35
71 boulevard Raspail 75006 Paris - France Tel : +33 1 75 43 63 20 Fax : +33 1 75 43 63 23 www.centreasia.eu [email protected] siret 484236641.00029 Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est asiatiques étude « La domination de l’espace maritime ne passe pas uniquement par une maîtrise militaire », explique la géographe Nathalie Fau dans une de ses deux contributions. Elle introduit ainsi cette étude quadrimestrielle ciblée sur la maîtrise des espaces maritimes sud-est asiatiques, des côtes birmanes jusqu’à la mer de Chine méridionale, via les détroits malais. L’Asie du Sud-est compte 92 451 km de côtes – soit 15,8 % du total mondial –, 24 % bordant les Philippines et 59 % l’Indonésie. Garante de la fluidité propice à la mondialisation, ces voies commerciales et zones d’accès à l’arrière-pays sont aujourd’hui convoitées sur différents fronts : économiques par armateurs et ports interposés (articles de Nathalie Fau), juridiques à travers l’arbitrage relatif aux disputes territoriales entre Philippines et Chine notamment (article de Hong Nong), diplomatiques depuis le rééquilibrage américain que le Sénat demandait récemment à… « rééquilibrer » (article de Louis Borer et Eric Frécon). Ces contributions éclairent la géopolitique régionale en associant géographes, juristes et politologues, avec en toile de fond les tensions en mer de Chine méridionale mais aussi les compétitions aux abords de ses périphéries. NB : Bien que parfois plus longs que de coutume, il a été jugé préférable de présenter ici l’intégralité des textes. Étude quadrimestrielle n°2, cycle 2013/2014, Observatoire Asie du Sud-est Juillet 2014 OBSERVATOIRE ASIE DU SUD-EST 2013/2014

Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

  • Upload
    lamnhi

  • View
    219

  • Download
    1

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

71 boulevard Raspail 75006 Paris - France Tel : +33 1 75 43 63 20 Fax : +33 1 75 43 63 23 www.centreasia.eu [email protected] 484236641.00029

Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est asiatiques

étu

de

«  La domination de l’espace maritime ne passe pas uniquement par une maîtrise militaire  », explique la géographe Nathalie Fau dans une de ses deux contributions. Elle introduit ainsi cette étude quadrimestrielle ciblée sur la maîtrise des espaces maritimes sud-est asiatiques, des côtes birmanes jusqu’à la mer de Chine méridionale, via les détroits malais. L’Asie du Sud-est compte 92 451 km de côtes – soit 15,8  % du total mondial –, 24  % bordant les Philippines et 59 % l’Indonésie. Garante de la fluidité propice à la mondialisation, ces voies commerciales et zones d’accès à l’arrière-pays sont aujourd’hui convoitées sur différents fronts :

● économiques par armateurs et ports interposés (articles de Nathalie Fau),

● juridiques à travers l’arbitrage relatif aux disputes territoriales entre Philippines et Chine notamment (article de Hong Nong),

● diplomatiques depuis le rééquilibrage américain que le Sénat demandait récemment à… «  rééquilibrer  » (article de Louis Borer et Eric Frécon).

Ces contributions éclairent la géopolitique régionale en associant géographes, juristes et politologues, avec en toile de fond les tensions en mer de Chine méridionale mais aussi les compétitions aux abords de ses périphéries.

NB  : Bien que parfois plus longs que de coutume, il a été jugé préférable de présenter ici l’intégralité des textes.

Étude quadrimestrielle n°2, cycle 2013/2014, Observatoire Asie du Sud-estJuillet 2014

ob

se

rv

at

oir

e a

sie

du

su

d-

es

t 2

01

3/

20

14

Page 2: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

2

sommaire

Compétition entre armements européens et asiatiques pour la domination des routes maritimes Europe-Asie et intra-asiatique (1/2)Dr Nathalie Fau (IRASEC, MIMA, CESSMA) 2

Compétition portuaire en Asie du Sud-est  : les ports du détroit de Malacca sont-ils menacés par la multiplication des projets dans la région ? (2/2)Dr Nathalie Fau (IRASEC, MIMA, CESSMA) 11

Les perspectives chinoises sur le dossier d’arbitrage Philippines-Chine à propos de la mer de Chine méridionale *Dr Hong Nong (Research Center for Oceans Law & Policy)* Texte traduit par Camille Croz, Assistante de recherche, Asia Centre. (Article rédigé en mai 2014) 20

Rééquilibrage américain en Asie du Sud-est  : les inquiétudes d’une réinterprétation ?Louis Borer (Asia Centre, IPSE)  ; Dr Eric Frécon (Asia Centre, Ecole navale, RSIS) 27

Compétition entre armements européens et asiatiques pour la domination des routes maritimes europe-asie et intra-asiatique

Dr Nathalie Fau, agrégée en géographie (IRASEC, Kuala Lumpur, affiliée au Maritime Institut of Malaysia – MIMA), maître de conférences à l’Université Paris 7 et chercheur au CESSMA (Centre d’Etudes en Sciences Sociales sur les Mondes Américains, Africains et Asiatiques – UMR 245), en délégation CNRS.Son dernier ouvrage : Nathalie Fau, Sirivanh Khonthapane, Christian Taillard (ed.), Transnational Dynamics in Southeast Asia: the Greater Mekong Subregion and Straits Economic Corridors, Singapore, ISEAS, 2014, 547 p.

La domination de l’espace maritime ne passe pas uniquement par une maîtrise militaire. Les stratégies mises en œuvre par les armateurs sont toutes aussi efficaces car « affirmer sa présence au sein de l’espace maritime et marchand permet à un État d’être présent sur la grande scène du commerce mondial »1. L’espace maritime et marchand, trop souvent oublié par la géopolitique, est structuré et organisé en fonction des intérêts économiques des plus grands armements mondiaux. La diffusion de la conteneurisation n’a pas seulement induit un bouleversement du système portuaire, elle a également exacerbé les concurrences entre les acteurs maritimes. La conteneurisation a également mis fin à l’hégémonie des pays traditionnellement maritimes comme ceux de l’Europe et des États-Unis en permettant à de nouveaux pays de s’insérer dans ce nouveau marché. Tel est le cas des armements asiatiques.

En juillet 2014, sur les vingt premiers armements de conteneurs dans le monde, 12 sont asiatiques (Document 1). Ils représentent à eux seuls 35,8  % de la capacité mondiale du transport conteneurisé contre 28 % en 2000 et 8,6 % en 1979. Leur poids actuel est bien différent de celui de la fin des années 1970 où les principaux opérateurs de lignes régulières étaient européens ou américains. Parmi les armements asiatiques, seuls deux japonais (NYK et MOL) et un taïwanais (Evergreen) se hissaient alors et le sont encore aujourd’hui, dans le tableau des vingt premiers armements de lignes conteneurisés2. Cette remise en cause de l’hégémonie européenne et américaine sur le trafic conteneurisé est directement la conséquence des politiques offensives menées dans les années 1980 par les armements asiatiques pour s’imposer sur la scène internationale  : fort d’une croissance alimentée par une forte demande nationale et soutenue par de faibles coûts d’acquisitions et d’exploitations, ils ont déstabilisé leurs concurrents en proposant une offre de transport tellement pléthorique et compétitive que la concurrence sur les marchés maritimes, en surcapacité chronique, est devenue insoutenable3. L’armement taïwanais Evergreen, entré dans la conteneurisation en 1975, est le premier outsider asiatique

1 A. Frémont, « L’espace maritime et marchand : pour une problé-matique », Espace géographique, 1996, p. 202-2013.2 A. Frémont, Conteneurisation et mondialisation, les logiques des armements de lignes régulières, Texte d’habilitation à diriger les recherches, 2009, p. 82. 3 P. Bauchet, Le transport maritime, Paris, Economica, 1992.

Page 3: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

3

à briser l’ancien ordre maritime dominé par les Européens en devenant dans les années 1980 le numéro un mondial4. Egalement manifeste de cette montée en puissance des armements asiatiques est leur politique de rachat des armements européens et américains dans les années 1990  : en 1997, la compagnie maritime singapourienne Neptune Orient Line (NOL) acquiert l’armement américain American President Line (APL) et le sud sud-coréen Hanjin, l’armement allemand Senator Lines ; en 1998, le taïwanais Evergreen s’empare de l’italien Lloyd Triestino.

Cependant depuis le début des années 2000, les armements asiatiques apparaissent de plus en plus fragilisés par la remontée en puissance des armements européens. Si depuis 2000, aucun armement américain ne fait plus partie de la liste des vingt premiers armements mondiaux, telle n’est pas la situation des armements européens : après une phase prononcée de déclin dans les années 1980 (de 26 % de la capacité mondiale en 1979 à 17 % en 1989), ils ont su résister puis reprendre des parts de marché dans les années 2000 pour à nouveau imposer leur suprématie dans les années 2010 grâce au dynamisme des groupes Maersk, MSC et CMA-CGM (37,1 % de la capacité mondiale en 20145). Ce leadership européen est le produit de la forte croissance interne et externe des opérateurs ; depuis les années 2000, ils sont non seulement à l’initiative de la course au gigantisme mais surtout ils ont multiplié les fusions et les acquisitions6. La dernière fusion en date a ainsi eu lieu en avril 2014 avec le rachat par l’armateur allemand Hapag-Lloyd des activités conteneurs du chilien CSAV (Compania Sud Americana de Vapores). Fusionnés, les deux groupes respectivement numéro 6 et numéro 20 du marché, devraient directement concurrencer le Français CMA-CGM. En 2014, cette emprise européenne est surtout marquée par le sommet du classement. Au-delà dans le top 25 mondial, les armements européens ne sont plus très nombreux. Quant aux opérateurs asiatiques, ils sont à la fois plus nombreux et plus dispersés dans le classement que les armements européens.

La crise économique mondiale de 2008 qui a touché directement l’industrie du conteneur7 a eu pour conséquence directe une concurrence accrue entre les armements européens et asiatiques. Cette note se propose d’étudier cette compétition en analysant plus précisément le positionnement des armements maritimes européens et asiatiques sur deux routes majeures du commerce maritime mondiale8 : la route Europe-Asie et la route intra-asiatique.

4 P. Tourret, « Les armements asiatiques », Note de synthèse, n°68, octobre 2004. 5 Alphaliner, Top 100 : http://www.alphaliner.com/top100/index.php.6 R. Lacoste, P. Touret, « Les armements européens : état et évolution », Note de synthèse, n°93, mars 2007. 7 Pour une analyse détaillée de la crise maritime de 2009, voir la note de synthèse n°120 de l’ISEMAR : Paul Tourret, « la crise maritime internationale », décembre 2009. Il montre notamment qu’à la crise de la demande s’est ajoutée une crise de l’offre : les armateurs réceptionnent en pleine crise des navires, commandés lors de la période de croissance de la décennie antérieure, dont le marché n’a plus besoin. 8 Les routes maritimes conteneurisées peuvent être divisées en trois groupes : la grande voie maritime circumterrestre Est-Ouest qui relie les trois pôles de la triade, les routes Nord-Sud et enfin les lignes intra-régionales.

1. La route Europe-Asie

La route Est-Ouest concentre plus de 46 millions d’EVP9 en 2012, soit 30 % du trafic mondial. Elle se décompose en trois segments : la route transatlantique, la route Asie-Europe et la route Transpacifique (Document 2). Sur cette artère à gros débit, les échanges transpacifiques ont dépassé les échanges transatlantiques en 1985 avant de faire jeu quasi égal avec les flux Europe-Asie depuis le milieu des années 2000. En Asie orientale, la route Europe-Asie passe par le détroit de Malacca puis emprunte l’axe maritime Nord-Sud qui va de Singapour à l’archipel nippon en passant par la rangée des plus grands ports mondiaux en trafic de conteneurs.

1.1. Un marché déséquilibré dominé par des porte-conteneurs géants

La route Europe-Asie, la toute première du monde, est l’un des marchés les plus difficiles et le plus sujet à un renforcement de la concurrence. Le nombre d’armements sur cette route est en diminution constante (19 en 2013 contre 21 en 2012) car pour se faire une place ou même simplement la conserver, un armement doit être en mesure de participer à la course au gigantisme et de gérer les trajets de repositionnement de conteneurs du fait des déséquilibres des flux.

En effet, si la capacité des porte-conteneurs a augmenté sur toutes les routes maritimes, cette croissance est particulièrement manifeste sur la route Europe-Asie  : les porte-conteneurs y affichent une capacité moyenne de 11 100 EVP en février 2014 contre 6 390 EVP en août 2012. A titre de comparaison, à l’échelle mondiale, la capacité moyenne des porte-conteneurs est passée de 900 EVP en 1970 à 1 362 en 1991, 2 377 en 2006, 2 610 en 2008 et 3150 en 2012. Cette route concentre notamment les porte-conteneurs géants dont la capacité peut atteindre désormais 18 000 EVP et pourrait atteindre 22  000 EVP d’ici deux ans. Entre 2008 et 2012, elle a absorbé la quasi-totalité des nouveau porte-conteneurs de plus de 10 000 EVP, soit 124 sur 138 mis en opération. Le recours à ces géants – désignés sous l’appellation de super post-Panamax, hyperporte-conteneurs (ULCs) ou Malaccamax, un nom faisant référence à la taille maximale des navires pouvant franchir le détroit de Malacca – permet de diminuer très fortement les coûts d’exploitation par unité de charge. Du fait de cette course au gigantisme, la capacité mise en service dépasse désormais la demande de transport : elle a ainsi augmenté de 5,8 % en 2013 pour une croissance des volumes transportés qui n’a progressé que de 3,7 %.

Par ailleurs, depuis les années 2000, les flux Europe-Asie sont déséquilibrés en faveur de l’Asie du fait d’échanges commerciaux eux-mêmes inégaux  : la croissance beaucoup plus rapide des flux westbound (vers l’ouest) que celle des flux eastbound (en direction de l’est) s’explique par le poids prépondérant de la Chine dans les échanges commerciaux avec l’Europe10. La Chine draine des flux conteneurisés colossaux avec en 2011,

9 Equivalent vingt pieds : unité de mesure des conteneurs (N.d.R.).10 La Chine, qui représente aujourd’hui 4 % du PIB mondial et 5 % du commerce mondial et dont l’économie est très ouverte sur l’extérieur avec des taux d’exportation par rapport au PIB de près de 40 %, est devenue le 2ème partenaire de l’Europe.

Page 4: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

4

37 millions d’EVP pleins exportés et 14 millions d’EVP pleins importés. En 2012, les chiffres portuaires chinois indiquent 177,7 millions d’EVP manipulés. De ce fait, si le taux de remplissage est de 90 % en sortie de l’Asie, il n’est plus que de 40 % en sortie d’Europe où les porte-conteneurs sont remplis à 60 % de conteneurs vides. Il en résulte des différences considérables des taux de fret en fonction de la direction des échanges  et des taux structurellement déprimés dans le sens où le volume des marchandises est déficitaire.

1.2. Avant 2011  : compagnies européennes versus alliances asiatiques

Face aux difficultés de ce marché, les armements européens et asiatiques ont opté pour des stratégies différentes. Forts de leur capacité, les armements européens sont en mesure de s’imposer individuellement sur cette route : Maersk, MSC et CMA-CGM y disposent en effet respectivement de 20 %, 15 %, et 11,4 %, des capacités de transport (Document 3). En revanche, aucun armement asiatique ne prédomine véritablement : Evergreen, quatrième sur cette route, ne dispose que d’une capacité de 6,4 % du trafic. Par ailleurs, eu égard au rôle de la Chine dans la croissance des flux conteneurisés et de l’importance mondiale de ses ports, le faible poids relatif des armements chinois a de quoi surprendre : à eux deux, les armements COSCO et China Shipping (CSCL) assurent 11,4  % de la capacité de transport de cette route, soit un peu moins que CMA-CGM. En fait, pour s’imposer sur la route Europe-Asie et étendre leur réseau, les armements asiatiques se sont toujours appuyés sur des systèmes de partenariats et d’alliances globales. C’est seulement à travers leur participation à une alliance qu’ils sont capables de fournir à leurs clients chargeurs une offre de destinations diversifiée et des fréquences hebdomadaires plus importantes11. A la fin des années 1970, NYK, MOL, OCL, Ben Lines et Hapag-Lloyd s’associent dans l’alliance Trio afin de développer des services maritimes entre l’Europe et l’Extrême-Orient. Dans les années 1990, les alliances CKYH (COSCO, K Line, Yang Ming et Hanjin) et New World Alliance (NOL-APL, Hyundai et MOL) regroupent uniquement des armements asiatiques. Seule la Grande Alliance (P&ONL, Hapag-Lloyd, NYK, MISC et OOCL) comporte des Européens qui trouvent dans ce système un moyen de résister à la concurrence asiatique. Ces alliances permettent aux armateurs de mettre en commun à grande échelle des navires et des rotations tout en conservant leur identité et leur entière autonomie commerciale. Chaque armateur conserve ainsi ses propres politiques commerciales et tarifaires tandis que la flotte est gérée en commun ce qui permet à chaque opérateur de proposer plus de services, de couvrir plus de marchés, de mieux gérer les capacités et de rationaliser services et escales.

1.3. 2011-2014 : alliance européenne versus alliances asiatiques ?

Depuis la crise de 2008 et l’interdiction des conférences, le recours à des alliances est une solution envisagée également par les armements européens qui y voient un 11 Ryoo D.K., H.A. Thanapoulou, “Liner alliances in the globalization era: a strategic tool for Asian container carriers”, Maritime Policy and Management, 1999, Volume 26, Issue 4, p. 349-367.

bon moyen de faire face à une concurrence exacerbée, à un taux de fret déprimé et instable et à la nécessité de remplir des navires de très grande capacité. Le processus de concentration des opérateurs de lignes maritimes régulières, déjà amorcé depuis vingt ans par les Asiatiques, s’intensifie et oppose de plus en plus les armateurs européens aux armateurs asiatiques. La période 2011-2014 confirme le règne des alliances sur la route Asie-Europe et la bataille que se livrent les armateurs européens et asiatiques pour contrôler le marché.

La première offensive est européenne. Le 1er décembre 2011, MSC et CMA-CGM, respectivement deuxième et troisième du classement mondial des armateurs, annoncent un partenariat opérationnel sur les liaisons entre l’Asie et l’Europe du Nord afin de rationaliser leurs services et de proposer une nouvelle offre de transport plus conforme au contexte de crise12. Avec cette alliance, les deux armements sont en mesure de proposer cinq services hebdomadaires entre l’Europe et l’Asie. La réaction des armements asiatiques a été particulièrement rapide. Dès le 20 décembre, la Grande Alliance (GA) et la New World Alliance (NWA) qui coopéraient déjà depuis 2005 sur différents secteurs réagissent et forment une nouvelle alliance, presque exclusivement asiatique, baptisée G6 (Hapag-Lloyd, NYY, OOCL, APL, HMM et MOL) afin de proposer neuf services conjoints hebdomadaires sur la route Asie-Europe. Le 27 décembre, un troisième regroupement est annoncé  : il concerne le rapprochement du taïwanais Evergreen Line qui était jusqu’alors délibérément resté en dehors du système des alliances avec les quatre armements asiatiques de l’alliance CKHY. La nouvelle alliance CKYHE, n’est valable que sur les lignes entre l’Europe et l’Asie. C’est dans ce contexte, que les européens Maersk, MSC et CMA-CGM, les trois premiers armateurs mondiaux, annonce un projet « d’alliance opérationnelle à long terme », sur les liaisons maritimes Est-Ouest. Baptisée réseau P3, cette alliance dispose d’une capacité de transport de 2,6 millions d’EVP, soit 255 navires déployés sur 29 lignes maritimes13. En juin 2014, sur la liaison Europe-Asie, les trois alliances rassemblent 14 des 20 premiers armateurs mondiaux de conteneurs et disposent de 89 % de la capacité : 47 % pour le réseau P3 (huit liaisons), 23 % pour CKYHE (six liaisons hebdomadaires), et 19 % pour G6 (cinq liaisons). Sur cette route, seulement 11 % des capacités sont ainsi hors alliance.

La seconde offensive est chinoise. Le 17 juin 2014, le ministère chinois du Commerce (Mofcom) oppose son veto à la formation de l’alliance P3. L’alliance devait entrer en vigueur au deuxième trimestre 2014 mais sa date de lancement était soumise au feu vert des autorités de la concurrence et de la réglementation. En avril 2014, l’autorité américaine compétente, la Commission maritime 12 L’objectif est aussi de contrer une autre initiative européenne, celle de Maersk qui a le Daily Maersk lancé en novembre 2011 par le leader mondial entre l’Europe et l’Asie : plus de 70 navires assurent un départ quotidien de quatre ports en Asie (Shanghai, Ningbo, Yantian et Tanjung Pelepas) sur trois ports en Europe (Felixstowe, Rotterdam, Bremenhaven) avec délai de transport garanti.13 Grâce au réseau P3, les armateurs ont un coût d’exploitation le plus bas du marché, notamment du fait du recours à de très grands porte-conteneurs : les trois armements contrôlent 102 des portes conteneurs de plus de 10 000 EVP, soit 56 % de la flotte mondiale de cette taille.

Page 5: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

5

fédérale (FMC) avait donné son autorisation pour le marché américain et la Commission européenne en avait fait de même début juin. Dans ce contexte, le refus de la Chine a été une surprise et un coup dur pour les armements européens contraints de renoncer à leur projet, du moins sur la route Europe-Asie. Le Mofcom justifie son refus en arguant un problème de concurrence lié à une hausse considérable de la concentration du marché : la part de marché du P3 aurait dépassé les 30 % et même 47 % entre l’Europe et l’Asie. Si les dirigeants de Maersk MSC et CMA-CGM avaient pourtant envisagé P3 comme une alliance opérationnelle portant uniquement sur des échanges d’espaces de navires visant à mieux exploiter et gérer des navires de plus grande capacité, les autorités chinoises l’ont perçu et présenté comme une alliance commerciale voire une fusion.

Comment interpréter les raisons du refus de l’administration chinoise ? Pour de nombreux spécialistes de l’économie maritime, la décision de Pékin est une décision politique et non économique14. La création de P3 aurait même été favorable à l’économie chinoise puisque la mutualisation des moyens des trois groupes aurait permis d’améliorer la qualité et l’offre des services proposés aux entreprises chinoises d’exportation en offrant notamment des liaisons plus fréquentes et plus fiables. Par cette mesure, les autorités chinoises ont sûrement voulu protéger les intérêts des armements chinois, notamment ceux de COSCO et China Shipping (CSCL), deux conglomérats majeurs contrôlés par l’État qui avaient fait connaître leur opposition au projet P3 dès sa formulation15. Respectivement à la 5ème et la 9ème place en termes de capacité opérée, les branches conteneurs de COSCO et CSCL ont cependant des résultats d’exploitation négatifs depuis 2011. Afin d’y remédier, une fusion entre COSCO et CSCL, certes régulièrement évoquée depuis 2006, a franchi une première étape en février 2014 avec la ratification d’un protocole de partenariat visant à rapprocher les deux grands armateurs d’État chinois. La coopération envisagée prévoit des alliances stratégiques et la création d’investissements conjoints. Une fusion complète aboutirait à la formation du 4ème plus grand opérateur mondial, juste après le trio de tête européen. Néanmoins, selon le consultant maritime Alphaliner16, les réseaux maritimes des deux compagnies étant très similaires et non complémentaires, les gains escomptés ne seraient pas si grands. Engagés ainsi dans un difficile chantier de restructuration de leurs armements commerciaux, les autorités chinoises ne pouvaient percevoir la formation de l’alliance P3 que comme un obstacle supplémentaire à leur ambition d’imposer les compagnies maritimes chinoises comme des acteurs internationaux de référence.

Par ailleurs, ce refus de laisser se constituer une alliance européenne majeure avec une place prépondérante sur le marché asiatique intervient alors que les armements

14 “Domestic factor keys in China’s shipping rejection”, Financial Times, 18 June 2014 ou encore Mollie Bailey, Director, LCB International Logistics, “P3 alliance Fall-Out- What Next?”, Transplace: http://transplace.squarespace.com/logistically-speaking/2014/6/25/p3-alliance-fall-out-what-next.15 Ole Andersen, “Is China trying to protect its own shipping industry ?”, Shipping Watch, 20 June 2014: http://shippingwatch.com/secure/carriers/Container/article6818360.ece.16 Alphaliner, “Half measures do not foster Chinese carriers’ consolidation”, Weekly Newsletter, Volume 2014, Issue 10.

asiatiques sont eux-mêmes engagés dans un mouvement de consolidations opérationnelles qui pourrait directement profiter à COSCO. Dès 1988, COSCO avait en effet rejoint K Line et Yang Ming dans une alliance agrandie en 2003 de Hanjin et en 2014 d’Evergreen sur la seule route Asie-Europe. Or, les alliances G6 et CKYHE (Greenalliance) ont pour l’instant été autorisées par les autorités de concurrence. L’épisode P3 leur a même permis de se renforcer avec notamment l’entrée d’Evergreen dans CKYH au printemps 2014. Et si CSCL est encore indépendant et dispose uniquement des partenariats avec UASC et ZIM et des accords de partage de slots avec plusieurs membres de CKYHE, rien ne s’oppose à un rapprochement avec G6 ou CKYHE. Les armements asiatiques ont unanimement approuvé et soutenu la décision des autorités chinoises17.

Finalement, l’épisode P3 est non seulement révélateur des tensions grandissantes mais aussi de l’histoire et des trajectoires différentes des armateurs européens et asiatiques. Les armements asiatiques, mis à part les japonais, sont ce qu’Antoine Frémont dénomme des « armements chargeurs » : ayant été créés avec la volonté délibérée de les mettre au service du commerce extérieur de leur pays d’origine, ils dépendent fortement de leur marché national et leur réseau se calque sur les flux d’exportation nationale  ; ils sont en fait un simple outil supplémentaire dans une stratégie de développement économique orientée vers l’exportation. A l’inverse, les armements européens, en particulier Maersk, sont des « armements transporteurs transnationaux  »  : leur stratégie est celle de transporteur au service du commerce international, indépendamment de leur nationalité  ; à la globalisation des marchés ils ont répondu par la globalisation de leur réseau maritime de transport qui possède sa propre logique  : articulation des différentes lignes entre elles ou encore mise en place d’un système de hubs. Or si pour les Européens, la logique de P3 était celle d’une rationalisation de la surcapacité mondiale visant à stabiliser les cours du fret, pour les Asiatiques, elle est une menace potentielle non seulement pour la survie de ses armements mais aussi pour sa politique d’exportation qui serait fortement pénalisée par une hausse des coûts du transport.

Ainsi, si du point de vue du marché, les armements asiatiques privilégient les marchés intra-asiatiques, les armements européens ont des stratégies plus globales et privilégient les routes Est-Ouest. Ces derniers s’intéressent cependant de plus en plus au marché intra-asiatique qu’ils perçoivent comme un nouvel eldorado dont le dynamisme contraste avec la morosité de la route Europe-Asie.

2. La route intra-asiatique : de la sous-estimation à l’engouement

Durant la période 1962-2000, la conteneurisation a peu d’impact sur le développement des liaisons commerciales Nord-Sud et Sud-Sud, la principale raison étant le manque d’infrastructures portuaires opérationnelles. Depuis la crise de 2008, le mouvement s’inverse et même si la route Est-Ouest reste dominante, la croissance du trafic conteneurisé à l’échelle mondiale est soutenue par l’augmentation très 17 Par exemple : Crystal Chan, “Singapore shippers applaud rejection of P3 Network”, 26 June 2014: http://www.ihsmaritime360.com/article/13352/singapore-shippers-applaud-rejection-of-p3-network.

Page 6: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

6

rapide des routes interrégionales, Nord-Sud et Sud-Sud18. Ces changements d’orientation des flux conteneurisés sont nettement perceptibles depuis le milieu des années 2000 en Asie orientale : si la route Est-Ouest demeure structurante, elle est progressivement supplantée par l’essor fulgurant de la route intra-asiatique.

2.1. La route intra-asiatique : multiplicité et fluidité des lignes desservies par de petits porte-conteneurs

Evaluer les flux conteneurisés uniquement intra-asiatiques n’est pas aisé. La première difficulté tient à la confusion fréquente entre les flux intra-asiatiques purs et ceux des navires feeders dont les cargaisons sont en provenance ou à destination du reste du monde. La seconde tient au manque de définition précise des limites de ce marché qui fluctuent selon les différents chargeurs  : certains y intègrent ainsi l’Inde, le Moyen-Orient, la Nouvelle-Zélande et l’Australie19, alors que, selon le consultant maritime Drewy, le marché conteneurisé intra-asiatique stricto sensu englobe ainsi uniquement les pays de l’ASEAN+3. Par ailleurs, du fait de l’absence de données centralisées, il aurait été, selon Tim Wickmann, le directeur général de MCC, jusqu’à présent nettement sous-estimé. D’après les enquêtes menées par MCC, le trafic y est de 30 millions d’EVP en 2013 (9 millions d’EVP en 2002), soit « 22 % du commerce maritime conteneurisé mondial », c’est-à-dire le plus important marché mondial, supérieur donc à celui des grandes routes transocéaniques Est-Ouest20. Sans obtenir les mêmes chiffres, une étude de Drewry arrive à des conclusions similaires : pour l’année 2012, elle évalue la part des flux conteneurisés Est-Ouest au quasi même niveau que celle des flux intra-régionaux. Or, souligne-t-elle, 79 % de ces flux intra-régionaux sont intra-asiatiques. Tous s’accordent également sur la forte croissance de ce marché21.

Les caractéristiques du marché asiatique sont bien différentes de celles de la route Europe-Asie. Tout d’abord, les routes maritimes conteneurisées intra-asiatiques se sont continuellement reconfigurées afin de s’adapter aux évolutions de la distribution géographique des échanges intra-asiatiques. L’ouverture de nouvelles escales, la rotation des navires et la détermination des routes maritimes sont dictées par les évolutions de deux marchés distincts. Le premier est lié à l’insertion de l’Asie dans la mondialisation et à son rôle dans la production manufacturière mondiale : les échanges sont intra-asiatiques du fait de la fragmentation de la production mais les destinations des exportations finales sont l’Union européenne et l’Amérique du Nord. L’essor du trafic intra-asiatique a suivi la croissance économique par vagues successives des pays d’Asie orientale. Le second est alimenté par la croissance de flux de produits finis au sein même de l’Asie orientale du fait de la forte hausse de la consommation intérieure et du niveau de vie, de l’émergence d’une classe moyenne et 18 UNCTAD, Review of Maritime Transport, 2013. 19 La compagnie singapourienne APL intègre ainsi dans sa définition de l’intra-asiatique, le Moyen-Orient et parfois même l’Afrique en prolongement de ligne. 20 MMC Transport est la filière asiatique basée à Singapour de la compagnie Maersk. Interview de Tim Wickmann par le magazine Seatrade Asia Week : “Intra-Asia accounts for one in five of global container movements: MCC”, 17 April 2014, p. 1-2.21 Drewry, “Carriers seek intra-asia expansion”, Insight Weekly, 15 June 2014; Drewry, “Intra-Asia Container Trades - Demistifying the market”, Insight Weekly, June 2008.

d’une forte croissance de l’urbanisation. En 2013, les trois quarts des portes conteneurs transportant des produits de consommation destinés aux marchés asiatiques sont partis d’Asie.

Par ailleurs, d’après une enquête de Drewy Shipping Consultants, 50 % des flux de conteneurs intra-asiatiques se concentrent en Asie du Nord-est, c’est-à-dire entre la Chine, le Japon, la Corée du Sud, Hong Kong et Taiwan. Le reste est divisé en trois marchés presque égaux : entre l’Asie du Nord-est et l’Asie du Sud-est, entre l’Asie du Sud-est et l’Asie du Nord-est et entre les pays d’Asie du Sud-est. Les deux pôles tant pour l’origine que la destination des flux sont la Chine et le Japon. Ces cinq dernières années cependant, la croissance des échanges entre les pays d’Asie du Nord-est se ralentit fortement tandis qu’elle demeure forte entre d’une part l’Asie du Nord-est et l’Asie du Sud-est, un flux presque équilibré dans les deux sens, et d’autre part entre les pays d’Asie du Sud-est  : les routes les plus dynamiques en terme de croissance sont aussi bien celle du Nord-Sud, en particulier entre la Thaïlande et la Chine, l’Indonésie et la Chine et le Vietnam et la Chine qu’intra-ASEAN, notamment entre la Thaïlande et les Philippines, l’Indonésie et la Malaisie, le Vietnam et l’Indonésie et les pays de l’ASEAN vers la Birmanie.

Enfin, les routes intra-asiatiques parcourent en moyenne de 500 à 1  000 miles22 nautiques, soit à peine un dixième de la distance parcourue sur les routes Europe-Asie. Ces faibles distances expliquent le recours encore largement majoritaire à des navires porte-conteneurs de taille moyenne dont la taille se situe entre 1  000 et 2  800 EVP23. La multiplicité des routes et la faible taille des porte-conteneurs utilisés impliquent le recours à une multitude de compagnies : les enquêtes de MCC es timent ainsi que le marché intra-asiatique est couvert par 4  000 routes maritimes conteneurisées desservies par 68 compagnies maritimes reliant près de 3 500 ports.

2.2. Armements globaux et déstabilisation du marché intra-asiatique

Bien que très concurrentiel, le marché intra-asiatique est attractif car il génère actuellement la même progression de volume que par le passé et les taux de fret ne connaissent pas la même érosion que sur les routes Europe-Asie ou transpacifiques. De ce fait, il est l’objet d’une concurrence accrue entre les compagnies régionales et locales et les armateurs globaux. Longtemps perçu comme un marché restreint, difficile et présentant peu de retour sur investissements, le marché asiatique était laissé aux acteurs régionaux. En une période de morosité sur les autres routes commerciales Est-Ouest, les armateurs globaux, en particulier européens, y voient désormais un marché salutaire. Ainsi Maersk qui de façon générale développe davantage depuis les années 2010 les lignes intra-régionales et Nord-Sud, s’appuie en Asie sur sa filiale MCC pour conquérir des parts du marché asiatique, un marché qui concentre 56 % de ses dessertes intra-

22 Ou « mille » (N.d.R.).23 Sarah Bennet , “Trade route intelligence: Intra-Asia’s booming trade”, Lloyd’s List, 13 August 2013.

Page 7: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

7

régionales24. En nombre de touchés portuaires, si les navires qui ne sont pas asiatiques représentent seulement un tiers du nombre des touchés effectués en Asie, en revanchent ils transportent près de la moitié du fret. Une telle différence montre que la structure des compagnies maritimes asiatiques et occidentales opérant en Asie n’est pas identique25.

Le renforcement de la présence des compagnies européennes sur le marché asiatique a eu pour conséquence directe un changement de gabarit sur la route intra-asiatique (Document 4). Ayant investi dans des navires géants sur la route circumterrestre Est-Ouest, les armements globaux ont réalloué sur le marché asiatique une partie de leur navires Panamax (3 000 à 5 000 EVP) devenus inutiles  : 35 seulement en 2008, ils sont 83 en mars 2013 à desservir cette route. Ce phénomène de cascading, si fréquent dans le transport des conteneurs, se concentre sur la desserte des ports des côtes chinoises (36 navires) et sur les liaisons Asie du Nord-est-Asie du Sud-est (47)26. Les grands armateurs européens comme Maersk sont les premiers à avoir introduit sur ce trade des navires Panamax. Ils ont été suivis dans cette stratégie par les armements asiatiques les plus puissants : OOCL, compagnie maritime globale hongkongaise, privilégie aussi le déploiement de navire Panamax et la moyenne de ses porte-conteneurs sur le marché asiatique est de 4 000 EVP. Cependant, la plupart les armateurs régionaux n’ont pu suivre : 80 % des porte-conteneurs du taïwanais Wan Hai ont des tailles inférieures à 3 000 EVP27 et aucun des navires de la compagnie maritime hongkongaise SITC ne dépasse 1 000 EVP28. Le risque d’une surcapacité, notamment sur les lignes Asie du Nord-ASEAN, est désormais bien réel et devrait conduire à une chute sensible du transport du fret maritime.

Cette compétition risque-t-elle à terme de faire disparaitre les petits armements asiatiques ? Sûrement sur la route Nord-Sud de l’Asie du Nord-est-Asie du Sud-est mais pas sur les autres routes. Les navires Panamax sont en effet peu adaptés aux services intra-asiatiques car non seulement bon nombres de ports ne sont pas suffisamment profonds pour les accueillir mais surtout leur rentabilité nécessite de limiter le nombre de touchés en raison d’un temps de chargement et déchargement plus long. Or le marché asiatique se distingue par des demandes de rotations très rapides et de dessertes portuaires multiples, par l’importance des petits ports secondaires et par une fragmentation peu compatible avec la rationalisation des grands armements globaux29.

24 Sarah Bennet, “Maersk focuses on north-south and intra-regional trades”, Lloyd’s List, 1 October 2013: http://www.lloydslist.com/ll/sector/containers/article430318.ece. A titre de comparaison, les dessertes de Maersk pour l’intra-régional en Europe, en Amérique du Nord-Amérique central, en Amérique du Sud et en Afrique sont respectivement de 25 %, 9 %, 5 % et 1 %. 25 Lloyd’s List reporter, “Who’s carrying Asia trade ?”, Lloyd’s List, 4 April 2011: http://www.lloydslist.com/ll/sector/ship-operations/article367463.ece.26 Alphaliner, “Panamax ships find new homes on intra Asia routes”, Weekly Newsletter, Volume 2014, Issue 9.27 “Wan Hai shuns intra-Asia Alliances”, Lloyd’s List, 7 November 2013.28 Tom Leander, “Oversupply on long-haul box trades could hit SITC”, Lloyd’s List: http://www.lloydslist.com/ll/sector/containers/article419561.ece.29 “Precious Cargo”, Lloyd’s List, August 2012.

Dans ce contexte, l’objectif des opérateurs régionaux spécialisés depuis longtemps dans le marché intra-asiatique (Wan Hai Lines, Korea Maritime Line ou encore SITC) n’est pas de rationaliser le nombre d’escales mais au contraire d’étendre leur réseau en intégrant la desserte de petits ports et en proposant le maximum de liaisons directes. Le marché intra-asiatique est un marché de niches et, pour être rentables, les compagnies ont intérêt à développer des corridors secondaires et non de déployer des navires de plus grande taille. En 2008, SITC qui avait décidé d’introduire des porte-conteneurs de 2 000 EVP pour faire face à la concurrence a finalement préféré y renoncer : les faibles distances parcourues ne justifiaient pas de tels tonnages et ses nouveaux porte-conteneurs ne lui permettaient plus de pouvoir offrir des rotations aussi rapides et fréquentes sur un réseau qui intègre de très nombreux ports secondaires30. Par ailleurs, pour contrer les armements globaux sur les lignes principales, les petits armateurs asiatiques développent des partenariats : en mai 2014, Sinotrans, Pan Asia Shipping (une filiale de COSCO) et Shangai Puhai Shipping (une filiale de CSCL) ont créé une alliance opérationnelle pour desservir en commun les flux Chine-Japon31.

2.3. Replis des compagnies asiatiques sur le marché intra-asiatique

Une des conséquences directes de la forte concurrence entre armements sur la route Est-Ouest est le repli de la plupart des armements asiatiques sur le marché asiatique. Après avoir tenté de s’imposer sur la route Europe-Asie, de nombreuses compagnies asiatiques ont délaissé ce marché pour se recentrer presque uniquement sur le marché intra-asiatique. En 2011, le taïwanais Wan Hai a retiré 75 % de ses capacités sur les lignes Europe-Asie ; ses revenus proviennent désormais à 85  % du marché asiatique dont il détient 20 % du marché32. La compagnie OOCL (Orient Overseas Container Line) de Hong Kong concentre également, depuis cette même date, 51 % de ses capacités de transport après avoir connu des pertes importantes sur le marché Asie-Europe33. En fait, d’après la Lloyd’s, les 4/5 des touchés opérés par les compagnies chinoises, coréennes et taïwanaises ont lieu en Asie34.

Le recentrage sur l’Asie des compagnies chinoises est particulièrement net. Une étude de la Lloyd’s List Intelligence démontre ainsi que si la flotte chinoise a augmenté de 66 % entre 2007 et 2011, en revanche le nombre de ports touchés par des compagnies chinoises est resté stable, voire a même un peu baissé en dehors

30 Tom Leander, “Oversupply on long-haul box trades could hit SITC”, Lloyd’s List: http://www.lloydslist.com/ll/sector/containers/article419561.ece.31 Tomas Kristiansen, “Cheap Tonnage intensifies competition on intra-Asia”, Shipping Watch, 16 June 2015: http://shippingwatch.com/secure/carriers/Container/article6807246.ece.32 Tom Leander, “Make way for the Intra-asia winners”, Lloyd’s List, 12 December 2012: http://www.lloydslist.com/ll/sector/containers/article413501.ece.33 Max Tingyao Lin, “Weak Asia-Europe volumes hit OOCL”, Lloyd’s List, 28 October 2013: http://www.lloydslist.com/ll/sector/containers/article431592.ece.34 Lloyd’s List Reporter, “Asia fleet Activity”, Lloyd’s List, 4 April 2011: http://www.lloydslist.com/ll/sector/ship-operations/article367466.ece.

Page 8: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

8

de l’Asie alors qu’il a cru de 75  % en Asie35. En fait, seulement un cinquième des touchés portuaires effectués par des compagnies chinoises sont effectués en dehors d’Asie et même un dixième si on ne tient pas compte des compagnies hongkongaises davantage tournées vers l’international36. Ce recentrage leur permet de peser davantage sur le marché asiatique : en novembre 2013, elles représentent 25 % de la capacité de transport des routes intra-asiatiques contre 15 % en 200737. Les deux plus grandes compagnies COSCO et CSCL assurent 57 % de cette offre ce qui représente 13 % de leur capacité de transport contre 5 % en 2007.

2.4. Le repli des compagnies maritimes d’Asie du Sud-est sur le cabotage

En revanche, hormis celles de Singapour, les compagnies maritimes sud-est asiatiques ont peu profité de cette croissance des flux de conteneurs sur le marché intra-asiatique. Limitées, peu compétitives et composées souvent de flottes vétustes, elles ne sont pas en mesure de faire face à une concurrence qui s’exacerbe. Ainsi, la compagnie malaisienne MISC qui s’était déjà retirée en janvier 2010 des lignes entre l’Europe et l’Extrême-Orient pour se recentrer sur les marchés asiatiques a finalement décidé en juin 2012 de revendre toutes ses activités de transit de conteneurs. Au-dessous du seuil de rentabilité depuis plusieurs années du fait d’une concurrence accrue, le numéro un mondial de transport de gaz naturel liquéfié préfère s’en tenir au seul secteur énergétique et mettre fin à ses activités de lignes régulières. De même, à la suite de pertes record en 2012, la compagnie indonésienne Samudera Shipping a décidé de se replier sur les seuls flux de cabotage dans les eaux intérieures indonésiennes laissant à des compagnies étrangères le marché des exportations indonésiennes. Si une douzaine de compagnies maritimes indonésiennes assure des flux intra-asiatiques, aucune ne s’est positionnée sur les échanges conteneurisés lui préférant le transport de vrac. Au Vietnam, seule la compagnie nationale VINALINES (Vietnam National Shipping Lines) a mis en place des services maritimes internationaux ; elle assure cependant seulement 20 % du fret maritime international du Vietnam  ce qui signifie que le transport des 80  % restant est assuré par des compagnies étrangères. Aux Philippines, la presque totalité des services internationaux, mis en place exclusivement depuis le port de Manille ou de Davao, est également assurée par des compagnies étrangères. Les plus grandes compagnies maritimes philippines comme Eastern Shipping Lines ou Montenegro Shipping Lines effectue essentiellement du cabotage et assure des services à l’international uniquement à la demande (tramping). Quant aux compagnies de Brunei et du Cambodge, elles n’assurent aucun service en dehors de leur territoire national.

Toutes les compagnies maritimes d’Asie du Sud-est se sont en fait repliées sur le cabotage qui est le seul secteur

35 “Intra-Asian trade expanding rapidly”, Lloyd’s List, 21 April 2011: http://www.lloydslist.com/ll/incoming/article368993.ece.36 Lloyd’s List Reporter, “Chinese Fleet activity”, Lloyd’s List, 1 April 2011. 37 En août 2013, les plus gros porte-conteneurs sont ceux des compagnies COSCO et Mitsui OSK Line qui font un peu plus de 5 000 EVP et desservent respectivement les ports chinois et la route Japon, Chine, Singapour et Malaisie.

à ne pas être inclus dans le projet ASEAN pour 2015 d’un marché unique des transports maritimes. Ainsi, en Indonésie, les mesures prises dans la nouvelle loi maritime de 2008 (article 8) et dans son plan d’application ont pour but de réduire la dépendance du pays vis-à-vis des navires étrangers en leur refusant l’accès au marché du cabotage afin qu’en 2012 l’ensemble des flux interinsulaires soit assuré par des compagnies indonésiennes  ; la seule exception concerne le transport de pétrole et de gaz car aucun navire indonésien n’est actuellement en mesure d’effectuer le transport de ce type de chargement. En 2015 cependant, aucun navire battant pavillon étranger n’aura l’autorisation d’opérer dans les eaux indonésiennes38. Le marché intérieur vietnamien est tout aussi fermé alors que selon Alphaliner, l’ouverture à des compagnies étrangères des routes entre le nord et le centre du Vietnam permettrait aux terminaux de Cai Mep, actuellement sous-utilisés, de faire croître de 500 000 EVP les flux de transbordement39.

Conclusion

Si les États-Unis ont abandonné la maîtrise de leurs flux maritimes aux armements asiatiques et européens, l’Asie, si dépendante de ses exportations, ne peut négliger ses armements sans compromettre son développement. Sans même finalement être mis en œuvre, l’annonce du 18 juin 2013 de la création de P3 a provoqué un bouleversement important dans l’organisation des armements. Une bataille géopolitique se joue sur les mers à travers le développement d’alliances puissantes opposant de plus en plus les armements européens aux armements asiatiques. La fragilité individuelle des armements asiatiques face à la puissance des trois premiers armements mondiaux, tous européens, est compensée par la création d’alliances qui prennent de plus en plus d’ampleur  ; ainsi l’alliance G6, créée au départ pour contrer l’offensive des Européens sur la route Europe-Asie, a décidé d’étendre sa collaboration à l’ensemble des routes maritimes transpacifiques et transatlantiques. Certaines batailles semblent cependant déjà perdues  comme sur la route Asie-Afrique de l’Ouest, certes le segment le moins dynamique de la route Asie-Afrique qui connait depuis les années 2000 une progression trois fois plus rapide que la moyenne mondiale  ; les compagnies Maersk et CMA-CGM y ont lancé en avril 2014 une nouvelle collaboration qui leur permet de disposer de 64 % de ses capacités40.

Les armements asiatiques disposent cependant d’au moins deux cartes maîtresses.

● La première est une éventuelle fusion entre les deux compagnies chinoises COSCO et CSCL  ; non seulement elle renforcerait les armements chinois en donnant naissance au 4ème armement mondial mais surtout donnerait un nouveau poids à l’alliance CKYHE en intégrant de facto CSCL en son sein.

38 Jose Tongzon, Sang-Yoon Lee, Draft Progress Report Formulating and ASEAN Single Shipping Market Implementing Strategy, Inha University, South Korea, March 2012. 39 Alphaliner, “Paying the price for protectionist shipping policies”, Weekly Newsletter, Volume 2013, Issue 6. 40 Drewry, “N/S Supply/demand: Asia-West Africa Maersk and CMA-CGM set to dominate trade route”, Insight Weekly, Week 12, 2014: http://ciw.drewry.co.uk/trade_route_analysis/ns-supplydemand-asia-west-africa-2/.

Page 9: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

9

● La seconde est la multiplication des projets d’intégration maritime, tant à l’échelle de l’Asie du Sud-est que de l’Asie orientale : la route maritime de la soie lancée par la Chine, les différents programmes d’amélioration de la connectivité maritime au sein de l’ASEAN mais aussi entre l’ASEAN et ses voisins ou encore le projet ASEAN single shipping market, sont autant de nouvelles possibilités sur lesquelles les armements asiatiques pourraient s’appuyer pour se renforcer.

Annexes 

Rang Armement Pays EVP %

1 APM-Maersk Danemark 2 656 709 14,7

2 MSC Suisse 2 426 655 13,4

3 CMA-CGM France 1 519 902 8,4

4 Evergreen Taiwan 875 242 4,8

5 COSCO Chine 756 291 4,2

6 Hapag-Lloyd Allemagne 750 696 4,2

7 APL Singapour 628 722 3,5

8 Hanjin Corée du Sud 602 990 3,3

9 MOL Japon 599 175 3,3

10 CSCL Chine 597 978 3,3

11 Hamburg Sud Allemagne 492 384 2,7

12 NYK Japon 475 091 2,6

13 OOCL Hong Kong 380 487 2,6

14 Yang Ming Taiwan 363 837 2,1

15 Hyundai Corée du Sud 358 503 2

16 PIL Singapour 350 562 2

17 K Line Japon 323 403 1,9

18 Zin Israël 275 834 1,8

19 UASC Pays du Golfe 248 002 1,5

20 CSAV Chili 168 965 1,4

Total des vingt premiers 15 157 880 83,9

Dont Europe 7 846 346 43

Dont Amérique du Nord 0 0

Dont Asie 6 464 295 35,8

Total mondial 18 049 668 100Source : Alphaliner, Top 100: http://www.alphaliner.com/top100/index.php.

Document 1 : Les vingt premiers armements de lignes conteneurisés en juillet 2014, en EVP et en % de la flotte mondiale.

Page 10: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

10

Document 2 : Répartition des flux de trafic conteneurisés entre sur les principales routes Est-Ouest en millions d’EVP, 1995-2012.

2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012

Asie-Amérique du Nord 11,9 13,2 13,5 13,4 10,6 12,8 12,7 13,3

Amérique du Nord-Asie 4,5 4,7 5,3 6,9 6,1 6,0 6 6,9

Total 16,4 17,2 18,8 20,1 16,7 18,8 18,7 20,2

Asie-Europe 9,3 11,2 13,0 13,5 11,5 13,5 14,1 13,7

Europe-Asie 4,4 4,5 5,0 5,2 5,5 5,6 6,2 6,3

Total 13,7 15,7 18 18,7 17 19,1 20,3 20

Amérique du Nord- Europe 2,0 2,1 2,4 3,3 2,5 2,7 2,8 2,7

Europe-Amérique du Nord 2 2,1 2,4 3,3 2,8 3,2 3,4 3,6

Total 4 4,2 4,4 6,6 5,3 5,9 6,2 6,2

Total de la route Est-Ouest 34,1 37,2 41,2 45,4 35 38,3 45,2 46,4

Part du trafic mondial en % 32 31 31 32 28 27 30 30

Trafic mondial 106,5 118,5 131,5 137 124,6 140,6 150,7 156,9

Source : CNUCED, Etude sur les transports maritimes, 2013.

.

Document 3 : Capacité sur les liaisons Asie-Europe : part de marché par armateur et par alliance.

Source : Alphaliner, Weekly Newsletter, volume 2014, Issue 25

Document 4 : Conteneurs déployés sur la route intra-asiatique – répartition par taille (2008-2014).

Source : Alphaliner, “Panamax ships find new homes on intra Asia routes”, Weekly Newsletter, volume 2014, Issue 09.

Page 11: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

11

Compétition portuaire en Asie du Sud-est  : les ports du détroit de Malacca sont-ils menacés par la multiplication des projets dans la région ?

Dr Nathalie Fau, agrégée en géographie (IRASEC, Kuala Lumpur, affiliée au Maritime Institut of Malaysia – MIMA), maître de conférences à l’Université Paris 7 et chercheur au CESSMA (Centre d’Etudes en Sciences Sociales sur les Mondes Américains, Africains et Asiatiques – UMR 245), en délégation CNRS.Parmi ses dernières publications : «  Les enjeux économiques et géostratégiques du détroit de Malacca », Géoéconomie, n°67, novembre 2013.

Dans les années 1970, un glissement du centre de gravité du trafic mondial conteneurisé s’est déplacé vers l’Asie aux dépens des ports de l’Amérique du Nord et de l’Europe du Nord-ouest. Cette émergence des pays asiatiques s’est traduite par une concentration de plus en plus forte de conteneurs dans cette zone  : 25 % des conteneurs manutentionnés dans le monde en 1982, 43 % en 1994 et 50,7 % en 201141. En 2012, dans le Top 20 des ports, qui manutentionnent 47 % du trafic conteneurisé mondial, 16 sont asiatiques, trois européens et un américain. L’Asie du Sud-est n’est pas à l’écart de cette croissance. Elle a manutentionné 89,3 millions d’EVP en 2013 contre 34,5 millions en 2000, soit une croissance moyenne annuelle de 7,6 %42. Parallèlement le poids de cette région à l’échelle mondiale a considérablement augmenté : dans ses ports transitent en 2012 14,5  % du trafic mondial conteneurisé contre 4,8 % en 1980. Les ports d’Asie du Sud-est sont entrés progressivement dans le groupe des plus grands ports mondiaux conteneurisés  : absents du classement de 1970 des vingt premiers ports à conteneurs du monde, ils font leur apparition dans celui de 1980 avec Singapour rejoint par Manille en 1990 qui sort finalement du classement au profit de Port Klang et de Tanjung Pelepas dans les années 2000. Dans le classement de 2012, quatre sont des ports d’Asie du Sud-est (Singapour, Port Klang, Tanjung Pelepas et Laem Chabang).

Ces flux sont concentrés dans trois ports situés sur le détroit de Malacca : Singapour, Port Klang (Malaisie) et Tanjung Pelepas (Malaisie) qui manutentionnent respectivement en 2013, 32,57 millions d’EVP, 10,35 et 7,7, soit à eux trois 50,63 millions d’EVP, c’est-à-dire plus de la moitié du trafic total de l’Asie du Sud-est (56,6 %) et surtout 100 % des flux de transbordement estimés à 40 millions d’EVP en 2013. Cette suprématie semble cependant remise en question par la multiplication de projets portuaires, souvent démesurés, en Asie du Sud-est. Après avoir appréhendé la compétition portuaire de plus en plus vive au sein même du détroit de Malacca entre Singapour et la Malaisie, cette étude analyse la faisabilité des projets en cours en distinguant d’un côté l’Indonésie et le Vietnam

41 Données 1977 et 1997 : Antoine Frémont (2004) ; données 2011 : UNCTAD, 2013. Asie orientale : ASEAN plus Chine, Japon et Corée. 42 Jason Chiang, « ASEAN Port investment outlook till 2020 », Drewry Maritime Advisor, présentation à Jakarta le 11 et 12 juin 2014 lors du 12th ASEAN Ports and Shipping 2014 Indonesia Exhibition and Conference.

dont la stratégie est directement de concurrencer les ports du détroit et de l’autre la Thaïlande et la Birmanie qui s’appuient sur la restructuration des infrastructures terrestres en cours dans le cadre de la Région du Grand Mékong (RGM) pour construire de nouveaux ports sur la côte ouest de la péninsule indochinoise, court-circuitant ainsi le détroit de Malacca.

1. Compétition portuaire pour capter les flux de transbordement transitant dans le détroit de Malacca

A l’échelle mondiale, le trafic de transbordement est en plein essor ; il concerne presque un tiers des conteneurs manutentionnés dans le monde en 2013 (31 %) contre 18 % en 1990. Cette croissance des flux de transbordement est une des conséquences directes de celle de la taille des porte-conteneurs. Pour des raisons techniques (tirant d’eau, capacité portuaire) et économiques (volume, rentabilité), les armements effectuant la desserte de la route tour du monde Est-Ouest concentrent leurs escales sur quelques terminaux, des ports de transbordement. Ces derniers assurent au moins deux types différents de transbordement de conteneurs.

● Le premier type est issu de la stratégie dit « hub and spokes  », littéralement le moyeu et le rayon dont l’objectif est d’organiser des réseaux autour de ports pivots reliés par des petits navires, les feeders ou navires nourriciers, à des ports moyens et secondaires de la région. Les ports de Singapour, Port Klang et Tangung Pelepas (PTP) se partagent ainsi un vaste marché s’étalant de la côte orientale de l’Inde au Vietnam et à l’archipel indonésien.

● Le second type est l’«  interchange  », c’est-à-dire la mise en correspondance entre navires transocéaniques desservant des lignes différentes : des transbordements s’effectuent sous forme de relais entre des navires-mères déployés sur des routes différentes. Les ports pivots assurent ainsi un lien entre les lignes océaniques43.

1.1. Singapour contesté

Les trois grands ports du détroit de Malacca assurent ensemble près d’un quart (22,5  %) des flux mondiaux de transbordement. Une performance directement liée à leur excellente situation sur la route maritime stratégique Est-Ouest et à la qualité de leurs infrastructures. Depuis le début des années 2000, le nouvel enjeu pour ces trois ports est de capter les flux de transbordement qui passent par le détroit de Malacca. Ces flux contribuent en effet davantage à la croissance de ces ports que les flux locaux : les premiers ont augmenté de 32,12 millions d’EVP entre 1997 et 2013 contre seulement 5,5 millions d’EVP pour les seconds ; par ailleurs ils contribuent à hauteur de 95 % des flux totaux de Tanjung Pelepas, 85 % de ceux de Singapour et 63 % de ceux de Port Klang. A titre de comparaison, à Shanghai, pourtant premier port du monde pour le trafic conteneurisé, à peine 10 % du trafic est constitué de flux de transbordement. Avant 1999, Singapour était un hub incontesté en Asie du Sud-est. En 1995, il manutentionnait ainsi 100 % des flux de transbordement 43 Antoine Frémont, Le monde en boîtes. Conteneurisation et mondialisation, Arcueil, Synthèse INRETS n° 53, 2007, 145 p.

Page 12: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

12

transitant par le détroit de Malacca (Document 1). Cette hégémonie est cependant de plus en plus contestée  : depuis la fin des années 1990, on observe un glissement des flux de transbordement à l’échelle du détroit depuis le port de Singapour vers les ports émergents malaisiens. En 2013, le port de Singapour n’assure plus que 66,6 % des flux de transbordement dans le détroit de Malacca tandis que les parts de Port Klang et de Tanjung Pelepas sont respectivement de 15,8 % et 17,5 %. La position de Singapour s’est érodée principalement durant la période 1998-2002 avec une baisse de sa part de 23,1  % et secondairement entre 2006 et 2013 avec une baisse de 6 %44. Cette érosion résulte directement d’une stratégie de développement portuaire très agressive du gouvernement malaisien qui a toujours trouvé inacceptable que seul le port de Singapour profite des flux transitant dans le détroit de Malacca.

1.2. Course à la capacité portuaire

Cette compétition se traduit tant par une course à la capacité portuaire et à la modernité des infrastructures. Sous la pression des armements maritimes des lignes régulières, les trois ports investissent massivement et s’équipent sans cesse afin de rester compétitifs et attractifs. Début 2013, les trois ports étaient déjà en mesure d’accueillir les plus grands porte-conteneurs du monde de 18  000 EVP. Une performance liée à l’extension des terminaux existants et à la construction continuelle de nouveaux. La capacité portuaire du port de Singapour, actuellement de 35 millions d’EVP, devrait être de 55 millions une fois que les terminaux de la phase 3 et 4 du programme d’extension de Pasir Panjang seront opérationnels. L’ambition de l’administration maritime et portuaire de Singapour, la MPA (Maritime and Port Autority), est même d’atteindre 65 millions d’EVP en 2025 dans le cadre d’un vaste programme de réorganisation des terminaux portuaires : ils (Tanjong Pagar, Keppel, Brani et Pasir Panjang) devraient tous être regroupés dans une immense zone portuaire à Tuas, à l’est de l’île. L’objectif de ce projet est double : récupérer les espaces portuaires situés près du centre pour les transformer en une nouvelle zone commerciale, résidentielle et touristique et effectuer des économies d’échelle en concentrant dans un même lieu toutes les activités portuaires45. Même programme d’extension à Port Klang : l’ouverture du terminal 7 à West Port en 2015 portera la capacité de Port Klang à 11 millions d’EVP, celle du terminal 8 à 16 millions d’EVP en 2016 ; si on ajoute les travaux prévus dans les terminaux de North Port, la capacité totale de Port Klang sera de 20 millions d’EVP en 2016. Enfin, comme à Singapour, un immense projet est à l’étude  : à l’emplacement actuel des quais destinés à l’accueil des navires croisières pourrait être construit un nouveau terminal ; s’ajoutant à ceux de West Port et North Port, la capacité de Port Klang serait alors de 30 millions d’EVP en 203046. Quant à Tanjung Pelepas, mis en service seulement depuis 1999, des travaux de modernisation sont en cours et sa capacité devrait passer

44 Les données proviennent de Yap Wei Yim, Container Shipping Services and their Impact on Container Port Competitiveness, Antwerp, University Press Antwerp, 2009, p. 168 pour la période 1995-2007 et des sites internet de chaque port depuis 2007.45 Cargonew Asia, “Massive port project gets underway”: http://cargonewsasia.com/secured/article.aspx?id=43&article=32653.46 Alphaliner, “SE Asia port volumes stagnant”, Weekly Newsletter, Volume 2013, Issue 39, 17 September 2013.

de 8,5 millions d’EVP en 2013 à 11 millions en 2017.

1.3. Fidéliser à tout prix les armements et les alliances

Par ailleurs, les flux de transbordement étant extrêmement volatiles, la concurrence est forte pour fidéliser les armements. Or, un armateur peut déplacer très rapidement de grands volumes de conteneurs d’un hub à l’autre en fonction de sa stratégie du moment et de l’attractivité commerciale des différents hubs. Le succès de Tanjung Pelepas est ainsi directement lié à la stratégie de Maerk de régionalisation du monde. Pour chaque ensemble régional, Maersk choisit un hub principal47. Jusqu’en 2000, Singapour exerçait cette fonction pour Maersk en couvrant l’Asie du Sud-est mais aussi l’Inde, l’Asie du Sud et l’Australie/Nouvelle Zélande. En décembre 2000, Maersk a décidé de transférer la totalité de ces activités de transbordement à Tanjung Pelepas (PTP) soit près de 2 millions d’EVP de trafic. Pour la première fois de son histoire, le trafic conteneurs du port de Singapour recule, passant de 17 millions à 15,5 millions d’EVP. Par ailleurs Maersk a également repositionné à PTP sa filiale MCC spécialisée dans la desserte de l’Asie du Sud-est par des navires nourriciers et détient 6 % du marché intra-asiatique. Grâce à Maersk, PTP est ainsi devenu simultanément une escale de premier plan sur la route Europe-Asie et un nouveau hub régional. Enfin, PTP a directement bénéficié du rachat en 2006 par Maersk de P&O Nedloyd qui a repositionné à son tour son hub vers PTP au détriment de Singapour. A la suite de Maersk, d’autres armements ont transféré vers PTP leurs activités singapouriennes, comme le taïwanais Evergreen en 2002 et les Japonais K Line et Mitsui OSK Line (MOL) en 200448.

West Port a également réussi à attirer et à fidéliser trois grands armements globaux. Tout d’abord le français CMA-CGM qui a décidé dès 1998 de faire de West Port son hub en Asie49. La compagnie n’apportait alors avec elle que 260 000 EVP, mais cela a suffi pour lui assurer un traitement préférentiel : elle dispose de quais et même depuis 2009 d’un centre réservé de dépôt et de stockage. En 2013, avec 2,5 millions d’EVP, elle contribue pour un quart du trafic de Port Klang et un peu plus de la moitié de celui de West Port. Ensuite, CSCL est le deuxième client de West Port avec 600 000 EVP manutentionnés. Si la présence de CSCL est ancienne à Port Klang, ce n’est qu’en 2005 que la compagnie a décidé de faire de ce port son principal hub de transbordement au détriment de Singapour. En décembre 2010, CSCL et West Port ont ratifié un accord de coopération à long terme pour les services portuaires. Enfin, en 2011, l’armateur émirati United Arab Shipping Company (UASC) a également choisi Port Klang. Cette nouvelle coopération est particulièrement prometteuse car depuis 2007, UASC a investi dans un renouvellement et un accroissement de sa flotte afin

47 Antoine Frémont, “Global maritime networks. The case of Maersk”, Journal of Transport Geography, Volume 15, Issue 6, November 2007, p. 421-442. 48 Nathalie Fau, “Maritime Corridors, Port System and Spatial Organization in the Malacca Straits”, in Fau, Khonthapana, Taillard, Transnational Dynamics in Southeast Asia, The Greater Mekong Subregion and Malacca Straits Economic Corridors, Singapore, ISEAS, 2014, p. 53-84. 49 Enquête auprès des autorités portuaires de West Port et Yap, Op. Cit., 2009, p. 163-222.

Page 13: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

13

d’être davantage présent sur la route Europe-Asie50. Par ailleurs afin d’attirer des armements opérant sur des routes secondaires, notamment vers l’Afrique et le Moyen-Orient, et sur les routes intra-asiatiques, les autorités portuaires de Port Klang ont instauré depuis 2000 le programme « feeder incentive » qui offre des réductions de 20 ringgit par conteneurs de 20 pieds et de 40 ringgit par conteneur de 40 pieds51.

Cette compétition croissante a contraint PSA à réévaluer sa politique envers les grandes compagnies maritimes. Ainsi, si avant 2000, l’opérateur refusait d’ouvrir ses terminaux aux grands armements internationaux, les départs de Maersk et d’Evergreen pour Tanjung Pelepas l’ont finalement incité à proposer à COSCO en 2003 et à MCC en 2006 de disposer de leur propre terminal. Depuis lors, MCC, qui détient 50 % des parts du terminal MSC-PSA, a choisi Singapour comme unique base opérationnelle en Asie du Sud-est et ne fait plus escale dans les autres ports du détroit. Depuis 2001, PSA offrent également à ses clients privilégiés d’importantes réductions tarifaires : 50 % pour la manutention de conteneurs vides et 10 % pour les flux de transbordements.

Fidéliser les armements est d’autant plus important en une période de consolidation du système des alliances que si un armement est en position dominante, son choix dans la sélection de ses escales peut influencer directement les décisions de ses partenaires. Ce poids des alliances sur le dynamisme économique des ports était particulièrement visible dans le cadre du projet P3 qui n’a finalement pas vu le jour (Document 2)52. Maersk, CMA-CGM et MSC ayant respectivement pour hub de transbordement les ports de Tanjung Pelepas, de Port Klang et Singapour, il leur était impossible de continuer à desservir ces trois ports et il leur fallait choisir. Sur le marché Est-Ouest, Port Klang aurait été indubitablement le plus grand perdant : il n’aurait accueilli que cinq porte-conteneurs par semaine au lieu des 11 avant la mise en place de l’alliance53. Tanjung Pelepas aurait été en revanche le grand gagnant en devenant le hub principal en Asie du Sud-est de l’alliance P3 pour la route Asie-Europe du Nord : il aurait gagné quatre services hebdomadaires supplémentaires tandis que Singapour en aurait perdu quatre. En revanche, Singapour se serait imposée comme le hub de P3 sur la route Asie-Méditerranée en gagnant trois services alors que Tanjung Pelepas en aurait perdu quatre. Au final, même si Singapour aurait continué à être le hub le plus important avec 16 services, il en aurait perdu un, tandis que PTP n’en aurait perdu aucun.

50 L’UASC dispose en 2013 de 29 porte-conteneurs, dont neuf de 13 500 EVP, contre neuf en 2009. Elle devrait par ailleurs recevoir courant 2015, cinq porte-conteneurs de 18 000 EVP et cinq autres de 14 000 EVP.51 Chia, Lin Sien, Mark Goh, Jose L. Tongzon, Southeast Asian regional port development: a comparative analysis, Singapore, Institute of Southeast Asian Studies, 2003, p. 41.52 Alphaliner, “P3 Network service rotations unvelled”, Weekly Newsletter, Volume 2013, Issue 43, 15 October 2013.53 La réponse des marchés financiers ne s’est d’ailleurs pas faite attendre puisqu’alors que West Port venait juste d’être mis en bourse en octobre 2013, ses actions ont immédiatement chuté après l’annonce de restructuration des services par P3. A l’inverse, l’abandon de P3 suite au véto de la Chine a fait remonter les cours.

2. Les projets portuaires indonésiens et vietnamiens : des concurrents sérieux ?

Les deux pays ont en commun de bénéficier d’une excellente situation sur les routes maritimes mondiales mais de ne pas avoir encore réellement exploité cet atout. Avec 3 400 km de côtes ouvertes sur la mer de Chine méridionale pour le Vietnam et avec un espace maritime de 5,8 millions de km² et une île, Sumatra, donnant sur le détroit de Malacca pour l’Indonésie, les deux pays pourraient s’insérer aussi bien sur le marché intra-asiatique que sur celui Europe-Asie. Ils connaissent également une même forte croissance du trafic des conteneurs. Entre les années 2000-2012, le taux de croissance annuel de conteneurs manipulés dans les terminaux vietnamiens a été en moyenne de 16,8 %, avec un pic entre 2000 et 2007 (19,7 %) et une stabilisation autour de 12 % depuis 2007. Cette croissance devrait se poursuivre jusqu’en 2020 à un rythme de 8-9 % par an54. Bien que plus modérée, la croissance annuelle du trafic de conteneurs en Indonésie est tout aussi significative  : entre 2005 et 2012, elle a été de 6 % par an induisant presque un doublement du trafic de conteneurs qui est passé de 7 millions d’EVP à 12 millions d’EVP.

2.1. Le pari hasardeux de la construction de nouveaux ports de transbordement

Face au succès des ports du détroit de Malacca et au pari gagnant du port de Tanjung Pelepas, les gouvernements indonésiens et vietnamiens ambitionnent de faire émerger sur la carte du monde leur propre hub de transbordement. Au Vietnam, cette ambition est présentée dans le Seaport Master Plan (2010-2020). Elle s’appuie sur un projet de construction d’un port au centre du Vietnam au nord de Nha Thrang à Van Phong. En 2007, le port était conçu pour recevoir des navires de 6 000 à 9 000 EVP. En 2009, le projet a été amendé afin de tenir compte de l’évolution du trafic maritime  : les futurs terminaux devraient ainsi être en mesure d’accueillir des porte-conteneurs de 15 000 EVP55. Une étude réalisée pour la Banque mondiale a cependant démontré la faible justification économique de ce projet et émis de sérieux doutes concernant sa viabilité. Tout d’abord, la construction du port de Cai Mep-Thi Vai au sud du Vietnam et celle programmée de Lach Huyen au nord du Vietnam, deux ports déjà adaptés à l’accueil de super porte-conteneurs, rend inutile la construction d’un port de transbordement au centre. Ensuite, la région centre ne contribuant que pour 3 % des volumes conteneurisés du Vietnam (219  000 EVP) en 2012, elle n’est pas en mesure de soutenir une croissance du port. Enfin, bien que sur la route Asie-Europe, Van Phong est moins bien situé que les autres hubs de transbordement que sont Singapour, Tanjung Pelepas, Port Klang, Kaohsiung, Hong Kong ou Shenzhen  ; tous les grands ports d’Asie du Sud-est, à l’exception de celui de Muara au Brunei, sont plus proches d’un de ces hubs que de Van Phong. Les difficultés financières du groupe Vietnam Shipping Lines (VINALINES), le conglomérat maritime national qui devait se charger de ce projet, ont temporairement suspendu sa réalisation. En 2012, le gouvernement vietnamien a 54 Luis C., John Isbell, Monica Isbell, Hua Joo Tan, Wendy Tao, Efficient Logistics: A Key to Vietnam’s Competitiveness, Washington, World Bank, 2014, p. 23-24. 55 Ibid., p. 44-48.

Page 14: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

14

décidé néanmoins de relancer ce projet en faisant appel à des investissements privés. En 2014, aucun investisseur n’est encore intéressé. Le port le mieux placé, sans coût supplémentaire, pour assurer cette fonction de transbordement est le port de Cai Mep-Thi Vai, mais, comme le fait remarquer l’étude de la Banque mondiale, cette option n’est étonnamment pas même envisagée par le gouvernement56.

De façon tout aussi surprenante, le gouvernement indonésien a entrepris la construction d’un nouveau port en eau profonde à Tanjung Sauh, une petite île située entre Batam et Bintan et faisant directement face aux ports de Singapour et de Tanjung Pelepas. Son objectif est de capter une partie des flux de transbordement qui passe par le détroit de Malacca. Les travaux ont commencé en 2013 et devraient s’achever en 2016. Avec deux kilomètres de quais, la capacité initiale du port devrait être de quatre millions d’EVP. Le consultant maritime Drewy est cependant dubitatif concernant ce projet  : certes, l’Indonésie a besoin d’un port de transbordement national bien placé sur la route Est-Ouest mais le manque d’efficacité des ports indonésiens devrait freiner lourdement les armateurs à choisir ce nouveau hub57. La compagnie publique chinoise China Merchant serait intéressée à participer au projet. Des protestations émanent cependant des entreprises indonésiennes qui craignent une invasion des produits chinois sur le marché intérieur  : une des pratiques fréquentes dans le port de Batam est en effet de changer les étiquettes des chargements « made in China » par « made in Indonesia ».58 Est-ce ce type de pratiques qui incite à créer un hub de transbordement à Tanjung Sauh ?

2.2. Des difficultés structurelles à se brancher directement sur les flux Est-Ouest

Indonésie et Vietnam cherchent également à instaurer des liaisons directes avec l’Europe et les États-Unis sans avoir à transiter par un hub de transbordement. Un transbordement est toujours coûteux et réduit les marges des chargeurs tout en augmentant le coût des exportations. Au Vietnam, sa suppression permettrait de réduire le coût de transport des produits conteneurisés exportés de 150 à 200  dollars/EVP59. Par ailleurs, ces liaisons directes seraient parfaitement justifiées économiquement par la forte progression des exportations de produits manufacturés des deux pays. Ni le Vietnam, ni l’Indonésie ne parviennent cependant à se brancher directement sur la grande route maritime Est-Ouest et paradoxalement pour des raisons totalement opposées.

Le Vietnam qui a longtemps pâti de l’absence de ports en eau profonde pour ses exportations, souffre désormais d’une surcapacité de ses infrastructures. Le port en eau profonde de Cai Mep-Thi Vai situé dans la province de

56 Ibid., p. 38.57 Drewry, “Indonesia aims big with Tanjung Sauh”, 15 July 2013: http://www.bunkerportsnews.com/News.aspx?ElementId=59d52e2e-4ed2-4664-bea3-9f0d8dcb8fe4.58 Priyambodo RH, “Trans-shipment prone to manipulation by producer countries”, Antaranews.com, 6 July 2012: http://www.antaranews.com/en/news/83281/trans-shipment-prone-to-manipulation-by-producer-countries.59 Ibid., p. 28.

Ba Ria à 80 kilomètres de la capitale a été construit pour favoriser les échanges transocéaniques directs. Lors de son ouverture en 2009, il est le premier du pays à pouvoir accueillir des porte-conteneurs de plus de 3  000 EVP. Dans un premier temps, les compagnies maritimes ont toutes voulu en profiter pour créer des liaisons directes avec les États-Unis et l’Europe : en juin 2011, 15 lignes (en excluant les services de feeders) ajoutent Cai Mep à leurs rotations. Cet engouement est cependant éphémère et en juillet 2012, il n’y a plus que huit lignes à offrir ce service60. Depuis juillet 2012, l’armateur français CMA-CGM préfère ainsi la desserte de Yantian dans le delta de la rivière à Cai Mep sur son principal service Asie-Europe. APL, CSAV et ZIM ont également supprimé toutes les liaisons directes entre le Vietnam et l’Europe et les ont remplacés par une connexion via Singapour. Les terminaux de Cai Mep sont pénalisés par leur surdimensionnement  : en théorie sa capacité est de 7 millions d’EVP mais en 2012 seulement 960 000 EVP ont été manipulés61 et les sept terminaux fonctionnent à une moyenne de 15-20 % de leur capacité. En dépit du ralentissement de la croissance des flux conteneurisés à partir de 2007, le gouvernement a multiplié les autorisations de construction de terminaux : entre 2009 et 2014, sept terminaux en eau profonde ont été construits. La concurrence entre les terminaux est tellement vive que les prix proposés sont désormais en dessous du seuil de rentabilité62.

Au nord du pays, la forte demande de transports conteneurisés et la congestion du port de Haiphong, justifiaient la construction d’un nouveau port en eau profonde. Mis en opération en 2004, le port de Cai Lan présente cependant un bilan mitigé : après dix ans d’exercices, il n’est parvenu qu’à attirer deux arrêts de lignes régulières, son volume de flux conteneurisés demeure faible et son taux d’utilisation ne dépasse pas les 20 %. En dépit de ces résultats médiocres, un second terminal (CICT) a été inauguré en août 2012. Par ailleurs ces deux nouveaux terminaux risquent d’être en surcapacité après l’ouverture prévue en 2016 du port en eau profonde de Lach Huyen : financé par le gouvernement vietnamien et par l’aide publique au développement du Japon, ce port, situé en avant-port de Haiphong, sera en mesure d’accueillir des porte-conteneurs de 8 000 EVP. Aussi bien au nord qu’au sud, cette surcapacité et la fragmentation des offres des terminaux pour conteneurs rendent les ports vietnamiens de moins en moins attractifs auprès des armateurs dont la profitabilité dépend des économies d’échelles. Les ports de HCMC-Cai Mep et de Haiphong-Cai Lan sont les seuls au monde où les quatre plus grands opérateurs mondiaux – PSA, Hutchison Port Holding, DP World et APM Terminal – entrent directement en compétition. Ils souffrent de ce qu’Olivier et Slack63 définissent comme le processus de « terminalisation portuaire » : le port n’est plus un espace homogène mais un ensemble de terminaux portuaires qui entrent directement en compétition entre eux. Elle est l’ultime étape de la privatisation des infrastructures portuaires.60 Alphaliner, Weekly Newsletter, Issue 28, 3-9 July 2012. 61 Paul Tourret, « Le Vietnam Une expérience de développement maritime », Note de synthèse, n°165, Mai 2014. 62 Romelda Ascuta, Vietnam’s southern port languishing: http://www.portcalls.com/vietnams-southern-ports-languishing/.63 Olivier D, Slack B, “Rethinking the port”, Environment and Planning, 388, 2006, p.1409-1427.

Page 15: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

15

En Indonésie, en dépit de son immense marché et de son économie émergente, aucun port indonésien n’assure des liaisons directes en dehors de l’Asie. Certes, Tanjung Priok, le port de Jakarta, n’est pas idéalement situé puisque sa desserte obligerait à s’écarter de la route maritime Est-Ouest, mais surtout il n’est pas en mesure d’accueillir des navires de plus de 4 000 EVP. Par ailleurs, en 2011, une étude d’APT Terminals a montré que cinq des six plus grands ports à conteneurs d’Indonésie, qui assurent tout de même 90  % du trafic de conteneurs du pays, fonctionnent au-dessus de leur capacité64. Sans une augmentation des capacités portuaires de cinq à six millions d’EVP pour 2015 et encore 15 millions pour 2020, les ports indonésiens seront complètement engorgés. Du fait de ce manque de capacité portuaire, le Jakarta International Container Terminal, le principal port d’Indonésie, est d’après tous les critères de compétitivité, le moins concurrentiel et le plus coûteux de tous les ports l’Asie du Sud-est65.

Depuis 2010 et le lancement de la «  revolusi biru  » (la révolution bleue), c’est-à-dire une stratégie valorisant la mer et ses ressources, les projets d’amélioration des infrastructures portuaires commencent enfin à émerger. Un nouveau terminal, Kalibaru, est en construction à proximité de Tanjung Priok, actuellement au bord de l’asphyxie  : construit dans le cadre d’un investissement conjoint entre les opérateurs public Pelindo II et privé Mitsui, il devrait être opérationnel en 2015 et proposer dans une première phase une capacité de 1,5 million EVP  ; deux autres terminaux devraient voir le jour en 2018, ajoutant au port une capacité de 4,5 millions d’EVP. Et surtout avec une profondeur de 16 mètres aux abords des quais, il sera en mesure d’accueillir les plus grands porte-conteneurs du monde. Parallèlement, les terminaux de Jakarta devraient être en partie délestés par la construction de nouveaux ports dans les provinces périphériques (extérieures à Java) :

● l’un à Kuala Tanjung, sur la côte est de Sumatra à proximité de Belawan, qui assurera une fonction de hub pour les provinces occidentales,

● l’autre à Sorong, en Papouasie, associé à celui de Bitung dans la province de Sulawesi-Nord, qui aura une fonction équivalente pour les provinces orientales.

Ces nouveaux ports font partie intégrante de Pendulum Nusantara, un vaste programme d’amélioration du transport maritime. Lancé en 2012, il repose sur la création d’un corridor maritime qui relie les régions orientales et occidentales de l’Indonésie en prenant appui sur les ports de Belawan (puis Kuala Tanjung), Batam (puis Tanjung Sauh), Tanjung Priok, Tanjung Perak, Makassar et Sorong dont la principale fonction est de centraliser les flux régionaux. La mise en place de ce système de « hub and spoke  » à l’échelle nationale devrait permettre de concentrer les volumes conteneurisés sur les principaux ports et d’attirer des armements internationaux qui seraient alors en mesure de multiplier les liaisons directes avec le reste du monde.

64 Drewry, “Indonesian hope”, Insight Weekly, Week 24, 2014.65 Carana Corporation, Impact of Transport and logistics on Indonesia’s trade competitiveness, Washington, USAID-funded Trade Enhancement for the Service Sector Project, 2004.

3. Les corridors économiques de la Région du Grand Mékong : une menace de marginalisation des ports du détroit de Malacca au profit des ports de la côte ouest de la péninsule indochinoise ?

Depuis 1992 et le lancement par la Banque asiatique de développement (BAD) de la Région du Grand Mékong – un espace transnational qui réunit les cinq pays de la péninsule et deux provinces du sud de la Chine (Yunnan et Guangxi) –, le réseau des infrastructures de transport terrestre a été fortement modifié en Asie du Sud-est continentale. Pour favoriser la reprise des échanges économiques, la BAD a privilégié une stratégie territoriale reposant sur le maillage de la péninsule par des corridors économiques transnationaux66. Or deux de ces corridors permettent de relier les deux façades maritimes de la péninsule  : le premier, le corridor Est-Ouest, le projet pilote de ce programme, relie ainsi en 1 450 km le port birman de Moulmein au port lao de Danang après avoir traversé le Myanmar, la Thaïlande, le Vietnam et le Laos ; le second, plus au sud, qui passe par les trois capitales méridionales de la péninsule (Bangkok, Phnom Penh et Hô Chi Min-Ville) doit être prolongé dans un second temps et sur financements thaïlandais vers l’ouest jusqu’à la mer d’Andaman et Dawei (Tavoy). Par ailleurs, le corridor Kunming-Mandalay-Rangoon dont l’une des branches bifurque vers Sittwe permet à la Chine méridionale d’avoir accès à un nouveau débouché maritime. Dans ce contexte, la façade maritime ouest de la péninsule a un nouveau rôle à jouer en capturant les flux conteneurisés qui transitent habituellement par le détroit de Malacca. De ce fait, les projets de développement portuaire se multiplient tant en Thaïlande qu’en Birmanie.

3.1. Laem Chabang/Pak Bara en Thaïlande : deux portes pour la Région du Grand Mékong ?

La politique de développement portuaire en Thaïlande est guidée par l’ambition de faire de ce pays un hub logistique pour l’Asie du Sud-est continentale et la Chine du Sud. En position centrale dans la Région du Grand Mékong, la Thaïlande améliore sa connectivité avec le Myanmar, le Laos et le Cambodge en cofinançant directement avec d’autres bailleurs (la Chine ou la BAD) les sections routières des corridors économiques traversant leur territoire67. Elle est également le grand bénéficiaire de la construction de l’axe méridien Kunming-Bangkok mais aussi du prolongement des corridors de la RGM vers l’Inde. Dans ce nouveau contexte régional, le gouvernement thaï cherche à concentrer le trafic de conteneurs sur deux hubs régionaux : Laem Chabang devrait devenir l’unique porte de sortie vers l’Est, tandis le port en projet de Pak Bara focaliserait les flux se dirigeant vers l’Ouest.

66 Ch. Taillard, “The continental Grid of Economic Corridors in the Greater Mekong Subregion Towards Transnational Integration”, in Fau, Khonthapana and Taillard, Transnational Dynamics in Southeast Asia: The Greater Mekong Subregion and Malacca Straits Economic Corridors, ISEAS, Singapore, 2014, p. 23-53.67 Banomyong, R., P. Varadejsatitwong, N. Phanjan, “ASEAN-India Connectivity: A Thailand Perspective”, in Kimura, F., S. Umezaki (ed.), ASEAN-India Connectivity: The Comprehensive Asia Development Plan, Phase II, Jakarta, ERIA, ERIA Research Project Report 2010-7, 2011, p.205-242.

Page 16: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

16

Le plus grand port de Thaïlande, Laem Chabang, manipule 7,7 millions d’EVP par an, soit 54  % du trafic conteneurisé du pays. Construit en 1991 afin de désengorger le Port de Bangkok, Laem Chabang doit sa croissance au développement industriel de l’Eastern Seabord Development Programme68 : 98 % de son trafic est en effet généré par les industries localisées dans les zones industrielles adjacentes au port qui importent des matières premières, les transforment en produits finis puis les réexportent. Avec la création de la RGM, son aire d’influence devrait s’élargir vers les pays limitrophes. Des travaux d’expansion sont en cours et sa capacité de 10,8 millions d’EVP actuellement devrait passer à 18,8 millions d’EVP en 2019. Si sa localisation sur la côte est du golfe de Thaïlande, c’est-à-dire à plus de deux jours de déviation de la route maritime Est-Ouest, ne lui permet pas de s’imposer comme un nouveau hub de transbordement, en revanche la croissance de son trafic lui permet de multiplier les liaisons directes vers les autres pays de l’ASEAN et de l’Asie orientale mais aussi vers les États-Unis et l’Australie.

Les flux vers l’Inde, l’Asie du Sud, le Moyen-Orient et l’Union européenne pourraient en revanche transiter dans un avenir proche, non plus par Laem Chabang via Singapour ou Port Klang, mais directement par le port de Pak Bara situé sur la mer d’Andaman dans la province méridionale thaïlandaise de Satun69. Ce port en eau profonde, bien placé par rapport à la route Est-Ouest, devrait accueillir dans un premier temps 500  000 EVP pour atteindre une capacité de 2 475 000 EVP en 2024. Il devrait être relié par un pont terrestre routier et ferroviaire aux ports de Songkla, donnant sur le golfe de Thaïlande, et de Laem Chabang et être un arrêt sur la liaison ferroviaire Kunming-Bangkok-Singapour actuellement en construction70. Ce projet, vieux d’une dizaine d’années et un temps abandonné, a été relancé fin avril 2012 par les autorités thaïlandaises. Sa réalisation demeure cependant incertaine  : non seulement des groupes de défense de l’environnement et des pécheurs s’y opposent, car le futur port empiète sur le Parc maritime national de Petra, mais surtout le secteur privé se désintéresse du projet. Situé à l’écart des grands centres urbains dans une région rurale produisant uniquement du latex et des produits de la mer, ni le marché, ni les productions locales sont en mesure d’attirer des investisseurs dans la zone industrielle accolée au port. La construction dont le coût est estimé à 40 millions de dollars devrait débuter en 2016 et s’achever en 2020.

3.2. Les ports en eau profonde en Birmanie  : des projets sous contrôle régional

Les ports actuels de Birmanie, y compris celui de Rangoon, sont des ports fluviaux insuffisamment profonds pour accueillir des navires de fort tonnage. Pour faire face à la croissance économique du pays, mais surtout

68 Chia et al., Op. Cit., p. 43.69 Banomyong, R., P. Varadejsatitwong, N. Phanjan, “Paramasivam Eswaran”, Maritime Sector Study of the Indonesia-Malaysia-Thailand Growth Triangle, June 2008.70 Ibid.; Ruth Banomuong, Logistics development study of the Indonesia-Malaysia-Thailand Growth Triangle (IMT-GT), Draft, 2008: http://www.imtgt.org/Documents/Studies/Logistics-Development-Study.pdf.

pour répondre à la demande régionale, plusieurs projets de construction de ports en eau profonde ouverts sur la mer d’Andaman et l’océan Indien sont à l’étude : Sittwe, Kyaukpyu et Dawei71. Dans les trois cas, il s’agit d’exploiter la situation de la Birmanie, véritable pont terrestre entre l’ASEAN, la Chine et l’Inde, pour ne plus être contraint de passer par le détroit de Malacca. Il s’agit également d’améliorer la connectivité entre la Thaïlande, l’Inde, la Chine et la Birmanie. En revanche, les trois projets de ports en eau profonde sont très mal reliés à Rangoon et à Mandalay où les infrastructures sont déficientes sur de très nombreux tronçons72. Leur construction montre clairement que pour le gouvernement birman, l’intégration régionale prime sur l’intégration nationale.

La construction du port de Dawei répond à des intérêts thaïs. En mai 2008, un MOU (memorandum of understanding) a été ratifié par les gouvernements thaï et birman afin de construire à Dawei un port en eau profonde associé à une zone économique spéciale de 250 km² comprenant des usines pétrochimiques, des aciéries, une raffinerie et une centrale thermique au charbon73. Le port devrait par ailleurs être relié à Bangkok, situé à 350 km, et à Laem Chabang par des infrastructures routières74, ferroviaires et des oléoducs. Il serait en mesure de traiter 3,5 millions d’EVP dans sa première phase et 14 millions d’EVP en 2035. Ce projet, une composante du corridor Est-Ouest de la RGM, est également intégré au Mekong India Economic Corridor (MIETC), un corridor économique qui relie par la route Hô Chi Min-Ville, Phnom Penh et Bangkok et qui se prolonge par une liaison maritime jusqu’à Chiennai en Inde75. Le MIETC a pour objectif de favoriser les échanges économiques entre Chiennai et Bangkok, deux pôles de l’industrie automobile et de l’industrie de l’électronique. Pour les entreprises de Bangkok, la construction du port de Danwei signifie la possibilité d’ouvrir de nouvelles routes maritimes vers l’Inde, le Moyen-Orient et l’Europe. Une fois le projet complètement réalisé, le temps de transport entre Bangkok et l’Europe, actuellement de 16 jours par le détroit de Malacca, serait ramené à six jours76. Pour les firmes indiennes, en particulier celles de Chiennai, il offre un accès plus aisé et plus rapide au marché de l’ASEAN. Faute de financement, ce projet peine cependant à

71 Htun, K. W., N. N. Lwin, T. H. Naing and K. Tun, “ASE-AN-India Connectivity: A Myanmar Perspective”, in Kimura, F., S. Umezaki (ed.), ASEAN-India Connectivity: The Com-prehensive Asia Development Plan, Phase II, Jakarta, ERIA, ERIA Research Project Report 2010-7, 2011, p.151-203.72 Pour une analyse détaillée sur l’état des infrastructures routières, voir : Min, Aung, Kudo, Toshihiro, “Newly emerging industrial development nodes in Myanmar: Ports, Roads, Industrial Zones along Economic Corridors”, in Masami Ishida (ed.), Emerging Economic Corridors in the Mekong Region, Bangkok, Bangkok Research Centrer, IDE-JETRO, BRC Research Report n°8, 2012. 73 Min, Aung, Kudo Toshihiro, Op. Cit., 2012.74 La première phase du projet inclut notamment la construction d’une autoroute à huit voies entre le port et Kachananbury en Thaïlande.75 Banomyong, R., P. Varadejsatitwong, N. Phanjan, Op. Cit., 2011.76 Pavin Chachavalpongpun, “Dawei: Thailand’s Megaproject in Myanmar”, Global Asia, Winter 2011: http://www.globalasia.org/V6N4_Winter_2011/Pavin_Chachavalpongpun.html?PHPSESSID=c617a5f51628e756f28ce7c8c074785f; Kasikorn Research Center, Dawei Deep-Sea Port: New Trade Route for Thailand, 2010.

Page 17: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

17

démarrer. Plusieurs groupes privés se sont déjà retirés et les Japonais, pourtant régulièrement sollicités par le gouvernement thaï, se montrent de moins en moins intéressés. Le gouvernement thaï, confronté au revirement politique du gouvernement birman qui s’interroge de plus en plus sur les bénéfices que pourrait tirer la Birmanie de ce projet77, commence lui-même à douter. En juillet 2012, le premier ministre thaï et le président du Myanmar ont néanmoins signé un MOU afin de soutenir officiellement le projet. En 2014, la seule réalisation concrète est la construction de l’autoroute reliant le port à la frontière thaïe. Notons que ce projet est redondant avec celui de Pak Bara et que le gouvernement thaï tergiverse régulièrement entre les deux.

Quant à la construction du port de Sittwe78, capitale de l’Arakan, elle répond directement à l’intérêt de l’Inde. Ce port fait partie d’un vaste projet de désenclavement de la zone frontalière du nord-est de l’Inde qui est plus aisément accessible par la Birmanie que par l’ouest indien : seul un mince passage de 27 km baptisé « cou de poulet » permet de relier cette région enclavée au milieu du Bangladesh au reste de l’Inde79. Le Kalandan Multimodal Transit Transport Project est un corridor autoroutier et fluvial qui relierait le nord-est de l’Inde au port de birman de Sittwe, lui-même relié au reste de l’Inde et notamment à Calcutta. Il devrait également permettre à l’Inde de relier ses ports de la côte orientale, Chiennai et surtout Calcutta, au marché asiatique. Le port devrait être opérationnel à la fin 2015.

Enfin, la construction d’un port en eau profonde à Kyuakpyu sur l’île de Ma Day dans l’État d’Arakan à 400 km de Rangoun est directement liée à la volonté du gouvernement chinois d’implanter dans l’océan Indien un terminal pétrolier de transbordement ; le nouveau port permettrait d’acheminer par oléoducs et gazoducs du pétrole et du gaz jusque dans la province enclavée du Yunnan80. Ce projet portuaire a cependant été réapproprié par le gouvernement birman qui souhaite profiter des premiers investissements réalisés pour agrandir et équiper en terminaux à conteneurs le port pétrolier et lui associer une zone économique spéciale. Le groupe singapourien CPG Corp devrait se charger de la construction de cette nouvelle partie du projet qui est totalement dissocié du volet énergétique. L’objectif à plus long terme est d’intégrer le port de Kyuakpyu dans la desserte des routes et lignes régulières entre l’Inde, l’ASEAN et la Chine puis de l’imposer comme un nouveau port de transbordement entre l’Est et l’Ouest. La suite du projet pourrait cependant 77 Ikumo Isono, Satoru Kumagai, Dawei revisited: Reaffirmation of the importance of the project in the era of reforms in Myanmar, ERIA Policy Brief Series, n°2013-01, May 2013.78 N.d.R. – voir aussi : Eric Frécon, « Sittwe : point de (dés)équilibre social et diplomatique au cœur d’une Birmanie en mutation ? », Etude quadrimestrielle, n°3, cycle 2012-13, Observatoire Asie du Sud-est, septembre 2013.79 Min, Aung, Kudo Toshihiro, 2012. “ASEAN-India Connectivity: An Indian Perspective”, in Kimura, F., S. Umezaki (ed.), ASEAN-India Connectivity: The Comprehensive AsiaDevelopment Plan, Phase II, Jakarta, ERIA, ERIA Research Project Report 2010-7, 2011, p.95-150; Ted Osiuis, “Connectivity’s Benefits and Challenges”, in Ted Osius, Enhancing India ASEAN connectivity, CSIS, June 2013. Deepa, Karthykeyan, “Northeast India as a Gateway to South-East Asia”, Journal of International Studies and Analyses, 3:2, 2009.80 Ibid.

être hypothéquée par les violentes tensions entre les communautés bouddhiste et musulmane dans l’État d’Arakan et par la montée d’un sentiment antichinois parmi les populations birmanes locales qui profitent peu de ces projets, les entreprises mais aussi la main d’œuvre étant quasi exclusivement chinoises.

Conclusion

Les ports du détroit de Malacca sont-ils directement menacés par la multiplication des projets en Asie du Sud-est  ? L’analyse des projets en cours montre qu’ils ont encore de beaux jours devant eux. Les ports sont des interfaces entre les territoires nationaux et les échanges mondiaux. Leur succès dépend donc des politiques nationales mises en œuvre mais aussi des stratégies d’acteurs économiques opérant à l’échelle mondiale, notamment les armements globaux de lignes régulières. Or souvent les conditions ne sont pas réunies pour les attirer : en dépit d’une situation favorable sur les routes maritimes mondiales, les ports de Pak Bara, Van Phong, Dawei, Sittwe et Kyuakpyu sont pénalisés soit par un marché local limité, soit par le manque de sécurité, soit parfois même par les deux. Laem Chabang et Jakarta bénéficient d’un vaste programme d’amélioration de leurs infrastructures et d’un marché local en pleine expansion mais sont bien trop écartés de la route Europe-Asie pour devenir des ports de transbordement  ; ils devraient en revanche multiplier les liaisons directes au lieu d’être contraints de transiter par les hubs du détroit. Le port de Tanjung Sauh aurait tout pour réussir : une excellente situation et un marché local en expansion si le programme Pendulum Nusantara entre en vigueur ; cependant, non seulement la concurrence est déjà très vive dans le détroit, il arrive donc un peu tard, mais surtout la déficience actuelle des services portuaires indonésiens et sa localisation, à proximité immédiate d’un pôle de la contrebande et de la piraterie en Asie du Sud-est (Batam), ne peut que laisser dubitatif. Finalement, Cai Mep serait le concurrent le plus sérieux mais ses potentialités semblent avoir été gâchées par le manque d’anticipation des autorités portuaires qui ont multiplié et fragmenté l’offre des terminaux rendant le port ingérable. La confiance des armements, très favorable au projet lors de son lancement, sera difficile à regagner. L’une des solutions serait peut-être de faire de Caip Mep un nouveau hub de transbordement mais cette possibilité n’est pas encore envisagée par le gouvernement. Les ports du détroit de Malacca ont une réelle longueur d’avance et la multiplication des investissements et des politiques incitatives pour attirer les armements mondiaux montrent bien leur intention de vouloir la conserver.

Page 18: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

18

Annexes

Document 1 : Evolution du trafic conteneurisé et du trafic de transbordement dans les ports du détroit de Malacca de 1996 à 2013.

Port/Throughput 1996 1998 2001 2004 2007 2010 2013

Port Klang

Trafic de transbordement en EVP. 0,1 0,4 1,9 2,7 4,1 5,43 6,58

Trafic total en EVP. 1,4 2,8 3,8 5,2 7,1 8,8 10,35

% du transbordement dans le trafic total 7 14,2 50 51,9 57,8 61,2 63,57

% du trafic de transbordement dans le détroit de Malacca

1,4 3,4 11,4 11,4 12,8 15,5 15,8

PTP

Trafic de transbordement en EVP. 0 0 2 3,7 5 6,15 7,3

Trafic total en EVP. 0 0 2,1 3,9 5,2 6,5 7,7

% du transbordement dans le trafic total 0 0 95,2 94,8 95,7 94,7 95

% du trafic de transbordement dans le détroit de Malacca

0 0 11,9 15,4 16,4 17,6 17,5

Singapour

Trafic de transbordement en EVP. 10,4 12,3 12,7 17,4 22,8 23,34 27,7

Trafic total en EVP. 12,9 15,2 15,6 21,3 28 28,4 32,57

% du transbordement dans le trafic total 80,6 80,9 81,4 81,6 81,4 82,1 85,2

% du trafic de transbordement dans le détroit de Malacca

98,6 96,6 76,7 73,2 70 ,8 66,9 66,7

Trafic total dans le détroit en EVP 14,3 18 21,5 30,4 40,3 43,7 50,62

Trafic total de transbordement dans le détroit en %

73,4 70 76,7 77,9 79,2 78,7 82,2

Source : Les données proviennent de Yap Wei Yim, Container Shipping Services and their Impact on Container Port Competitiveness, University Press Antwerp, 2009, p. 168 pour la période 1995-2007 et des sites internet de chaque port depuis 2007.

Document 2 : Nombre de touchés prévus dans les ports du détroit de Malacca avant et après P3.

Source : Alphaliner, “P3 Network service rotations unvelled”, Weekly Newsletter; Volume 2013, Issue 43, 15 October 2013.

Page 19: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

19

Les perspectives chinoises sur le dossier d’arbitrage Philippines-Chine à propos de la mer de Chine méridionale *

Dr Hong Nong, directrice du Research Center for Oceans Law & Policy (National Institute for South China Sea Studies)  ; coordinatrice du groupe d’études maritimes sino-canadien  ; research fellow à l’Institut chinois de l’Université de l’Alberta.Son dernier ouvrage  : Wu Shicun, Nong Hong (ed.), Recent Developments in the South China Sea Dispute: The Prospect of a Joint Development Regime, Routledge, London, 2014, 288 p. * Texte traduit par Camille Croz, Assistante de recherche, Asia Centre. (Article rédigé en mai 2014)

Les différends territoriaux et maritimes au sujet de la mer de Chine méridionale (MCM) perdurent depuis de nombreuses années. Malgré les efforts phénoménaux mis en place afin de gérer ces conflits, un éventuel accord sur cette querelle maritime – vieille de plusieurs dizaines d’années – concernant la MCM semble être dans une impasse politique, et une solution rapide paraît difficile, pour ne pas dire impossible.

Hausse des tensions depuis 2009

En 2002, la déclaration sur la conduite des parties en mer de Chine méridionale (DCP) par la Chine et par les États membres de l’ASEAN a contribué à une période d’accalmie dans cette région, entre 2002 et 2009. Depuis 2009, plusieurs événements majeurs ont encore une fois provoqué une controverse en MCM et mis l’accent sur la difficulté de maintenir une stabilité dans cette région :

(1) la législation nationale sur la base du projet de loi archipélagique par les Philippines ;

(2) la soumission de dossiers par quelques États réclamants (claimant States) à la Commission des limites du plateau continental (CLPC) ;

(3) et, comme conséquence directe, la carte de la ligne des neuf traits qui fut remise par la Chine au secrétaire général de l’ONU  ; celle-ci continue de provoquer de fortes réactions chez les États réclamants, ainsi que chez d’autres parties prenantes.

La MCM s’est retrouvée dans une situation encore plus délicate en 2010, lorsque l’attention s’est portée sur la prise de bec entre la Chine et les États-Unis à propos du soi-disant « intérêt fondamental » mentionné par la Chine, et la déclaration ayant suivi en contrepartie sur « l’intérêt national » par le secrétaire d’État des États-Unis, Hilary Clinton. Les tensions concernant la MCM continuèrent de croître en 2011 et en 2012 avec une série d’événements entre les parties concernées.

Les Philippines se sont engagées sur une série d’actions :

(1) le fait de changer le nom de « mer de Chine méridionale » en « mer occidentale des Philippines »,

(2) l’initiative d’une confrontation avec la Chine dans le récif de Scarborough en engageant leurs propres navires de guerre.

(3) L’étape la plus récente fut leur notification, le 22 janvier 2013, disposant qu’elles poursuivront la Chine en justice en établissant un Tribunal d’arbitrage, sur la base de l’Annexe VII de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM). En réponse à cela, la Chine rejeta cette demande le 31 janvier. Le 30 mars 2014, les Philippines présentèrent leur mémoire au Tribunal d’arbitrage.

Cet article tente de traiter les questions suivantes d’un point de vue chinois : quelles en sont les conséquences ? Est-ce que le Tribunal d’arbitrage exercera sa compétence concernant ce litige ? La formulation d’un Tribunal sans la présence d’un médiateur chinois désavantage sans aucun doute cette dernière. Quel est l’impact de l’initiative d’arbitrage des Philippines vis-à-vis de la négociation et du processus de rédaction du code de conduite que l’ASEAN ainsi que de nombreuses parties prenantes espèrent désespérément ?

Rappel des faits depuis la notification d’arbitrage des Philippines

Le 22 janvier 2013, les Philippines présentèrent la notification et l’exposé des conclusions à la Chine (ci-après dénommée en tant que notification et exposé) sous couvert de l’article 287 et de l’Annexe VII de la CNUDM, afin d’engager les procédures d’arbitrage sur le conflit maritime de la mer de Chine méridionale.

Le 31 janvier, la Chine rejeta et renvoya la notification et l’exposé des conclusions du gouvernement des Philippines visant à engager les procédures d’arbitrage. Elle réitéra son opposition quant à la requête des Philippines d’envoyer les litiges concernant la mer de Chine méridionale devant le Tribunal d’arbitrage.

Celui-ci, mis en place en juillet 2013, est composé de cinq membres. Il est présidé par le juge Thomas A. Mensah, en provenance du Ghana. Les autres membres sont le juge Jean-Pierre Cot, de France, le juge Stanislaw Pawlak, de Pologne, le professeur Alfred Soons, des Pays-Bas, et le juge Rüdiger Wolfrum, d’Allemagne. Cette composition fait suite à la première réunion des membres du Tribunal d’arbitrage, ayant pris place au Palais de la Paix, à la Haye, le 11 juillet 2013. Le Tribunal d’arbitrage décida que la Cour permanente d’arbitrage ferait office de bureau d’enregistrement dans le déroulement des procédures. Suivant l’ordre de la procédure, le Tribunal d’arbitrage a adopté formellement le règlement intérieur. Il a ensuite fixé la date butoir à laquelle les Philippines devraient remettre leur mémoire : le 30 mars 2014.

Le 1er août 2013, la Chine adressa une note verbale à l’intention de la Cour permanente d’arbitrage dans laquelle elle réaffirma qu’elle « n’acceptait pas l’arbitrage instauré par les Philippines »  ; elle déclara qu’elle ne participerait pas aux procédures.

Le 30 mars 2014, les Philippines présentèrent leur mémoire au Tribunal d’arbitrage.

Page 20: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

20

Revendications des Philippines

Dans sa notification et son exposé des conclusions, les Philippines exprimèrent quatre revendications distinctes :

(1) que la ligne des neuf traits de la Chine n’était pas valide ;

(2) que les possessions de la Chine concernant le récif de Scarborough ne se limitaient qu’à de simple rochers, et non aux aspects significatifs du lieu ;

(3) que les structures chinoises construites en terres submergées étaient illégales ;

(4) que le harcèlement chinois à l’égard des ressortissants philippins en mer était, de même, illégal.

Le 22 janvier 2013, le Premier ministre philippin fit également la déclaration suivante :

(1) Les Philippines affirment que la soi-disant ligne des neuf traits de la Chine, qui englobe quasi-intégralement la mer de Chine méridionale/mer occidentale des Philippines, est contraire à la CNUDM, et de par ce fait illégale.

(2) Au sein des zones maritimes englobées par la ligne des neuf traits, la Chine a revendiqué, pris possession et construit des infrastructures sur certaines rives submergées, récifs et plages n’étant pas considérés comme des îles selon la CNUDM, mais faisant partie du plateau continental philippin, ou étant sous l’autorité internationale des fonds marins. De plus, la Chine a occupé plusieurs petits récifs de corail inhabitables, étant à peine au-dessus de l’eau à marée basse, et considérés comme étant des « rochers » selon l’article 121(3) de la CNUDM.

(3) La Chine a entravé les Philippines dans l’exercice légal de leurs pouvoirs d’une part au sein de leurs zones maritimes légitimes, mais aussi dans les lieux susmentionnés et leurs eaux environnantes.

(4) Les Philippines sont conscientes de la déclaration faite par la Chine, le 25 août 2006, conformément à la procédure de l’article 298 de la CNUDM (concernant les exceptions facultatives des procédures obligatoires) ; elles ont évité de soulever des sujets ou de faire des déclarations que la Chine a, en vertu de cette déclaration, exclu de la compétence arbitrale.

Etant parfaitement conscientes de la lucidité de la Chine concernant la notification et l’exposé des conclusions, les Philippines ont tenté de dissocier leur propos des termes de « territoires », « délimitations maritimes » et de « titres historiques ».

Premières remarques

Tout d’abord, dans le paragraphe 31, les récifs de Scarborough, Johnson, Cuarteron et Fiery Cross sont décrits comme étant des rives submergées se trouvant en-dessous du niveau de la mer à marée haute, et sont donc considérés, selon l’article 121(3) de la CNUDM, comme étant des « rochers », et de par ce fait ne doivent pas créer une mer territoriale étant plus large que 12 nm (milles nautiques – ou marins)81.

Néanmoins, les Philippines doivent présenter une preuve solide et factuelle que la Chine abuse bel et bien de la

81 Il est nécessaire de comprendre que définir le statut légal de traits étriqués tombe sous la juridiction d’une cour ou d’un tribunal selon les critères de la CNUDM.

définition de l’article 121. Dans le cas présent, la Chine n’a jamais déclaré que toutes les terres sont liées à une zone maritime en tant que zone économique exclusive ou comme plateau continental. Par conséquent, les revendications des Philippines dans la notification et l’exposé sont contestables.

Ensuite, dans le paragraphe 40 de la notification et de l’exposé, il est disposé que « les revendications des Philippines n’entrent pas dans le cadre de la déclaration chinoise du 25 août 2006 car elles ne concernent pas l’interprétation ou l’application des articles 15, 74 et 84 en relation avec les délimitations maritimes, n’impliquent pas des baies ou des titres historiques (…) et ne concernent pas d’activités militaires ou répressives…»

Toutefois, la Chine peut également faire valoir le fait que beaucoup des problèmes (mais pas tous) pointés du doigt par les Philippines ne peuvent pas être statués sans prendre en compte certains aspects des délimitations maritimes.

De plus, certaines des « activités répressives » des eaux revendiquées par la Chine sont exclues du champ d’application de la loi tel que prévu par l’article 298, paragraphe 1 (a) (iii). « La seule manière pour la CNUDM d’avoir une quelconque responsabilité sur l’affaire est de lui donner la toute-puissance, ce qui est susceptible de constituer un abus de droit, et va à l’encontre du principe légal de bonne foi (article 300 de la CNUDM) ».

Aussi, au regard des revendications des Philippines, le Tribunal d’arbitrage ne s’estime pas compétent.

La réponse de la Chine Le 23 janvier 2013, dès le lendemain de la signature de la notification et l’exposé des conclusions, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères déclara que la Chine a « une souveraineté incontestable » quant à la mer de Chine méridionale en raison « d’abondantes bases historiques et légales ». Il attribua la responsabilité du conflit à « l’occupation illégale des Philippines de plusieurs îlots et atolls chinois dans les îles Spratleys », soutenant que la Chine « n’avait eu de cesse de s’employer à résoudre les litiges en utilisant le dialogue et les négociations, afin de protéger les relations sino-philippines ainsi que la paix et la stabilité régionale ».

La Chine refusa officiellement de participer à la procédure le 19 février 2013.

De plus, elle accusa les Philippines de calomnies et de diffamation, ainsi que de chercher à violer la déclaration sur la conduite des parties en mer de Chine méridionale (DCP).Par ailleurs, elle insista à nouveau sur sa préférence pour les discussions bilatérales directes.

Le 24 avril 2013, la Chine proposa une explication plus complète concernant sa position, dans une conférence de presse organisée au sein de son ministère des Affaires étrangères. Ladite position peut donc être résumée comme suit :

Page 21: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

21

(1) Les Philippines – et non la Chine – occupent illégalement des diverses îles en mer de Chine méridionale.

(2) Bien que les Philippines disent ne pas contester la souveraineté, elles déclarent constamment chercher une « solution durable », ce qui est jugé « contradictoire ».

(3) Le principe disposant que la « terre domine la mer » signifie que toutes les revendications philippines sont fondées sur les délimitations maritimes, impliquant donc la question de la souveraineté territoriale. Néanmoins, de telles questions restent en dehors de l’arbitrage de la CNUDM. De par ce fait, le refus chinois de cet arbitrage repose sur de « solides appuis au niveau du droit international ».

(4) Toutes les nations de la région sont soumises à la déclaration sur la conduite des parties en mer de Chine méridionale (DCP). Elles se sont donc engagées à résoudre les conflits ayant pour source les droits territoriaux et maritimes à travers des négociations bilatérales.

Plus récemment, le 16 juillet 2013, la Chine a réaffirmé sa position durant une nouvelle conférence de presse au ministère des Affaires étrangères.

Les problèmes à prendre en compte Avant de prononcer sa décision, le Tribunal arbitral doit s’assurer d’une part qu’il a bel et bien compétence sur le litige, mais aussi que la revendication est fondée en faits et en droit.

Or, la Chine considéra que la note et l’avis d’arbitrage comprenaient tout deux « d’importantes erreurs en faits et en droit ».

Le paragraphe 11 de la notification et de l’exposé accuse la Chine d’avoir la mainmise sur «  la quasi-totalité de la mer de Chine méridionale (…) », affirmant qu’elle exerce sa souveraineté sur toutes les eaux, sur tous les fonds marins et sur toute la topographie maritime étant comprise dans cette ligne des neuf traits.

Mais la Chine n’a jamais déclaré revendiquer « toutes les eaux et tous les fonds marins » à l’intérieur de la ligne. La notification et l’exposé confondent clairement les notions de souveraineté se référant d’une part aux caractéristiques insulaires (cf. les 12 nm de mer territoriale qui en découlent), d’autre part à la notion de droit souverain donnée aux 200 nm de ZEE. En mélangeant ces deux concepts, les Philippines ont délibérément envoyé une image erronée des revendications chinoises dans la notification et l’exposé.

Dans le paragraphe 13, les Philippines affirment que « la Chine a placé la totalité de sa zone maritime à l’intérieur de la ligne des neuf traits sous l’autorité de la province de Hainan…».

Ce paragraphe fait en réalité référence à la réglementation de la sécurité sur les zones littorales et leurs frontières, adoptée par l’Assemblée nationale de la province de Hainan depuis le 27 novembre 2012. Hainan a été établie comme province et comme zone économique spéciale en 1988, lui donnant compétence à régir une partie de la mer

de Chine méridionale, au titre territorial et maritime de la Chine. Il s’agit d’une correction de la réglementation de la sécurité de 1999, afin de prendre en compte les nouveaux défis auxquels la Chine fait désormais face au sein de ses zones de juridiction maritime, qui ne comprennent certainement pas « toutes les eaux étant comprises dans la ligne des neuf traits », comme le soutiennent les Philippines.

Le contexte doit être pris en compte : dans la zone des îles Paracels (îles de Xisha), sous la tutelle du gouvernement de la province de Hainan, les droits concernant la juridiction maritime chinoise ont été gravement bafoués suite à de la pêche illégale pratiquée par des navires étrangers. Afin de favoriser l’application juridique de la loi, l’Assemblée nationale de Hainan prit la décision de corriger la réglementation de 1999. Elle décida, entre autres, d’ajouter de nouvelles clauses, comme par exemple d’autoriser ses navires de patrouille à reconduire les navires étrangers exerçant des activités illégales vers les eaux intérieures et les mers territoriales de Chine.

Dans les paragraphes 20, 22, 23 et 24 de la notification et de l’exposé, les Philippines semblent sous-entendre que le problème de la ligne des neuf traits constitue une revendication à l’égard de zones étendues autour des frontières.

Mais la Chine n’a jamais réclamé spécifiquement la possession de zones maritimes s’étendant au-delà des territoires qu’elle occupe ou revendique. Le concept d’eaux adjacentes peut s’assimiler à la mer territoriale, et pas nécessairement à une ZEE ou au plateau continental. « Les Philippines ont porté l’affaire devant le Tribunal dans le cadre de la CNUDM. Les personnes familières avec les revendications de juridiction connaissent la ligne des neuf traits, apparue en 1948. La ligne a donc trente-quatre ans de plus que la CNUDM, qui n’est entrée en vigueur qu’en 1996 ».

Dans le paragraphe 31 de la notification et de l’exposé, les Philippines certifient que la ligne des neuf traits n’est « pas valide », « contraire à la CNUDM » et « illégale ».

Toutefois, une revendication liée à des titres historiques ne peut pas, prima facie, être considérée comme « non-valide », « contraire à la CNUDM » ou « illégale ». La Chine n’a jamais revendiqué une quelconque « souveraineté » sur la zone (à l’exception des îles) arguant qu’il s’agissait de « mers historiques ». Il s’agit d’un « abus de procédure légale » de la part des Philippines, ce qui est prohibé par l’article 294 et qui donne matière à « ne pas engager d’actions supplémentaires dans l’affaire ».

La Chine semble revendiquer un « titre historique » (en tant que droit) pour accéder à une partie des ressources dans les limites de la ligne. Il y a une différence entre le terme de « mers historiques  » et celui de «  titres historiques  » ou de « droits historiques ». Plus spécialement, celui de « mers historiques » implique généralement une idée d’eaux intérieures dans lesquelles il n’y a pas de liberté de navigation. Cette nuance n’existe pas dans les deux autres termes.

Page 22: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

22

Conséquences d’une non-participation L’article 9 de l’annexe VII de l’arbitrage (cas de non-comparution) dispose que si l’une des parties au litige ne comparait pas devant le Tribunal d’arbitrage ou s’abstient de faire valoir sa cause, l’autre partie peut demander au Tribunal de continuer la procédure judiciaire et de prononcer sa décision. L’absence d’une partie ou la non-défense d’un cas ne doit pas constituer un obstacle à la poursuite du procès82. Avant de prononcer sa décision, le Tribunal d’arbitrage doit s’assurer d’une part qu’il a bel et bien compétence sur le litige, mais aussi que la revendication est fondée dans les faits et en droit.

En adhérant à la CNUDM, la Chine a d’ores et déjà accepté l’annexe VII d’arbitrage comme étant la solution « par défaut » à la résolution d’un conflit. Tout du moins a-t-elle consenti à la création d’un Tribunal d’arbitrage et à la compétence ou la non-compétence de ce Tribunal. En un mot, le refus de la Chine de participer aux procès lui aura seulement valu de ne pas pouvoir :

(1) nommer un médiateur ou un président efficace ;

(2) parvenir à convaincre le Tribunal en montrant leur bonne volonté.

Cela pourrait, au final, avoir des répercussions négatives concernant la décision finale du Tribunal sur le fond de l’affaire.

Le Tribunal d’arbitrage est-il compétent ? L’article 283 de la CNUDM impose aux deux parties de procéder à un rapide « échange de point de vue visant à un accord à travers la négociation ou autres moyens à l’amiable  ». On exige également d’eux qu’ils procèdent à un échange même rapide de point de vue « au terme duquel une procédure visant à un accord a pris fin sans que celui-ci n’ait pu être trouvé ».Les Philippines affirment dans leurs notification et exposé des conclusions que cette exigence a bien été remplie.

Cette déclaration est bien peu convaincante, compte tenu du fait qu’il est de notoriété publique que la Chine a lancé un appel aux autres pays plaignants, y compris les Philippines, afin d’engager avec eux des négociations directes à propos des litiges territoriaux et maritimes.

Toutefois, les Philippines sont disposées à une approche de type régional, ce qui impliquerait, par exemple, de mettre le litige sous les auspices de l’ASEAN afin de discréditer la Chine.

Dans son projet du code de conduite (CdC), l’ASEAN met l’accent sur l’assurance obligatoire d’un mécanisme de règlement des litiges.La Chine, de son côté, reste convaincue que le CdC devrait davantage servir de cadre pour la gestion des conflits, plutôt que pour leurs résolutions.

Durant la confrontation au sujet du récif de Scarborough, la Chine a appelé les Philippines à des négociations directes 82 N.d.T. : A l’exception de cette phrase, les autres caractères en italique ou en gras sont de l’initiative de l’Observatoire afin de faciliter la lecture de l’article.

concernant le problème : négociations bilatérales rejetées par ces dernières, qui choisirent à la place d’avoir recours au soutien international.

L’article 295 de la CNUDM dispose que les États doivent impérativement avoir épuisé les recours internes avant de s’en remettre aux procédures de la partie XV de la CNUDM.Actuellement, la Chine et l’ASEAN travaillent encore sur l’élaboration d’un CdC.

La condition présentée par l’article 295 au sujet des recours internes n’a donc pas été respectée dans l’affaire opposant les Philippines et la Chine.

Par ailleurs, la Chine a fait une déclaration, sous couvert de l’article 298 de la CNUDM, afin d’éviter tout conflit en lien avec les délimitations territoriales et maritimes, les titres historiques et les activités militaires d’un organisme tiers indépendant. Dans sa déclaration de 2006, la Chine rappelle qu’elle «  n’accepte aucune des procédures prévues dans la section 2 de la partie XV de la Convention, concernant toutes les catégories de litiges prises en référence dans les paragraphes 1 (a), (b) et (c) de l’article 298 de la Convention »83.

Le paragraphe 1 dispose qu’« un litige exclu en vertu de l’article 297 ou accepté par une déclaration en vertu de l’article 298 de la procédure de règlement des différends mentionné dans la section 2, ne peut être soumis à de telles procédures que d’un commun accord entre les différentes parties au litige.»

Dans leur notification des conclusions, les juristes philippins ont avec prudence tenté d’éviter ces catégories dites « sous embargo », et particulièrement lorsqu’elles touchaient à la délimitation des frontières.

Selon la notification de conclusions :

« Les Philippines recherche une décision (seeks an Award that) :

(1) qui déclare que les droits et devoirs respectifs des parties concernant les eaux, frontières et topographie maritime en mer de Chine méridionale sont régis par la CNUDM, et que les revendications chinoises concernant la ligne des neuf traits sont incompatibles avec la Convention, et de par ce fait non-valides ;

(2) qui détermine si, sous couvert de l’article 121 de la CNUDM, certains reliefs maritimes revendiqués à la fois par les Philippines et la Chine sont considérés comme des îles, des laisses de marée basse ou des bancs submergés, et si oui ou non ils sont en mesure de restituer des zones maritimes d’une taille supérieure à 12 nm ;

(3) qui rende les Philippines en mesure d’exercer et de jouir pleinement des droits qu’elles possèdent au sein et au-delà de sa zone économique exclusive et de son plateau continental, tels qu’ils sont disposés dans la Convention. »

Cette formulation soignée peut également se retrouver dans les dernières pages de la notification des conclusions, traitant des « dommages et intérêts ».

83 L’article 299 définit le droit des parties à s’accorder sur une procédure.

Page 23: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

23

Cependant, il reste possible que le Tribunal d’arbitrage considère que certaines des revendications émises par les Philippines impliquent la question de la délimitation des frontières maritimes. Le cas échéant, le Tribunal conclura certainement en disant qu’il n’a pas compétence sur ce type de revendications. En conclusion, l’applicabilité éventuelle de la déclaration de 2006 de la Chine sera décidée par le Tribunal, qui fera usage de sa Kompetenz-Kompetenz (compétence de sa compétence).

Il faut toutefois mentionner que le Tribunal tranchera l’affaire sans s’en remettre à la Chine, étant donné le refus de participer de celle-ci.

NB  : Compte tenu de l’incertitude flottant autour de la question des compétences, il n’est pas surprenant de remarquer que les Philippines ont choisi l’ancien président du Tribunal international du droit de la mer (TIDM), Rüdiger Wolfrum, comme représentant.

Selon le juge Wolfrum, il ne fait aucun doute que les conflits tournant autour de l’interprétation ou de l’application d’autres dispositions, c’est-à-dire celles impliquant les mers territoriales ou internes, les lignes de base ou de fermeture, les lignes de base archipélagiques et la portée des zones maritimes et des îles, sont des conflits liés à la Convention (voir articles 3 à 15, 47, 48, 50, 57, 76 et 121).

En d’autres termes, il considère que les tribunaux de la CNUDM ont compétence sur les conflits liés aux délimitations entrant dans ses clauses. Ainsi, même si elles ne concernent pas directement la délimitation, une affectation indirecte sera suffisante. De plus, selon les insinuations du juge Wolfrum concernant la compétence de la CNUDM sur de tels conflits impliquant un pays rejetant son application, ladite application finira malgré tout par se faire.

Concernant les déclarations non concernées par l’article 298, l’opinion générale tend à souligner qu’elles ne sont pas légalement contraignantes et que le sujet de mécontentement doit être soumis aux règlements de différends de la CNUDM. La Convention forme un tout et il est spécifiquement disposé dans l’article 309 qu’« aucune réserve ou exception ne sera faite à cette Convention, si elle n’est pas explicitement autorisée par un de ses autres articles ».

Ensuite, l’article 310 présente les termes propres à de telles déclarations. Mais il convient de noter que même si elles ne sont pas à proscrire, ces déclarations ne doivent pas «  viser à exclure ou modifier l’effet juridique des dispositions de cette Convention ». Les scénarios possibles

La Chine va devoir prendre une décision fondamentale.

Une des possibilités est de réagir, et se retrouver impliquée dans le système juridique international (largement développé, dominé et dirigé par l’Occident, si l’on se fie aux perspectives sur la philosophie et les principes

occidentaux), ce qui pourrait tourner à son désavantage.

Par ailleurs, tandis que les Philippines ont choisi le juge Rüdiger Wolfrum comme membre du Tribunal d’arbitrage en vertu de l’article 3(b) de l’annexe VII, la Chine n’a plus la possibilité de choisir un médiateur pour plaider en leur défense. Le juge Shinji Yanai, de nationalité japonaise, et président actuel du Tribunal international du droit de la mer, a désigné les quatre autres membres du Tribunal d’arbitrage. Bien que le seul médiateur choisi – après mûre réflexion – par les Philippines fasse face aux autres médiateurs désignés par le président du TIDM, les membres du Tribunal ne favoriseront en aucun cas la Chine.

L’annexe VII prévoit la possibilité spécifique d’un groupe de jurés ne parvenant pas à se mettre d’accord, et permet donc à l’arbitrage d’embrayer directement sur la phase du fond de l’affaire, et même de prononcer sa décision finale.

Il est également possible pour le Tribunal arbitral de répondre à la demande d’une des parties (le demandeur) et de suspendre le procès, afin de permettre aux parties de mettre en application leurs préférences pour un nouvel arbitrage. Le Tribunal peut éventuellement mettre fin au procès si ce dernier ne reprend pas après un certain temps.

Une autre solution serait que la Chine se retire de (dénonce) la CNUDM ou, tout simplement, qu’elle ne tienne pas compte de la procédure judiciaire légale, choix qui a ses coûts et ses avantages.

Certes, une éventuelle accusation prendrait un an à se mettre en place et l’affaire serait quoiqu’il en soit traitée par les tribunaux.

De plus, cette accusation ne manquerait pas de susciter des remous sur la scène internationale, ainsi qu’une propagande constante des groupes anti-Chine dans les pays occidentaux et en Asie.

De telles conséquences engendreraient probablement peur et instabilité dans la région, ce qui pousserait de nombreux États asiatiques à se rapprocher des États-Unis afin de servir « d’équilibreurs de charge » (balancer) face à la Chine.

Par ailleurs, cette dernière perdrait l’avantage médiatique qu’elle détient contre les États-Unis au sujet du droit de la mer. En effet, les États-Unis n’ont pas ratifié la Convention et, de par ce fait, n’ont que très peu de légitimité ou de crédibilité à citer ou à interpréter certaines de ses clauses pour les tourner en leur faveur.

Néanmoins, cette méthode présente également des avantages. Un éventuel retrait permettrait à la Chine une meilleure flexibilité. De la même façon que les États-Unis, elle pourrait se contenter de rester en dehors de la Convention, en choisissant de ne suivre que les parties de la Convention présentant un avantage pour le pays, et ce sans craindre d’éventuelles répercussions relevant d’un harcèlement judiciaire. Une telle décision marquerait l’envoi de messages forts concernant la Chine : par exemple, que

Page 24: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

24

celle-ci n’est pas à prendre à la légère, ne compte pas se laisser manipuler par de petits pays d’Asie et n’hésitera pas à établir de nouveaux précédents au niveau des lois et des pratiques internationales si cela lui permet de défendre ses intérêts propres.

Même si aucune décision notable n’est prise, une série de réactions pourraient voir le jour. Une fois que le coup d’essai des Philippines aura atteint son objectif, d’autres pays étant en conflit maritime avec la Chine pourraient décider de suivre son exemple. La Chine se retrouverait donc dans une position passive, étant continuellement traduite en justice par ces autres pays plaignants. Cette situation, d’une part ternirait son image, d’autre part rendrait totalement vains ses efforts visant à régler les conflits à travers les négociations directes.

Le pire des scénarios serait que la décision finale du Tribunal d’arbitrage ne soit pas favorable à la Chine. Bien que le Tribunal n’ait pas la compétence de forcer un pays à se plier à la sentence annoncée, un refus de la Chine de s’exécuter, si elle le décidait, aurait pour conséquence une importante propagande à son égard en mer de Chine méridionale. Conséquences sur le règlement des différends en mer de Chine méridionale En signant la déclaration sur la conduite des parties en 2002, la Chine et l’ASEAN ont introduit une base politique afin de créer une atmosphère paisible et stable au sein de la MCM.

Concernant le prétendu problème du «  manque de mordant  » – la DCP n’ayant pas de force juridique contraignante –, tous travaillent progressivement sur la rédaction d’un code de conduite.

Dans le même temps, la question de la mise en œuvre de la DCP est toujours considérée comme une préoccupation majeure. En juillet 2011, la Chine et les membres de l’ASEAN ont trouvé un consensus à ce sujet, en mettant en place des bases solides concernant la coopération pratique dans le cadre de la mer de Chine méridionale. Il fut décidé d’un commun accord que tous devaient amener les consultations sur les lignes directives (guidelines) à une rapide conclusion et se concentrer sérieusement sur la mise en œuvre de la DCP et de la coopération pratique.

Plus tard, durant le 14ème sommet Chine-ASEAN du 18 novembre 2011, le Premier ministre chinois Wen Jibao déclara que la Chine établirait un fond de trois milliards de yuan (approximativement 500 millions de dollar américain ou plus de 360 millions d’euros) pour la coopération maritime Chine-ASEAN.

La difficulté quant à la négociation du code de conduite a deux aspects distincts.

Tout d’abord, en prenant en compte les dix pays membres de l’ASEAN, il est difficile de parvenir à un consensus concernant de nombreuses questions, entre autres celle des zones maritimes censées être incluses dans le CdC (le Vietnam souhaite que les îles Paracels en fassent partie), ou

celle de la présence éventuelle d’une assurance obligatoire d’un mécanisme de règlement (comme le demandent les Philippines).

Le second aspect de ces difficultés concerne la Chine et l’ASEAN  : en effet, la Chine ne semble pas satisfaite d’avoir été laissée pour compte durant les négociations. Elle souhaite pouvoir participer à ces dernières, sans avoir à attendre que l’ASEAN trouve un accord à leur place.

Compte tenu de ces difficultés, il est difficile de prévoir précisément quand le code de conduite aboutira. L’initiative d’arbitrage prise par les Philippines en janvier semble avoir ajouté des éléments nouveaux au processus. Jusqu’à présent, aucun message de soutien officiel n’a été émis par d’autres pays plaignants en mer de Chine méridionale aux Philippines. « Leur silence trahit peut-être un désaccord quant à la manière dont les Philippines ont traité une question cruciale, le 20 juillet de l’année dernière, à la lumière de la déclaration concernant les six points mentionnés par l’ASEAN au sujet de la mer de Chine méridionale.  » « Toutefois, beaucoup voient les mesures prises par Manille comme un acte désespéré, un coup publicitaire afin de regagner une réputation internationale perdue après le fiasco du récif de Scarborough d’avril dernier. » Le scepticisme point également aux Philippines. «  Néanmoins, l’article 283 (1) de la CNUDM n’a été mentionné par aucune des deux parties, ce qui aurait dû être la première étape. »

Bien que personne ne soit en mesure prédire l’avenir du CdC, il est fort probable que l’ASEAN subisse des pressions de la part de la Chine durant le processus de négociation. L’unité de l’ASEAN va, encore une fois, être mise à l’épreuve.

Page 25: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

25

Sources

United Nations (UN) Convention on the Law of the Sea, Dec. 10, 1982, 1833 U.N.T.S.

“UN Oceans & Law of the Sea, Division for Ocean Affairs and the Law of the Sea”, Declarations and statements, Aug. 26, 2006: http://www.un.org/depts/los/convention_agreements/convention_declarations.htm#Chinaafter.

Rüdiger Wolfrum, Statement by H.E. Judge Rüdiger Wolfrum, President of the International Tribunal for the Law of the Sea to the Informal Meeting of Legal Advisers of Ministries of Foreign Affairs, Oct. 23, 2006: http://www.itlos.org/fileadmin/itlos/documents/statements_of_president/wolfrum/legal_advisors_231006_eng.pdf.

Declaration on the Conduct of Parties in the South China Sea, Nov. 4, 2002: http://www.asean.org/asean/external-relations/china/item/declaration-on-the-conductof-parties-in-the-south-china-sea

Nong Hong, UNCLOS and Ocean Dispute Settlement: Law and Politics in the South China Sea, London, Routledge, 2012.

Press Release, “Premier Wen’s statement at 14th China-ASEAN Summit”, Chinese Government’s Official Web Portal, Nov. 18, 2011; http://english.gov.cn/2011-11/18/content_1997716.htm.

中方:望菲方与中方相向而行处理黄岩岛问题 [China: Wang Philippines and China towards the problem of handling the Huangyan Island], National Institute for South China Sea Studies, June 15, 2012: http://www.nanhai.org.cn/news_detail.asp?newsid=2636.

菲律宾称将主办东盟内部南海声索国四方会议 [Philippines said it would host the ASEAN] countries within the South Sound Quartet cable], National Institute for South China Sea Studies, Nov. 22, 2012: http://www.nanhai.org.cn/news_detail. asp?newsid=4294.

Source : CERI (http://ceriscope.sciences-po.fr/node/119, consulté en juillet 2014).

Page 26: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

26

Dapo Akande, Philippines Initiates Arbitration Against China over South China Seas.

Dispute, EJIL: Talk, Jan. 22, 2013: http://www.ejiltalk.org/philippines-initiates-arbitration-against-china-over-south-china-seas-dispute/.

Department of Foreign Affairs (DFA Philippines), “DFA: Notification and statement claim on West Philippine Sea”, Official Gazette, Jan. 22, 2013: http://www.gov.ph/2013/01/22/dfa-notification-and-statement-claim-on-west-philippine-sea-january-22-2013/.

Secretary Albert del Rosario, “Statement: The secretary of foreign affairs on the UNCLOS arbitral proceedings against China”, Official Gazette, Jan. 22, 2013: http://www.gov.ph/2013/01/22/statement-the-secretary-of-foreign-affairs-onthe-unclos-arbitral-proceedings-against-china-january-22-2013/.

“China reiterates islands claim after Philippine UN move”, BBC, Jan. 23, 2013.

B.A. Hamzah, “Has Manila broken ranks with ASEAN?”, New Strait Times, Feb. 6, 2013.

“China rejects Philippines’ arbitral request”, China Daily, Feb. 19, 2013.

“China reiterates opposition to Philippines’ arbitration bid”, SinaEnglish, Feb. 20, 2013.

Pia Lee-Brago, “China rejects UN arbitration on West Philippine Sea”, The Philippine Star, Feb. 20, 2013.

Susan Simpson, “Annex VII Arbitration, Annex V Mandatory Conciliation, and China’s Nine-Dashed Line”, The View from LL2 Blog, Feb. 27, 2013: http://viewfromll2.com/2013/02/27/annex-vii-arbitration-annex-v-mandatory-conciliationand-chinas-nine-dashed-line/.

“Special interview with Alberto A. Encomienda”, South China Sea Monitor, Feb. 2013: http://www.observerindia.com/cms/si tes/orfonl ine/modules/southchina/attachments/issue1_1359813399581.pdf.

“China reiterates opposition to Philippines’ arbitration bid available”, Xinhua News Agency, Mar. 20, 2013.

Ministry of Foreign Affairs, Foreign Ministry Spokesperson Hua Chunying’s Remarks on the Philippines’ Efforts in Pushing for the Establishment of the Arbitral Tribunal in Relation to the Disputes between China and the Philippines in the South China Sea, Apr. 26, 2013: http://www.fmprc.gov.cn/eng/xwfw/s2510/2535/t1035577.html.

Press Release, Arbitration between the Republic of the Philippines and the People’s Republic of China: Arbitral Tribunal Establishes Rules of Procedure and Initial Timetable, Permanent Court of Arbitration, Aug. 27, 2013: http://www.pca-cpa.org/showpage.asp?pag_id=1529.

Rééquilibrage américain en Asie du Sud-est : les inquiétudes d’une réinterprétation ?84

Louis Borer, junior researcher à Asia Centre et chercheur associé à l’IPSE ; Dr Eric Frécon, pilote de l’Observatoire Asie du Sud-est (Asia Centre), enseignant-chercheur à l’Ecole navale et visiting fellow à la RSIS (S. Rajaratnam School of International Studies – Singapour).

Depuis 2011, la diplomatie américaine vit au rythme du rééquilibrage (rebalancing) vers l’Asie. Tournant la page de la Guerre contre le terrorisme (Global War of Terror), Barack Obama a préféré orienter son pays vers le Pacifique dès 2011 suite à de premières réflexions initiées dès octobre 200785 dans la marine et en écho à des propos enthousiastes tenus par Hillary Clinton à Kuala Lumpur le 2 novembre 2010 au sujet de l’Asie orientale. En octobre-novembre 2011, un article de cette dernière dans Foreign Policy donnait le ton à travers un titre sans ambages : « America Pacific Century ». En janvier 2012, un nouveau document posa les jalons de cette diplomatie : l’US Strategic Review confirmait le « pivot » émergent vers l’Asie pacifique. Il fut suivi par le Congressional Budget Justification for Foreign Operations pour l’année fiscale 2013, publié par le Département d’État et qui faisait directement référence au rééquilibrage, comme principal «  driver  » de la diplomatie régionale86. La promotion du Trans-Pacific Partnership, les soutiens auprès de l’ASEAN et les efforts autour du Strategic and Economic Dialogue avec la Chine comptèrent parmi les premières illustrations de cette démarche.

Celle-ci se justifie à la lecture des récentes statistiques : en 2011, 60 % des exportations américaines se dirigeaient vers l’Asie pacifique. Dans les vingt dernières années, la part de la Chine et de l’Inde dans l’économie mondiale a triplé87. L’Asie est alors devenue le premier partenaire commercial de Washington, devant la vieille Europe. Dans ces conditions, les États-Unis veillent sur la liberté de navigation, notamment en zones contestées (comme en mer de Chine du Sud) ainsi que sur l’émergence de possibles rivaux.

84 Cet article prolonge et actualise des recherches menées dans le cadre de plusieurs articles des auteurs, dont : Eric Frécon, “The US Rebalance in Southeast Asia: Territorial Disputes, Maritime Security, and “Bamboo Diplomacy””, in Hugo Meijer (ed.), Origins and Evolution of the US Rebalance toward Asia: Diplomatic, Military and Economic Dimensions, London, Palgrave Macmillan/CERI Series in International Relations and Political Economy (forthcoming).85 Deux phrases du Cooperative Strategy for 21st Century Seapower font référence au besoin de présences armées crédibles dans l’océan Pacifique. 86 John F. Bradford, “The maritime Strategy of the United States: Implications for Indo-Pacific Sea Lanes”, The Contemporary Southeast Asia, 33:2, August 2011, p. 185; William Kyle, “The US Navy and the Pivot: Less Means Less”, The Diplomat, 31 March 2014.87 Majory Staff Report, Re-Balancing the Rebalance: Resourcing US Diplomatic Strategy in the Asia-Pacific Region, Washington, Committee on Foreign Relations United States Senate, 17 April 2014, p. 7.

Page 27: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

27

Reste à savoir comment accompagner cette politique puisque cette initiative intervient à l’heure d’une période de réflexion sur la posture militaire à adopter à l’étranger : après l’établissement de bases visant à administrer des territoires outre-mer avant la Seconde guerre mondiale, après la construction de bases pour des motifs héritées des armistices et afin de faire face à ses obligations de vainqueurs, après des bases participant à l’endiguement de puissances communistes lors de la Guerre froide, les stratèges américains doivent mener des opérations souvent clandestines, contre des menaces transnationales et moins identifiables. Comment alors justifier des bases à l’étranger en général et en Asie en particulier ?88 D’ailleurs, ce rééquilibrage ne doit-il être que militaire ? Et surtout, ne risque-t-il pas d’être remis en cause au gré des coupures budgétaires et événements internationaux ?

Le flou est en effet de mise. Aussi veillerons-nous à reconsidérer ce rééquilibrage dans une perspective plus large – aussi bien dans le temps, dans l’espace que dans les thèmes abordés habituellement. Il en ressortira quelques nuances (1.) avant d’approfondir les risques liés aux incertitudes quant à la poursuite de cette politique (2.), en particulier dans le cas philippin.

1. Un rééquilibrage américain à reconsidérer

Avec le recul historique (1.1.) et à la lecture des récentes déclarations ou initiatives (1.2.), le rééquilibrage perd de sa substance et se concentre sur des niches en Asie du Sud-est.

1.1. Dans les causes, un rééquilibrage plus mécanique qu’idéologique

Le rééquilibrage n’est pas inédit et renvoie à un mouvement de balancier depuis l’Europe.

1.1.1. Une ancienne présence en Asie du Sud-est

L’objectif est en l’espèce de simplement remettre en perspective le rééquilibrage puisque dès les années 1830, les États-Unis avaient pris le prétexte d’une attaque de pirates, contre le Friendship, pour envoyer le Commodore Downes croiser sur zone à bord du Potomac. En 1833, Washington signait un traité d’amitié et de commerce avec la Thaïlande, dès lors l’un des plus anciens alliés. Très cohérent, Washington suivait également les conseils de Mahan, apôtre du seapower et de la maîtrise des espaces maritimes, en étendant son emprise sur cet océan Pacifique ; les États-Unis y plantèrent leur drapeau jusqu’aux îles de Guam et des Philippines en 1898. Puis en 1900, le secrétaire d’État américain John Hay expliquait : « la Méditerranée est l’océan (sic) du passé ; l’Atlantique est l’océan du présent et le Pacifique est l’océan du futur »89.

Lors de la Guerre du Pacifique, les Américains ont ensuite baptisé la zone en la dénommant «  Asie du Sud-est  » pour des raisons opérationnelles. Le containment contre le communisme a suivi. Avec la théorie des dominos, il s’agissait de ne pas se laisser damer le pion et de faire front en Asie du Sud-est. L’engagement au Vietnam, où 88 Carnes Lord, Andrew Erickson, “Bases for America’s Asia-Pacific (1 & 2)”, The Diplomat, 2 & 6 May 2014.89 Ibid., p. 1.

la Thaïlande se battit aux côtés des forces américaines, se passe de commentaires tandis que le rôle de la CIA dans l’arrivée au pouvoir de Suharto à Jakarta en 1965-1966 demande encore à être décrypté. Spykman et son idée de Rimland justifièrent ces efforts dans ce secteur géopolitique-clef, entre la mer et la masse continentale. En 1982, Bangkok et Washington mirent en place les exercices militaires Cobra tandis que le sous-secrétaire d’État Lawrence Eagleburger évoquait un an plus tard un déplacement du centre de gravité mondial vers l’Asie, où les détroits malais étaient qualifiés de « second golfe Arabo-persique  ». Enfin, en novembre 1990, le vice-président Quayle et le Premier ministre Lee Kuan Yew signaient un accord offrant un libre accès aux bâtiments américains dans la base navale de Changi, réaménagée pour accueillir les porte-avions de l’US Navy, ainsi que sur l’aéroport de Paya Lebar  ; depuis, sont installés à Sembawang, dans un immeuble de PSA (Ports of Singapore Authority) le Logistics Group Western Pacific (COMLOG WESTPAC) ainsi que le Navy Region Center Singapore (NRCS).

Plus récemment, Bill Clinton a voulu tester son idée de Democratic Enlargement au Vietnam en 2000, lors d’un voyage officiel, sous le parrainage théorique de Francis Fukuyama. Entre-temps, les États-Unis ont pu être amenés à jouer les « reluctant sheriffs » comme l’avait décrit Richard N. Haas. Mais c’est surtout la Guerre contre le terrorisme qui a fait de l’Asie du Sud-est, à tort, un «  second front de la terreur  », dans la lignée des écrits de Samuel Huntington. En mars 2004, l’amiral Thomas Fargo, alors commandant de l’US Pacific Command, avait défendu devant le Congrès américain l’idée de patrouilles de Marines dans le détroit de Malacca, sous prétexte de fallacieuses collusions entre pirates et terroristes alimentées par les think tanks singapouriens. Il avait également lancé le RMSI (Regional Maritime Security Initiative).

Depuis, plusieurs signaux ont continué à indiquer la tendance : en Malaisie, les escales ont triplé entre 2006 et 2010  ; en 2009, la marine américaine a donné la priorité à la célébration de l’indépendance indonésienne à Manado ; en 2010, l’opération Pacific Partnerships prit de l’ampleur en impliquant un second bâtiment, en plus du navire hôpital, puis en accueillant à bord du personnel non plus seulement militaire mais aussi diplomatique. Enfin, les exercices RIMPAC (Rim of the Pacific), Cobra Gold et Carat (Cooperation Afloat Readiness and Training) accueillirent en 2010 de nouveaux participants ou bien furent marqués par de nombreuses « premières » en terme de coopération militaire. Si l’on rajoute les fidèles participations américaines aux divers forums diplomatiques – track 1 (entrée au sein de l’EAS en 2010), track 1.5 (invité central de l’Asia-Pacific Programme for Senior Military Officers – APPSMO à Singapour, participant assidu de l’International Maritime Defense Exhibition – IMDEX singapourien) ou track 2 (par l’intermédiaire de chercheurs tels Michael Richardson à l’ISEAS de Singapour ou de l’Asia Foundation, accusée d’avoir profité de financements de la CIA dans les années 1960) – l’implication pacifique des États-Unis datent de bien avant l’arrivée au pouvoir de son président hawaïen et à l’enfance indonésienne.

Page 28: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

28

1.1.2. Un récent retrait en Europe et Afrique

En parallèle, le mouvement vers l’Asie n’a été rendu que plus évident par le retrait de l’Europe, suite notamment au discours du secrétaire à la Défense Robert Gates à Berlin, en juin 2011. Cet appel auprès des Européens, à prendre leurs responsabilités, faisait échos aux débats en cours au sein de l’OTAN entre les sommets de Lisbonne et Chicago en 2010 et 2012 : quel rôle et quel nouveau visage voulait se donner l’organisation  ? Pour les États-Unis, l’heure était au «  leadership from behind  » en Europe, loin des engagements de la Guerre froide. La crise libyenne illustra cette tendance avec l’opération française Harmattan, en 2011, aux côtés des forces britanniques.

Ce désengagement donnait mécaniquement plus de poids à l’autre versant, pacifique, pour la stratégie américaine. Car quatre ans après la crise des subprimes et trois ans après le krach de l’automne 2008, les finances dictent encore grandement la politique étrangère des États-Unis.

1.2. Dans les faits, un rééquilibrage plus ciblé que global

En plus d’être le résultat, entre autres, d’un retrait des théâtres européens et africains, le rééquilibrage semble plus limité qu’il n’y paraît, loin de la révolution diplomatique annoncée.

1.2.1. Les limites dans les pays ciblés

Les objectifs du département d’État sont clairs : après un premier mandat consacré aux enjeux américains dans une Asie pacifique « prospère et stable », il est sage de poursuivre et, à cette fin, de « moderniser les alliances, d’étendre le commerce et les investissements, de renforcer les institutions (…) et de renforcer nos engagements avec les puissances émergentes comme l’Indonésie, le Vietnam et la Chine »90.

• Une tentative d’ouverture

Avec ces derniers pays, auquel il convient de rajouter la Malaisie, visitée en avril 2014, il apparaît nettement une volonté d’élargir le spectre des relations. Après le discours du Caire, l’Indonésie, qui compte la première communauté musulmane au monde, est très vite apparue comme la priorité, ce qu’a confirmé la très rapide visite, après sa nomination, d’Hillary Clinton – et les commentaires enthousiastes de cette dernière à son retour. Il s’en est alors suivi un US-Indonesia Comprehensive Partnership. Ailleurs, ont été conclus en 2013  : l’US-Vietnam Comprehensive Partnership et un Trade and Investment Framework Agreement avec la Birmanie, autre pays visité par Barack Obama dès fin 2012. En mai 2014, l’amiral Jonathan Greenert, chef des opérations navales, demandait davantage d’escales au Vietnam et de coopérations directes avec Hanoi91. 18 millions de dollars ont d’ailleurs été alloués à l’ancien ennemi communiste pour 90 Daniel R. Russel, The FY 2015 Budget Request for the Bureau of East Asian and Pacific Affairs – Statement before the House Foreign Affairs Committee Subcommittee on Asia and the Pacific, Washington, US Department of State, 20 May 2014.91 Victor Beattie, “‘US Navy Shaping Events’ in the South China Sea”, Voice of America, 20 May 2014.

lui permettre d’améliorer sa flotte de patrouilleurs côtiers.Enfin, preuve de cette ouverture, Washington n’a pas hésité à cibler l’ASEAN dans son ensemble, tout d’abord en lançant l’US-ASEAN Expanded Economic Engagement (E3) en novembre 2012, ensuite en affectant un ambassadeur à temps plein auprès de l’organisation régionale, puis en invitant l’ensemble des ministres de la Défense à Hawaï en avril 2014. De même, un poste de Deputy Assistant Secretary of State for Multilateral Affairs a été spécialement créé au sein du bureau pour les affaires est-asiatiques et pacifiques.

• Un retour aux pays alliés

Malgré ces efforts, des voix montent, au Congrès comme parmi les conseillers, pour demander à Washington de ne se concentrer que sur les alliés traditionnels. Aussi n’est-ce pas un hasard si Barack Obama, lors de son dernier déplacement dans la zone, a visité des États avec lesquels ont été noués de fortes alliances : Corée du Sud, Japon et Philippines, seule la Malaisie faisant exception. Ce serait tout d’abord un aveu d’échec de l’ambitieux plan américain qui visait à développer la « thousand-ship navy », avec en arrière-plan l’idée d’« offshore balancing » chère l’amiral Mullen  ; il semble aujourd’hui plus sûr, aux yeux des décideurs américains, de s’appuyer sur le solide et traditionnel réseau « hub-and-spokes », tout autre système d’alliances paraissant actuellement encore trop fragile. Les États-Unis doivent encore se montrer au soutien de leurs fidèles alliés92 le plus urgemment.

C’est ensuite un document pour la commission des Affaires étrangères du Sénat qui a poussé à renforcer en priorité les alliances avec la Thaïlande et les Philippines, en ce qui concerne l’Asie du Sud-est. Aussi a-t-on vu les États-Unis encore renouveler ses sanctions à la Birmanie, preuve que l’ouverture n’est pas encore considérée comme définitivement soldée93. De même, la priorité demeure pour Washington de positionner ses troupes à l’abri, notamment des missiles anti-navires chinois DF21-D, par exemple dans les îles du Pacifique ou à Darwin, en Australie. Il existe donc encore une hiérarchie assumée parmi les partenaires.

1.2.2. Les limites dans les domaines ciblés

En plus d’un resserrement géographique sur seulement quelques pays, sans être capable de mener un vaste mouvement de fond, les domaines abordés ont souvent été trop militaires.

• Des relations trop militaires

En plus des quelque 60 dialogues régionaux et thématiques dans lesquels sont engagés Washington et Pékin afin de gagner en confiance, le dispositif a souvent reposé sur le dialogue entre militaires (military-to-military) avec la Chine ; cette approche a d’ailleurs progressé depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping. De façon plus générale, les officiers ont été au cœur du rééquilibrage américain, à travers les escales et les exercices navals, notamment pour des questions d’interopérabilité.92 William Kyle, Op. Cit.93 « Washington renouvelle ses sanctions, le gouvernement relativise », Le Petit journal, 17 mai 2014.

Page 29: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

29

Ces manœuvres sont délicates : dans un premier temps, elles pourraient donner l’impression d’un endiguement à l’encontre de la Chine. Puis, par contrecoup, des possibles pays partenaires pourraient se montrer moins enthousiastes afin de ne pas apparaître comme complice aux yeux de la Chine. Il a donc été demandé au gouvernement « de rééquilibrer son rééquilibrage », dans la lignée de l’approche holistique décrite par Leon Panetta lors du Shangri La Dialogue en juin 2012 et suite à une tribune co-signée par son successeur Chuck Hagel avec sa collègue du Commerce Penny Pritzker.

• La nécessité de partenariats plus globaux94

Plusieurs pistes ont été identifiées pour pointer le penchant trop militaire avant de le corriger.

Les visites des responsables des agences civiles seraient trop rares, en comparaison avec les homologues des armées. Le responsable du commerce américain (US Trade Reresentative) n’a voyagé que 8 fois en Asie orientale lors du premier mandat d’Obama contre 23 et 18 fois lors des deux mandats de Georges W. Bush. Heureusement, Hillary Clinton s’est démenée.

Le soutien financier tarderait : pour l’année fiscale 2015, le budget du bureau des affaires est-asiatiques et pacifiques (EAP) était l’avant-dernier des six bureaux régionaux, avec 8 % du total alors que les pays concernés regroupent un tiers de la population et de la croissance mondiale. De plus, le budget pour l’aide au développement, en ce qui concerne la région, reviendrait en 2015 à un niveau de 2010. L’Asie pacifique pointerait ainsi au cinquième rang, sur six. Même la mise en place de la très novatrice Lower Mekong Initiative a dû faire l’objet de bricolages comptables ; d’ailleurs, seulement deux personnels non-permanents étaient en charge de la gestion des quelque 140 million de dollars de financements annuels (contre 362 pour le Japon en 2011, à l’attention des mêmes pays). Heureusement, USAID a augmenté son personnel en Asie pacifique de 84 personnes en septembre 2008 à 183 en juin 2013. De même, la région EAP a reçu le plus grand montant du poste «  Démocratie, droits de l’homme et travail  », preuve de l’attention portée à l’Indonésie, à la Birmanie et au Vietnam.

En ce qui concerne le volet académique, le programme Fulbright n’a pas vu de progression significative en 2010-2013 et a plafonné en 2015. De même, en 2009-2012, le nombre d’étudiants américains en Asie n’a pas augmenté, ni celui d’étudiants asiatiques non-chinois aux États-Unis. Plus précisément, en 2011-2012, sur tous les étudiants américains en Asie, seul 1/5 a opté pour l’Asie du Sud-est. En sus, deux leviers du soft power américain ont vu leurs fonds baisser : l’Asia Foundation (29%) et l’East-West Center (35 %). Heureusement, un nouveau programme a été budgétisé pour 2015  : the Young South-East Asian Leaders Initiatives academic exchange, en plus de la nouvelle Fulbright University au Vietnam.

Les ressources humaines ainsi que l’organisation administrative permettent aussi de juger de la pertinence du double rééquilibrage en Asie du Sud-est. Certes, trois

94 Voir les tableaux en annexes.

nouveaux postes ont été prévus dans le budget 2015 pour porter la politique de rééquilibrage. Mais il n’existait toujours pas d’EAP Office au sein du Bureau of Economic and Business Affairs. De même, l’EAP Office of Economic Policy du Département d’État manquait de personnel mi-2014.

A la lecture de ces remarques, qui dénotent des habituelles initiatives militaires, le rééquilibrage américain demeure incomplet. Le shutdown américain à l’automne 2012, qui faisaient suite à la réforme du système de santé en 2010, n’a laissé que peu de temps à Barack Obama. Rien ne semble alors acquis pour un rééquilibrage remis à de plus justes proportions.

2. Le dangereux flou entourant le rééquilibrage

Des ambiguïtés en ce qui concerne les ambitions, les moyens et les directions prises par l’administration américaine, plus ou moins vastes et militaires, pourraient pousser Pékin à davantage de zèle. L’enjeu autour de la crédibilité de Washington est de taille. Or, qu’un tel «  momentum se transforme rapidement en un possible vide stratégique (…) est encore concevable  », comme l’écrivait Asian Survey début 2014. A cette époque, il demeurait encore «  incertain » (unclear) de se prononcer sur la capacité de Washington à offrir une alternative à la présence chinoise95. Ces ambigüités régionales (2.1.) se retrouvent sur le terrain, en l’occurrence philippin (2.2.)

2.1. Les hésitations – et contradictions ? – américaines

Bien habile celui qui peut juger de la pertinence du rééquilibrage, comme élément de langage ou réalité politique. Le discours à West Point en mai 2014, qui devait dessiner à grands traits la prochaine politique étrangère, n’a pas clairement tranché entre isolationisme et interventionisme, même si les États-Unis continuent à se voir comme la « nation indispensable ». La mer de Chine tomberait dans la même catégorie que l’Ukraine, ne nécessitant pas automatiquement une intervention armée. A l’heure des nouvelles menaces, l’administration Obama tient à utiliser de tous les moyens à sa disposition : sanctions économiques, drones, forces spéciales et forums multilatéraux. Mais dans ce dernier cas et en ce qui concerne le projet de code de conduite en mer de Chine méridionale, Barack Obama ne semble disposer d’aucun plan de secours au risque de manquer de crédibilité96. Comme à West Point, le rééquilibrage ne fut pas davantage cité dans le discours sur l’état de l’Union début 2014, trois mois après avoir dû annuler une visite en Asie du Sud-est pour cause de shutdown. Et la concurrence est rude. En plus du regain d’intérêt pour la périphérie russe, l’Iran a signé son retour en force mi-2014 et déjà il est question de « pivot perse »97.

95 William T. Tow, “The United States and Asia in 2013: From Primacy to Marginalization?”, Asian Survey, 54 :1, 2014, p. 20. L’auteur cite un analyste thaïlandais qui décrivait les attentes de l’Asie du Sud-est : « ne pas être tout entier vers la Chine, et rien pour les États-Unis, ou tout entier vers les États-Unis, et rien pour la Chine ».96 Shannon Tiezzi, “Where was the Rebalance to Asia in Obama’s West Point Speech?”, The Diplomat, 29 May 2014.97 Trita Parsi, “Pivot to Persia”, Foreign Policy, 16 June 2014.

Page 30: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

30

Malgré tout, Chuck Hagel s’évertue à rappeler la pertinence du pivot asiatique, comme lors de sa tournée de dix jours en avril 2014 – la quatrième dans la région depuis sa prise de fonction : « nous disposons de 330 000 personnels en Asie pacifique, déployés sur 180 bâtiments et 2 000 avions ; je suis donc toujours amusé par les gens qui disent que nous nous désengageons  ». A son tour, l’Assistant Secretary of State du Bureau of EAP Affairs Daniel R. Russel s’est montré rassurant le 20 mai 2014 pour souligner le caractère durable du rééquilibrage. Dans ces conditions, qui et que croire, au gré des événements et nominations ?

2.1.1. Leviers favorables au gré des événements internationaux ou nationaux

Plusieurs éléments tirés des affaires internationales poussent pour un renforcement du rééquilibrage. Il convient tout d’abord de mentionner l’acteur indien et son rapprochement avec les États-Unis. L’objectif serait de revenir au même niveau d’exercices navals que ceux des années 2000, en anticipant une possible présence dans le Pacifique ouest et en Asie du Sud-est comme en témoignent les luttes d’influence en Birmanie entre Sittwe et Kyaukpyu et au Vietnam (que New Dehli considère à la façon du Pakistan vis-à-vis de la Chine). L’Inde est également proche de Singapour et de l’Indonésie. Ainsi, selon Barry Buzan, «  la quasi-totalité des États en Asie du Sud et de l’Est cherchent à se protéger de la montée en puissance de la Chine ; une coalition prend forme qui s’étend du Japon à l’Inde en passant par le Vietnam et l’Australie, avec l’appui des États-Unis »98.

De plus, les États-Unis pourraient bientôt se sentir davantage soutenus par les Européens, si ces derniers assumaient davantage leurs responsabilités, notamment sur leur propre continent, en Afrique ou dans leur domaine de prédilection comme la lutte contre la piraterie99.

Enfin, c’est en Chine que l’avenir du rééquiibrage pourrait se jouer. Toujours d’après Barry Buzan, « Pékin peine à convaincre qu’il aspire à un essor pacifique (…). Une aubaine pour des États-Unis faiblissants, qui voient là l’occasion de conserver et même de consolider leur position en Asie. Paradoxalement, c’est en rassurant ses voisins asiatiques que Pékin mettrait Washington en difficulté… »100.

Dans ce grand jeu de puissances, difficile de se défausser. Si des intellectuels à Washington ont annoncé avec la fin de la Guerre froide celle de l’histoire et de la « power politics », le tout bercé par une mondialisation bienveillante, il en va autrement sur le terrain. La Chine, par exemple, ne compte pas se laisser imposer un nouvel ordre géopolitique. Aussi peut-on confirmer avec le célèbre internationaliste Stephen M. Walt que «  the bad old days are back  »101, ce qui devrait pousser les États-Unis a davantage de vigilance en Asie pacifique, vis-à-vis de Pékin, voire de 98 Barry Buzan, « Asie : une reconfiguration géopolitique », Politique étrangère, été 2012, p. 341.99 James R. Holmes, “5 Ways Europe Can Help the US Pivot”, The Diplomat, 2 June 2014.100 Barry Buzan, Op. Cit., p. 342.101 Stephen M. Walt, “The Bad Old Days Are Back”, Foreign Policy, 6 May 2014.

Moscou. Certes la Russie n’est liée par aucun traité avec la Chine, veille à limiter les influences croissantes de celle-ci, en mer comme dans son Extrême-Orient, et cherche à nouer de forts contacts avec les pays riverains, comme en témoignent les visites de deux bâtiments et un sous-marin à Manille en 2012102. Toutefois, les attitudes réciproques de chacune de ces puissances vis-à-vis de la Crimée et de la mer de Chine méridionale sont à surveiller de près, d’autant plus que la flotte du Pacifique faisait valoir certaines ambitions103.

Fort de ces éléments, Washington doit s’affirmer et peut jouer sur plusieurs tableaux. Sur le plan diplomatique, à lire le professeur Barry Buzan, l’habituelle stratégie anti-régionale de Washington serait de mise104. « Son principe : les États-Unis, en revendiquant leur appartenance à divers groupements régionaux, légitiment leur ingérence dans les affaires de chacun d’eux et gagnent une influence utile pour contrer la formation de groupements dont ils sont exclus ». A force de dilution – puisqu’il avait été question de «  région indo-pacifique  » par Obama, le concept de région deviendrait même « absurde », ce qui permettrait à Washington de se tailler une place de choix et de toujours tirer les ficelles.

De même, en ce qui concerne sa flotte, 66 nouvelles frégates légères (LCS – Littoral Combat Ships), adaptées au contexte tactique et géographique sud-est asiatique, sont prévues pour 2040. Des unités sont déjà pré-positionnées à Singapour. Selon l’analyste japonais Tetsuo Kotani, elles seraient « un pied-de-nez direct à la Chine ». A terme, 60 % de la flotte est attendue en Asie pacifique à l’horizon 2020.

Enfin, sur le plan budgétaire, des efforts ont été demandés et entendus par Daniel Russel en mai 2014 : augmentation de 9  % des budgets prévisionnels de financements à destination de l’Asie pacifique pour l’année 2015 (811 millions de dollars), en comparaison à 2013, tandis que les budgets pour l’EAP en général devraient s’élever à 1,2 milliards de dollars, soit 5 % de plus qu’en 2013. Si l’USAID en a profité en 2014, les efforts devraient se tourner à présent vers l’International Military Education and Training (IMET), avec 46 % d’augmentation, ainsi que le Foreign Military Financing (FMF), en particulier à l’attention des Philippines, avec une augmentation de 57 %. La Birmanie devrait aussi bénéficier d’une augmentation de 43 % pour son aide à la transition démocratique en plus d’un volet spécifique de l’IMET.

2.1.2. Facteurs défavorables au gré des événements internationaux ou nationaux

Malgré ces éléments rassurants après une vision plus resserrée, tant géographique que thématique, les doutes subsistent. Les finances sont-elles vraiment assainies  ? Pourront-elles donner les moyens navals nécessaires aux ambitions océaniques ? Et cette promesse de pivot ne se 102 Mu Chunshan, “Why Doesn’t Russia Support china in the South China Sea?”, The Diplomat, 21 June 2014.103 A ce sujet, en plus des exercices navals sino-russes, comme celui en mai 2014, voir : Alexey Muraviev, “The phantom of the Pacific: reconsidering Russia as a Pacific power prior to APEC–2012”, ASPI Policy Analysis, n°95, 8 December 2011, 14 p.104 Barry Buzan, Op. Cit., p. 338.

Page 31: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

31

répète-t-elle pas ailleurs : non seulement au Moyen-Orient mais aussi en Europe où, fait rarissime, de très précieux bombardiers furtifs B2 ont été déployés en juin 2014  ? Enfin, comment interpréter la demande de Chuck Hagel auprès des ministres de la Défense de l’ASEAN pour qu’ils renforcent leur coopération ?105 S’agit-il de pouvoir mieux travailler à l’avenir avec l’ASEAN ou de pouvoir s’en remettre aux pays riverains, afin de pouvoir se concentrer sur d’autres fronts, dans la lignée du discours de Gates à Berlin en 2011 ?

L’inquiétude vaut surtout au niveau des nominations. Celle de John Kerry, aux lointains cousins français et sensible à la question européenne, ne plaidait guère pour un renforcement du rééquilibrage. Puis ce sont les départs mi-2013 de MM. Kurt Campbell et Tom Donilon, respectivement Assistant Secretary for East Asia et National Security Adviser, qui risquent de se montrer préjudiciables à l’avenir. Tous deux avaient chapeauté de près ce rééquilibrage. Depuis, Chuck Hagel ne semble pas avoir impressionné ses partenaires est-asiatiques sur le plan diplomatique et commercial.

Face à un cas concret – tels les accrochages entre la Chine et les Philippines, un allié traditionnel – comment ces ambigüités se manifestent-elles donc  ? Sont-elles résolues ?

2.2. Le cas philippin  : révélateur de l’engagement « new age » américain ?106

L’engagement américain aux Philippines date. Il a varié et se révèle aujourd’hui crucial.

2.2.1. Les programmes entrepris : des garanties et la fidélité à une vieille alliance

Après le départ de Clark Air Base et de Subic Naval Base, les Philippins n’ont pas reçu les garanties escomptées pour que le Mutual Defense Treaty (MDT) du 30 août 1951 couvre les revendications territoriales de Manille. Malgré ce froid dans les relations bilatéral, la lutte contre le terrorisme ainsi que les catastrophes naturelles ont à nouveau poussé les deux États à coopérer. Les ambitions chinoises depuis 2008 ont accéléré le processus, allant au-delà des Visiting Force Agreements et poussant à la signature de l’Enhanced Defense Cooperation Agreement (EDCA) fin avril 2014, un document de dix pages divisé en douze articles. En qualifiant l’engagement américain d’«  invulnérable  » (ironclad), l’idée était de lancer un message à la Chine. Le changement du titre initialement prévu – Increased Rotational Presence Framework Agreement – prouve

105 Zachary Keck, “US Swears Asia Pivot Isn’t Dead”, The Diplomat, 2 April 2014. Voir aussi les écrits de Richard Ditzinger à propos de l’industrie de défense sud-est asiatique qui devrait mieux s’organiser : Richard Bitzinger, “Revisiting Armaments Production in Southeast Asia: New Dreams, Same Challenges,” Contemporary Southeast Asia, 35 : 3, 2013, p. 369-394.106 Ce paragraphe fait suite à des entretiens électroniques en mai 2014 avec Aileen S.P. Baviera et Malcolm Cook. Voir aussi Baptiste Dussauge, Eric Frécon, « La base navale de Subic aux Philippines : tête de pont américaine ? », Etude quadrimestrielle, n°2, cycle 2012-13, Observatoire Asie du Sud-est, juillet 2013, p. 8-10.

également le plus large engagement107. Un mois plus tard, le chef de la marine se félicitait à son tour des bonnes relations et de l’interopérabilité, en cherchant à aller plus loin, via un Status of Force Agreement (SOFA).

De son côté, le gouvernement philippin garde la main. Certes, pour les deux partie, l’EDCA n’est qu’un « executive agreement  » et non un traité requérant la ratification des sénats, d’où une force moindre. Certes, les forces américaines peuvent stocker du matériel sur l’archipel. Mais pour Manille, il n’inclut aucune présence permanente ou base, au sens strict, sur le territoire philippin, ni aucun stockage d’armes nucléaires. Et si les Américains ont le contrôle opérationnel des Agreed Locations, les Philippines y gardent un droit d’accès ; des réunions régulières sont d’ailleurs prévues pour veiller au respect de l’accord.

2.2.2. Des incertitudes ou une nouvelle façon de coopérer…

Lors de son passage à Manille, Barack Obama s’est montré peu disert sur les disputes territoriales, se contentant de se référer au droit international et en insistant sur le fait que l’accord ne visait surtout pas à contenir la Chine108. Les Philippines doivent donc être conscientes que le soutien américain ne sera pas aveugle et automatique, en partie pour des questions de politiques intérieures et budgétaires. Manille ne doit donc pas prendre des positions inconsidérées (« jab ») qui pourraient se révéler dangereuses, comme en mai 2014 vers les récifs Ayungin et Hasa-Hasa109. L’objectif est juste d’en profiter pour se moderniser et développer une « minimum credible defense  » après des années consacrées à la contre-insurrection. A ce titre, Manille aurait reçu près de 500 millions de dollars d’aide militaire américaine depuis 2002, en plus du don de trois navires de garde-côtes hauturiers110.

Le MDT demeure en tout état de cause le texte de référence. Il explique que Washington apportera son assistance aux Philippines en cas d’attaques de son territoire ou contre ses forces armées dans le Pacifique, ce qui a été réaffirmé en 2012. Or, une lettre diplomatique américaine de 1999 expliquait que la mer de Chine faisait partie de l’océan Pacifique ; c’est important pour les îles Kalayaan (dans les Spratleys) qui ne sont pas considérées comme faisant partie du territoire métropolitain et pour l’Ayungin sur le Second Thomas Shoal. Mais le débat court encore autour de ces arguties juridiques.

Il faudra par ailleurs compter avec l’opinion locale qui ne souhaite pas une soudaine et brutale détérioration des relations avec la Chine, notamment pour des questions

107 Carl Thayer, “Analyzing the US-Philippines Enhanced Defense Cooperation Agreement”, The Diplomat, 2 May 2014.108 Aileen S.P. Baviera, “Implications of the US-Philippines Enhanced Defense Cooperation Agreement”, Asia-Pacific Bulletin – East-West Center, n°262, 9 May 2014.109 Nikko Dizon, Tarra Quismundo, “PH must prepare for China response”, The Daily Inquirer, 18 May 2014.110 Edouard Pfilmin, « États-Unis et Philippines en première ligne face à la Chine », Outre-Terre, 2013/3, n° 37, p. 407-413.

Page 32: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

32

commerciales111. Le président Aquino lui-même est contesté112 ; il doit jouer serré sur la scène internationale pour conserver son autorité et sa crédibilité au-delà de ses déclarations. A noter la différence entre le soutien populaire aux États-Unis en 2013 (85  % de la population, soit le meilleur score au monde, devant Israël) et les critiques contre l’EDCA au sein des intellectuels philippins113.

A l’avenir, il conviendra d’analyser la solidité du soutien américain vis-à-vis d’un autre archipel, l’Indonésie, qui se sent de plus en plus défiée au large de ses îles Natunas, à propos desquelles Pékin n’a pas donné suite aux demandes de clarification de la part de Jakarta. La déclaration du général Moeldoko, chef des armées indonésiennes, érigeant la mer de Chine du Sud et ses frontières au rang de «  défi principal  », aurait illustré un changement de ligne stratégique pour l’Indonésie – à moins qu’il ne s’agisse que d’une initiative uniquement militaire, en déconnexion avec la ligne diplomatique du gouvernement114. Washington risque-t-elle à nouveau de se retrouver malgré elle en première ligne ?

Conclusion  : long terme pour les uns, court terme pour les autres…

La politique de pivot vers l’Asie pacifique semble devoir être reconsidérée car limitée, en priorité, à certains pays et domaines. Néanmoins, des efforts sont entrepris. Mais seront-ils suivis d’effet au plus au niveau  ? L’ambigüité demeure et se manifeste sur les lignes de fronts, comme au large des Philippines, l’un des vieux alliés de la région.

Certes, l’on peut arguer que ces incertitudes ne sont que passagères et qu’il convient d’appréhender ses résultats – et corollairement le possible transfert de seapower régional – uniquement dans le long terme  : l’amiral Roughead rapporta ainsi que le «  court terme  » renvoyait à 2050 pour ses interlocuteurs chinois. En mai 2014, l’amiral Greenert admettait lui aussi un travail de longue haleine, sur le long terme, mais qui permettait déjà de peser sur les événements (« shaping events »). Toutefois, à cette échelle, le temps ne travaille pas à l’avantage des Américains115. La Chine sera tentée de tester encore davantage Washington en multipliant l’envoi de plateformes de forages dans les zones contestées. La crédibilité des États-Unis pourrait en pâtir, les masques tomber et le vernis doctrinaire s’effriter.A moins que cette ambigüité n’arrange dans le court terme les responsables américains. Ceux-ci auraient tout intérêt à une incertitude qui dissimulerait des difficultés financières et d’autres préoccupations régionales, ailleurs dans le monde. Mais généralement, au jeu de l’amant attifé bien

111 D’après le site de l’ambassade des Philippines à Pékin, la Chine était en 2010 le troisième partenaire commercial de Manille, le 9e investisseur étranger et la 4e provenance des touristes : http://www.philembassychina.org (consulté en juillet 2014).112 Gil C. Cabacungan, “Protests mount vs. Philippine President”, The Philippine Daily Inquirer, 22 juillet 2014.113 Malcolm Cook, “Support in the Southeast Asia for the US Rebalance”, Asia Matters for America – East-West Center, 20 May 2014.114 Jack Greig, “The Next South China Sea Crisis: China vs. Indonesia?”, The National Interest, 23 May 2014.115 “Time and tide wait for no one”. Admiral Gary Roughead, “China, Time and Rebalancing”, Strategika – Hoover Institution, n°11, February 2014.

que ruiné et infidèle bien que plein de promesses, les maîtresse lésées savent se venger – fût-ce dans le temps long.

Page 33: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

33

Annexe : évolution de la présence américaine dans la zone est-asiatique et pacifique (EAP)116

116 Majory Staff Report, Op. Cit., p. 11, 13, 15.

Page 34: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

34

Page 35: Économie, droit et diplomatie : la mer au cœur des enjeux sud-est

35