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Revue des Deux Mondes T.14, avril 1838,p. 313
LE
FILS DU TITIEN
IAu mois de fĂ©vrier de lâannĂ©e 1580, un jeune homme
traversait, au point du jour, la Piazzetta, Ă Venise. Ses habits Ă©taient en dĂ©sordre ; sa toque, sur laquelle flottait une belle plume Ă©carlate, Ă©tait enfoncĂ©e sur ses oreilles. Il marchait Ă grands pas vers la rive des Esclavons, et son Ă©pĂ©e et son manteau traĂźnaient derriĂšre lui, tandis que dâun pied assez dĂ©daigneux il enjambait par-dessus les pĂȘcheurs couchĂ©s Ă terre. ArrivĂ© au pont de la Paille, il sâarrĂȘta et regarda autour de lui. La lune se couchait derriĂšre la Giudecca, et lâaurore dorait le palais Ducal. De temps en temps une fumĂ©e Ă©paisse, une lueur brillante, sâĂ©chappaient dâun palais voisin. Des poutres, des pierres, dâĂ©normes blocs de marbre, mille dĂ©bris encombraient le
canal des Prisons. Un incendie rĂ©cent venait de dĂ©truire, au milieu des eaux, la demeure dâun patricien. Des gerbes dâĂ©tincelles sâĂ©levaient par instant, et Ă cette clartĂ© sinistre on apercevait un soldat sous les armes veillant au milieu des ruines.
Cependant notre jeune homme ne semblait frappĂ© ni de ce spectacle de destruction, ni de la beautĂ© du ciel qui se teignait des plus fraĂźches nuances. Il regarda quelque temps lâhorizon, comme pour distraire ses yeux Ă©blouis. Mais la clartĂ© du jour parut produire sur lui un effet dĂ©sagrĂ©able, car il sâenveloppa brusquement dans son manteau et poursuivit sa route en courant. Il sâarrĂȘta bientĂŽt de nouveau Ă la porte dâun palais oĂč il frappa. Un valet, tenant un flambeau Ă la main, lui ouvrit aussitĂŽt. Au moment dâentrer, il se retourna, et jetant sur le ciel encore un regard :
â Par Bacchus ! sâĂ©cria-t-il, mon carnaval me coĂ»te cher !
Ce jeune homme se nommait Pomponio Filippo Vecellio. CâĂ©tait le second fils du Titien, enfant plein dâesprit et dâimagination, qui avait fait concevoir Ă son pĂšre les plus heureuses espĂ©rances, mais que sa passion pour le jeu entraĂźnait dans un dĂ©sordre continuel. Il y avait quatre ans seulement que le grand peintre et son fils aĂźnĂ© Orazio Ă©taient morts presque en mĂȘme temps, et le jeune
Pippo, depuis quatre ans, avait dĂ©jĂ dissipĂ© la meilleure part de lâimmense fortune que lui avait donnĂ©e ce double hĂ©ritage. Au lieu de cultiver les talents quâil tenait de la nature, et de soutenir la gloire de son nom, il passait ses journĂ©es Ă dormir et ses nuits Ă jouer chez une certaine comtesse Orsini, ou du moins soi-disant comtesse, qui faisait profession de ruiner la jeunesse vĂ©nitienne. Chez elle sâassemblait chaque soir une nombreuse compagnie, composĂ©e de nobles et de courtisanes ; lĂ , on soupait et on jouait, et comme on ne payait pas son souper, il va sans dire que les dĂ©s se chargeaient dâindemniser la maĂźtresse du logis. Tandis que les sequins flottaient par monceaux, le vin de Chypre coulait, les Ćillades allaient grand train, et les victimes, doublement Ă©tourdies, y laissaient leur argent et leur raison.
Câest de ce lieu dangereux que nous venons de voir sortir le hĂ©ros de ce conte, et il avait fait plus dâune perte dans la nuit. Outre quâil avait vidĂ© ses poches au passe-dix, le seul tableau quâil eĂ»t jamais terminĂ©, tableau que tous les connaisseurs donnaient pour excellent, venait de pĂ©rir dans lâincendie du palais Dolfino. CâĂ©tait un sujet dâhistoire, traitĂ© avec une verve et une hardiesse de pinceau presque dignes du Titien lui-mĂȘme ; vendue Ă un riche sĂ©nateur, cette toile avait eu le mĂȘme sort quâun grand nombre dâouvrages prĂ©cieux ; lâimprudence dâun
valet avait rĂ©duit en cendres ces richesses. Mais câĂ©tait lĂ le moindre souci de Pippo ; il ne songeait quâĂ la chance fĂącheuse qui venait de le poursuivre avec un acharnement inusitĂ©, et aux dĂ©s qui lâavaient fait perdre.
Il commença, en rentrant chez lui, par soulever le tapis qui couvrait sa table et compter lâargent qui restait dans son tiroir ; puis, comme il Ă©tait dâun caractĂšre naturellement gai et insouciant, aprĂšs quâon lâeut dĂ©shabillĂ©, il se mit Ă sa fenĂȘtre en robe de chambre.
Voyant quâil faisait grand jour, il se demanda sâil fermerait ses volets pour se mettre au lit, ou sâil se rĂ©veillerait comme tout le monde ; il y avait longtemps quâil ne lui Ă©tait arrivĂ© de voir le soleil du cĂŽtĂ© oĂč il se lĂšve, et il trouvait le ciel plus joyeux quâĂ lâordinaire. Avant de se dĂ©cider Ă veiller ou Ă dormir, tout en luttant contre le sommeil, il prit son chocolat sur son balcon. DĂšs que ses yeux se fermaient, il croyait voir une table, des mains agitĂ©es, des figures pĂąles, il entendait rĂ©sonner les cornets ; quelle fatale chance ! murmurait-il, est-ce croyable quâon perde avec quinze ! Et il voyait son adversaire habituel, le vieux Vespasiano Memmo, amenant dix-huit et sâemparant de lâor entassĂ© sur le tapis. Il rouvrait alors promptement les paupiĂšres pour se soustraire Ă ce mauvais rĂȘve, et regardait les fillettes passer sur le quai ; il lui sembla apercevoir de loin une
femme masquĂ©e ; il sâen Ă©tonna, bien quâon fĂ»t en carnaval, car les pauvres gens ne se masquent pas, et il Ă©tait Ă©trange, Ă une pareille heure, quâune dame vĂ©nitienne sortĂźt seule Ă piedi ; mais il reconnut que ce quâil avait pris pour un masque Ă©tait le visage dâune nĂ©gresse ; il la vit bientĂŽt de plus prĂšs, et elle lui parut assez bien tournĂ©e. Elle marchait fort vite, et un coup de vent, collant sur ses hanches sa robe bigarrĂ©e de fleurs, dessina des contours gracieux. Pippo se pencha sur le balcon et vit, non sans surprise, que la nĂ©gresse frappait Ă sa porte.
Le portier tardait Ă ouvrir :
â Que demandes-tu ? cria le jeune homme ; est-ce Ă moi que tu as affaire, brunette ? Mon nom est Vecellio, et si on te fait attendre, je vais aller tâouvrir moi-mĂȘme.
La nĂ©gresse leva la tĂȘte :
â Votre nom est Pomponio Vecellio ?
â Oui, ou Pippo, comme tu voudras.
â Vous ĂȘtes le fils du Titien ?
â A ton service ; quây a-t-il pour te plaire ?
AprĂšs avoir jetĂ© sur Pippo un coup dâĆil rapide et curieux, la nĂ©gresse fit quelques pas en arriĂšre, lança adroitement sur le balcon une petite boĂźte roulĂ©e dans du
papier, puis sâenfuit promptement, en se retournant de temps en temps. Pippo ramassa la boĂźte, lâouvrit, et y trouva une jolie bourse, enveloppĂ©e dans du coton. Il soupçonna, avec raison, quâil pouvait y avoir sous le coton un billet qui lui expliquerait cette aventure. Le billet sây trouvait en effet, mais il Ă©tait aussi mystĂ©rieux que le reste, car il ne contenait que ces mots :
« Ne dĂ©pense pas trop lĂ©gĂšrement ce que je renferme ; quand tu sortiras de chez toi, charge-moi dâune piĂšce dâor ; câest assez pour un jour, et sâil tâen reste le soir quelque chose, si peu que ce soit, tu trouveras un pauvre qui tâen remerciera.
Lorsque le jeune homme eut retournĂ© la boĂźte de cent façons, examinĂ© la bourse, regardĂ© de nouveau sur le quai, et quâil vit enfin clairement quâil nâen pourrait savoir davantage : Il faut avouer, pensa-t-il, que ce cadeau est singulier, mais il vient cruellement mal Ă propos. Le conseil quâon me donne est bon, mais il est trop tard pour dire aux gens quâils se noient, quand ils sont au fond de lâAdriatique. Qui diable peut mâenvoyer cela ?
Pippo avait aisĂ©ment reconnu que la nĂ©gresse Ă©tait une servante. Il commença Ă chercher dans sa mĂ©moire quelle Ă©tait la femme ou lâami capable de lui adresser cet envoi, et, comme sa modestie ne lâaveuglait pas, il se
persuada que ce devait ĂȘtre une femme plutĂŽt quâun de ses amis. La bourse Ă©tait en velours brodĂ© dâor ; il lui sembla quâelle Ă©tait faite avec une finesse trop exquise pour sortir de la boutique dâun marchand. Il passa donc en revue, dans sa tĂȘte, dâabord les plus belles dames de Venise, ensuite celles qui lâĂ©taient moins, mais il sâarrĂȘta lĂ , et se demanda comment il sây prendrait pour dĂ©couvrir dâoĂč lui venait sa bourse. Il fit lĂ -dessus les rĂȘves les plus hardis et les plus doux ; plus dâune fois, il crut avoir devinĂ© ; le cĆur lui battait, tandis quâil sâefforçait de reconnaĂźtre lâĂ©criture ; il y avait une princesse bolonaise qui formait ainsi ses lettres majuscules, et une belle dame de Brescia dont câĂ©tait Ă peu prĂšs la main.
Rien nâest plus dĂ©sagrĂ©able quâune idĂ©e fĂącheuse venant se glisser tout Ă coup au milieu de semblables rĂȘveries ; câest Ă peu prĂšs comme si, en se promenant dans une prairie en fleurs, on marchait sur un serpent. Ce fut aussi ce quâĂ©prouva Pippo lorsquâil se souvint tout Ă coup dâune certaine Monna Bianchina, qui, depuis peu, le tourmentait singuliĂšrement. Il avait eu avec cette femme une aventure de bal masquĂ©, et elle Ă©tait assez jolie, mais il nâavait aucun amour pour elle. Monna Bianchina, au contraire, sâĂ©tait prise subitement de passion pour lui, et elle sâĂ©tait mĂȘme efforcĂ©e de voir de lâamour lĂ oĂč il nây avait que de la politesse ; elle sâattachait Ă lui, lui Ă©crivait
souvent, et lâaccablait de tendres reproches ; mais il sâĂ©tait jurĂ© un jour, en sortant de chez elle, de ne jamais y retourner, et il tenait scrupuleusement sa parole. Il vint donc Ă penser que Monna Bianchina pouvait bien lui avoir fait une bourse et la lui avoir envoyĂ©e ; ce soupçon dĂ©truisit sa gaietĂ© et les illusions qui le berçaient ; plus il rĂ©flĂ©chissait, plus il trouvait vraisemblable cette supposition ; il ferma sa fenĂȘtre, de mauvaise humeur, et se dĂ©cida Ă se coucher.
Mais il ne pouvait dormir ; malgrĂ© toutes les probabilitĂ©s, il lui Ă©tait impossible de renoncer Ă un doute qui flattait son orgueil ; il continua Ă rĂȘver involontairement ; tantĂŽt il voulait oublier la bourse, et nây plus songer ; tantĂŽt il voulait se nier lâexistence mĂȘme de Monna Bianchina, afin de chercher plus Ă lâaise. Cependant il avait tirĂ© ses rideaux et il sâĂ©tait enfoncĂ© du cĂŽtĂ© de la ruelle pour ne pas voir le jour ; tout Ă coup il sauta Ă bas de son lit, et appela ses domestiques. Il venait de faire une rĂ©flexion bien simple qui ne sâĂ©tait pas dâabord prĂ©sentĂ©e Ă lui. Monna Bianchina nâĂ©tait pas riche ; elle nâavait quâune servante, et cette servante nâĂ©tait pas une nĂ©gresse, mais une grosse fille de Chioja. Comment aurait-elle pu se procurer, pour cette occasion, cette messagĂšre inconnue que Pippo nâavait jamais vue Ă Venise ? BĂ©nis soient ta noire figure, sâĂ©cria-t-il, et le
soleil africain qui lâa colorĂ©e ! Et sans sâarrĂȘter plus longtemps, il demanda son pourpoint et fit avancer sa gondole.
IIIl avait rĂ©solu dâaller rendre visite Ă la signera
DorothĂ©e, femme de lâavogador Pasqualigo. Cette dame, respectable par son Ăąge, Ă©tait des plus riches et des plus spirituelles de la rĂ©publique : elle Ă©tait, en outre, marraine de Pippo, et, comme il nây avait pas une personne de distinction Ă Venise quâelle ne connĂ»t, il espĂ©rait quâelle pourrait lâaider Ă Ă©claircir le mystĂšre qui lâoccupait. Il pensa toutefois quâil Ă©tait encore trop matin pour se prĂ©senter chez sa protectrice, et il fit un tour de promenade, en attendant, sous les Procuraties.
Le hasard voulut quâil y rencontrĂąt prĂ©cisĂ©ment Monna Bianchina, qui marchandait des Ă©toffes ; il entra dans la boutique, et, sans trop savoir pourquoi, aprĂšs quelques paroles insignifiantes, il lui dit « Monna Bianchina, vous mâavez envoyĂ©, ce matin, un joli cadeau, et vous mâavez donnĂ© un sage conseil ; je vous en remercie bien humblement. »
En sâexprimant avec cet air de certitude, il comptait peut-ĂȘtre sâaffranchir sur-le-champ du doute qui lâavait tourmentĂ© ; mais Monna Bianchina Ă©tait trop rusĂ©e pour tĂ©moigner de lâĂ©tonnement avant dâavoir examinĂ© sâil Ă©tait de son intĂ©rĂȘt dâen montrer. Bien quâelle nâeut rĂ©ellement
rien envoyĂ© au jeune homme, elle vit quâil y avait moyen de lui faire prendre le change ; elle rĂ©pondit, il est vrai, quâelle ne savait de quoi il lui parlait ; mais elle eut soin, en disant cela, de sourire avec tant de finesse et de rougir si modestement, que Pippo demeura convaincu, malgrĂ© les apparences, que la bourse venait dâelle. « Et depuis quand, lui demanda-t-il, avez-vous Ă vos ordres cette jolie nĂ©gresse ? »
DĂ©concertĂ©e par cette question, et ne sachant comment y rĂ©pondre, Monna Bianchina hĂ©sita un moment, puis elle partit dâun grand Ă©clat de rire et quitta brusquement Pippo. RestĂ© seul, et dĂ©sappointĂ©, celui-ci-renonça Ă la visite quâil avait projetĂ©e ; il rentra chez lui, jeta la bourse dans un coin, et nây songea pas davantage.
Il arriva pourtant, quelques jours aprĂšs, quâil perdit au jeu une forte somme, sur parole. Comme il sortait pour acquitter sa dette, il lui parut commode de se servir de cette bourse, qui Ă©tait grande, et qui faisait bon effet Ă sa ceinture ; il la prit donc, et, le soir mĂȘme, il joua de nouveau et perdit encore.
â Continuez-vous ? demanda ser Vespasiano, le vieux notaire de la chancellerie, lorsque Pippo nâeut plus dâargent.
â Non, rĂ©pondit celui-ci, je ne veux plus jouer sur parole.
â Mais je vous prĂȘterai ce que vous voudrez, sâĂ©cria la comtesse Orsini.
â Et moi aussi, dit ser Vespasiano.
â Et moi aussi, rĂ©pĂ©ta dâune voix douce et sonore une des nombreuses niĂšces de la comtesse ; mais rouvrez votre bourse, seigneur Vecellio : il y a encore un sequin dedans.
Pippo sourit, et trouva en effet, au fond de sa bourse, un sequin quâil y avait oubliĂ© : Soit, dit-il, jouons encore un coup, mais je ne hasarderai pas davantage. Il prit le cornet, gagna, se remit Ă jouer en faisant paroli, bref, au bout dâune heure il avait rĂ©parĂ© sa perte de la veille et celle de la soirĂ©e : Continuez-vous ? demanda-t-il Ă son tour Ă ser Vespasiano, qui nâavait plus rien devant lui.
Non ! car il faut que je sois un grand sot de me laisser mettre, Ă sec par un homme qui ne hasardait quâun sequin. Maudite soit cette bourse ! elle renferme sans doute quelque sortilĂšge.
Le notaire sortit furieux de la salle. Pippo se disposait Ă le suivre, lorsque la niĂšce qui lâavait averti lui dit en riant :
â Puisque câest Ă moi que vous devez votre bonheur, faites-moi cadeau du sequin qui vous a fait gagner.
Ce sequin avait une petite marque qui le rendait reconnaissable.
Pippo le chercha, le retrouva, et il tendait dĂ©jĂ la main pour le donner Ă la jolie niĂšce, lorsquâil sâĂ©cria tout Ă coup :
â Ma foi, ma belle, vous ne lâaurez pas ; mais, pour vous montrer que, je ne suis pas avare, en voilĂ dix que je vous prie dâaccepter. Quant Ă celui-lĂ , je veux suivre un avis quâon mâa donnĂ© derniĂšrement, et jâen fais cadeau Ă la Providence.
En parlant ainsi, il jeta le sequin par la fenĂȘtre.
Est-il possible, pensait-il en retournant chez lui, que la bourse de Monna Bianchina me porte bonheur ? Ce serait une singuliĂšre raillerie du hasard si une chose qui, en elle-mĂȘme, mâest dĂ©sagrĂ©able, avait une influence heureuse pour moi.
Il lui sembla bientĂŽt, en effet, que toutes les fois quâil se servait de cette bourse, il gagnait. Lorsquâil y mettait une piĂšce dâor, il ne pouvait se dĂ©fendre dâun certain respect superstitieux, et il rĂ©flĂ©chissait quelquefois, malgrĂ© lui, Ă la vĂ©ritĂ© des paroles quâil avait trouvĂ©es, au fond de la boĂźte. Un sequin est un sequin, se disait-il, et il y a bien des gens qui nâen ont pas un par jour. Cette pensĂ©e le
rendait moins imprudent, et lui faisait un peu restreindre ses dépenses.
Malheureusement Monna Bianchina nâavait pas oubliĂ© son entretien avec Pippo sous les Procuraties. Pour le confirmer dans lâerreur oĂč elle lâavait laissĂ©, elle lui envoyait de temps en temps un bouquet ou une autre bagatelle, accompagnĂ©s de quelques mots dâĂ©crit. Jâai dĂ©jĂ dit quâil Ă©tait trĂšs fatiguĂ© de ces importunitĂ©s, auxquelles il avait rĂ©solu de ne pas rĂ©pondre. Or il arriva que Monna Bianchina, poussĂ©e Ă bout par cette froideur, tenta une dĂ©marche audacieuse qui dĂ©plut beaucoup au jeune homme. Elle se prĂ©senta seule chez lui, pendant son absence, donna quelque argent Ă un domestique, et rĂ©ussit Ă se cacher dans lâappartement. En rentrant il la trouva donc, et il se vit forcĂ© de lui dire, sans dĂ©tour, quâil nâavait point dâamour pour elle, et quâil la priait de le laisser en repos.
La Bianchina, qui, comme je lâai dit, Ă©tait jolie, se laissa aller Ă une colĂšre effrayante ; elle accabla Pippo de reproches, mais non plus tendres cette fois. Elle lui dit quâil lâavait trompĂ©e en lui parlant dâamour, quâelle se regardait comme compromise par lui, et quâenfin elle se vengerait. Pippo nâĂ©couta pas ces menaces sans sâirriter Ă son tour ; pour lui prouver quâil ne craignait rien, il la força de reprendre Ă lâinstant mĂȘme un bouquet quâelle lui
avait envoyĂ© le matin, et, comme la bourse se trouvait sous sa main : Tenez, lui dit-il, prenez aussi cela ; cette bourse mâa portĂ© bonheur, mais apprenez par lĂ que je ne veux rien de vous.
A peine eut-il cĂ©dĂ© Ă ce mouvement de colĂšre, quâil en eut du regret. Monna Bianchina se garda bien de le dĂ©tromper sur le mensonge quâelle lui avait fait. Elle Ă©tait pleine de rage, mais aussi de dissimulation. Elle prit la bourse et se retira, bien dĂ©cidĂ©e Ă faire repentir Pippo de la maniĂšre dont il lâavait traitĂ©e.
Il joua le soir, comme dâordinaire, et perdit ; les jours suivants il ne fut pas plus heureux. Ser Vespasiano avait toujours le meilleur dĂ©, et lui gagnait des sommes considĂ©rables. Il se rĂ©volta contre sa fortune et contre sa superstition, il sâobstina, et perdit encore. Enfin, un jour quâil sortait de chez la comtesse Orsini, il ne put sâempĂȘcher de sâĂ©crier dans lâescalier : Dieu me pardonne, je crois que ce vieux fou avait raison, et que ma bourse Ă©tait ensorcelĂ©e ; car je nâai plus un dĂ© passable depuis que je lâai rendue Ă la Bianchina.
En ce moment il aperçut, flottant devant lui, une robe Ă fleurs, dâoĂč sortaient deux jambes fines et lestes ; câĂ©tait la mystĂ©rieuse nĂ©gresse. Il doubla le pas, lâaccosta, et lui demanda qui elle Ă©tait et Ă qui elle appartenait.
â Qui sait ? rĂ©pondit lâAfricaine avec un malicieux sourire.
â Toi, je suppose. Nâes-tu pas la servante de Monna Bianchina ?
â Non ; qui est-elle, Monna Bianchina ?
â Eh ! par Dieu, celle qui tâa chargĂ©e lâautre jour de mâapporter cette boĂźte que tu as si bien jetĂ©e sur mon balcon.
â Oh ! excellence, je ne le crois pas.
â Je le sais, ne cherche pas Ă feindre ; câest elle-mĂȘme qui me lâa dit.
â Si elle vous lâa dit⊠rĂ©pliqua la nĂ©gresse dâun air dâhĂ©sitation ; elle haussa les Ă©paules, rĂ©flĂ©chit un instant, puis, donnant de son Ă©ventail un petit coup sur la joue de Pippo, elle lui cria en sâenfuyant :
â Mon beau garçon, on sâest moquĂ© de toi.
Les rues de Venise sont un labyrinthe si compliqué, elles se croisent de tant de façons par des caprices si variés et si imprévus, que Pippo, aprÚs avoir laissé échapper la jeune fille, ne put parvenir à la rejoindre. Il resta fort embarrassé, car il avait commis deux fautes, la premiÚre en donnant sa bourse à la Bianchina, et la seconde en ne
retenant pas la nĂ©gresse. Errant au hasard dans la ville, il se dirigea, presque sans le savoir, vers le palais de la signora DorothĂ©e, sa marraine ; il se repentait de nâavoir pas fait Ă cette dame, quelque temps auparavant, sa visite projetĂ©e ; il avait coutume de la consulter sur tout ce qui lâintĂ©ressait, et rarement il avait eu recours Ă elle sans en retirer quelque avantage.
Il la trouva seule, dans son jardin, et, aprĂšs lui avoir baisĂ© la main : Jugez, lui dit-il, ma bonne marraine, de la sottise que je viens de faire. On mâa envoyĂ©, il nây a pas longtemps, une bourseâŠ
Mais Ă peine avait-il prononcĂ© ces mots que la signora DorothĂ©e se mit Ă rire : Eh, bien ! lui dit-elle, est-ce que cette bourse nâest pas jolie ? ne trouves-tu pas que les fleurs dâor font bon effet sur le velours rouge ?
â Comment ! sâĂ©cria le jeune homme ; se pourrait-il que vous fussiez instruiteâŠ
En ce moment, plusieurs sénateurs entraient dans le jardin ; la vénérable dame se leva pour les recevoir, et ne répondit pas aux questions que Pippo, dans son étonnement, ne cessait de lui adresser.
IIILorsque les sénateurs se furent retirés, la signora
DorothĂ©e, malgrĂ© les priĂšres et les importunitĂ©s de son filleul, ne voulut jamais sâexpliquer davantage. Elle Ă©tait fĂąchĂ©e quâun premier mouvement de gaĂźtĂ© lui eĂ»t fait avouer quâelle savait le secret dâune aventure dont elle ne voulait pas se mĂȘler. Comme Pippo insistait toujours :
â Mon cher enfant, lui dit-elle, tout ce que je puis te dire, câest quâil est vrai quâen tâapprenant le nom de la personne qui a brodĂ© pour toi cette bourse, je te rendrais peut-ĂȘtre un bon service ; car cette personne est assurĂ©ment une des plus nobles et des plus belles de Venise. Que cela te suffise donc ; malgrĂ© mon envie de tâobliger, il faut que je me taise ; je ne trahirai pas un secret que je possĂšde seule, et que je ne pourrai te dire que si lâon mâen charge, car je le ferai alors honorablement.
â Honorablement, ma chĂšre marraine ? mais pouvez-vous croire quâen me confiant, Ă moi seulâŠ
â Je mâentends, rĂ©pliqua la vieille dame, et comme, malgrĂ© sa dignitĂ©, elle ne pouvait se passer dâun peu de malice : puisque tu fais quelquefois des vers, ajouta-t-elle, que ne fais-tu un sonnet lĂ dessus ?
Voyant quâil ne pouvait rien obtenir, Pippo mit fin Ă
ses instances ; mais sa curiositĂ©, comme on peut penser, Ă©tait dâune vivacitĂ© extrĂȘme. Il resta Ă dĂźner chez lâavogador Pasqualigo, ne pouvant se rĂ©soudre Ă quitter sa marraine, espĂ©rant que sa belle inconnue viendrait peut-ĂȘtre faire visite le soir ; mais il ne vint que des sĂ©nateurs, des magistrats, et les plus graves robes de la rĂ©publique.
Au coucher du soleil, le jeune homme se sĂ©para de la compagnie, et alla sâasseoir dans un petit bosquet. Il rĂ©flĂ©chit Ă ce quâil avait Ă faire, et il se dĂ©termina Ă deux choses : obtenir de la Bianchina quâelle lui rendĂźt sa bourse, et suivre, en second lieu, le conseil que la signora DorothĂ©e lui avait donnĂ© en riant, câest-Ă -dire, faire un sonnet sur son aventure. Il rĂ©solut, en outre, de donner ce sonnet, quand il serait fait, Ă sa marraine, qui ne manquerait sans doute pas de le montrer Ă la belle inconnue. Sans vouloir tarder davantage, il mit sur-le-champ son double projet Ă exĂ©cution.
AprĂšs avoir, rajustĂ© son pourpoint, et posĂ© avec soin sa toque sur son oreille, il se regarda dâabord dans une glace pour voir sâil avait bonne mine, car sa premiĂšre pensĂ©e avait Ă©tĂ© de sĂ©duire de nouveau la Bianchina par de feintes protestations dâamour, et de la persuader par la douceur ; mais il renonça bientĂŽt Ă ce projet, rĂ©flĂ©chissant quâainsi il ne ferait que ranimer la passion de cette femme et se prĂ©parer de nouvelles importunitĂ©s. Il prit le parti
opposĂ© ; il courut chez elle en toute hĂąte, comme sâil eut Ă©tĂ© furieux ; il se prĂ©para Ă lui jouer une scĂšne dĂ©sespĂ©rĂ©e, et Ă lâĂ©pouvanter si bien quâelle se tĂźnt dorĂ©navant en repos.
Monna Bianchina Ă©tait une de ces VĂ©nitiennes blondes aux yeux noirs, dont le ressentiment a, de tout temps, Ă©tĂ© regardĂ© comme dangereux. Depuis quâil lâavait si mal traitĂ©e, Pippo nâavait reçu dâelle aucun message ; elle prĂ©parait sans doute en silence la vengeance quâelle avait annoncĂ©e. Il Ă©tait donc nĂ©cessaire de frapper un coup dĂ©cisif, sous peine dâaugmenter le mal. Elle se disposait Ă sortir ; quand le jeune homme arriva chez elle ; il lâarrĂȘta dans lâescalier, et la forçant Ă rentrer dans sa chambre
â Malheureuse femme ! sâĂ©cria-t-il, quâavez-vous fait ? Vous avez dĂ©truit toutes mes espĂ©rances, et votre vengeance est accomplie !
â Bon Dieu, que vous est-il arrivĂ© ? demanda la Bianchina stupĂ©faite.
â Vous le demandez ! OĂč est cette bourse que vous mâavez dit venir de vous ? Oserez-vous encore me soutenir ce mensonge ?
â Quâimporte si jâai menti ou non ? Je ne sais ce que cette bourse est devenue.
â Tu vas mourir ou me la rendre, sâĂ©cria Pippo en se jetant sur elle ; et sans respect pour une robe neuve dont la pauvre femme venait de se parer, il Ă©carta violemment le voile qui couvrait sa poitrine et lui posa son poignard sur le cĆur.
La Bianchina se crut morte et commença Ă appeler au secours ; mais Pippo lui bĂąillonna la bouche avec son mouchoir, et, sans quâelle pĂ»t pousser un cri, il la força dâabord de lui rendre la bourse, quâelle avait heureusement conservĂ©e. « Tu as fait le malheur dâune puissante famille, lui dit-il ensuite, tu as Ă jamais troublĂ© lâexistence dâune des plus illustres maisons de Venise ! Tremble ! cette maison redoutable veille sur toi ; ni toi, ni ton mari, vous ne ferez un seul pas maintenant sans quâon ait lâĆil sur vous. Les Seigneurs de la Nuit ont inscrit ton nom sur leur livre ; pense aux caves du palais ducal. Au premier mot que tu diras pour rĂ©vĂ©ler le secret terrible que ta malice tâa fait deviner, ta famille entiĂšre disparaĂźtra !
Il sortit sur ces paroles, et tout le monde sait quâĂ Venise on nâen pouvait prononcer de plus effrayantes. Les impitoyables et secrets arrĂȘts de la corte maggiore rĂ©pandaient une terreur si grande que ceux qui se croyaient seulement soupçonnĂ©s se regardaient dâavance comme morts. Ce fut justement ce qui arriva au mari de la Bianchina, ser Orio, Ă qui elle raconta, Ă peu de chose
prĂšs, la menace que Pippo venait de lui faire. Il est vrai quâelle en ignorait les motifs, et, en effet, Pippo les ignorait lui-mĂȘme, puisque toute cette affaire nâĂ©tait quâune fable. Mais ser Orio jugea prudemment quâil nâĂ©tait pas nĂ©cessaire de savoir par quels motifs on sâĂ©tait attirĂ© la colĂšre de la cour suprĂȘme, et que le plus important Ă©tait de sây soustraire. Il nâĂ©tait pas nĂ© Ă Venise, ses parents habitaient la terre ferme ; il sâembarqua avec sa femme le jour suivant, et lâon nâentendit plus parler dâeux. Ce fut ainsi que Pippo trouva moyen de se dĂ©barrasser de la Bianchina, et de lui rendre avec usure le mauvais tour quâelle lui avait jouĂ©. Elle crut toute sa vie quâun secret dâĂ©tat Ă©tait rĂ©ellement attachĂ© Ă la bourse quâelle avait voulu dĂ©rober, et comme dans ce bizarre Ă©vĂšnement tout Ă©tait mystĂšre pour elle, elle ne put jamais former que des conjectures. Les parents de ser Orio en firent le sujet de leurs entretiens particuliers. A force de suppositions, ils finirent par crĂ©er une fable plausible. Une grande dame, disaient-ils, sâĂ©tait Ă©prise du Tizianello, câest-Ă -dire du fils du Titien, lequel Ă©tait amoureux de Monna Bianchina, et perdait, bien entendu, ses peines auprĂšs dâelle. Or cette grande dame, qui avait brodĂ© elle-mĂȘme une bourse pour le Tizianello, nâĂ©tait autre que la dogaresse en personne ; quâon juge de sa colĂšre, en apprenant que le Tizianello avait fait le sacrifice de ce don dâamour Ă la Bianchina !
Telle Ă©tait la chronique de famille quâon se rĂ©pĂ©tait Ă voix basse Ă Padoue, dans la petite maison de ser Orio.
Satisfait du succĂšs de sa premiĂšre entreprise, notre hĂ©ros songea Ă tenter la seconde. Il sâagissait de faire un sonnet pour sa belle inconnue. Comme lâĂ©trange comĂ©die quâil avait jouĂ©e lâavait Ă©mu malgrĂ© lui, il commença par Ă©crire rapidement quelques vers oĂč respirait une certaine verve. LâespĂ©rance, lâamour, le mystĂšre, toutes les expressions passionnĂ©es ordinaires aux poĂštes, se prĂ©sentaient en foule Ă son esprit. Mais, pensa-t-il, ma marraine mâa dit que jâavais affaire Ă lâune des plus nobles et des plus belles dames de Venise ; il me faut donc garder un ton convenable et lâaborder avec plus de respect.
Il effaça ce quâil avait Ă©crit, et, passant dâun extrĂȘme Ă lâautre, il rassembla quelques rimes sonores, auxquelles il sâefforça dâadapter, non sans peine, des pensĂ©es semblables Ă sa dame, câest-Ă -dire les plus belles et les plus nobles quâil put trouver. A lâespĂ©rance trop hardie, il substitua le doute craintif ; au lieu de mystĂšre et dâamour, il parla de respect et de reconnaissance. Ne pouvant cĂ©lĂ©brer les attraits dâune femme quâil nâavait jamais vue, il se servit, le plus dĂ©licatement possible, de quelques termes vagues qui pouvaient sâappliquer Ă tous les visages. Bref, aprĂšs deux heures de rĂ©flexions et de travail, il avait fait douze vers passables, fort harmonieux, et trĂšs
insignifiants.
Il les mit au net sur une belle feuille de parchemin, et dessina, sur les marges, des oiseaux et des fleurs quâil coloria soigneusement. Mais dĂšs que son ouvrage fut achevĂ©, il nâeut pas plus tĂŽt relu ses vers quâil les jeta par sa fenĂȘtre, dans le canal qui passait prĂšs de sa maison. Que fais-je donc ? se demanda-t-il ; Ă quoi bon poursuivre cette aventure si ma conscience ne parle pas ?
Il prit sa mandoline et se promena de long en large dans sa chambre, en chantant et en sâaccompagnant sur un vieil air composĂ© pour un sonnet de PĂ©trarque. Au bout dâun quart dâheure, il sâarrĂȘta ; son cĆur battait. Il ne songeait plus ni aux convenances, ni Ă lâeffet quâil pourrait produire. La bourse quâil avait arrachĂ©e Ă la Bianchina, et quâil venait de rapporter comme une conquĂȘte, Ă©tait sur sa table. Il la regarda :
« La femme qui a fait cela pour moi, se dit-il, doit mâaimer et savoir aimer. Un pareil travail est long et difficile ; ces fils lĂ©gers, ces vives couleurs, demandent du temps, et en travaillant elle pensait Ă moi. Dans le peu de mots qui accompagnaient cette bourse, il y avait un conseil dâami et pas une parole Ă©quivoque. Ceci est un cartel amoureux envoyĂ© par une femme de cour ; nâeĂ»t-elle pensĂ© Ă moi quâun jour, il faut bravement relever le gant.
Il se remit Ă lâĆuvre, et, en reprenant sa plume, il Ă©tait plus agitĂ© par la crainte et par lâespĂ©rance que lorsquâil avait jouĂ© les plus fortes sommes sur un coup de dĂ©. Sans rĂ©flĂ©chir et sans sâarrĂȘter, il Ă©crivit Ă la hĂąte un sonnet, dont voici Ă peu prĂšs la traduction :
Lorsque jâai lu PĂ©trarque, Ă©tant encore enfant,Jâai souhaitĂ© dâavoir quelque gloire en partage.Il aimait en poĂšte, et chantait en amant ;De la langue des dieux lui seul sut faire usage.
Lui seul eut le secret de saisir au passageLes battements du cĆur qui durent un moment,Et, riche dâun sourire, il en gravait lâimageDâun bout dâun stylet dâor sur un pur diamant.
O vous qui mâadressez une parole amie,Qui lâĂ©criviez hier et lâoublierez demain,Souvenez-vous de moi qui vous en remercie.
Jâai le cĆur de PĂ©trarque et nâai pas son gĂ©nie ;Je ne puis ici-bas que donner en cheminMa main Ă qui mâappelle, Ă qui mâaime ma vie.
Pippo se rendit le lendemain chez la signera DorothĂ©e. DĂ©s quâil se trouva seul avec elle, il posa son sonnet sur les genoux de lâillustre dame, en lui disant : « VoilĂ pour votre amie. » La signora se montra dâabord surprise, puis elle lut les vers, et jura quâelle ne se
chargerait jamais de les montrer Ă personne. Mais Pippo nâen fit que rire, et, comme il Ă©tait persuadĂ© du contraire, il la quitta en lâassurant quâil nâavait lĂ -dessus aucune inquiĂ©tude.
IVIl passa, cependant, la semaine suivante dans le plus
grand trouble, mais ce trouble nâĂ©tait pas sans charmes. Il ne sortait pas de chez lui, et nâosait, pour ainsi dire, remuer, comme pour mieux laisser faire la fortune. En cela, il agit avec plus de sagesse quâon nâen a ordinairement Ă son Ăąge, car il nâavait que vingt-cinq ans, et lâimpatience de la jeunesse nous fait souvent dĂ©passer le but en voulant lâatteindre trop vite. La fortune veut quâon sâaide soi-mĂȘme et quâon sache la saisir Ă propos, car, selon lâexpression de NapolĂ©on, elle est femme. Mais par cette raison mĂȘme, elle veut avoir lâair dâaccorder ce quâon lui arrache, et il faut lui donner le temps dâouvrir la main.
Ce fut le neuviĂšme jour, vers le soir, que la capricieuse dĂ©esse frappa Ă la porte du jeune homme ; et ce nâĂ©tait pas pour rien, comme vous allez voir. Il descendit et ouvrit lui-mĂȘme. La nĂ©gresse Ă©tait sur le seuil ; elle tenait Ă la main une rose quâelle approcha des lĂšvres de Pippo.
â Baisez cette fleur, lui dit-elle ; il y a dessus un baiser de ma maĂźtresse. Peut-elle venir vous voir sans danger ?
â Ce serait une grande imprudence, rĂ©pondit Pippo, si
elle venait en plein jour ; mes domestiques ne pourraient manquer de la voir. Lui est-il possible de sortir la nuit ?
â Non ; qui lâoserait Ă sa place ? Elle ne peut ni sortir la nuit, ni vous recevoir chez elle.
â Il faut donc quâelle consente Ă venir autre part quâici, dans un endroit que je tâindiquerai.
â Non, câest ici quâelle veut venir ; voyez Ă prendre vos prĂ©cautions.
Pippo rĂ©flĂ©chit quelques instants. â Ta maĂźtresse peut-elle se lever de bonne heure ? demanda-t-il Ă la nĂ©gresse.
â A lâheure oĂč se lĂšve le soleil.
â Eh bien ! Ă©coute. Je me rĂ©veille ordinairement fort tard, par consĂ©quent toute ma maison dort la grasse matinĂ©e. Si ta maĂźtresse peut venir au point du jour, je lâattendrai, et elle pourra pĂ©nĂ©trer ici sans ĂȘtre vue de personne. Pour ce qui est de la faire sortir ensuite, je mâen charge, si toutefois elle peut rester chez moi jusquâĂ la nuit tombante.
â Elle le fera ; vous plaĂźt-il que ce soit demain ?
â Demain Ă lâaurore, dit Pippo ; il glissa une poignĂ©e de sequins sous la gorgerette de la messagĂšre ; puis, sans en
demander davantage, il regagna sa chambre et sây enferma, dĂ©cidĂ© Ă veiller jusquâau jour. Il se fit dâabord dĂ©shabiller, afin quâon crĂ»t quâil allait se mettre au lit ; lorsquâil fut seul, il alluma un bon feu, mit une chemise brodĂ©e dâor, un collet de senteurs, et un pourpoint de velours blanc avec des manches de satin de la Chine ; puis, tout Ă©tant bien disposĂ©, il sâassit prĂšs de la fenĂȘtre, et commença Ă rĂȘver Ă son aventure.
Il ne jugeait pas aussi dĂ©favorablement quâon le croirait peut-ĂȘtre, de la promptitude avec laquelle sa dame lui avait donnĂ© un rendez vous. Il ne faut pas, dâabord, oublier que cette histoire se passe au XVIe siĂšcle, et les amours de ce temps-lĂ allaient plus vite que les nĂŽtres. DâaprĂšs les tĂ©moignages les plus authentiques, il paraĂźt certain quâĂ cette Ă©poque ce que nous appellerions de lâindĂ©licatesse passait pour de la sincĂ©ritĂ©, et il y a mĂȘme lieu de penser que ce quâon nomme aujourdâhui vertu paraissait alors de lâhypocrisie. Quoi quâil en soit, une femme amoureuse dâun joli garçon se rendait sans de longs discours, et celui-ci nâen prenait pas pour cela moins bonne opinion dâelle ; personne ne songeait Ă rougir de ce qui lui semblait naturel ; câĂ©tait le temps oĂč un seigneur de la cour de France portait sur son chapeau, en guise de panache, un bas de soie appartenant Ă sa maĂźtresse, et il rĂ©pondait sans façon Ă ceux qui sâĂ©tonnaient de le voir au
Louvre dans cet Ă©quipage, que câĂ©tait le bas dâune femme qui le faisait mourir dâamour.
Tel Ă©tait, dâailleurs, le caractĂšre de Pippo que, fĂ»t-il nĂ© dans le siĂšcle prĂ©sent, il nâeĂ»t peut-ĂȘtre pas entiĂšrement changĂ© dâavis sur ce point. MalgrĂ© beaucoup de dĂ©sordre et de folie, sâil Ă©tait capable de mentir quelquefois Ă autrui, il ne se mentait jamais Ă lui-mĂȘme ; je veux dire par lĂ quâil aimait les choses pour ce quâelles valent et non pour les apparences, et que, tout en Ă©tant capable de dissimulation, il nâemployait la ruse que lorsque son dĂ©sir Ă©tait vrai. Or, sâil pensait quâil y eĂ»t un caprice dans lâenvoi quâon lui avait fait, du moins il nây croyait pas voir le caprice dâune coquette ; jâen ai dit tout Ă lâheure les motifs, qui Ă©taient le soin et la finesse avec lesquels sa bourse Ă©tait brodĂ©e, et le temps quâon avait dĂ» mettre Ă la faire.
Pendant que son esprit sâefforçait de devancer le bonheur qui lui Ă©tait promis, il se souvint dâun mariage turc dont on lui avait fait le rĂ©cit. Quand les Orientaux prennent femme, ils ne voient quâaprĂšs la noce le visage de leur fiancĂ©e, qui, jusque lĂ , reste voilĂ©e devant eux, comme devant tout le monde. Ils se fient Ă ce que leur ont dit les parents, et se marient ainsi sur parole. La cĂ©rĂ©monie terminĂ©e, la jeune femme se montre Ă lâĂ©poux, qui peut alors vĂ©rifier par lui-mĂȘme si son marchĂ© conclu est bon
ou mauvais ; comme il est trop tard pour sâen dĂ©dire, il nâa rien de mieux Ă faire que de le trouver bon ; et lâon ne voit pas, du reste, que ces unions soient plus malheureuses que dâautres.
Pippo se trouvait prĂ©cisĂ©ment dans le mĂȘme cas quâun fiancĂ© turc : il ne sâattendait pas, il est vrai, Ă trouver une vierge dans sa dame inconnue, mais il sâen consolait aisĂ©ment ; il y avait en outre cette diffĂ©rence Ă son avantage, que ce nâĂ©tait pas un lien aussi solennel quâil allait contracter. Il pouvait se livrer aux charmes de lâattente et de la surprise, sans en redouter les inconvĂ©nients, et cette considĂ©ration lui semblait suffire pour le dĂ©dommager de ce qui pourrait dâailleurs lui manquer. Il se figura donc que cette nuit Ă©tait rĂ©ellement celle de ses noces, et il nâest pas Ă©tonnant quâĂ son Ăąge cette pensĂ©e lui causĂąt des transports de joie.
La premiĂšre nuit des noces doit ĂȘtre, en effet, pour une imagination active, un des plus grands bonheurs possibles, car il nâest prĂ©cĂ©dĂ© dâaucune peine. Les philosophes veulent, il est vrai, que la peine donne plus de saveur au plaisir quâelle accompagne, mais Pippo pensait quâune mĂ©chante sauce ne rend pas le poisson plus frais. Il aimait donc les jouissances faciles, mais il ne les voulait pas grossiĂšres, et malheureusement câest une loi presque invariable que les plaisirs exquis se paient chĂšrement ; or,
la nuit des noces fait exception Ă cette rĂšgle ; câest une circonstance unique dans la vie, satisfait Ă la fois les deux penchants les plus chers Ă lâhomme, la paresse et la convoitise ; elle amĂšne dans la chambre dâun jeune homme une femme couronnĂ©e de fleurs, qui ignore lâamour, et dont une mĂšre sâest efforcĂ©e, depuis quinze ans, dâanoblir lâĂąme et dâorner lâesprit ; pour obtenir un regard de cette belle crĂ©ature, il faudrait peut-ĂȘtre la supplier pendant une annĂ©e entiĂšre ; cependant, pour possĂ©der ce trĂ©sor, lâĂ©poux nâa quâĂ ouvrir les bras ; la mĂšre sâĂ©loigne, Dieu lui-mĂȘme le permet ; si, en sâĂ©veillant dâun si beau rĂȘve on ne se trouvait pas mariĂ©, qui ne voudrait le faire tous les soirs ?
Pippo ne regrettait pas de ne point avoir adressĂ© de questions Ă la nĂ©gresse, car une servante, en pareil cas, ne peut manquer de faire lâĂ©loge de sa maĂźtresse, fĂ»t-elle plus laide quâun pĂ©chĂ© mortel, et les deux mots Ă©chappĂ©s Ă la signora DorothĂ©e suffisaient. Il eĂ»t voulu seulement savoir si sa dame inconnue Ă©tait brune ou blonde. Pour se faire une idĂ©e dâune femme, lorsquâon sait quâelle est belle, rien nâest plus important que de connaĂźtre la nuance de ses cheveux. Pippo hĂ©sita longtemps entre les deux couleurs ; enfin il sâimagina quâelle avait les cheveux chĂątains, afin de mettre son esprit en repos.
Mais il ne sut alors comment décider de quelle
couleur Ă©taient ses yeux ; il les aurait supposĂ©s noirs si elle eĂ»t Ă©tĂ© brune, et bleus si elle eĂ»t Ă©tĂ© blonde. Il se figura quâils Ă©taient bleus, non pas de ce bleu clair et indĂ©cis qui est tour Ă tour gris ou verdĂątre, mais de cet azur pur comme le ciel, qui, dans les moments de passion, prend une teinte plus foncĂ©e, et devient sombre comme lâaile du corbeau.
A peine ces yeux charmants lui eurent-ils apparu, avec un regard tendre et profond, que son imagination les entoura dâun front blanc comme la neige, et de deux joues roses comme les rayons du soleil sur le sommet des Alpes. Entre ces deux joues, aussi douces quâune pĂȘche, il crut voir un nez effilĂ© comme celui du buste antique quâon a appelĂ© lâAmour grec. Au-dessous, une bouche vermeille, ni trop grande ni trop petite, laissant passer, entre deux rangĂ©es de perles, une haleine fraĂźche et voluptueuse ; le menton Ă©tait bien formĂ© et lĂ©gĂšrement arrondi ; la physionomie franche, mais un peu altiĂšre ; sur un cou un peu long, sans un seul pli, dâune blancheur mate, se balançait mollement, comme une fleur sur sa tige, cette tĂȘte gracieuse et toute sympathiqueii. A cette belle image, crĂ©Ă©e par la fantaisie, il ne manquait que dâĂȘtre rĂ©elle. Elle va venir, pensait Pippo, elle sera ici quand il fera jour ; et ce qui nâest pas le moins surprenant dans son Ă©trange rĂȘverie, câest quâil venait de faire, sans sâen douter, le
fidĂšle portrait de sa future maĂźtresse.
Lorsque la frĂ©gate de lâĂ©tat, qui veille Ă lâentrĂ©e du port, tira son coup de canon pour annoncer six heures du matin, Pippo vit que la lumiĂšre de sa lampe devenait rougeĂątre, et quâune lĂ©gĂšre teinte bleue colorait ses vitres. Il se mit aussitĂŽt Ă sa croisĂ©e. Ce nâĂ©tait plus, cette fois, avec des yeux Ă demi fermĂ©s quâil regardait autour de lui ; bien que sa nuit se fĂ»t passĂ©e sans sommeil, il se sentait plus libre et plus dispos que jamais. Lâaurore commençait Ă se montrer, mais Venise dormait encore ; cette paresseuse patrie du plaisir ne sâĂ©veille pas si matin. A lâheure oĂč, chez nous, les boutiques sâouvrent, les passants se croisent, les voitures roulent, les brouillards se jouaient sur la lagune dĂ©serte et couvraient dâun rideau les palais silencieux. Le vent ridait Ă peine lâeau ; quelques voiles paraissaient au loin du cĂŽtĂ© de lâusine, apportant Ă la reine des mers les provisions de la journĂ©e. Seul, au sommet de la ville endormie, lâange du campanile de Saint Marc sortait brillant du crĂ©puscule, et les premiers rayons du soleil Ă©tincelaient sur ses ailes dorĂ©es.
Cependant les innombrables Ă©glises de Venise sonnaient lâangĂ©lus Ă grand bruit ; les pigeons de la rĂ©publique, avertis par le son des cloches dont ils savent compter les coups avec un merveilleux instinct, traversaient par bandes, Ă tire dâaile, la rive des Esclavons,
pour aller chercher, sur la grande place, le grain quâon y rĂ©pand rĂ©guliĂšrement pour eux Ă cette heure ; les brouillards sâĂ©levaient peu Ă peu ; le soleil parut ; quelques pĂȘcheurs secouĂšrent leurs manteaux et se mirent Ă nettoyer leurs barques ; lâun dâeux entonna, dâune voix claire et pure, un couplet dâun air national ; du fond dâun bĂątiment de commerce, une voix de basse lui rĂ©pondit ; une autre, plus Ă©loignĂ©e, se joignit au refrain, du second couplet ; bientĂŽt le chĆur fut organisĂ© ; chacun faisait sa partie tout en travaillant, et une belle chanson matinale salua la clartĂ© du jour.
La maison de Pippo Ă©tait situĂ©e sur le quai des Esclavons, non loin du palais Nani, Ă lâangle dâun petit canal ; en cet instant, au fond de ce canal obscur, brilla la scie dâune gondole. Un seul barcarol Ă©tait sur la poupe, mais le frĂȘle bateau fendait lâonde avec la rapiditĂ© dâune flĂšche, et semblait glisser sur lâĂ©pais miroir oĂč sa rame plate sâenfonçait en cadence. Au moment de passer sous le pont qui sĂ©pare le canal de la grande lagune, la gondole sâarrĂȘta. Une femme masquĂ©e, dâune taille noble et svelte, en sortit, et se dirigea vers le quai. Pippo descendit aussitĂŽt et sâavança vers elle. â Est-ce vous ? lui dit-il Ă voix basse. Pour toute rĂ©ponse, elle prit sa main quâil lui prĂ©sentait et le suivit. Aucun domestique nâĂ©tait encore levĂ© dans la maison ; sans dire un seul mot, ils
traversĂšrent, sur la pointe du pied, la galerie infĂ©rieure oĂč dormait le portier. ArrivĂ©e dans lâappartement du jeune homme, la dame sâassit sur un sofa et resta dâabord quelque temps pensive. Elle ĂŽta ensuite son masque. Pippo reconnut alors que la signora DorothĂ©e ne lâavait pas trompĂ©, et quâil avait, en effet, devant lui, une des plus belles femmes de Venise, et lâhĂ©ritiĂšre de deux nobles familles, BĂ©atrice LorĂ©dano, veuve du procurateur Donato.
VIl est impossible de rendre par des paroles la beauté
des premiers regards que BĂ©atrice jeta autour dâelle lorsquâelle eut dĂ©couvert son visage. Bien quâelle fĂ»t veuve depuis dix-huit mois, elle nâavait encore que vingt-quatre ans, et quoique la dĂ©marche quâelle venait de faire ait pu paraĂźtre hardie au lecteur, câĂ©tait la premiĂšre fois de sa vie quâelle en faisait une semblable, car il est certain que jusque-lĂ elle nâavait eu dâamour que pour son mari. Aussi cette dĂ©marche lâavait-elle troublĂ©e Ă tel point que, pour nây pas renoncer en route, il lui avait fallu rĂ©unir toutes ses forces, et ses yeux Ă©taient Ă la fois pleins dâamour, de confusion et de courage.
Pippo la regardait avec tant dâadmiration, quâil ne pouvait parler. En quelque circonstance quâon se trouve, il est impossible de voir une femme parfaitement belle sans Ă©tonnement et sans respect. Pippo avait souvent rencontrĂ© BĂ©atrice Ă la promenade et Ă des rĂ©unions particuliĂšres. Il avait fait et entendu faire, cent fois lâĂ©loge de sa beautĂ©. Elle Ă©tait fille de Pierre LorĂ©dan, membre du conseil des dix, et arriĂšre-petite-fille du fameux LorĂ©dan qui prit une part si active au procĂšs de Jacques Foscari. Lâorgueil de cette famille nâĂ©tait que trop connu Ă Venise, et BĂ©atrice passait aux yeux de tous pour avoir hĂ©ritĂ© de la fiertĂ© de
ses ancĂȘtres. On lâavait mariĂ©e trĂšs jeune au procurateur Marco Donato, et la mort de celui-ci venait de la laisser libre et en possession dâune grande fortune. Les premiers seigneurs de la rĂ©publique aspiraient Ă sa main ; mais elle ne rĂ©pondait aux efforts quâils faisaient pour lui plaire que par la plus dĂ©daigneuse indiffĂ©rence. En un mot, son caractĂšre altier et presque sauvage Ă©tait, pour ainsi dire, passĂ© en proverbe. Pippo Ă©tait donc doublement surpris ; car si, dâune part, il nâeĂ»t jamais osĂ© supposer que sa mystĂ©rieuse conquĂȘte fĂ»t BĂ©atrice Donato, dâun autre cĂŽtĂ©, il lui semblait, en la regardant, quâil la voyait pour la premiĂšre fois, tant elle Ă©tait diffĂ©rente dâelle-mĂȘme. Lâamour, qui sait donner des charmes aux visages les plus vulgaires, montrait en ce moment sa toute-puissance en embellissant ainsi un chef-dâĆuvre de la nature.
AprĂšs quelques instants de silence, Pippo sâapprocha de sa dame et lui prit la main. Il essaya de lui peindre sa surprise et de la remercier de son bonheur ; mais elle ne lui rĂ©pondait pas, et ne paraissait pas lâentendre. Elle restait immobile et semblait ne rien distinguer, comme si tout ce qui lâentourait eĂ»t Ă©tĂ© un rĂȘve. Il lui parla longtemps sans quâelle fĂźt aucun mouvement ; cependant il avait entourĂ© de son bras la taille de BĂ©atrice, et il sâĂ©tait assis prĂšs dâelle :
â Vous mâavez envoyĂ© hier, lui dit-il, un baiser sur une
rose ; sur une fleur plus belle et plus fraĂźche, laissez-moi vous rendre ce que jâai reçu.
En parlant ainsi, il lâembrassa sur les lĂšvres. Elle ne fit point dâeffort pour lâen empĂȘcher ; mais ses regards qui erraient au hasard, se fixĂšrent tout Ă coup sur Pippo. Elle le repoussa doucement, et lui dit en secouant la tĂȘte avec une tristesse pleine de grĂące :
â Vous ne mâaimerez pas, vous nâaurez pour moi quâun caprice ; mais je vous aime, et je veux dâabord me mettre Ă genoux devant vous.
Elle sâinclina en effet ; Pippo la retint vainement en la suppliant de se lever. Elle glissa entre ses bras, et sâagenouilla sur le parquet.
Il nâest pas ordinaire ni mĂȘme agrĂ©able de voir une femme prendre cette humble posture. Bien que ce soit une marque dâamour, elle semble appartenir exclusivement Ă lâhomme ; câest une attitude pĂ©nible, quâon ne peut voir sans trouble, et qui a quelquefois arrachĂ© Ă des juges le pardon dâun coupable. Pippo contempla, avec une surprise croissante, le spectacle admirable qui sâoffrait Ă lui. Sâil avait Ă©tĂ© saisi de respect en reconnaissant BĂ©atrice, que devait-il Ă©prouver en la voyant Ă ses pieds ? La veuve de Donato, la fille des LorĂ©dan, Ă©tait Ă genoux. Sa robe de velours, semĂ©e de fleurs dâargent, couvrait les dalles ; son
voile, ses cheveux dĂ©roulĂ©s, pendaient Ă terre. De ce beau cadre sortaient ses blanches Ă©paules et ses mains jointes, tandis que ses yeux humides se levaient vers Pippo. Ămu jusquâau fond du cĆur, il recula de quelques pas, et se sentit enivrĂ© dâorgueil. Il nâĂ©tait pas noble ; la fiertĂ© patricienne que BĂ©atrice dĂ©pouillait passa comme un Ă©clair dans lâĂąme du jeune homme.
Mais cet Ă©clair ne dura quâun instant, et sâĂ©vanouit rapidement. Un tel spectacle devait produire plus quâun mouvement de vanitĂ©. Quand nous nous penchons sur une source limpide, notre image sây peint aussitĂŽt, et notre approche fait naĂźtre un frĂšre qui, du fond de lâeau, vient au-devant de nous. Ainsi, dans lâĂąme humaine, lâamour appelle lâamour et le fait Ă©clore dâun regard. Pippo se jeta aussi Ă genoux. InclinĂ©s lâun devant lâautre, ils restĂšrent ainsi tous deux quelques moments, Ă©changeant leurs premiers baisers.
Si BĂ©atrice Ă©tait fille des LorĂ©dan, le doux sang de sa mĂšre, Bianca Contarini, coulait aussi dans ses veines. Jamais crĂ©ature en ce monde nâavait Ă©tĂ© meilleure que cette mĂšre, qui Ă©tait aussi une des beautĂ©s de Venise. Toujours heureuse et avenante, ne pensant quâĂ bien vivre durant la paix, et, en temps de guerre, amoureuse de la patrie, Bianca semblait la sĆur aĂźnĂ©e de ses filles. Elle mourut jeune, et, morte, elle Ă©tait belle encore.
CâĂ©tait par elle que BĂ©atrice avait appris Ă connaĂźtre et Ă aimer les arts, et surtout la peinture. Ce nâest pas que la jeune veuve fĂ»t devenue bien savante sur ce sujet. Elle avait Ă©tĂ© Ă Rome et Ă Florence, et les chefs-dâĆuvre de Michel-ange ne lui avaient inspirĂ© que de la curiositĂ©. Romaine, elle nâeĂ»t aimĂ© que RaphaĂ«l ; mais elle Ă©tait fille de lâAdriatique, et elle prĂ©fĂ©rait le Titien. Pendant que tout le monde sâoccupait, autour dâelle, dâintrigues de cour ou des affaires de la RĂ©publique, elle ne sâinquiĂ©tait que des tableaux nouveaux et de ce quâallait devenir son art favori aprĂšs la mort du vieux Vecellio. Elle avait vu au palais Dolfin, le tableau dont jâai parlĂ© au commencement de ce conte, le seul quâeĂ»t fait le Tizianello, et qui avait pĂ©ri dans un incendie. AprĂšs avoir admirĂ© cette toile, elle avait rencontrĂ© Pippo chez la signora DorothĂ©e, et elle sâĂ©tait Ă©prise pour lui dâun amour irrĂ©sistible.
La peinture, au siĂšcle de Jules II et de LĂ©on X, nâĂ©tait pas un mĂ©tier, comme aujourdâhui ; câĂ©tait une religion pour les artistes ; un goĂ»t Ă©clairĂ© chez les grands seigneurs, une gloire pour lâItalie et une passion pour les femmes. Lorsquâun pape quittait le Vatican pour rendre visite Ă Buonarotti, la fille dâun noble vĂ©nitien pouvait, sans honte, aimer le Tizianello ; mais BĂ©atrice avait conçu un projet qui Ă©levait et enhardissait sa passion. Elle voulait faire de Pippo plus que son amant ; elle voulait en faire un
grand peintre. Elle connaissait la vie dĂ©rĂ©glĂ©e quâil menait, et elle avait rĂ©solu de lâen arracher. Elle savait quâen lui, malgrĂ© ses dĂ©sordres, le feu sacrĂ© des arts nâĂ©tait pas Ă©teint, mais seulement couvert de cendre, et elle espĂ©rait que lâamour ranimerait la divine Ă©tincelle. Elle avait hĂ©sitĂ© une annĂ©e entiĂšre, caressant en secret cette idĂ©e, rencontrant Pippo de temps en temps, regardant ses fenĂȘtres quand elle passait sur le quai. Un caprice lâavait entraĂźnĂ©e ; elle nâavait pu rĂ©sister Ă la tentation de broder une bourse et de lâenvoyer. Elle sâĂ©tait promis, il est vrai, de ne pas aller plus loin et de ne jamais tenter davantage. Mais quand la signora DorothĂ©e lui avait montrĂ© les vers que Pippo avait faits pour elle, elle avait versĂ© des larmes de joie. Elle nâignorait pas quel risque elle courait en essayant de rĂ©aliser son rĂȘve ; mais câĂ©tait un rĂȘve de femme, et elle sâĂ©tait dit en sortant de chez elle : â Ce que femme veut, Dieu le veut.
Conduite et soutenue par cette pensĂ©e, par son amour et par sa franchise, elle se sentait Ă lâabri de la crainte. En sâagenouillant devant Pippo, elle venait de faire sa premiĂšre priĂšre Ă lâAmour ; mais, aprĂšs le sacrifice de sa fiertĂ©, le dieu impatient lui en demandait un autre. Elle nâhĂ©sita pas plus Ă devenir la maĂźtresse du Tizianello que si elle eĂ»t Ă©tĂ© sa femme. Elle ĂŽta son voile, et le posa sur une statue de VĂ©nus qui se trouvait dans la chambre ; puis,
aussi belle et aussi pĂąle que la dĂ©esse de marbre, elle sâabandonna au destin.
Elle passa la journĂ©e chez Pippo, comme il avait Ă©tĂ© convenu. Au coucher du soleil, la gondole qui lâavait amenĂ©e vint la chercher. Elle sortit aussi secrĂštement quâelle Ă©tait entrĂ©e. Les domestiques avaient Ă©tĂ© Ă©cartĂ©s sous diffĂ©rents prĂ©textes ; le portier seul restait dans la maison. HabituĂ© Ă la maniĂšre de vivre de son maĂźtre, il ne sâĂ©tonna pas de voir une femme masquĂ©e traverser la galerie avec Pippo. Mais lorsquâil vit la dame, auprĂšs de la porte, relever la barbe de son masque, et Pippo lui donner un baiser dâadieu, il sâavança sans bruit et prĂȘta lâoreille.
â Ne mâavais-tu jamais remarquĂ©e ? demandait gaiement BĂ©atrice
â Si, rĂ©pondit Pippo, mais je ne connaissais pas ton visage ; toi mĂȘme, sois-en sĂ»re, tu ne te doutes pas de ta beautĂ©.
â Ni toi non plus ; tu es beau comme le jour, mille fois plus que je ne le croyais. Mâaimeras-tu ?
â Oui, et longtemps.
â Et moi toujours.
Ils se séparÚrent sur ces mots, et Pippo resta sur le pas
VIQuinze jours sâĂ©taient Ă©coulĂ©s, et BĂ©atrice nâavait pas
encore parlĂ© du projet quâelle avait conçu. A dire vrai, elle lâavait un peu oubliĂ© elle-mĂȘme. Les premiers jours dâune liaison amoureuse ressemblent aux excursions des Espagnols, lors de la dĂ©couverte du Nouveau-Monde. En sâembarquant, ils promettaient Ă leur gouvernement de suivre des instructions prĂ©cises, de rapporter des plans, et de civiliser lâAmĂ©rique ; mais, Ă peine arrivĂ©s, lâaspect dâun ciel inconnu, une forĂȘt vierge, une mine dâor ou dâargent, leur faisaient perdre la mĂ©moire. Pour courir aprĂšs la nouveautĂ©, ils oubliaient leurs promesses et lâEurope entiĂšre, mais il leur arrivait de dĂ©couvrir un trĂ©sor ; ainsi font quelquefois les amants.
Un autre motif excusait encore BĂ©atrice. Pendant ces quinze jours, Pippo nâavait pas jouĂ©, et nâĂ©tait pas allĂ© une seule fois chez la comtesse Orsini. CâĂ©tait un commencement de sagesse ; BĂ©atrice, du moins, en jugeait ainsi, et je ne sais si elle avait tort ou raison. Pippo passait une moitiĂ© du jour prĂšs de sa maĂźtresse, et lâautre moitiĂ© Ă regarder la mer, en buvant du vin de Samos, dans un cabaret du Lido. Ses amis ne le voyaient plus ; il avait rompu toutes ses habitudes, et ne sâinquiĂ©tait ni du temps, ni de lâheure, ni de ses actions ; il sâenivrait, en un mot, du
profond oubli de toutes choses que les premiers baisers dâune belle femme laissent toujours aprĂšs eux ; et peut-on dire dâun homme, en pareil cas, sâil est sage ou fou ?
Pour me servir dâun mot qui dit tout, Pippo et BĂ©atrice Ă©taient faits lâun pour lâautre. Ils sâen Ă©taient aperçus dĂšs le premier jour, mais encore fallait-il le temps de sâen convaincre, et, pour cela, ce nâĂ©tait pas trop dâun mois. Un mois se passa donc sans quâil fĂ»t question de peinture. En revanche, il Ă©tait beaucoup question dâamour, de musique sur lâeau, et de promenades hors de la ville. Les grandes dames aiment quelquefois mieux une secrĂšte partie de plaisir dans une auberge des faubourgs, quâun petit souper dans un boudoir. BĂ©atrice Ă©tait de cet avis, et elle prĂ©fĂ©rait aux dĂźners mĂȘmes du doge un poisson frais mangĂ© en tĂȘte Ă tĂȘte avec Pippo sous les tonnelles de la Quintavalle. AprĂšs le repas, ils montaient en gondole, et sâen allaient voguer autour de lâĂźle des ArmĂ©niens ; câest lĂ , entre la ville et le Lido, entre le ciel et la mer, que je conseille au lecteur dâaller, par un beau clair de lune, faire lâamour Ă la vĂ©nitienne.
Au bout dâun mois, un jour que BĂ©atrice Ă©tait venue secrĂštement chez Pippo, elle le trouva plus joyeux que de coutume. Lorsquâelle entra, il venait de dĂ©jeuner, et se promenait en chantant ; le soleil Ă©clairait sa chambre et faisait reluire sur sa table une Ă©cuelle dâargent pleine de
sequins. Il avait jouĂ© la veille, et gagnĂ© quinze cents piastres Ă ser Vespasiano. De cette somme, il avait achetĂ© un Ă©ventail chinois, des gants parfumĂ©s et une chaĂźne dâor faite Ă Venise, et admirablement travaillĂ©e ; il avait mis le tout dans un coffret de bois de cĂšdre incrustĂ© de nacre, quâil offrit Ă BĂ©atrice.
Elle reçut dâabord ce cadeau avec joie, mais bientĂŽt aprĂšs, lorsquâelle eut appris quâil provenait dâargent gagnĂ© au jeu, elle ne voulut plus lâaccepter. Au lieu de se joindre Ă la gaietĂ© de Pippo, elle tomba dans la rĂȘverie. Peut-ĂȘtre pensait-elle quâil avait dĂ©jĂ moins dâamour pour elle, puisquâil Ă©tait retournĂ© Ă ses anciens plaisirs. Quoi quâil en fĂ»t, elle vit que le moment Ă©tait venu de parler, et dâessayer de le faire renoncer aux dĂ©sordres dans lesquels il allait retomber.
Ce nâĂ©tait pas une entreprise facile. Depuis un mois elle avait dĂ©jĂ pu connaĂźtre le caractĂšre de Pippo. Il Ă©tait, il est vrai, dâune nonchalance extrĂȘme pour ce qui regarde les choses ordinaires de la vie, et il pratiquait le farniente avec dĂ©lices ; mais pour les choses plus importantes, il nâĂ©tait pas aisĂ© de le maĂźtriser, Ă cause de cette indolence mĂȘme, car dĂšs quâon voulait prendre de lâempire sur lui, au lieu de lutter et de disputer, il laissait dire les gens et nâen faisait pas moins Ă sa guise. Pour arriver Ă ses fins, BĂ©atrice prit un dĂ©tour et lui demanda sâil voulait faire son
portrait.
Il y consentit sans peine ; le lendemain il acheta une toile, et fit apporter dans sa chambre un beau chevalet de chĂȘne sculptĂ© qui avait appartenu Ă son pĂšre. BĂ©atrice arriva dĂšs le matin, couverte dâune ample robe brune, dont elle se dĂ©barrassa lorsque Pippo fut prĂȘt Ă se mettre Ă lâouvrage. Elle parut alors devant lui dans un costume Ă peu prĂšs pareil Ă celui dont Paris Bordone a revĂȘtu sa VĂ©nus couronnĂ©e. Ses cheveux, nouĂ©s sur le front, et entremĂȘlĂ©s de perles, tombaient sur ses bras et sur ses Ă©paules en longues mĂšches ondoyantes. Un collier de perles qui descendait jusquâĂ la ceinture, fixĂ© au milieu de sa poitrine par un fermoir dâor, suivait et dessinait les parfaits contours de son sein nu. Sa robe de taffetas changeant, bleu et rose, Ă©tait relevĂ©e sur le genou par une agrafe de rubis, laissant Ă dĂ©couvert une jambe polie comme le marbre. Elle portait, en outre, de riches bracelets et des mules de velours Ă©carlate lacĂ©es dâor.
La VĂ©nus du Bordone nâest pas autre chose, comme on sait, que le portrait dâune dame vĂ©nitienne, et ce peintre, Ă©lĂšve du Titien, avait une grande rĂ©putation en Italie. Mais BĂ©atrice, qui connaissait peut-ĂȘtre le modĂšle du tableau, savait bien quâelle Ă©tait plus belle. Elle voulait exciter lâĂ©mulation de Pippo, et elle lui montrait ainsi quâon pouvait surpasser le Bordone. Par le sang de Diane,
sâĂ©cria le jeune homme, lorsquâil lâeut examinĂ©e quelque temps, la VĂ©nus couronnĂ©e nâest quâune Ă©caillĂšre de lâarsenal, qui sâest dĂ©guisĂ©e en dĂ©esse ; mais voici la mĂšre de lâAmour et la maĂźtresse du dieu des batailles !
Il est facile de croire que son premier soin, en voyant un si beau modĂšle, ne fut pas de se mettre Ă peindre. BĂ©atrice craignit un instant dâĂȘtre trop belle et dâavoir pris un mauvais moyen pour faire rĂ©ussir ses projets de rĂ©forme. Cependant le portrait fut commencĂ© ; mais il Ă©tait Ă©bauchĂ© dâune main distraite. Pippo laissa par hasard tomber son pinceau ; BĂ©atrice le ramassa, et, en le rendant Ă son amant : Le pinceau de ton pĂšre, lui dit-elle, tomba ainsi un jour de sa main. Charles-Quint le ramassa et le lui rendit ; je veux faire comme CĂ©sar, quoique je ne sois pas une impĂ©ratrice.
Pippo avait toujours eu pour son pĂšre une affection et une admiration sans bornes, et il nâen parlait jamais quâavec respect. Ce souvenir fit impression sur lui. Il se leva et ouvrit une armoire : VoilĂ le pinceau dont vous me parlez, dit-il Ă BĂ©atrice en le lui montrant ; mon pauvre pĂšre lâavait conservĂ© comme une relique, depuis que le maĂźtre de la moitiĂ© du monde y avait touchĂ©.
â Ătiez-vous prĂ©sent Ă cette scĂšne, demanda BĂ©atrice, et pourriez-vous mâen faire le rĂ©cit ?
â JâĂ©tais bien jeune, rĂ©pondit Pippo, mais je mâen souviens. CâĂ©tait Ă Bologne. Il y avait eu une entrevue entre le pape et lâempereur ; il sâagissait du duchĂ© de Florence, ou pour mieux dire, du sort de lâItalie. On avait vu Paul III et Charles-Quint causer ensemble sur une terrasse, et pendant leur entretien, la ville entiĂšre se taisait. Au bout dâune heure, tout Ă©tait dĂ©cidĂ© ; un grand bruit dâhommes et de chevaux avait succĂ©dĂ© au silence. On ignorait ce qui allait arriver, et on sâagitait pour le savoir ; mais le plus profond mystĂšre avait Ă©tĂ© ordonnĂ© ; les habitants regardaient passer avec curiositĂ© et avec terreur les moindres officiers des deux cours ; on parlait dâun dĂ©membrement de lâItalie, dâexils et de principautĂ©s nouvelles. Mon pĂšre travaillait Ă un grand tableau, et il Ă©tait au haut de lâĂ©chelle qui lui servait Ă peindre, lorsque des hallebardiers, leur pique Ă la main, ouvrirent la porte et se rangĂšrent contre le mur. Un page entra, et cria Ă haute voix : CĂ©sar ! Quelques minutes aprĂšs, lâempereur parut, raide dans son pourpoint, et souriant dans sa barbe rousse. Mon pĂšre, surpris et charmĂ© de cette visite inattendue, descendait aussi vite quâil pouvait de son Ă©chelle ; il Ă©tait vieux ; en sâappuyant Ă la rampe, il laissa tomber son pinceau. Tout le monde restait immobile, car la prĂ©sence de lâempereur nous avait changĂ©s en statues. Mon pĂšre Ă©tait confus de sa lenteur et de sa maladresse, mais il
craignait, en se hĂątant, de se blesser ; Charles-Quint fit quelques pas en avant, se courba lentement, et ramassa le pinceau. « Le Titien, dit-il dâune voix claire et impĂ©rieuse, le Titien mĂ©rite bien dâĂȘtre servi par CĂ©sar. » Et avec une majestĂ© vraiment sans Ă©gale, il rendit le pinceau Ă mon pĂšre, qui mit un genou en terre pour le recevoir.
AprĂšs ce rĂ©cit, que Pippo nâavait pu faire sans Ă©motion, BĂ©atrice resta silencieuse pendant quelque temps ; elle baissait la tĂȘte et paraissait tellement distraite, quâil lui demanda Ă quoi elle songeait :
â Je pense Ă une chose, rĂ©pondit-elle. Charles-Quint est mort maintenant, et son fils est roi dâEspagne. Que dirait-on de Philippe II, si au lieu de porter lâĂ©pĂ©e de son pĂšre, il la laissait se rouiller dans une armoire ?
Pippo sourit, et quoiquâil eĂ»t compris la pensĂ©e de BĂ©atrice, il lui demanda ce quâelle voulait dire par lĂ .
â Je veux dire, rĂ©pondit-elle, que toi aussi, tu es lâhĂ©ritier dâun roi, car le Bordone, le Moretto, le Romanino, sont de bons peintres ; le Tintoret et le Giorgione Ă©taient des artistes, mais le Titien Ă©tait un roi, et maintenant qui porte son sceptre ?
â Mon frĂšre Orazio, rĂ©pondit Pippo, eĂ»t Ă©tĂ© un grand peintre, sâil eĂ»t vĂ©cu.
â Sans doute, rĂ©pliqua BĂ©atrice, et voilĂ ce quâon dira des fils du Titien : lâun aurait Ă©tĂ© grand sâil avait vĂ©cu, et lâautre sâil avait voulu.
â Crois-tu cela ? dit en riant Pippo ; eh bien ! on ajoutera donc : Mais il aima mieux aller en gondole avec BĂ©atrice Donato.
Comme câĂ©tait une autre rĂ©ponse que BĂ©atrice avait espĂ©rĂ©e, elle fut un peu dĂ©concertĂ©e. Elle ne perdit pourtant pas courage, mais elle prit un ton plus sĂ©rieux :
â Ăcoute-moi, dit-elle, et ne raille pas. Le seul tableau que tu aies fait a Ă©tĂ© admirĂ©. Il nây a personne qui nâen regrette la perte ; mais la vie que tu mĂšnes est quelque chose de pire que lâincendie du palais Dolfin, car elle te consume toi-mĂȘme. Tu ne penses quâĂ te divertir, et tu ne rĂ©flĂ©chis pas que ce qui est un Ă©garement pour les autres, est pour toi une honte. Le fils dâun marchand enrichi peut jouer aux dĂ©s, mais non le Tizianello. A quoi sert que tu en saches autant que nos plus vieux peintres, et que tu aies la jeunesse qui leur manque ? Tu nâas quâĂ essayer pour rĂ©ussir, et tu nâessaies pas. Tes amis te trompent, mais je remplis mon devoir en te disant que tu outrages la mĂ©moire de ton pĂšre ; et qui te le dirait, si ce nâest moi ? Tant que tu seras riche, tu trouveras des gens qui tâaideront Ă te ruiner ; tant que tu seras beau, les
femmes tâaimeront ; mais quâarrivera-t-il, si, pendant que tu es jeune, on ne te dit pas la vĂ©ritĂ© ? Je suis votre maĂźtresse, mon cher seigneur, mais je veux ĂȘtre aussi votre amante ; plĂ»t Ă Dieu que vous fussiez nĂ© pauvre ! Si vous mâaimez, il faut travailler. Jâai trouvĂ© dans un quartier Ă©loignĂ© de la ville une petite maison retirĂ©e, oĂč il nây a quâun Ă©tage. Nous la ferons meubler, si vous voulez, Ă notre goĂ»t, et nous en aurons deux clĂ©s ; lâune sera pour vous, et je garderai lâautre. LĂ nous nâaurons peur de personne et nous serons en libertĂ©. Vous y ferez porter un chevalet ; si vous me promettez dây venir travailler seulement deux heures par jour, jâirai vous y voir tous les jours. Aurez-vous assez de patience pour cela ? Si vous acceptez, dans un an dâici, vous ne mâaimerez probablement plus, mais vous aurez pris lâhabitude du travail, et il y aura un grand nom de plus en Italie. Si vous refusez, je ne puis cesser de vous aimer, mais ce sera me dire que vous ne mâaimez pas.
Pendant que BĂ©atrice parlait, elle Ă©tait tremblante. Elle craignait dâoffenser son amant, et cependant elle sâĂ©tait imposĂ© lâobligation de sâexprimer sans rĂ©serve ; cette crainte et le dĂ©sir de plaire faisaient Ă©tinceler ses yeux. Elle ne ressemblait plus Ă VĂ©nus, mais Ă une muse. Pippo ne lui rĂ©pondit pas sur-le-champ ; il la trouvait si belle ainsi, quâil la laissa quelque temps dans lâinquiĂ©tude.
A dire vrai, il avait moins Ă©coutĂ© les remontrances que lâaccent de la voix qui les prononçait, mais cette voix pĂ©nĂ©trante lâavait charmĂ©. BĂ©atrice avait parlĂ© de toute son Ăąme, dans le plus pur toscan, avec la douceur vĂ©nitienne. Quand une vive ariette sort dâune belle bouche, nous ne faisons pas grande attention aux paroles ; il est mĂȘme quelquefois plus agrĂ©able de ne pas les entendre distinctement, et de nous laisser entraĂźner par la musique seule. Ce fut Ă peu prĂšs ce que fit Pippo. Sans songer Ă ce quâon lui demandait, il sâapprocha de BĂ©atrice, lui donna un baiser sur le front, et lui dit :
â Tout ce que tu voudras, tu es belle comme un ange.
Il fut convenu quâĂ compter de ce jour, Pippo travaillerait rĂ©guliĂšrement. BĂ©atrice voulut quâil sây engageĂąt par Ă©crit. Elle tira ses tablettes, et, en y traçant quelques lignes avec une fiertĂ© amoureuse
â Tu sais, dit-elle, que nous autres LorĂ©dan, nous tenons des comptes fidĂšlesiii. Je tâinscris comme mon dĂ©biteur pour deux heures de travail par jour, pendant un an ; signe, et paie-moi exactement, afin que je sache que tu mâaimes.
Pippo signa de bonne grĂące : Mais il est bien entendu, dit-il, que je commencerai par faire ton portrait.
BĂ©atrice lâembrassa Ă son tour, et lui dit Ă lâoreille : Et
VIILâamour de Pippo et de BĂ©atrice avait pu se comparer
dâabord Ă une source qui sâĂ©chappe de terre ; il ressemblait maintenant Ă un ruisseau qui sâinfiltre peu Ă peu et se creuse un lit dans le sable. Si Pippo eĂ»t Ă©tĂ© noble, il eĂ»t certainement Ă©pousĂ© BĂ©atrice, car, Ă mesure quâils se connaissaient mieux, ils sâaimaient davantage ; mais, quoique les Vecelli fussent dâune bonne famille de Cador en Frioul, une pareille union nâĂ©tait pas possible. Non-seulement les proches parents de BĂ©atrice sây seraient opposĂ©s, mais tout ce qui portait Ă Venise un nom patricien se serait indignĂ©. Ceux qui tolĂ©raient le plus volontiers les intrigues dâamour, et qui ne trouvaient rien Ă redire Ă ce quâune noble dame fĂ»t la maĂźtresse dâun peintre, nâeussent jamais pardonnĂ© Ă cette mĂȘme femme si elle eĂ»t Ă©pousĂ© son amant. Tels Ă©taient les prĂ©jugĂ©s de cette Ă©poque, qui valait pourtant mieux que la nĂŽtre.
La petite maison Ă©tait meublĂ©e ; Pippo tenait parole en y allant tous les jours ; dire quâil travaillait, ce serait trop, mais il en faisait semblant, ou plutĂŽt il croyait travailler. BĂ©atrice, de son cĂŽtĂ©, tenait plus quâelle nâavait promis, car elle arrivait toujours la premiĂšre. Le portrait Ă©tait Ă©bauchĂ© ; il avançait lentement, mais il Ă©tait sur le chevalet, et, quoiquâon nây touchĂąt pas la plupart du
temps, il faisait du moins lâoffice de tĂ©moin, soit pour encourager lâamour, soit pour excuser la paresse.
Tous les matins, BĂ©atrice envoyait Ă son amant un bouquet par sa nĂ©gresse, afin quâil sâaccoutumĂąt Ă se lever de bonne heure. Un peintre doit ĂȘtre debout Ă lâaurore, disait-elle ; la lumiĂšre du soleil est sa vie et le vĂ©ritable Ă©lĂ©ment de son art, puisquâil ne peut rien faire sans elle.
Cet avertissement paraissait juste Ă Pippo, mais il en trouvait lâapplication difficile. Il lui arrivait de mettre le bouquet de la nĂ©gresse dans le verre dâeau sucrĂ©e quâil avait sur sa table de nuit, et de se rendormir. Quand, pour aller Ă la petite maison, il passait sous les hĂȘtres de la comtesse Orsini, il lui semblait que son argent sâagitait dans sa poche. Il rencontra un jour Ă la promenade ser Vespasiano, qui lui demanda pourquoi on ne le voyait plus :
â Jâai fait serment de ne plus tenir un cornet, rĂ©pondit-il, et de ne plus toucher Ă une carte ; mais puisque vous voilĂ , jouons Ă croix ou pile lâargent que nous avons sur nous.
Ser Vespasiano, qui, bien quâil fĂ»t vieux et notaire, nâen Ă©tait pas moins le jeu incarnĂ©, nâeut garde de refuser cette proposition. Il jeta une piastre en lâair, perdit une trentaine de sequins et sâen fut, trĂšs peu satisfait. â Quel dommage, pensa Pippo, de ne pas jouer dans ce moment-
ci ! je suis sĂ»r que la bourse de BĂ©atrice continuerait Ă me porter bonheur, et que je regagnerais en huit jours ce que jâai perdu depuis deux ans.
CâĂ©tait pourtant avec grand plaisir quâil obĂ©issait Ă sa maĂźtresse. Son petit atelier offrait lâaspect le plus gai et le plus tranquille. Il sây trouvait comme dans un monde nouveau, dont cependant il avait mĂ©moire, car sa toile et son chevalet lui rappelaient son enfance. Les choses qui nous ont Ă©tĂ© jadis familiĂšres, nous le redeviennent aisĂ©ment, et cette facilitĂ©, jointe au souvenir, nous les rend chĂšres sans que nous sachions pourquoi. Lorsque Pippo prenait sa palette, et que, par une belle matinĂ©e, il y Ă©crasait ses couleurs brillantes, puis quand il les regardait disposĂ©es en ordre et prĂȘtes Ă se mĂȘler sous sa main, il lui semblait entendre, derriĂšre lui, la voix rude de son pĂšre lui crier comme autrefois : Allons, fainĂ©ant, Ă quoi rĂȘves-tu ? quâon mâentame hardiment cette besogne ! â A ce souvenir, il tournait la tĂȘte, mais au lieu du sĂ©vĂšre visage du Titien, il voyait BĂ©atrice les bras et le sein nus, le front couronnĂ© de perles, qui se prĂ©parait Ă poser devant lui, et qui lui disait en souriant : Quand il vous plaira, mon seigneur.
Il ne faut pas croire quâil fĂ»t indiffĂ©rent aux conseils quâelle lui donnait, et elle ne les lui Ă©pargnait pas. TantĂŽt elle lui parlait des maĂźtres vĂ©nitiens, et de la place
glorieuse quâils avaient conquise parmi les Ă©coles dâItalie ; tantĂŽt, aprĂšs lui avoir rappelĂ© Ă quelle grandeur lâart sâĂ©tait Ă©levĂ©, elle lui en montrait la dĂ©cadence ; elle nâavait que trop raison sur ce sujet, car Venise faisait alors ce que venait de faire Florence. Elle perdait non-seulement sa gloire, mais le respect de sa gloire ; Michel-Ange et le Titien avaient vĂ©cu tous deux prĂšs dâun siĂšcle ; aprĂšs avoir enseignĂ© les arts Ă leur patrie, ils avaient luttĂ© contre le dĂ©sordre aussi longtemps que le peut la force humaine ; mais ces deux vieilles colonnes sâĂ©taient enfin Ă©croulĂ©es. Pour Ă©lever aux nues des novateurs obscurs, on oubliait les maĂźtres Ă peine ensevelis. Brescia, CrĂ©mone, ouvraient de nouvelles Ă©coles, et les proclamaient supĂ©rieures aux anciennes. A Venise mĂȘme, le fils dâun Ă©lĂšve du Titien, usurpant le surnom donnĂ© Ă Pippo, se faisait appeler, comme lui, le Tizianello, et remplissait dâouvrages du plus mauvais goĂ»t lâĂ©glise patriarcale.
Quand mĂȘme Pippo ne se fĂ»t pas souciĂ© de la honte de sa patrie, il devait sâirriter de ce scandale. Lorsquâon vantait devant lui un mauvais tableau, ou lorsquâil trouvait dans quelque Ă©glise une mĂ©chante toile au milieu des chefs-dâĆuvre de son pĂšre, il Ă©prouvait le mĂȘme dĂ©plaisir quâaurait pu ressentir un patricien en voyant le nom dâun bĂątard inscrit sur le livre dâor. BĂ©atrice comprenait ce dĂ©plaisir, et les femmes ont toutes plus ou moins un peu de
lâinstinct de Dalila ; elles savent saisir Ă propos le secret des cheveux de Samson. Tout en respectant les noms consacrĂ©s, BĂ©atrice avait soin de faire de temps en temps lâĂ©loge de quelque peintre mĂ©diocre. Il ne lui Ă©tait pas facile de se contredire ainsi elle-mĂȘme, mais elle donnait Ă ces faux Ă©loges, avec beaucoup dâhabiletĂ©, un air de vraisemblance. Par ce moyen, elle parvenait souvent Ă exciter la mauvaise humeur de Pippo, et elle avait remarquĂ© que, dans ces moments, il se mettait Ă lâouvrage avec une vivacitĂ© extraordinaire. Il avait alors la hardiesse dâun maĂźtre, et lâimpatience lâinspirait. Mais son caractĂšre frivole reprenait bientĂŽt le dessus. Il jetait tout Ă coup son pinceau : Allons boire un verre de vin de Chypre, disait-il, et ne parlons plus de ces sottises.
Un esprit aussi inconstant eĂ»t peut-ĂȘtre dĂ©couragĂ© une autre que BĂ©atrice ; mais, puisque nous trouvons dans lâhistoire le rĂ©cit des haines les plus tenaces, il ne faut pas sâĂ©tonner que lâamour puisse donner de la persĂ©vĂ©rance. BĂ©atrice Ă©tait persuadĂ©e dâune chose vraie, câest que lâhabitude peut tout, et voici dâoĂč lui venait cette conviction. Elle avait vu son pĂšre, homme extrĂȘmement riche et dâune faible santĂ©, se livrer, dans sa vieillesse, aux plus grandes fatigues, aux calculs les plus arides, pour augmenter de quelques sequins son immense fortune. Elle lâavait souvent suppliĂ© de se mĂ©nager, mais il avait
constamment fait la mĂȘme rĂ©ponse : Que câĂ©tait une habitude prise dĂšs lâenfance, qui lui Ă©tait devenue nĂ©cessaire, et quâil conserverait tant quâil vivrait. Instruite par cet exemple, BĂ©atrice ne voulait rien prĂ©juger tant que Pippo ne se serait pas astreint Ă un travail rĂ©gulier, et elle se disait que lâamour de la gloire est une noble convoitise qui doit ĂȘtre aussi forte que lâavarice.
En pensant ainsi, elle ne se trompait pas ; mais la difficultĂ© consistait en ceci, que, pour donner Ă Pippo une bonne habitude, il fallait lui en ĂŽter une mauvaise. Or, il y a de mauvaises herbes qui sâarrachent sans beaucoup dâefforts, mais le jeu nâest pas de celles-lĂ ; peut-ĂȘtre mĂȘme est-ce la seule passion qui puisse rĂ©sister Ă lâamour, car on a vu des ambitieux, des libertins et des dĂ©vots, cĂ©der Ă la volontĂ© dâune femme, mais bien rarement des joueurs, et la raison en est facile Ă dire. De mĂȘme que le mĂ©tal monnayĂ© reprĂ©sente presque toutes les jouissances, le jeu rĂ©sume presque toutes les Ă©motions ; chaque carte, chaque coup de dĂ©, entraĂźnent la perte ou la possession dâun certain nombre de piĂšces dâor ou dâargent, et chacune de ces piĂšces est le signe dâune jouissance indĂ©terminĂ©e. Celui qui gagne sent donc une multitude de dĂ©sirs, et non-seulement il sây livre en libertĂ©, mais il cherche Ă sâen crĂ©er de nouveaux, ayant la certitude de les satisfaire. De lĂ le dĂ©sespoir de celui qui perd, et qui se trouve tout Ă
coup dans lâimpossibilitĂ© dâagir, aprĂšs avoir maniĂ© des sommes Ă©normes. De telles Ă©preuves, rĂ©pĂ©tĂ©es souvent, Ă©puisent et exaltent Ă la fois lâesprit, le jettent dans une sorte de vertige, et les sensations ordinaires sont trop faibles, elles se prĂ©sentent dâune maniĂšre trop lente et trop successive pour que le joueur, accoutumĂ© Ă concentrer, les siennes, puisse y prendre le moindre intĂ©rĂȘt.
Heureusement pour Pippo, son pĂšre lâavait laissĂ© trop riche pour que la perte ou le gain pussent exercer sur lui une influence aussi funeste. Le dĂ©sĆuvrement, plutĂŽt que le vice, lâavait poussĂ© ; il Ă©tait trop jeune, dâailleurs, pour que le mal fĂ»t sans remĂšde ; lâinconstance mĂȘme de ses goĂ»ts le prouvait ; il nâĂ©tait donc pas impossible quâil se corrigeĂąt, pourvu quâon sĂ»t veiller attentivement sur lui. Cette nĂ©cessitĂ© nâavait pas Ă©chappĂ© Ă BĂ©atrice, et, sans sâinquiĂ©ter du soin de sa propre rĂ©putation, elle passait prĂšs de son amant presque toutes ses journĂ©es. Dâautre part, pour que lâhabitude nâengendrĂąt pas la satiĂ©tĂ©, elle mettait en Ćuvre toutes les ressources de la coquetterie fĂ©minine ; sa coiffure, sa parure, son langage mĂȘme, variaient sans cesse, et, de peur que Pippo ne vĂźnt Ă se dĂ©goĂ»ter dâelle, elle changeait de robe tous les jours. Pippo sâapercevait de ces petits stratagĂšmes ; mais il nâĂ©tait pas si sot que de sâen fĂącher, tout au contraire, car de son cĂŽtĂ© il en faisait autant ; il changeait dâhumeur et de
façons autant de fois que de collerette. Mais il nâavait pas, pour cela, besoin de sây Ă©tudier ; le naturel y pourvoyait, et il disait quelquefois, en riant : Un goujon est un petit poisson, et un caprice est une petite passion.
Vivant ainsi, et aimant tous deux le plaisir, nos amants sâentendaient Ă merveille. Une seule chose inquiĂ©tait BĂ©atrice. Toutes les fois quâelle parlait Ă Pippo des projets quâelle formait pour lâavenir, il se contentait de rĂ©pondre : â Commençons par faire ton portrait.
â Je ne demande pas mieux, disait-elle, et il y a longtemps que cela est convenu. Mais que comptes-tu faire ensuite ? Ce portrait ne peut ĂȘtre exposĂ© en public, et il faut, dĂšs quâil sera fini, penser Ă te faire connaĂźtre. As-tu quelque sujet dans la tĂȘte ? Sera-ce un tableau dâĂ©glise ou dâhistoire ?
Quand elle lui adressait ces questions, il trouvait toujours moyen, dâavoir quelque distraction qui lâempĂȘchait dâentendre, comme, par exemple, de ramasser son mouchoir, de rajuster un bouton de son habit, ou toute autre bagatelle de mĂȘme sorte. Elle avait commencĂ© par croire que ce pouvait ĂȘtre un mystĂšre dâartiste, et quâil ne voulait pas rendre compte de ses plans ; mais personne nâĂ©tait moins mystĂ©rieux que lui, ni mĂȘme plus confiant, du moins avec sa maĂźtresse, car il nây a pas dâamour sans
confiance. Serait-il possible quâil me trompĂąt, se demandait BĂ©atrice, que sa complaisance ne fĂ»t quâun jeu, et quâil nâeĂ»t pas lâintention de tenir sa parole ?
Lorsque ce doute lui venait Ă lâesprit, elle prenait un air grave et presque hautain : Jâai votre promesse, disait-elle ; vous vous ĂȘtes engagĂ© pour un an, et nous verrons si vous ĂȘtes homme dâhonneur. â Mais avant quâelle nâeĂ»t achevĂ© sa phrase, Pippo lâembrassait tendrement. Commençons par faire ton portrait, rĂ©pĂ©tait-il ; puis il savait sây prendre de façon Ă lui faire parler dâautre chose.
On peut juger si elle avait hĂąte de voir ce portrait terminĂ©. Au bout de six semaines, il le fut enfin. Lorsquâelle posa pour la derniĂšre sĂ©ance, BĂ©atrice Ă©tait si joyeuse, quâelle ne pouvait rester en place ; elle allait et venait du tableau Ă son fauteuil, et elle se rĂ©criait Ă la fois dâadmiration et de plaisir. Pippo travaillait lentement et secouait la tĂȘte de temps en temps ; il fronça tout Ă coup le sourcil, et passa brusquement sur sa toile le linge qui lui servait Ă essuyer ses pinceaux. BĂ©atrice courut Ă lui aussitĂŽt, et elle vit quâil avait effacĂ© la bouche et les yeux. Elle en fut tellement consternĂ©e quâelle ne put retenir ses larmes ; mais Pippo remit tranquillement ses couleurs dans sa boĂźte : Le regard et le sourire, dit-il, sont deux choses difficiles Ă rendre ; il faut ĂȘtre inspirĂ© pour oser les peindre. Je ne me sens pas la main assez sĂ»re, et je ne sais
mĂȘme pas si je lâaurai jamais.
Le portrait resta donc ainsi dĂ©figurĂ©, et toutes les fois que BĂ©atrice regardait cette tĂȘte sans bouche et sans yeux, elle sentait redoubler son inquiĂ©tude.
VIIILe lecteur a pu remarquer que Pippo aimait les vins
grecs. Or, quoique les vins dâOrient ne soient pas bavards, aprĂšs un bon dĂźner il jasait volontiers au dessert. BĂ©atrice ne manquait jamais de faire tomber la conversation sur la peinture ; mais, dĂšs quâil en Ă©tait question, il arrivait de deux choses lâune : ou Pippo gardait le silence, et il avait alors un certain sourire que BĂ©atrice nâaimait pas Ă voir sur ses lĂšvres, ou il parlait des arts avec une indiffĂ©rence et un dĂ©dain singuliers. Une pensĂ©e bizarre lui revenait surtout, la plupart du temps, dans ces entretiens.
â Il y aurait un beau tableau Ă faire, disait-il ; il reprĂ©senterait le Campo-Vaccino Ă Rome au soleil couchant. Lâhorizon est vaste, la place dĂ©serte. Sur le premier plan, des enfants jouent sur des ruines ; au second plan, on voit passer un jeune homme enveloppĂ© dâun manteau ; son visage est pĂąle, ses traits dĂ©licats sont altĂ©rĂ©s par la souffrance ; il faut quâen le voyant, on devine quâil va mourir. Dâune main il tient une palette et des pinceaux, de lâautre il sâappuie sur une femme jeune et robuste, qui tourne la tĂȘte en souriant. Afin dâexpliquer cette scĂšne, il faudrait mettre au bas la date du jour oĂč elle se passe, le vendredi saint de lâannĂ©e 1520.
BĂ©atrice comprenait aisĂ©ment le sens de cette espĂšce dâĂ©nigme. CâĂ©tait le vendredi saint de lâannĂ©e 1520 que RaphaĂ«l Ă©tait mort Ă Rome, et, quoiquâon eĂ»t essayĂ© de dĂ©mentir le bruit qui en avait couru, il Ă©tait certain que ce grand homme avait expirĂ© dans les bras de sa maĂźtresse. Le tableau que projetait Pippo eĂ»t donc reprĂ©sentĂ© RaphaĂ«l peu dâinstants avant sa fin, et une telle scĂšne, en effet, traitĂ©e avec simplicitĂ© par un vĂ©ritable artiste, eĂ»t pu ĂȘtre belle. Mais BĂ©atrice savait Ă quoi sâen tenir sur ce projet supposĂ©, et elle lisait dans les yeux de son amant ce quâil lui donnait Ă entendre.
Tandis que tout le monde sâaccordait, en Italie, Ă dĂ©plorer cette mort, Pippo avait coutume, au contraire, de la vanter, et il disait souvent que, malgrĂ© tout le gĂ©nie de RaphaĂ«l, sa mort Ă©tait plus belle que sa vie. Cette pensĂ©e rĂ©voltait BĂ©atrice, sans quâelle pĂ»t se dĂ©fendre dâen sourire ; câĂ©tait dire que lâamour vaut mieux que la gloire, et si une pareille idĂ©e peut ĂȘtre blĂąmĂ©e par une femme, elle ne peut du moins lâoffenser. Si Pippo avait choisi un autre exemple, BĂ©atrice aurait peut-ĂȘtre Ă©tĂ© de son avis ; mais pourquoi, disait-elle, opposer lâune Ă lâautre deux choses qui sympathisent si bien ? Lâamour et la gloire sont le frĂšre et la sĆur ; pourquoi veux-tu les dĂ©sunir ?
â On ne fait jamais bien deux choses Ă la fois, disait Pippo. Tu ne conseillerais pas Ă un commerçant de faire
des vers en mĂȘme temps que ses calculs, ni Ă un poĂšte dâauner de la toile pendant quâil chercherait ses rimes. Pourquoi donc veux-tu me faire peindre pendant que je suis amoureux ?
BĂ©atrice ne savait trop que rĂ©pondre, car elle nâosait dire que lâamour nâest pas une occupation.
â Veux-tu donc mourir comme RaphaĂ«l ? demandait-elle ; et si tu le veux, que ne commences-tu par faire comme lui ?
â Câest, au contraire, rĂ©pondait Pippo, de peur de mourir comme RaphaĂ«l que je ne veux pas faire comme lui. Ou RaphaĂ«l a eu tort de devenir amoureux Ă©tant peintre, ou il a eu tort de se mettre Ă peindre Ă©tant amoureux. Câest pourquoi il est mort Ă trente-sept ans, dâune maniĂšre glorieuse, il est vrai ; mais il nây a pas de bonne maniĂšre de mourir. Sâil eĂ»t fait seulement cinquante chefs-dâĆuvre de moins, câeĂ»t Ă©tĂ© un malheur pour le pape, qui aurait Ă©tĂ© obligĂ© de faire dĂ©corer ses chapelles par un autre ; mais la Fornarine en aurait eu cinquante baisers de plus, et RaphaĂ«l aurait Ă©vitĂ© lâodeur des couleurs Ă lâhuile, qui est si nuisible Ă la santĂ©.
â Feras-tu donc de moi une Fornarine ? sâĂ©criait alors BĂ©atrice ; si tu ne prends soin ni de ta gloire ni de ta vie, veux-tu me charger de lâensevelir ?
â Non, en vĂ©ritĂ©, rĂ©pondait Pippo en portant son verre Ă ses lĂšvres ; si je pouvais te mĂ©tamorphoser, je ferais de toi une StaphylĂ©iv.
MalgrĂ© le ton lĂ©ger quâil affectait, Pippo, en sâexprimant ainsi, ne plaisantait pas tant quâon pourrait le croire. Il cachait mĂȘme sous ces railleries une opinion raisonnable, et voici quel Ă©tait le fond de sa pensĂ©e.
On a souvent parlĂ©, dans lâhistoire des arts, de la facilitĂ© avec laquelle de grands artistes exĂ©cutaient leurs ouvrages, et on en a citĂ© qui savaient allier au travail le dĂ©sordre et lâoisivetĂ© mĂȘme. Mais il nây a pas de plus grande erreur que celle-lĂ . Il nâest pas impossible quâun peintre exercĂ©, sĂ»r de sa main et de sa rĂ©putation, rĂ©ussisse Ă faire une belle esquisse au milieu des distractions et des plaisirs. Le Vinci, peignit quelquefois, dit-on, tenant sa lyre dâune main et son pinceau de lâautre ; mais le cĂ©lĂšbre portrait de la Joconde resta quatre ans sur son chevalet. MalgrĂ© de rares tours de force, qui, en rĂ©sultat, sont toujours trop vantĂ©s, il est certain que ce qui est vĂ©ritablement beau est lâouvrage du temps et du recueillement, et quâil nây a pas de vrai gĂ©nie sans patience.
Pippo Ă©tait convaincu de cette rĂšgle, et lâexemple de son pĂšre lâavait confirmĂ© dans son opinion. En effet, il nâa
peut-ĂȘtre jamais existĂ© un peintre aussi hardi que le Titien, si ce nâest son Ă©lĂšve Rubens ; mais si la main du Titien Ă©tait vive, sa pensĂ©e Ă©tait patiente. Pendant quatre-vingt-dix-neuf ans quâil vĂ©cut, il sâoccupa constamment de son art. A ses dĂ©buts, il avait commencĂ© par peindre avec une timiditĂ© minutieuse et une sĂ©cheresse qui faisaient ressembler ses ouvrages aux tableaux gothiques dâAlbert DĂŒrer. Ce ne fut quâaprĂšs de longs travaux quâil osa obĂ©ir Ă son gĂ©nie et laisser courir son pinceau ; encore eut-il quelquefois Ă sâen repentir, et il arriva Ă Michel-Ange de dire, en voyant une toile du Titien, quâil Ă©tait fĂącheux quâĂ Venise on nĂ©gligeĂąt les principes du dessin.
Or, au moment oĂč se passait ce que je raconte, une facilitĂ© dĂ©plorable, qui est toujours le premier signe de la dĂ©cadence des arts, rĂ©gnait Ă Venise. Pippo, soutenu par le nom quâil portait, avec un peu dâaudace et les Ă©tudes quâil avait faites, pouvait aisĂ©ment et promptement sâillustrer ; mais câĂ©tait lĂ prĂ©cisĂ©ment ce quâil ne voulait pas. Il eĂ»t regardĂ© comme une chose honteuse de profiter de lâignorance du vulgaire ; il se disait, avec raison, que le fils dâun architecte ne doit pas dĂ©molir ce quâa bĂąti son pĂšre, et que, si le fils du Titien se faisait peintre, il Ă©tait de son devoir de sâopposer Ă la dĂ©cadence de la peinture.
Mais pour entreprendre une pareille tĂąche, il lui fallait sans aucun doute y consacrer sa vie entiĂšre. RĂ©ussirait-il ?
CâĂ©tait incertain. Un seul homme a bien peu de force, quand tout un siĂšcle lutte contre lui ; il est emportĂ© par la multitude comme un nageur par un tourbillon. Quâarriverait-il donc ? Pippo ne sâaveuglait pas sur son propre compte ; il prĂ©voyait que le courage lui manquerait tĂŽt ou tard, et que ses anciens plaisirs lâentraĂźneraient de nouveau ; il courait donc la chance de faire un sacrifice inutile, soit que ce sacrifice fĂ»t entier, soit quâil fĂ»t incomplet ; et quel fruit en recueillerait-il ? Il Ă©tait jeune, riche ; bien portant, et il avait une belle maĂźtresse ; pour vivre heureux sans quâon eĂ»t, aprĂšs tout, de reproches Ă lui faire, il nâavait quâĂ laisser le soleil se lever et se coucher. Fallait-il renoncer Ă tant de biens pour une gloire douteuse qui, probablement, lui Ă©chapperait ?
CâĂ©tait aprĂšs y avoir mĂ»rement rĂ©flĂ©chi que Pippo avait pris le parti dâaffecter une indiffĂ©rence qui, peu Ă peu, lui Ă©tait devenue naturelle. Si jâĂ©tudie encore vingt ans, disait-il, et si jâessaie dâimiter mon pĂšre, je chanterai devant des sourds ; si la force me manque, je dĂ©shonorerai mon nom ; et, avec sa gaietĂ© habituelle, il concluait en sâĂ©criant : Au diable la peinture ! la vie est trop courte.
Pendant quâil disputait avec BĂ©atrice, le portrait restait toujours inachevĂ©. Pippo entra un jour, par hasard, dans le couvent des Servites. Sur un Ă©chafaud Ă©levĂ© dans une chapelle, il aperçut le fils de Marco Vecellio, celui-lĂ
mĂȘme qui, comme je lâai dit plus haut, se faisait appeler aussi le Tizianello. Ce jeune homme nâavait, pour prendre ce nom, aucun motif raisonnable, si ce nâest quâil Ă©tait parent Ă©loignĂ© du Titien, et quâil sâappelait, de son nom de baptĂȘme, Tito, dont il avait fait Titien, et de Titien Tizianello, moyennant quoi les badauds de Venise le croyaient hĂ©ritier du gĂ©nie du grand peintre, et sâextasiaient devant ses fresques. Pippo ne sâĂ©tait jamais guĂšre inquiĂ©tĂ© de cette supercherie ridicule ; mais en ce moment, soit quâil lui fĂ»t dĂ©sagrĂ©able de se trouver vis-Ă -vis de ce personnage, soit quâil pensĂąt Ă sa propre valeur plus sĂ©rieusement que dâordinaire, il sâapprocha de lâĂ©chafaud qui Ă©tait soutenu par de petites poutres mal Ă©tayĂ©es ; il donna un coup de pied sur lâune de ces poutres, et la fit tomber ; fort heureusement lâĂ©chafaud ne tomba pas en mĂȘme temps, mais il vacilla de telle sorte, que le soi-disant Tizianello chancela dâabord comme sâil eĂ»t Ă©tĂ© ivre, puis acheva de perdre lâĂ©quilibre au milieu de ses couleurs dont il fut bariolĂ© de la plus Ă©trange façon.
On peut juger, lorsquâil se releva, de la colĂšre oĂč il Ă©tait. Il descendit aussitĂŽt de son Ă©chafaud, et sâavança vers Pippo en lui adressant des injures. Un prĂȘtre se jeta entre eux pour les sĂ©parer, au moment oĂč ils allaient tirer lâĂ©pĂ©e dans le saint lieu ; les dĂ©votes sâenfuirent Ă©pouvantĂ©es avec de grands signes de croix, tandis que les
curieux sâempressĂšrent dâaccourir. Tito criait Ă haute voix quâun homme avait voulu lâassassiner, et quâil demandait justice de ce crime ; la poutre renversĂ©e en tĂ©moignait. Les assistants commencĂšrent Ă murmurer, et lâun dâeux, plus hardi que les autres, voulut prendre Pippo au collet. Pippo, qui nâavait agi que par Ă©tourderie, et qui regardait cette scĂšne en riant, se voyant sur le point dâĂȘtre traĂźnĂ© en prison, et sâentendant traiter dâassassin, se mit Ă son tour en colĂšre. AprĂšs avoir rudement repoussĂ© celui qui voulait lâarrĂȘter, il sâĂ©lança sur Tito :
â Câest toi, sâĂ©cria-t-il en le saisissant, câest toi quâil faut prendre au collet et mener sur la place Saint-Marc pour y ĂȘtre pendu comme un voleur ! Sais-tu Ă qui tu parles, emprunteur de noms ? Je me nomme Pomponio Vecellio, fils du Titien. Jâai donnĂ© tout Ă lâheure un coup de pied dans ta baraque vermoulue ; mais si mon pĂšre eĂ»t Ă©tĂ© Ă ma place, sois sĂ»r que, pour tâapprendre Ă te faire appeler le Tizianello, il tâaurait si bien secouĂ© sur ton arbre, que tu en serais tombĂ© comme une pomme pourrie. Mais il nâen serait pas restĂ© lĂ . Pour te traiter comme tu le mĂ©rites, il tâaurait pris par lâoreille, insolent Ă©colier, et il tâaurait ramenĂ© dans lâatelier dont tu tâes Ă©chappĂ© avant de savoir dessiner une tĂȘte. De quel, droit salis-tu les murs de ce couvent et signes-tu de mon nom tes misĂ©rables fresques ? Va-tâen apprendre lâanatomie et copier des
Ă©corchĂ©s pendant dix ans, comme je lâai fait, moi, chez mon pĂšre, et nous verrons ensuite qui tu es et si tu as une signature. Mais jusque-lĂ ne tâavise plus de prendre celle qui mâappartient, sinon je te jette dans le canal, afin de te baptiser une fois pour toutes !
Pippo sortit de lâĂ©glise sur ces mots. DĂšs que la foule avait entendu son nom, elle sâĂ©tait aussitĂŽt calmĂ©e ; elle sâĂ©carta pour lui ouvrir un passage, et le suivit avec curiositĂ©. Il sâen fut Ă la petite maison, oĂč il trouva BĂ©atrice qui lâattendait. Sans perdre de temps Ă lui raconter son aventure, il prit sa palette, et, encore Ă©mu de colĂšre, il se mit Ă travailler au portrait.
En moins dâune heure il lâacheva. Il y fit en mĂȘme temps de grands changements ; il retrancha dâabord plusieurs dĂ©tails trop minutieux ; il disposa plus librement les draperies, retoucha le fond et les accessoires, qui sont des parties trĂšs importantes dans la peinture vĂ©nitienne. Il en vint ensuite Ă la bouche et aux yeux, et il rĂ©ussit, en quelques coups de pinceau, Ă leur donner une expression parfaite. Le regard Ă©tait doux et fier ; les lĂšvres, au-dessus desquelles paraissait un lĂ©ger duvet, Ă©taient entrâouvertes ; les dents brillaient comme des perles, et la parole semblait prĂȘte Ă sortir.
â Tu ne te nommeras pas VĂ©nus couronnĂ©e, dit-il quand
tout fut fini, mais VĂ©nus amoureuse.
On devine la joie de BĂ©atrice ; pendant que Pippo travaillait, elle avait Ă peine osĂ© respirer ; elle lâembrassa et le remercia cent fois, et lui dit quâĂ lâavenir elle ne voulait plus lâappeler Tizianello, mais Titien. Pendant le reste de la journĂ©e, elle ne parla que des beautĂ©s sans nombre, quâelle dĂ©couvrait Ă chaque instant dans son portrait ; non-seulement elle regrettait quâil ne pĂ»t ĂȘtre exposĂ©, mais elle Ă©tait prĂšs de demander quâil le fĂ»t. La soirĂ©e se passa Ă la Quintavalle, et jamais les deux amants nâavaient Ă©tĂ© plus gais ni plus heureux. Pippo montrait lui-mĂȘme une joie dâenfant, et ce ne fut que le plus tard possible, aprĂšs mille protestations dâamour, que BĂ©atrice se dĂ©cida Ă se sĂ©parer de lui pour quelques heures.
Elle ne dormit pas de la nuit ; les plus riants projets, les plus douces espĂ©rances lâagitĂšrent. Elle voyait dĂ©jĂ ses rĂȘves rĂ©alisĂ©s, son amant vantĂ© et enviĂ© par toute lâItalie, et Venise lui devant une gloire nouvelle. Le lendemain elle se rendit, comme dâordinaire, la premiĂšre au rendez-vous, et elle commença, en attendant Pippo, par regarder son cher portrait. Le fond de ce portrait Ă©tait un paysage, et il y avait sur le premier plan une roche. Sur cette roche, BĂ©atrice aperçut quelques lignes tracĂ©es avec du cinabre. Elle se pencha avec inquiĂ©tude pour les lire ; en caractĂšres gothiques trĂšs fins, Ă©tait Ă©crit le sonnet suivant :
BĂ©atrix Donato fut le doux nom de celleDont la forme terrestre eut ce divin contour.Dans sa blanche poitrine Ă©tait un cĆur fidĂšle,Et dans son corps sans tache un esprit sans dĂ©tour.
Le fils du Titien, pour la rendre immortelle,Fit ce portrait, tĂ©moin dâun mutuel amour ;Puis il cessa de peindre Ă compter de ce jour,Ne voulant de sa main illustrer dâautre quâelle.
Passant, qui que tu sois, si ton cĆur sait aimer,Regarde ma maĂźtresse avant de me blĂąmer,Et dis si par hasard la tienne est aussi belle.
Vois donc combien câest peu que la gloire ici-bas,Puisque, tout beau quâil est, ce portrait ne vaut pas,(Crois-mâen sur ma parole) un baiser du modĂšle.
Quelque effort que BĂ©atrice pĂ»t faire par la suite, elle nâobtint jamais de son amant quâil travaillĂąt de nouveau ; il fut inflexible Ă toutes ses priĂšres, et, quand elle le pressait trop vivement, il lui rĂ©citait son sonnet. Il resta ainsi, jusquâĂ sa mort, fidĂšle Ă sa paresse, et BĂ©atrice, dit-on, le fut Ă son amour. Ils vĂ©curent longtemps comme deux Ă©poux, et il est Ă regretter que lâorgueil des LorĂ©dan, blessĂ© de cette liaison publique, ait dĂ©truit le portrait de BĂ©atrice, comme le hasard avait dĂ©truit le premier tableau
i On sortait masqué autrefois à Venise tant que durait le carnaval.
ii Simpatica, mot italien dont notre langue nâa pas lâĂ©quivalent, peut-ĂȘtre parce que notre caractĂšre nâa pas lâĂ©quivalent de ce quâil exprime.
iii Lorsque Foscari fut jugĂ©, Jacques LorĂ©dan, fils de Pierre, croyait ou feignait de croire avoir Ă venger les pertes de sa famille. Dans ses livres de comptes (car il faisait le commerce, comme, Ă cette Ă©poque, presque tous les patriciens), il avait inscrit de sa propre main le doge au nombre de ses dĂ©biteurs, pour la mort, y Ă©tait-il dit, de mon pĂšre et de mon oncle. De lâautre cĂŽtĂ© du registre, il avait laissĂ© une page en blanc, pour y faire mention du recouvrement de cette dette, et, en effet, aprĂšs la perte du doge, il Ă©crivit sur son registre : lâha pagata, il lâa payĂ©e. (Daru, Histoire de la RĂ©publique de Venise.)
iv Nymphe dont Bacchus fut amoureux. Il