu’autrui

est une altérité pour moi et que, si je suis pour me sentir avec, et non « autre »,

par rapport à lui, quelque chose doit se produire par rapport à la perception

d’autrui, car c’est encore à travers nos sens externes que nous prenons

conscience de sa présence. Il s’agirait donc de savoir si effectivement nous

pouvons avoir conscience d’autrui, et conscience d’être avec lui, sans pour

autant passer par un processus analogique objectal. Mais la réponse à cette

question, nous l’avons toute prête pour nous. Il suffit de revenir une fois de plus

à cette image et à ce médium qu’est la représentation en elle-même, à

l’expérience vécue, tout en comparant la connaissance d’autrui que nous

procurent l’une et l’autre des deux formes de connaissance, objective et

subjective.

75. Considérons d’abord, tel que l’explique Henry, la difficulté que Husserl

tentait de résoudre concernant la reconnaissance du psychisme d’autrui. Nous

aurions, nous dit-on, accès au corps de l’autre, mais non à son vécu, « lequel

échappe à jamais à [notre] perception directe »361. À l’inverse, nous aurions à la

fois accès à notre vécu, lequel nous semble être « l’envers » de notre corps, et

accès objectivement à ce même corps, tout comme nous aurions accès

objectivement au corps de l’autre362. Mais cette description ne pécherait-elle pas

par excès ? Une seule remarque devrait suffire pour transformer assez

radicalement le problème : si nous ne percevons pas directement le vécu d’autrui,

nous n’avons pas non plus directement accès, objectivement, ni au corps de l’autre,

ni même au nôtre. Car l’accès objectif n’est jamais un accès direct. À quoi

360 Ibid., p. 175. 361 « Réflexions sur la cinquième Méditation cartésienne de Husserl », art. cité (supra,

n. 352, p. 312), p. 151. 362 Ibid., p. 150.

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aurions-nous donc directement accès ? Partant toujours du point de vue d’une

métaphysique du double aspect, nous n’aurions directement accès qu’à notre

expérience, sensible ou autre. Initialement, cette expérience génère deux sortes

de connaissance, une connaissance indirecte de la chose réelle perçue ou conçue

et une connaissance directe ou immédiate de soi, celle-ci n’était-elle que partielle.

Notre connaissance du réel, connaissance objective, ne serait donc pas moins

constituée que celle que nous aurions d’autrui. Voyons comment ce constat peut

changer notre compréhension de la difficulté.

76. Comment la connaissance objective, reconnue cette fois comme étant

inférentielle, se constitue-t-elle ? Sans renvoyer à l’ensemble d’un corpus en

phénoménologie, répondons simplement qu’elle se constitue, qu’elle est

constituée, qu’elle est construite à partir du donné sensible immédiat. L’objet

dans la représentation serait donc toujours inféré, constitué d’une série

d’inférences. La reconnaissance de la présence d’un autre sujet sera-t-elle moins

le fruit de l’inférence ? Peut-être que non. Mais nous pouvons d’ores et déjà

penser qu’elle ne le serait pas plus, si notre conscience des objets est elle-même

constituée.

77. Comment — posons de nouveau la question — la conscience de l’objet se

constitue-t-elle ? Par inférences, avons-nous dit. Quelle sorte d’inférences ? Par

la projection dans un dehors d’une série de propriétés formelles. Voyant des

masses grisâtres glisser contre des crêtes immobiles, nous pourrons bien juger

que ces effets sensibles sont les signes de vapeurs distantes porteuses de pluie

contournant des monts. Mais l’analyse phénoménologique ne montrera-t-elle

pas que cette attribution se base sur les aspects quantifiables du sensible, telles

les formes géométriques et la mobilité ou l’immobilité relative de ces formes dans

l’espace-temps ? La constitution du monde se ferait-elle sans géomètre363 ?

Certes, on peut attribuer le bleu au ciel. Mais si c’est une attention objective que

nous souhaitons porter sur ce bleu du ciel, notre enquête suivra la voie d’une

physique avancée, laquelle nous permettra de traduire ce bleu en une fréquence

363 Cf. M. Henry, Incarnation, op. cit. (supra, n. 226, p. 177), p. 140.

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d’onde. Si, au contraire, c’était un regard d’artiste qui s’emparerait de ce bleu,

cherchant peut-être à le distinguer du bleu des montagnes, alors ce regard

porterait plutôt sur cette couleur à titre d’effet vécu, et non sur les objets

constitués à partir de l’ensemble de ces signes. Comparons maintenant cette

constitution objective, reposant sur le chiffre, à la constitution d’autrui.

78. Comme dans le cas de l’objet, nous commencerions, dans le cas de la

constitution d’autrui, avec un divers sensible « anonyme », amorphe, chaotique.

L’intelligence repère préréflexivement des signes et projette, préréflexivement

encore, des suppositions que les variations dans le sensible permettent de

confirmer ou d’infirmer. Mais est-ce que ce sont les mêmes signes qui

permettraient de constituer, d’une part, l’objet et, d’autre part, autrui, un autre

sujet ? Souvent, ce ne le sont pas, et cela serait déjà important, mais, quoi qu’il

en soit, même quand ce sont les mêmes signes, ces signes ne sont tout

simplement pas interprétés de la même manière, comme lorsque nous voyons

soit de l’encre, soit des mots. Si je suis en présence de l’autre, ses bras, ses

yeux, certes, me permettront d’apercevoir un corps humain, là devant moi. Mais

supposons qu’il me parle. Je n’apercevrai pas d’abord des lèvres qui bougent et

des ondes sonores puis, en celles-ci, des paroles. Nous pourrions nous en

remettre ici à Scheler :

De ce que des excitations physiques, chimiques, etc., émanant d’un

autre corps, doivent frapper le mien, il ne s’ensuit nullement que la perception d’une expression d’amitié, par exemple, ne puisse se faire,

sans que j’aie acquis une idée préalable du corps tout entier de la personne qui me témoigne de l’amitié ou sans que j’aie conscience des

phénomènes sensibles correspondant à ces excitations364.

Je percevrai donc, en partant, un chaos en lequel je pourrai reconnaître soit une

phrase sensée, soit un bruitage vocal. Déjà, si ce sont des yeux que je vois, et

non pas un globe de matière gélatineuse, c’est que je vois le sens et non le corps.

Me regarde-t-on sévèrement ? Est-ce la sévérité que je vois, ou des yeux mi-

fermés et tendus ? En outre : « [J]e ne vois pas seulement les yeux d’un autre : je

364 Max Scheler, Nature et formes de la sympathie, M. Lefebvre (trad.), Paris, Payot,

1950, p. 384.

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vois aussi ‘qu’il me regarde’ »365. Prenons d’autres exemples. Quelqu’un chante.

C’est le chant que j’entends. Je lis des mots : ce sont des mots que je vois, et

non des lettres, et encore moins leur support physique. Quelqu’un gémit, ou

nous offre un sourire intense et chaud. Nous constituons, à partir de ces signes

visibles, un sens. Nous n’utiliserions donc pas les aspects sensibles de notre

expérience pour soutenir d’abord des hypothèses au sujet de propriétés

objectives du monde extérieur pour, ensuite, en inférer des propriétés

subjectives. Bref, les données immédiates de notre expérience se transforme-

raient pour nous soit en objets, en signes objectifs, soit en sujet (un ami) ou en

signes subjectifs d’un sujet (des mots). Fait physique et fait d’esprit peuvent être

perçus simultanément, l’un n’étant point nécessairement la condition de la

perception de l’autre. La perception d’un message sensé, par exemple, pourrait

être le signe indirect d’une présence (métaphysiquement, d’une apparence)

physique. Ce serait le cas, par exemple, quand, au milieu de la nuit, vous

entendriez prononcer des paroles : vous pourriez en inférer la présence de lèvres.

De même, inversement, la présence de lèvres soutient-elle l’attente de paroles.

Donc, si Henry a raison de rejeter l’idée schelerienne d’une perception directe du

psychisme d’autrui, on peut encore admettre, avec Scheler, que la perception de

ce psychisme ne passe pas par une perception objective et qu’elle ne paraît pas

être un processus essentiellement analogique. Ceci nous permet d’appuyer une

nouvelle critique que Henry réserve à Scheler, tout en la nuançant.

79. Car, ce sera effectivement parfois l’objet constitué qui indique le sujet, et

ce pourrait être de tels cas qui pourraient porter à confusion. Considérons

l’exemple qu’invoque Henry pour rejeter la théorie schelerienne. Suivant cette

théorie, nous dit Henry, « je perçois non seulement le corps de l’autre, mais son

psychisme », ce qui signifierait, selon lui, qu’en voyant un ami rougir, je perçoive

« non seulement la rougeur de son front, mais sa honte, immédiatement,

indissolublement », sur foi de quoi Henry écarte l’analyse schelerienne366. Mais

quand c’est la rougeur d’un front que nous percevons, cela est effectivement un

365 Ibid., p. 380. 366 Henry, Phénoménologie matérielle, op. cit. (supra, n. 352), p. 169.

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signe physique d’une présence subjective, c’est-à-dire un divers interprété comme

fait physique, ou objectif, puis réinterprété comme « signe de » quelque chose de

caché, et de subjectif, soit la honte. Le seul tort de Scheler aurait été d’inclure ce

cas parmi les exemples que lui-même invoque pour appuyer son propos. Pour

déceler la honte, dans l’exemple fourni, nous devons d’abord déceler le corps, un

corps vu. Mais que ce corps nous parle, qu’il fronce ses sourcils, en nous

regardant, ou qu’il nous sourit, alors le lire est comme lire directement une

parole, ce corps se faisant message, et non plus seulement « signe de ». Ce n’est

plus alors du sang qui monte au visage que nous voyons, mais un signe

signifiant, un signe qui, plus encore, se veut signe, qui se veut message et qui

révèle donc en lui-même la présence éminente d’un messager367. Et ce que nous

découvririons ne serait plus dès lors une hypothèse au sujet d’un être à jamais

inaccessible pour nous, mais un sens que nous reconnaîtrions, pour en être nous-

même porteur. C’est ce que les autres exemples retenus par Scheler appuient

plus solidement, Scheler mentionnant en effet les exemples d’un sourire, d’un

poing menaçant ou d’une parole368.

80. Notons au passage qu’il n’y a aucune raison de rejeter l’analyse

schelerienne en elle-même. Des signes objectifs peuvent parfois indiquer

indirectement une présence subjective. L’inverse, une fois encore, ne semble pas

moins vrai. C’est ce qui se produit chaque fois qu’on apprend d’autrui quelque

chose à propos du monde. La parole et l’écoute, des aptitudes essentiellement

subjectives, servent alors à indiquer des faits objectifs.

81. Certains ont voulu poser plutôt une différence infranchissable entre les

subjectivités369. Mais insister sur la réalité de tels écarts n’enlève pourtant rien à

367 Cette nuance entre un simple signe et un signe signifiant est relevée par Zahavi, qui

la prélève lui-même chez Schutz (Phenomenology of the Social World, Evanston, Ill., Northwestern University Press, 1967, p. 22-23) qui, pour sa part, l’aurait adoptée, selon Zahavi, des Recherches Logiques I de Husserl (Dan Zahavi, « Empathy, Embodiment and Interpersonal Understanding: From Lipps to Schutz », Inquiry, vol. 53 [2010], no 3, p. 296).

368 Nature et formes de la sympathie, op. cit. (supra, n. 364, p. 316), p. 379. 369 À titre d’exemple seulement, Farhad Khosrokhavar a voulu critiquer Henry sur ce

point (« La scansion de l’intersubjectivité : Michel Henry et la problématique

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la réalité des rapprochements définitifs. Et un rapprochement serait ressenti

quand, dans le message de l’autre, que celui-ci peigne un tableau coloré ou livre

une analyse virulente d’un parti politique, nous reconnaîtrions l’œuvre d’une

existence qui réagit peut-être autrement que nous à des affects, mais qui partage

néanmoins avec nous une affectivité. Nous pourrions alors sentir un être avec

lequel, par exemple, nous ne partageons peut-être pas la même idée de la justice,

mais en lequel nous sentirions néanmoins un attachement à une idée de justice,

et donc un être qui partage par là avec nous assez d’affects pour que « des airs de

famille » entre nos vécus ne laissent aucun doute sur leur parenté, assez pour

que cet autre cesse d’être entièrement autre.

82. Pour résumer, on croyait l’accès aux choses évident et indubitable, et

l’accès à autrui douteux au plus haut point. Or, n’est-ce pas le contraire que

l’expérience nous montre ? Car, des choses, nous ne connaissons jamais que les

effets qu’elles peuvent avoir sur nous. À l’inverse, quand autrui nous parle de sa

vie, de son vécu, par quelque moyen que ce soit, il nous parle de choses que

nous connaissons intimement. Nous pourrions donc être plus sûrs de connaître

autrui intimement que de connaître tout autre objet physiquement présent pour

nous, sachant en fin de compte que nous ne pourrons jamais connaître une

chose en elle-même. Et pour admettre un tel fondement à l’intersubjectivité —

c’est ce qu’il s’agissait de souligner — il semble qu’il faille d’abord reconnaître la

dualité des formes de savoir et, par suite, un statut au savoir subjectif :

Car nous ne voyons jamais de nos yeux corporels la personne [...]. Mais alors, comment parvient-on à la personne au sens plus profond

(qu’a maintenant ce mot d’ailleurs) ? Ce n’est en réalité que par l’accès intérieur à soi-même. Une personne est un être qui pense, sent, aime,

comme nous. Nous savons par conséquent tous on ne peut mieux ce qu’est une personne, par l’expérience que nous avons de vivre la vie de

personnes370.

83. Pour clore, et au risque de diluer le propos, retenons encore,

d’autrui », Rue Descartes, vol. 35 [2002], p. 63-75, spécialement p. 68-71).

370 Thomas De Koninck, La nouvelle ignorance et le problème de la culture, Paris, Puf, 2000, p. 155.

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parallèlement, le résumé que nous propose G. Bachelard, de la position

bubérienne, dans sa préface à Je et Tu :

Comme le dit souvent Martin Buber, dans le dialogue seul, l’existence se révèle comme ayant « un autre côté ». Le noumène, qui se perdait,

devant les choses, dans l’indéfini d’une méditation ouverte, s’enrichit en s’enfermant tout-à-coup dans un autre esprit. Le noumène le plus clair est ainsi la méditation d’un esprit par un autre esprit et les âmes, dans un commun regard, sont plus proches, plus convergentes que les

prunelles371 !

371 Préface, Je et Tu, op. cit. (supra, n. 33, p. 29), p. 13 ; je souligne.

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CONCLUSION

1. La fixation sur l’ontologie dans le discours naturaliste

1. Les cinq études qui ont précédé la présentation du dualisme éthique

semblent toutes pointer vers une conclusion, peut-être surprenante, que le

dualisme éthique pourra rendre plus compréhensible et, espérons-le, plus

crédible. Relevons d’abord un premier constat, applicable aux cinq cas étudiés.

Dans chacun de ces cas, pour des raisons qui peuvent sembler différer d’une fois

à l’autre, il semble qu’on ait cru bon de garder explicitement ses distances par

rapport à une approche épistémologique à la question du rapport

psychophysique, insistant pour en faire une question ontologique. Cette

tendance, qui se présente comme un simple biais universitaire, recèle pourtant

un tout autre visage lorsqu’on la voit sous un autre jour. Sa portée est funeste.

2. Strawson veut défendre un monisme ontologique. McGinn soutient qu’il

existe une propriété que nous ne pouvons percevoir ou concevoir. Churchland

présente sa philosophie comme si ce qui importait était de contrer un dualisme

ontologique. Même Jackson, avec son « argument de la connaissance », cherchait

à démontrer que le « physicalisme » est faux, parce qu’incomplet. Enfin, Searle,

tout en se concentrant sur la question de la validité du modèle causal propre à la

physique, et tout en rappelant assez souvent qu’on ne peut traiter objectivement

le donné subjectif — deux points qui semblent éminemment épistémologiques —,

insiste sur le caractère ontologique de ses réflexions. Mettre l’accent sur le

monisme ontologique ou sur l’existence d’une propriété mystérieuse, prétendre

que tout est physique ou prétendre que le physicalisme est faux ou, comme le

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prétend Searle, que toutes les analyses épistémologiques qu’on livre de l’écart

psychophysique ne sont pertinentes que parce qu’elles montrent que

l’irréductibilité du mental n’a pas d’incidences ontologiques semblent être tous

des moyens de taire la pertinence d’une réflexion qui aurait pour thème notre

condition épistémique existentielle en tant que telle.

3. Nous pourrions alors parler d’une cécité devant la dualité épistémique,

mais d’une cécité plutôt paradoxale, puisque chacun de ces auteurs reconnaît

tout de même le fait de cette dualité. Churchland répète lui-même constamment

qu’il y a deux sortes de connaissance, tout en contestant simultanément la

pertinence de ce fait. Dans le cas de Jackson, celui-ci reconnaît la limite du

discours physicaliste, pour ensuite faire marche arrière, allant jusqu’à se renier

lui-même. Et si une telle marche arrière reste plutôt implicite chez Searle, elle

s’y trouve néanmoins. Car, après s’être moqué des efforts matérialistes pour nier

le fait de l’esprit, et après avoir montré pourquoi la méthode physicaliste ne

pourrait jamais, pour des raisons formelles, en rendre compte, Searle s’acharne

surtout à démontrer que cela ne devrait ébranler en rien notre vision physicaliste

du monde. Searle ne révèle-t-il point par là une allégeance filiale primitive à

cette « névrose obsessionnelle » (RE, p. 57) dont il prétend pourtant lui-même

rendre un diagnostic, laquelle se présente sous la forme d’un attachement coûte

que coûte à l’idée que l’univers ne peut qu’être ordonné logiquement ? Et si la

contradiction dans les dires n’est pas ce dont on peut accuser si aisément

Strawson et McGinn, l’un et l’autre restent parfaitement conscients des deux

manières de connaître. Alors que, pour Strawson, cette dualité de manières de

connaître sert à la fin d’explication, cette dualité épistémique expliquant la

dualité ontologique apparente, pour McGinn, la dualité épistémique serait plutôt

ce qu’il y aurait à expliquer. Cependant, c’est toujours un monisme du réel que

l’un et l’autre veulent soutenir. Ils le précisent explicitement : l’intérêt de leurs

propos est ontologique, et non épistémique.

4. Il y a un autre trait commun à ces cinq auteurs : tous affichent une

aversion marquée pour tout ce qui peut relever du miracle (c’est le cas surtout

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avec McGinn et Strawson) ou du « mystérianisme ». Ce trait pourrait déjà nous

laisser songeurs. Les couloirs de nos facultés sont-ils « infestés » d’esprits

louches offrant chimères et discours mystifiants contre lesquels le monde éclairé

devrait poursuivre une lutte incessante ? Cette guerre livrée semble refléter au

contraire une démesure propre au naturalisme. Nous aurions plutôt affaire en

effet à un réflexe remémoratif des origines de cette approche doctrinale. Tel un

comportement névrotique, et faute d’une réflexion critique qui permettrait de le

désamorcer, ce réflexe réactualise indéfiniment ce qui en réalité constitue un

triste échange perpétuel de coups entre le cœur et la raison.

5. Le cas de Strawson serait à méditer plus longuement. À Rome, il faut faire

comme les Romains. Et, parmi les fous, il faut peut-être feindre la folie pour

paraître sain d’esprit, et prétendre qu’on se pense fou quand on pointe dans la

direction qui nous semble honnêtement être la bonne372. Son insistance sur la

pertinence ontologique de son argumentation pourrait n’être rien de plus que

cette volonté de se faire entendre par ceux qui ne parlent que ce langage. N’est-

ce pas ses propos qui, d’eux-mêmes, nous ont conduits à deux manières de

connaître ? C’est le seul aussi qui semble s’être bien mesuré aux conséquences

épistémiques de la théorie du double aspect, quoiqu’il n’en ait pas évoqué les

conséquences éthiques. Lorsqu’il écrit qu’un neurone est bien plus que ce qui,

en neurobiologie comme en physique, ne pourra jamais être observable (supra,

p. 67-68), il semble bien conscient de la portée de ses paroles.

6. De plus, sa défense du panpsychisme semble bien menée. Elle présente

une approche qui semble être des plus appropriées pour contraindre l’auditoire

visé. Les matérialistes veulent en effet généralement expliquer l’esprit par une

certaine configuration matérielle quelconque. Soutenir que le psychique doit

toujours être là, indépendamment de ce que peut être l’organisation de telle ou

telle matière, en faisant valoir la notion de propriétés intrinsèques, que

l’approche scientifique ne peut que laisser pour compte, c’est porter le coup là où

le bât blesse. Ce sont là des points que Seager souligne, à l’appui de Strawson.

372 Rappelons son « Longtemps, j'ai cru que c'était de la folie », évoqué au départ (RM,

p. 25 ; supra, p. 91), lancé en parlant du panpsychisme.

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Cette distinction que prélève Strawson entre propriétés relationnelles et

intrinsèques, montrant que la science empirique ne pourrait jamais porter sur

les secondes et, par suite, sur la conscience, est peut-être, selon lui, « la leçon la

plus importante que nous puissions retenir de l’article de Strawson. »373

7. Le temps est venu cependant de se demander pourquoi le dualisme

épistémique serait une bête noire pour le physicalisme. Nous avons déjà croisé

la réponse à cette question. Il s’agit simplement de la mettre en relief.

2. Le difficile retour à soi

8. Le naturalisme, au début de cette étude, a été présenté sous son plus beau

jour. Ce serait une volonté, nous a-t-il semblé, de voir les choses telles qu’elles

sont ou, du moins, telles qu’elles devraient être vues par nous, étant données les

facultés qui sont les nôtres (supra, Introduction, p. 24). Voir les choses telles qu’elles

sont, cela voulait dire ne pas les voir telles que nous souhaiterions qu’elles

soient, et donc les voir d’une manière telle que cette vision soit commandée par

l’objet, et non par le sujet, entendons, par l’altérité, par l’être perçu, et non par

l’être percevant. Or, cette intention comportait un effet pervers, et c’est sur elle

surtout que l’attention a été attirée au cours de l’étude. Pour voir les choses

objectivement, il faut retirer de l’expérience la composante subjective. L’effet

pervers, à vrai dire, était prévisible : cette volonté de voir les choses telles qu’elles

sont se transforme d’elle-même en volonté de ne voir que des choses. L’intention

de retirer la composante subjective de la connaissance semble s’être transformée

en volonté de ne plus reconnaître le sujet. Cette volonté, soutenue sans nuance,

produit des conséquences fâcheuses lorsque l’ « objet » qu’il s’agirait de

« percevoir » n’est plus le percevable, mais le percevant. Car, cette volonté se fait

maintenant aveugle à elle-même. C’est cet effet pervers qu’il nous faut

maintenant considérer. La perversité du processus mis ici en cause est

373 Voir W. Seager, « The ‘Intrinsic Nature’ Argument for Panpsychism », art. cité (supra,

n. 160, p. 97), p. 144.

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particulièrement difficile à contrer, étant donné sa structure autorenforçante.

Cet effet pervers se redouble et se multiplie de manière exponentielle.

9. L’effet est pervers, d’abord parce que, se voulant une méthode pour

assurer la vérité, le programme finit plutôt par occulter une vérité première d’une

importance capitale pour nous, les principaux intéressés : soit la vérité quant à

notre être propre. Il serait doublement pervers, car, se voir objectivement

consisterait non seulement à se détourner de son être subjectif, mais bien à se

voir sous les feux d’un regard qui, étant objectif, serait par définition

instrumental, c’est-à-dire destructeur — un point qui a été mis en lumière au

chapitre 6. Plus encore : pour se libérer de l’emprise de ce regard, il faudrait que

l’être humain fasse demi-tour, entre en lui-même et examine l’examinant (ou du

moins son regard), et non l’examiné. Mais, c’est précisément ce qui lui est

interdit par les consignes mêmes auxquelles il croit alors devoir rester fidèle.

Nous pourrions donc y voir, non plus une double, mais une triple perversité : 1)

la méthode exige de laisser le sujet dans l’ombre, 2) elle prescrit une approche

foncièrement incompatible avec la nature de ce sujet en tant que tel, traitant

nécessairement l’humain — ainsi que toute chose — comme un moyen, et non

comme une fin et, 3) elle interdit dans sa forme même, et contrairement à ce dont

on se serait attendu d’elle, le regard critique qui pourrait permettre de remettre

en cause cette méthode. Car, la remise en cause dont il serait alors question

exigerait un retour sur soi contraire à l’intention foncière de ce réalisme

objectivant.

10. Songeons donc. Viser la connaissance objective, ce serait se détourner de

soi. Or, moins souvent on regarde en soi, moins souvent on y fera le ménage —

s’il est permis de s’exprimer ainsi. Et moins souvent on y mettra de l’ordre,

moins ce sera intéressant d’y regarder de près. Plus on développe l’extérieur,

plus on négligera l’intérieur, et moins on sera tenté d’y retourner. Voilà que les

effets pervers se redoublent de nouveau. Finalement, on ne sait plus quand le

fait de se détourner de soi se transforme en fuite de soi, mais il est concevable

que, à ce stade, ce soit plus à un comportement de fuite que nous ayons droit

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qu’à une simple cécité. « Considérer de façon exclusive l’objet », écrit Henry,

« c’est là tout compte fait le meilleur moyen de se fuir soi-même »374.

11. Une telle fuite — voilà la question qu’il faudrait maintenant poser —

pourrait-elle rendre compréhensible la résistance observée devant le traitement

épistémique de la question du rapport psychophysique ? L’hypothèse semble

soutenable, et cette lecture semble corroborer, au moins en partie, le diagnostic

de Henry, pour qui « la tâche éternelle de la philosophie » serait « de vaincre

l’objectivisme »375. Dans La Barbarie, Henry a fait le procès du scientisme, en en

démontrant le rapprochement avec la barbarie et en allant jusqu’à soutenir que

« l'objectivité est pour la vie le plus grand ennemi. »376 Arrêtons-nous à ce

discours henryen.

12. Avec l’avènement de la science et de la technique, on observe, explique

Henry, la supplantation du savoir de la vie par des pratiques objectivantes, avec

une dévalorisation correspondante de cet autre savoir que serait celui de la

vie377. Cette supplantation aboutirait à une praxis en laquelle l’être subjectif

perdrait les moyens de se réaliser, laissant plus ou moins les subjectivités

individuelles dans des situations d’impuissance378. La souffrance, intrinsèque à

toute existence, s’élèverait alors à des niveaux insoutenables et l’énergie vitale se

tournerait enfin contre la vie elle-même. Ce revirement des énergies vitales

renforcerait donc par là les pratiques qui s’opposent à l’accroissement de la

vie379. On pourrait voir là encore un effet qui pourrait lui aussi être décrit

comme pervers, la fuite de soi se transformant cette fois en mépris de soi, les

pratiques antivitales finissant par renverser la force vitale en se prévalant de

cette même force380. Mépriser ou délaisser le savoir subjectif aurait eu pour

374 La Barbarie, op. cit. (supra, n. 44, p. 36), p. 129. 375 « Philosophie et subjectivité », art. cité (supra, n. 4, p. 1), p. 55, § 2. 376 La Barbarie, op. cit. (supra, n. 44, p. 36), p. 37 ; 70. Cf. Phénoménologie matérielle,

op. cit. (supra, n. 352, p. 312), p. 155, où on lit que le monde moderne a « poussé l’objectivisme jusqu’à la folie ».

377 La Barbarie, ibid., p. 7-42 ; spécialement p. 9 ; 11 ; 17 ; 30 ; 37 ; 97-98 ; 210. 378 Ibid., p. 241-247. 379 Ibid., p. 165-200. 380 Ibid., p. 118.

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conséquence l’étouffement de la vie, conduisant à une frustration, à une

souffrance qui, pour sa part, inciterait à son tour à vouloir en finir autant avec

soi qu’avec autrui, bref, à s’en prendre à la vie. « Vouloir éliminer la vie, » écrit

Henry, « quand ce projet prend naissance dans la vie elle-même, procède

toujours d’un secret mécontentement ».

13. Ce mécontentement serait, à en croire Henry, un mécontentement avec la

vie elle-même, laquelle serait foncièrement souffrance381. Mais il y a

ambivalence, à cet endroit, dans la thèse henryenne. Henry suggère que le projet

galiléen dans son ensemble procède d’une volonté d’échapper à l’angoisse

inhérente à la vie subjective382. S’il est concevable que la vie abrite, au moins de

manière latente, une volonté de se refuser à elle-même, en raison de ce « Souffrir

primitif »383, « subjectivité originelle insurmontable »384, la thèse henryenne

montre par ailleurs que le développement de la science et des techniques génère

en lui-même une négation de la subjectivité. Or, cette négation de la subjectivité

rend celle-ci d’autant plus détestée et détestable, détestée, parce qu’elle ne

répond pas aux canons admis de la valeur — raison et objectivité — et détestable

parce que, abandonnée à elle-même, elle devient rabougrie et inculte. C’est alors

que la haine de soi et de la vie peut véritablement prendre racine et proliférer, et

que la thèse henryenne paraît d’autant plus juste. L’intelligence étant mortifère

dans son essence, son usage et son déploiement pathologiques pouvaient n’être

privilégiés que par ceux dont le psychique était déjà déviant. Mais l’instrument

est puissant. Il se fait valoir et installe bientôt son hégémonie. Sous ce règne, la

vie subjective se voit partout refoulée dans l’ombre. La vie, cette fois

véritablement malheureuse, se tournera contre la vie.

14. Le raisonnement henryen suggère donc une dynamique que renforce

chacune de ses étapes successives, multipliant à chaque fois sa puissance

perverse. Retraçons, à partir des trois points retenus initialement, l’esquisse de

381 Ibid., p. 119. 382 Ibid., p. 146 ; 162. 383 Ibid., p. 119. 384 Ibid., p. 146.

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cette « maladie de la vie »385 :

1) le réalisme objectivant laisse le sujet dans l’ombre ;

2) ce réalisme est, de plus, foncièrement incompatible avec la nature du

sujet, celui-ci étant une fin et le regard objectif étant instrumental ;

3) l’interdit du point de vue subjectif (n’admettre que des évaluations

objectives) nous empêcherait d’effectuer un retour critique sur soi (en

l’occurrence, sur notre pratique objectivante) ;

4) le terrain intérieur, laissé en jachère, serait dès lors livré à la

déchéance ;

5) celui-ci deviendrait par là d’autant moins attrayant. Ajoutons,

6) moins familier avec ce domaine, on saura moins comment s’y

conduire quand on s’y retrouvera, et comment y réussir, de sorte

qu’on voudra d’autant moins agir à partir de cette base, privilégiant

au contraire les paradigmes objectivants, « scientifiques ». Ajoutons

encore,

7) frustré existentiellement, coupé de sa propre vie, on pourra mépriser

d’autant plus la vie. Enfin,

8) privé soi-même de sa propre vie, l’envie et le ressentiment pourront

s’en mêler, et on pourra chercher à faire violence à la vie en général, à

l’étouffer, là où, par exemple, son débordement joyeux pourra se faire

sentir.

15. En appui aux points 4-6, et même 8, nous pourrions méditer les paroles

d’Anatrella, que nous relaye T. De Koninck. La subjectivité a besoin

d’alimentation. « Faute d’objets à partir desquels un travail intérieur peut

s’opérer, ce sont les émotions et les représentations les plus archaïques qui vont

s’imposer, quitte parfois à cohabiter avec un fonctionnement rationnel très

385 Titre de chapitre dans La Barbarie, op. cit. (supra, n. 44, p. 36), p. 101.

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sophistiqué »386. Sur quoi nous pourrions encore demander si « archaïques » est

l’épithète qui convient. Les tendances et les représentations originaires seraient-

elles nécessairement mauvaises, nécessitant correction ? Ne serait-ce pas plutôt

l’absence du développement de la sensibilité, par rapport par exemple au

développement de nos aptitudes instrumentales, qui serait un tort et, même, la

perversion de potentialités humaines initialement saines qui, faute d’un

développement sain, se déploieraient en des voies contournées, souvent se

tournant contre la vie elle-même ? Mais l’essentiel du message demeure : faute

d’une attention portée au développement des potentialités subjectives humaines,

attendons-nous au pire. Le texte même d’Anatrella nous dirige d’ailleurs en ce

sens : « Si l’intériorisation s’est appauvrie, elle a fait place à une excessive

extériorité. La preuve en est l’importance considérable que l’on accorde

aujourd’hui au corps […] »387.

16. Notons trois sources au mépris : i) le regard objectif est formellement

méprisant (point 1 : voir comme objet, c’est voir comme moyen, et non comme

fin) ; ii) laisser à elle-même, la vie est livrée à la déchéance, offrant par là un

spectacle moins heureux et invitant d’autant plus le mépris (points 4 & 5) ; iii)

frustré de notre propre existence, couper d’elle, notre ressentiment peut s’en

prendre finalement à la vie elle-même, à la nôtre et autant, sinon plus encore à

l’endroit de toute vie authentique (points 7 et 8). Un regard foncièrement

méprisant dirigé par un cœur secrètement vindicatif sur un lieu laissé à la

déchéance, voilà, il semble, l’examen que doit subir aujourd’hui le sujet.

17. Certaines idéologies, prenant naissance dans ce terreau, pourront alors

croître et soutenir cette dynamique : cynisme méprisant, scepticisme — non pas

celui de la docte ignorance, ignorance socratique, mais celui d’un cynisme plus

particulier, un cynisme à l’égard de la vérité. Ce scepticisme emboîtera le pas

avec un certain relativisme, à l’égard duquel il faut dire un mot.

386 Tony Anatrella, Non à la société dépressive, Paris, Flammarion, 1993, p. 54. Cité par

Thomas De Koninck, La nouvelle ignorance, op. cit. (supra, n. 370, p. 319), p. 54. 387 Anatrella, Ibid., p. 55.

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18. On aurait tort de décrire ce relativisme comme forme de subjectivisme.

Que les valeurs de chacun soient fonction de ses propres circonstances et

qu’elles soient donc relatives à ces mêmes circonstances, il n’y a rien là qui

puisse être plus normal. Le relativisme visé ici en serait plutôt un pour lequel il

n’y aurait pas vraiment de valeur, parce que celles-ci refléteraient des caprices

individuels qui, ultimement, auraient pour fondement l’intérêt individuel. Une

telle approche n’est pas un subjectivisme ; elle est bien plutôt le fruit d’un

réalisme objectivant. C’est le regard objectif qui nous détourne de notre base

subjective, laquelle peut seule être génératrice de valeurs. Cet objectivisme

implique donc une cécité aux valeurs, condition qui se trouve exacerbée par

l’effet que produit déjà en lui-même le regard objectif, celui-ci étant porté,

strictement, à dévaloriser son objet. Nous l’avons vu388, voir comme une chose,

c’est voir comme étant sans valeur intrinsèque, comme n’ayant qu’une valeur

utilitaire. À ce stade, le regard objectif produit sa propre réponse à la question

des valeurs : elles reflètent des désirs et des intérêts individuels. Une idéologie

naturaliste s’appuyant sur un darwinisme viendra conforter cet ensemble

idéologique maintenant monolithique. Mais chaque élément qui contribue à la

constitution de ce monolithe procède de la même erreur, laquelle consiste à

n’accorder créance qu’au volet objectif de l’expérience.

19. Ce même relativisme pourra se profiler sous un autre visage, cette fois

celui de l’existentialisme. On voudra peut-être alors miser sur le trait sartrien

suivant lequel l’ « existence précède l’essence »389. Par là, on peut entendre que

l’être humain est sans nature, que sa seule nature est celle de la liberté et qu’il

lui appartient de choisir ce qu’il a à être390. Il aurait été plus juste cependant de

dire qu’il est libre, non pas de choisir son être, mais de choisir de ne pas être cet

être, c’est-à-dire d’être moins que ce qu’il peut être. « Nous ne sommes pas libres

d’être des dieux, mais nous sommes libres d’être des diables », cela veut dire,

« nous ne pouvons pas nous élever au-dessus de nous-mêmes, mais nous

388 Supra, chap. 6, p. 278-279. 389 J.-P. Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Paris, Éditions Nagel, 1970, p. 17-

22. 390 Ruyer, La philosophie des valeurs, op. cit. (supra, n. 343, p. 307), p. 183-186.

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pouvons nous abaisser au-dessous de ce que nous sommes ». Le mot d’ordre

d’un tel existentialisme n’est plus interprété comme disant « fait honneur à

l’humanité, tiens-toi debout et soit ce que tu es et a à être ». Il est plutôt à

interpréter dans le sens d’un refus de cette nature qui serait la nôtre, à moins de

réduire cette nature à celle d’une liberté vide et sans balises. Ce refus de la

nature qui est la nôtre est alors un refus de notre subjectivité. Un tel refus s’est

répandu largement, de façon diffuse, dans toutes les nappes de la pensée

occidentale, se présentant — paradoxalement — comme un refus du

naturalisme, alors qu’il semble bien au contraire être une manifestation claire

d’un naturalisme mal instruit. Car, son refus de la sujétion naturelle est un

refus de l’être subjectif et répond d’une intentionnalité objectivante. C’est ce

même mouvement objectivant qui peut expliquer des titres tels que Le mythe de

l’intériorité, de J. Bouveresse391, ou servir d’appui à des thèses aussi

invraisemblables que celle, évoquée précédemment, de « l’extériorité de l’esprit »,

de V. Descombes392.

20. Contre une telle dérive, il faut soutenir qu’il n’y a point de véritable action

qui puisse être dite volontaire à moins que celle-ci ne s’inscrive dans une

sujétion, dans un être qui est nôtre parce qu’il est celui que nous sommes, mais

que nous n’avons pourtant point choisi, dans un ordre qui, tout compte fait, ne

sera jamais notre œuvre. Même notre pouvoir d’agir est un legs reçu. Ce point

est fondamental chez Henry, pour qui le sujet est d’abord sujétion. « [L]a

subjectivité absolue », écrit-il, dans son « auto-affection originelle », se trouve

« acculée à l'être », « le subissant dans un subir plus fort que toute liberté »393. La

conscience immédiate de soi est une sensation immédiate de soi, un pathos, un

« souffrir primordial », écrit Henry, auquel nous serions intrinsèquement liés à

jamais, en sorte que nous soyons, en tant que vivants lucides, bien plus

391 Jacques Bouveresse, Le Mythe de l'intériorité : expérience, signification et langage

privé chez Wittgenstein, Paris, Éditions de Minuit, 1976. 392 Vincent Descombes, La denrée mentale, op. cit. (supra, n. 321, p. 291). Voir

spécialement « L’extériorisation des opérations mentales », p. 168-176. Selon cette thèse, pour laquelle ce qui est « dedans » se trouve « détaché du monde » (p. 23), « l’esprit doit être placé dehors dans les échanges entre les personnes, plutôt que dedans, dans un flux interne de représentations » (endos de couverture).

393 « Philosophie et subjectivité », art. cité (supra, n. 4, p. 1), p. 55, § 4.

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condamnés à subir l’existence que libres d’en déterminer l’essence394.

21. À la question posée, soit, pourquoi une pensée naturaliste résisterait à un

traitement épistémologique de l’écart psychophysique, nous pouvons donc

détenir une certaine réponse, en nous appuyant sur le principe énoncé au début

du chapitre 2. Il a été reconnu au chapitre 2 que, opter pour une approche

épistémique pour répondre aux difficultés que présente le schisme entre l’âme et

le corps, c’est chercher une solution, si solution il y a, dans le regard que nous

portons sur les choses, et non dans les choses mêmes. En d’autres mots, cette

solution exige qu’on s’examine soi-même. Au contraire, chercher à montrer que

le mental est bien un fait physique — donc, faire de la question psychophysique

une question ontologique — offre un moyen de se détourner de soi. L’approche

ontologique nous laisse résolument orientés vers le monde objectif, alors que

l’approche épistémique exige une conversion du regard qui transforme

radicalement l’ensemble de la problématique, et ramène l’humain à lui-même.

22. À la lumière de l’analyse henryenne, cette fixation sur l’ontologie pourrait-

elle donc être vue comme une fuite ? À cet égard, l’irrationalité de plusieurs

thèses affichées pourrait être symptomatique. On pourrait aisément trouver des

motifs à une telle fuite. Valoriser le savoir objectif, ne serait-ce pas se spécialiser

dans ce savoir ? Par le fait même, le savoir subjectif sera un savoir qu’on

maîtrisera mal. Plus on s’investit dans l’entreprise qu’est le réalisme objectivant,

plus on a intérêt à le soutenir, étant plus ou moins dépourvu de moyens pour

composer avec l’autre savoir. Et si le réalisme objectivant est une grave erreur,

faire marche arrière exigerait qu’on admette cette erreur. Or, admettre cette

erreur pourrait exiger des aptitudes subjectives dont le développement n’a

justement pas été favorisé — car on a à peine idée des potentialités qui sont ainsi

restées naines quand c’est objectivement, et non subjectivement, qu’on cherche à

exercer une maîtrise sur soi. On pourra donc avoir intérêt à rester sur un terrain

qui nous est familier et que nous maîtrisons ou, du moins, où il nous est

possible de soutenir l’illusion d’une telle maîtrise en se demandant, par exemple,

394 Idem.

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comment des synapses neuronales assurent un « réseautage »... sinon, pour

copier Henry, quelles peuvent être les statistiques concernant les incidences de

telle ou telle pratique sexuelle395.

23. Cette critique vise, évidemment, plus une littérature anglo-saxonne, ou

une certaine littérature, soit celle de la philosophie de l’esprit en philosophie

analytique. Mais chacun pourra la transposer dans les espaces qui lui sont

connus pour en juger la pertinence. Pour conclure, l’acte qui consiste à

naturaliser le monde ne nous dispenserait pas d’une réflexion existentielle en

laquelle il nous faudrait penser la dualité de l’objectif et du subjectif. Or, plutôt

que de répondre à cette exigence, on semble s’être épuisé dans de vains efforts

destinés à prouver que l’esprit est matière — postulat indémontrable (et d’ailleurs

sans conséquence) —, tout en négligeant une réflexion critique sur ce qu’est la

matière. Une telle réflexion aurait permis de faire la part entre le subjectif et

l’objectif, nous reconduisant par là en nous-même. Nous pourrions alors y

(re)découvrir un autre savoir et un ensemble de manières d’être, de faire et de

sentir. Mais l’éveil pourrait être dur, quoique ce puisse être là une voie qui nous

conduise à nos véritables richesses, tout intérieures, si c’était d’abord la pauvreté

d’un pays laissé trop longtemps à l’abandon qu’il nous faudrait affronter.

3. Conclusion

24. Quant à cet autre savoir, il semble que nous sachions maintenant en quoi

il consiste. Qu’on frappe un tambour, et que celui-ci vibre, nous ne pourrons

pas pour autant nous faire une idée de l’effet que cela fait d’être ce tambour qui

vibre. L’être de tous ces objets demeure pour nous éternellement obscur. Il n’y a

que leur sens pour nous auquel nous pouvons avoir accès. Ce n’est plus le cas

quand c’est le cœur de l’autre que nous sentons vibrer, ou quand il ou elle

partage avec nous ses opinions ou ses blagues. Ce n’est déjà plus le cas quand

nous sommes nous-même un être ou, à tout le moins, « de l'être ». Et il faut bien

395 La Barbarie, op. cit. (supra, n. 44, p. 36), p. 144-145.

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que nous soyons un être, ou de l’être, et non rien. Et étant un être, ou de l’être,

nous participerions de cette infinité que nous ne pouvons saisir avec nos

catégories, en ce qui concerne les choses autres que nous, et cette infinité semble

alors présente pour nous dans une sorte de plénitude qu’il est effectivement

difficile pour les phénoménologues de pointer du doigt, cet être relevant de cet

infini non catégorisé et incatégorisable que serait le réel. Quelle peut être la

nature de cette « participation » au réel qui ferait de l’épreuve de la vie un

moment du réel en soi ? Jamais il ne sera possible de le dire. Cette impossibilité

serait une impossibilité formelle : il faudrait nous hisser au-dessus de nous-

mêmes pour la surmonter (supra, p. 235-240). Le mystère colle à l’existence comme

notre ombre qui nous suit et que nous ne saurions quitter. Un arc-en-ciel de

sensations et de sentiments, aussi insaisissables par une raison mathématique

que les couleurs elles-mêmes peuvent l’être, se déploie donc en nous sans que

nous puissions, comme Galilée croyait pouvoir le faire à l’égard du monde, en lire

une explication compréhensible comme dans un livre grand-ouvert396. C’est

dans cet infini que nous plongeons en entrant en nous-même, et c’est de ce

même infini que le discours de l’autre nous rend un écho quand son discours se

fait le reflet de sa propre expérience intérieure.

25. C’est ce dernier point qui importe pour la présente étude. Nous pourrons,

d’une fois à l’autre, interpréter différemment cet écho, mais cette interprétation

devra toujours s’appuyer d’abord sur la reconnaissance de cet écho en tant

qu’écho, reflétant, non pas notre propre vécu, mais un vécu qui pourrait être le

nôtre. Ce que nous percevons alors est l’écho d’une expérience vivante, éprouvée

sur un mode qui nous est « compréhensible » — il serait préférable de dire

« connu (subjectivement) ». Étant près d’autrui, il nous semblera, sur la base de

cet écho, que nous sommes l’un et l’autre constitués d’un fonds originaire

396 M. Henry, Incarnation, op. cit. (supra, n. 226, p. 177), p. 144, citant Galilée, sans

référence. On retrouve cependant, dans L’essayeur (C. Chauviré [trad.], Paris, Belles Lettres, 1980, § 6, p. 141) : « La philosophie est écrite dans cet immense livre qui se tient toujours ouvert devant nos yeux, je veux dire l’Univers [...]. Il est écrit dans la langue mathématique, et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est humainement impossible d’en comprendre un mot. »

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commun. Nous pourrions alors reconnaître en lui moins une altérité semblable

qu’un moi agrandi. Sinon, nous pourrions reconnaître en lui soit un être avec

qui nous sentirions des liens de parenté, soit plus simplement un semblable, un

autre moi et, par là, une fin en elle-même, pour nous. Cette reconnaissance

s’appuierait toujours, dans tous ces cas de figure, sur un vécu subjectif.

26. On voit donc, en réfléchissant à la question du rapport psychophysique

dans le contexte de l’existence d’êtres vivants, que refuser de reconnaître un

statut à la connaissance subjective a pu avoir de graves conséquences. Du,

moins est-ce ce qu’il faut conclure si, pour un vivant, l’autre se transforme en

moyen ou en fin selon qu’il est perçu comme objet ou comme sujet et si, d’autre

part, la perception d’autrui comme sujet repose à son tour sur la sensibilité en

tant que forme subjective de connaissance. La connaissance subjective ne serait

pas qu’un moyen permettant de reconnaître un semblable et, par là, est-il

présumé ici, une fin. À cette connaissance se lie un vaste ensemble — pour

parler comme un sociologue397 — de manières de sentir, de penser et d’agir, en

bref, une praxis : une manière de se sentir avec autrui (et non contre lui), de

penser l’existence, de sentir la valeur en elle et d’agir en conséquence. Cette

manière d’être sera, tout naturellement, une vie éthique, orientée par un

engagement à un ordre de valeurs dont l’horizon ne saurait être déterminé que

par la sensibilité et la force morale de chacun, celles-ci étant elles-mêmes des

aptitudes subjectives fondamentales, atrophiées ou nourries et cultivées.

27. C’est donc d’une telle praxis subjective qu’on se serait détourné en

écartant du domaine du savoir la connaissance subjective. La réduction

galiléenne, écrit Henry, relègue à l’ordre de l’irréel les faits sensibles. C’est un

premier constat. Il retient ces paroles de ce pionnier des sciences que fut

Galilée : « ‘ces saveurs, ces couleurs [...] tiennent seulement résidence dans le

corps sensitif, de sorte que, si on supprime l’animal, toutes ces qualités sont

supprimées ou annihilées’. »398

397 Guy Rocher, Introduction à la sociologie générale, Montréal, HMH, 1969, p. 88. 398 Michel Henry, Incarnation, op. cit. (supra, n. 226, p. 177), p. 144, citant et traduisant

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28. Henry commente ainsi ces paroles : en nous détournant, comme le propose

Galilée, de nos sensations, lesquelles « possèdent ce caractère si mal compris

d’être ‘sensibles’ », c’est « toute notre vie telle que nous l’éprouvons qui bascule

d’un coup dans l’illusion — nos sensations, nos émotions, nos sentiments, nos

désirs, nos espoirs, nos renoncements, nos amours. »399 Abrégeons : c’est la

possibilité même de toute éthique, dans le sens usuel du terme, dans le sens de

ce qui se rapporte aux finalités, qui s’efface. Voilà un constat d’autant plus

lourd. Comment en effet saurait-il y avoir de finalité qui subsiste, si on supprime

« l’animal » ? Nulle finalité n’est pensable sans référence à une subjectivité

vivante.

29. Sommes-nous en cela si loin des discours philosophiques reconnus ?

Alquié écrivait, dans sa présentation de la Critique de la faculté de juger, qu’ « [o]n

peut légitimement soutenir qu’il n’y a, chez Kant, que deux philosophies

essentielles, la philosophie de la nature (ou plutôt de la connaissance de la

nature) et la philosophie de la liberté. »400 Mais sur quoi repose, chez Kant, la

connaissance de la nature et le « jugement déterminant », sinon sur le savoir

objectif, et sur quoi repose son « jugement réfléchissant », sinon sur la

connaissance subjective elle-même ? À quoi correspondent les deux volets de la

troisième critique — les volets esthétique et téléologique — sinon à la subjectivité

vécue comme passivité (donc à l’affection), puis à la subjectivité vécue comme

activité (donc à l’action) ? Reportons-nous encore à Alquié qui, dans les mêmes

pages, cite Philonenko. Pour ce dernier, le jugement esthétique serait l’acte par

lequel on rejoindrait autrui, à travers l’universalité affirmée dans un sentiment

qui se donnerait alors comme « ‘communication directe de l’homme avec

l’homme, [comme] mode de communication en lequel l’homme rencontre

l’homme, sans passer par le détour de l’objet (concept) ou de la loi’ »401. N’est-ce

pas à un tel résultat que la présente étude nous convie ? Mieux encore, Kant

Galilée, Il Saggiatore, in Le Opere di Galileo Galilei, Florence, Barbèra, 1968, vol. VI, p. 348.

399 Ibid., p. 145 et 146. 400 Critique de la faculté de juger, Paris, Gallimard, 1985, p. 9. 401 Ibid., p. 14. Alquié cite l’Introduction à la traduction de la Critique de la faculté de

juger de Philonenko, p. 10-11.

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aurait été le premier, écrit Sturma, à tenter de combiner « le dualisme

épistémique et le naturalisme ». L’énoncé pourrait surprendre402.

30. Cet énoncé pourrait surprendre, car l’analyse kantienne elle-même, de

même que sa réception, semble se déployer comme si l’essentiel était de souligner

la nature « indéterminée » du jugement réfléchissant, et non pas la dualité

épistémique. D’une part, nous ne détiendrions pas la « règle » suivant laquelle se

fixent les sentiments esthétiques. Mais, d’autre part, le jugement de goût en est

un qui, tout comme pour le jugement pratique, doit s’exercer en toute liberté. Il

dépend, certes, d’une harmonie intérieure à l’âme403, celle-ci offrant à ce

jugement un fondement à la fois universel et « suprasensible », mais il reste libre,

parce qu’il n’est point déterminé par des facteurs, disons, temporels, tels des

« impressions sensibles ». Il est libre, parce qu’il n’est pas sujet à une

hétéronomie404. C’est cette liberté, et cet intelligible vers lequel « regarde le

goût »405, qui semblent rester sous les feux, le jugement esthétique offrant un

quelconque modèle du jugement moral406. Or, le contexte de cette analyse nous

incite à laisser entièrement dans l’ombre ce qui pourtant constitue le point

essentiel sur lequel porte alors la réflexion : soit qu’il existe, pour les êtres

vivants, deux manières de connaître et, corollairement, deux manières d’être au

monde.

31. Quel que soit le projet métaphysique qu’on a en vue, soit prouver la liberté

métaphysique, défendre le rôle de la raison, surmonter le dualisme, naturaliser

l’esprit ou quoi encore, on passera donc généralement sous silence le simple fait

— pourtant souvent implicitement reconnu — qu’il existe deux manières de

connaître et que ces deux manières de connaître fondent deux praxis,

essentielles l’une et l’autre, mais jouant des rôles s’opposant diamétralement l’un

à l’autre.

402 Dieter Sturma, « Person as Subject », Journal of Consciousness Studies, vol. 14

(2007), no 5-6, p. 91. 403 Critique de la faculté de juger, op. cit. (supra, n. 400), § 18, p. 312. 404 Idem. 405 Ibid., § 19, p. 316. 406 Ibid., § 19, p. 317.

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32. Peut-être cette dynamique même, opposant les savoirs objectif et subjectif,

nous empêche-t-elle de la voir telle qu’elle est. Le regard serait objectivant de par

sa constitution même et la représentation du réel se réifierait en se constituant.

Il semble tout naturel que ce soit le cas. Voulant se libérer d’une matière réifiée,

en laquelle on ne se reconnaîtrait plus, on voudra alors se penser autre. Mais ce

serait parce que cette nature aura déjà été réifiée dès le départ, à moins que, pis

encore, on soit dupe de cette image en ne voyant plus qu’en elle seule toute

réalité, et en s’y identifiant, comme le suggère la parole d’Augustin initialement

citée (supra, p. 1). Cette lutte entre l’illusion d’être autre que nature et l’illusion

d’être matière constituerait-elle la fibre essentielle d’une philosophie pérenne ?

Ou serait-il possible de déceler dans l’histoire de la pensée une lente progression

vers une compréhension de la place que doit occuper dans nos vies le dualisme

foncier qui en est constitutif ?

33. Certes, dans les faits, la dualité épistémique a dû toujours jouer un rôle

dans la vie de chacun. Reconnue ou pas, elle est agissante, elle structure notre

rapport au monde, déterminant, d’une part et sur la base de la connaissance

objective, une attitude objective et instrumentale et, d’autre part, sur la base de

la connaissance subjective, une attitude subjective et personnelle.

34. Comment cette connaissance subjective saurait-elle cependant jouer

efficacement son rôle quand on ne sait l’admettre que pour la dévaloriser et ne

lui reconnaître qu’une valeur secondaire, sinon néfaste ? Les possibilités qui

dépendent d’une mise en valeur de la connaissance subjective ne s’en

trouveront-elles pas d’autant plus rabattues ? Elles seront reléguées à maints

égards, comme Michel Henry l’affirme de la culture, à un « underground »

privatif407.

35. Notre vie est faite de cette dualité. Loin de se présenter comme une dualité

à surmonter, la dualité âme-corps se révèle au contraire comme étant

structurellement signifiante, traçant la frontière entre le moi et le non-moi et, plus

encore, entre le même et le différent, l’humain et le non-humain et, pour tout

407 La Barbarie, op. cit. (supra, n. 44, p. 36), p. 241-246.

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dire, entre des fins en soi pour nous et des moyens pour nous. Ce serait là une

conséquence très importante, puisque ce serait alors la connaissance subjective

qui, à travers l’empathie, servirait d’appui à une réelle solidarité humaine.

La théorie du double aspect pourrait avoir son rôle à jouer dans ce processus en

lequel l’être humain a à développer une meilleure compréhension de lui-même,

de manière à se prémunir contre les structures aliénantes de sa condition

épistémique existentielle. On constaterait, en jetant un coup d’œil sur

l’appendice, que cette théorie est déjà, depuis plus d’un siècle, monnaie courante

en philosophie, sans qu’on la désigne toujours par ce nom, et sans donner lieu

par ailleurs — ce qui ne cesse pas d’être étonnant — aux profondes

transformations métaphysiques que nous pourrions en attendre, Schopenhauer

et Henry faisant ici figure d’exceptions.

« [...] Il n’y a pas d’autre terre promise que celle que l’homme peut trouver en lui-même. » Et en disant cela Esteban

pensait à Ogé, qui si souvent citait une phrase de son maître Matinez de Pasqually : « L’être humain ne pourra être éclairé que par le développement des facultés divines endormies en lui par la prédominance de la matière... »

Alejo Carpentier, Le Siècle des Lumières408

● ● ●

408 Traduit de l’espagnol par René L.-F. Durand, Paris, Gallimard (Folio), 1962,

p. 351 (titre original : El siglo de las Luces, Barcelone, Seix Barral,1962).

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APPENDICE

La dualité des savoirs et la théorie du double aspect dans les textes

Que nous ayons droit à deux ordres de connaissance, voilà ce qu’on

reconnaîtra encore assez souvent. Il n’est pas rare non plus que ces deux connaissances soient associées à celle d’une vie « intérieure » et à celle de

l’extériorité. C’est ce que fait ici par exemple Mary Midgley :

Nous avons deux différents points de vue donnant sur la réalité : le

point de vue de notre vie intérieure, de nos douleurs, ainsi de suite, et celui de tout ce qui est en dehors de nous. Ces points de vue ont été

minutieusement et systématiquement séparés au cours des derniers siècles409.

Plus encore, il peut arriver qu’on associe la matière à l’extériorité et l’esprit à l’intériorité, sans pourtant conclure à un rapprochement de l’esprit avec le réel et de la matière avec l’image du réel. C’est un cas de figure que H. Jonas semble

exemplifier410, lequel rejette explicitement la théorie du double aspect411. Il est beaucoup plus rare que l’un de ces savoirs soit associé à l’être réel, et même à la

chose en soi, et l’autre à l’image de l’être. C’est ce que les auteurs font, souvent sans nuances, dans ce qui suit, à partir de la citation de Taine. Il arrive par

contre que la dualité épistémique soit associée directement à une dualité éthique, sans évoquer la théorie du double aspect. Ce sera le cas par exemple de

409 « The Ethical Primate », entrevue avec Mary Midgley, Journal of Consciousness

Studies, vol. 2 (1995), no 1, p. 68. 410 Hans Jonas, Puissance ou impuissance de la subjectivité ?, C. Arnsperger (trad.),

Cerf, 1980, p. 52. 411 Ibid., p. 57.

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Bergson, pour qui l’intelligence, qu’il oppose à l’intuition, est faite pour répondre à la nécessité412, de P.F. Strawson413 et de la précitée Midgley, laquelle écrit

encore :

Du moment que vous pouvez prédire mon comportement à partir de

données concernant mon état médical ou mes conditions sociales, vous pouvez cesser de me traiter comme un être libre. [...] Vous

choisissez délibérément de ne me voir comme rien de plus qu’une chose, comme un événement parmi les transformations environnantes,

et il s’agit là d’une modification décisive dans votre attitude414.

Les citations qui suivent rassemblent des passages où un auteur énonce

explicitement, et strictement, la théorie du double aspect, dans sa forme la plus essentielle, sans référence à une dualité éthique, à l’exception peut-être de la

toute dernière, celle de Missa, qui n’associe pas explicitement l’intériorité à la chose en soi.

Arthur Schopenhauer (1818)

Tout acte réel de notre volonté est en même temps et à coup sûr un

mouvement de notre corps ; nous ne pouvons pas vouloir un acte réellement sans constater aussitôt qu’il apparaît comme mouvement

corporel. L’acte volontaire et l’action du corps ne sont pas deux phénomènes objectifs différents, reliés par la causalité ; ils ne sont pas

entre eux dans le rapport de la cause à l’effet. Ils ne sont qu’un seul et même fait ; seulement ce fait nous est donné de deux façons

différentes : d’un côté immédiatement, de l’autre comme représentation sensible415.

Hippolyte Taine (1870)

lorsque nous examinons de près l’idée d’une sensation et l’idée d’un

mouvement moléculaire des centres nerveux, nous trouvons qu’elles entrent en nous par des voies non seulement différentes, mais

contraires. — La première vient du dedans, sans intermédiaire ; la seconde vient du dehors, par plusieurs intermédiaires416.

412 Par exemple, dans L’Évolution créatrice, op. cit. (supra, n. 24, p. 19), p. 157 (Œuvres,

p. 627-628). 413 « Freedom and Resentment », Proceedings of the British Academy, vol. 48 (1962),

p. 187-212. Repris et traduit à maintes reprises depuis sa première publication. 414 The Ethical Primate, Human Freedom and Morality, Routledge, Londres, 1994, p. 164. 415 Le monde comme volonté et comme représentation, A. Burdeau (trad.), Paris, Puf,

1966, éd. revue et corrigée par Richard Roos, §18, p. 141. 416 Hippolyte Taine, De l’intelligence (1870), tome I, Paris, Hachette, 1892, p. 323.

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Par ces remarques, Taine semble reconnaître une différence radicale opposant la connaissance immédiate à la connaissance médiate. De la première, il écrit :

Se représenter une sensation, c’est avoir présente l’image de cette sensation, c’est-à-dire cette sensation elle-même directement répétée

et spontanément renaissante417.

La connaissance médiate, au contraire, consisterait à se construire une idée de

l’objet sur la base de ces sensations mêmes :

En somme, la première représentation équivaut à son objet [donc à

être le cerveau], la seconde au groupe de sensations qu’éveillerait en nous son objet [donc à voir le cerveau... et à le penser]. Or on ne peut

concevoir des procédés de formation plus dissemblables418.

La théorie du double aspect est toute là, dès 1870, de même que dans ce qui

suit :

on comprend maintenant pourquoi l’événement moral, étant un, nous

paraît forcément double ; le signe et l’événement signifié sont deux choses qui ne peuvent pas plus se confondre que se séparer [le signe et l’événement = l’image de l’être et l’être], et leur distinction est aussi nécessaire que leur liaison. Mais, dans cette distinction et dans cette

liaison, tout l’avantage est pour l’événement mental ; lui seul existe ; l’événement physique n’est que la façon dont il affecte ou pourrait

affecter nos sens419.

William K. Clifford (1878)

Or, to say the same thing in other words, the reality external to our minds which is represented in our minds as matter, is in itself mind-

stuff. The universe, then, consists entirely of mind-stuff. Some of this

is woven into the complex form of human minds, containing imperfect representations of the mind-stuff outside them, and of themselves

also, as a mirror reflects its own image in another mirror, ad infinitum. Such an imperfect representation is called a material universe. It is a

picture in a man’s mind of the real universe of mind-stuff420.

417 Ibid., p. 325. 418 Ibid., p. 326. 419 Ibid., p. 331. 420 W.K. Clifford, « On the Nature of Things-in-Themselves », Mind, vol. 3 (1878), no 9,

p. 66.

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Josiah Royce (1892)

But his organism [celui d’un ami], as it appears in space and time, is

the describable show and symbol of the inner and appreciable reality that is his; and, even so, the physical effects that his organism

produces upon mine are merely the describable show of our spiritual and appreciable inter-relationships. His matter and energy, his

nervous tremors and his innervated muscles, his deeds and their physical effects are the phenomenal aspect of his part of the world-

order. His mind does not influence his body. His body is merely a very imperfect translation of his mind into the describable language of

space421.

Arthur S. Eddington (1928)

[passage partiellement précité, supra, p. 213] Mais aujourd’hui nous comprenons que la science n’a rien à dire sur la nature intrinsèque de

l’atome. [...] Nous avons écarté toute idée préconçue concernant l’arrière-

fond relié à nos mesures quantitatives, et la plupart du temps, nous ne pouvons rien découvrir quant à la nature de cet arrière-fond. Mais

dans un cas — nommément celui des données quantitatives qui se rapportent à mon propre cerveau — j’ai un accès à mon cerveau qui

n’est pas limité à l’évidence que m’offrent ces données. Cet accès me montre que ces chiffres se rattachent à un arrière-fond de

conscience422.

Nous avons deux sortes de connaissance, que j’appellerai :

connaissance symbolique et connaissance intime. [...] La connaissance intime ne se soumet pas à la codification et à l’analyse

ou plutôt, quand nous essayons de l’analyser, il n’y a plus d’intimité, elle est remplacée par le symbolisme423.

421 Josiah Royce, The Spirit of Modern Philosophy (1892), New York NY, Norton, 1967,

p. 419. 422 Arthur S. Eddington, La nature du monde physique, G. Cros (trad.), Paris, Payot,

1929, p. 261 (The Nature of the Physical World, Cambridge U. Press, 1928, p. 259). 423 Ibid., p. 319 (p. 321-322 dans l’éd. originale anglaise) ; je souligne.

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Raymond Ruyer (1937)

[...] nous avons à la fois l’être et la connaissance de l’être424.

Dans le domaine de la psychologie, nous avons à la fois la réalité et la connaissance, le noumène intuitionné et le phénomène connu425.

Clark Butler (1972)

Ce que le physiologue peut connaître de l’extérieur comme processus

cérébral, j’intuitionne de l’intérieur comme champs de conscience. Ce que le physiologue peut connaître indirectement à travers ses rapports

externes et causaux aux autres choses, je connais directement et en

soi426.

Daniel Dennett (1978)

Supposez que je proposais l’hypothèse suivante, hypothèse hardie, selon laquelle vous êtes une actualisation de ce schéma de la

conscience, et que c’est en vertu de ce fait qu’il semble — à nous autant qu’à vous — que le fait d’être vous vous fasse un certain

effet427.

Michael Lockwood (1989)

La conscience [...] nous offre une sorte de « fenêtre » donnant sur notre

cerveau, celle-ci nous permettant d’apercevoir en toute transparence un tout petit bout de la réalité matérielle qui reste autrement pour

nous opaque [...]. Les qualités dont nous sommes immédiatement conscients sont précisément au moins certaines de ces qualités

intrinsèques des états et processus dont se constitue le monde matériel — plus spécifiquement, des états et processus au sein de

notre cerveau. C’était là la suggestion de Russell428.

424 La conscience et le corps, op. cit. (supra, n. 67, p. 42), p. 10. 425 Ibid., p. 51. 426 « The Mind-Body Problem: A Nonmaterialistic Identity Thesis », Idealistic Studies,

vol. 2 (1972), no 3, p. 242. 427 Brainstorms, Cambridge MA, M.I.T. Press, 1981 (Bradford, 1978), p. 165 ; je

souligne. 428 Mind, Brain, and the Quantum: the Compound ‘I’, Oxford, B. Blackwell, 1989, p. 159.

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C.J.S. Clarke (1995 – passage précité, supra, p. 122)

ma connaissance de l’esprit est celle de la « jouissance », alors que ma

connaissance des objets physiques est celle de la « contemplation ». L’on pourrait décrire ces deux formes comme étant la connaissance

procédant de l’intérieur et celle procédant de l’extérieur. Les difficultés philosophiques liées à l’esprit s’appuient sur cette différence

fondamentale429.

David Papineau (2002 – passage précité, supra, p. 186)

Pourquoi ne pas simplement accepter l’idée que le fait d’avoir un état subjectif, c’est d’être un état matériel ? Quel effet vous attendriez-vous

que cela fasse, d’être un état matériel ? Aucun effet ? Pourquoi ?

C’est ce que cela donne, d’être dans cet état matériel430.

Jean-Noël Missa (2008 – passage précité, supra, p. 186)

On ne peut donc accepter stricto sensu la théorie de l’identité. L’esprit, c’est bien le cerveau, mais perçu du point de vue intérieur. De ce fait,

nous considérons qu’il convient d’adopter la théorie du double aspect, laquelle proclame, en substance, que l’esprit constitue la face subjective, le cerveau la face objective, d’une même entité, entité que

nous appelons, pour cette raison, esprit-cerveau431.

● ● ●

429 « my knowledge of mind is the knowledge of ‘enjoying’, whereas my knowledge of

physical objects is that of ‘contemplating’. One could characterize these as knowledge from within and from without. The philosophical problems of mind stem from this fundamental difference. » (C.J.S. Clarke, « The Nonlocality of Mind », Journal of Consciousness Studies, vol. 2 [1995], no 3, p. 232).

430 Thinking about Consciousness, Oxford, Clarendon Press, 2002, p. 2 ; je souligne. 431 Jean-Noël Missa, « Que peut-on espérer d’une théorie neuroscientifique de la

conscience ? Plaidoyer pour une approche évolutionniste », dans Des neurosciences à la philosophie. Neurophilosophie et philosophie des neurosciences, P. Poirier et L. Faucher (dir.), Paris, Syllepse, 2008, p. 360 ; je souligne.

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INDEX NOMINUM

ALLEN, Sophie R. .......... 43, 119-125 ALQUIÉ, Ferdinand ....... 7, 15, 31, 36,

336 ANATRELLA, Tony .............. 328, 329 ANDERSON, James L. ................ 124 ANTONY, Louise M. ................... 247 AUGUSTIN (saint) ....... 1, 16, 38, 131,

134, 292, 301, 338

BACHELARD, Gaston ................ 320 BALTHUS ............................. 303-304 BARBARAS, Renaud ............. 48, 279 BERGSON, Henri ... xv, 17, 18, 21, 32,

55, 56, 132, 234, 238, 268, 289, 298, 342

BIGELOW, J. ...................... 179, 180 BOUVERESSE, Jacques ............ 331 BRIE, Gertler ................................ 17 BRUN, Jean ................................ 104 BUBER, Martin .............29, 310, 319 BUTLER, Clark ..... 40, 41, 53, 54, 59,

61, 87, 88, 345 BYRNE, Alex ........................ 225-226

CAMUS, Albert ........................... 264 CARPENTIER, Alejo .................... 339 CHALMERS, David J. ......... 140, 235,

246 CHAMBON, Roger ............ 48-50, 268 CHURCHLAND, Paul M. ..... 133, 139-

194, 195-200, 210, 225, 229, 231, 241, 267-268, 311, 321, 322

CLARK, Thomas W. ......... 40, 87, 88, 122, 345

CLARKE, C.J.S. .................. 122, 346 CLIFFORD, William K. ...... 30, 43, 75,

80, 81, 82, 343 COLEMAN, Sam ..................... 85, 97 COMTE-SPONVILLE, André ........ xviii CRANE, Tim ....................... 247, 248

CSEPREGI, Gabor ................. xv, 301 CUVILLIER, A. ............................... 22

DE BRIEY, Laurent ...................... 10 DE KONINCK, Charles ................ 191 DE KONINCK, Thomas ........ xv, xviii,

320, 328, 329 DE PASQUALLY, Martinez .......... 339 DE RAYMOND, Jean-François .... xv,

53 DENNETT, Daniel ....................... 345 DESCARTES, René .... xv, 15, 16, 30,

37, 93, 135 DESCOMBES, Vincent ........ 291, 331 DUCHAMP, Marcel ..................... 304

EDDINGTON, Arthur S. .... 26, 42, 44, 45, 72, 74, 75, 115, 123, 191, 209, 212, 213, 215, 241, 344

FEIGL, Herbert .............................. 54 FÜRST, Martina .................... 77, 195

GALILÉE .............. xxv, 177, 327, 334,

335, 336 GARVEY, James ......................... 121 GIBBINS, P.F....................... 123, 124 GIRARD, René ......................... 9, 294 GORDON, David .......... 123, 124, 125 GREENE, B. .................................. 90 GROLEAU, Étienne ......................... 8

HARMAN, Gilbert ........................ 219 HAYEK, Friedrich ................. 47, 238 HENLEY, Kenneth ...................... xviii HENRY, Michel ...... 1, 4, 15, 36, 51,

132, 177, 279, 292, 297, 300, 311-318, 326-327, 331-339

HODGSON, David ....................... 249 HONDERICH, Ted ......................... 24

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360

HOTES, Maria ............................... 40 HOUSSET, Emmanuel .................. 16 HUSSERL, Edmund ...,,,,,, 4, 21, 312,

318, 324

JACKSON, Frank .......... 30, 126, 140, 173-178, 180, 183, 188, 195-229, 231, 241, 243, 247, 255, 266, 270, 274, 297, 321, 322

JAMES, William ................ 39, 80, 82 JONAS, Hans .......122, 251, 279, 341

KANT, Emmanuel ...... 31, 36, 38, 40, 74, 126, 272, 299, 336-337

KHODOSS, Florence ..................... 40 KHOSROKHAVAR, Farhad .......... 318 KIM, Jaegwon ....................... 27, 113 KIRK, Robert ................................. 39 KRIPKE, Saul .......140, 193, 255, 259

LEIBNIZ .................................. 42, 96 LEMPEREUR, A. ........................... 23 LÉVINAS ....................................... 20 LEVINE, Joseph .................. 140, 173 LEWIS, David ............................. 179 LIVET, Pierre .............................. 113 LOAR, Brian ................................ 186 LOCKE, John .... 73, 76, 77, 108, 132,

209-210 LOCKWOOD, Michael ..... 43, 44, 123,

124, 345 LORENZ, Karl ............................. 295

MACPHERSON, Fiona .................. 85

MANZONI, Piero .......................... 305 MATTÉI, Jean-François ........ 36, 303,

304, 305, 309 MCGINN, Colin ...... 85, 91, 102, 103-

138, 140, 187, 188, 190, 191, 197, 231, 241, 247, 259, 271, 272, 273, 321, 322-323

McLUHAN, Marshall ..................... 12 MIDGLEY, Mary .................. 341, 342 MISSA, Jean-Noël ....... 185, 186, 187,

342, 346 MOORE, George Edward ..... 191, 219,

306 MORIN, Edgar ............ 211, 279, 295 MUHOLT, K. ................................ 247

NAGASAWA, Yujin ........................14 NAGEL, Thomas ........ 13, 80, 81, 109,

140, 179, 193, 236, 247, 255, 259, 260, 330

NARBONNE, Jean-Marc... xv, 18, 306 NEMIROW, Laurence ........... 179, 180 NORTHOFF, G. .................... 247, 256

PACHERIE, Elisabeth ................. 173 PAPINEAU, David ........ 179, 180, 185,

186, 187, 346

PARGETTER, R.................... 179, 180 PEACOCKE, Christopher ............. 186 PETIT, Annie ................................. 55 PHILONENKO, Alexis ............... 7, 336 PLACE, U.T. ............................... 234 PLATON ......................... 20, 301, 306 PLOTIN ............................ 18, 19, 306 POPPER, Karl ........... 26, 43, 47, 238 PUTNAM, Hilary ............ 36, 234, 291

ROBINSON, Howard ............ 140, 195 ROBINSON, William ... 205, 211, 212 ROCHER, Guy ............................. 335 ROVANE, Carol ........................... 121 ROYCE, Josiah ...... 29, 38, 43, 50, 51,

59, 73, 74, 75, 344 RUSSELL, Bertrand ......... 16, 43, 44,

45, 72, 100, 124, 345 RUYER, Raymond ...... 42-44, 48, 49,

52-59, 75, 212, 216, 269, 307, 308, 330, 345

SARTRE, Jean-Paul ..................... 330

SCHELER, Max ... 307, 312, 316, 317, 318

SCHOPENHAUER, Arthur ....... 30, 78, 126, 130, 210, 238, 339, 342

SCHUTZ, Alfred .......................... 318 SCHWITZGEBEL, Eric .................. 17 SEAGER, William S. ........ 77, 97, 270,

323-324 SEARLE, John R. ....... 21, 60, 61, 74,

121, 140, 151, 152, 155, 164, 185, 231-264, 268, 269, 273, 280, 311, 321, 322

SELLARS, Wilfrid ......................... 297 SHANI, Itay ............................. 39, 80 SKRBINA, David ...................... 39, 80 SMART, J.J.C. ........... 51, 93, 94, 234

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SMITH CHURCHLAND, Patricia . 139-160

SPINOZA, Baruch ............ 43, 93, 94 SPRIGGE, Timothy ...... 13, 14, 29, 40,

77 STENT, Gunther S. .............. 25, 271 STOLJAR, Daniel .......................... 14 STRAWSON, Galen ... 42, 55, 63-102,

108, 114-117, 123, 136, 149, 214, 219, 241, 251, 274, 295, 321-324

STRAWSON, Peter Frederick ......... 29, 113, 249, 342

STRONG, C.A. .............................. 43 STURGEON, S. ........................... 186

STURMA, Dieter ......................... 337 TAINE, Hippolyte ...... 43, 52, 75, 270,

341-343 TERESTCHENKO, Michel .... 287, 288 THINES, G. ................................... 23 TYE, Michael ....................... 186, 276

VAN GULICK, Robert ..................... 50

WALTER, Sven ............................ 113 WAT, Alexandre ........................... 309

ZAHAVI, Dan ....................... 311, 318