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www.shfq.ca ISSN1918-1760 10 $ CAN ENVIRONNEMENT, FORêT ET SPIRITUALITé Entrevue avec Mgr Bertrand Blanchet Par Berthier Plante EN PASSANT PAR LES éPINETTES Par Rémi Savard éTOILES, VIEILLES SOUCHES, NOUVEAU-NéS ... ET LES ARBRES ! Automne 2012 - hiver 2013 Vol. 5, n° 1 du QUÉBEC

du QUÉBEC Inspirations · Les Relations des Jésuiteset le chapitre 77 du Tome 2 de l’ouvrage Iroquoisie ... roman canadien. la version originale, ... 8 HISTOIRES FORESTIÈRES

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Inspira t i on s

environnement, forêt et spiritualité entrevue avec mgr Bertrand Blanchet

par Berthier planteen passant par les épinettes

par rémi savard

étoiles, vieilles souches, nouveau-nés ... et les arBres !

automne 2012 - hiver 2013vol. 5, n° 1

du QUÉBEC

2 HISTOIRES FORESTIÈRES

Merci à nos MeMbres van bruyssel

AUTOMNE 2012 - HIVER 2013 - 3

éDiteurSociété d’histoire forestière du Québec

réDacteur en chefPatrick Blanchet

coorDination et révision linguistiqueBerthier Plante et Andrée Moisan-Plante

valiDation linguistique et correction D’épreuve Prose communication

conception visuelle et infographieImagineMJ.com

mprimeurImprimerie Provinciale inc.

réDactionPatrick BlanchetRoy DussaultMartin HébertBerthier PlanteRémi SavardJulie Vézina

memBres Du conseil D’aDministration De la shfqDenis Robitaille, Ph. D., présidentMartin Hébert, Ph. D., vice-présidentGuy Lessard, secrétaire-trésorierJulie Fortin, administratriceGérard Lacasse, administrateurJean-Claude Mercier, administrateurBerthier Plante, administrateur

coorDonnées1000, 3e avenue, C.P. 52063, Québec (Qc) G1L [email protected] 454-1705

Essence forestièreEn passant par les épinettes… Par Berthier Plante p. 6

RechercheÉtoiles, vieilles souches, nouveau-nés… et les arbres !Par Rémi Savard p. 18

Chronique anthropologiqueContemplation et connaissance : le regard de Marie-VictorinPar Martin Hébert p. 24

Entrevue Environnement, forêt et spiritualitéPropos recueillis par Patrick Blanchet p. 26

DécouverteArt et nature au Moyen ÂgePar Roy Dussault p. 40

SommaireVol. 5, no1 Automne 2012 - Hiver 2013 du QUÉBEC

4 HISTOIRES FORESTIÈRES

Mot du directeur général

AUTOMNE 2012- HIVER 2013 - 5

6 HISTOIRES FORESTIÈRES

en passant par les épinettes…Par Berthier Plante, administrateur de la Société d’histoire forestière du Québec.

ni musicien, ni botaniste… ni historien. voilà mon excuse ! soucieux de mettre en valeur et de protéger notre patrimoine forestier, voilà mon intention !

Merci à Rémi Rouleau, Judith Laforest et Mario Lamarre pour leur généreuse contribution.

chaleur pénétrante du feu de camp, abri de pluie, abri de neige, chaise berçante pour calmer l’enfant bavard et oublier la fatigue du jour, le bois comble nos besoins matériels depuis la nuit des temps. Mais il est un usage, réclamé par notre âme, qui n’en est pas moins essentiel et dont on n’a pas toujours conscience tellement il est intimement lié à la condition humaine : se faisant piano, violon, violoncelle ou guitare, au-delà de la limite des mots, le bois prête sa voix à l’artiste. il nous met en communication avec l’azur, il exulte notre joie, il adoucit notre peine. sans lui, sans le bois de résonance, point d’élévation, point de consolation, point de musique.

saisir ce qu’il y a de plus insaisissable et de plus libre dans la nature, le son ; s’emparer du murmure des feuilles et de l’eau, des bruits de l’air, des chants aériens des oiseaux, de la voix du monde enfin ; et après l’avoir saisie, la réduire sous des lois, l’enfermer dans une boîte qui la tient à notre disposition (…) n’est-ce pas là un phénomène qui va jusqu’à la merveille ?

- Édouard Charton, 1844, p. 43

Comme en témoigne l’anecdote suivante, les instruments de musique occuperont de manière inusitée les premières loges en Nouvelle-France. Au printemps de 1658, un Iroquois converti prévient les missionnaires que les siens forment le dessein de les massacrer ainsi que la garnison française cantonnée au sud du lac Ontario1. La fuite est le seul recours. Construire des embarcations et les pourvoir sans éveiller l’attention est un défi de taille. Les préparatifs complétés, sur la recommandation d’un jeune Français (Pierre-Esprit Radisson ?), fils adoptif d’un « fameux Iroquois », un « festin à tout manger » est organisé. Pour chasser l’ennui d’un si long repas et raviver l’appétit défaillant, les convives

1 sur les rives du lac Gannentaha, aujourd’hui le lac onondaga dans la région de syracuse, état de new york.

arrivée de pierre-esprit radisson dans un camp amérindien en 1660, dessin de Charles William Jefferys (1869-1951)

Essence forestière

AUTOMNE 2012- HIVER 2013 - 7

sont invités à danser au son des flûtes, des tambours et des trompettes. Un joyeux tintamarre couvre les bruits du chargement, des présents sont offerts à qui lancerait les cris les plus perçants. L’épuisement gagnant les ripailleurs, il faudra tirer adroitement son épingle du jeu : un compagnon empoigne sa guitare et, après quelques mesures de ce doux instrument, les voilà plongés dans un profond sommeil. Alors les Français présents à la fête s’esquivent discrètement et viennent rejoindre leurs compatriotes rassemblés sur la rive. Dans une folle équipée, quatorze jours plus tard, la petite troupe atteignait « miraculeusement » Montréal2.

Du violonInvitant le pied à la joie de vivre, le violon sera d’emblée associé au divertissement alors que la viole de gambe (l’instrument se tient entre les jambes) s’inscrit dans le répertoire de la « musique sérieuse ». Au dire des voyageurs, sensibles à l’exotisme du pays et aux mœurs des habitants, on ne se réunit jamais au Canada-français sans avoir de violons ; le goût de la danse, au grand dam des autorités religieuses, y est porté à l’excès3. L’art de la lutherie se développera petit à petit à partir du XIXe siècle, mais « la dispersion des habitants sur un vaste territoire favorise l’artisanat et son corollaire, l’anonymat4. » Les amateurs peu fortunés se débrouillent avec les moyens du bord. Parlant du violon fabriqué par son frère, une citoyenne de Saint-Irénée, pittoresque village du comté « métaphysique » de Charlevoix (l’expression est de Félix-Antoine Savard) raconte :

son violon était bien tourné. seulement il n’avait pas un beau son. il était un petit peu trop épais. Mon frère n’avait pas le bois qu’il fallait. il faisait ses cordes avec de la tripe de chat, de la tripe qu’il grattait, étirait, tordait et tendait sur quelque chose. à part la corde en

2 Marie de l’incarnation (Marie Guyart), p. 130. cet épisode de notre histoire est particulièrement riche en rebondissements. Pour en savoir davantage, consulter la lettre de 1658 du Père Paul ragueneau publiée dans Les Relations des Jésuites et le chapitre 77 du Tome 2 de l’ouvrage Iroquoisie de léo-Paul Desrosiers.

3 Frances brooke, p. 283. ce récit est considéré comme le premier roman canadien. la version originale, de langue anglaise, fut éditée en 1769.

4 Gérard Morisset, Coup d’œil sur les arts en Nouvelle-France, p. 110.

métal, il faisait toutes ses cordes comme ça. Ça ne sonnait pas trop mal, de la tripe de chat. Je ne sais pas où il avait pris cette idée. il faisait son archet en bois et en crin de queue de cheval. il prenait le modèle sur un violon et un archet acheté.

- Jean-Pierre Joyal, 2001, p. 17

Invraisemblable ? Aussi étonnant que cela puisse paraître, la harpe égyptienne était composée de cordes en boyaux de chat et il semblerait qu’après trois millénaires, ces instruments soient encore capables de produire un son musical5 !

L’année 1921 marque un jalon significatif dans l’histoire de la lutherie au Québec. Rosario Bayeur, dont l’atelier a pignon sur rue à Montréal, apprend, à la lecture d’une revue spécialisée, qu’un concours de sonorité est organisé par le prestigieux périodique français Le Monde musical. Deux mille instruments sont en lice ! Il y présente un de ses violons qui se classe troisième dans la catégorie des instruments

5 James Parton, p. 85.

Bûcherons assis en rond dans leur baraque et appréciant la musique du bûcheron-violoneux roméo clément de farley au québec, Ronny Jaques, Office national du film du Canada, Bibliothèque et Archives Canada, 1943

8 HISTOIRES FORESTIÈRES

modernes et obtient le sixième rang toutes catégories confondues. Fabriqué d’épinette (blanche ?) et d’érable à Giguère (négondo) coupés à Saint-Paulin-en-bas (comté de Maskinongé), ce violon avait été vendu au professeur et compositeur Claude Champagne6. Fait digne de mention, la formation de Rosario Bayeur se limitait alors à quelques semaines passées à une école de lutherie de Chicago et à des cours, suivis par correspondance, de la British Violin-Makers’ Guild de Londres. Ce n’est que subséquemment qu’il se rendra en Europe pour perfectionner sa technique. Stimulé par ce succès et désireux de promouvoir les bois canadiens, le gouvernement du Dominion lui commande un instrument pour l’exposition de 1923 tenue à Wembley en Angleterre. C’est un compatriote, Camille Couture, violoniste, professeur et luthier, qui mènera à terme cette mission en décrochant la médaille de bronze les deux années suivantes. Les bois utilisés (érable à Giguère, hêtre, pin et sapin) sont recouverts d’un vernis de sa composition7.

Un demi-siècle plus tard, sous l’impulsion de Sylvio de Lellis, en collaboration avec la Corporation des artisans de Québec et le ministère des Affaires culturelles, un atelier-école de lutherie ouvre ses portes à Québec. Une première au pays. En 1980, Mario Lamarre en assume la direction et quatre ans plus tard, l’atelier devient l’École de lutherie artistique du Noroît (ELAN). Consécration ultime de cette initiative, associée au programme d’études collégiales, l’École nationale de lutherie voit le jour en 1997. De cet humus, émanera un son qui prend de plus en plus la couleur du terroir. Rémi Rouleau, émule de Richard Compartino, s’exprime ainsi :

6 cécile Huot, p. 58.

7 cécile Huot, site Web.

Je crée des modèles d’instruments personnels. J’utilise des essences de bois indigènes et j’ai développé des techniques de vernissage à l’huile avec des ressources d’ici. Je fais des violons québécois. souvent, on importe des matériaux d’europe. Pour ma part, j’essaie de m’approprier des ressources locales pour (…) ma fabrication. Je suis les traces, de ce côté-là, de richard compartino. c’est une préoccupation que je trouve très intéressante et qui rejoint mes valeurs.

- Le Carrefour de Québec, 15 juillet 2008

Du pianoLa facture du piano-forte prend naissance dans la ville de Québec avec la période romantique. Friedrich Hund, d’origine allemande, y fait figure de pionnier. L’industrie canadienne connaîtra son apogée entre la Confédération et la crise économique : au tournant du siècle, cinq mille personnes y travaillent. C’est la ruée

usine de thomas foisy, Société d’histoire et de généalogie des Mille-Îles, circa 1890

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vers l’art ! À compter de 1889, le magasin de musique L.-É.-N. Pratte (Louis-Étienne-Napoléon), situé à Montréal, se lance dans la fabrication de pianos. Comme en atteste cette lettre de remerciement d’une cliente satisfaite, les essences indigènes sont à l’honneur :

Permettez-moi donc, une fois de plus, de saisir cette occasion pour redire combien nous avons admiré votre piano et cela, autant pour l’excessive beauté de la caisse faite en bois canadien, que pour la qualité et le son du piano lui-même.

- Catalogue de la maison Pratte, 1896.

Deux ans plus tard, face à une demande sans cesse croissante, les hommes d’affaires Thomas Foisy et A. R. Archambault mettent sur pied une usine à Sainte-Thérèse-de-Blainville8. Soixante pianos de tous genres en sortent à chaque mois. Les firmes Lesage (Damase Lesage), Quidoz (Georges Quidoz et Joseph Sénécal) et Willis (Alexander Parker Willis) le rejoignent, Joseph Casavant y fabrique ses premières orgues. Vers 1930, la compagnie Quidoz Piano Ltée offre neuf modèles différents et produit annuellement de mille sept cents à mille huit cents instruments9. L’arrivée de la radio et du cinéma parlant, l’exiguïté des logements et la concurrence japonaise viendront freiner cet élan. Fusions et fermetures se succèdent. Au moment où l’entreprise Piano Bolduc émerge, en 1988, l’industrie québécoise est pratiquement éteinte. D’abord orienté vers la restauration et déçu de la performance de certaines pièces d’origine, André Bolduc développe une expertise dans la fabrication de tables d’harmonie en épinette blanche et de sommiers en érable à sucre. Produits haut de gamme, ces composantes satisfont aux exigences des plus grands manufacturiers et bonifient la sonorité de leurs instruments. La qualité des essences sélectionnées est l’élément déterminant de ce succès d’envergure internationale.

Jusque dans les années 1920, la compagnie américaine Steinway fabriquait les tables d’harmonie de ses pianos en épinette blanche. L’épuisement de la ressource dans les états de la Nouvelle-Angleterre l’oblige alors à se tourner vers les peuplements d’épinette de Sitka de la Colombie-Britannique et de

8 K. G. c. Huttemeyer, p. 104.

9 Denise Ménard et suzanne Thomas, site Web.

l’Alaska dont la taille rencontre ses exigences10. Mais aujourd’hui encore, nombre d’artistes considèrent que la sonorité des instruments de la belle époque n’a jamais été égalée11. N’était-ce pas sur un instrument de marque Steinway que Sergueï Rachmaninov avait enregistré son célèbre concerto pour piano numéro deux en 1924 ! Aisé de comprendre pourquoi la prestigieuse maison bostonnaise Mason & Hamlin n’hésitera pas, en 1993, à conclure une entente avec la firme beauceronne :

au début, nous (Pianos bolduc) n’étions que les distributeurs de Mason & Hamlin au Québec. Puis, un jour, nous leur avons demandé la permission d’installer nos tables d’harmonie et sommiers dans leurs produits car, à notre avis, ils étaient de qualité supérieure. ils en ont testé trois et quelques semaines plus tard, nous obtenions le contrat.

- Les affaires, 13 février 1993

Lors de sa tournée de 1938 en Amérique, Maurice Ravel avait personnellement reconnu l’excellence de l’instrument en comparant la vaste étendue de sa gamme dynamique à celle d’un petit orchestre12.

De la guitare Vouée surtout à l’accompagnement de la voix, la guitare se fait relativement discrète au cours de l’histoire. Son regain de popularité, liée à l’avènement de la musique populaire et de la chanson, remonte aux années postérieures à la Deuxième Guerre mondiale. Cette fois, le talent germera à l’ombre du mont Mégantic, plus précisément dans le village pittoresque de La Patrie. Fin des années soixante, Normand Boucher, ébéniste de son métier, réalise un vieux rêve et confectionne sa première guitare. L’expérience s’avère positive et dès l’année suivante, en 1968, il fonde la compagnie Les guitares Normand enrg. Soucieux d’offrir un produit dont le prix soit

10 l’épinette géante du parc de carmanah, surplombant l’île de vancouver du haut de ses quatre-vingt- seize mètres (trois cent quinze pieds), était de ce monde bien avant la venue de Jacques cartier ! la longévité de cette espèce peut atteindre 700 à 800 ans.

11 James barron, p. 79.

12 Mason & Hamlin, site Web.

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abordable, il se tourne vers les ressources locales, pourvu que la qualité soit au rendez-vous. Une dizaine d’années plus tard, Robert Godin, son associé de la première heure, rachète la marque et investit dans la technologie. Aujourd’hui, l’entreprise Guitares Norman livre deux cent mille unités par année dans soixante-cinq pays. Quant à Claude et Richard Boucher, héritiers de la passion et du savoir paternels, ils allaient poursuivre l’œuvre de l’autodidacte sur une base artisanale. Au royaume de l’oie blanche, à Berthier-sur-mer, Claude et son neveu Robin fondent en 2005 Guitares Boucher. Originalité de l’entreprise, certains modèles proposent une caisse de résonance entièrement fabriquée d’épinette rouge, dite l’épinette des Adirondacks chez les gens de la profession. L’innovation emprunte également le sentier de la technologie : le vieillissement par résonance.

la table d’harmonie brute et triée sur le volet pour ses propriétés sonores et mécaniques est assujettie à un environnement de vieillissement contrôlé. elle prend de la maturité, comme un bon porto ou un vin de qualité, développant de nouvelles propriétés en absorbant, réverbérant et en étant transformée par le son. la chambre acoustique (…) est imprégnée de musique vingt-quatre heures par jour, cette dernière enveloppant et faisant vieillir le bois en suspension. cette résonance fait vibrer le bois, permettant au bois des adirondacks, déjà reconnu pour ses qualités de projection, de prendre de la maturité et de devenir encore plus sensible.

- Claude Boucher, 2012

À la recherche de sonorités nouvelles, le monde de la guitare est ouvert plus que tout autre à l’exploration. Jeune diplômée de l’École nationale de lutherie, Judith Laforest ose : sa table d’harmonie en pruche du Canada est carrément avant-gardiste dans le créneau des produits haut de gamme.

alors que ma sensibilité artistique s’exprime à travers le raffinement des formes et l’harmonisation des bois, mes élans rationnels trouvent leur « voix » dans le défi acoustique de l’instrument. Motivée par le souci de produire une guitare d’une performance accrue, je place au cœur de mes préoccupations l’enrichissement des compétences et la recherche acoustique – portant notamment sur la pruche et le système de barrage radiant.

- Judith Laforest, 2012

félix leclerc, Photo Gaby, 1951

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instruments du quatuor à cordes, contrebasse, guitare et piano

Essence indigène au Canada, Essence indigène au Québec

12 HISTOIRES FORESTIÈRES

Du bois de résonance le bois n’est jamais complètement mort ; vous avez beau le couper au moment où il a le moins de sève, dans l’hiver ; le faire sécher pendant plusieurs années, le débiter avec art, tuer enfin sa force de toutes les façons, l’étincelle de vie que la nature a mise en lui est si puissante qu’elle s’endort, mais ne s’éteint pas.

- Édouard Charton, 1844, p. 47

Sans la « sensibilité » des bois de résonance, pianos, violons et guitares ne seraient que des corps inanimés : les cordes, qu’elles soient martelées, frottées ou pincées, ne sauraient émettre qu’un timide murmure. La source a besoin de la mousse et des pierres pour se faire entendre, elle a besoin de leur bienveillante complicité. Frémissement des cordes ou impulsions électriques, la reproduction du son obéit aux mêmes lois : la table d’harmonie, feuille mince et légère, agit comme la membrane d’un haut-parleur et, pour atteindre le niveau audible recherché, elle est montée comme celui-ci dans une « enceinte acoustique ». Fréquemment rapportée dans la littérature,

l’anecdote d’Antonio de Torres Jurado, père de la guitare moderne, permet d’apprécier l’importance du rôle de la table d’harmonie dans la facture des instruments de musique. Pour illustrer son point de vue, le luthier espagnol fabriqua une guitare dont le dos et les éclisses étaient en papier mâché et la table d’harmonie en épicéa. Soumise à l’appréciation de guitaristes, elle fut jugée fort acceptable13.

Démonstration encore plus éloquente, le concert magique de Charles Wheatstone présenté en 1855 dans l’amphithéâtre de l’Institution polytechnique de Londres fut si impressionnant que plusieurs personnes s’en trouvèrent mal. Le célèbre physicien avait réuni un groupe de musiciens dans la cave de l’établissement : une perche de sapin de deux centimètres de diamètre était appuyée à la table d’harmonie d’un piano, une deuxième et une troisième aux chevalets d’un violon et d’un violoncelle, une dernière à l’anche d’une clarinette. À l’extrémité de chacune des tiges traversant le plancher de l’étage supérieur, une table d’harmonie de harpes d’Érard. Voici les impressions d’un témoin :

13 l’idée n’était cependant pas nouvelle : « M. c. richter, à Herrnhut (saxe en allemagne), fabrique de très belles guitares en papier mâché, qui, d’après l’avis des connaisseurs, produisent un son aussi fort et aussi harmonieux que les guitares en bois. » Archives des découvertes et des inventions nouvelles, 1808, p. 379.

le bûcheron et « débusqueur » edoma rozon, de Mont Clerf (Québec), pose avec son crochet sur l’épaule et son cheval « George », Ronny Jaques, Office national du film du Canada, Bibliothèque et Archives Canada, 1943

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représentez-vous dans un salon un nombreux auditoire, les yeux fixés sur les tables d’harmonie de plusieurs harpes solitaires. Personne n’est auprès de ces instruments ; aucune main humaine n’en agite les cordes sonores, et cependant on assiste à un délicieux concert, à une suave harmonie, qui semble sortir de ces instruments muets, ou s’exhaler magiquement de quelque mystérieuse région de la terre et du ciel. on croit entendre distinctement dans la mêlée harmonieuse les sons brillants du violon, les accords précipités du piano, les accents de la clarinette ou du hautbois, la voix grave et vibrante de la basse. on tourne autour de ces harpes inanimées et immobiles, on cherche de l’ouïe et de l’œil la cause secrète du merveilleux phénomène ; mais on ne découvre que ce que l’on avait tout d’abord aperçu : des instruments isolés, abandonnés, qui parlent et chantent tout seuls, sans même recevoir ces furtives caresses des souffles de l’air qui font dire tant de choses aux harpes éoliennes.

- Georges Kastner, 1856, p. 122

Cent cinquante ans plus tard, l’entreprise suisse JMC Lutherie commercialise le Soundboard, un haut-parleur de résonance « fait à la main par la nature » ! Cette enceinte acoustique s’inspire des techniques ancestrales de lutherie. Simple de conception, raccordée à une chaîne audio conventionnelle ou à un instrument de musique (violon ou guitare…), la table d’épicéa de la vallée du Risoud reproduit le son dans son intégralité14.

Dès le milieu du XIXe siècle, son âme sœur, l’épinette blanche, aura la faveur des facteurs de pianos du Nouveau Monde15. Employée pour sa force et sa légèreté dans la fabrication de la structure du fuselage des aéroplanes à l’époque des « faucheurs de marguerites », sa fibre possède cette faculté de prolonger et d’amplifier une vibration sonore. Toutefois, bien que l’essence soit l’une des plus

14 Pour en savoir davantage, visiter le site Web de l’entreprise JMc lutherie sa.

15 James Parton, p. 96.

répandues au Québec, le joyau apte à satisfaire les attentes de l’artisan-cueilleur ne court pas les bois ! Comme tous les êtres sublimes, il n’existe qu’à la condition d’être parfait… mais pour le reconnaître, il faut le sixième sens du « dépisteur de talents » et voir au-delà des apparences. Sa zone de cœur, témoin de ses poussées de croissance d’antan, ne sera pas utilisée. Vétéran tranquille des hautes altitudes ou des ciels nordiques, exempt de nœuds sur quatre ou cinq mètres, sans blessure, son tronc est droit et cylindrique et n’admet que le débit sur quartier16. Poches de résine et bois de compression le déprécient17. Diamètre de son tronc et minceur de ses couches de croissance influencent sa destinée : délimitées par une étroite zone de bois d’été, elles ne doivent pas être affectées de variations brusques ni présenter un rayon de courbure trop prononcé. Idéalement, elles forment un angle droit avec les rayons médullaires. Enfin, qualité fort prisée des facteurs d’instruments, l’épinette blanche supporte relativement bien les changements brusques de climat.

Lors d’une entrevue réalisée en 1983, Mario Lamarre, directeur de l’Atelier-école de lutherie, déclare être contraint de faire venir son bois de lutherie d’Europe18. Au Québec, le bois n’est pas coupé, entreposé et préparé pour cet usage. En collaboration avec ses étudiants, il entreprend des « fouilles » pour dénicher un matériau répondant à ses exigences. L’opération porte fruit : sapin baumier et épinette blanche de

16 l’expression « débit sur maille » est également utilisée.

17 le bois de compression se forme lorsque l’arbre est courbé ou penché.

18 Mark Dobbie, p. 16.

Débit d’une grume, © Floormall university

14 HISTOIRES FORESTIÈRES

Chibougamau, érable ondé et épinette blanche de Saint-François-Xavier-des-Hauteurs (berceau de mon enfance), érable piqué de la Beauce. Dans le prolongement de cette initiative, il s’adresse au Centre de recherches industrielles du Québec (CRIQ) pour mener des études acoustiques et ainsi comparer les bois européens aux essences québécoises récoltées. Sur les conseils de l’institut, l’analyse sera confiée à un professeur de génie mécanique de l’université Laval, Francis W. Slingerland. Ces études visent à fournir une évidence « objective » valorisant le bois québécois et sa mise en marché19.

Trente ans plus tard, la filière est toujours vivante. S’inspirant de la méthodologie mise de l’avant par les pionniers de la démarche scientifique, le jeune « chercheur » Rémi Rouleau prend la relève. Le bois de musique est au banc d’essais : densité (masse), solidité, durée de vibration sont mesurées avec précision. Aussi performante si ce n’est davantage que l’épicéa, son sosie européen, l’épinette blanche se démarque ; les données recueillies sur la pruche du Canada s’en rapprochent également. Rarement considérée, cette dernière pourrait s’avérer une alternative intéressante. Les chiffres, ces êtres de raison, parlent, mais c’est l’oreille et l’œil du musicien qui disposent :

l’épinette noire semble aussi prometteuse, mais elle est difficile à trouver en diamètre suffisant et est plus lourde. le timbre très brillant n’est pas recherché par tous les musiciens. l’épinette rouge n’a malheureusement pas été testée. Je ne dispose d’aucun échantillon. D’ailleurs, les stocks actuels d’épinette rouge croissent habituellement trop vite pour un usage commercial dans le violon (visuellement déclassé même si les performances sonores peuvent être au rendez-vous). l’épinette de sitka de l’ouest canadien n’est pas compatible avec la facture du violon (trop lourd), à moins d’avoir affaire à un spécimen qui s’est hybridé avec une épinette blanche de l’ouest.

19 Francis W. slingerland, p. 10.

l’érable à sucre est souvent trop lourd pour faire des violons exceptionnels. sa grande solidité est avantageuse, mais il sera tout de même impossible de faire un violon puissant. il est par contre tout à fait adapté à la fabrication des chevalets (il m’arrive de tailler moi-même des chevalets dans ce bois pour mes instruments). il est impossible de le faire passer pour l’érable européen couramment employé (Acer pseudoplatanus l.). l’érable rouge a ma préférence. Plus léger, sa longue fibre a une belle élasticité et produit de bonnes sonorités.

guitare jumbo en pruche du Canada et cerisier pommelé, Judith Laforest, 2007

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l’érable rouge a le défaut de ressembler souvent aux bois chinois (péjoratif dans le milieu à cause du dumping du commerce de violon chinois bas de gamme). il vibre plus longtemps que l’érable à sucre et l’érable argenté. ce dernier peut parfois ressembler à s’y méprendre aux bois européens. ils sont toutefois moins solides en moyenne. De tous les bois que j’ai testés et utilisés, le cerisier tardif est probablement le plus performant en tout point de vue.

- Rémi Rouleau, 2012

Yeux d’oiseaux de l’érable piqué, ondulations de l’érable madré, ravissants nuages du cerisier pommelé, nos bois figurés ne sont nullement intimidés par le charme du palissandre indien ou de l’acajou sud-américain. Mais quel doux paradoxe ! Déclassés pour certains travaux, ce sont précisément leurs défauts (la déviation et l’enchevêtrement de leurs fibres) et les stress auxquels ils ont été soumis, qui les rendent si beaux.

De sa disponibilité Triste sort pour des arbres d’exception, d’excellents sujets se retrouvent trop souvent dans la fosse commune du bois de charpente. Il y a quelques années, André Bolduc avouait avoir eu beaucoup de difficulté à convaincre les compagnies forestières de faire une sélection des meilleures grumes. À son avis, un processus de sélection obligatoire devrait être implanté sur les terres de la Couronne20. Laissé à la bonne fortune, leur repérage repose sur la passion et l’expertise de quelques personnes que les huit lettres du mot « épinette » suffiraient sans doute à recenser. D’après la littérature et les témoignages de ces « cueilleurs de bois », les stations favorables, dans les forêts méridionales de la province, se situent en montagne. Au sein d’une cuvette, protégées des vents (moins de risque pour le défaut de compression), versant nord ou nord-est (croissance lente), elles bénéficient d’un apport d’eau régulier pendant la saison végétative. Autrement, les sites nordiques au-delà du 49e parallèle s’avèrent les plus prometteurs. Étroits pour le violon, plus larges pour le violoncelle, les cernes annuels des instruments du quatuor se situent habituellement entre 0,5 et 2,5 millimètres. Mais ce qui importe plus que tout est leur uniformité. Le tableau suivant donne un bon aperçu du défi à relever chez l’exploitant forestier ou le commerçant de bois.

possibilité d’observer certains critères de la qualité du bois aux divers stades de transformation

(Philippe Domont, 2000, p. 20)

20 claude Turcotte, « une entreprise qui connaît la musique », Le Devoir, 22 fév. 1999.

16 HISTOIRES FORESTIÈRES

Parler de sylviculture des bois de résonance au Québec relève assurément de l’utopie. Ce créneau fait appel à des valeurs culturelles enracinées dans une tradition séculaire étrangère à une nation en devenir, à peine affranchie de son lourd passé colonial. Mais n’est-il pas permis d’invoquer les propos de Guillaume d’Orange et de dire avec lui : « Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. » D’emblée, il faut préciser qu’aucune plantation, en Europe ou ailleurs, n’a produit de bois de résonance. Le jardinage de la forêt naturelle doit se faire dans le plus grand respect des lois qui la régissent :

• Éviter les chocs « lumineux ». Éclaircies énergiques et régularité de croissance sont incompatibles.

• Laisser le temps au temps. Atteindre un diamètre de 60 cm à raison de 1 mm par année demande 300 ans !

• Intervenir avec retenue et discernement au bénéfice de quelques arbres sélectionnés. Un arbre sur cent (scénario optimiste !) satisfait les critères de qualité dans les stations à fort potentiel.

• Agir avec précaution, minimiser les dommages occasionnés par le débardage. On n’abat pas un arbre de résonance, on le cueille !

Outre les retombées économiques21 associées à l’exploitation du bois de résonance, sa mise en valeur peut être un vecteur d’image et de fierté pour les gestionnaires de la forêt qui auraient intérêt à se constituer un capital d’estime. Ne serait-ce pas une belle façon d’écrire l’histoire d’un peuple forestier? Lors d’une entrevue réalisée en 1939, Rosario Bayeur raconte avoir lu cette inscription à l’intérieur d’un violon : « Quand j’étais dans la forêt, j’étais silencieux ; mort et éloigné d’elle, je chante de toute mon âme. »

Pour prolonger le plaisir, visionner l’excellent reportage « Des violons québécois » de l’émission La semaine verte diffusée par Radio-Canada le 28 avril 2012 et « Le cueilleur d’arbres » présenté le 23 septembre 2009 par la Télévision Suisse Romande (TSR) à l’émission Passe-moi les jumelles.

21 Piano bolduc crée dix-sept emplois pendant un mois avec soixante billots, soit de huit à dix mille pieds de bois (Le Devoir, 22 fév. 1999). rosario bayeur fit plus de cinquante-trois violons avec un seul érable (alfred ayotte, « les violons bayeur d’érable canadien », Technique, Xiv, nov. 1939).

Bibliographie

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AUTOMNE 2012- HIVER 2013 - 17

Merci à nos MeMbres van bruyssel

M. Jean-clauDe Mercier

18 HISTOIRES FORESTIÈRES

Selon Julie Brittain et Marguerite Mackenzie, la langue autochtone la plus répandue au Canada serait considérée comme un continuum dialectal « Cris-Montagnais-Naskapi ». « Elle est parlée du Labrador jusqu’aux Montagnes Rocheuses1 ». Depuis quelques milliers d’années, ceux et celles qui la parlent partagent aussi, plus ou moins et sous diverses formes, un même vaste répertoire de récits (contes, légendes, mythes, etc.) explorant, à l’aide d’images concrètes tirées de leur immense savoir en biologie animale ou végétale, en climatologie et en astronomie, les grandes questions psychologiques, philosophiques, politiques et économiques qu’aucun peuple ne peut ignorer (l’origine de la vie, la solidarité communautaire, le renouvellement des ressources, l’amour, la souffrance, la mort, etc.).

Une des figures légendaires les plus importantes de ce répertoire est celle de Tshakapesh (Chakapesh, Tshahapash, Tchikapis, etc.). Il s’agit du premier être humain apparu sur terre. Ses parents étaient des animaux à fourrure servant de gibiers à une méga faune régnant à cette époque lointaine sur l’ensemble du territoire et à la disparition de laquelle ce héros apporta sa contribution2. Le récit débute alors qu’il se lovait encore dans le ventre de sa mère. Un jour que cette dernière accompagnait son conjoint en forêt pour faire provision, selon certaines versions, d’écorce de bouleau, ils furent

1 J. brittain et M. MacKenzie, p. 24.

2 nous avons trouvé dans la littérature cinquante versions de ce récit, recueillies de 1632 à 1970. voir La Voix des Autres de r. savard.

Étoiles, vieilles souches, nouveau-nés… et les arbres !

Rémi Savard est anthropologue. Il a fait paraître de nombreux livres sur les sociétés autochtones d’Amérique du Nord. Il s’intéresse particulièrement à leurs récits dont il a publié plusieurs recueils.

Dessin à l’encre de chine, André Michel, Paysages, visages montagnais, 1978

Amitié et respect entre « Les êtres humains » (Innus)

Au-delà de leur grande valeur artistique, les dessins d’André Michel sont des témoignages précieux sur le mode de vie des Innus (Montagnais) de la Côte-Nord. Ayant partagé pendant dix-huit ans leur quotidien, il nous introduit dans l’intimité de ce peuple trop souvent incompris malgré des siècles de cohabitation. Pour en savoir davantage sur l’artiste et son engagement envers les peuples autochtones, visiter La Maison amérindienne de Mont-Saint-Hilaire.

- Berthier Plante

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dévorés par un ours gigantesque3. Cependant, n’ayant jamais vu de fœtus, le monstre préféra s’abstenir d’y gouter. Inquiète de ne pas les voir revenir, la sœur de Tshakapesh suivit leurs traces qui la conduisirent sur la scène du carnage où elle découvrit le fœtus encore vivant. L’ayant posé sur une pièce d’écorce de bouleau, elle revint au logis et le mit dans un contenant en bois qu’elle referma aussitôt de façon étanche. À peine quelques jours plus tard, il bondissait hors de cet utérus végétal. Sa gestation ayant ainsi pris fin, il se mit à croître de façon accélérée et demanda à son aînée de lui fabriquer un arc et des flèches pour qu’il puisse s’adonner à la chasse à l’écureuil4. Mais ayant appris la fin tragique de leurs parents, et malgré le fait que sa sœur lui eut recommandé de n’en rien faire, il se rendit là où ils avaient péri, retrouva le responsable et, après l’avoir abattu, s’empressa de l’éventrer pour y trouver quelques ossements de ses parents sur lesquels, dit-on, il lui aurait suffi de souffler pour les ranimer. Mais n’ayant trouvé que quelques mèches de leur toison, il les lança sur les branches des conifères en disant : « qu’ils se transforment en usnées barbues5 ! »

On comprendra bientôt la signification de ce geste. Puis il revint auprès de sa sœur avec une pièce de viande prélevée sur le corps de sa victime, qu’ils mangèrent tous les deux. Tshakapesh venait de déclencher un processus majeur  : plutôt que de rester confinés au rôle de gibier perpétuel, ses descendants accéderaient à celui de chasseur. Un Innu de la Basse-Côte-Nord m’expliqua un jour que si les siens connaissaient aussi bien les modes de vie des castors et autres gibiers, c’était précisément parce que leurs ancêtres avaient eux-mêmes été gibiers ! Ce qui explique que la relation entre chasseurs et gibiers soit aussi complexe ; pour que les esprits-maîtres des différentes espèces acceptent de céder aux chasseurs les proies nécessaires à la survie de leur communauté, ces derniers doivent témoigner, par certains rituels, le plus grand respect envers leurs proies. Agir autrement serait une faute de lèse-parenté et entraînerait la famine qui, pour les chasseurs, est plus ou moins synonyme de retour de la méga faune anthropophage.

3 aucune des cinquante versions ne dit que le couple était en forêt pour chasser. on comprendra mieux pourquoi bientôt.

4 c’est ainsi que les jeunes innus feront plus tard l’apprentissage de leur métier.

5 « ces lichens qui pendent comme des chevelures aux branches des conifères » écrivait le botaniste Jacques rousseau (« Persistances païennes chez les amérindiens de la forêt boréale », p. 163).

Plus tard, en raison de circonstances que l’espace de cet article ne permet pas d’expliquer, Tshakapesh perdra sa fourrure, si bien que sa sœur aînée et sa conjointe devront lui fabriquer des vêtements pour le protéger du froid. Il fallait s’y attendre. C’est un classique du genre « Genèse6 ». Toutefois, et c’est là l’objet du présent article, l’ascendance animale de Tshakapesh ne doit pas nous faire oublier que, sans son séjour dans un contenant en bois, il n’aurait jamais survécu à la disparition de sa mère. Cette ascendance végétale pourrait expliquer la réponse de certains parents innus souhaitant éviter de fournir trop de détails en réponse aux questions de leurs enfants quant à l’origine des bébés. Au cours de la décennie 1970, une amie de la communauté innue de Mani-Utenam (près de Sept-Îles), Christine

6 on n’est pas très loin de l’embarras de paraître nu, éprouvé par adam et sa compagne devant le dieu des chrétiens venu leur rendre visite au paradis terrestre. les versions mésopotamiennes plus anciennes sont plus près du présent récit. à propos de Gilgamesh… « il frotta son corps velu ; il s’enduisit d’huile, il devint comme un être humain, il enfila des vêtements. [et maintenant] il est comme un homme. » extrait de a. Heidel, p. 29.

Dessin à l’encre de chine, André Michel, Paysages, visages montagnais, 1978

20 HISTOIRES FORESTIÈRES

Volant, me fit part de sa perplexité lorsque, toute petite, elle découvrit un jour un nouveau bébé sous la tente familiale. « Ils nous disaient, conclut-elle en souriant, qu’on l’avait trouvé dans une vieille souche ! » ; une fable confirmée à la même époque par le chasseur William-Mathieu Mark d’Unamen-Shipu (La Romaine)7. L’anthropologue américain Speck qui, au début du XXe siècle, consacra plusieurs années d’études aux autochtones du Québec-Labrador n’a jamais mentionné cette fable à propos des nouveau-nés. On lui avait pourtant dit qu’ils arrivaient des nuages8. Ce qui l’empêcha d’aller plus loin dans ce dossier, c’est sans doute l’échec de ses efforts en vue de clarifier la question des sépultures traditionnelles des ancêtres des Innus contemporains. À ce sujet, il fit état d’inhumations (mises en terre) et conclut rapidement son enquête en ces termes : “The question of tree burial seems to remain yet an open one for this region, one to be settled in the future only by repeated archaeological proof9.” Il savait pourtant fort bien que, selon les rituels de chasse pratiqués par ces gens, les restes de gibier devaient retourner dans leur lieu d’origine, sans quoi les esprits-maîtres cesseraient de fournir de nouvelles proies aux chasseurs. Les restes de castors et de poissons étaient remis à l’eau et ceux du petit gibier terrestre et des oiseaux devaient retourner dans les arbres. Certains autres récits innus présentent la chose comme une réincarnation du gibier10. Des ossements abandonnés sur le sol risqueraient d’entraîner la famine. En 1970, lors d’une balade sur la rivière St-Augustin (Basse-Côte-Nord) en compagnie de l’Innu Pierre Lalo, nous nous étions arrêtés un instant à un site de campement alors inoccupé. Pierre attira alors mon attention sur des crânes de porcs-épics suspendus aux branches d’un arbre, et loua la sagesse de celui qui en avait ainsi disposé.

7 s. Jauvin, .

8 e. G. speck, p. 44.

9 Ibid, p. 46.

10 r. savard, La forêt vive  : Récits fondateurs du peuple innu.

Si les nouveaux humains cueillis au creux des souches étaient des réincarnés, comment expliquer leur présence dans les nuages entre leur décès et leur retour sur terre ? La réponse pourrait se retrouver dans l’épisode final du récit de Tshakapesh.

Au terme de son séjour sur terre, après avoir mis en marche l’organisation sociale et les technologies propres au mode de vie de chasse et de cueillette, il se chargea de tracer la Voie lactée appelée par les Innus Tshipai meshkanau (le chemin des morts). Les choses se passèrent de la façon suivante. Une de ses flèches destinées à un écureuil perché sur une branche d’épinette blanche rata ce dernier et resta prise dans l’arbre. Tshakapesh y grimpa pour la récupérer. Ce faisant, sous l’effet de son souffle, le tronc de l’arbre commença à s’étirer vers le ciel. Rendu là-haut, il découvrit le territoire le plus giboyeux de tous ceux

restes de gibiers déposés dans les arbres à pakua-shipit, Rémi Savard, La forêt vive  : Récits fondateurs du peuple innu, 2004

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qu’il avait vus jusque-là. Toutefois, une de ces pistes le troubla particulièrement. Il n’arrivait pas à identifier la bête qui avait pu l’imprimer sur le sol. Pour en avoir le cœur net, il installa un collet et attendit. Après un certain temps, l’univers tomba dans l’obscurité la plus profonde ; il avait attrapé le soleil qui maintenant se débattait, risquant à tout moment de s’éteindre définitivement. « J’ai presque tué le monde ! » s’écria Tshakapesh en tentant de libérer l’astre. Mais la chaleur intense l’en empêcha. Si bien qu’il pria plusieurs petits animaux d’aller couper le collet. Cependant seule la toute petite musaraigne y parvint, libérant ainsi le soleil qui recommença péniblement à suivre sa course. Depuis lors, forcément affaibli par cette mésaventure, il doit s’arrêter à intervalles réguliers, d’où l’origine de l’alternance du jour et de la nuit. Plusieurs Innus m’ont dit avoir vu, à la mort de quelqu’un, une boule de feu traverser le ciel, phénomène qu’ils interprétaient comme étant le départ de l’esprit du défunt vers la voûte céleste. Quant à Tshakapesh, cet incident lui ayant révélé les limites de la prédation, il se réfugia dans la lune où, dit-on, on peut l’apercevoir certaines nuits de pleine lune. Aussi, comme il avait tenu à suspendre les restes de ses parents disparus aux branches d’un conifère, ce fut en grimpant dans un conifère que prit fin sa vie terrestre11.

Dans une importante monographie, publiée vers la fin du XIXe siècle, un médecin américain avait proposé sept types de coutumes funéraires chez les peuples précolombiens d’Amérique du Nord. Or, selon lui, le plus fréquent en cette fin de siècle était ce qu’il appela la sépulture aérienne. « Celle-ci consistait à installer le défunt dans un arbre ou, en l’absence d’arbre, sur un tréteau de bois. Dans le cas d’un enfant, on le déposait parfois dans un panier qu’on suspendait aux branches d’un arbre12. » Pour ce qui est des Innus du Québec-Labrador et des Micmacs d’Acadie au XVIIe siècle, les missionnaires ont mentionné ces sépultures dans les arbres13.

11 chez les innus, « … les conifères, en particulier, servent de fondement à la connaissance reproductive (par les racines) et à l’idée de la ressemblance entre les espèces végétales et les êtres vivants. » extrait de D. clément, p. 21 et 24.

12 H. c. yarrow, p. 92-93 et p. 158.

13 r. savard, p. 63-66.

Pourtant aucun Innu n’a évoqué en ma présence ce genre de sépulture. Sans doute qu’il a fini par échapper à la mémoire collective. Il faut dire qu’au temps des missionnaires, les Jésuites ont combattu cette pratique en tentant de convaincre les Indiens que les autorités coloniales la voyaient d’un mauvais œil. Les Relations des Jésuites rapportent des scènes d’exhumation nocturnes à répétition dans les cimetières catholiques, de défunts convertis, que leurs familles allaient remettre secrètement dans les arbres, et que parfois des pressions du gouverneur parvenaient à ramener aux cimetières14.

On peut imaginer que, comme les premiers chrétiens, par crainte des autorités romaines, durent se réfugier dans les catacombes pour pratiquer leur religion, les Indiens gardèrent longtemps le silence le plus secret sur leur façon de disposer du corps de leurs défunts. Ce qui explique peut-être les difficultés éprouvées par Speck au sujet des sépultures indiennes au Québec-

14 voir « relation de ce qui s’est passé en la nouvelle-France en l’année 1633 » et « relation de ce qui s’est passé en la nouvelle-France en l’année 1636 » du Père le Jeune.

sépulture aérienne orontchonne (toungouze), Rémi Savard, La forêt vive  : Récits fondateurs du peuple innu, 2004

22 HISTOIRES FORESTIÈRES

Labrador. Pour conclure ce texte, je ne puis résister à l’envie de citer quelques extraits fabuleux évoquant la naissance d’un bébé, tirés d’un roman de l’auteur et musicien cri Tomson Highway :

Mariesis ferma les yeux à demi et laissa le moment s’emparer d’elle, l’amenant, par la petite fenêtre au-dessus du lit, de l’autre côté de la branche de sapin qui ployait sous le poids de la neige vers les millions d’étoiles, jusqu’aux aurores boréales : les ancêtres de son peuple, dix mille générations, jusqu’au début des temps. Qui dansaient.

Et quelque part dans les plis de cette danse, Mariesis vit, à travers ses larmes de joie intense — ou est-ce l’extase qui faisait halluciner ses victimes ? — un enfant endormi, non encore né mais entièrement formé, nu, lové dans le sein de la nuit, et qui tombait vers elle et son mari.

Les ancêtres — les femmes — gémissaient et chuchotaient. Parmi elles, Mariesis entendit sa mère qui avait quitté la Terre à peine quelques mois après les noces de sa fille… Et à peine audibles pour elle, allongée dans une mare de transpiration, les voix des femmes lui disaient : « Et K’si mantou, le Grand Esprit, tenait le bébé garçon par le gros orteil et l’échappa des étoiles… »

Voilà ce qu’elle se rappela.

Pouf, il tomba sur les fesses, droit dans le tas de neige le plus exquis de toute la forêt, faisant rejaillir un geyser de cristaux argentés jusqu’aux étoiles. Il disparut dans le tas et y serait resté indéfiniment, n’eût été sa souple chair d’enfant et ses souples os de nouveau-né15 (Highway, 2004).

15 T. Highway, p. 35 et 37.

Bibliographie

1- brittain, J. et M. MacKenzie, 2005. « Two Wolverine stories introduction » dans sWann (édit.), Algonquian Spirit. Contemporary Translations of the Algonquian Literatures of North America, University of Nebraska Press, lincoln & london, p. 122-140.

2- clément, D., 1990. L’Ethnobotanique montagnaise de Mingan, centre d’études nordiques de l’université laval, Québec, 108 p.

3- Heidel, a., 1963. The Gilgamesh Epic and the Old Testament Parallels : A Translation and Interpretation of the Gilgamesh Epic and the Babylonian and Assyrian Documents, university of chicago Press, chicago, 269 p.

4- Highway, T., 2004. Champion et Ooneemeetoo, Prise de parole, sudbury, 351p.

5- Jauvin, s., 1993. Aitnanu  : La vie quotidienne d’Hélène et de Willliam-Mathieu Mark. Propos recueillis et photographies. Témoignages traduits du montagnais, traduction des récits autobiographiques : Thérèse-adélaïde bellefleur et alexis Joveneau, sous la direction de Daniel clément, libre expression / Musée canadien des civilisations, Montréal / Hull, 128 p.

6- le Jeune, P., 1972a. « relation de ce qui s’est passé en la nouvelle-France en l’année 1633 » et « relation de ce qui s’est passé en la nouvelle-France en l’année 1636 », Relations des Jésuites, t. 1 : 1611-1636, Éditions du Jour, Montréal.

7- rousseau, J., 1952. « Persistances païennes chez les amérindiens de la forêt boréale », Les Cahiers des Dix, no 17  : p. 183-208.

8- savard, r., 2004, La forêt vive  : Récits fondateurs du peuple innu, les Éditions du boréal, Montréal, 220 p.

9- savard, r., 1985, La Voix des Autres, les Éditions de l’Hexagone, Montréal, 353 p.

10- speck, e. G., 1977. Naskapi : The Savage Hunter of the Labrador Peninsula, university of oklahoma Press, norman, 257 p.

11- yarrow, H. c., 1881. “a Further contribution to the study of Mortuary customs of the north american indians”. Bureau of American Ethnology, annual report, no 1: p. 91-205.

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24 HISTOIRES FORESTIÈRES

La culture populaire nous a transmis une repré sentation assez terne de la contemplation. Associée à la passivité, à l’immobilité, à la réception quasi par osmose des Vérités du Monde, elle nous apparaît comme disjointe du quotidien, de peu d’utilité. « Encore du pelletage de nuages », aurait dit le Chef Duplessis1.

Voici une autre image de la contemplation. Un jeune frère se réveille par un beau matin, le 3 avril 1905. Depuis quelques semaines, comme il dit, le chaud soleil termine de manger la neige, et maintenant le jeune homme « enrage de botanique ». Le feu qui l’anime est particulièrement fort ce matin-là, car c’est aujourd’hui son anniversaire : il a vingt ans. Dans son journal, il écrira la phrase suivante : « Comme cadeau de fête, accordez-moi de n’avoir que deux passions : Vous et l’étude de vos œuvres. »2.

Toute sa vie, le Frère Marie-Victorin, né Conrad Kirouac, se consacrera à ce qui ne peut qu’être compris que comme un grand élan de contemplation de la nature. Pour lui, il s’agissait-là d’une passion, d’une source d’émerveillement, d’enthousiasme, d’étonnement, qui s’enrichissait à mesure des connaissances et des expériences acquises. Dépeinte par Marie-Victorin, par exemple, la forêt devenait un lieu mystérieux, vibrant, peuplé d’êtres fascinants, particulièrement les plus humbles d’entre eux :

« …notre forêt sans fin est un lieu d’élection où vivent, luttent, s’entrecroisent, s’associent en une mystérieuse et complexe mosaïque, cette multitude de plantes livides, sans contact avec l’énergie cosmique, et réduites au rôle de nécrophages ou de parasites, -- les champignons. »3

Le contemplateur qui marche dans les pas de Marie-Victorin est celui ou celle qui fréquente la nature, bien sûr, mais aussi, et peut-être même surtout, qui l’interroge. La contemplation, selon Marie-Victorin demande de développer avec la Nature un rapport personnel. Il nous invite à apprendre à la connaître comme on connaîtrait, et aimerait, un ami intime c’est-à-dire en reconnaissant ses limites et sa faillibilité, mais en l’aimant d’autant plus pour ces imperfections.

En lisant la conférence de 1935 citée plus haut, l’une des allocutions annuelles que Marie-Victorin a prononcées en tant que directeur de l’Institut Botanique de l’Université de Montréal, il peut être surprenant de constater que ce dernier nous incitait à ne pas imaginer la Nature comme douée de transcendance; pour lui, elle n’était pas Dieu, ou du moins elle n’était pas une divinité. Marie-Victorin avait une image de la Nature comme quelque chose de beaucoup plus proche des humains, ressemblant davantage aux créatures, qu’à la source de cette création. « Nous sommes ici dans le laboratoire par excellence » poursuivait-il dans cette conférence, « le vaste et lumineux laboratoire de la Biosphère. La Nature y poursuit pour elle-même des expériences à grande échelle »4, et nous faisons partie de ces expériences, aurait-il pu ajouter. Si la nature est importante pour les humains, soutenait-il, c’est que chacune de ses composantes, serait-ce le plus petit champignon forestier, est une piste que nous pouvons suivre pour remonter jusqu’à la source commune de tout.

1 avis aux plus jeunes : ce chef là n’était pas un foodie, vous n’en voudriez pas dans votre cuisine.

2 Frère Marie-victorin (2004) Mon Miroir. Journaux intimes 1903-1920. Édition établie pas Gilles beaudet et lucie Jasmin. Montréal : Fides.

3 Frère Marie-victorin (1935) La tâche des naturalistes canadiens-français. institut botanique, université de Montréal. p.13.

4 Ibid. p.11

Chronique antropologiquePar l’échelle des fleursPar Martin HébertPh. D., professeur d’anthropologie à l’Université Laval et vice-président de la SHFQ

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Cette vision de la Nature a façonné une grande partie de l’œuvre de Marie-Victorin. Elle est particulièrement présente dans sa somme botanique, la Flore laurentienne, qu’il a entièrement consacrée à la description, voire à la contemplation, des plantes non-cultivées du Québec méridional. Aucune plante n’est trop petite ou trop insignifiante, toutes sont des chemins égaux vers la connaissance. Il s’agit là d’un rapport intime, patient, minutieux au monde. Quiconque a eu la chance de voir l’herbier colossal monté par Marie-Victorin dans la préparation de la Flore laurentienne, ne doutera pas de la nature contemplative de cette œuvre. Le montage des spécimens, le choix de leur disposition sur la page, leur description minutieuse témoignent d’autre chose que d’une simple procédure scientifique. D’ailleurs, il n’y a pas si longtemps j’ai eu une conversation assez éclairante avec un collègue généticien, qui est l’une des personnes en charge de veiller sur l’herbier de Marie-Victorin. « Quelle chance ! » Lui ai-je dit, un peu naïvement, « vous avez le privilège de conserver un véritable trésor. »

« Tu parles », m’a-t-il répondu, « nous ne nous servons plus de cela, et en plus il coûte une fortune à garder en état. Tout est sur ordinateur maintenant. »

Sans aucun doute, pour la conduite quotidienne de ses recherches, mon collègue avait-il bien raison de préférer vivre à l’ère du génôme et de la bioinformatique plutôt qu’à l’ère du lourd herbier et de la description visuelle. Ayant toujours été un leader scientifique, Marie-Victorin aurait certainement salué ces innovations qui nous ont permis, comme le microscope et le télescope l’ont fait, de dévoiler de nouveaux pans de cette nature par rapport à laquelle nous prenons, à chaque jour, un peu plus la mesure de notre ignorance. Mais il n’est pas rétrograde, me semble-t-il, de souligner le fait que Marie-Victorin utilisait les outils et les méthodes de son époque pour autre chose que de froides descriptions factuelles. Comme il le notait dans son journal personnel, puisque les plantes le médusaient, c’est par l’échelle des fleurs qu’il remontrait jusqu’à la Source de toutes choses.

Ce rapport intime, et « au détail » pourrions-nous dire, avec la nature en général, mais avec les plantes sauvages en particulier, explique les positions souvent très farouches qu’a pris Marie-Victorin contre l’industrie forestière. Il la voyait comme une exploitation « en gros » et indifférenciée de la forêt, à l’antithèse de la recherche d’un rapport intime avec la Nature qui l’animait. Il est même allé jusqu’à la qualifier de « grande tuerie »5. Certains ont vu dans cette condamnation une position nationaliste contre les compagnies « anglaises »6. Nous pourrions aussi y voir une révolte contre la réduction des forêts à leur valeur utilitaire. Mais plus fondamentalement, nous pourrions dire que c’est le rapport contemplatif de Marie-Victorin qui était heurté par le rapport industriel à la forêt qui existait à son époque. Encore une fois, ce n’est pas que ce rapport contemplatif en ait été un d’immobilisme, de passivité ou de conservation intégrale. Marie-Victorin était un grand promoteur de l’agriculture. Même si la coupe des arbres était un sujet grave pour lui, il était conscient, tel son personnage de Siméon dans La corvée des Hamel, qu’il peut venir un moment où il est préférable de couper l’arbre à le laisser sur pied. Ce récit nous montre, cependant, que cette décision doit se prendre dans une connaissance intime de l’arbre, et par extension de la forêt.

La part jouée par l’attitude contemplative de Marie-Victorin dans le legs qu’il nous a transmis ne doit pas être oubliée. D’une quête spirituelle visant à « remonter l’échelle des fleurs » jusqu’à leur Source ultime, ce grand savant, ce grand humaniste et ce grand homme de foi nous a enseigné une manière de regarder la nature. Ses collègues et amis, tels Jacques Rousseau et Pierre Dansereau, de même que la génération d’écologistes, de géographes, et d’anthropologues qu’ils ont contribué à former ont été inspirés par cette vision intime et holistique de la Nature qui animait Marie-Victorin. Nous trouvons leurs traces dans la foresterie d’aujourd’hui, toute investie qu’elle est maintenant par les sciences biologiques, par cette attention aux plus « humbles » créatures de la forêt, à la « mystérieuse et complexe » mosaïque dont sont composés les écosystèmes forestiers. Sans la transmission de l’inspiration qui animait Marie-Victorin, et sans la contemplation qui le nourrissait, notre rapport collectif à la forêt en serait sans doute beaucoup appauvri aujourd’hui.

5 cité dans Mariève isabel (2010) Les représentations de la nature dans la littérature québécoise entre 1840 et 1940. Mémoire de maîtrise, langue et littérature françaises, université McGill., p.80.

6 Ibid.

26 HISTOIRES FORESTIÈRES

avec Mgr bertrand blanchetRéalisée par Patrick Blanchet, directeur général de la SHFQ, dans les montagnes de la Réserve mondiale de la biosphère de Charlevoix. Avec la collaboration de Berthier Plante, administrateur de la SHFQ et de Julie Vézina, auxiliaire de recherche à la SHFQ.

Monseigneur Bertrand Blanchet est né le 19 septembre 1932 à Saint-Thomas-de-Montmagny, au Québec, au cœur de la crise économique. Ordonné prêtre en 1956, il est rattaché au Collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière où il enseigne pendant trois ans, tout en étant surveillant des élèves. À la demande de cette institution, il s’inscrit à l’université dans le but d’obtenir un baccalauréat en biologie générale. Désireux de faire l’apprentissage de la méthode scientifique, des études plus poussées en foresterie le conduisent à une maîtrise, décernée en 1965 et suivie en 1975, d’un doctorat en sciences forestières. Ce travail se fait sous la direction d’André Lafond, alors doyen de la Faculté de foresterie et de géodésie de l’Université Laval et l’un des pionniers de l’écologie forestière québécoise. Dans une recherche portant sur l’écologie des cédrières du Québec, faisant usage de la méthode phytosociologique de Braun-Blanquet, il caractérise les principales associations végétales des cédrières en fonction de leurs conditions écologiques et de leur croissance. Ses travaux demeurent encore aujourd’hui parmi les rares documents de référence sur le sujet.

Ordonné évêque de Gaspé par Mgr Maurice Roy en 1973, il est nommé archevêque de Rimouski par Jean-Paul II en 1992. En ces lieux, il s’implique activement dans le développement régional. L’heure de la retraite sonne en septembre 2008, après quelque 35 ans d’épiscopat.

En 1988, il publie, aux Éditions Humanitas et sous la direction du journaliste Michel Buruiana, un dialogue en parallèle avec le docteur Henry Morgentaler : « Avortement oui/non ». En 2000, la médaille Gloire de l’Escolle lui est remise par l’Association des diplômés de l’Université Laval. Elle rend hommage à d’anciens diplômés pour leur contribution exceptionnelle à leur profession et à la société. En 2008, le Collège universitaire dominicain d’Ottawa lui décerne un doctorat honoris causa en théologie. Il a porté plusieurs dossiers de bioéthique pour l’épiscopat canadien. En 2009, les Éditions Médiaspaul publient son ouvrage de référence intitulé « La bioéthique, repères d’humanité ». Toujours préoccupé de l’avenir de notre patrimoine forestier et du développement durable, il dépose un mémoire à la Commission d’étude sur la gestion de la forêt publique québécoise en avril 2004. Il nous offre ici ses pensées sur la création, la biologie et l’environnement.

Entrevue

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Entrevue Patrick Blanchet : Pourriez-vous nous expliquer les raisons qui vous ont amené à étudier l’écologie des cédrières du Québec et nous parler de cette relation intellectuelle et spirituelle que vous entretenez avec la forêt ? Cet intérêt pour la nature remonterait-il à votre enfance ?

Mgr Blanchet : Effectivement. Je suis né sur une ferme à Montmagny. Ma mère était une femme curieuse de tout ce qui existait dans la nature environnante. Si elle entendait un nouveau chant d’oiseau provenant du petit bocage près de la maison, elle essayait de le repérer et de l’identifier. Mon père, plus discret, était sûrement un contemplatif de la nature. Il possédait des terres à bois dans les Appalaches et, l’hiver, il allait y bûcher presque quotidiennement. Aujourd’hui, je constate qu’il mettait en pratique les principales recommandations de la Commission Coulombe sur le respect des écosystèmes forestiers et sur le développement durable. Ainsi, lorsque je suis entré au collège à La Pocatière, je n’ai pas hésité à m’inscrire au Cercle des jeunes naturalistes.

Âgé de 13 ans devant la maison paternelle et portant la redingote du Collège

J’ai fait des collections d’insectes et commencé à observer les oiseaux de manière systématique. Au terme de mon cours classique, compte tenu de mes apprentissages au Cercle des jeunes naturalistes, j’ai été invité à devenir moniteur en sciences naturelles au Camp-École Trois-Saumons. Pendant huit ou neuf saisons estivales, ma tâche consistait à sensibiliser les jeunes à la beauté de la nature et à leur apprendre à voir. J’amenais des petits groupes de 10 à 12 jeunes pour une randonnée quotidienne en forêt, afin de recueillir des insectes aquatiques, observer les oiseaux, collectionner des plantes ou des champignons, etc.

Nous disposions d’une petite station météorologique que les campeurs apprenaient à maintenir. Certaines expériences demeurent encore vives dans ma mémoire. Par exemple, nous partions après le souper et nous marchions en forêt jusqu’à une clairière où il était possible d’observer les constellations dans la nuit étoilée. Nous y passions la nuit à la belle étoile et, au petit jour, je réveillais les campeurs pour entendre les premiers chants d’oiseaux et noter leur ordre d’entrée dans le concert matinal. Ou encore, pendant une semaine, nous avons descendu la petite rivière Trois-Saumons, de son origine jusqu’à son embouchure, en notant toutes les observations possibles sur la géomorphologie, les insectes aquatiques ou terrestres, les plantes, les oiseaux… Chacun des campeurs inscrivait sur une carte agrandie les observations que nous avions faites. Une réalité nous est apparue évidente : chaque rivière est tout à fait unique. J’étais alors grand séminariste ou jeune prêtre et des expériences comme celle-là ont marqué ma spiritualité.

Bertrand Blanchet, animateur des

campeurs du Camp-École Trois-Saumons

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Au collège de Sainte-Anne, où il y avait quelque 500 pensionnaires, j’ai enseigné le grec classique en plus de faire de la surveillance. À cette époque, l’enseignement de la biologie était nettement déficient. L’Université Laval, auquel le collège était affilié, a entrepris une importante refonte de ses programmes, pour mieux tenir compte de l’intérêt des élèves et améliorer l’enseignement des disciplines scientifiques. Les autorités du collège, voyant mon intérêt pour la biologie et les sciences naturelles, m’ont demandé si j’accepterais de faire des études en ce domaine. Ma réponse fut instantanée. J’étais heureux que les besoins du collège s’harmonisent si bien avec mes propres intérêts. Mais ce ne fut pas sans peine, car n’ayant pas fait de physique, chimie et mathématiques depuis 7 ans, ma première année d’études en sciences a été particulièrement ardue. J’ai donc reçu le baccalauréat en biologie. Pendant ce temps, le collège construisait une aile logeant des laboratoires. J’en ai profité pour demander une année de plus, car je souhaitais faire l’apprentissage de la méthode scientifique. De fait, on m’a accordé presque deux ans. Mais je ne voulais pas m’enfermer dans un laboratoire pour ma recherche. Je suis allé consulter le doyen de la Faculté de foresterie et de géodésie de l’Université Laval, André Lafond, pour lui demander s’il me serait possible de faire une maîtrise en écologie forestière. Il a accepté sur-le-champ de diriger lui-même mon travail. J’ai d’abord suivi une année de cours dans cette faculté, ce qui m’a permis d’apprécier vivement le cours d’écologie forestière d’André Lafond et de pédologie forestière de Bernard Bernier. Ils m’aidaient à comprendre les grandes transformations que subissent nos forêts au fil du temps.

J’ai ensuite procédé à un échantillonnage dans les cédrières des comtés de Montmagny, L’Islet et Kamouraska. Incidemment, j’ai aussi appris que les cédrières de bas-fond étaient aussi très appréciées par bon nombre de moustiques. Puis, pendant quatre mois, j’ai bénéficié de l’accès à un laboratoire de la faculté pour procéder à l’analyse des sols échantillonnés. La maîtrise en écologie forestière m’a été octroyée, mais en même temps, elle me laissait quantité de questions. Par exemple, qu’y a-t-il de commun entre les cédrières de bas-fond et les cédrières de flanc de coteau très sec ? Comment pouvaient-elles s’adapter à des sites aussi différents ? S’agissait-il de deux écotypes ? J’ai pensé que des expériences de nutrition minérale pourraient aider à identifier le ou les facteurs responsables. Le désir de répondre à ces questions m’a incité à poursuivre jusqu’au doctorat, en utilisant mes vacances d’enseignant. Mais je n’avais pas prévu que ce projet nécessiterait autant de temps. Dans les faits, quand j’ai été nommé évêque à Gaspé, mon directeur de thèse, le docteur Lafond, m’a d’abord félicité pour ma nomination. Puis, il m’a appris que mon mémoire était accepté par les examinateurs, à la condition d’y faire un certain nombre de corrections.

Vous devinez que j’ai d’abord pris le temps d’atterrir à Gaspé. Car c’était pour moi une véritable plongée dans l’inconnu. N’ayant jamais été curé de paroisse ni au service d’un évêché, j’avais tout à apprendre. Après un an environ, la question de la thèse s’est reposée. Devais-je la terminer ou non ? Si oui, à quoi cela servirait-il puisque je quittais définitivement ce champ d’activités ? Je vous avoue qu’à ce moment, si j’avais pu, comme le font aujourd’hui les ordinateurs, transférer toutes mes connaissances scientifiques dans le cerveau d’un autre qui en aurait profité, je l’aurais

Cédrière de bas-fond à épinette noire, nerprun à feuilles d’aulne, smilacine trifoliée et Sphagnum sp. (Disraeli) Crédit photo : Mgr Blanchet

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fait. Finalement, ce sont des considérations financières qui ont réglé la question. Comme j’avais bénéficié d’une allocation du Fonds de recherche forestière de l’Université Laval pour mes déplacements sur le terrain, j’ai compris que si je ne terminais pas mon travail, je devrais la rembourser. N’étant pas très fortuné, cela m’a motivé ! Au terme, il en est résulté un évènement sans doute assez original dans les annales de l’épiscopat : un évêque défend une thèse sur les cédrières du Québec.

Patrick Blanchet : Oui, de fait, vous êtes une « bibitte » plutôt rare : un prêtre biologiste. Vous paraissez comme une sorte d’hybridation entre Pierre Dansereau et Marie-Victorin. Pouvez-vous nous expliquer comment vous conciliez ces deux approches de la vie - la biologie et la théologie - ou, plus généralement, comment vous percevez le rapport entre la foi et la science ?

Mgr Blanchet : Je donnerais d’abord une réponse très globale, traditionnelle dans l’Église. Puisque c’est le même créateur qui a inspiré la Bible et qui a aussi lancé l’univers dans le temps et l’espace, il ne devrait pas y avoir de contradiction entre science et foi. Mais, comme on sait, des contentieux ont surgi à différentes périodes de l’histoire, et d’abord avec Galilée. Il est évident pour tous aujourd’hui que l’Église faisait alors une lecture trop littérale de la Bible. Les découvertes scientifiques ont donc forcé l’Église à renouveler son regard sur l’Écriture, à l’interpréter en considérant d’abord l’intention de son auteur et non seulement la lettre du texte. Plus tard, un autre affrontement majeur s’est produit lorsque Darwin a publié L’origine des espèces en 1859. Plusieurs philosophes, Voltaire, Rousseau et surtout Diderot et D’Alembert dans leur encyclopédie en vingt-huit volumes, voulaient contrer ce qu’ils appelaient l’obscurantisme religieux. Or, en présentant une explication naturelle des phénomènes, Darwin confortait la position des adversaires de la religion et de l’Église. Son hypothèse d’une sélection naturelle à partir de mutations accidentelles leur paraissait

Cédrière à sapin baumier et épinette blanche sur lithosol sec (St-Georges de Beauce) Crédit photo : Mgr Blanchet

Parterre d’une cédrière de bas-fond à nerprun (St-Marcel de l’Islet) Crédit photo : Mgr Blanchet

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satisfaisante pour expliquer ces phénomènes, sans qu’on ait besoin de recourir à l’existence d’un Dieu. L’Église a pris beaucoup de temps à accepter la possibilité de l’évolution, car elle était souvent présentée en contestation de sa doctrine. Plus récemment, Jean-Paul II a reconnu que l’évolution avait le statut d’une véritable théorie scientifique et qu’elle pouvait être acceptée par l’Église. Pour ma part, j’estime important de ne pas tout mettre sur le même pied – comme pour les positions de l’Église d’ailleurs. Le niveau de certitude scientifique le plus élevé est celui de la loi, même si elle est toujours sujette à révision. Ensuite celui de la théorie, qui constitue une explication probable de la réalité. À mon sens, l’évolution du cheval pendant plusieurs millions d’années est de cet ordre-là. Enfin, le niveau de l’hypothèse, qui est une explication possible de la réalité. Ce pourrait être le cas de l’apparition et du développement de la vie dans les cuvettes des rivages d’océans primitifs. Même si des arguments plausibles soutiennent cette hypothèse, nous ne saurons jamais vraiment ce qui s’est passé ; nous demeurons dans l’hypothèse. Personnellement, je regrette que beaucoup d’écrits, par exemple les manuels scolaires ne distinguent pas ces niveaux de certitude.

Patrick Blanchet : Est-ce que, pour vous, il y a seulement absence d’opposition entre la science et la foi ? Disons cela autrement : vos connaissances scientifiques mettent-elles votre foi à l’épreuve ou la confortent-elles ?

Mgr Blanchet : Un scientifique dont j’oublie le nom a écrit : « La science nous avait éloignés de Dieu, elle nous en rapproche maintenant ». En mon âme et conscience, je peux affirmer que mes études de biologie ont conforté ma foi en Dieu. Quand j’essaie de préciser comment, j’en arrive à trois pistes de réflexion.

D’abord, la complexité des phénomènes vitaux fondamentaux. La fabrication des protéines est de ceux-là, car elle est largement responsable de la croissance et de la division cellulaire. Partons de la cellule initiale que chacun de nous a été un jour. Vite, elle se révèle un véritable chantier de construction. En

effet, elle possède l’équivalent d’un architecte : la molécule d’ADN qui a le plan de fabrication. Mais l’ADN est dans le noyau et la chaîne de montage est dans le cytoplasme. À cause de sa forme en double hélice, l’ADN ne peut traverser la membrane nucléaire. Heureusement, il y a l’équivalent d’un contremaître : l’ARN-M (messager). Il va consulter le plan de l’architecte. Puis, étant constitué d’un seul filament, il peut traverser la membrane nucléaire et apporter l’information à la surface des ribosomes. Dans le cytoplasme, il y a enfin l’équivalent d’un ouvrier : l’ARN-T (de transfert) qui prend les matériaux bruts provenant du sang maternel et qui les dispose dans la séquence du plan. Je pourrais continuer en considérant les phénomènes

de la division et de la différenciation cellulaire ; ils sont aussi complexes et aussi admirablement réglés. Ils ruissellent d’intelligence. Comment, par la seule sélection naturelle de mutations produites au hasard, peut-on aboutir à des réalités aussi « intelligentes » ? Pour ma part, j’en arrive à la conclusion que si nous n’acceptons pas l’existence, en dehors de la matière, d’une intelligence responsable de ces phénomènes, nous sommes réduits à constater que la matière agit de façon superbement intelligente… par l’effet du hasard.

Deuxième piste de réflexion. Quand les physiciens ou astrophysiciens étudient l’univers, ils peuvent identifier un grand nombre de forces et de constantes : les forces du noyau atomique, les forces électromagnétiques entre les molécules, la force gravitationnelle, etc. Ensuite, des constantes comme la vitesse de la lumière, le temps de Planck, la masse de l’électron, etc. Ces scientifiques disent que si l’une ou l’autre de ces constantes-là était différente, l’univers ne serait pas ce qu’il est et n’y aurait peut-être pas été possible.

Crédit photo : Chantale Hébert

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Ils partent de ces observations pour énoncer ce qu’ils appellent le principe anthropique : l’univers semble avoir été préparé pour permettre l’apparition de la vie et, plus spécifiquement de l’être humain (d’où le terme anthropique). Un de ces scientifiques, Anthony Flew l’exprimait par une comparaison. Supposons, dit-il, qu’en arrivant dans une chambre d’hôtel, j’entends la musique de mon auteur préféré, je vois la télévision allumée à mon canal préféré, j’observe sur le mur une peinture de mon peintre préféré, j’ouvre le minibar où se trouvent mes boissons préférées, je vois sur la table un livre de mon auteur préféré et mon eau minérale préférée, dans la salle de bain mes savons et shampooings préférés… j’en viendrais très probablement à me demander : quelqu’un savait-il que je devais venir ? Le principe anthropique, c’est un peu ça : une interprétation des forces, constantes et lois régissant l’univers depuis le Big Bang, dans le sens d’une préparation à l’apparition de la vie et de l’être humain.

Mon troisième argument repose sur la beauté. Au début de mes études en biologie, j’ai éprouvé des moments de réel malaise. Mes professeurs présentaient les mécanismes de l’évolution, les hypothèses sur l’origine de la vie et sur son développement au cours du temps. Je parvenais mal à concilier cette approche avec celle des premiers chapitres de la Genèse sur l’origine de la création. Je ne lisais pourtant pas la Bible de manière littérale. Mais en même temps, je faisais beaucoup d’observations microscopiques : organismes unicellulaires, coupes dans des tiges végétales, cellules de mousses, neurones, divers tissus humains, etc. À un certain moment, une intuition s’est transformée en une conviction profonde qui ne m’a jamais quitté depuis : tant de beauté ne peut résulter du seul hasard. Le hasard et la sélection naturelle pourraient expliquer l’existence d’un certain nombre de choses ordonnées et belles. Mais il y a tant de beauté, une beauté foisonnante et extraordinairement diversifiée : dans les cristaux, dans les végétaux, les animaux. Le hasard, seul responsable d’autant de beauté ?

Crédit photo : Denis Côté

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Patrick Blanchet : Est-ce à dire, à votre avis, que le débat sur l’opposition entre la science et la foi est terminé ?

Mgr Blanchet : Je répondrai d’abord par une petite parabole. Supposons que je suis père de famille et qu’en me mettant à table pour mon petit déjeuner, j’y vois un bouquet de pissenlits. Si je suis physicien, je me demanderai peut-être à quelles longueurs d’onde correspond le jaune brillant du pissenlit. Si je suis biochimiste, j’évaluerai approximativement les quantités de sels minéraux contenus dans les feuilles et les fleurs. Si je suis biologiste, je constaterai avec satisfaction l’efficacité de la chlorophylle et des hormones végétales. Si je suis artiste, je me réjouirai de l’harmonie entre le vert profond des feuilles et le jaune vif des fleurs ainsi que de l’arrangement du bouquet. Mais si ma petite fille de 7 ans arrive à la course, me saute au cou en disant : «bonne fête, papa, c’est mon cadeau…», le bouquet de pissenlits devient soudain le plus beau bouquet du monde. Les approches scientifiques essaient de dire le « comment » des choses, les approches artistique, philosophique ou croyante tentent de dire le « pourquoi ». Visiblement, il n’y a pas opposition ; au contraire ces diverses approches se complètent mutuellement.

C’est ce que Jean-Paul II a voulu exprimer, dans une encyclique de nature très philosophique intitulée « Foi et raison ». Il y fait d’abord une remarque très intéressante : tant la science que la foi ont leur point de départ dans l’émerveillement, tout particulièrement à la vue de la création. L’une et l’autre s’étonnent d’abord, puis essaient de comprendre. L’encyclique comporte deux parties : « Credo ut intelligam », je crois pour comprendre et « Intellego ut credam », je comprends pour croire. Ainsi, pour lire la Bible et demeurer croyant, j’ai besoin de savoir que ce texte-là remonte à une époque identifiable, que les auteurs sont des individus authentiques, que les interprétations des textes sont plausibles, etc. J’ai donc besoin d’avoir un certain nombre d’arguments de crédibilité, de comprendre pour croire. Par ailleurs, quand je prends conscience des étonnantes découvertes de la science, que je vois le ruissellement de l’intelligence dans les lois de la vie, j’essaie de comprendre et cela conforte ma foi.

J’ajoute un petit fait. Lors de la dernière visite de Benoît XVI en Angleterre, l’ambassadeur du Royaume-Uni au Vatican, un catholique, avait souligné

l’importance de cette relation entre foi et raison, tant pour le pape que pour un pays comme l’Angleterre. L’ambassadeur précisait que si l’on se fie seulement à la foi, on risque l’intégrisme, le fondamentalisme ou la naïveté. J’ai apprécié qu’il parle de naïveté. J’ai moi-même entendu tellement d’affirmations puériles exprimées au nom de la foi. Par contre, si l’on ne se fie qu’à la raison, on passe à côté des signes de la présence et de l’action de Dieu, que ces signes soient visibles dans la nature ou dans notre aventure humaine.

Patrick Blanchet : Et on risque aussi l’intégrisme de l’autre côté quelque part…

Mgr Blanchet : Oui, l’intégrisme qui est une sorte d’attachement aveugle aux énoncés de foi. Le point de départ est louable, car il correspond à un souci de fidélité. Mais il conduit à une fermeture sur soi et à une exclusion des autres. Or, des incroyants ou des athées peuvent être aussi honnêtes que moi dans leur démarche et quand ils expriment leur incapacité de croire, ils m’obligent à approfondir les

Crédit photo : Chantale Hébert

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motifs de ma propre croyance. Incidemment, certains d’entre eux reprochent aux croyants de fonder leur foi sur des réalités invisibles et impossibles à prouver rationnellement. À quoi l’on pourrait répondre qu’ils ne peuvent pas davantage prouver scientifiquement l’inexistence de Dieu. Il est de loin plus difficile de prouver l’inexistence d’un être que son existence. Ainsi, lorsqu’ils affirment que Dieu n’existe pas, ils expriment une croyance; ce sont aussi, à leur manière, des croyants…

Patrick Blanchet : Dans une perspective d’éthique de l’environnement et de développement durable, vous revenez souvent sur le fait qu’en son temps, Thomas d’Aquin parlait souvent de l’importance de la destination universelle des biens. Pourtant, l’Église semble s’être intéressée très tard dans l’histoire à la problématique environnementale. Qui plus est, certains historiens, dont la médiéviste Lynn T. White, ont propagé l’idée que le discours chrétien, en particulier celui de la Genèse, était à l’origine de l’écocide actuel. Pouvez-vous nous aider à faire la part des choses ?

Mgr Blanchet : Autre vaste question. Au cours du dernier siècle, l’Église a affirmé fermement la pertinence de la propriété privée. Souvent pour s’opposer à l’idée de propriété étatique prônée par la doctrine marxiste et communiste. Elle a semblé alors perdre de vue le principe de la destination universelle des biens. Mais son discours s’est réajusté par la suite.

Il existe un premier fondement de la destination universelle des biens dans le fait que la terre est une, l’air est un et sa pollution peut se propager facilement d’un continent à l’autre. Quant à l’eau, malgré les cycles qui la concentrent davantage dans certaines régions du globe, elle circule entre beaucoup de continents différents. Ce sont autant d’appels à une interdépendance mutuelle entre les humains. Dans son message le plus important et le plus structuré sur l’environnement, en janvier 1990, Jean-Paul II fait une affirmation très forte. Permettez que je la cite textuellement : « La terre est essentiellement un héritage commun dont les fruits doivent profiter à tous… Il n’est pas juste qu’un petit nombre de privilégiés continuent à accumuler des biens superflus en dilapidant les ressources disponibles, alors que des multitudes de personnes vivent dans des conditions de misère, au niveau le plus bas de survie. C’est maintenant l’ampleur dramatique du désordre écologique qui nous

enseigne à quel point la cupidité et l’égoïsme, individuels et collectifs, sont contraires à l’ordre de la création, dans lequel est inscrite également l’interdépendance mutuelle. » (Journée mondiale de la paix, 1990). Encore une fois, la possibilité de propriété privée n’est pas niée, mais elle est grevée d’une sorte d’hypothèque sociale. Toute propriété privée comporte une hypothèque sociale. Quelqu’un disait un jour qu’il faudrait déshonorer la richesse. Je nuancerais en ajoutant : à moins qu’on ne la partage. Il est d’ailleurs remarquable de voir aujourd’hui les propriétaires des plus grandes fortunes accepter de les partager. Mais dans la plupart des pays, l’écart entre riches et pauvres continue de s’accentuer, malgré les résolutions de l’ONU visant à diminuer la pauvreté dans le monde. Ici même au Canada, nous devions éradiquer la pauvreté des enfants avant l’année 2010… Il est bon d’avoir des utopies, mais prenons-nous les moyens de réaliser nos rêves ?

Mais je reviens à Lynn White qui accuse le christianisme d’être responsable du saccage de la nature. On peut comprendre pourquoi. Le récit de la création, dans la Genèse, fait une distinction très nette entre créateur et êtres créés. Car les peuples du temps croyaient que la création était peuplée de nombreux dieux, certains protégeant un pays, une région, un élément cosmique comme le vent, l’eau, l’orage, etc. Or, le judaïsme est fondé sur la croyance en un seul dieu, le monothéisme. L’auteur de la Genèse établit donc une démarcation très nette entre le créateur et les créatures. À titre de comparaison, pensons à certains pays d’Orient où existent encore des « vaches sacrées ». On y est si respectueux de la vie qu’on croit ces animaux habités par une présence divine diffuse. Pour d’autres aujourd’hui, Dieu est identifié à l’énergie cosmique ou à la vie. Le récit de la Genèse a été le premier à « désenchanter » la nature. Seul l’être humain est y présenté comme sacré parce qu’il est seul à l’image et à la ressemblance de Dieu.

De plus, dans la Bible, le jardin d’Éden est confié au couple humain pour le cultiver et le garder. Deux termes qui évoquent le concept de développement durable : cultiver c’est développer, garder c’est le faire durablement. Ces termes évoquent toute autre chose qu’un saccage de la nature. Elle n’est pas confiée à l’être humain pour qu’il en soit le « maître et possesseur » comme dit le philosophe français Descartes, mais pour qu’il en soit un intendant, un gérant. Or, une gestion appropriée doit se faire à la

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manière de Dieu, Lui qui aime la vie, qui la protège, qui en favorise la diversité et la fait éclater de mille manières. Des comptes seront demandés sur la façon dont cette gestion aura été assumée. L’affirmation de Lynn White peut se comprendre, mais un regard plus nuancé sur les textes de la Genèse mène à d’autres conclusions.

Par ailleurs, il faut reconnaître qu’en « désacralisant » la nature, le christianisme a aussi permis de l’approcher de manière très réaliste, d’en faire l’objet de sa recherche et de sa transformation par la technique. Sa vision du monde a donc favorisé le développement de la science et de la technique.

Patrick Blanchet : Vous dites « désacraliser la nature »…

Mgr Blanchet : Oui, désacraliser. En ce sens que seul l’être humain est considéré comme sacré puisqu’il porte l’image de Dieu. Les êtres de la nature sont les œuvres de ses mains et non d’abord le lieu de sa présence. Toutefois, ils nous parlent de lui, comme une peinture de Van Gogh ou un divertimento de Mozart nous parlent de leur auteur. Et tout comme on peut reconnaître Bach ou Mozart à leur musique, on peut reconnaître la grandeur et la beauté de Dieu à ses œuvres.

On peut aussi parler de désacralisation en un sens plus large. L’avènement de la technique a multiplié considérablement la capacité d’intervention de

l’être humain sur la nature. Nous avons recherché le maximum d’efficacité, la considérant comme un simple objet dont nous pouvions disposer à notre gré. Nous n’avons pas respecté ses lois et ses rythmes. Or, une maxime de sagesse dit : « On ne commande à la nature qu’en lui obéissant. » Le pouvoir de la technique produit un effet d’envoûtement et donne le sentiment que si c’est possible, il est normal de le faire. C’est alors qu’une préoccupation éthique s’impose : cela est possible, mais est-ce souhaitable, à court ou long terme ? Quand j’étais évêque en Gaspésie, j’ai entendu quelqu’un dire en entrevue : « J’ai été responsable d’un petit bateau de pêche, puis d’un plus gros ; finalement, je me suis retrouvé sur un chalutier de cent vingt-cinq pieds. Au printemps, les capitaines communiquaient entre eux pour savoir où était le poisson. J’ai dit que j’en avais sorti trois poches (trois chaluts), mais que j’en ai rejeté l’équivalent de deux : des poissons trop petits ». Conscient que ces petits poissons ne survivraient pas, il ajoutait : « On ne pourra pas continuer longtemps comme cela, on détruit la ressource. Mais si je ne le fais pas, les autres vont le faire. Et j’ai continué ».

La forêt, c’est un peu la même chose. Je causais un jour avec un Gaspésien qui, avec son frère, s’était procuré une abatteuse tronçonneuse. « Elle remplace 50 bûcherons», me dit-il. Pour la rentabiliser, lui et son frère devaient travailler presque jour et nuit, sauf pour les arrêts nécessaires à son entretien. Or, ce mode d’exploitation ne permet pas de conserver la structure des écosystèmes forestiers… sans oublier les cinquante bûcherons mis au chômage. Nos impatiences d’industriels ne respectent pas les rythmes de la nature et sa capacité de récupération.

Patrick Blanchet : Malgré le fait que tout ça était justifié mathématiquement, souvent avec des calculs de rendement soutenu. Est-ce qu’on ne tord pas un peu les chiffres…

Mgr Blanchet : Enfin ! Il semble que les modèles mathématiques développés misaient sur un rendement beaucoup trop optimiste. Personnellement, la vue de certaines cours à bois d’usine de sciage m’attriste. La majorité des arbres sont récoltés à une taille où la production de matière ligneuse est à son meilleur. En coupant ces arbres, on recommence avec de petits arbres produisant très peu. Et quand les arbres sont petits, la façon classique de rentabiliser l’exploitation est la coupe à blanc. Je reconnais que certaines

Crédit photo : Chantale Hébert

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coupes à blanc sont acceptables, par exemple dans des forêts équiennes. Mais on les a malheureusement généralisées. En somme, l’industrialisation de l’agriculture, des pêcheries ou de l’exploitation forestière s’est avérée une source de dévastation des milieux naturels. Et on a cru qu’il était impossible de faire autrement à cause de la compétition. Mais, à voir ce qui se passe maintenant, je crois que nous avons appris de nos erreurs.

Patrick Blanchet : Si on élargit un peu l’horizon et que vous pensez à la forêt québécoise, qu’est-ce qui vous vient d’abord à l’esprit ?

Mgr Blanchet : Je le dirais au moyen d’un petit fait. Quand je suis arrivé dans le diocèse de Rimouski, au début de 1993, la Municipalité régionale de comté de la Matapédia avait été désignée « capitale forestière canadienne ». Le fait que toute une MRC et non seulement une municipalité ait été désignée était, semble-t-il, une première. Les responsables m’ont remis une très belle épinglette, que j’ai conservée. Elle représente deux mains soutenant une touffe de conifères : une invitation à prendre la forêt en main. Cette expression peut emprunter de multiples sens.

Nous pouvons prendre en main la forêt pour l’accueillir des générations qui nous ont précédés. Nous l’avons reçue en assez bonne condition et nous le devons à nos ancêtres ; nous réalisons présentement que nous l’avons abîmée considérablement. Prendre en main notre forêt pour l’admirer, la contempler. Car elle est une magnifique illustration du mystère de la vie qui nous dépasse infiniment. Avec André Beauchamp, je suis d’avis que beaucoup de gens seront motivés à respecter l’environnement quand ils auront appris à l’admirer et à l’aimer. Des arguments scientifiques ou proprement humanistes ne les convaincront pas autant qu’une approche d’ordre affectif. Ensuite, prendre en mains notre forêt pour bien la gérer, avec un souci de développement durable. Rappelons-nous l’invitation de la Genèse à « garder et cultiver » le jardin d’Éden. Enfin, prendre en main notre forêt pour la transmettre aux générations à venir. Quelqu’un a dit un jour : « Nous sommes des descendants, serons-nous des ancêtres ? » Quel héritage sommes-nous en train de léguer à nos descendants ? En sommes-nous fiers ? Si nous possédons un sens minimal de nos responsabilités à leur égard, nous ne pouvons que chercher à améliorer notre gestion de la forêt.

Crédit photo : Denis Côté

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Spiritualité de l’environnement, - selon mgr Bertrand Blanchet

Le terme spiritualité provient de spiritus, souffle, que l’hébreu exprime par ruah – une onomatopée de la respiration. Or un souffle possède, comme le vent, une force et une direction. C’est aussi le propre d’une spiritualité d’offrir à l’intelligence sens et direction, et au cœur un supplément d’énergie.

Dans cet esprit, je dégagerai rapidement trois éléments d’une spiritualité de l’environnement ou, plus généralement, de la création : un regard attentif à la beauté du monde ; un sentiment d’appartenance et de communion ; une expression d’action de grâces.

Un regard attentif à la beaUté dU monde

Beaucoup de personnes, croyantes ou non, sont sensibles à la beauté et à l’ordre de l’univers. D’ailleurs, le sens premier du terme « cosmos » évoque l’idée de beauté et d’ordre. Des exégètes nous disent d’ailleurs que le « Dieu vit que cela était bon » de la Genèse pourrait aussi être traduit pas « beau et bon » - le kalon kagathon grec.

Crédit photo : Denis Côté

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La beauté est caractérisée par la proportion, l’ordre, la mesure. Elle n’est pas étrangère à la géométrie et aux mathématiques. L’astrophysicien Kepler, qui a découvert les lois de la révolution des planètes sur elles-mêmes et leur révolution autour du soleil, était frappé par ce qu’il appelé « l’harmonie du monde ». Ce fut d’ailleurs le titre d’un de ses traités. Il y comparaît les distances et les rapports entre les planètes aux intervalles entre les notes de musique.

D’ailleurs, la connaissance et les techniques scientifiques peuvent nourrir la contemplation. Qu’il suffise d’évoquer en notre mémoire certaines photographies : amas de nébuleuses et de galaxies lointaines, arrangements cellulaires dans les tissus végétaux, disposition des atomes dans les cristaux, photos de la terre vue de la lune, etc., etc. Je vous avoue avoir eu beaucoup de joie à faire des observations au microscope et au télescope. Il y a tant de beauté que l’œil ne peut voir.

Quant au monde végétal et au monde animal, ils ont toute la beauté et la variété qu’il faut pour susciter notre émerveillement. Je vous laisse le soin d’évoquer dans votre mémoire les images qui vous ont le plus étonné et ravi. J’aime penser qu’à certains égards, nous en sommes encore comme aux premiers jours de la Genèse. Les êtres vivants n’ont pas fini de défiler devant l’être humain pour recevoir leur nom. Des milliers d’espèces vivantes n’ont pas encore été découvertes et nommées.

Sentiment d’appartenance et de commUnion avec la création

Quand nous portons notre regard sur la nature, nous prenons conscience de ce qu’un théologien protestant appelle « notre appartenance créationnelle ». Nous sommes tous, minéraux, végétaux et animaux, habitants d’une même planète, passagers du même vaisseau spatial. Nous entretenons des liens vitaux avec le reste de la nature. Le carbone qui est à la base de nos structures corporelles nous provient des plantes et par les plantes, de l’atmosphère. De même, la source première de notre énergie est le soleil et nous dépendons des plantes pour l’utiliser. Nous sommes en relation constante avec l’environnement par l’oxygène que nous aspirons et le gaz carbonique que nous redonnons à l’atmosphère, etc.

Nous ajustons nos rythmes de vie à ceux du soleil qui déterminent le jour et la nuit ainsi que la séquence des saisons. Tout au cours de l’évolution, nous avons tissé des liens de parenté avec divers représentants du monde animal. Nous constatons d’ailleurs qu’une part importante de notre bagage génétique est commune avec celui des espèces animales

De plus, si nous nous situons dans une perspective croyante, le sentiment de notre « appartenance créationnelle » est renforcé par le fait que nous partageons, avec tous les êtres, la condition de créature de Dieu. François d’Assise, on le sait, a été très sensible à cette dimension. Il l’exprimait de façon saisissante quand il disait « frère soleil », « ma sœur la lune », « frère loup », « ma sœur l’eau, si humble, si utile et si précieuse ». Il ne pensait pas rabaisser sa dignité en se considérant créature de Dieu comme tous les autres êtres.

Notre « appartenance créationnelle », notre commune condition de créature peuvent aussi susciter un sentiment de communion avec les êtres de la nature. Nous pouvons bien déambuler dans la nature en disant simplement : « c’est beau ». Pour ma part, je préfère entrer, pour ainsi dire, en vibration avec la nature, un peu comme un instrument de musique très sensible peut répondre aux harmoniques d’un instrument voisin. Communier à la nature, corps et âme, en harmonie avec les diverses saisons de l’année, voilà un tonique pour se sentir vivant.

Pour des croyants, la variété et la beauté des êtres, tout comme les phénomènes étonnants de la nature, ne sont pas là uniquement pour eux-mêmes ; ils renvoient à leur auteur. Saint Jean de la Croix disait : « Il est passé par ces bois et son seul passage les a laissés empreints de beauté. » De fait, la beauté dans la nature est probablement l’un des signes les plus éloquents du passage de Dieu.

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action de grâceS

Le sentiment de notre appartenance à la nature, de notre communion avec elle et surtout de sa beauté, tout cela peut se traduire en une spiritualité marquée par la gratitude et l’action de grâces. François d’Assise l’exprime bien dans son cantique des créatures : « Très-Haut et très grand Seigneur ; loué sois-tu pour mon frère le soleil, pour ma sœur la lune, ma sœur l’eau, etc. ».

Mais, à certains égards, certaines prières bibliques sont encore plus audacieuses. Le psaume 148, par exemple, invite les êtres inanimés ou animés eux-mêmes à louer Dieu : « Louez le Seigneur du haut des cieux louez-le dans les hauteurs (…) Louez-le, soleil et lune, louez-le tous les astres de lumière. » Autrement dit, en étant ce qu’ils sont, en obéissant aux lois que le Créateur a inscrites au cœur de leur être, les êtres de la nature sont une louange envers leur auteur. Or cette louange trouve son expression préférentielle par l’être humain qui est chantre de la création.

La même invitation à la louange se retrouve au livre de Daniel. Trois jeunes gens ont été jetés dans une fournaise de feu ardent, mais ils ne sont pas brûlés : une manière symbolique de dire qu’ils passent à travers le mal sans en être atteints. Et ils chantent alors : « Toutes les œuvres du Seigneur, bénissez le Seigneur; à lui haute gloire, louange éternelle (…) Vous les cieux, bénissez le Seigneur, et vous les eaux par-dessus le ciel, bénissez le Seigneur…. » (Dn 3, 57-88)

J’aime penser que le sommet d’une spiritualité de l’environnement, c’est sa dimension de gratitude, d’action de grâces.

Crédit photo : Denis Côté

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Merci à nos MeMbres van bruyssel

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exposition : art et nature au Moyen Âge !Par Roy Dussault, étudiant à la maîtrise en histoire à l’Université Laval et auxiliaire de recherche à la SHFQ

Découverte

« Le thème de la nature est hautement révélateur de la richesse et de la complexité de la culture médiévale. » 

- Élizabeth Taburet-Delahaye, directrice du musée de Cluny

Photographe : Idra Labrie,

Source : Gracieuseté du Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ)

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exposition : art et nature au Moyen Âge !

Grâce à une collaboration entre le Musée de Cluny – Musée national du Moyen Âge à Paris en France –, le musée national des beaux-arts du québec (mnBaq) présente en ce moment en exclusivité nord-américaine l’exposition Art et nature au Moyen Âge. Cette impressionnante collection, comprenant plus de 150 objets datant du Xe au XVe siècle, réunit certaines des œuvres les plus marquantes de cette époque (trop) souvent méconnue et pourtant d’une richesse remarquable d’un point de vue artistique. Malgré le fait que la colonisation de la Nouvelle-France soit postérieure au Moyen Âge et qu’elle ait été marquée par un imaginaire déjà passablement transformé par rapport à ceux explorés dans cette exposition, une visite de Art et nature au Moyen Âge nous permet d’explorer certaines racines profondes des imaginaires forestiers québécois. Cette exposition nous permet de mieux comprendre plusieurs transformations importantes dans le rapport des Européens à la nature qui se sont opérés entre la chute de l’Empire romain et la montée d’un regard « scientifique » sur la nature. Des premiers codes légaux sur l’élagage des arbres, au développement d’un complexe vocabulaire symbolique utilisé pour faire sens de la diversité des plantes, en passant par une magnifique sculpture représentant l’ « Homme vert », cet être sauvage habitant les espaces forestiers dans l’imaginaire médiéval, nous sommes conviés ici à un parcours dévoilant une période cruciale dans le développement des représentations de la nature en Occident.

« Situé au cœur du Quartier Latin à Paris, le musée de Cluny est installé dans deux monuments historiques exceptionnels : les thermes gallo-romains (Ier-IIIe siècles) et l’hôtel des abbés de Cluny (fin XVe siècle). […] En 1992, le musée de Cluny devient le musée national du Moyen Âge de France. Sa collection, aujourd’hui forte de plus de vingt mille pièces, se compose de sculptures, d’orfèvrerie, de peintures, de tapisseries, de vitraux, d’ivoires ainsi que d’objets de la vie quotidienne – ferronnerie, céramiques et mobilier. »

- Texte tiré du communiqué émis par le Musée national des beaux-arts du Québec

Le véritable voyage dans le temps que nous propose cette exposition permet de bien saisir toute l’importance de la nature dans l’art médiéval. À la fois source d’inspiration et objet de représentation des plus fantastiques aux plus réalistes ou, littéralement, comme matériau de support, les motifs inspirés de la nature occupent une place très importante dans l’esthétique de cette époque. Afin de rendre compte de cette collection qui s’étale sur cinq siècles, l’approche privilégiée par le musée a été d’opposer deux visions de cet art, soit l’une représentant la nature de façon stylisée et « inventée » ainsi que de l’autre côté, une représentation de la nature observée et représentée avec un plus grand souci de réalisme, annonçant un regard plus scientifique. La configuration de l’exposition rend bien cette coupure en séparant les deux thématiques en deux salles bien distinctes.

NAtuRE, INSPIRAtIoN Et REPRÉSENtAtIoN

Dans un premier temps, l’exposition révèle une conception de l’art au Moyen Âge largement empreinte d’une force symbolique. On cherche à montrer comment on a représenté le rapport à la nature ou, plus précisément, de quelle façon celle-ci était imaginée puis reproduite à travers une série d’œuvres. Cette approche ne cherche pas à imiter le plus fidèlement possible la nature, mais bien à en faire une conceptualisation plus ou moins fantaisiste, dont l’importance réside dans la signification sous-jacente qu’elle porte (explicite ou non). Un fond d’or, par exemple, peut alors signifier des cieux, alors que des lignes parallèles peuvent tout simplement symboliser l’eau. Dans un même ordre d’idées on retrouve, parmi les éléments décoratifs inspirés de la nature , le lierre qui symbolise la vie éternelle ou bien la rose qui est souvent associée à la Vierge Marie.

Dans le vitrail représentant l’arbre de Jessé, on voit une magnifique représentation de la venue du Christ rédempteur, dont l’ascendance humaine jusqu’à David, fils de Jessé et ancêtre de Marie, est exprimée par les rameaux d’un arbre (généalogique). On y aperçoit ainsi la Vierge et le Christ trônant au centre des deux sections de l’œuvre, ce qui rappelle les écrits de saint Jérôme, traducteur latin de la Bible, évoquant l’association entre la Vierge Virgo et le rameau qui porte la fleur Virga.

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par le terme terra ou ager ce qui signifie en latin la terre cultivable. Selon cette interprétation, la Vierge serait donc « le champ fertile et béni qui dispense aux hommes le pain de vie ».

« Pour les hommes du Moyen Âge, le bois est d’abord une matière vivante. À ce titre, ils l’opposent souvent à ces deux matières mortes que sont la pierre et le métal, et dans la plupart des échelles de valeurs conservant la symbolique des matériaux le bois l’emporte sur la pierre et sur le métal. Il est certes moins résistant, mais il est plus pur, plus noble et surtout plus proche de l’homme. Le bois, en effet, n’est pas un matériau comme les autres. Il vit et il meurt, il a des maladies et des défauts, il est fortement individualisé : on peut observer ses nœuds et ses anomalies de croissance, ses fentes et ses piqûres. »1

1 PasToureau, Michel. « introduction à la symbolique médiévale du bois ». Michel PasToureau, dir. l’arbre : Histoire naturelle et symbolique de l’arbre, du bois et du fruit au Moyen Âge. Paris, le léopard d’or, 1993, p. 26. coll. « cahiers du léopard d’or »; 2.

La Vierge au froment, une peinture sur bois, tout aussi éloquente du symbolisme religieux des peintures de l’époque, on aperçoit la Vierge et son enfant au milieu d’une allée de froment, plante de la famille des graminées, dont la symbolique renvoie autant à Marie qu’au rédempteur. À noter que dès le IIIe siècle, plusieurs textes chrétiens désignent la Vierge

Puy d’Abbeville : La Vierge au fromentPicardie, vers 1500, peinture sur bois, Cl. 823

Source : Art et nature au Moyen Âge dans les collections du musée de Cluny (http://www.musee-moyenage.fr/)

Vitrail. L’Arbre de JesséÎle-de-France, abbaye de Gercy (?), 2e quart du 13e siècleDépôt des Monuments Historiques, 1950Verre coloré

Source : Gracieuseté du Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ))

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En ce qui a trait au répertoire animal, il a tout autant peuplé l’imaginaire dans l’art au Moyen Âge. À ce titre, l’exposition propose, entres autres, cette pièce représentant une colombe eucharistique provenant des ateliers de Limoges qui, au XIIIe siècle, les produit en grande quantité, mais dont il ne reste que quelques spécimens à travers le monde. L’image de la colombe est un symbole important dans les écrits bibliques, notamment chez l’évangéliste Matthieu pour qui, à la suite du baptême du Christ, « les cieux s’entrouvrirent, et il vit, telle une colombe, l’Esprit de Dieu descendre sur lui » (Matthieu, III, 16). Au fil des siècles, la colombe acquerra ainsi la signification de la paix et de l’Esprit Saint.

Sous un autre registre, il n’est aussi pas rare d’apercevoir des créatures chimériques (licornes, dragons, monstres quelconques) être représentées dans l’art médiéval. À cette époque, la charge symbolique de ces créatures chimériques fait encore référence au monde chrétien et aux représentations de la Bible. Très souvent même, on associe à ces créatures l’un des évangélistes : l’homme ou l’ange à saint Matthieu, le lion à saint Marc, le taureau à saint Luc et l’aigle à saint Jean. À d’autres créatures, on leur attribue parfois des vertus d’innocence ou de fidélité et d’autres fois, des vices comme l’orgueil ou la luxure.

Colombe eucharistiqueLimoges, 1er quart du 13e siècleAncienne collection A. Mallay, acquise en 1851 Cuivre champlevé, émaillé et doré

Source : Gracieuseté du Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ)

Tenture de la Légende de saint Etienne. Le corps du martyr exposé aux bêtes

Gautier de Campes, Paris, vers 1500 (création) ; Bruxelles, vers 1500 (exécution)

Provient du choeur de la cathédrale d’AuxerreAcquise en 1880

Tapisserie, laine et soie

Source : Gracieuseté du Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ)

C’est d’ailleurs ce qu’on aperçoit à travers Tenture de la Légende de saint Étienne. Dans ce magnifique exemple de tapisserie médiévale, nous remarquons les bêtes sauvages qui entourent le corps du martyr sans toutefois l’attaquer, ce qui dévoile la sainteté du personnage central. Ceci étant aussi vérifié par la représentation de l’âme de saint Étienne qui est emporté par des anges. Au final, notons au premier plan la présence de la licorne, présence divine incarnant ici la pureté. Il est intéressant de constater que la signification de la licorne, comme d’autres bêtes, subira des transformations au cours du Moyen Âge. Selon les représentations, certaines bêtes peuvent revêtir à la fois les vertus du Christ et à la fois, dans d’autres occasions, une dimension profane et courtoise.

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REPRÉSENtAtIoN Et NAtuRALISME

Si la façon d’afficher la nature de façon symbolique est apparue dès le premier Moyen Âge (Ve - XIe), on remarque que la recherche de formes réalistes s’effectue beaucoup plus tardivement, soit entre les XIVe et XVIe siècles. Un exemple de cette transformation peut être trouvé dans cette pièce, Tenture le la vie seigneuriale. La promenade. Il démontre avec un réalisme époustouflant la nature telle qu’observée à partir du XIIIe siècle. En étant recouverte en totalité d’éléments botaniques identifiables (muguet, œillet, etc.), on y perçoit le travail presque encyclopédique que l’artiste a voulu effectuer. C’est d’ailleurs ce qui a donné à ce type de tapisserie l’appellation « millefleurs ». Le rendu des motifs est si précis qu’on assiste, par la réalisation d’œuvres telles que celle-ci, à la naissance d’une sorte d’attitude scientifique, dans ce cas-ci celle du botaniste, qui émergera plus amplement dans les siècles suivants, à différence près que, malgré la profusion d’éléments botaniques, les personnages humains et les paysages humanisés demeurent généralement les éléments centraux de l’art médiéval. L’intérêt pour le paysage lui-même n’apparaitra que plus tard, au début de la Renaissance au XVe siècle.

Tenture le la vie seigneuriale. La promenade Pays-Bas du sud, vers 1500Ancienne collection E. de La Querière, RouenAcquise en 1852 Tapisserie, laine et soie

Source : Gracieuseté du Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ)

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Un autre exemple de grande attention portée au réalisme botanique peut être trouvé sur une autre œuvre, Le départ pour la chasse, appartenant à la même période et qui rend tout autant le souci du détail de l’époque. Sur cette tapisserie, on peut y voir un cavalier (probablement l’Empereur Frédéric II de Hohenstaufen) s’adonnant à la chasse au faucon en pleine nature. On remarquera particulièrement l’harmonie qui est établie entre le décor verdoyant, rempli d’une végétation dense, et les personnages au centre de l’œuvre.

Tapisserie : Le départ pour la chasseTournai, premier quart du XVIe siècle, tapisserie, Cl. 14338

Source : Art et nature au Moyen Âge dans les collections du musée de Cluny (http://www.musee-moyenage.fr/)

Tapisserie. Le retour de la chassePays-bas du sud, 1er quart du 16e siècle

Achat, Dormeuil, 1949Laine, soie

Source : Gracieuseté du Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ)

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Ces œuvres, comme le reste de l’exposition, témoignent de l’importance de la nature comme élément décoratif au Moyen Âge. Bien que la provenance exacte de ces œuvres demeure malheureusement souvent inconnue, de telles tapisseries pouvaient notamment se retrouver sur le mur d’une chambre ou d’un salon à l’intérieur d’un château. L’exposition présente aussi un vitrail montrant quatre perdrix à travers un décor de végétation rappelant les tapisseries de type « millefleurs ». Il est intéressant ici de constater que la deuxième perdrix à partir de la gauche est en tout point identique à la dernière perdrix, révélant ainsi l’utilisation d’un même carton inversé servant à imbriquer les verreries. Malheureusement, il est difficile, sans contexte, d’attribuer une dimension symbolique précise à ces oiseaux. Toutefois, ce vitrail illustre admirablement bien, comme le faisait Le départ pour la chasse, le goût de l’époque pour les oiseaux permettant d’évoquer un décor naturel dans la vie quotidienne.

La SHFQ tient à remercier M. Jean-Pierre Labiot, conservateur aux arts décoratifs et aux expositions, MNBAQ, qui nous a fait visiter cette exposition. Elle sera présentée jusqu’au 6 janvier 2013. Pour plus d’informations, visitez le site web du Musée national des beaux-arts du Québec : http://www.mnba.qc.ca/

« La SHFQ vous invite à consulter le magnifique album Art et nature au Moyen Âge lequel présente une sélection d’œuvres du musée de Cluny, choisies en fonction du thème de la nature dans l’art. Il permet de mieux apprécier le travail élégant et raffiné des artistes du Moyen Âge. L’ouvrage propose des essais de deux éminents médiévistes, Michel Pastoureau et Michel Zink, suivis d’un catalogue des œuvres rédigé par Christine Descatoire et Béatrice de Chancel-Bardelot. Il est édité par le MNBAQ en collaboration avec le musée de Cluny-musée national du Moyen Âge et la Réunion des musées nationaux – Grand Palais, Paris. »

- Texte tiré du communiqué émis par le Musée national des beaux-arts du Québec

Vitrail : Quatre perdrixFrance, vers 1500, verre coloré, Cl. 1050

Source : Art et nature au Moyen Âge dans les collections du musée de Cluny (http://www.musee-moyenage.fr/)

Art et nature au Moyen Âge152 pages, plus de 150 illustrations en couleur 8 ½ x 10 pouces, couverture souple ISBN 978-2-551-25333-3

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