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Ecclésiologie et paroikia L’Église et le territoire des nations Mémoire de Licence Ecclésiologie canonique Professeur : Archimandrite Grigorios Papathomas Institut de Théologie Orthodoxe Saint Serge P.Josep (Moya) Paroisse de la Protecció de la Mare de Déu, Barcelona Novembre 2010

Ecclésiologie et paroikia corr definitiva...3 L’oeuvre JAEGER W., Cristianismo primitivo y paideia griega. México, Fondo de cultura económica, 1965, 147 p., est un excellent travail

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  • Ecclésiologie et paroikia L’Église et le territoire des nations

    Mémoire de Licence Ecclésiologie canonique

    Professeur : Archimandrite Grigorios Papathomas Institut de Théologie Orthodoxe Saint Serge

    P.Josep (Moya) Paroisse de la Protecció de la Mare de Déu, Barcelona Novembre 2010

  • Ὅτι εἰ ἀληθῶς κατοικήσει θεὸς μετὰ

    ἀνθρώπων ἐπὶ τῆς γῆς εἰ ὁ οὐρανὸς καὶ

    ὁ οὐρανὸς τοῦ οὐρανοῦ οὐκ ἀρκέσουσίν

    σοι καὶ τίς ὁ οἶκος οὗτος ὃν ᾠκοδόμησα

    Mais Dieu habiterait-il vraiment avec les

    hommes sur la terre? Voici que les cieux et les

    cieux des cieux ne le peuvent pas contenir,

    moins encore cette maison que j'ai construite!

    (2 Cr 6, 18)

  • 2

    PRÉSENTATION

    « Maître de Sagesse et dispensateur de toute intelligence, Qui instruis les ignorants et

    protège les pauvres, affermis et éclaire mon cœur; ô Seigneur, Verbe du Père, donne-

    moi la parole, car je n'empêcherai pas mes lèvres de crier vers Toi: Dieu de

    miséricorde, aie pitié de moi, Ta créature déchue. Amen! »

    Cela fait plus de vingt ans que quelqu’un a traduit en catalan la prière avant l’étude.

    Cela fut aux débuts de la vie d’une communauté, à Barcelone, qui après un certain

    temps devint la Paroisse de la Protection de la Mère de Dieu, foyer de l’Église

    Orthodoxe en Catalogne et en l’Espagne, sous l’omophorion de l’Évêque pour l’Europe

    Occidentale du Saint Synode de l’Église Serbe. Cette communauté était formée par des

    personnes de différentes nationalités, et procédants de différentes expériences dans

    et hors du christianisme. L’Institut Saint Serge et le monastère de Saint Jean Baptiste à

    Maldon furent les référents plus proches.

    Cette Mémoire pour la Licence en Théologie est un autre chaînon du chemin que, si

    Dieu le veut, doit aider à ce que le peuple de notre terre croisse vers l’Église Une,

    Sainte, Catholique et Apostolique.

    « O Dieu infiniment bon, fais descendre sur nous la grâce de Ton Saint Esprit Qui donne

    et affermis les forces de notre âme, afin qu'en nous appliquant à l'enseignement

    proposé, ô notre Créateur nous croissions pour Ta gloire, pour la joie de nos parents,

    pour l'utilité de l'Église et de notre patrie. Amen! »

  • 3

  • 4

    Note préliminaire : la polis

    La réinterprétation patristique du terme « hypostase » (lat. persona), la définition

    chrétienne de « personne », a d’importantes répercussions non seulement

    philosophiques et théologiques, mais existentielles1. D’abord elle nous offre la

    possibilité pour poser une dimension distincte de l’être naturel : la dimension

    personnelle de l’homme. Ensuite, elle reconnaît dans cette dimension relationnelle de

    l’homme, jusqu’alors (IVe siècle) contingente et passagère à cause de sa dépendance

    du système concret extérieur à l’existence individuelle, une valeur ontologique : être

    concret, unique et impossible à répéter. En troisième lieu, elle nous permet d’affirmer

    la liberté comme auto-affirmation de l’existence, détachée d’une nature humaine

    impersonnelle, ou d’un « être humain » anonyme, qui serait antérieur à moi et de qui

    j’ai besoin parce que m’en détacher signifierait la fin de l’existence. Pour finir, définie

    comme la Personne Divine, elle permet d’accéder à une notion de liberté personnelle

    qui dépasse le libre arbitre, et qui est identique à l’acte de communion, à l’image de la

    communion librement voulue par la Personne du Père en la génération du Fils et en la

    procession du Saint Esprit, autant que voulue par la Sainte Trinité dans la création du

    monde. Toutes ces conséquences débouchent dans la possibilité de non mourir : « la

    personne ne meurt pas parce qu’elle est aimée et elle aime : hors de la communion

    d’amour, la personne perd son unicité et se change en un être comme les autres êtres,

    une « chose » sans « nom », et une « identité » absolue, sans visage. La mort pour la

    personne signifie cesser d’aimer et d’être aimée, cesser d’être unique et non

    1 Nous prenons comme point de départ l’étude du Métropolitain Jean Zizioulas, Personeïté et être. Les citations

    correspondent a notre traduction en français de l’édition espagnole, ZIZIOULAS, J.D., El ser eclesial. Persona, comunión, Iglesia. Salamanca, Ediciones Sígueme, 2003, 285 p. Nous prendrons ici les éléments indispensables pour notre travail présent, et donc nous sommes conscients de la réduction inévitable qui ne permettra pas de transmettre toute la richesse de son contenu. Nous renvoyons au texte intégral de l’œuvre du Métropolitain Jean pour obtenir tous les éléments qui sont à la base du présent travail, spécialement pour ce préambule et pour le point 4.4.

  • 5

    renouvelable, autant que la vie pour la personne signifie la survie de l’unicité de son

    hypostase, que l’amour affirme et soutient. »2

    La condition de personne – la personnéité – définie par le Métropolite Jean Zizioulas

    d’accord avec la définition patristique de personne, la personne ainsi définie, a été le

    point de départ pour le présent mémoire. Le contenu chrétien du terme hypostasis

    nous renvoie à l’ouverture de l’être humain, à sa capacité de s’unir aux autres, et en

    conséquence à sa dimension collective. Précisément c’est cette dimension collective

    de l’homme qui nous contraint à envisager sa constitution sociale comme

    manifestation de la personnéité dans la sphère du collectif. Nous essayerons de nous

    appuyer sur cette notion utilisée par le Métropolite Jean, pour montrer la possibilité

    du collectif humain (peuple, nation…) à devenir Église.

    La pulsion fondamentale de l’homme pour surpasser sa propre limite individuelle et

    acquérir une existence personnelle, est traduite en la recherche d’un espace où se

    libérer de la nature impersonnelle, la seule solution pour subsister. Les civilisations

    sont le fruit de cette recherche qui a mené à découvrir des formes différentes

    d’organisation sociale et politique, et à élaborer les discours philosophiques qui les

    justifient. Parmi elles, la polis est primordiale pour la compréhension du présent

    travail.

    Les chrétiens avaient emprunté du grec le mot église (εκκλησια) qui jadis nommait

    l’assemblée des citoyens de la polis; plus tard, par extension, ce mot a désigné le lieu

    de réunion, l’espace physique que d’autres avaient nommé temple. La charge

    culturelle qui a permis de bâtir le sens du mot reste dans son fond comme un dépôt, et

    bien sûr on trouve cela chez saint Paul et les saints Pères des quatre premiers siècles,

    formés sur l’Hellénisme3. D’autant plus qu’avec le contexte hellénistique, obligatoire

    pour toute élaboration culturelle du moment, je veux mettre en relief quelques

    emprunts linguistiques qui avaient joué un rôle central pour l’élaboration du discours

    théologique et notamment pour l’ecclésiologie. Il faut ajouter au mot ekklesia, l’image

    2 Op. Cit. Pag 63.

    3 L’oeuvre JAEGER W., Cristianismo primitivo y paideia griega. México, Fondo de cultura económica, 1965, 147 p.,

    est un excellent travail qui aborde ce sujet.

  • 6

    du corps comme organisme et l’union particulière de ses membres, qui fut

    originellement le modèle de la concorde en rapport avec la polis, de plus le mot central

    koinonia, lequel chez Platon veux inclure le rapport de participation entre deux

    domaines si dissemblables comme le monde des idées et celui des choses mutables. À

    partir de la comparaison et la confrontation entre l’assemblée chrétienne et

    l’assemblée des citoyens on voit des contrastes qui font émerger des aspects qui ne

    sont pas indifférents pour l’ecclésiologie.

    Telle une inertie propre aux paroles, les mots ne se libèrent pas de son dépôt, la

    charge sémantique accumulée au cours des siècles, et le discours qui les utilise

    souvent entraîne le lest capable de fausser l’expérience qu’il veut transmettre. Les

    emprunts linguistiques hellénistiques dans le discours théologique des saints Pères

    avaient une tendance originelle, grâce à laquelle ils avaient été choisis pour les utiliser,

    qui consistait fondamentalement à essayer d’expliquer, délimiter et construire la

    vertu, le bonheur, le bien et la beauté. C’est pour cela que jadis ils avaient servi pour

    parler de la cité et de l’histoire, de l’activité humaine collective dans ce monde-ci. Les

    saints Pères donc, par le seul fait de les transposer dans leur discours théologique, ne

    les ont pas débarrassés de leur charge, puisque cette transformation est possible

    seulement par son emploi social, l’expérience collective qui recharge les mots d’un

    nouveau dépôt et modifie substantiellement l’antérieur. Les Pères montrent quand

    même la conscience de ce fait au moment où ils utilisent le terme hellénismos pour se

    rapporter à la religion et au culte païens. En outre, la valeur symbolique du signe lui

    permet d’être utile, non seulement pour transmettre l’expérience et la connaissance

    élaborées, mais aussi pour, à partir de son emploi, transformer le monde, ou du moins

    le discours culturel sur le monde, discours à partir duquel nous agissons. Discerner les

    sens des mots, pour les couper du lest accumulé, et retrouver ainsi la charge de

    signification de chaque contexte, ce serait nous aider à faire revivre aujourd’hui la

    Tradition reçue, avec la même liberté avec laquelle nos Pères ont emprunté ces

    termes.

  • 7

    C’est une citation du Père Nicolas Affanasief dans son ouvrage L’Église du Saint Esprit

    qui nous donnera l’occasion pour entrer dans l’analyse comparative entre l’assemblée

    ecclésiastique et l’assemblée de citoyens : “Nous ne voyons pas d’une façon assez

    nette à quel point l’idée de ministère sacerdotal de tous les membres de l’Eglise est

    inhabituelle et osée. Elle n’aurait pas pu naître dans le cerveau humain. C’est un haut

    sommet de l’Esprit où la faible raison humaine ne peut pas toujours se maintenir.”4

    Qu’est-ce que cette idée a d’inhabituelle et d’osée ? Vraiment n’était-elle pas présente

    dans le génie grec en parlant de la polis ? Quelle était, à ce respect, l’élaboration

    conceptuelle à laquelle était arrivé « le cerveau humain » dans la culture grecque

    classique et hellénistique ?

    De la même forme qu’à l’Église tous les baptisés jouissent du ministère sacerdotal, à la

    polis grecque tous les citoyens avaient le droit de participer à l’assemblée. On trouve

    une différence, évidemment, dans la catégorie de citoyen en face à la catégorie de

    baptisé : ni les femmes ni les enfants, ni les anciens, ni même les résidents avaient

    certains droits ou capacités juridiques, seulement les citoyens (πολιτης) exerçaient

    librement le droit de discuter ensemble dans l’espace publique (assemblée, tribunal,

    agora, gymnase…). Différemment, tous les baptisés doivent exercer le ministère

    sacerdotal à l’Église, et “cela signifie que l’Eglise vit dans l’accès direct au Père, dans la

    présence au Christ, sans autre médiation ni intermédiaire, dans l’onction et

    l’enseignement direct de l’Esprit Saint.”5 (cf. 1 P. 2, 5 i 9; Ap. 5, 10 i 20, 6).

    Deuxièmement, si c’est l’exercice collectif de la citoyenneté ce qui constituait la polis6,

    c’est néanmoins l’exercice collectif du ministère sacerdotal qui constituait l’Église. Telle

    que la polis se présente devant nous comme espace physique (conquis, écarté, acquis…

    à l’espace naturel) qui prend une dimension politique, soutenue sur une égalité

    4 AFANASIEFF N., Léglise du Saint-Esprit, Paris, Cerf, 1975. pag. 28

    5 BOBRINSKOY B., Le mystère de l'Église, Paris, éd. De l’Institut de Théologie Orthodoxe “Saint Serge” de Paris (coll.

    Formation Théologique par correspondance) , pag. 90,. 6 « Τίς μὲν οὖν ἐστιν ὁ πολίτης, ἐκ τούτων φανερόν· ᾧ γὰρ ἐξουσία κοινωνεῖν ἀρχῆς βουλευτικῆς ἢ κριτικῆς, πολίτην ἤδη

    λέγομεν εἶναι ταύτης τῆς πόλεως, πόλιν δὲ τὸ τῶν τοιούτων πλῆθος » « Donc évidemment, le citoyen, c'est l'individu qui peut avoir à l'assemblée publique et au tribunal voix délibérante, quel que soit d'ailleurs l'État dont il est membre ; et j'entends positivement par l'État une masse d'hommes de ce genre » (ARISTOTE, Politique, original grec et traduction de B. Saint-Hilaire, 1874, dans le site de l’Antiquité grcque et latine, disponible à http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/politique1.htm , 1275b )

  • 8

    artificielle (non naturelle) des citoyens qui y séjournent, ainsi l’Église se présente

    devant nous comme l’ espace-temps (conquis, écarté, acquis… au χωρος−κρονος) qui

    prend une dimension ecclésiale, espace des vivants, nouvelle Jérusalem, soutenue sur

    une nouvelle égalité non naturelle mais spirituelle des baptisés qui y séjournent.

    L’activité du citoyen dans la polis contraste avec celle du baptisé à l’Église. Nous

    pouvons les comprendre toutes deux comme l’exercice de la liberté et comme

    réalisation de ce qui est propre à l’humanité, ainsi que l’espace du salut par rapport à

    un état antérieur régit par des autres paramètres, ceux de la loi ou la nécessité (cf.

    Rom. 6, 15; 7, 4; 8, 2 i 21; Gàl. 3, 23-25 ; 4, 31 ; 5, 1.) Mais bien sur que la nouveauté

    du kerygme apostolique transmis par les Saints Pères est le nouveau sens de

    l’humanité, lequel attirera ceux de liberté et de salut vers une dimension inconnue

    pour l’hellénisme.

    Au début, à la polis, parler en public à l’agora (αγορειν) et exercer le rôle de citoyen

    (πολιτευειν) avaient désigné l’essence de l’activité politique, et c’est pour cela que ces

    mots signifiaient s’exercer à l’activité qui permettait d’atteindre la vertu la plus

    souhaitable, l’arete (αρητη) de ceux qui sont dignes de jouir de la citoyenneté

    (πολιτεια). Chez Aristote la pédagogie est une activité éminemment politique en plus

    qu’éthique et psychologique, et pour cette raison les citoyens avaient besoin du temps

    de loisir, de temps d’inaction (σχολη), temps qui avait pour seule finalité de

    s’éduquer : «οὔτε βάναυσον βίον οὔτ᾽ ἀγοραῖον δεῖ ζῆν τοὺς πολίτας (ἀγεννὴς

    γὰρ ὁ τοιοῦτος βίος καὶ πρὸς ἀρετὴν ὑπεναντίος), οὐδὲ δὴ γεωργοὺς εἶναι τοὺς

    μέλλοντας ἔσεσθαι (δεῖ γὰρ σχολῆς καὶ πρὸς τὴν γένεσιν τῆς ἀρετῆς καὶ πρὸς

    τὰς πράξεις τὰς πολιτικάς) »7. La valeur fortement éthique qu’ajoute Aristote au mot

    koinonia déjà utilisé chez Platon n’est pas insignifiant: « Ἐπειδὴ πᾶσαν πόλιν ὁρῶμεν

    κοινωνίαν τινὰ οὖσαν καὶ πᾶσαν κοινωνίαν ἀγαθοῦ τινος ἕνεκεν συνεστηκυῖαν»8. Dans

    7 « ils s'abstiendront [les citoyens] soigneusement de toute profession mécanique, de toute spéculation mercantile,

    travaux dégradés et contraires à la vertu. Ils ne se livreront pas davantage à l'agriculture ; il faut du loisir pour acquérir la vertu et pour s'occuper de la chose publique. » Aristote, Política, op. cit. 1328b –1329a 8 « toute polis est une koinonia, et toute koinonia est disposée face à quelque bien » Aristote, Politica, op. cit. 1252a

  • 9

    tous ces cas analysés, la finalité, la téléologie, l’escaton, est situé au dedans de la

    structure relationnelle des membres de la polis, et c’est elle la finalité en soi même.

    C’est Platon qui inaugure la possibilité jusqu’alors inouïe d’accéder à la vérité à travers

    l’exercice de la pensée, déliant définitivement la vie philosophique de la nécessité de

    l’exercice de la politique, et ainsi l’écartant de la conquête de la vertu. Voici la

    première brèche ouverte entre contemplation/pensée et action, entre theoria et

    praxis, laquelle restera latente et faussera souvent l’expérience chrétienne patristique.

    Et si ce premier pas établit la base pour permettre la naissance du concept de liberté

    en dehors de l’expérience politique, selon H. Arendt, ce fut saint Paul qui inaugura la

    réflexion sur l’expérience qui provoquera le concept de libre arbitre, de liberté lié à la

    volonté intime de chaque individu. Arendt découvre dans « l’homme intérieur » de

    saint Paul le point d’inflexion pour le concept de liberté à la tradition philosophique

    occidentale, puisque « c’est la seule question fondamentale de la métaphysique

    occidentale qui ne peux pas simplement se remonter à la philosophie grecque »9. Dans

    la polis la liberté était vraiment une expérience et une certitude, non pas objet de

    spéculation philosophique. La philosophie grecque ne se demandait pas, depuis les

    présocratiques jusqu’à Plotin, si l’homme était un être libre, ou bien si dans un monde

    soumis à la nécessité pouvait exister la liberté. À partir de la lecture de l’épître aux

    Romains (Rom. 7, 14-25), Arendt fait ressortir la lutte intime de la volonté que révèle

    l’homme intérieur, et qui pose définitivement en évidence que la volonté, la faculté de

    vouloir, est intimement constituée par une scission structurelle insurmontable, lutte

    avec elle même dans l’origine de son agir : « Du centre plus intime de « l’homme

    charnel » de saint Paul poussent déjà brisés les actions et les désirs, de forme que les

    œuvres ne peuvent pas se défaire du mal qui les origine ». Dans l’analyse que fait

    Arendt, il manque quelque élément central : pour Saint Paul, comme pour l’Église,

    tout ce qui est impossible par la seule chair, est possible en Christ : la décision

    intérieure de la volonté de s’unir à la volonté du Christ, le seul qui a surmonté la

    9 ARENDT H., La vida del espíritu, Buenos Aires, Paidós, 2002, Pag 232-252 i 296-304. Voir aussi SERRANO DE HARO

    A., La Epístola a los Romanos según Arendt, dans Nuevas teologías políticas: Pablo de Tarso en la construcción de Occidente, coord. Por Manuel Ryes Mates, 2006, p. 95-104, disponible à http://www.scribd.com/doc/7201245/La-Epistola-a-Los-Romanos-Segun-Arendt-Serrano-Haro

  • 10

    scission profonde que constitue la volonté humaine, c’est la décision qui prend la

    forme du sacerdoce royal de tout baptisé, où de nouveau la liberté reste liée à

    l’expérience, à l’action, et elle est perçue de cette façon sans confusion comme liberté

    en Église, liberté en Christ. Une telle interprétation est impossible hors du nouvel

    humanisme qu’inaugure le Christ, la théantropie, la nouvelle conception sur l’homme,

    sa liberté, son salut. Maintenant la citation du P. Afanasieff prend tout son sens : il y a

    quelque aspect de tout cela qui ne pouvait naître du cerveau humain ; il faut la

    metanoia (attention, le terme est aussi d’origine hellénistique !), le podvig et les

    sacrements, c'est-à-dire l’œuvre de l’Église et en Église, la Liturgie, pour faire naître

    l’homme intérieur.

    Pour notre liberté et notre volonté, il n’y a pas d’autre option : bien vivre le Christ à

    travers la grâce que nous donnent les sacrements, la communion de l’Église, bien nous

    débattre au milieu d’une épuisante lutte intime, que bien sûr engendrera chefs

    d’œuvre de la culture, parce que « le principe d’action, la source de l’action - la volonté

    - (…) n’a pas de fuite possible à sa propre tension et se révèle impotente dans une

    activité de réflexivité incessante »10 Cette dernière description n’est-elle pas une forme

    contemporaine de nommer l’état de péché, ou plus exactement d’acceptation due à la

    suggestion de la tentation ? En définitif l’état qui conduit indéfectiblement à la mort,

    et qui arrive jusqu’à la mort spirituelle, l’impossibilité - si elle peut exister – de

    continuer à l’intérieur de l’expérience christique et ecclésiale première à laquelle nous

    faisons référence quelques lignes plus haut.

    Dépouillée du dépôt strictement hellénistique, revêtue du Christ, la polis, la cité, a pu

    prendre le sens de koinonia, communion, de l’Église locale, espace où la liberté et le

    salut sont possibles pour l’homme. Son escaton, sa téléologie, lui vient de la vie du

    Royaume à venir !

    10

    SERRANO DE HARO, A., La Epístola op. Cit p.7..

  • 11

    Thèse

    Au cours du présent travail nous voudrions présenter la thèse suivante : Toute

    nation/ethnos a la possibilité de se développer jusqu’à se constituer en Église, c'est-à-

    dire, croître pour son « autotevleia » jusqu’à la mesure du Christ. D’une perspective

    théandrique et eschatologique cette possibilité est aussi un devoir et un appel

    ontologique : cette croissance, étant selon son propre mode d’exister, est sa seule

    possibilité de salut, voire de victoire sur la corruption et la mort, enfin de résurrection.

    Cette thèse aurait trois fondements :

    a) Que l’homme tout naturellement, (et par sa nature personnelle (hypostatique)

    à l’image de Dieu, et par sa liaison avec la terre) se constitue en réalité collective sur

    un territoire géographique concret, et cette constitution est précisément ce qui lui

    donne existence dans le monde et dans l’histoire, c’est à dire, réalité existentielle.

    b) Que la réalité de l’Église est aussi bien l’unité que la catholicité (et cela serait

    injuste de lui attribuer quelque forme d’unité non catholique - kath’olon -), et parce

    que la nation est une entité collective, ainsi que la ville (polis ou paroikia ?) fut la base

    matérielle (socio-géographique) sur laquelle l’Église trouva son premier siège, il

    convient aussi à l’Église de siéger sur la nation/ethnos (comprise telle que nous

    essayerons de la définir).

    c) Qu’on peut établir un parallélisme et certaine correspondance entre la

    possibilité de divinisation de l’âme, la possibilité pour la création entière de devenir

    Royaume des Cieux, et la possibilité pour tout peuple de devenir Église.

  • 12

    1. Traiter d’ecclésiologie

    Tout discours qui a trait à l’ecclésiologie doit affronter une difficulté de base,

    fondamentale : Il doit parler de l’assemblement ordonné de la communauté des

    chrétiens dans un lieu concret comme la présence de la Divinité que rien ni personne

    ne peut circonscrire. Où pouvons-nous trouver la logique pour ce discours

    ecclésiologique ? Saint Jean Damascène nous enseigne que c’est dans la participation

    aux énergies divines du lieu déterminé, de l’assemblée concrète : “ Τόπος ἐστὶ

    σωματικὸς πέρας τοῦ περιέχοντος, καθ᾿ ὃ περιέχεται τὸ περιεχόμενον· (…)῎Εστι δὲ

    καὶ νοητὸς τόπος, ἔνθα νοεῖται καὶ ἔστιν ἡ νοητὴ καὶ ἀσώματος φύσις· (…)῾Ο μὲν

    οὖν Θεὸς ἄυλος ὢν καὶ ἀπερίγραπτος ἐν τόπῳ οὐκ ἔστιν· (…) αὐτὸς γὰρ ἑαυτοῦ

    τόπος ἐστὶ, τὰ πάντα πληρῶν καὶ ὑπὲρ τὰ πάντα ὢν καὶ αὐτὸς συνέχων τὰ πάντα.

    Λέγεται δὲ ἐν τόπῳ εἶναι. Καὶ λέγεται τόπος Θεοῦ, ἔνθα ἔκδηλος ἡ ἐνέργεια αὐτοῦ

    γίνεται. (…) Λέγεται τοιγαροῦν Θεοῦ τόπος ὁ πλέον μετέχων τῆς ἐνεργείας καὶ

    τῆς χάριτος αὐτοῦ. Διὰ τοῦτο ὁ οὐρανὸς αὐτοῦ θρόνος –ἐν αὐτῷ γάρ εἰσιν οἱ

    ποιοῦντες τὸ θέλημα αὐτοῦ ἄγγελοι καὶ ἀεὶ δοξάζοντες αὐτόν· (…) Λέγεται καὶ ἡ

    Ἐκκλησία τόπος Θεοῦ· τοῦτον γὰρ εἰς δοξολογίαν αὐτοῦ ὥσπερ τι τέμενος

    ἀφωρίσαμεν, ἐν ᾧ καὶ τὰς πρὸς αὐτὸν ἐντεύξεις ποιούμεθα. ῾Ομοίως καὶ οἱ τόποι,

    ἐν οἷς ἔκδηλος ἡμῖν ἡ αὐτοῦ ἐνέργεια εἴτε διὰ σαρκὸς εἴτε ἄνευ σώματος γέγονε,

    τόποι Θεοῦ λέγονται.”11

    Le raisonnement humain ne peut pas comprendre Dieu, ni les Personnes, ni son

    Essence, ni ses Energies. L’appréhension expérimentale, le vécu de ce miracle est

    uniquement possible à l’homme par le mystère de la théantropie, l’union hypostatique

    des deux natures dans le Logos divin : « ἐπ᾿ ἐσχάτων δὲ τῶν ἡμερῶν τῶν πατρικῶν

    κόλπων οὐκ ἀποστάντα τὸν Λόγον ἀπεριγράπτως γάρ ἐνῳκηκέναι τῇ γαστρὶ τῆς

    11

    ΑΓΙΟΥ ΙΩΑΝΝΟΥ ΤΟΥ ΔΑΜΑΣΚΗΝΟΥ, Ἔκδοσις ἀκριβὴς τῆς ὀρθοδόξου πίστεως chap 13 Disponible à http://users.uoa.gr/~nektar/orthodoxy/paterikon/iwannhs_damaskhnos_ekdosis_akribhs.htm DAMASCÈ J., Exposició acurada de la fe ortodoxa, Barcelona, Proa, 1992, p. 47-48

  • 13

    Ἁγίας Παρθένου (…) Καὶ σεσάρκωται τοίνυν ὁ Λόγος καὶ τῆς οἰκείας ἀϋλότητος

    οὐκ ἐξέστηκε, καὶ ὅλος σεσάρκωται καὶ ὅλος ἐστὶν ἀπερίγραπτος. Σμικρύνεται

    σωματικῶς καὶ συστέλλεται καὶ θεϊκῶς ἐστιν ἀπερίγραπτος, οὐ

    συμπαρεκτεινομένης τῆς σαρκὸς αὐτοῦ τῇ ἀπεριγράπτῳ αὐτοῦ θεότητι. »12

    « Οἰκειοῦται δὲ τὰ ἀνθρώπινα ὁ Λόγος· αὐτοῦ γάρ εἰσι τὰ τῆς ἁγίας αὐτοῦ σαρκὸς

    ὄντα, καὶ μεταδίδωσι τῇ σαρκὶ τῶν ἰδίων κατὰ τὸν τῆς ἀντιδόσεως τρόπον διὰ τὴν

    εἰς ἄλληλα τῶν μερῶν περιχώρησιν καὶ τὴν καθ᾿ ὑπόστασιν ἕνωσιν, καὶ ὅτι εἷς ἦν

    καὶ ὁ αὐτὸς ὁ καὶ τὰ θεῖα καὶ τὰ ἀνθρώπινα ἐνεργῶν ἐν ἑκατέρᾳ μορφῇ μετὰ τῆς

    θατέρου κοινωνίας. »13

    Nous essayerons de ne pas perdre de vue ce fondement, puisque ce serait oublier le

    sujet de notre discours et le substituer pour un autre, toujours un idéal seulement

    humain, bien qu’on veuille le nommer divin : même si nous mettons l’accent sur la

    divinité de l’Église oubliant l’homme, ou dans l’institution humaine, Dieu n’est (ne

    serait) pas là !

    La metanoia de nos facultés cognitives est strictement nécessaire; les paramètres de

    notre rationalité ne sont pas utiles, et malgré tout nous avons notre discours, qui doit

    s’humilier pour exprimer les choses ineffables.

    Au centre de ce dilemme discursif, il y a le concept d’espace. L’espace, comme le

    temps, est une dimension inhérente à toute créature. Il est crée, et comme créature il

    est bon, parce que Dieu l’a voulu ainsi. Avec toute la création l’espace a été entrainé

    vers la corruption par la chute de l’homme, de forme qu’il ne peut pas refléter

    directement et simplement sa vraie dimension de créature, sinon que dans notre

    expérience (que nous avons de lui) est mêlée la tendance vers le mal.

    Pour une première approche à notre objectif il faudra nous entretenir sur le concept

    d’espace.

    12

    ΑΓΙΟΥ ΙΩΑΝΝΟΥ ΤΟΥ ΔΑΜΑΣΚΗΝΟΥ, Ἔκδοσις… op cit chap. 51 DAMASCÈ J., Exposició acurada… op cit p 115-116 13

    ΑΓΙΟΥ ΙΩΑΝΝΟΥ ΤΟΥ ΔΑΜΑΣΚΗΝΟΥ, Ἔκδοσις… op cit chap 47 DAMASCÈ J., Exposició acurada... op cit p 109

  • 14

    2. Notre expérience de l’espace : Quelles sont les connotations et les

    relations que le concept d’espace tisse dans notre comportement culturel ?

    Quel est la signification de l’espace ?

    2.1. Trois approches au concept d’espace

    2.1.1. Première approche, l’espace et le temps :

    En l’absence du mouvement, dans une quiétude absolue, l’espace n’aurait pas de sens.

    Espace est possibilité de déplacement, de mouvement. Sans la catégorie du temps

    donc, l’espace est absent. Les principes de Parménide, fondement solide pour édifier le

    monde abstrait de la pensée, ne s’accommode pas de la perception et de la

    connaissance que nous avons de notre vie de chaque jour. C’est plutôt le terrain de

    l’illusoire, en dehors de l’être immobile, la façon d’envisager d’Héraclite, où tout

    bouge et là où la guerre – polemos - est le père de toutes choses, ce qui nous permet

    de nous rapprocher de la réalité vécue, expérimentée et expérimentable. Il n’est pas

    possible de parler de distance sans l’expérience du temps. L’espace est généré par le

    mouvement, par le parcours d’un mobile pendant un certain temps. L’espace se

    manifeste à notre perception quand nous regardons en arrière, quand nous

    réfléchissons. C’est la durée qui permet de situer, définir, mesurer, délimiter un espace

    concret. Tout objet physique, biologique, chimique, a son propre mouvement et son

    propre temps : tout bouge –panta rei-. Le mouvement n’est rien de plus qu’un cas

    spécifique de changement, le changement de lieu. Comme les autres changements

    possibles, il situe la raison discursive devant la nécessité de reconnaître la même

    rivière héraclitienne dans les eaux qui coulent sans cesse, de reconnaître ce

    qu’identifie l’objet changeant, mobile, avant et après le changement, le mouvement.

    Permanence et identité sont concepts liés au changement et au mouvement, et donc à

    l’espace. Quel est l’outil qui nous donne la possibilité d’avancer depuis la simple

    perception de l’instant - présent et éphémère - jusqu’à la perception du procès et

  • 15

    finalement du changement en tant que qualité de l’objet qui sort et puis revient à

    notre perception ? C’est le langage, la pierre d’angle de la construction culturelle. C’est

    le nom qui contient la définition de l’objet: le mot, construction symbolique évocatrice

    de l’absent, est la seule possibilité de re-connaissance, de construction de signification,

    de compréhension du monde, et donc de communication avec l’autre, communication

    qui est au commencement de toute construction culturelle, c'est-à-dire, social. Le mot

    est le pont entre l’espace mental individuel et l’espace du monde, du territoire qu’on

    reconnaît. Mais la racine du mot est dans le Logos de Dieu, donc il est fruit de notre

    verbéité de créature, et sa réalisation la plus complète ici-bas est l’icône.

    2.1.2. Une autre approche, le rapport entre espace/lieu et corporéité/matérialité :

    Les notions de masse, volume et dimension entraînent la notion de mesure, et celle-ci

    rend nécessaire le concept d’espace. L’espace comme ce qui circonscrit les corps, les

    réalités auxquelles conventionnellement nous attribuons les qualités de corporéité et

    matérialité.14 Qualités attribuées d’ailleurs avec différents prédicatifs, l’un desquels se

    réfère à la densité ou la subtilité et mène à la notion de spiritualité. Cet espace qui

    circonscrit, c'est-à-dire qui inclut, a une fonction primordiale afin de comprendre

    l’objet circonscrit : Euclide, Newton, Einstein et la physique quantique, ont redéfinit

    l’espace en fonction du besoin de compréhension des « nouveaux corps » qui se

    montraient aux yeux de la science. Une fois de plus on trouve la nécessité de doter de

    signification le monde, visible et invisible, matériel et spirituel, le besoin de

    construction de langage, et donc de communication, de construction sociale : définir

    l’espace accorde la corporéité au monde objet de l’expérience et confère l’existence

    aux mots qui les nomment.

    De plus les objets de notre expérience spirituelle - objets de maxime subtilité et de

    maxime potentialité au changement - ont besoin d’un espace où se rendre intelligibles

    pour devenir objet de notre connaissance et de notre communication avec le monde

    14

    Voir note 11 pag 12.

  • 16

    et avec les autres. Par ailleurs, est-ce que nous pourrions parler d’expérience si nous

    ne les rendions pas intelligibles et communicables ? L’identité/différentiation est au

    centre de la distinction trinitaire ; son expression, la perichorèse des Personnes

    divines.

    Si dans le terrain philosophique et physique ce double aspect de l’espace, fermeture-

    délimitation et ouverture-communication, a initialement plus d’intensité dans la

    première perspective, une troisième approche peut nous faire voir de forme

    primordiale sa dimension naturelle d’ouverture, de possibilité de sortir des limites.

    2.1.3. Une approche psychologique :

    « Depuis le commencement le nouveau-né vit des expériences de maxime intensité

    dans l’espace potentiel qui existe entre l’objet subjectif et l’objet perçu de forme

    objective, entre les extensions du moi et du non-moi. Cet espace se trouve dans le jeu

    réciproque entre « il n’existe rien de plus que moi » et « l’existence d’objets et

    phénomènes hors du controle tout-puissant. » (...) Pour étudier le jeu et ensuite la vie

    culturelle de l’individu il faut examiner le destin de l’espace potentiel existant entre

    tout nouveau-né et la figure maternelle humaine (et pour cela faillible) laquelle est

    essentiellement adaptative à cause de l’amour »15. La construction du moi culturel, du

    moi relationnel, de la personne, aux yeux de la psychologie, apparait générée à partir

    du risque de sa perte : perdre l’expérience de la réalité de l’autre, de l’altérité,

    engendre la folie, perte de continuité dans l’expérience personnelle. L’espace, le lieu

    qui unit et sépare, qui sépare et unit le nouveau-né et sa mère - quand l’amour attentif

    de sa mère est manifesté comme possibilité de confiance humaine – ceci permet de

    jouer et de bâtir le symbole, de découvrir, d'inventer, et de me construire moi-même

    et la culture, un moi-même relationnel, immergé dans un monde aussi culturel. La

    Liturgie céleste, l’expression de la glorification à Dieu de la part des créatures, est sa

    sublime forme, son archétype, enracinée au même acte créateur.

    15

    WINNICOTT D.W., Realidad y juego, Barcelona, Gedisa, 1982, p. 135 et s.

  • 17

    Le Logos de Dieu, la Perichorèse trinitaire et la Liturgie céleste sont donc le foyer

    céleste qu’illumine notre dessin de l’espace.

    2.2. Ceci est l’espace du monde déchu. Ubi ecclesia ?

    À l’Écriture les mots dérivés de ek-kaleo [ekklesia, kleros, kleronomia] sont pour un

    instant révélateurs de quelque chose qui revient vers les sources : les sorties et les

    entrées de Dieu, ses énergies dans la création ; dans ces mots, résonne encore le

    mouvement trinitaire ad intra et ad extra, comme la danse de la création perpétuelle,

    la perikhoresis, qui se révèle, qui déborde, l’apocalypse de l’amour divin : Nous fûmes

    appelés avant la création du monde, nous fûmes emportés « du non-être à

    l’existence », à Son existence, puisqu’ il n’y en avait pas d’autre. Ce fut le mouvement

    liturgique primordial, archétypique, l’ekklesia première, les premiers co-liturgiques :

    son khoros, le Dieu vivant ; aucune autre typologie pour la liturgie eucharistique

    célébrée epi to auto, aucun autre modèle pour l’Église locale, pour l’Église qui prend

    chair par l’œuvre du Saint Esprit dans un sein virginal. Sans un possible intervalle

    s’ouvre le Paradis, lieu crée de communion entre le Créateur et la création ; sans un

    possible intervalle apparait la Jérusalem céleste, celle-là que saint Jean voyait lors de

    son séjour à Patmos. Entre l’une et l’autre, un hiatus impossible à nos yeux : dès la

    porte du Paradis commence le chemin vers la Nouvelle Jérusalem, et comme un tapis,

    l’histoire se développe. Maintenant et ici la Liturgie première prend les couleurs des

    pleurs d’Adam, le ton de sa componction et du pardon, harmonieusement tissé avec la

    louange et l’action de grâce : ce sont les sacrifices et les prières d’Abel, de Set, d’Enos,

    d’Henoc, de Noè, d’Abraham, de Moïse et d’Aaron. Mais les hommes se sont dispersés

    (Gen 10, 32) et ils remplirent la terre, à la recherche de l’ange que le Très Haut leur fixa

    comme son entéléchie : Ὅτε διεμέριζεν ὁ ὕψιστος ἔθνη, ὡς διέσπειρεν υἱοὺς Ἀδάμ,

    ἔστησεν ὅρια ἐθνῶν κατὰ ἀριθμὸν ἀγγέλων θεοῦ. » (Deut. 32, 8). Et ils avaient dans

    le cœur la mémoire, le souvenir était leur conscience, ils avaient la parole pour sauver

    leur empreinte qui naquit, sûre de sa disparition : « ὅτι πάροικοί ἐσμεν ἐναντίον σου

    καὶ παροικοῦντες ὡς πάντες οἱ πατέρες ἡμῶν ὡς σκιὰ αἱ ἡμέραι ἡμῶν ἐπὶ γῆς καὶ

  • 18

    οὐκ ἔστιν ὑπομονή » (1 Cron 29, 15). Et dès lors l’homme cherche le lieu, l’oikos pour

    l’Église.

    « Adam et Eve, créées à l’image et à la ressemblance de Dieu, devaient trouver en Lui

    la force d’acquérir la pleine et libre ressemblance à cette image, c'est-à-dire une pleine

    ecclésialisation de leur propre vie, et en même temps celle de la création toute

    entière, dont la destinée dépendait de l’homme. Le premier couple fut installé au

    Paradis afin de le cultiver et de le préserver, et il reçut le commandement de Dieu,

    comme norme intérieure de leur vie, de ne pas goûter au fruit de l’arbre de la

    connaissance du Bien et du Mal. Ce commandement contenait en lui-même, de

    manière cachée, les indices du chemin de l’ecclésialisation de l’homme »16 C’est le P.

    Boris qui cite le Père Serge Boulgakov. Les références patristiques pour parler de

    l’Église en tant que « antérieur au projet cosmique qui lui est subordonné »17 sont

    citées par les auteurs nommés ci-dessus et aussi par le Père Nicolas Affanasief :

    l’Epître de St. Clément de Rome 14, 1-2, les Pasteur d’Hermas, Vis. II, 4, 1, st. Hyppolite

    de Rome, Dn I, 17, Origène In Cantic, comment. 2, St. Ephren de Syrie, hymnes sur le

    Paradis XI, SC 14, n 37.

    Dans l’éternité, l’acte créateur constitue déjà la préfiguration de l’Église. Au Paradis, la

    louange de tout ce qui respire devant la présence des bienfaits de Dieu, nous parle de

    son chemin vers la plénitude voulue par Dieu. Et ce fut là où, (Gen 2, 18-24) pour

    trouver une aide pour Adam, parce « qu’il n’était pas bon que l’homme soit seul »,

    Dieu amena toutes les bêtes sauvages et les oiseaux du ciel devant lui pour que

    l’homme leur donne un nom; mais l’homme ne trouvât pas une aide qui lui fût

    assortie. Alors le Seigneur pris une de ses côtes, façonna une femme et l’amena a

    l’homme, qui s’écria : « Pour le coup, c'est l'os de mes os et la chair de ma chair ! Celle-

    ci sera appelée femme, car elle fut tirée de l'homme, celle-ci ! » Isha, tirée d’Ish,

    reconnue par lui comme chair de sa chair et os de ses os, ouvre l’espace d’expérience

    de la propre nature d’Adam. C’est l’autre : al-iter, dif-férent, di-vers ; il y a toujours

    16

    P. Serge Boulgakov, “Esquisses de la doctrine de l’Église”, dans BOBRINSKOY B., Le mystère de l'Église, Paris, éd. De l’Institut de Théologie Orthodoxe “Saint Serge” de Paris (coll. Formation Théologique par correspondance) 2000 pag. 16 17

    BOBRINSKOY, B., Le Mystère... op cit p. 13

  • 19

    dans ces mots le mouvement, le déplacement en dehors. Moi et mon extériorité font

    possible l’espace où je peux m’élargir par l’action ; les deux ensemble font possible

    l’agir. L’espace crée est un espace pour la gloire de Dieu, le lieu pour la croissance :

    « les membres vivants de l’Église croissent encore et mûrissent dans l’histoire, car

    toute l’histoire croît et mûrit par l’Église et dans l’Église, pour la moisson, c'est-à-dire

    pour le jugement « par la puissance du Royaume » au-dessus des faiblesses de

    l’histoire, mais aussi pour la plénitude et pour l’accomplissement de l’histoire par le

    Royaume – par la victoire de la vie sur la mort, par le triomphe du salut sur la

    déchéance »18. Capacité aussi d’amour, selon l’image de Dieu.

    Et aussi capacité d’en faire l’épreuve, la peira, d’en faire l’expérience du monde. Isha

    devint Eve quand elle prêta l’oreille au serpent. Et quand arriva la plénitude des temps,

    sur la Croix, le nouvel Adam, juste avant de libérer son Esprit, de son coté distilla du

    sang et de l’eau, nouvelle aide pour qui se tiennent au pied de la Croix, sa mère aimée

    et le disciple qui écouta le cœur du Maître : « Toi, qui pour créer la femme, as ouvert la

    chair d’Adam sur son côté, de la plaie de ton côté blessé par le soldat tu as fait jaillir la

    source qui nous purifie». « Ô Sauveur, lorsque la lance frappe ton côté d’où coule la

    vie, tu rachètes et vivifies la mère des vivants, que sa faute avait privée de l’arbre de la

    vie ». « Abreuvés au double fleuve que la lance a fait jaillir de ton côté, à ta source

    vivifiante nous venons puiser le sang du calice et l’eau qui donne le salut » « Lorsque

    au Paradis Adam s’est endormi, son côté livra la cause de la mort ; lorsque tu t’endors,

    ô Verbe de Dieu, tu fais sourdre de ton flanc la vie du monde. »19.

    Cette croissance dans l’histoire n’est donc pas sans dangers, puisque l’histoire a ses

    faiblesses qui tendent vers la déchéance. L’aspect physique de l’espace, la

    circonscription, appliqué à l’Eglise génère la territorialité et les juridictions canoniques,

    et cela peut conduire vers la confusion avec les juridictions civiles ; on peut penser aux

    controverses des IVe et Ve siècles pour la définition et l’application des canons

    18

    Le caractère eschatologique de l’Eglise, dans JEVTICH A., Études hésychastes. Lausanne, L'Âge d'homme, 1995, p 153. 19

    Tropaires chantés pendant les matines du Samedi Saint, lors de la mise au tombeau du Seigneur. La version en français correspond à la traduction du P. Denis Guillaume. Nous pouvons citer aussi CRISÒSTOM J., Catequesis Baptismals. Tractat sobre el sacerdoci. Barcelona, Proa, 1990, VII, 17 : « De son côté, donc, le Christ forma l’Église, tel qu’Il forma Eve du côté d’Adam ».

  • 20

    référents à ce thème, et la démarche du papisme. L’aspect philosophique, construction

    culturelle, conduit vers l’identification culturelle et nationale, et il finit par le

    phylétisme et les défauts dans la praxis ecclésiologique d’aujourd’hui. Finalement

    l’aspect psychologique, le moi relationnel, la personnalité, peut dériver dans une

    spiritualité désincarnée et individualiste, et aboutir à l’ecclésiologie de la Réforme et

    aux syncrétismes contemporains.

    Nous essayerons de montrer comment la parole, l’ouverture au monde et l’expérience

    du dehors, présente dans les trois sens de l’espace hors du Paradis, font partie du

    procès d’ecclésiabilité du crée puisque ils révèlent ses eschata, sa capacité iconique

    pour devenir sacrement. Les limes, enfin, d’abord étaient sentiers entre deux champs,

    qui permettaient le passage, l’espace de communication ; plus tard prenaient le sens

    de frontière, de fortification avec la finalité de protéger.20 Vivre l’espace comme limite

    vers l’intérieur porte à l’institutionnalisation, la congélation de l’esprit, la recherche

    permanente uniquement dans l’humain et la perte de la dimension eschatologique.

    Vivre l’espace comme ouverture, comme possibilité de retrouver, de participer, nous

    approche au concept d’événement, et installe dans notre pensée et notre parole la

    vigilance pour garder l’esprit ; alors le présent a encore la possibilité de se développer

    non pas selon une ligne droite infinie, ni en cercles, mais verticalement, crucifiant le

    temps. L’espace alors peut devenir iconique et manifester sa propre verbéité.

    20

    PAPATHOMAS G., Glossaire, dans Cours de droit canon, Introduction aux sources de la Tradition Canonique de l’Eglise. Paris, éd. de l’Institut de Théologie Orthodoxe “Saint Serge” de Paris (coll. Formation Théologique par correspondance) 1995, p. 231

  • 21

    3. Tradition canonique : le développement historique de l’espace

    ecclésiastique

    3.1. Le fondements de l’élaboration canonique

    Tel que plusieurs auteurs l’ont montré, le premier objet des discutions des synodes, et

    donc la principale cause de l’élaboration des canons, fut la juste expression de la

    communion dans toutes ses dimensions, communion des fidèles et communion des

    églises locales, c'est-à-dire l’expression de l’unité de l’Église et de sa catholicité : « Les

    synodes, qui apparaissent lors de la querelle de Pâques, sont directement, et avant

    tout, en rapport avec le problème de la communion eucharistique. On peut également

    le constater en considérant les grands Conciles œcuméniques de l’Église ancienne :

    leur but n’était jamais de formuler les principes de la foi en elle-même, mais de

    décider de la participation ou non-participation à la Divine Communion. C’est ce que

    l’on peut constater clairement à la lecture des « anathèmes » auxquels aboutissent les

    décisions de ces Conciles et qui reflètent l’esprit de la 1ere Épître aux Corinthiens 5 et

    de Mt 18. Le but du Synode a donc, de tout temps, été lié à la Divine Eucharistie et

    aucun historien sérieux ne saurait le contester »21. Cette perspective est le juste point

    de départ pour toute étude orthodoxe de la Tradition canonique. Tous les autres sujets

    possibles qu’on voudrait aborder en découlent : soit l’administration des Églises, les

    rapports avec le pouvoir civil, la taxis, l’élaboration dogmatique…, et la territorialité, le

    sujet central du présent travail. L’unité et la catholicité exprimées par la Divine

    Communion à l’Eucharistie est aussi la première donnée et le fondement de

    l’ecclésiologie eucharistique, et donc la charnière qui articule Ecclésiologie et Droit

    Canon, ce que l’Archimandrite Grigorios Papathomas appelle Ecclésiologie

    21 ZIZIOULAS, J.D., « L'Institution synodale: Problèmes historiques, ecclésilogiques et canniques », in Istina, t. 47, nº 1 (2002) p. 14-44.) Disponible à http://orthodoxe.free.fr/files/synode_zizioulas.pdf , et aussi dans PAPATHOMA, G., Essais d’Économie Canonique, pag 307 et s.

  • 22

    canonique22. Dans tous les cas il s’agissait (et il s’agit toujours) bien sûr de garder le

    dépôt, la base de la Tradition, de garder l’expérience du kérygme et de la communion,

    l’expérience ecclésiastique de la grâce. Si la vie de l’Église, son chemin historique,

    reflète l’icône du Royaume, alors ses structures temporelles doivent être iconiques et

    s’enraciner dans le mystère trinitaire.

    3.2. Les étapes du développement de l’espace géo-ecclésiastique

    La réalisation d’une Église locale, corps du Christ, sur un espace géographique donné,

    comporte un rapport nécessaire entre les données géographiques concrètes et l’Église

    qui réside dans ces limites. Les étapes canoniques successives au cours des cinq

    premiers siècles montrent l’évolution de l’expression de ces rapports23 :

    Si la délimitation des juridictions ecclésiastiques, d’abord à partir de l’assemblement

    eucharistique à la ville et ses alentours (paroikia), puis selon les provinces ou régions

    métropolitaines et enfin sous la forme des patriarcats, furent les expressions bien

    connues de la solution canonique pour les territoires dans le cadre du « macro »,

    l’institution des chorévèques, peut être, fut la première réponse dans le « micro »,

    22

    “La visión commune de l’Ecclésiologie et du Droit Canon sauvegarde l’équilibre entre ces deux aspects et aide éviter l’ ‘autonomisation’, théologiquement dangereuse, de l’un ou de l’autre aspect. Il n’est pas exagéré d’oser dire, faisant référence à cet equilibre, que dans la Théologie ecclésiale ces deux aspects pourraient être désignés comme Ecclésiologie canonique d’une part et comme “Droit Canon” ecclésiologique d’autre part.” (PAPATHOMAS, G., Ecclésiologie canonique, dans PAPATHOMAS G., Essais d'Économie Canonique. Paris, éd. de l’Institut de Théologie Orthodoxe “Saint Serge” de Paris (coll. Formation Théologique par correspondance), 2005, pag 50.) 23

    PAPATHOMAS G., Essais d'Économie..., op. cit. pag 186.

    Étapes canoniques successives 1.a. Épiscopie / Église locale (nouveau Testament / 3 premiers

    siècles) b. Synode local (Nouveau Testament / 3 premiers siècles) 2. Métropole (1er Concile œcuménique de Nicée – 325) 3. Église autocéphale (IIIe Concile œcuménique d’Éphèse – 431) 4. Patriarcat (IVe Concile œcuménique de Chalcédoine – 451) 5. La Pentarchie des Patriarcats (IVe Concile œcuménique- 451)

  • 23

    dans l’administration quotidienne et de proximité des communautés chrétiennes, pour

    le même problème. L’une et l’autre manifestent les difficultés posées par la

    constriction de l’espace lors de l’institutionnalisation de l’Église. Mais l’événement

    l’emporte toujours sur les circonstances empiriques24: il apparaît qu’il est tout à fait

    nécessaire de définir les limites pour chaque administration épiscopale, et pourtant

    tous ces limes qu’on peut mettre en jeu se montrent incapables par eux-mêmes de

    contenir Celui que rien ni personne ne peut enfermer ; ainsi l’expérience eucharistique

    tient l’Église en face de son mystère. En effet, aucun synode a défini une juridiction

    « hyperorius » pour une juridiction épiscopale, à exception de celle du Patriarcat de

    Constantinople [canon 28/IV] : « ἔτι δὲ καὶ τοὺς ἐν τοῖς βαρβαρικοῖς ἐπισκόπους τῶν

    προειρημένων διοικήσεων χειροτονεῖσθαι ὑπὸ τοῦ προειρημένου ἁγιωτάτου

    θρόνου τῆς κατὰ Κωνσταντινούπολιν ἁγιωτάτης ἐκκλησίας »25 ; mais, quelles sont

    les règles pour les rapports entre les Églises locales ? Quels principes doivent régler la

    participation des fidèles, du clergé et des laïcs en général, dans une autre assemblée

    eucharistique que la leur propre ? Comment doit-on exprimer la communion des

    Églises dans chaque célébration eucharistique où sont présents clergé ordonné pour

    assemblées distinctes ? Tout cela n’est pas solutionné avec la définition de limites

    territoriales, et en conséquence, toute une importante régulation canonique fut

    élaborée dans ce sens. Et donc ces limes qu’il faut définir ne sont pas frontières de

    séparation, mais justement l’espace d’expression de l’Illimité, son lieu de

    manifestation, ou plus exactement le « u-topos », le non-lieu, parce que de notre

    perspective il n’y a pas là de dimension capable de contenir, c’est l’image d’une ligne,

    unidimensionnelle26 ; mais c’est un non-lieu qui par l’évènement eucharistique est

    capable de manifester en même temps le ‘sans mélange’ et le ‘sans division’, c'est-à-

    24

    AFANASIEFF N., Léglise du Saint-Esprit, Paris, Cerf, 1975,. , chap. VIII, Le pouvoir de l’amour. 25

    « que les évêques des parties de ces diocèses occupés par les barbares, seront sacrés par le saint siège de l'Église de Constantinople»: Il concerne la possibilité de créer une Église établie localement, hors des territoires des autres Églises patriarcales déjà définies par ce même Concile oecuménique, à savoir les cinq Patriarcats, en donnant essentiellement au Patriarche de Constantinople l’exercice de la diaconie constitutive lui permettant de former les Églises locales de cette “Église établie localement du dehors”. Ce canon affirme donc l’existence d’une Église hors des frontières des autres Églises établies localement et désigne celui qui en est le primat...” PAPATHOMAS G., Essais d'Économie... p. 147 i s. 26

    Quelque fois aussi dans la réalité empirique apparaissent des métaphores qui transportent notre esprit : La croissance de l’urbanisation autour des cités heurte avec les infrastructures des réseaux routiers et ferroviaires. Précisément la nature ouvre toujours là des espaces libérés où quelqu’un cultive un jardin potager sans loi, où croît la vie afin de nourrir ceux qui la songent.

  • 24

    dire, par la communion il peut manifester l’expérience du Christ. « Λέγεται τοιγαροῦν

    Θεοῦ τόπος ὁ πλέον μετέχων τῆς ἐνεργείας καὶ τῆς χάριτος αὐτοῦ. »27 Tout cet

    ensemble qui apparaît aux yeux du monde comme une imperfection des systèmes

    administratifs que l’Église essaye d’instituer pour sa vie pratique, nous pourrons donc

    le lire comme l’action du seul Administrateur, l’Esprit, qui veille afin que la Fiancée lui

    soit fidèle et ne tombe pas sous la séduction du monde. À condition de résister la plus

    grande tentation : essayer d’institutionnaliser l’Esprit !

    La croissance du nombre de chrétiens au IIe et IIIe siècle mettait en cause le besoin de

    régulariser les eucharisties présidées par des prêtres, et non pas directement par

    l’évêque. C’est le commencement de l’élaboration de la régularisation canonique par

    rapport aux juridictions des Églises. Les changements subits au cours de ces siècles

    sont reflétés dans les textes du IVe28. Le travail cité du Métropolite Jean élucide la

    forme avec laquelle l’Église a su maintenir l’unité et la catholicité de l’Eucharistie à

    travers son développement, sans s’écarter des conditions empiriques nécessaires et

    sans se convertir en leur servante ; ainsi il a signalé les bornes du développement

    ecclésial. Il serait nécessaire d’élucider aussi de quelle forme cette même unité-

    catholicité s’est maintenue dans la conscience des fidèles, à chaque assemblée

    eucharistique, à chaque paroisse. Ici l’étude des sources historiques apporte quelque

    lumière ; le frumentum, l’antimension, les diptyques, sont tant d’éléments qui nous

    poussent à penser à ce vécu nécessaire des chrétiens, mais il n’est pas possible par des

    témoignages directs, des documents décrivant la vie des chrétiens dans les

    campagnes, de connaître en profondeur s’il y eut quelque transformation de la

    conscience ecclésiastique des croyants de ces assemblées qui assistaient pour la

    première fois dans l’histoire aux célébrations eucharistiques présidées par un prêtre

    autre que l’évêque.

    L’étape suivante de l’évolution était le système synodal, qui entra en scène avec les

    régions métropolitaines, et c’est l’administration civile qui prêta sa structure pour

    27

    Voir note 11, pag 12. 28

    ZIZIOULAS J., L'Eucharistie, l'Évêque et l'Église durant les trois premiers siècles. Paris, Desclée de Brouwer, 1994, p. 202-203 et tableau comparatif note 2 chap. III p. 214-215.

  • 25

    délimiter les juridictions ; c’est le monde qui trace des limites à l’espace : “Rendez donc

    à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu” (Mt 22, 21). En effet il ne faut

    pas que l’Église légifère ! Les quatre premiers conciles structurent, non pas sans

    difficultés et sans blessures importantes, l’administration œcuménique des Églises. La

    géopolitique du temps (à nouveau les circonstances empiriques) a sa part

    d’importance, et les préchalcédoniens 29 et Rome30 sortent handicapés de ce procès. Il

    serait nécessaire de déceler les pièges du temps historique pour donner le témoignage

    de la vraie foi orthodoxe. Finalement, les structures du monde sont mobiles,

    changeantes, et la stabilité des juridictions ecclésiastiques ne peut pas se bâtir sur ce

    sable ! Fidèle à un ordre, elle doit tirer des solutions d’autres systèmes, et ainsi on

    arrivera au système de l’autocéphalie… mais le rythme de chronos subit une

    accélération croissante, et devant lui, l’Esprit veut que l’Eglise montre sa fermeté sans

    chanceler, et que elle garde l’Agneau jusqu’au jour de l’arrivé du Fiancé !

    3.3. Églises nationales :

    La forme politique de l’État Romain, l’Empire (soumission des territoires à un pouvoir

    central et structuration hiérarchique bien définie) facilite les premières divisions

    territoriales ecclésiastiques ; elles sont effectivement bien définies sur les divisions

    civiles romaines, et il en fut ainsi aussi bien pour les villes qui seraient les sièges des

    29

    “Derrière la crise monophysite, il faut voir plus qu’une simple récidive des tentations les plus extrêmes de l’alexandrinisme. L’importance de cette crise dans l’histoire de l’Orthodoxie tient au fait qu’elle révéla toutes les contradictions et, pour parler franchement, toutes les tentations inhérentes à l’union de l’Église avec l’Empire sous Constantin. Si le Concile de Chalcédoine fut spirituellement et théologiquement un miracle et une source inépuisable d’inspiration théologique, il marque une violente cassure sur le plan des relations entre l’Église et l’État et dans l’histoire du monde chrétien. (...) La lutte contre Chalcédoine, outre sa signification théologique avait pris une dimension religieuse et politique nouvelle. Le monophysisme offrait un exutoire aux passions ethniques qui avaient longtemps couvés sous la cendre, et le combat contre “les deux natures” menaçait de se transformer en une révolte contre l’Empire lui-même. (...) Le chisme monophysite démontra avec toujours plus de clarté que le prix payé pour l’union de l’Église et de l’Empire – ou plutôt le prix payé par l’Église pour les péchés de l’Empire – était la première grande tragédie du jeune monde chrétien.” (SCHMEMANN, A., Le chemin historique de l'Orthodoxie. Paris, YMCA Press, 1995, pag 162 – 166.) 30

    “Le sang-froid avec lequel fut vécue la rupture avec Rome, en 484, est significatif. L’Église, hélas, se soumettait à l’histoire et l’histoire ne faisait qu’élargir le fossé entre les deux moitiés de ce qui avait été jadis une oikumènè unie. Il est de fait – quoique l’Orient fût lié par un lien de succession organique avec Rome – qu’un nouveau monde byzantin avait pris naissance, tandis que l’Occident romain, sous le coup des invasions barbares, s’enfonçait dans le chaos des siècles de ténèbres, dont émergerait plus tard l’Europe romano-germanique. » (SCHMEMANN A.Le chemin... op. cit. p 166-167).

  • 26

    quatre Patriarcats (cas à part particulier et nécessaire pour Jérusalem), que pour les

    régions métropolitaines et les diocèses. Mais ce n’est pas une structure politique

    administrative qui donne séjour à l’Église ; bien entendu il y avait d’abord un peuple

    assemblé qui avait reçu le baptême et qui s’était ordonné pour l’Eucharistie. Déjà au

    IVe siècle nous trouvons la manifestation d’une autre base pour établir le territoire

    juridictionnel ecclésial. La proclamation de l’autocéphalie de Chypre au IIIe Concile

    répond à d’autres paramètres que la structure administrative de l’Empire ou la

    reconnaissance d’une spécificité historique - et si on le veut symbolique - de la ville de

    Jérusalem. On peut trouver beaucoup d’arguments pour justifier la singularité

    canonique de l’Église établie à Chypre : la condition insulaire, la situation stratégique,

    la recherche d’un équilibre entre les sièges déjà établies de Constantinople, Alexandrie

    et Antioche… Mais le Saint Concile nous en donne une seule: respecter « l’ancienne

    coutume » fondamentale puisqu’elle sert de règle pour les autres diocèses, afin « que

    soient sauvegardés à chaque province purs et inviolés les droits acquis déjà et dès le

    début selon l’usage établi toujours ». Malgré toute interprétation extra ecclésiale - et

    valide du point de vue historique, sociopolitique - le motif exposé par les Saints Pères

    l’emporte sur quelque autre, et le canon 39 du Quinisexte vient le confirmer. L’usage

    établi et les droits acquis par une Église ne doivent pas être occasion de négociation

    pour définir les juridictions des Églises, ils sont d’ailleurs les fruits de son

    cheminement vers son autoperfection (autotevleia).

    En vue des canons postérieurs qui confirment l’autocéphalie de l’Eglise de Chypre,

    nous pouvons nous poser la question suivante : Peut-on donc parler d’Église nationale

    quant à l’Église de Chypre ? Et, en quel sens ? Ici l’adjectif national conviendrait,

    évidemment, hors de tout contenu des nationalismes modernes. On pourrait dire

    national pour l’Église de Chypre dans le sens ou probablement les grecs de

    Constantinople au IVe siècle donnaient à Chypre le nom de nation : « In the eyes of the

    Constantinopolitans, Cyprus was the native country of Cypriots, a special group of

    people with its own culture. It is important to emphasize that the information given by

    the Byzantine sources on the Cypriots concerning their image reflects – more or less –

    the realities of the inhabitants of the island itself. Cypriot culture and civilization were

  • 27

    coextensive with, but not the same as, that of the rest of the Byzantine Oikumene. The

    procedure for the construction of such an identity is very interesting. Cypriot society

    had a different historical background even from the very beginning of the Byzantine

    era. Cyprus was a crossroads of cultures, and the island played the role of the

    mythological Janus. On the one hand, the East influenced Cyprus with customs, cults

    and habits, and transplanted many elements to the neighboring island. On the other

    hand, the origins of the Cypriots were Greek. Naturally Greek mentalities, the

    language, the dominant religion and the artistic expression were common. Cypriots

    shared the same culture with the rest of Greeks, but not the same history.”31

    Ainsi le mot nation vient exprimer le territoire humanisé, avec certaines

    caractéristiques géographiques et géopolitiques concrètes qui faisaient de l’ethnos ou

    de la nation chypriote une entité avec une consistance propre, et valide pour être

    transformée en hypostase ecclésiale. En tout cas, Église « nationale », mais en

    n’identifiant absolument pas sa nature ecclésiastique avec son hypostase

    chorogéographique32.

    Dans l’Église l’élaboration canonique, comme la dogmatique, a fait suite à l’expérience,

    à la prière. Lentement depuis les IVe et Ve siècles des nouveaux peuples barbares

    commencent leur cheminement historique ; pour Rome, ils sont ou bien des alliés, ou

    bien des ennemis, et il faut les dominer, voir les assimiler ; sans que personne s’en

    aperçoive, ils devront prendre le relais de la construction de l’Europe. Une fois

    disparue l’hégémonie absolue de l’Empire, la réalité empirique a changée

    complètement, et la prévision du canon 38/IV pour « les évêques de ces diocèses

    occupés par les barbares » doit passer par l’expérience (peira), doit s’incarner

    réellement. Au IXe siècle les Bulgares se sont constitués en état, et son procès

    d’identification nationale devant les autres états, spécialement de Byzance, lui porte à

    réclamer l’autocéphalie pour son Église. A partir de ce moment Constantinople doit

    31

    DEMOSTHENOUS A. Έθνος Κυπρίων – Πόλης Κύπρος: constructing identities in the Byzantine province, à XXI

    Internatioanl Congress of Byzantine Studies, London 2006, sous la dir. De British National Committee of the Association Internationale des Études Byzantines, coord. Anthony Bryer. Disponible à http://www.wra1th.plus.com/byzcong/comms/Demosthenous_paper.pdf 32

    Cf. PAPATHOMAS G., Autocéphalie et nation, dans PAPATHOMAS G., Essais d'Économie …. Op cit p 57 et s

  • 28

    effectivement activer le canon dans un contexte sans doute impossible d’envisager au

    IVe Concile. Au Xe siècle, lors de la création de nouveaux états en dehors des limites de

    l’Empire Romain d’Orient, Constantinople accorda l’autonomie ecclésiastique à

    Trnovo, chez les Bulgares, et à Ochrid et Pec chez les Serbes. Au XIVe les invasions des

    Turcs obligent à prendre des décisions en application de la même autocéphalie, pour

    sa suspension… Dans tous ces cas les procès canoniques ne furent pas libres des

    contaminations du monde, le pouvoir politique poursuit toujours sa propre perfection,

    et elle n’est absolument pas la sainteté. « La racine du mal, soulignons-le, n’est pas à

    chercher dans l’élément national proprement dit. L’Empire universel n’était plus

    depuis longtemps qu’une fiction. Non sans l’aide de l’Église, se constituaient à sa place

    de nouvelles entités nationales qui trouvaient dans le christianisme la source

    nourricière qui leur permettait de croître et de s’affirmer dans leur service

    spécifiquement « national » de la Vérité chrétienne. La nation, le peuple, pouvait et

    devait révéler son contenu positif à l’intérieur de l’Église. C’est ce qu’il fit, d’une

    certaine manière, sous la domination turque, lorsque le peuple se fondit tout entier

    avec l’Église et fit d’elle le porteur de ses meilleures aspirations nationales. Mais le

    caractère tragique de ce période tient à ce qu’elle communiqua à la conscience

    nationale des peuples orthodoxes la haine des autres peuples orthodoxes, haine qui

    était la trahison et la destruction de l’unité vivante de l’Église, au profit d’une unité

    purement théorique. L’Église n’était pas seulement porteuse de la lumière du

    christianisme, mais aussi symbole d’un combat national, et source de ce nationalisme

    religieux qui empoisonne aujourd’hui encore l’Orient orthodoxe. Appelée à illuminer le

    monde entier par l’Esprit et la Vérité, l’Église se soumit en fin de compte elle-même « à

    la chair et au sang ». Le patriotisme chrétien se confondit avec le nationalisme

    païen. »33. Pour finir cette première période, en 1448, Constantinople dominée par le

    Ottomans, c’est l’Église de Russie qui proclamera son autocéphalie.

    33

    SCHMEMANN A., Le chemin… op cit p. 306-307.

  • 29

    Au XIXe l’autocéphalie deviendra ainsi pleinement , par contamination ou

    dégénération, « autocéphalisme ».34 Si nous connaissons très bien aujourd’hui

    comment les tensions déjà au IVe siècle entre Rome et Constantinople d’une part, et

    entre Alexandrie et la Syrie d’autre part, se font remarquer au développement des

    Conciles, et de quelle manière les discussions théologiques sont imprégnées trop

    souvent des intérêts politiques, il est facile de comprendre que le pouvoir de l’État a

    exercé, exerce et exercera sa pression pour utiliser, l’Église et, finalement, si c’est

    possible, pour la dominer et la contrôler absolument. Il est évident que le

    christianisme, du point de vue social, avait une force politique, et « l’évêque du

    dehors » ne fut jamais indifférent à ce pouvoir ! Les premiers éléments du

    nationalisme ecclésial, c’est à dire de l’ethnophilétisme, se montrent présents déjà

    dans le cheminement historique de l’Église : cela voudrait alors dire que dans le même

    parcours historique, dans la tradition canonique et la praxis, nous pouvons être surs de

    trouver les solutions, l’horos pour ne pas être égarés ! En effet, on peut comprendre

    comment les mouvements nationalistes des XVIIIe et XIXe siècles - en plus mouvements

    philosophiques et politiques de forte racine anthropocentrique et a-théistes, issus de

    l’Illustration - deviennent les principaux agents de la perversion de l’autocéphalie

    canonique, et, déguisés en chrétiens, contaminent l’élan du peuple chrétien qui désire

    vraiment transfigurer le monde, et ils font pénétrer dans les structures ecclésiastiques

    des éléments qui entrainent vers sa des-ecclésialisation (voire laïcisation), à travers sa

    croissante dépendance du pouvoir étatique. Comment s’est matérialisée cette

    contamination ? La fausse interprétation du terme nation (ethnos) est évidente au

    canon 34e apostolique que les nouveaux états-nations revendiquent pour réclamer son

    autocéphalie35. La Grèce à la première moitié du XIXe siècle recommencera à nouveau

    34

    Néologisme qui « veut designer une tendance ecclésiastique relativement récente et manifestement anticanonique à un double point de vue. Il s’agit d’une part, d’un désir ardent d’acquérir à tout prix, même si les conditions géopolitiques mais aussi géo-ecclésiastiques correspondantes ne le permettent pas, le status autocéphale d’une entité territoriale. Mais il existe d’autre part une tendance concrète à l’exercice hyperorius d’une juridiction ecclésiale sur le territoire d’une autre Église autocéphale ou autonome – ou au sein de la diaspora – sous le prétexte d’existence des droits ecclésiaux non-définies ou mal définis. À vraie dire, il s’agit d’un “nationalisme ecclésial” flagrant, qui cultive une notion d’ “autocéphalie nationale universelle” et une ecclésiologie monocamérale” (d’exclusivisme ecclésiastique ethnique) » (PAPATHOMAS, G., Autocéphalie et nation, dans, PAPATHOMAS G, Essais d’Economie… p 101 note 136.) 35

    “Le canon 34 des Canons apostoliques nommait “nations” les régions ou les éparquies de l’Empire. Cela n’a rien à voir avec les nations ou les ethnies dont on parle après la déclaration du príncipe de nationalités et l’étatisation de

  • 30

    la recomposition des territoires européens, qui ne finira pas avec la chute de l’Empire

    Ottoman, mais qui se révèle vivante à partir de la décomposition de l’Union Soviétique

    et dans les luttes pour l’hégémonie du continent encore présentes entre les

    différentes puissances dans l’UE : le territoire des Balkans est aujourd’hui encore le

    champ de bataille pour le controle des recours vitaux pour l’Europe. Et les Églises

    constituées dans ces territoires jusqu’à maintenant ne se sont pas soustraites à cette

    lutte pour le pouvoir. Les nouvelles autocéphalies de la Grèce, de la Roumanie, de la

    Bulgarie, de l’Albanie et de la Serbie et le concile de 1872 condamnant

    l’ethnophylétisme sont les points cruciaux de ce parcours. Le libéralisme occidental

    veut finir l’œuvre de l’Illustration, et les mouvements migratoires du XXe siècle lui

    facilitent le cadre pour justifier la non nécessité de territoire propre, base d’une multi-

    culturalité qui doit enrichir la civilisation du XXIe siècle. Dans cette situation de facto de

    plusieurs juridictions, de plusieurs confessions et plusieurs rites dans un même

    territoire, quel argument peut-on trouver pour repousser les thèses d’une théologie

    libérale et démocratique ? Aucun mot ne fait vraiement l’affaire; la vie seulement

    pourrait le contester : « Toute parole conteste une autre parole, mais quelle est la

    parole qui peut contester la vie? »

    Le procès vers l’autocéphalie envisagé au canon 38/IV devrait être toujours lié

    étroitement aux besoins de l’Église, et en conséquence son aboutissement ne devrait

    absolument pas contredire les principes ecclésiologiques. L’histoire met à l’épreuve

    l’Église incarné. L’étude de l’Archimandrite Grigorios Papathomas36 pour le cas de

    l’Église d’Estonie, expose avec détails le sens et la transcendance des canons des

    Conciles Œcuméniques qui établissent, et postérieurement confirment et rubriquent,

    l’autocéphalie de Chypre, notamment de quelle forme la solution du Saint Concile

    évite deux juridictions dans un même territoire, ainsi que l’absorption d’une Église

    autocéphale par une autre, toutes deux déviations de l’actuel nationalisme ecclésial.

    la nation aux temps modernes” (PAPATHOMAS, G., Autocéphalie et nation, dans PAPATHOMAS G. Essais d’Economie op cit p 87, note 107.) 36

    PAPATHOMAS G., Une solution conciliaire anticipée de la "question ecclésistique orthodoxe" en Estonie, Eglise Orthodoxe d’Estonie, disponible à http://www.orthodoxa.org/FR/estonie/HistoireEglise/solutionconciliaire.htm

  • 31

    Celle-ci reste aujourd’hui le référent pour envisager l’étude des procès d’autonomie

    des Églises au cours des siècles, dans la chair historique du christianisme.

    Et ο λογος σαρξ εγενετο et l’Eglise se fait chair à chaque Église epi to auto ! À chaque

    assemblé eucharistique, l’Église se limite, s’humilie, s’abaisse pour mieux servir la

    création déchue, pour permettre à Dieu d’entrer dans le monde. « Quand on parle de

    basar, [chair] dans la Bible, on indique tout simplement la finitude humaine, la

    fragilité, la vulnérabilité. Quand les psalmistes parlent de la chair, ils ne portent pas un

    jugement négatif ou soupçonneux sur la sexualité, par exemple. Ils reconnaissent tout

    simplement le fait que nous sommes limités. C’est un fait, une réalité, qu’il faut

    assumer joyeusement et non avec fatalité… »37 Notre chair et sang sont provisoires, la

    condition de notre séjour est celle d’étrangers, notre pays est une paroikia.

    3.4. La nécessaire harmonisation entre l’organisation civile et l’organisation

    ecclésiastique : l’actualisation du canon 17/IV (38/V-VI), dans le monde actuel

    ouvertement sécularisé (États et culture « laïcistes » et aconfessionnels)

    « …l’ordre hiérarchique de l’Église se conformera à l’ordre civil et public… » : ce

    fragment du canon 17/IV (38/V/VI) pris hors de contexte peut justifier faussement les

    développements ecclésiologiques proches au nationalisme et au phylétisme, bien que

    souvent de forme inconsciente ou cachée. Dans le canon 37/V-VI, à propos de

    l’évêque, qui à cause des incursions barbares il est resté « dans l’impossibilité de

    gagner son propre siège » et d’y « exercer ses fonctions épiscopales », nous lisons : «

    car, si la nécessité des temps empêche la stricte observance de la loi [acribia], elle ne

    restreindra point les limites de la condescendance [oikonomia]»38. Le canon suivant, le

    38/V-VI, est un rappel de 17/IV, et le 39 a trait à l’évêque de l’île de Chypre.39 Pour

    avoir le contexte canonique complet, il nous manque le 9/IV sur le devoir des clercs

    d’avoir leur évêque pour juge et non pas recourir à un tribunal civil, et les canons

    37

    PRÉVOST J.P., Petit Dictionnaire des Psaumes, Cahiers Evangile n 71, Paris, Editions du Cerf, 1990, p 13. 38

    « Ou gar, upo tou tis anagkis kairou tis akribeias perigrafeisis, o tis oikonomias oros perioristhisetai » 39

    Voir note 36, pag 28.

  • 32

    antérieurs qui traitent de la séparation de l’administration civile et des affaires

    temporelles, qui sont en même temps strictes avec l’appartenance de l’évêque et des

    clercs à une cité40, c'est-à-dire à une Église locale. Et en particulier le 12/IV : « nous

    avons appris que quelques-uns, agissant en opposition avec les principes de l’Église,

    s’adressent aux pouvoirs publics et font diviser en deux par des pragmatiques

    impériales une province ecclésiastique, si bien qu’à partir de ce moment-là il y a deux

    métropolitains dans une seule province. Le saint concile décrète qu’à l’avenir nul

    évêque n’ose agir ainsi ; s’il le fait, ce sera à ses risques. Quant au villes qui ont déjà

    obtenu par lettres impériales le titre de métropole, elles doivent, de même que

    l’évêque qui les gouverne, se contenter d’un titre honorifique, et les droits proprement

    dits doivent rester à la véritable métropole ». Il s’agit de garder le ‘sans confusion’ et le

    ‘sans séparation’ dans l’horos canonique !

    Vivant au milieu du monde et pour le salut du monde, sans être du monde, l’Église ne

    peut pas déchirer ceux qui s’approchent pour chercher le salut et Elle ne peut non plus

    fermer le pas à la Vie. Ses structures font également partie du Corps du Christ, le Dieu-

    homme.

    L’espace des paroisses, la campagne, les alentours des villes où s’assemblaient les

    Églises, sont présentes à la 1r Apologie de saint Justin (s.II) quand le christianisme

    depuis le premier siècle avait déjà peut être commencé à se répandre dans la

    campagne41. « Le terme ‘communauté’ [paroikia] se rencontre dans environ 40

    passages de l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe. Dans aucun d’entre eux il ne désigne la

    ‘paroisse’ au sens moderne de ce mot ; la signification de ce terme est toujours de

    désigner l’Église plénière locale, ou bien la charge épiscopale [épiscopè] »42 La lettre à

    Diognet43 utilise le terme avec une signification explicite qui concorde et rappelle celle

    40

    Il faudrait comprendre le terme « cité » (polis) dans le contexte des canons comme terme ecclésiastique, non civil. 41

    ZIZIOULAS, J., L’eucharistie… op cit p 99. 42

    ZIZIOULAS, J., L’eucharistie…op cit p 107. 43

    « Κατοικοῦντες δὲ πόλεις Ἑλληνίδας τε καὶ βαρβάρους ὡς ἕκαστος ἐκληρώθη͵ καὶ τοῖς ἐγχωρίοις ἔθεσιν ἀκολουθοῦντες ἔν τε ἐσθῆτι καὶ διαίτῃ καὶ τῷ λοιπῷ βίῳ͵ θαυμαστὴν καὶ ὁμολογουμένως παράδοξον

    ἐνδείκνυνται τὴν κατάστασιν τῆς ἑαυτῶν πολιτείας. Πατρίδας οἰκοῦσιν ἰδίας͵ ἀλλ΄ ὡς πάροικοι· μετέχουσι πάντων

    ὡς πολῖται͵ καὶ πανθ΄ ὑπομένουσιν ὡς ξένοι· πᾶσα ξένη πατρίς ἐστιν αὐτῶν͵ καὶ πᾶσα πατρὶς ξένη ». Epistle to Mathetes to Diognetus, translated by A. Roberts and J. Donaldson, Elpenor, home of the greek word, Disponible à http://www.ellopos.net/elpenor/greek-texts/fathers/diognetus-christian-manners.asp: «But, inhabiting Greek as

  • 33

    de la LXX, quand elle parle de la terre des pères, la terre qui n’appartient pas au

    peuple, a l’homme, mais à Dieu seul, et elle est nommée comme terre de

    pérégrination44. Les paroikia dans les textes des premiers siècles (Ie et IIe) ne feraient

    pas référence à une localisation plus ou moins centrée ou circonscrite à une ville ou à

    la campagne, mais à la réalité de cette khoros paroikia, qualitatif qui n’est ni mesure ni

    limite physique-géographique. Si c’est ainsi, alors, 1. Tout le monde assemblé est

    effectivement l’Église 2. L’Église epi to auto est définie par l’Eucharistie, et la juridiction

    de l’évêque, le diocèse, coïncide avec l’Eucharistie ; mais, 3. elle ne coïncide pas avec

    une ville ! La solution concilière – une ville, un évêque - est motivée par le besoin de

    régler la situation crée par la réadmission des évêques cathares à l’Église Orthodoxe

    (canon 8/I). La question d’un évêque, une ville, est réellement un évêque, une

    Eucharistie, ou si on veut, une Eglise, une Eglise. Le siège épiscopal est en rapport avec

    la facilité pour célébrer les synodes, pour les affaires administratives, toujours liées de

    quelque forme aux pouvoirs de l’état même dans les questions formelles. La ville donc,

    ainsi que les provinces, éparquies, était une bonne solution dans le temps, c’est à dire

    le cadre géographique et administratif adéquat à cause du rapport

    chorogéographique. C’est pour cela que nous croyons qu’il faut comprendre le mot

    ville dans le contexte canonique comme un terme ecclésiastique propre, non politique-

    civil. Mais un diocèse, une Église locale, est toujours une paroikia, dans le sens de la

    Lettre à Diognet : « Πατρίδας οἰκοῦσιν ἰδίας͵ ἀλλ΄ ὡς πάροικοι· μετέχουσι πάντων

    ὡς πολῖται͵ καὶ πανθ΄ ὑπομένουσιν ὡς ξένοι· πᾶσα ξένη πατρίς ἐστιν αὐτῶν͵ καὶ

    πᾶσα πατρὶς ξένη ».

    Cette réalité ecclésiale du vécu réel des chrétiens « en paroisse » (au sens large des

    premières assemblées et de l’expérience du nouvel Israël de non appartenance au

    monde…) fut bouleversée probablement par les grandes transformations du IVe siècle,