Echec de l'Humanitaire-P.ngirumpatse Et C. Rousseau

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    Pauline Ngirumpatse et Ccile RousseauAnthropologie et Socits, vol. 31, n 2, 2007, p. 191-202.

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    URI: http://id.erudit.org/iderudit/018689ar

    DOI: 10.7202/018689ar

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    Lchec de lhumanitaire : de la paralysie devant le mensonge social la transformation de

    limage de lautre (essai)

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    Lchec de Lhumanitaire

    d l plys v l sog sol lsfoo lg lEssai

    Pl ngpscl ross

    uvre caritative, assistance durgence aux victimes de guerres et decatastrophes naturelles, aide structurelle visant contrer les causes du sous-dveloppement, lHumanitaire occidental se dcline sous plusieurs formes1.Jusqu la n de la Seconde Guerre mondiale, il se dploie principalement sur

    son propre territoire, mais commence intgrer lespace international, durantlaprs-guerre, notamment, en investissant le champ du dveloppement. Eneffet, la confrontation idologique est-ouest qui senclenche aux lendemains de

    la Guerre donne lieu un nouvel ordre mondial principalement marqu par unelutte amricano-sovitique. Cette priode, qui correspond galement aux pre-miers mouvements de dcolonisation, place les pays nouvellement indpendantsdans la mire de ces deux grandes puissances qui cherchent tendre leur sphredinuence.

    Concurremment, le prsident amricain Truman souligne, dans son discourssur ltat de lUnion de janvier 1949, la ncessit de mettre une aide technique ladisposition des rgions sous-dveloppes. Il tablit une dichotomie dveloppement-sous-dveloppement qui sonne le dbut de lre du dveloppement. Cette re, lancedans un contexte de Guerre froide, fait du sous-dveloppement un enjeu politico-stratgique, alors que les tats-Unis, conscients de la progression du communismesur le terrain de la pauvret et dun nationalisme exacerb qui rgnent dans ces pays,vont utiliser laide comme politique dendiguement.

    Cette nouvelle vision du monde centre sur le dveloppement va galementtoucher lHumanitaire. Jusquici concerne par les situations durgence causespar la guerre, laction humanitaire se tourne aussi vers les programmes de d-veloppement. Les organismes tels quOxfam et CARE sont des exemples de

    cette volution puisque leur champ daction ne se limite dornavant plus une

    1. Pour une prsentation plus dtaille de lhistorique de lHumanitaire voir notamment Brauman(2000) et Andlau (1998).

    Anthropologie et Socits, vol. 31, no 2, 2007 : 191-202

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    assistance ponctuelle et transitoire aux populations victimes de guerre ou autrescatastrophes mais porte galement sur les causes structurelles du sous-dvelop-pement, se traduisant en une aide long terme.

    Lvolution de lHumanitaire tmoigne dune double dimension de celui-ci la fois comme lexpression des sentiments de compassion et dempathie res-sentis face des formes diverses de souffrance sociale et qui se traduit en uneresponsabilit morale dagir mais aussi comme une rponse politique partiellecone des groupes dintrt particuliers qui jouent la fois un rle de tmoinface aux ingalits et un rle de soupape face la mauvaise conscience des unset la colre des autres.

    de la copassion lchec la base de laction humanitaire, on trouve des sentiments que lon peut

    nommer de diffrentes faons : empathie, compassion, charit. Selon quils sonthrits de principes religieux ou moraux, de coutumes ou de normes politiqueset juridiques, on peut penser quils sont inhrents ce qui, dans la nature hu-maine, pousse les personnes, individuellement et collectivement, ressentir lesbesoins et la souffrance des autres puis y rpondre. Linstitutionnalisation decette rponse par la cration dorganisations humanitaires qui agissent commetiers vient inscrire cette action en parallle, mais souvent aussi en articulation,avec les activits des gouvernements et donc dans le champ du politique. cetitre, lintervention des organismes humanitaires dans des situations de guerre oude catastrophes naturelles parat souvent pallier la dcience des mcanismes dergulation des tats aussi bien au niveau national quinternational. Elle sembleaussi compenser lincapacit des tats prserver lordre social et politique etdonc protger leurs populations ou celles dautres pays dans lesquels leursintrts deviennent source de responsabilit sociale. Ds lors, comme lindiqueRieff, [] le travail humanitaire est par dnition lemblme dun chec, et non

    dun succs (2004 : 28) puisquil ne peut intervenir que lorsque la crise a clat,lorsque les mcanismes politico-institutionnels de rgulation ont failli. Lchecest dautant plus inscrit au cur de lHumanitaire que mme lorsquil entre enaction, ce nest que pour rpondre aux effets apparents de ces crises sans pou-voir agir en amont sur leurs causes. ternellement appel suturer des plaies qui invitablement vont se rouvrir faute davoir t dsinfectes, lHumanitairesemble condamn sinscrire dans une sorte de logique rptitive absurde, unelogique de lchec.

    Face la dcience des mcanismes de rgulations nationaux et interna-

    tionaux et donc limpuissance politique des gouvernements nationaux et de lacommunaut internationale, lHumanitaire est instrumentalis et sert maintenirun certain leurre, ce que Hachet nomme un mensonge indispensable (1999),

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    celui dtre vu dans le feu de laction, de paratre assumer ses responsabilits.Le maintien de ce mythe social rpond la ncessit quont aussi bien les gou-vernements que les individus de se donner bonne conscience. En tant piedduvre dans ces diffrents conits, les organismes humanitaires permettent leurs gouvernements dorigine dessayer de convaincre lopinion publique deleur volont et de leur capacit faire face ces crises. Le maintien du mythene permet pas de reconnatre lchec du projet humanitaire lui-mme. Ds lors, laresponsabilit de lchec doit tre attribue lun des acteurs impliqus. Souvent,les organisations humanitaires elles-mmes seront mises en cause. On soulignerales scandales nanciers, les abus de pouvoir, pour prouver quau-del de leursprtentions elles ne sont pas vraiment bonnes . Ces organisations portent alors

    lhypocrisie et lambivalence sociale. Elles ont un double visage, un double dis-cours. Cela permet une mise distance de lchec : celui qui planie et celui quidonne ne sont pas mis en cause par la faillite.

    Souvent galement, ce sont les rcipiendaires de laide qui sont montrsdu doigt. Les communauts vulnrables sont prsentes comme irresponsables,corrompues, incapables de grer ou de tirer avantage de laide, incomptentes maintenir des acquis, etc. Lchec de lhumanitaire appartient alors ceux quisont nalement responsables dtre pauvres ou meurtris et de le demeurer. Danscette perspective, lchec de lHumanitaire peut aggraver davantage le foss des

    reprsentations entre puissants et vulnrables puisque ceux-ci deviennent double-ment responsables non seulement partiellement responsables de ce quils viventmais aussi responsables de demeurer dans cette situation en dpit de laide quileur est propose. De mme, ce clivage conforte les socits occidentales dansleur image de bienveillance, mais cette faiblesse de lautre conforte aussi lh-gmonie du pouvoir dominant (Kleinman 1997).

    On peut donc se demander si cet chec de lHumanitaire na pas une cer-taine utilit et quel est le rle de lchec, quil soit ressenti et billonn ou au

    centre de la critique de soi ou de lautre. Ds lors, cet chec de lHumanitairepeut-il aussi jouer un rle dans la transformation des reprsentations de lAutre ?Ce texte ne prtend pas prsenter une analyse exhaustive des aspects sociaux etpolitiques de lchec de lHumanitaire, il propose une rexion articule autourde microexpriences dans lesquelles le sentiment dchec gnre un mouve-ment qui prolonge laction humanitaire et transforme partiellement la relationcollective et personnelle lautre . Les expriences dcrites nont pas faitlobjet de recherches et ne visent pas dpeindre des contextes particuliers dansleur complexit, mais veulent situer un vcu motionnel suscit par les limites

    de lhumanitaire. En ce sens, il sagit de prolonger des questions sur lutilitparadoxale de lchec, de soulever des hypothses partir dun retour la sub-

    jectivit des auteurs. Le premier exemple met en scne le rapport extrieur auxreprsentations de lhumanitaire telles quon les voit du Sud, lors du gnocide

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    au Rwanda, puis du Nord, face la catastrophe du Darfour. Dans ce cas, le Je est tmoin de la faillite des grandes organisations internationales protger lapopulation. Le mme sujet se retrouve plus tard face au souvenir du sentiment detrahison alors que la migration vers le Canada la plac dans la position de ceuxauxquels il attribuait auparavant un pouvoir dintervention sur les ralits duSud. Cette exprience prsente linversion dun mme regard sur limpuissanceface aux grandes catastrophes dorigine humaine et interroge la place du mythesocial autour de lhumanitaire dans ces contextes de catastrophes et de sa faillite.Le deuxime exemple illustre la position dun acteur au sein dun programmehumanitaire au Guatemala. Ici, le sujet participe directement au ttonnement delaction humanitaire et se retrouve malgr lui porteur des attentes quelle fait mi-

    roiter. Dans cette situation, au-del de lagir et de lurgence, cest limpuissancepartage qui ouvre la porte la rencontre.

    dans les chassres e lAtre

    Adolescente, ma comprhension de lHumanitaire ntait pas trs labore. cette poque, vivant au Rwanda, le visage de lHumanitaire tait, pour moi,incarn par les Nations unies, du moins leurs diffrentes agences en place Ki-gali (PNUD, PAM, FAO, UNICEF, HCR, UNESCO) ainsi que par les multiplesONG de coopration internationale. Dans mes perceptions, lHumanitaire tait

    donc principalement occidental, il uvrait dans le champ du dveloppementinternational. partir de 1993, il sapparentera aussi aux questions de scuritavec le dploiement de casques bleus au Rwanda dans le cadre de la Missiondes nations unies pour lassistance au Rwanda (MINUAR). Par lentremise deses nombreux projets et programmes dducation, de promotion de la sant, dedveloppement des infrastructures, de protection des populations civiles, etc.,ce visage de lHumanitaire semblait porteur et dfenseur de certains idaux, de

    justice sociale, de droits humains, de dignit humaine. Mais quand, en 1994,linnommable arriva, et que ces organismes mirent la cl dans la porte pour

    protger leur personnel tranger, cette image vola en morceaux comme si lesmasques venaient de tomber. Dans mon monde dalors, ces organismes staienttoujours faits les porte-tendards des idaux humains et, alors que lessencemme de ces idaux tait remise en question, ils se montraient incapables de

    joindre le geste la parole. Incapacit dagir ou manque de volont ? Il mtaitdifcile de placer cette raction sous le signe de limpuissance puisque ces or-ganismes reprsentaient dune certaine faon la puissance et donc la capacitdaction de lOccident. Ils se posaient aussi comme ayant les moyens de raliserlimpossible : ntaient-ils pas l en effet, pour radiquer la pauvret, les mala-dies, lanalphabtisme ? Avec le dpart de ces organismes pendant que la crisebattait son plein, le visage de lHumanitaire avait ainsi pris, pour moi, les traits

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    de lindiffrence, de lhypocrisie, voire dune certaine trahison trahison dunidal pourtant rpt encore et encore comme vrit dvangile.

    Plus tard, aprs avoir migr, cest du Nord que jaurai suivre dautrescatastrophes humaines et notamment celle du Darfour. Je suis cette fois-ci dansla position de cet Autre que je ne parvenais pas comprendre, cet Autre qui face ces images de corps dpecs retransmises quasiment en direct par les grandsrseaux lors du gnocide au Rwanda ne stait pas saisi, en tant que citoyen,de son espace public aux mille et une liberts pour dnoncer le carnage de sessemblables, pour rappeler ses dirigeants leurs obligations morales et lgales

    internationales. Je suis dans la position de cet Autre ou suis, tout simplement,devenue lAutre moi-mme, car, tout comme lui, jhabite, aujourdhui, ces m-

    mes espaces de dmocratie et de liberts. Et pourtant, cest non pas dans lin-diffrence, mais dans les limites de ma capacit daction que je suis le dramedu Darfour qui rappelle bien des gards le Rwanda, acceptant, aussi dchirantcela soit-il, que je ne peux pas, malgr ma rvolte et mes divers engagements, ychanger grand chose.

    Aprs cette inversion du regard ( partir du Nord) et cette position dim-puissance partage avec ceux dont lindiffrence et linaction mavaient bou-leverse, ma reprsentation de lHumanitaire reste-t-elle la mme ? Bien sr,

    avec le temps et des tudes en dveloppement international, ma comprhensionde celui-ci sest complexie. Il nen reste pas moins que la confrontation ma propre impuissance ma permis de regarder les rponses apportes cescatastrophes humaines par les organisations humanitaires non pas sous langleuniquement de leur volont et de leur capacit dagir, mais surtout sous celui dela (difcile) rencontre de lAutre qui sous-tend leurs actions. Alors quen 1994le monde semblait stre arrt pour moi et quil tait difcile de concevoirque celui des autres continue tourner, aujourdhui, je regarde le Darfour et, lelendemain, mon monde continue tourner. Mais, en dpit du fait que cette crise

    me touche et me drange profondment, dune part, la distance gographique,motionnelle (ce sont les miens, parce que mes semblables, mais pas compl-tement) ne me permet pas la proximit que je souhaiterais avec cet Autre,Darfourien. Dautre part, au-del de cette relative puissance que je reprsenteen tant que citoyenne du Nord, de la responsabilit politique que je porte, mamarge de manuvre en tant que sujet reste minimale. La combinaison de cesdeux facteurs me fait ressentir profondment mon impuissance. Ma propre ex-prience maura pousse inscrire aussi lchec ou limpuissance de ces orga-nismes humanitaires durgence ou de dveloppement dans la distance avec

    lexprience de ceux quils veulent aider, lcart entre le eux et le nous qui caractrise leur faon de rpondre ces catastrophes humaines.

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    Car on peut se demander si toute entreprise dont la nalit est daider despersonnes nest pas partiellement voue lchec lorsquelle les maintient distance. Xavier Emmanuelli en tmoigne :

    Je prtendais venir la rencontre de ce lointain, avec toutes mes ressourcesdaide. Mais qui peut-on rencontrer en linscrivant demble dans un cart ? Jepouvais, certes, plaindre ces gens de toutes mes forces, les aider par tous lesmoyens ma disposition, mais je le faisais en venant de trs loin, et au fond,en restant loin, par cette faon de mapprocher.

    Emmanuelli 1998 : 117

    Cette faon dapprocher en inscrivant demble dans lcart est bien srintrinsque laction humanitaire, un cart entre ceux qui ont le pouvoir de donneret ceux qui ont lespoir de recevoir. Mais elle sopre aussi dans le mode de vie dupersonnel humanitaire sur le terrain. Ceux-ci habitent souvent les quartiers rservsaux mieux nantis, frquentent des milieux et des endroits qui leur sont propres etqui sont loin de la ralit et du quotidien des populations locales bnciaires deleur aide. Cette ingalit entre fournisseurs et bnciaires de laide rduit lespossibilits didentication entre les deux groupes (Pech et Padis 2004 : 101).Cette rduction des possibilits didentication se retrouve aussi dans les stratgiesde sensibilisation et de marketing de ces organismes. En effet, [] limageriehumanitaire montre une machinerie humanitaire dj programme dans laquelleles rfugis ne sont que des pauvres gurants la fois famliques par leurs corpset absents comme sujets concrets (Hours 1998 : 165). Cette imagerie cherche solliciter nos motions mais, du mme coup, en enlevant ces victimes leur statutde sujet, elle empche non seulement toute identication elles, mais aussi touteentre en relation, en lien avec leur ralit qui a lallure de ction.

    Au-del donc des checs techniques, organisationnels, etc. de lHumanitaireface ces catastrophes humaines, limpuissance venir entirement la rencon-tre de lAutre, une impuissance de tout un chacun, et lchec face notre capacit

    dassurer nos responsabilits politiques de citoyens du Nord est, peut-tre, ce quinous humanise tous en nous positionnant comme faillibles et limits, en replaantle sujet du Nord hors du mythe, dans une plus grande similitude avec lhumanitde celui du Sud, ce qui constitue un possible point de rencontre.

    choer cest assi partager linacceptable

    Un projet mdical de coopration internationale slabore autour du rvede rencontre de lautre, mais se structure dabord autour dune aide, dun don quise concrtise autour dun transfert de connaissances, de programmes ou duneorganisation matrielle. Ce don peut constituer une conrmation de la faiblessede lautre et une consolidation des reprsentations autour du pouvoir des paysdvelopps, ou se situer comme une tentative de rtablissement dune certaine

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    quit sociale, ou encore comme une faon de tmoigner politiquement de lasouffrance partir dune position crdible.

    Ctait la n des annes 1970 et je partais pour le Guatemala, jeune di-plme en mdecine sans aucune exprience clinique, habite par des rves dejustice sociale et de lendemains meilleurs au sein dun groupe de cooprantsqubcois en alphabtisation et en sant li au rseau des glises locales, partiel-lement pour viter la collusion avec le pouvoir tatique qui est souvent associea des organisations denvergure internationale. La ralit des villages o noustravaillions correspondait bien nos reprsentations du sous-dveloppement, uneesprance de vie rduite, la malnutrition et les maladies infectieuses omniprsen-tes, une mortalit infantile extrmement leve.

    Le Guatemala se relevait peine du tremblement de terre de 1976 quiavait provoqu une rponse internationale importante et diversie. Une partiede laide avait permis de soutenir le dveloppement dONG locales en sant, etle rseau des promoteurs de sant , genre de mdecins aux pieds nus, avaitconnu une grande expansion. Le reste des fonds de secours avait t aval par lacorruption. Les ONG, les promoteurs de sant et la crme glace faite avec le laiten poudre dtourn de sa mission premire et vendu au coin des rues faisaientpartie des histoires qui circulaient dans le village notre arrive.

    Nous tions deux mdecins trangers chargs de rorganiser le dispensaire,qui dpendait traditionnellement de la paroisse, et de former des ressourcesen sant, en nutrition et en soins prinataux pour couvrir certains besoins dela communaut rurale denviron 60 000 personnes. Il sagissait dune zone degrandes plantations, partage entre des lopins de terre familiaux et de grandesexploitations de caf, de coton, de caoutchouc et de sucre, vritables mangeusesdhommes qui utilisaient la fois la main duvre locale et les migrations sai-sonnires de paysans mayas venant de laltiplano.

    Se mettre au travail, ctait dj admettre que nous ny arriverions pas,et si je le savais rationnellement, je ntais absolument pas prpare lac-cepter. Organiser un laboratoire pour lutter contre la malaria, la tuberculose,les parasites, faire venir des mdicaments non seulement de la capitale, maisdu Canada, quiper la clinique, taient autant de faons doublier un instant lefoss entre la ralit sanitaire et nos capacits. Il fallait aussi se dbarrasser detous ces mdicaments prims qui avaient t reus de je ne sais trop quelleorganisation du Nord. Trs bien reus par les villageois, nous tions perus defaon ambivalente. Les personnes qui nous consultaient louaient nos savoirs

    et nos prescriptions. Ce nest quavec le temps que nous avons pu entendrece qui ntait pas dit. En effet, ces mmes savoirs les bousculaient souvent etils y rsistaient ; nos savoirs occultaient les leurs (par exemple, en taisant lefait que la plupart des gens choisis par les villages pour tre forms comme

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    promoteurs de sant taient aussi gurisseurs) parce quils avaient appris queles savoirs mdicaux dominants supportent mal quon leur fasse de lombre.Penser que notre contribution serait minimale ne nous enlevait pas limpressionde construire des solidarits, au-del de lambivalence et du foss entre notresituation matrielle et conomique et celle des gens du village. Cette solidaritsaccrut avec le temps lorsque, avec lintensication du conit arm, nouspartagemes aussi linscurit.

    Souvent on nous amenait des enfants trs malades, trop malades pournos ressources. Malgr tous nos efforts, ils mouraient. Au Canada ils auraientprobablement survcu. Un jour, javais t appele domicile pour un enfantmalade. Toute la famille et sans doute les voisins taient debout en cercle

    autour du lit o reposait lenfant gravement dshydrat, il tait dj en tat dechoc. Dans lurgence jessayais dinstaller un solut, de tenter ceci ou cela,quand je pris conscience du regard que la famille posait sur moi. Ils savaient, etils savaient que je savais aussi. Lenfant allait mourir, il tait trop tard. Douce -ment, ils me regardaient, un peu tonns par la faon dont je me dbattais face lvidence, mme sils mavaient appele parce que lvidence ne lest jamaistotalement. Accepter la mort dun enfant, je ne savais pas comment faire, jene voulais pas le savoir. Jtais tout coup envahie par limpression quilsme demandaient dtre l, mais que je les drangeais en agissant autant pour

    juguler mon anxit, je drangeais aussi lenfant mourant. Le regard de ceuxqui entouraient lenfant ma habite pendant de nombreuses annes. Souvenircran, je revois trs prcisment la pice mal claire qui contenait lintensitdu calme de ces regards. De mon agitation je nai longtemps gard quunsentiment de malaise diffus. A posteriori, jai tent de dmler les sentimentscontradictoires qui habitaient cet inconfort. Colre face mes limites, je nefais srement pas ce quil faut, je nai pas assez dexprience , colre face auxingalits qui permettaient cette situation, mais aussi, quoique difcilementavouable, colre face ces adultes rassembls mais pourquoi ne lui ont-ilspas donn boire et face lenfant accroche-toi un peu la vie . La peuraussi, que limposture ne soit dvoile sils savaient tout ce que jignore .Peur dtre tenue responsable, pour ce que je fais, mais aussi pour ce que jesuis. Peur enn que tout cela soit vrai et possible, que ceux que jaime soientaussi phmres.

    Accompagner lun des leurs vers la mort, cest une des premires cho-ses que les gens du village mont enseigne. Le partage des autres savoirs estvenu par la suite, aprs quils nous eurent reconnus dans ces multiples checs

    qui nonaient nos faiblesses. Souvent jtais invite aux enterrements desenfants. Dans le cimetire color, les petits cercueils blancs taient entourspar les autres enfants qui mangeaient des bonbons. Faire un peu partie du vil-lage, tre lautre dans le village ctait aussi partager limpuissance face

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    la mort des enfants. Penser, souvent sans le dire, quailleurs ils auraient vcu,que cela mtait intolrable, mais pas vraiment, et quil tait aussi importantde continuer essayer de les sauver, sans illusions, que daccepter de survivre leur mort, unie ces familles la fois par la colre, limpuissance et la viequi continue.

    de ltilit e lchec

    Ce texte a t crit deux voix, dans la proximit et dans linconfort, lunepermettant sans doute de surmonter lautre. Ces deux voix sont parfois distinctes.Le Je marque alors la singularit de lexprience et aussi les limites de satransmission la distance. Dans le reste du texte le Nous est souvent sous-

    entendu, il se situe l o lexprience de lautre fait cho et dlimite un champ derexion commun. Sur un autre plan, le jeu entre ces deux voix reprsente aussila rencontre partielle des deux mondes qui dnissent lhumanitaire, le foss etle lien entre ceux qui donnent et ceux qui reoivent alors que ces acteurssont porteurs de visions du monde diffrentes, de perceptions diffrentes de laraison dtre de cet humanitaire. Le dcalage entre ces regards complmentairespeut tre vu comme un tremplin pour relancer un effort de pense autour delhumanitaire.

    Penser lchec dans ses dimensions relationnelles, sans lobjectiver,demande un retour au malaise, retour qui le ractive. Utiliser une expriencemotionnelle personnelle pour rchir autour de positions sociales, au-del deleurs dimensions interpersonnelles, veille un sentiment la fois dimpudeur etde confusion. La prsentation dhistoires personnelles suppose une mise en scnequi est presque ncessairement simpliste, trop complaisante ou trop critique, dansla mesure ou elle ne peut que trahir lexprience. Elle permet aussi un contactintime avec des dimensions de lexprience qui sont plus caches et qui chap-pent lanalyse ou lvaluation.

    Les deux expriences rapportes nont que peu en commun. Elles sadres-sent des positions radicalement diffrentes par rapport lhumanitaire, dansdes espaces distincts. Elles ont pourtant en commun le fait de faire appel desmmoires qui sont restes structurantes dans nos trajectoires professionnellesrespectives et le fait dtablir, quoique encore de faon contraste, un lien entrelhumanitaire, lchec et une certaine forme de rencontre.

    Dans le premier cas, la rencontre se fait partir dune ralisation de ladistance infranchissable qui nous spare fondamentalement de lexprience de

    lautre. Dans certaines de ses reprsentations, lhumanitaire propose un idalde communion et de pouvoir face la souffrance sociale, son chec veille dessentiments de trahison face lautre investi dillusions de toute-puissance, maisaussi face soi lorsque lon ralise les immenses limites de la solidarit. Ces

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    limites ne sont pas uniquement politiques, ce qui permettrait encore, dune cer-taine faon, de rejeter le blme sur ces autres qui ne pensent pas comme moi.Elles proviennent aussi du fait que, mme si lexprience de lAutre et son dramefont mal, la transmission nest que trs partielle, lvitement devenant souventla rponse choisie plus ou moins invitable pour ne pas tre paralys par lim-puissance.

    Cette inversion du regard amne prendre conscience de lomniprsencede limpuissance et de la ncessit, plus souvent que jamais, face au systme,de se satisfaire de microsolidarits, lhumanitaire reprsentant ainsi une gouttedeau insigniante. Mme si le deuil du mythe de la toute-puissance occi -dentale et la prise de conscience de limpuissance nefface pas lindignation

    radicale, elle permet, nanmoins, une certaine comprhension partir dunehumanit partage.

    Dans lexprience du Guatemala, le cooprant mdical, celui qui agit dansle cadre dun projet humanitaire, est simultanment un porte-tendard des my -thes autour de lexpertise comptences du Nord et un sujet habit de rvesqui sont transforms par la rencontre de lAutre. Il se dnit dabord en tantquaidant collaborateur, partenaire ou sauveur par ses actions positives etnon par ses limites, ses manques, ses checs. Pourtant, les checs sont ce qui le

    rend non conforme au mythe et lui redonne un visage dhumanit partage. Lepartage dun quotidien avec ce sujet venu dailleurs, faible, en dcalage constantavec ses idaux permet alors un autre visage de lautre du Nord dmerger,celui dun Autre en partie aussi impuissant que les gens du village mais qui, endpit de ses limites et de son incomptence relative, reste l et partage un peulinacceptable.

    En conclusion, ces micro-expriences permettent de soulever certainesquestions au sujet de la porte des checs de lHumanitaire. En effet, silcontribue souvent renforcer les prjugs, il permet aussi de remettre en

    question le mythe de la toute-puissance de lOccident et cette remise en ques-tion peut avoir un double effet. Le premier effet est une paralysie, notammentressentie lors de lcriture de ce texte. Elle est provoque non seulement parlintensit des sentiments lis ces expriences dchec, mais aussi parcequelle fait cho la paralysie sociale face laveu dimpuissance, au deuildu mythe. Le deuxime effet de cette remise en question est dintroduire unehtrognit et une complexit dans la perception de lautre ici et l-bas.L encore le deuil dune comprhension plus globale de lautre et la recon-naissance de la distance fondamentale entre les sujets est un pralable cettetransformation des reprsentations de soi et de lautre qui facilite louverturedespaces de dialogue.

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    pech T. et M.-O. padis, 2004,Les multinationales du cur : les ONG, la politique et le mar-ch. Paris, Seuil.

    rieFF D., 2004, Lhumanitaire en crise. Paris, Le Serpent Plumes.

    RSum ABSTRACT RESumEN

    Lchec de lhumanitaire. De la paralysie devant le mensonge social la transformation delimage de lautre

    Ce texte avance que lHumanitaire sert maintenir un certain mythe social et que,par consquent, lchec est inscrit au cur mme de son action. Il pose donc la question

    des consquences de lchec, un chec qui peut contribuer renforcer les strotypes oualors transformer la reprsentation de lAutre. partir dune rexion articule autourde micro-expriences, il propose comme hypothse que lchec permet de complexier lareprsentation de lAutre dominant et lui redonne une humanit mise mal par les mythesde toute-puissance.

    Mots-cls : Ngirumpatse, Rousseau, humanitaire, chec, mensonge social, reprsentation delAutre

    The Humanitarian Failure : From Paralysis in the Face of Social Lie to the Transformation ofthe Others Image

    This paper suggests that humanitarian action sustains a social lie and, therefore, failureis intrinsic to it. It raises the question of the consequences of failure, a failure that can eitherparticipate in reinforcing stereotypes or transforming the representation of the other. Drawingfrom a reection around micro-experiences, it formulates the hypothesis that failure permitsto complexify the representation of the dominant other and gives him/her back a humannessrocked by the myth of al-might.Keywords : Ngirumpatse, Rousseau, humanitarian action, failure, social lie, representation ofother

  • 7/28/2019 Echec de l'Humanitaire-P.ngirumpatse Et C. Rousseau

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    202 PAULINE NGIRUMPATSE ET CCILE ROUSSEAU

    El fracaso de lo humanitario. De la parlisis ante la mentira social a la transformacin delimagen del otro

    Este texto arma que lo Humanitario sirve para mantener un cierto mito social y que,consecuentemente, su fracaso est inscrito en el corazn mismo de su accin. Se inquierenlas consecuencias del fracaso, un fracaso que puede contribuir a reforzar los estereotipos o atransformar la representacin del Otro. A partir de una reexin articulada en torno de micro-experiencias, se propone como hiptesis que el fracaso permite complicar la representacindel Otro dominante y darle una humanidad que sufre de mitos todopoderosos.

    Palabras clave : Ngirumpatse, Rousseau, humanitario, fracaso, mentira social, representacindel Otro

    Pauline Ngirumpatse

    Dpartement de PsychiatrieDivision de psychiatrie sociale et culturelleUniversit McGillHpital de Montral pour enfants4018, rue Sainte-Catherine OuestMontral (Qubec) H3Z [email protected]

    Ccile Rousseau

    Dpartement de PsychiatrieDivision de psychiatrie sociale et culturelle

    Universit McGillHpital de Montral pour enfants4018, rue Sainte-Catherine Ouest

    Montral (Qubec) H3Z 1P2Canada

    [email protected]