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PREPRINT (Elie During / Revue de Métaphysique et de Morale, 2005, n°2). 1 Ni « pure » ni « appliquée » : les usages de la géométrie chez Wittgenstein et Poincaré Elie During Revue de Métaphysique et de Morale, 2005, n°2, « Wittgenstein et les sciences » Résumé. — Wittgenstein n’a eu de cesse de critiquer la distinction entre géométrie pure et géométrie appliquée. Cette distinction a été notoirement défendue par les positivistes logiques qui, dans le cadre d’une théorie renouvelée de l’a priori, entendaient marquer une séparation nette entre les mathématiques (systèmes formels non interprétés) et la physique (systèmes interprétés, dotés d’une signification factuelle ou empirique). Les raisons de ce partage perdent leur évidence si l’on envisage la géométrie en action, comme une pratique où les règles ne peuvent pas être considérées indépendamment des « coups » qu’elles règlent effectivement. Cette conception « syntaxique » de la géométrie éclaire la signification réelle du « conventionnalisme géométrique » attribué à Poincaré ; elle fait comprendre du même coup les distorsions introduites par les interprétations qui se sont appuyées de façon implicite ou explicite sur la distinction entre le pur et l’appliqué. Abstract. — Wittgenstein has repeatedly challenged the distinction between pure geometry and applied geometry. The logical positivists notoriously supported this view from the perspective of a renewed theory of the a priori by drawing a sharp boundary between pure mathematics (uninterpreted formal systems) on the one hand, and physics (interpreted systems endowed with factual meaning) on the other. Yet the rationale for such a distinction is less obvious when one considers geometry in action, as a practice where rules cannot be simply considered in isolation from the “moves” they actually rule. This “syntactical” conception of geomtry helps clarifying the original meaning of Poincaré’s so-called “geometrical conventionalism,” as well as the subsequent distortions induced by interpretations that rely on the pure/applied distinction. Lorsqu’il veut souligner l’autonomie du grammatical, Wittgenstein a souvent recours à l’exemple de la géométrie : « On pourrait dire que l’arithmétique est une sorte de géométrie. [...] L’idée de cette remarque […] est simplement de dire que les constructions arithmétiques sont autonomes, tout comme celles de la géométrie 1 . » Mais la géométrie ne l’intéresse, en fait, que dans son usage pratique : c’est là, paradoxalement, que son autonomie est la plus manifeste. Elle s’offre alors comme la grammaire de ses propres applications à l’expérience, et c’est ainsi qu’elle a valeur de 1 Philosophische Bemerkungen, R.Rhees éd., Oxford, Blackwell, 1964, p. 131-132 (noté PB). Cf. Zettel, §354, et déjà le paragraphe 3.0321 du Tractatus.

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Ni « pure » ni « appliquée » : les usages de la géométrie chez Wittgenstein et Poincaré

Elie During

Revue de Métaphysique et de Morale, 2005, n°2, « Wittgenstein et les sciences »

Résumé. — Wittgenstein n’a eu de cesse de critiquer la distinction entre géométrie pure et géométrie appliquée. Cette distinction a été notoirement défendue par les positivistes logiques qui, dans le cadre d’une théorie renouvelée de l’a priori, entendaient marquer une séparation nette entre les mathématiques (systèmes formels non interprétés) et la physique (systèmes interprétés, dotés d’une signification factuelle ou empirique). Les raisons de ce partage perdent leur évidence si l’on envisage la géométrie en action, comme une pratique où les règles ne peuvent pas être considérées indépendamment des « coups » qu’elles règlent effectivement. Cette conception « syntaxique » de la géométrie éclaire la signification réelle du « conventionnalisme géométrique » attribué à Poincaré ; elle fait comprendre du même coup les distorsions introduites par les interprétations qui se sont appuyées de façon implicite ou explicite sur la distinction entre le pur et l’appliqué. Abstract. — Wittgenstein has repeatedly challenged the distinction between pure geometry and applied geometry. The logical positivists notoriously supported this view from the perspective of a renewed theory of the a priori by drawing a sharp boundary between pure mathematics (uninterpreted formal systems) on the one hand, and physics (interpreted systems endowed with factual meaning) on the other. Yet the rationale for such a distinction is less obvious when one considers geometry in action, as a practice where rules cannot be simply considered in isolation from the “moves” they actually rule. This “syntactical” conception of geomtry helps clarifying the original meaning of Poincaré’s so-called “geometrical conventionalism,” as well as the subsequent distortions induced by interpretations that rely on the pure/applied distinction.

Lorsqu’il veut souligner l’autonomie du grammatical, Wittgenstein a souvent

recours à l’exemple de la géométrie : « On pourrait dire que l’arithmétique est une

sorte de géométrie. [...] L’idée de cette remarque […] est simplement de dire que les

constructions arithmétiques sont autonomes, tout comme celles de la géométrie1. »

Mais la géométrie ne l’intéresse, en fait, que dans son usage pratique : c’est là,

paradoxalement, que son autonomie est la plus manifeste. Elle s’offre alors comme la

grammaire de ses propres applications à l’expérience, et c’est ainsi qu’elle a valeur de

1Philosophische Bemerkungen, R.Rhees éd., Oxford, Blackwell, 1964, p. 131-132 (noté PB). Cf. Zettel, §354, et déjà le paragraphe 3.0321 du Tractatus.

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paradigme, jusque dans ses procédés les plus élémentaires. Il serait instructif de

suivre, au fil de l’œuvre, les transformations successives de l’analogie de la règle

graduée (Maßtab) qui permet de penser le rapport représentatif de la proposition avec

la réalité. Du Tractatus2 jusqu’aux derniers écrits, en passant par la période des années

trente3, on noterait un déplacement de la problématique de l’espace logique vers celle

de la grammaire de l’application ou de la vérification, avec une insistance de plus en

plus nette sur la procédure de mesure elle-même, l’enchaînement des opérations

qu’elle commande, son caractère largement conventionnel. Ce constat nous conduirait

probablement à nous pencher, une fois de plus, sur le conventionnalisme supposé de

Wittgenstein en mathématiques, sur l’affinité qu’il présente avec les positions de

Poincaré4. Ce serait l’occasion d’interroger du même coup la notion de convention

elle-même et ses présupposés. Mais il conviendrait peut-être de remarquer, pour

commencer, que Poincaré et Wittgenstein, lorsqu’ils évoquent le statut des énoncés

géométriques, ne font l’un comme l’autre aucun usage philosophique de la distinction

courante entre géométrie pure et géométrie appliquée, géométrie mathématique et

géométrie physique.

Le « pur » et l’« appliqué », à l’usage

Le lieu commun a pourtant toutes les apparences d’une tautologie fondée sur la

convertibilité de l’actif et du passif : comment ne pas reconnaître, en effet, qu’une

géométrie est appliquée, dès lors qu’on l’applique ? Les scientifiques s’accommodent

fort bien du distinguo, pourvu qu’on ne cherche pas à lui donner un sens trop strict.

22.152 : « [L’image] est comme une règle appliquée à la réalité ».

3Voir en particulier Wittgenstein’s Lectures, Cambridge, 1930-1932, D.Lee éd., Oxford, Blackwell, 1980, p. 6 (noté WLC). 4 Alberto Coffa défend la thèse d’une relation forte, et déterminante dans l’histoire des remaniements successifs des doctrines de l’a priori depuis Kant, entre le conventionnalisme de Poincaré et la conception grammaticale de Wittgenstein (The Semantic Tradition from Kant to Carnap, Cambridge University Press, 1991, ch.7 et 14). Cette reconstruction magistrale a le défaut de toute lecture téléologique : elle a tendance à chercher le sens de la pensée de Poincaré dans l’usage qu’en ont fait ses lecteurs, et donc à surévaluer les points d’accord théoriques. La même remarque s’appliquerait à l’étude de Gordon Baker (Wittgenstein, Frege and the Vienna Circle, Oxford, Blackwell, 1988), dans laquelle Poincaré est systématiquement présenté selon la version « hilbertienne » qu’en a donnée Schlick. Gerhard Heinzmann caractérise avec plus de nuance le « fond commun » à Poincaré et Wittgenstein : une forme d’opérationnalisme (plutôt que d’intuitionnisme), dans le sillage du pragmatisme (voir « Poincaré wittgensteinien ? », texte communiqué par l’auteur sur le site internet des Archives Poincaré, à paraître dans Wittgenstein, 1951-2001, E. Rigal éd., Paris, Kimé). Son analyse se concentre sur les rapports de la logique et des mathématiques et sur le statut de l’induction complète ; elle n’envisage pas le cas de la géométrie, auquel nous nous tiendrons ici.

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Mais sa traduction philosophique dit immédiatement quelque chose de plus. Elle

commence par identifier deux types de science : d’un côté une science formelle et

purement déductive, de l’autre une science de la nature étudiant les configurations et

les mouvements des corps solides, cette géométrie qu’Einstein décrivait, en l’opposant

à la géométrie axiomatique, comme « la plus ancienne branche de la physique ». Elle

suggère ensuite que ce qui se présente comme une différence de nature

(mathématique/physique), gagée sur une différence dans l’objet et la méthode, peut se

ramener à une différence simplement modale (pur/appliqué), avec pour conséquence

la réduction, en elle-même problématique, de la physique à une mathématique

prolongée par d’autres moyens. Autrement dit, la géométrie formelle, en s’appliquant

ou en se coordonnant à un domaine d’expérience quelconque (figures données dans

une intuition visuelle, trajectoires de rayons lumineux, etc.), se transformerait d’un

coup en géométrie appliquée, c’est-à-dire en un corps de propositions dotées d’un

contenu matériel, décrivant des faits ou des régularités de l’expérience. Cette

reformulation, conforme à l’esprit du positivisme logique, livre peut-être la clé du

problème en rendant sensible la disparition des opérations derrière les énoncés. Tout

cela, en tout cas, semble pouvoir se déduire a priori, indépendamment des questions

particulières relevant de telle ou telle méthode d’application5.

À l’encontre de ce partage et de ces évidences, Wittgenstein suggère avec

insistance une idée d’apparence paradoxale, qui pourrait se formuler ainsi :

l’application de la géométrie (et des mathématiques en général) n’implique nullement

qu’il faille reconnaître, en plus de la géométrie elle-même et de son application,

quelque chose comme une géométrie « appliquée ». Une compréhension synoptique

(übersichtlich) du mouvement de l’application (Anwendung) suggère même

exactement le contraire : c’est dans la mesure où elles s’appliquent que les

mathématiques rendent inopérante la distinction entre le pur et l’appliqué.

Il y a là plus qu’un tour rhétorique, et peut-être moins qu’une thèse. Remarquons

tout d’abord que Wittgenstein donne au concept d’application une portée

philosophique qui dépasse l’usage ordinaire d’une expression comme celle de

« mathématique appliquée » (angewandte Mathematik), en relation par exemple avec

des problèmes de physique mathématique ou de calcul des probabilités qui seraient

5 Voir par exemple Carl Hempel, « Geometry and Empirical Science », American Mathematical Monthly, 52, 1945.

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autant d’« applications » ponctuelles (aussi générales soient-elles dans leur

formulation) de la théorie mathématique. L’application désigne plus généralement

chez lui l’espace de fonctionnement des règles qui définissent une pratique : « la

relation d’une proposition mathématique à son application est en gros celle qui existe

entre une règle d’expression à cette expression elle-même dans son emploi (in use)6 ».

Il s’ensuit qu’une mathématique « pure », si elle est autre chose qu’une mathématique

dont on ne fait pas usage, ne peut à son tour échapper à la relation interne qui relie,

non pas la proposition dans sa forme « pure » (par exemple « 2+2=4 », qui porterait

sur le nombre deux, ou telle proposition euclidienne qui porterait sur des cercles

géométriques idéaux) et l’application qui lui donne une signification concrète (par

exemple, le calcul du nombre de fruits résultant de l’ajout de deux pommes à deux

autres, ou la détermination du périmètre d’un cercle dont le rayon est donné), mais la

proposition grammaticale qui signale une règle d’emploi (et qui ne porte donc sur

aucun objet) et l’usage de cette même proposition dans un calcul ; non pas deux types

de propositions différentes (mathématique et physique, a priori et empirique) portant

sur deux ordres de réalité hétérogènes (des nombres et des figures idéales d’un côté,

des corps de l’autre), ni même deux interprétations ou usages distincts, mais deux

facettes ou deux aspects de la même proposition ressaisie à travers son usage : la règle

en tant qu’elle est une règle, et la règle en tant qu’elle règle. La règle en effet n’aurait

pas de sens mathématique si elle ne réglait ses applications dans des calculs.

« Considérée en elle-même, nous ne savons que faire [de cette proposition] : elle est

dépourvue d’emploi. Mais elle admet toutes sortes d’emplois comme élément d’un

calcul7. »

On peut alors reconstruire les choses de la manière suivante : toute géométrie

doit s’appliquer, pour autant qu’elle est bien une géométrie ; il n’y a donc pas de

géométrie pure qui soit coupée par principe de ses applications, et pas davantage –

pour la même raison –, de géométrie appliquée. Ajoutons qu’il n’y a pas lieu de voir

là une propriété d’essence, mais seulement l’indice d’une relation interne,

particulièrement claire dans le cas de la géométrie, entre les concepts de règle et

6Wittgenstein’s Lectures on the Foundations of Mathematics, C. Diamond éd., The Harvester Press, Sussex, 1976, p. 47 (noté WLFM). 7WLFM, p. 250.

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d’application (Anwendung), de syntaxe et d’usage (Gebrauch). C’est pourquoi il n’y a

pas non plus à s’étonner que toute géométrie soit appliquée, comme s’il s’agissait là

d’un fait remarquable et généralement méconnu8. Les difficultés commencent lorsque

l’universalité du trait d’essence affiche la robustesse d’un fait logique. Et l’antidote,

ici, consiste à se souvenir que c’est la grammaire de nos concepts, et elle seule, qui

nous dispense d’identifier un domaine propre des « mathématiques appliquées » au-

delà des applications que l’on peut faire des mathématiques.

Plus positivement, on dira que le pur et l’appliqué chez Wittgenstein ne sont que

deux aspects d’un même processus, celui de l’application elle-même, qui n’est donc

pas un événement qui affecterait le langage géométrique de l’extérieur (sur le mode du

remplissement intuitif d’une forme vide de tout contenu, ou de la corrélation entre un

formalisme abstrait et un domaine de la réalité empirique), mais une dimension

immanente de son procès opératoire où chaque application locale marque une

nouvelle étape dans le calcul9. C’est en ce sens que Wittgenstein peut affirmer que la

construction effective d’une chaudière fait encore partie du calcul mis en œuvre pour

déterminer l’épaisseur de sa paroi10.

L’application n’est plus alors conçue comme un saut hors du domaine des

mathématiques. Les mathématiques ne sont pas « appliquées » à un dehors extra-

mathématique comme on applique une trame sur une surface ; et si l’on tient à ce

qu’elles le soient (par nature, ou par destination), il faut préciser qu’elles

mathématisent ce dehors du même mouvement, de sorte qu’elles se trouvent partout

chez elles. Le filet du mathématicien n’attrape pas de poissons, mais des points-

masses, ou des événements quelconques dans un espace-temps minkowskien à quatre

dimensions. Ainsi la mécanique, pour autant qu’elle concerne les mathématiques,

impose aux phénomènes une forme de description qui la rend d’emblée homogène à

ses applications (Tractatus, 6.341). C’est à cette condition qu’elle peut parler du

monde, bien qu’elle ne l’envisage qu’en général (6.3431, 6.3432). De même, les

propositions mathématiques ne sont pas des lois générales qu’il faudrait à chaque fois

8L’applicabilité des mathématiques ne doit pas s’entendre au sens où l’on dit que l’on peut trouver à un morceau de bois toutes sortes d’applications. Voir Philosophische Grammatik, R.Rhees éd., Oxford, Basil Blackwell, 1969, p. 319 (noté PG). 9 Wittgenstein und der Wienerkreis, B. McGuiness éd., Blackwell, 1979 (noté WWK), p. 171. 10WWK, p. 172.

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appliquer à des cas concrets, en assignant des valeurs déterminées aux arguments

d’une fonction. L’image de l’équation comme moule logique en attente de

remplissement est à cet égard aussi trompeuse que celle du treillis appliqué sur le

monde bigarré des phénomènes. Wittgenstein explique que « 2 chaises et 2 chaises

font 4 chaises », « 2 prunes et 2 prunes font 4 prunes », « 2x et 2x font 4x », ne sont

pas des applications distinctes d’une même loi à des cas différents, mais une seule et

même application, c’est-à-dire un seul et même usage, dont les différents « moments »

ne permettent jamais d’isoler ce qui relèverait en propre de l’application. « La

mathématique est partout la même. Pour la mathématique il n’y a pas de “problème de

l’application” (Anwendungsproblem)11. »

« Il n’y a pas de “problème de l’application” »

En donnant tant d’importance à l’application, il est clair que Wittgenstein

n’entend pas légiférer, comme on a pu le croire, sur la pratique des mathématiciens en

soutenant l’idée saugrenue qu’ils feraient mieux de s’occuper de domaines admettant

des applications extra-mathématiques. Ses recommandations s’adressent d’abord aux

philosophes. Il veut les préparer à reconnaître par eux-mêmes que du point de vue

d’une mathématique en acte il n’y a rien de tel qu’une géométrie pure qui se trouverait

transformée par son application en géométrie appliquée – ou quelque nom qu’on

veuille lui donner, pourvu qu’on entende par là un corps de propositions empiriques

susceptibles d’être vraies ou fausses. Cette distinction même n’est possible que du

point de vue d’une mathématique désœuvrée. Elle est d’ailleurs solidaire d’une

interprétation plus générale de la géométrie qui consiste à y voir une science d’objets

idéaux, donnés dans une intuition a priori ou obtenus par abstraction à partir des corps

solides. « “Que cela soit vrai ou non de la surface d’une sphère réelle – du moins ça

l’est d’une [sphère] mathématique12” [...] ». Ainsi pense le mathématicien lorsqu’il se

laisse aller à parler en prose, ou à philosopher. C’est pour avoir commencé par

détacher la géométrie de son usage en lui trouvant une application purement

imaginaire au domaine des essences ou des « abstractions » géométriques qu’on en

vient à se figurer quelque chose comme une géométrie pure qui se transformerait en

11WWK, p. 225. 12WWK, p. 261.

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géométrie appliquée au contact de l’expérience. Cette image insistante finit par rendre

inopérantes toutes les tentatives de contournement du problème de l’application,

qu’elles empruntent les voies du naturalisme ou du formalisme.

On peut bien en effet essayer de contourner ce problème : c’est encore une

manière de lui donner un sens. On se persuadera par exemple — en convoquant des

lectures de Poincaré et de Mach sur la genèse des idées géométriques — que les

mathématiques ne sont jamais qu’une idéalisation de la pratique (manipulation des

solides), et qu’à ce titre elles définissent des schémas d’applications idéales ou

générales, valant pour des objets quelconques, substituables dans des classes

d’équivalence. Quelques lectures phénoménologiques sur l’origine de la géométrie

donneront plus de tenue à cette conception vaguement naturaliste : parce qu’elles

s’originent dans le sol de l’application, parce qu’elles sont en un sens « toujours déjà »

appliquées, les mathématiques contiendraient virtuellement leurs applications. Mais

pour ceux qui y voient une forme vide, un échafaudage logique ouvert à tout contenu

possible, la situation sera encore plus simple : les mathématiques n’auront même plus

à s’appliquer. On dira qu’il revient au contenu empirique de se faire à l’habit

mathématique, en s’épurant au besoin. C’est en somme l’expérience qui s’appliquerait

aux mathématiques, et non l’inverse. On pensera ainsi s’être débarrassé du problème

de l’application en confiant aux physiciens le soin de le formuler (question de

l’idéalisation ou de la modélisation). Cependant, les problèmes ressuscitent toujours, il

faut les extirper à la racine, ou montrer le point de vue sous lequel ils s’évanouissent

complètement.

Wittgenstein relève à ce sujet un paradoxe qui résume bien la nature de la

difficulté : « La confusion [...] vient de ce que l’on traite les mathématiques comme

une sorte de science naturelle. Et cela tient [justement] à ce que les mathématiques se

sont détachées des sciences naturelles. Car aussi longtemps qu’elles sont pratiquées en

liaison directe avec la physique, il est clair qu’elles ne sont pas une science de la

nature. (Ainsi, on ne confond pas un plumeau avec un élément du mobilier d’une

pièce tant qu’on en fait usage pour nettoyer les meubles).13 » C’est en tant qu’elles

s’appliquent que les mathématiques ne traitent de rien ; et c’est pour l’avoir oublié

qu’on se les représente tantôt comme une hyperphysique des objets géométriques,

13PG, p. 375.

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tantôt comme une science naturelle des corps pratiquement rigides. On verra que cette

oscillation constante est à la source des faux problèmes dont Poincaré entend dénoncer

l’inanité en insistant sur le caractère conventionnel des axiomes géométriques. Elle

s’exprime en particulier dans la tentation de substantialiser l’espace des possibilités

opératoires d’une géométrie en le rapportant, sous le concept d’espace physique, à des

faits de nature géométrique. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Wittgenstein a recours

à la notion de convention (sous le vocable de la Konvention, de l’Übereinkunft ou de

l’Abmachung) lorsqu’il s’agit de désamorcer la tentation essentialiste pour conduire à

une vision plus juste du statut constitutif des règles en général, géométriques ou

autres : « Qui parle d’essence (Wesen) –, ne fait que constater une convention

(Übereinkunft). [...] ...à la profondeur de l’essence correspond un profond besoin de

conventions14 ».

La lecture sémantique : théories formelles et modèles

Les positivistes logiques, quant à eux, se sont bien prémunis des formes les plus

grossières de l’essentialisme géométrique, mais ils n’ont eu de cesse de durcir le

partage entre le pur et l’appliqué, au point d’en faire une véritable grille de lecture

pour l’ensemble des questions touchant au rapport de la géométrie et de l’expérience.

Ils y ont vu le moyen, non seulement de clarifier les questions suscitées par le

conventionnalisme géométrique en infléchissant celui-ci dans le sens de l’empirisme,

mais encore de reformuler le problème classique de l’application de la géométrie à

l’expérience en l’envisageant comme cas particulier d’un rapport plus général de l’a

priori logique (débarrassé du synthétique a priori) à la connaissance empirique,

rapport dont cette application devait dans le même temps fournir le paradigme15. Le

rapport entre « géométrie pure » et « géométrie physique » se formule alors de façon

simple : « la géométrie physique est obtenue par ce qu’en logique contemporaine on

appelle une interprétation sémantique de la géométrie pure16 ». Elle constitue un

modèle de la géométrie pure, en ce sens qu’elle convertit tous ses axiomes et du même

14Bemerkungen über die Grundlagen der Mathematik, I. 74, , G.E.M.Anscombe, R.Rhees et G.H. von Wright éds., Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1974, (noté BGM), p. 65. 15Moritz Schlick, Allgemeine Erkenntnislehre, 1918 (2e éd. 1925 ; Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1979), §38. 16Carl Hempel, op.cit.

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coup tous ses théorèmes en propositions vraies. Les « définitions coordinatives » de

Reichenbach remplissent, de ce point de vue, une fonction équivalente à celle d’une

interprétation sémantique : en établissant de façon conventionnelle une corrélation

(Zuordnung) entre la définition géométrique de la congruence et les positions relatives

de corps pratiquement rigides donnés dans un domaine d’expérience, on convertit un

système de relations formelles en une théorie empirique, en droit vérifiable.

Si l’application en tant que telle n’est plus un problème, ce n’est donc pas au

sens où l’entendait Wittgenstein. La distinction sémantique entre géométrie pure et

géométrie physique a pour effet de substituer à la relation d’application une relation

purement logique d’interprétation, à laquelle on peut d’emblée accorder une certaine

généralité puisqu’elle vaut pour toutes les classes de modèles isomorphes d’une même

théorie. Cette conception repose sur la thèse de la vacuité de la composante formelle,

inspirée du Tractatus et de sa doctrine des propositions logiques comme tautologies.

Le problème de l’application disparaît donc, ou plutôt il se déplace pour se confondre

désormais avec le problème (exprimé en « mode formel ») de l’articulation entre

énoncés théoriques et énoncés d’observation, ou encore avec le problème

épistémologique de la confirmation17. Or là où les positivistes logiques commencent

par séparer le langage formel d’une théorie de l’interprétation qui en est donnée par le

biais de règles de correspondance, Wittgenstein suggère au contraire que l’accès au

contenu proprement mathématique d’une théorie n’est possible qu’à travers une

interprétation qu’elle porte déjà avec elle et qui se confond, en pratique, avec la classe

des modèles qui permettent de la ressaisir in concreto dans des constructions

effectives. Accordons-le, ce vocable hérité de la théorie des modèles lui est étranger.

L’idée qu’il se fait de la « syntaxe » relève pourtant bien d’une conception sémantique

des théories. De ce point de vue, l’application n’est pas un élément distinct et séparé

de la théorie, elle est d’emblée présente à travers l’ensemble de ses interprétations.

C’est même dans l’espace de l’application que se révèlent, à l’usage, les traits

invariants qui permettent d’identifier une syntaxe, ou une grammaire : « Nous

appliquons le calcul de telle sorte qu’il nous fournisse la grammaire d’une langue18. »

17Voir Joëlle Proust, « Comment appliquer les mathématiques en restant empiriste ? », in E. Audureau éd., Appliquer les mathématiques, Paris, Editions du CNRS, 1984, p. 5-35. 18WWK, p. 126.

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Le conventionnalisme géométrique reconstruit

Quant au conventionnalisme, la « grande manœuvre » des positivistes logiques

aura consisté à en verrouiller l’interprétation en redistribuant les différents aspects de

la convention sur les plans séparés de la géométrie pure, conçue comme une théorie

formelle ou non-interprétée, et de la géométrie physique, conçue comme un modèle ou

une interprétation de la première. Ce partage des domaines conduit à distinguer les

conventions de type axiomatique (définitions implicites des notions primitives par un

système d’axiomes) et les conventions sémantiques ou instrumentales (définitions

coordinatives faisant correspondre aux notions primitives d’un système des étalons

physiques, des classes d’états de choses, etc.). Le dispositif articulé autour de ce

double statut des conventions a donné lieu à quelques exposés pédagogiques19. Il a

servi, chez Reichenbach, le projet empiriste d’une pensée de la convention

débarrassée du conventionnalisme. Mais c’est en se fondant sur les mêmes prémisses

que Carnap a pu reprocher à Reichenbach de chercher de fausses querelles à Poincaré.

Ce dernier aurait selon lui fort bien compris qu’une fois arrêté le choix d’un étalon, et

étant donné un certain état de la théorie physique, la question de savoir si l’espace

physique est euclidien ou non devenait simplement empirique20.

Il est probable que Poincaré n’aurait vu là qu’une dispute verbale. Cette

reconstruction logique du conventionnalisme appelle d’ailleurs deux séries de

remarques.

(1) D’une part, Poincaré, lorsqu’il parle de « définitions déguisées », ne conçoit

rien de semblable à des définitions implicites au sens axiomatique. Le procédé courant

depuis Gergonne, qui consiste à définir un système de notions par les relations

fondamentales qui les unissent, n’implique nullement qu’on ait affaire à des

« définitions implicites » au sens où Schlick par exemple emploie ce terme, ni au

genre de mathématiques de « caractère purement formel » que Poincaré associe, pour

s’en démarquer, au nom de Hilbert. Dans le passage souvent cité de La Science et

19Voir notamment Rudolf Carnap, Les Fondements philosophiques de la physique, trad. L.Luccioni et A.Soulez, Paris, Armand Colin, 1973, chap. 14-17. 20 La réappropriation de Poincaré par le positivisme logique participe du projet d’une nouvelle doctrine de l’a priori où se mêlent à l’origine une glose philosophique du projet axiomatique de Hilbert (présentée en premier lieu par Schlick) et une interprétation pour le moins contestable du Tractatus. Sur ce sujet, voir G. Baker, op. cit., et Michael Friedman, Reconsidering Logical Positivism, Cambridge University Press, 1999.

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l’Hypothèse qui présente les conventions géométriques comme des « définitions

déguisées », et sans même parler de l’anachronisme qui consiste à projeter dans un

texte initialement publié en 1891 une conception axiomatique qui n’a trouvé sa pleine

expression qu’avec l’ouvrage de Hilbert sur les fondements de la géométrie (1899), il

est clair que Poincaré ne pouvait avoir à l’esprit une géométrie pure au sens d’une

théorie non-interprétée, puisqu’il souligne au contraire que les axiomes ne sont pas

séparables de l’intuition des corps rigides ou des mouvements sans déformation, et

que pour cette raison ils n’ont pas le genre d’évidence a priori qu’on attendrait de

jugements analytiques ou de propositions vraies par définition (en vertu de

conventions sémantiques). Les conventions dont il est question ici ne sont donc

nullement des définitions déguisées de termes primitifs ou de symboles vides de

signification, mais des définitions déguisées, en elles-mêmes explicites, de notions

parfaitement familières. Les axiomes contribuent aux significations des concepts

géométriques primitifs (point, droite, distance), mais justement sans les constituer ex

nihilo par le simple jeu des relations qu’ils instaurent. Sous le déguisement de

propositions évidentes, valables a priori pour toute expérience géométrique, se

cachent en réalité des schémas opératoires (déplacements) qui trouvent leur origine

dans la manipulation des corps rigides et qui contraignent en retour – mais pas au

point de le déterminer de façon nécessaire – le choix des étalons physiques en

définissant strictement le réseau des relations dans lesquelles ils sont susceptibles

d’entrer.

(2) D’autre part, les conventions qui intéressent Poincaré ne se contentent pas

d’enregistrer des faits d’expérience et de les convertir en propositions intouchables,

immunisées contre toute réfutation expérimentale, vraies par définition. Si la

géométrie emprunte à l’expérience l’idée ou l’intuition du corps invariable, elle

élabore un concept exact de la congruence, et du même coup un concept de corps

idéalement rigide qui n’a pas d’équivalent direct dans les propriétés des corps solides

et qui n’est donc pas lié aux contingences de nos observations. Ainsi la géométrie « ne

s'occupe pas en réalité des solides naturels, elle a pour objet certains solides idéaux,

absolument invariables, qui n'en sont qu'une image simplifiée et bien lointaine21. » Les

axiomes conventionnellement admis produisent une définition de la rigidité qui sert de

21La Science et l’Hypothèse, op. cit., p. 93.

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norme pour la description de l’expérience, en particulier pour l’attribution à certains

corps solides des propriétés de congruence22. Loin de conférer à la théorie

géométrique un contenu empirique ou de convertir des énoncés de géométrie pure en

énoncés factuels portant sur le comportement des corps rigides, ces conventions ont

pour particularité de n’être ni vraies ni fausses – ce qui signifie aussi qu’elles ne

sauraient être interprétées dans le cadre d’une doctrine de la vérité a priori comme des

propositions analytiques (vraies par définition) réglant l’usage de notre vocabulaire

géométrique.

Comme le rappelle fermement Michel Paty, « Poincaré n’a jamais parlé de

“géométrie interprétée”, ni de congruence reliée à des définitions de coordination23. »

Il faut donc s’assurer que l’usage de tels concepts n’introduit pas des problèmes

artificiels. Or force est de constater que bien souvent ils tendent non seulement à

compliquer inutilement les choses, mais à fausser l’esprit même du conventionnalisme

en le faisant passer tantôt pour une position manifestement absurde, tantôt pour une

platitude. Ainsi le conventionnalisme géométrique a pu être interprété en termes

d’équivalence logique entre géométries, selon une généralisation imprudente de

l’image du « dictionnaire euclido-lobatchevskien » autorisant la traduction d’une

langue géométrique vers l’autre, ou encore en termes de sous-détermination de la

théorie par l’expérience, comme une variété de l’argument holiste de Duhem sur

l’impossibilité d’une expérience cruciale. La première lecture propose une thèse forte,

mais qui a l’inconvénient d’être fausse – ou alors, si on l’interprète charitablement,

parfaitement triviale24. La seconde lecture est plausible, mais en reconstruisant le

22Gerhard Heinzmann insiste sur le « réalisme relationnel » qui caractérise l’usage constructif ou constitutif des définitions chez Poincaré. Il s’agit bien de définir l’objectivité d’un fait, non de le décrire. La « définition déguisée » est donc la « définition explicite d’une structure déguisée en axiome intuitif sur des choses » (« L’occasionnalisme de Poincaré : l’élément unificateur de sa philosophie des sciences », texte communiqué par l’auteur sur le site internet des Archives Poincaré). Voir F.P. O’Gorman, « Implicit Definitions and Formal Systems in Poincaré’s Geometrical Conventionalism: the Case Revisited », in J.-L. Greffe et al, Henri Poincaré : science et philosophie, Paris, Albert Blanchard, 1996, p. 345-354, et dans le même ouvrage, David Stump, « Poincaré’s curious role in the formalization of mathematics », p. 481-492. 23Michel Paty, Einstein philosophe : la physique comme pratique philosophique, Paris, PUF, 1993, p. 260. Voir également R. DiSalle, « Conventionalism and Modern Physics : A Re-Assessment », Noûs, vol. 36, n°2, 2002, p.177. 24On peut remarquer en effet que le groupe des déplacements euclidiens et le groupe des déplacements non euclidiens ont en commun, non pas une structure de groupe particulière (sans quoi on aurait affaire aux réalisations isomorphes d’une même géométrie), mais les propriétés algébriques de la structure de groupe en général. Ce fait, capital pour la compréhension de ce qu’est une géométrie, n’offre aucune justification directe du conventionnalisme. L’interprétation du conventionnalisme en termes d’équivalence logique a pourtant été défendue par Max Black, Ernest Nagel et Quine (cf. David Stump, « Poincaré’s Thesis of the Translatability of Euclidean and Non-Euclidean Geometries », Noûs, 25, 1991, p. 639-657). Dans le cas de

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conventionnalisme à partir d’un argument très général d’équivalence empirique (sous-

détermination de la théorie par l’expérience), elle a le défaut d’être considérablement

plus faible que l’argument effectivement soutenu par Poincaré, lequel se fonde comme

on sait sur la possibilité, établie a priori, de construire une relation de correspondance

particulière entre deux géométries structurellement distinctes, de sorte que tous les

théorèmes de l’une trouvent une contrepartie dans l’autre25. Il faut donc changer de

point de vue et commencer par reconnaître que la distinction entre géométrie pure et

géométrie appliquée n’est strictement d’aucun secours ici.

La géométrie comme syntaxe

Si l’expression « géométrie physique » a un sens pour Wittgenstein, elle ne

désigne rien d’autre que la géométrie elle-même envisagée dans son usage pratique,

autrement dit la grammaire des applications de la géométrie à l’expérience. Car la

géométrie ne décrit pas l’espace lui-même (pour autant qu’elle décrive quoi que ce

soit), ni à proprement parler les corps et leurs « propriétés géométriques » – qu’il

s’agisse d’entités idéales qui peupleraient un espace « purement géométrique » ou

d’objets physiques donnés dans l’« espace physique » –, mais seulement des

possibilités de mesure dans l’espace26. « Les axiomes – par exemple – de la géométrie

euclidienne sont les règles déguisées d’une syntaxe27 » ; « la géométrie euclidienne est

la syntaxe des assertions portant sur des objets dans l’espace euclidien28 ». Et

Wittgenstein précise : « ces objets ne sont pas des plans ou des points, mais des

corps. »

Nagel, la relecture du conventionnalisme en termes de correspondance entre structures formelles doit beaucoup à la synthèse unificatrice des géométries réalisée du point de vue projectif (Cayley, Klein). 25Cette propriété d’intertraductibilité, que Poincaré exprimait à travers l’image du dictionnaire, est directement liée à la possibilité de construire des modèles euclidiens de géométries non euclidiennes, et donc de démontrer la consistance (relative) de ces dernières. Pour une présentation détaillée, voir Jeremy Gray, Linear Differential Equations and Group Theory from Riemann to Poincaré, Boston, Birkhäuser, 1986, p. 254 sq., et Elie Zahar, Poincaré’s Philosophy: From Conventionalism to Phenomenoly, Chicago, Open Court, 2001, chap. 3. Sur les reconstructions en termes d’équivalence empirique, cf. Cf. Yemima Ben Menahem, « Convention: Poincaré and Some of His Critics », British Journal for the Philosophy of Science, 52, 2001, p. 471-513, et David Stump, « Henri Poincaré’s philosophy of science », Studies in History and Philosophy of Science, 20, 3, 1989, p. 335-363. 26« Les découvertes sur l’espace sont des découvertes sur ce qui est dans l’espace. » (WWK, p. 62). 27PB, p. 216. 28PB, p. 217. Cf. WWK, p. 126.

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La géométrie comme syntaxe, en dépit de ce que pourrait laisser entendre ce

terme, n’a donc rien d’une géométrie « pure », puisqu’elle n’a de sens proprement

géométrique qu’à régler ses applications à l’espace des corps. Cependant, si la

géométrie est bien une syntaxe – ou une « grammaire29 » –, elle ne fait que donner des

règles pour la formation de propositions relatives aux descriptions ou aux mesures des

corps. En aucun cas elle ne consiste en propositions descriptives qui porteraient

directement sur eux. L’application est encore un calcul. L’usage de la trigonométrie

pour la mesure de longueurs et d’angles physiques, par exemple, est encore un

« aspect » de la trigonométrie30. Si donc la géométrie ne se réduit pas à l’algèbre de

ses opérations abstraites, elle n’est pas non plus appliquée au sens où elle se

confondrait avec l’enchaînement des opérations matérielles qu’elle prescrit

(l’expérience de la mesure). Aussi, bien que la règle géométrique entretienne une

relation interne à l’application en général, elle ne détermine pas par avance les

applications particulières qu’on peut en faire : « La géométrie euclidienne parle de

côtés égaux – mais elle ne fournit aucun critère pour déterminer les cas où les côtés

sont égaux. On pourrait dire que la géométrie euclidienne ne nous apprend jamais à

mesurer31. » De manière générale : « Les conventions présupposent l’application du

langage : elles ne parlent pas de l’application du langage32 ». La raison en est simple :

la géométrie, si elle concerne les objets dans l’espace, ne fait jamais que fournir la

syntaxe des applications d’un langage à la description (métrique) des objets

empiriques33. Elle ne parle directement d’aucun d’entre eux.

Ainsi le théorème qui veut que la somme des angles d’un triangle soit égale à

deux droits est une « règle d’exactitude34 » : il concerne par exemple la manière dont

il convient de décrire une configuration physique en se fondant sur des mesures

d’angles. Si le résultat posé par la règle n’est pas obtenu, on en conclura qu’il ne s’agit

pas d’un triangle, ou qu’on a fait une erreur de mesure : c’est là comme on sait le

29PB, p. 217). 30BGM, p. 183. 31WLFM, p. 50. Cf. BGM, p. 83 (I, 120) et WLFM, p. 43 : « La géométrie euclidienne ne dépend pas de l’expérience ; le fait qu’elle ne donne pas de méthode de mesure la met à l’écart ». 32WLFM, p. 13. 33Cf. G. Baker, op. cit., p. 242. 34Wittgenstein’s Lectures, Cambridge, 1930-1932, D.Lee éd., Oxford, Blackwell, 1980 (noté WLC), p. 114.

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ressort des arguments conventionnalistes touchant le statut de la géométrie physique.

La nature des propositions géométriques se reconnaît à ce caractère normatif. À vrai

dire elles ne sont même pas des propositions, puisqu’elles n’ont pas d’objet distinct de

leur opération35. « Les axiomes de la géométrie ont donc le caractère de stipulations

concernant la langue dans laquelle nous voulons décrire les objets spatiaux. Ce sont

des règles de syntaxe. Les règles de syntaxe ne traitent de rien ; c’est nous qui les

établissons. / Nous ne pouvons postuler que ce que nous faisons nous-mêmes36. »

Géométrie et physique

La plupart des confusions ordinaires touchant au statut des conventions

géométriques dans la philosophie de Poincaré pourraient être évitées si l’on

commençait par leur accorder ce caractère syntaxique, qui ne doit pas grand chose au

point de vue axiomatique. On reconnaîtrait alors que la géométrie n’est pas

conventionnelle parce qu’elle est pure, mais au contraire parce que, n’étant pas

purement analytique, elle a vocation à s’appliquer. Elle inclut même d’autant plus de

conventions qu’elle est amenée à jouer un rôle constitutif dans la physique. Si la

géométrie était vraiment pure au sens où l’entendent les axiomaticiens, elle se

résorberait dans l’analyse ; ce ne serait donc plus la géométrie dont les opérations,

dans ce qu’elles ont de propre, doivent s’exprimer, d’après Poincaré, dans un langage

« intermédiaire entre celui de l’Analyse et celui de la Physique37 ». La géométrie,

donc, n’est jamais abstraite au point de se couper de notions naturelles telles que le

déplacement d’une figure invariable, qui est au fondement de toute géométrie

métrique. Dans son article sur les Fondements de la géométrie de Hilbert, Poincaré

regrette que ce dernier ait perdu la notion de déplacement d’une figure invariable en

cherchant à reconstruire artificiellement l’axiome de congruence à partir d’autres

axiomes : « il ne reste plus aucune trace d’une notion dont Helmholtz avait le premier

35WLC, p. 16. 36WWK, p. 62. 37La Valeur de la science, op. cit., p. 35.

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compris l’importance... [...] On aurait pu conserver son rôle naturel à cette notion, sans

sacrifier le caractère logique des axiomes38. »

Mais d’autre part, le sort de la géométrie n’est pas lié au sort des corps rigides au

point que les conventions relatives aux notions naturelles de congruence ou de

déplacement sans déformation admettent une interprétation empirique directe. Le

postulat des parallèles, ou le théorème qui lui est équivalent et qui dit que la somme

des angles d’un triangle est égale à deux droits, ne sont pas des propositions

concernant les corps rigides, ou comme dirait Helmholtz des « hypothèses ». Ce sont,

justement, des définitions. C’est pour l’avoir trop vite oublié qu’on a réduit le

conventionnalisme de Poincaré à la conception douteuse selon laquelle il serait

toujours possible de vérifier un énoncé de géométrie en modifiant les lois de la

physique. La géométrie justement ne se vérifie pas : ses axiomes ne sont ni vrais ni

faux, ils ne se ramènent ni à des vérités analytiques ni à des vérités empiriques, et

Poincaré veut être entendu à la lettre lorsqu’il explique que ce sont des conventions du

même ordre que les unités du système métrique39.

Qu’en est-il alors de l’espace physique et de sa géométrie ? A propos du texte

d’Einstein sur la géométrie et l’expérience40, Wittgenstein, écrit : « Einstein dit que la

géométrie a affaire aux possibilités de positions relatives (Lagerungsmöglichkeiten)

des corps rigides. Si je décris effectivement les positions relatives des corps rigides en

usant du langage, alors seule la syntaxe de ce langage peut correspondre à ces

possibilités de position41. » Autrement dit les axiomes de la géométrie, appliqués dans

le cadre d’une description physique de l’espace, fonctionnent encore à la manière

d’une syntaxe pour la description des corps rigides : ils en donnent même la

définition. Wittgenstein n’a donc aucune difficulté à admettre l’inséparabilité pratique

de la géométrie et de la physique soulignée par Einstein. C’est pourquoi il peut écrire :

« La syntaxe pour la totalité est géométrie + physique42. » Ou encore : « La géométrie

38Henri Poincaré, « Comte rendu de Hilbert : Les fondements de la géométrie », Bulletin des sciences mathématiques, 26, 1902 ; repris sous le titre « Les fondements de la géométrie », in Dernières pensées, Paris, Flammarion, 1913, p. 168. 39La Science et l’Hypothèse, Paris, Flammarion, 1902/1968, p. 76. 40 Albert Einstein, « Geometrie und Erfahrung » (1921), trad. fr. « La géométrie de l’expérience », in Albert Einstein, Physique, philosophie, politique, F. Balibar éd., Paris, Seuil, 2002. 41WWK, p. 38 42WWK, p. 63.

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ne tient pas toute seule, elle est complétée par la physique43. » En effet, la géométrie

prend place parmi les rouages d’une hypothèse dont elle fournit la syntaxe. Cela

n’implique pas qu’il existe quelque chose comme une hypothèse géométrique, une

géométrie-hypothèse affrontant l’expérience « sur le même plan44 » que la physique.

En toute rigueur il faut dire que ce n’est jamais la géométrie (même « complétée »)

qui est testée, mais seulement la physique45. En parodiant Einstein : Sub specie

aeterni, Poincaré et Wittgenstein ont raison.

Une discipline sans objet

Le point d’accord que semble suggérer un tel règlement de la question des

rapports géométrie-physique, masque pourtant l’essentiel, de même que les disputes

de Carnap et de Reichenbach sur le caractère conventionnel ou non de la géométrie

interprétée faisaient oublier que le problème était dans l’idée même d’une application

extérieure à ses termes. Il faut donc revenir, pour conclure, à la racine du faux

problème de l’application. On a vu qu’en bon thérapeute, Wittgenstein joignait à son

diagnostic une étiologie : les tentatives naturalistes et formalistes de contournement du

problème de l’application (et l’interprétation du conventionnalisme donnée par le

positivisme logique doit compter ici comme une version empiriste du formalisme),

étaient soupçonnées de partager une forme d’essentialisme larvé. Mais la critique

menée au nom de la conception syntaxique de la géométrie débouche à présent sur une

critique de la notion d’espace elle-même, géométrique ou physique.

Wittgenstein montre que c’est d’un même mouvement que les concepts

géométriques sont identifiés à des concepts empiriques, et qu’ils sont projetés dans un

espace qui les accueille et nous les représente comme s’ils y étaient pré-inscrits : dans

les deux cas, on s’imagine que la géométrie réside à même les formes qu’elle décrit,

alors qu’en réalité elle les constitue46. Or les règles ne découlent pas des

significations, ni la géométrie des formes des corps solides ou de l’espace lui-même.

43WWK, p. 162. Cf. WWK, p. 141 : « si je pose un postulat, je fixe du même coup la syntaxe dans laquelle j’exprimerai l’hypothèse ». 44Wittgenstein est ainsi conduit à corriger une première formulation égarante d’après laquelle la géométrie physique se placerait « sur le même plan que les lois de la nature » (WWK, p. 100). 45Voir Michel Paty, op. cit., p. 262. 46Dictées de Wittgenstein à Friedrich Waismann et pour Moritz Schlick, A.Soulez éd., t.I, Paris, PUF, 1997, p. 69.

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De même que le nombre ne décrit pas une extension de concept mais se présente

plutôt comme un trait de la grammaire des expressions arithmétiques, la figure

géométrique n’est pas un objet de l’espace, ni un agrégat de points. Elle s’apparente

plutôt à une loi, c’est-à-dire à une forme constructive d’expression dont les modèles

ou projections concrètes (Wittgenstein parle parfois de « notations ») sont autant de

concrétions ou de nœuds dans un réseau dessiné par des opérations possibles. Ainsi ce

qui correspond en géométrie euclidienne au cercle visuel, ce n’est pas le cercle

géométrique idéal dont l’essence envelopperait les règles de construction, mais

toujours une classe de figures analogues, obtenues par des enchaînements réglés

d’opérations47, classe qui ne saurait elle-même être comprise en un sens extensionnel,

mais qui se ramène en fin de compte, comme Klein l’a fortement souligné, à un

faisceau de propriétés invariantes sous certaines transformations.

C’est dire que l’espace lui-même n’est pas un milieu (trame ou réceptacle) dans

lequel se découperaient virtuellement toutes les figures possibles. Il n’y a pas de

géométrie inhérente à l’espace, pas de forme de l’espace que la syntaxe géométrique

aurait pour charge de décrire et à laquelle elle pourrait s’adosser. Il n’y a d’ailleurs pas

de sens à essayer de concevoir une telle chose, sauf à redoubler dans le concept

d’espace les propriétés d’une géométrie qu’on se donnerait avant toute application.

L’espace n’a pas de forme en lui-même, explique Poincaré ; il est (métrique ment)

« amorphe », et si l’on tient néanmoins à dire que s’y préfigurent les possibilités

opératoires d’une géométrie particulière, il faut admettre que toutes les autres

géométries y sont également préfigurées tant qu’une définition de la congruence n’a

pas été retenue48. Contre l’idée, soutenue par Frege, que deux points étant donnés, la

droite qui les relie est pour ainsi dire éternellement tracée dans le ciel des idéalités

mathématiques, Wittgenstein se contente de rappeler qu’une possibilité dépend

toujours d’un système de règles qui la déterminent, et qu’il existe en l’occurrence des

systèmes dans lesquels par deux points passent plus d’une droite (comme l’illustre la

figure du bi-angle dans les géométries riemanniennes). En suivant la pente qui nous

porte à concevoir le possible comme « une ombre de la réalité », on serait d’ailleurs

47PB p. 263, et la formulation du même problème en termes projectifs dans les Dictées..., op. cit., p. 69 (note) et 82. 48La Valeur de la science, Paris, Flammarion, 1906/1970, p. 55.

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conduit à former l’image absurde d’une infinité de « mondes éthérés » correspondant

à autant de géométries, dont il faudrait alors se demander laquelle correspond à notre

espace49. Mais un espace géométrique n’est justement rien au-delà du faisceau de

possibilités opératoires déterminées par une syntaxe. Ou pour parler comme Poincaré :

l’espace n’est rien d’autre qu’un certain groupe de déplacements (« sans

déformation ») associé aux mouvements des solides désignés comme étalons, par

convention50. Ceux qui ne s’en satisfont pas et souhaitent donner à la géométrie un

ancrage plus solide dans l’espace lui-même, cherchent inconsciemment à se

représenter, dans une intuition unique, un espace qui serait à la fois euclidien et non

euclidien : n’y parvenant pas, ils concluent qu’en soi il doit nécessairement être l’un

ou l’autre51.

Relues dans cette perspective, les remarques de Wittgenstein sur la méthode des

modèles et les preuves de consistance des géométries non euclidiennes, éclairent d’un

jour nouveau la thèse de l’intertraductibilité des géométries qui est au fondement du

conventionnalisme géométrique de Poincaré. Wittgenstein montre que, pas plus que

les espaces concurrents ne sont des univers éthérés de formes idéales livrés à un œil

purement géométrique, il n’y a de point de vue surplombant qui permettrait

d’exprimer les rapports de deux syntaxes géométriques dans une langue qu’aucune ne

parle – comme si chacune indiquait un ensemble de faits géométriques jouissant d’une

existence indépendante. Il n’y a pas d’espace de relativisation entre deux géométries,

mais seulement des transformations réglées de l’une vers l’autre, des « calculs » qui

ne se laissent justement jamais ramener à une équivalence logique (isomorphisme)

établie a priori, avant toute application effective. « Parler d’absence de contradiction

“relativement à la géométrie euclidienne” n’a absolument aucun sens. Ce qui se passe

ici est la chose suivante : à une règle correspond une autre règle (à une configuration

49WLM, p. 144-145. Cf. Dictées..., op. cit., p. 70. 50 Dès 1880, dans le premier supplément de l’essai sur les fonctions fuchsiennes et les équations différentielles, Poincaré écrivait : « Qu’est-ce en effet qu’une Géométrie ? C’est l’étude du groupe d’opérations formé par les déplacements que l’on peut faire subir à une figure sans la déformer ». A la rigueur, la notion d’espace peut être entièrement laissée de côté, dès lors qu’elle ne dit rien de plus que ce qu’en dit déjà le groupe en question : « pour étudier la structure du groupe formée par les mouvements des corps solides, il n’est pas nécessaire de rien savoir d’avance sur les relations métriques de l’espace, ni même de se rappeler qu’on opère sur l’espace » (« Sur les principes de la géométrie : réponse à M. Russell », Revue de Métaphysique et de Morale, 8, 1900, p. 82). 51Henri Poincaré, « Des Fondements de la géométrie : à propos d’un livre de Monsieur Russell », Revue de Métaphysique et de Morale, 7, 1899, p. 279.

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dans le jeu, une autre configuration dans le jeu). Nous avons une correspondance

réglée (Abbildung52), un point c’est tout ! Tout ce qu’on peut dire en plus est de la

prose53. »

Cette thèse, si on en développait toutes les implications, rendrait manifeste

l’absurdité qu’il y a à vouloir parler deux langues à la fois, ou comme dit Poincaré à se

représenter un espace qui serait à la fois euclidien et non euclidien54. Cela arrive

pourtant chaque fois que l’on croit constater, non seulement que le concept non

euclidien de triangle s’applique à d’autres objets que les triangles euclidiens, mais

encore qu’il ne désigne pas vraiment un triangle. En confondant ainsi un trait de notre

grammaire géométrique avec une propriété d’essence, on transforme insensiblement

une thèse d’intertraductibilité en une thèse d’incommensurabilité. C’est le prix du

conventionnalisme « sémantique » de l’espèce triviale, qui tient que les géométries

disent la même chose, et offrent du monde physique des descriptions équivalentes,

pourvu qu’on s’entende à donner à des termes identiques des significations

incompatibles.

Les mathématiques s’appliquent, ou elles ne sont pas des mathématiques. C’est

pourquoi il n’y a pas de mathématiques appliquées qui seraient comme l’application

d’une autre mathématique, mais seulement des calculs qui s’enchaînent et se

correspondent sous certaines conditions, chaque enchaînement et chaque règle de

correspondance marquant une nouvelle étape dans le calcul ou un nouveau calcul –

autrement dit une nouvelle application55. Gilles-Gaston Granger suggère que la notion

d’application « au sens wittgensteinien d’Anwendung56 » est sans doute le mot le plus

adapté pour décrire la manière dont des concepts mathématiques naturels (nombre,

espace) fonctionnent comme des « guides transcendantaux appliqués aux contenus

intuitifs, dont ils semblent alors être la forme ». Il évoque l’exploration d’un

52Cette notion correspond à ce qu’on appelle un mapping, une application bijective (ainsi l’isomorphisme entre le plan lobatchevskien et la surface pseudosphérique à courbure négative constante, réalisable dans un espace euclidien à trois dimension). 53WWK, p. 145. 54 Lorsqu’il cherche à réfuter l’empirisme géométrique en imaginant un univers susceptible d’être décrit indifféremment en langage euclidien ou non euclidien, Poincaré prend bien seoin de parler d’un « monde » — et non d’un espace — non euclidien (La Science et l’Hypothèse, p.88). 55BGM, p. 266. Cf. BGM, p. 363 : « Calculer ce que quelqu’un obtiendra par le calcul, n’est-ce pas là déjà des mathématiques appliquées ? – et par conséquent aussi : calculer ce que moi-même j’obtiendrai [en calculant] ? » 56G.-G. Granger, Formes, opérations, objets, Paris, Vrin, 1994, p. 165.

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« domaine d’objets dont la consistance provient de contenus engendrés par le seul jeu

des formes », autrement dit un processus d’application que n’interrompt pas les

restructurations induites par la formalisation, et qu’il faudrait penser en deçà du

rapport à la fois trop extérieur et trop empirique qui sous-tend le partage du pur et de

l’appliqué, à savoir celui de la forme (qui ne serait que forme) et du contenu (qui ne

serait que contenu). Il resterait à voir si le concept d’application, mieux que les

concepts de règle ou d’usage, parvient à échapper au soupçon d’une connivence

essentielle avec les catégories de la pensée kantienne, s’il fait autre chose en somme

que les relativiser en les définissant l’une par l’autre, dans le nœud qui les tient

ensemble. Le propre du conventionnalisme, dès qu’il cherche à formuler une position

(qu’elle se réclame de l’empirisme ou d’un transcendantal réformé), est peut-être de

nous ramener in extremis dans l’orbite des questions ouvertes par le criticisme57.

57 On n’a pas cherché à se prononcer sur la question de savoir si, au-delà même du domaine géométrique, le « conventionnalisme » mérite d’être tenu pour un élément fondamental de la pensée de Poincaré (ce néologisme lui est, du reste, parfaitement étranger). Mais on entrevoit déjà que sa signification déborde la question de la convention proprement dite. Voir à ce propos Eric Audureau, « Le conventionnalisme, conséquence de l’intuitionnisme », Philosophiques, printemps 2004.