22
Edward Soja, Postmetropolis, chapitre 11. Chapitre 11 Simcities : la restructuration de l’imaginaire urbain —————————————————————————————— Textes de référence Simulacres et Simulations (Baudrillard, 1981) Amérique (Baudrillard, 1986) Megalopolis: Contemporary Cultural Sensibilities (Olalquiaga, 1992) La Guerre du Faux (Eco, 1985) The Geography of Nowhere: the Rise and Decline of America’s Man-Made Landscape (Kunstler, 1993) The Theming of America: Dreams, Visions, and Commercial Spaces (Gottdeiner, 1997) Les Villes Invisibles (Calvino, 1984) Postmodern Urbanism (Ellin, 1996) When Government Fails: The Orange County Bankruptcy (Baldassare, 1998) Popular Culture: The Metropolitan Experience (Chambers, 1986) Neuromancien (Gibson, 1995a) Lumière Virtuelle (Gibson, 1995b) CyberCities: Visual Perception in the Age of Electronic Communication (Boyer, 1996) Cyberspace: First Steps (Benedikt dir., 1992) La réalité virtuelle (Rheingold, 1993) Les Communautés virtuelles (Rheingold, 1995) City of Bits; Space, Place and the Infobahn (Mitchell, 1995) Telecommunications and the City: Electronic Spaces, Urban Places (Graham et Marvin, dir., 1996) Sim City: The Original City Simulator, User Manual (Bremer, 1993a) Sim City 2000: The Ultimate City Simulator, User Manual (Bremer, 1993b) Cyberspace/Cyberbodies/Cyberpunk: Cultures of Technological Embodiment (Featherstone et Burrows, dir., 1995)

Edward Soja, Postmetropolis chapitre 11.geojapon.fr/documents/Edward_Soja.pdf · 2018-11-19 · lentement sur l'étendue de la carte. C'est le réel, et non la carte, dont les vestiges

  • Upload
    others

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Edward Soja, Postmetropolis chapitre 11.geojapon.fr/documents/Edward_Soja.pdf · 2018-11-19 · lentement sur l'étendue de la carte. C'est le réel, et non la carte, dont les vestiges

EdwardSoja,Postmetropolis,chapitre11.

Chapitre 11

Simcities : la restructuration de l’imaginaire urbain

——————————————————————————————

Textes de référence

Simulacres et Simulations (Baudrillard, 1981)

Amérique (Baudrillard, 1986)

Megalopolis: Contemporary Cultural Sensibilities (Olalquiaga, 1992)

La Guerre du Faux (Eco, 1985)

The Geography of Nowhere: the Rise and Decline of America’s Man-Made Landscape (Kunstler, 1993)

The Theming of America: Dreams, Visions, and Commercial Spaces (Gottdeiner, 1997)

Les Villes Invisibles (Calvino, 1984)

Postmodern Urbanism (Ellin, 1996)

When Government Fails: The Orange County Bankruptcy (Baldassare, 1998)

Popular Culture: The Metropolitan Experience (Chambers, 1986)

Neuromancien (Gibson, 1995a)

Lumière Virtuelle (Gibson, 1995b)

CyberCities: Visual Perception in the Age of Electronic Communication (Boyer, 1996)

Cyberspace: First Steps (Benedikt dir., 1992)

La réalité virtuelle (Rheingold, 1993)

Les Communautés virtuelles (Rheingold, 1995)

City of Bits; Space, Place and the Infobahn (Mitchell, 1995)

Telecommunications and the City: Electronic Spaces, Urban Places (Graham et Marvin, dir., 1996)

Sim City: The Original City Simulator, User Manual (Bremer, 1993a)

Sim City 2000: The Ultimate City Simulator, User Manual (Bremer, 1993b)

Cyberspace/Cyberbodies/Cyberpunk: Cultures of Technological Embodiment (Featherstone et Burrows, dir., 1995)

Page 2: Edward Soja, Postmetropolis chapitre 11.geojapon.fr/documents/Edward_Soja.pdf · 2018-11-19 · lentement sur l'étendue de la carte. C'est le réel, et non la carte, dont les vestiges

Simians, Cyborgs, and Women: The Reinvention of Nature (Haraway, 1991)

Virtual Realities and their Discontents (Markley, dir., 1996)

Le sixième discours sur la postmétropole gravite autour d’une autre de ces restructurations de la fin du XXe siècle, encore un de ces processus inachevés de déconstruction-reconstruction qui est aussi une tentative de recomposer le monde où nous vivons, notre vision de ce monde, et nos espaces quotidiens. L’objet premier de notre attention est ici la restructuration de l’imaginaire urbain, de notre conscience située et urbano-centrique, et de la manière dont ces nouvelles constructions idéologiques affectent la vie quotidienne dans la postmétropole. Notre souci est aussi de comprendre comment cette restructuration de la conscience urbano-centrée étend sa sphère d’influence pour modeler la façon de réguler et de contrôler l’espace et la société de la ville, et comment leur cohésion est préservée malgré de puissantes forces centrifuges. Si le chapitre précédent s’attachait à la surveillance, à la clôture, à l’enfermement, et au contrôle policier sous leurs formes les plus directes, ce sixième discours explore une forme différente, plus subtile, de régulations socio-spatiales, une forme qui, au propre comme au figuré, « joue avec l’esprit » et met la manipulation de la conscience citoyenne et des imaginaires populaires urbains au service du maintien de l’ordre. L’imaginaire urbain désigne ici à la fois nos cartes mentales, la forme de notre connaissance de la réalité urbaine, et les grilles d’interprétation qui guident nos pensées, nos affects, nos jugements, nos choix d’action dans les lieux, les espaces et les communautés où nous vivons. La restructuration économique post-fordiste, l’intensification de la globalisation, la révolution de l’information et des communications, la déterritorialisation et la reterritorialisation, la recomposition des formes urbaines et des structures sociales, et tant d’autres forces à l'œuvre dans la transition post métropolitaine ont largement reconfiguré notre imaginaire urbain : des distinctions et des significations autrefois plus claires sont à présent floues, tandis qu’émergent de nouvelles façons de penser et d’agir en milieu urbain. Comme jamais auparavant, la friction de la distance s’estompe de nos espaces urbains d’instantanéité globale, et des barrières naguère infranchissables sont de plus en plus perméables et ouvertes à la communication humaine. Les titres des textes représentatifs semblent suggérer que nous sommes entrés dans un « hyperespace » urbain de cités invisibles, d’urbanisme postmoderne, de toiles électroniques, de communautés virtuelles, de géographie de nulle part, de mondes simulés par ordinateur, cybercités, Simcities, villes numériques. Comment ces villes réelles et la réorganisation de l’imaginaire urbain qui les caractérise peuvent-elles faire sens pour les chercheurs et tous ceux qui s’y confrontent dans la théorie et la pratique, tel est, en gros, l’objet de ce sixième discours.

Ré-imaginer l’espace urbain : la guerre du faux

La cité existe comme une série de doubles : elle a ses cultures officielles, et ses clandestines ; c’est un lieu réel, et un endroit imaginaire. À la sophistication de son système de rues, d’habitations, de parcs, de bâtiments publics, de magasins, répond la complexité des habitudes, des usages, des attentes et des espoirs qui nous habitent en tant que sujets urbains. Nous découvrons que la « réalité urbaine » n’est pas une mais multiple, et qu’à l’intérieur de la ville, il y a toujours une autre ville.

Iain Chambers, Popular Culture : The metropolitan experience (1986)

... la distinction logique entre monde réel et mondes possibles a été définitivement mise en crise. Umberto Eco, La guerre du faux, Voyages dans l'hyperréalité Traduction Myriam Tanant avec

Page 3: Edward Soja, Postmetropolis chapitre 11.geojapon.fr/documents/Edward_Soja.pdf · 2018-11-19 · lentement sur l'étendue de la carte. C'est le réel, et non la carte, dont les vestiges

la collaboration de Piero Caracciolo, Grasset 1985 Pratiquement tous les changements de l’imaginaire urbain sont en quelque façon liés à la prise de conscience qu’il est devenu plus difficile que jamais de distinguer ce qui est réel de ce qui est imaginé, ce qu’on peut en confiance reconnaître comme des faits de ce qu’il faut sans équivoque identifier comme fiction. De cette incertitude confuse sont nés de nouveaux mots qui visent à cerner cette proposition fondamentale : que la réalité, ce Monde Réel comme dit Eco, n’est plus ce qu’elle était. On entend parler « d’auto-fiction », de « télé-réalité », de « docu-fiction », de communicants qui fabriquent à la demande une réalité à coup de « petites phrases » prédigérées et d’images trafiquées. Comme dit Eco, nous sommes de plus en plus plongés dans une mer de « vrai faux », et de « villes absolument fausses », reconstruction de mondes fantasmés qui sont « plus réels que la réalité ». La « réalité virtuelle », « l’intelligence artificielle », les « communautés numériques » créent de toutes pièces de nouveaux cyber-mondes. La conduite de la politique étrangère, des campagnes politiques, des affaires de litiges juridiques, et même des guerres est de plus en plus liée aux considérations d’image publique et privée, et des impressions de seconde main sur les événements supplantent la connaissance précise de la réalité des faits. Le mot qui s’est imposé pour définir et conceptualiser cette confusion et cette fusion grandissantes du réel-et-imaginaire est hyperréalité. Il existe un rapport intéressant entre les préfixes utilisés dans « hyperréalité » et « postmodernité ». À la fois post et hyper, de même que les préfixes voisins méta et trans suggèrent un mouvement au-delà d’un état existant, même si chaque préfixe charge ce mouvement d’une signification supplémentaire. Post et méta sont liés à l’idée d’« après », ainsi que d’un changement significatif de lieu, de position, ou de nature. Trans évoque plus spécifiquement une traversée mais également fait référence à un changement de condition. Hyper ajoute une idée d’accélération, et souvent aussi d’excès. Dans les débats sur la nouvelle modernité contemporaine, chacun de ces préfixes a servi (postmodernité, méta-modernité, hyper-modernité) pour introduire de subtiles variations sur le même thème. De la même façon on peut défendre l’emploi de mots comme post-réalité, méta-réalité, ou trans-réalité à la place d’hyperréalité. Mais, comme pour post modernité, l’usage (ou l’abus) autant universitaire que populaire a imposé « hyperréalité » qui demeure le mot le plus employé. Il y a bien des façons d’aborder ce sixième discours et d’explorer les effets de l’hyperréalité sur l’imaginaire urbain. Parmi ses « voyages dans l’hyperréalité » nombreux sont ceux qui suscitent un sentiment de déjà-vu, tant ils se rapportent à des sujets déjà abordés dans ce livre (par exemple dans l’introduction de la seconde partie et dans Thirdspace, l’ouvrage qui lui fait pendant, en particulier les chapitres 7 et 8). À propos d’affiliation à des textes antérieurs, les discours sur la postmétropole se recentrent sur les perspectives et les manières de voir de la pensée critique sur la culture. Tandis que dans les chapitres précédents la critique de la culture à proprement parler demeurait périphérique, elle devient ici centrale.

Jean Baudrillard et la précession des simulacres 1

Aujourd'hui l'abstraction n'est plus celle de la carte, du double, du miroir ou du concept. La simulation n'est plus celle d'un territoire, d'un être référentiel, d'une substance. Elle est la génération par les modèles d'un réel sans origine ni réalité : hyperréel. Le territoire ne précède plus la carte, ni ne lui survit. C'est désormais la carte qui précède le territoire - précession des simulacres - c'est elle qui engendre le territoire et s'il fallait reprendre la fable, c'est aujourd'hui le territoire dont les lambeaux pourrissent

1Cette section reprend certains passages du chapitre 8 de Thirdspace, 1996 : 239-44

Page 4: Edward Soja, Postmetropolis chapitre 11.geojapon.fr/documents/Edward_Soja.pdf · 2018-11-19 · lentement sur l'étendue de la carte. C'est le réel, et non la carte, dont les vestiges

lentement sur l'étendue de la carte. C'est le réel, et non la carte, dont les vestiges subsistent çà et là, dans les déserts qui ne sont plus ceux de l'Empire, mais le nôtre. Le désert du réel lui-même.

Jean Baudrillard, Simulacres et simulations, (1981) p. 10

Le monde dans lequel autrefois nous parlions en confiance de changements et de renouveau, de tendances et d’orientation, était un monde concret où nous pouvions faire la différence entre une idée et son référent, entre une représentation et ce qui était représenté, entre l’image et la réalité. Mais à présent, explique Baudrillard, les deux choses sont irrémédiablement emmêlées. Prenez son concept le plus important, celui de simulation ( « feindre d’avoir ce qu’on n’a pas » ) vous pourriez penser que la simulation consiste à prétendre que quelque chose n’est pas ce que c’est en effet : pas de quoi nous alarmer puisque nous croyons savoir distinguer le faux-semblant de la réalité. Mais telle n’est pas la simulation de Baudrillard : elle efface la différence même entre les catégories du vrai et du faux, du réel et de l’imaginaire. Nous n’avons plus aucun moyen ni de démasquer le faux-semblant ni de certifier la réalité, de savoir lequel est lequel. Pour rendre compte de ce changement, il nous faut dire que « désormais » le « rapport s’est inversé », que la carte se trouve précéder le territoire, comme le signe la chose. Et en même temps, ces affirmations sont illégitimes, les mots mêmes que nous utilisons « feignent d’avoir ce qu’ils n’ont pas », en d’autres termes, du sens ou des référents. En réalité, nous sommes incapables de faire la différence entre la carte et le territoire, et nous aurions beau nous écraser le nez contre la chose elle-même que nous en serions toujours incapables.

Zygmunt Bauman Disparaître dans le désert. (1988)2 Jean Baudrillard, le philosophe et sociologue français, est peut-être le plus connu des théoriciens et des exégètes de l’expansion de la sphère de l’hyperréalité et du brouillage des frontières entre le réel et l’imaginé qu’elle induit. Ses voyages dans l’hyperréalité s’articulent autour de ce qu’il appelle la précession des simulacres, le remplacement progressif de la réalité (du monde) par ses images ou ses représentations simulées ; un processus qui pour lui est à son stade le plus avancé en Californie du Sud, où pratiquement toute la réalité est à présent simulée de façon réaliste3. Au début de Simulacres et simulations, petit ouvrage dans lequel il discute en détail cette précession révolutionnaire, en citant un passage de l’Ecclésiaste, Baudrillard rappelle l’usage biblique du terme « simulacre » (une copie parfaite d’un original qui peut n’avoir jamais existé) en référence à la doctrine selon laquelle l’hostie et le vin de la communion sont réellement le corps et le sang du Christ, comme la statue dans l’alcôve est réellement la vierge Marie : « Le simulacre n’est jamais ce qui cache la vérité – c’est la vérité qui cache qu’il n’y en a pas. Le simulacre est le vrai. » Autrement dit, le simulacre « précède » la réalité au sens temporel et spatial et en somme fait de lui-même la définition de la réalité, au moins pour les fidèles. Baudrillard part de la notion biblique de simulacre qu’il sécularise pour en faire le point de départ de l’exploration de phénomènes contemporains plus concrets, et en premier lieu l’expansion du royaume de l’hyperréalité et de ses dépendances. Dans la plus connue de ses allusions à la question spatiale, Baudrillard, influencé par le réalisme magique de J. L. Borgès, explique qu’aujourd’hui la carte, comme représentation et comme objet graphique, supplante de plus en plus le territoire réel qu’elle est censée représenter.

2Zygmunt Bauman, « Disappearing into the Desert », Times Literary Supplement, 16-22 décembre 1988; critique

de l’édition américaine d’Amérique, de Baudrillard.

3Avant même sa stimulante Amérique, dont il est question plus haut, Baudrillard avait Los Angeles en tête. Dans Simulacres et Simulations (Galilée, 1981), il décrit une Los Angeles « encerclée de ces sortes de centrales imaginaires qui alimentent en réel, en énergie du réel, une ville dont le mystère est justement de n’être plus qu’un réseau de circulation incessante, irréelle », « un immense scénario et un travelling perpétuel »qui « a besoin de ce vieil imaginaire [...] fait de signaux d’enfance et de phantasmes truqués » (p.26)

Page 5: Edward Soja, Postmetropolis chapitre 11.geojapon.fr/documents/Edward_Soja.pdf · 2018-11-19 · lentement sur l'étendue de la carte. C'est le réel, et non la carte, dont les vestiges

Autrement dit, la représentation devient le réel, sans que rien ne demeure « derrière » elle. Selon Baudrillard, il n’y a plus de doubles, ni de cités ou de territoires secrets à découvrir sous la surface. Toutes les choses, y compris l’imaginaire urbain, sont à présent condensées autour des simulations et des simulacres. Et il enfonce le clou de multiples façons. « L’ordre et la loi » et avec eux toutes formes d’incarcération et de régulation « pourraient bien n’être que simulation » (1981 : 36). Il est désormais « impossible d'isoler le processus du réel, ni de faire la preuve du réel » car « partout l'hyperréalisme de la simulation se traduit par l'hallucinante ressemblance du réel avec lui-même » (1981 : 38 ; 41). Même nos activités de production en sont transformées. « Ce que toute une société cherche en continuant de produire, et de surproduire, c'est à ressusciter le réel qui lui échappe. C'est pourquoi cette production "matérielle" est aujourd'hui elle-même hyperréelle » (1981 : 41)4. Il explique ainsi la différence entre la simulation et la dissimulation (ou la prévarication ou le mensonge).

Dissimuler est feindre de ne pas avoir ce qu'on a. Simuler est feindre d'avoir ce qu'on n'a pas. L'un renvoie à une présence, l'autre à une absence. Mais la chose est plus compliquée, car simuler n'est pas feindre [...] [car] feindre [...] laiss[e] intact le principe de réalité : la différence est toujours claire, elle n'est que masquée. Tandis que la simulation remet en cause la différence du « vrai » et du « faux », du « réel » et de l'« imaginaire » (1981 : 12).

En orientant la discussion vers des questions encore plus contemporaines, Baudrillard nous pousse à reconnaître jusqu’à quel point les combats de la « vraie » guerre du Golfe ont eu pour théâtre non pas le Proche Orient mais plutôt les tranchées de CNN et des médias globalisés. La guerre du Golfe (et par conséquent presque tous les événements majeurs des deux dernières décennies) concernait les images, les représentations, et les impressions ou moins autant que les armes, le pétrole, et autres considérations matérielles sous-jacentes. Reconsidérant de la même façon le cambriolage du Watergate, il affirme que « jadis on s'employait à dissimuler un scandale » c’est à dire qu’on mentait, tandis qu’aujourd’hui « on s'emploie à cacher le fait que ce n'en est pas un » et que ce qui semble être un scandale est en réalité le fonctionnement normal du gouvernement américain (1981 : 29). Comme d’habitude Baudrillard use d’hyperboles flamboyantes pour souligner l’importance de son idée fondamentale, à savoir que quelque chose de profondément différent se produit aujourd’hui dans le rapport entre le réel et l’imaginaire, au point d’inaugurer une ère nouvelle dans nos façons de comprendre le monde et d’agir. Quelle que soit la façon dont nous l’envisageons, la réalité n’est plus ce qu’elle était. L’exagération continuelle et souvent délibérée de Baudrillard a suscité la colère et la frustration de nombre de ses lecteurs. Nombreux sont ceux, surtout à gauche, qui rejettent son travail en raison de l’impasse politique à laquelle il semble mener : une invitation apparente à se mettre en retrait pour vivre avec le monde irrésistible des simulations plutôt que de lutter contre lui. Mais ses envolées les plus colorées sont sous-tendues par une critique puissante de l’épistémologie contemporaine, du discours sur les critères de vérité et d’utilité que nous appliquons à notre connaissance. Et cette critique mérite qu’on s’y arrête, car elle ouvre de nouvelles perspectives pour notre compréhension de l’imaginaire urbain restructuré et de la transition postmétropolitaine. Avant de rejeter de Baudrillard trop rapidement (ou d’adhérer tout à fait à ses écrits), il est utile de rappeler ces discussions épistémologiques.

4Cette remarque sur la production et la surproduction est au cœur de la critique que Baudrillard adresse au

marxisme classique. Dans ses travaux antérieurs (Pour une critique de l’économie politique du signe (1972), Le miroir de la production (1973, L’échange symbolique et la mort (1976)), il étend la théorie marxiste pour l’arracher à sa fixation sur la production matérielle et son incapacité à aller au delà de concepts comme ceux de valeur d’usage et de valeur d’échange afin d’embrasser aussi des processus de production culturels et symboliques. Dans Simulacres et Simulations, il rompt symboliquement ses liens avec le marxisme et les formes apparentées de matérialisme historique et de structuralisme en désignant la totalité de la base matérielle de la production et de la surproduction (source des crises inhérentes au capitalisme) dans un premier temps comme une « superstructure », puis comme hyperréelle.

Page 6: Edward Soja, Postmetropolis chapitre 11.geojapon.fr/documents/Edward_Soja.pdf · 2018-11-19 · lentement sur l'étendue de la carte. C'est le réel, et non la carte, dont les vestiges

L’approche critique de Baudrillard se déploie à travers ce qu’il appelle « les phases successives de l’image », chronologie philosophique qu’on peut voir comme une succession de grandes épistémè (conceptions de la connaissance) qui correspond au développement de la modernité occidentale dans la continuité des lumières : en termes simples, une série de modèles mentaux différents, qui servent à interpréter le monde pour y agir. La première épistémè, ou la première phase, correspond à la métaphore du miroir où l’image est considérée comme « le reflet d’une réalité profonde ». Le savoir pratique découle de notre capacité à saisir en pensées rationnelles le reflet sensible du monde réel empirique en séparant l’information précise, pertinente et utile du bruit et en corrigeant les distorsions. Tel est le fondement épistémologique de la science moderne et de la méthode scientifique. C’est aujourd’hui encore, massivement, le modèle épistémologique dominant pour les sciences de l’homme, de la vie et de l’univers, et on peut même le retrouver, malgré ses détracteurs, comme un élément important du socle de la pensée critique et de ses prolongements pratiques qui proposent une interprétation du monde en vue d’agir pour l’améliorer. La deuxième grande épistémè s’est surtout développée de façon systématique au XIXe siècle même si, comme pour la première, on en trouverait des précurseurs bien plus tôt. Elle s’incarne non pas dans la métaphore du miroir mais dans celle du masque, qui symbolise l’idée selon laquelle un voile trompeur d’apparences contrefaites fait écran aux « bons » reflets qu’on pourrait en principe recevoir du monde réel de l’expérience. Selon Baudrillard, l’image « masque et dénature une réalité profonde ». La connaissance pratique et la compréhension critique supposent donc de démasquer, de démystifier les apparences superficielles en creusant afin de voir sous le monde empirique des réflexions directement mesurables. La systématisation de ce type de discours critique est étroitement liée au développement des diverses formes de structuralisme, depuis Marx, Freud, et de Saussure jusqu’à la théorie critique contemporaine sur l’art, la littérature, et l’esthétique (mais dans ce domaine, diraient certains, il a toujours existé une forme non théorisée d’exploration des choses cachées derrière les apparences, dans les peintures, les poésies, ou les textes historiques). Cette épistème alternative a probablement constitué le contre modèle épistémologique dominant de toutes les théories ouvertement critiques et de leurs prolongements pratiques tout au long du XXe siècle. Selon Baudrillard, la fin du XXe siècle voit l’émergence d’une troisième épistémè qui s’ajoute aux autres et introduit une nouvelle épistémologie dont la métaphore fondatrice est le simulacre. L’image désormais « masque l’absence de réalité profonde », symptôme du passage de la simple dissimulation (feindre de ne pas avoir ce qu’on a, effet des apparences trompeuses et mensongères des choses) à la « liquidation de tous les référentiels » par la substitution des signes et de la simulation du réel au réel lui-même. Cette précession des simulacres remet en cause l’existence même d’une différence entre le vrai et le faux, le réel et l’imaginaire, le signifiant et le signifié : par là même disparaît notre capacité à les distinguer. Ni la science matérialiste ni la théorie critique, même sous leurs formes les plus avancées, ne peuvent rendre compte des conséquences et de la signification de cette précession des simulacres qui sape les repères traditionnels en brouillant la signification du vrai et du faux. Baudrillard, cependant, ne s’en tient pas là. Il ajoute une quatrième phase, une sorte de stade terminal, où l’image « est sans rapport à quelque réalité que ce soit : elle est son propre simulacre pur ». On peut défendre l’idée selon laquelle cette quatrième phase n’est pour Baudrillard qu’une menace potentielle – sa version personnelle de l’Apocalypse de la postmodernité, qui exige sans délai un engagement politique et une résistance active. Mais on peut aussi lire tout ce que Baudrillard a écrit depuis Simulacres et simulations comme une réaction devant le fait accompli : un monde d’où la réalité fondamentale a complètement disparu, livré à la seule « extase de la communication » expression qui lui vaut son statut de gourou des internautes fanatiques et autres accros au cyberespace. Je préfère la première

Page 7: Edward Soja, Postmetropolis chapitre 11.geojapon.fr/documents/Edward_Soja.pdf · 2018-11-19 · lentement sur l'étendue de la carte. C'est le réel, et non la carte, dont les vestiges

hypothèse. Accepter la seconde signifierait un renoncement trop grand aux possibilités de progrès par la résistance et l’action face à l’état dominant des choses dans la postmodernité et la postmétropole. Pour conclure cette section et introduire la suivante je m’en remets à Céleste Olalquiaga.

...le débat postmoderne n’a pas dépassé ce qu’Umberto Eco, au sujet de la polémique enflammée sur les bienfaits et les méfaits des médias de masse, appelait il y a une vingtaine d’années « apocalittici e integrati ». Aux États-Unis, cela a pris une coloration particulière, notamment avec une schizophrénie tout à fait postmoderne qui porte les théoriciens à simultanément adorer et détester le postmodernisme. À cet égard, la figure la plus intéressante est sans doute cet étrange prophète cosmique Jean Baudrillard, dont la simple mention du nom a sur les participants au débat l’effet de Moïse sur la mer Rouge. Quant à moi, j’avoue que ma relation est ambiguë : quoique sous l’influence de la vision de Baudrillard, je suis persuadée que la simulation est fondamentale pour comprendre le postmodernisme, je suis en désaccord total sur ses conclusions au sujet de la disparition du référent.

Olalquiaga 1992 XV

Céleste Olalquiaga et la psychasthénie postmoderne

Les corps deviennent comme des villes, leurs coordonnées temporelles sont désormais spatiales. Une compensation poétique a remplacé l’histoire par la géographie, les récits par des cartes, les souvenirs par des scénarios. Nous ne nous voyons plus comme continuité mais comme localisation ou plutôt comme délocalisation dans le cosmos urbain/périurbain. On a troqué passé et futur pour des icônes : photos, cartes postales, films compensent leur perte. Un surcroît d’information tente de maîtriser cette évanescence du temps en le réduisant à une chronologie compulsive. On explique à présent le processus et le changement comme une transformation cybernétique, et il est de plus en plus difficile de distinguer entre notre être organique et notre être technologique. Il n’est plus possible d’être enracinés dans l’histoire. À la place, nous sommes connectés à la topographie des écrans d’ordinateurs et des moniteurs vidéo. Il nous donnent le langage et les images dont nous avons besoin pour atteindre les autres et nous voir nous-mêmes.

(1992 : 93) La confusion postmoderne du temps et de l’espace qui fait s’effondrer la continuité temporelle dans l’extension et qui égare la dimension spatiale dans la duplication change la culture urbaine en un gigantesque hologramme capable de produire n’importe quelle image dans un vide apparent. Le même processus change le temps et l’espace en icônes d’eux-mêmes, et par là, les réduit à des scénarios.

(1992 : 19) Olalquiaga brosse un autre portrait de l’hyperréalité quotidienne de la formation, un portrait plus spécifiquement urbain et plus explicitement spatial que celui de Baudrillard. Dans Megalopolis: contemporary cultural sensibilities (1992), elle décrit le malaise psychologique grandissant causé par la révolution des communications et de nombreux autres facteurs qui modèlent notre rapport avec notre habitat, les lieux et les espaces où nous vivons. Elle nomme « psychasthénie » ce malaise qu’elle associe avec ce qui a souvent été décrit comme « la condition postmoderne » ; soit le fait d’être au propre comme au figuré « perdu dans l’espace ». Pour reprendre la citation de l’introduction de la deuxième partie, Olalquiaga définit la psychasthénie comme « une perturbation de la relation entre le sujet et son territoire environnant », une incapacité inquiétante à situer les frontières de notre propre corps. Les caractéristiques spatiales du corps, cette « géographie intérieure immédiate » sont de plus en plus confondues avec les « espaces représentés » ce qui nous conduit à abandonner notre propre identité pour « inclure l’espace au-delà », à nous camoufler dans le milieu plus vaste en nous effaçant en tant qu’entité individuelle. (1992 : 1-2)

Page 8: Edward Soja, Postmetropolis chapitre 11.geojapon.fr/documents/Edward_Soja.pdf · 2018-11-19 · lentement sur l'étendue de la carte. C'est le réel, et non la carte, dont les vestiges

Cette crise virtuelle et spatiale de l’identité est donc associée au brouillage des distinctions entre le corps, le sujet, la ville, et toutes les formes représentées, imaginées ou simulées de leurs espaces. Pour parler comme Baudrillard, nos cartes imaginées du monde réel, qui naguère n’étaient que miroirs et masques, sont de plus en plus dans un rapport de précession ou de fusion avec les géographies concrètes de notre quotidien. Ces représentations ou ces images à leur tour, affectent tout ce que nous faisons, de l’endroit où nous faisons nos achats à la façon dont nous votons, de nos opinions sur les grandes questions du monde au choix de nos partenaires sexuels. Les citadins se camouflent de plus en plus dans un environnement de représentations et de simulations spatiales. l’image se substitue à la mémoire, à l’expérience, à l’histoire pour situer et caractériser les lieux ; et les connexions à la « topographie des écrans d’ordinateurs et des moniteurs vidéo » nous donnent immédiatement le langage et les images pour « atteindre les autres et nous voir nous-mêmes ». Cette psychasthénie spatiale n’est pas l’apanage de la culture postmoderne. Les villes et les autres cadres spatiaux de la vie sociale ont toujours eu le pouvoir d’absorber et de représenter la conscience et l’identité. Ce qui est vraiment nouveau, c’est l’échelle et la portée de cette épidémie de spatialités simulées et son pouvoir de contamination qui remodèle l’essence et la signification de nos façons de vivre, de voir, et d’habiter le monde. Mais Olalquiaga ne se contente pas de montrer là une force entièrement négative ou tout à fait immuable, et c’est d’une importance cruciale. Elle nous place face à un choix fondamental. Nous pouvons tout simplement jouir des séductions indéniables de la dissolution psychasthénique dans l’espace, en changeant de costume chaque fois que nous serions tentés de nous conformer à un nouveau scénario, qu’il s’agisse de DisneyWorld ou de l’Internet. Ou alors nous pouvons détourner le processus, prendre avantage de son étendue spatiale, de ses frontières floues, de la fin des hiérarchies rigides, de la flexibilité et de la fragmentation pour nous engager de manière plus créative dans une praxis spatiale de la transgression, du franchissement de frontière, du travail sur les marges, en se consacrant au droit à être différent de façon à réorienter les voies d’épanchements de l’hyperréalité de leurs origines conservatrices en direction d’objectifs plus progressistes. Par opposition à l’impasse du scénario apocalyptique de la culture postmoderne selon Baudrillard et aussi aux lamentations nostalgiques de la gauche libérale moralisatrice qui porte le deuil de toutes les choses qui se sont perdues dans la postmodernité, Olalquiaga pointe avec optimisme les nouvelles possibilités de résistance créative et de subversion qu’offrent, avec la précession des simulacres, les progrès de l’hyperréalité. À partir des paysages culturels latinos contemporains actuels et de leur influence sur la « latino-isation » des États-Unis, elle propose sa version de la mégapole postcoloniale, Tupinicópolis, en référence à un groupe « rétrofuturiste » d’Indiens Tupi concurrents en 1987 du concours de samba du carnaval brésilien chevauchant « des motos japonaises supersoniques... portant des baskets aux couleurs vives et des plumes phosphorescentes » et incarnant un « scénario high-tech urbain... de diagonales et de spirales expressionnistes où figuraient des autoroutes, des gratte-ciel, des néons, des centres commerciaux, la banque tupinocopolitaine, le Tupi Palace Hotel, et une discothèque ». Avec cet exemple et d’autres, également latino-américains, comme le punk chilien et Superbarrio, une figure culte née à la fin des années 80 dans les bidonvilles de Mexico en lutte contre la corruption policière, la pollution et la pauvreté, Olalquiaga inaugure une interprétation résolument postcoloniale, postmoderne et métropolitaine de la nouvelle question politique de la culture avec une approche de la différence, de la représentation et de l’identité dans un style latino-américain.

La version proprement latino-américaine de la culture internationale tend vers un hyperréalisme dont les attributs sont uniquement parodiques. Cet « hyperréalisme magique » renverse souvent l’image

Page 9: Edward Soja, Postmetropolis chapitre 11.geojapon.fr/documents/Edward_Soja.pdf · 2018-11-19 · lentement sur l'étendue de la carte. C'est le réel, et non la carte, dont les vestiges

d’un peuple colonisé humble instrument des découvertes de la métropole pour la remplacer par celle d’un public de spectateurs cyniques morts de rire devant ce qui pour lui ne sont que les nuances stériles de cultures incapables de voir leur propre infatuation. (1992:75)

Pour elle ce « radicalisme iconique » métissé, dans son désir parodique de « renverser les paradigmes produits par le premier monde » est le lieu où...

...on peut trouver les propositions culturelles les plus enthousiasmantes de notre époque. En dépassant la mélancolie postindustrielle et en laissant de côté la globalisation marchante de l’ethnicité, le renversement humoristique d’images des médias de masse, comme l’exposition artistique de disciplines scientifiques... fonctionne exclusivement à l’intérieur du régime iconique en exaltant la flexibilité comme langage et sa capacité à être dévié, tordu, et retourné pour la satisfaction de besoins bien plus variés que ceux qui à l’origine avaient suscité ces icônes. Les cultures postcoloniales, rompues par une longue histoire au métissage des codes et aux rôles spectaculaires, montrent par ce renversement comment le monde peut aussi être un scénario agencé pour leur propre plaisir de spectateurs et de metteurs en scène. (1992:91)

Nous retrouvons ici des allusions à ce que bell hooks décrit comme « le choix des marges comme espace d’ouverture radicale», certes lieux traditionnels d’oppression, mais qui sont aussi susceptibles d’être transformés pour créer des simulations subversives et des communautés éclectiques de résistance5. De tels lieux d’ouverture radicale doivent être gardés ouverts et actifs, à la fois contre la fermeture nihiliste du Baudrillardisme et contre la puissante voracité du cyberespace, notre prochaine approche de l’hyperréalité, qui aspire tout, le positif comme le négatif, dans son empire normatif.

Le cyberespace et la production électronique de l’hyperréalité

Afin de transposer aux espaces habités de la postmétropole les débats philosophiques et épistémologiques sur l’hyperréalité, il nous faut passer par une région intermédiaire, région qui se représente elle-même comme le média principalement à l’origine de la production et de la reproduction de l’hyperréalité. Cette région grouille de néologismes et d’inventions de vocabulaire autant que celles dont nous avons déjà parlé, mais un terme a émergé du bouillonnement lexical de la culture et des représentations populaires pour devenir presque hégémonique. Ce terme est cyberespace, encore un hybride gréco-latin, comme télévision ou hétérosexuel. Un panorama critique de ce monde envahissant de l’hyperréalité produite par ordinateur est un autre moyen d’aborder la restructuration de l’imaginaire urbain. Le préfixe cyber est issu du verbe grec signifiant diriger un navire, ou, plus proprement, gouverner. Il a fait son entrée dans la langue actuelle il y a plus de 40 ans surtout pour décrire la nouvelle science de la cybernétique, c’est-à-dire l’application de ce qu’on appelait la « théorie de l’information » à l’étude des mécanismes de contrôle et de communication tant chez les êtres vivants que chez les machines. Le cyber-discours a par la suite évolué, et la cybernétique s’est mise à engendrer toute une famille de termes liés à l’émergence du nouveau monde de la communication médiatisée par ordinateur tout en flirtant de plus en plus avec les thèmes de

5Cette traduction sérieusement ludique d’« hyperréalisme magique » transgressif est particulièrement riche en

Amérique latine et très enracinée dans la littérature chicano contemporaine, souvent focalisée sur Los Angeles. Voir, par exemple, Guillermo Gómez Peña, Warriors of Gringostroika, St. Paul : Graywolf Press, 1993.

Page 10: Edward Soja, Postmetropolis chapitre 11.geojapon.fr/documents/Edward_Soja.pdf · 2018-11-19 · lentement sur l'étendue de la carte. C'est le réel, et non la carte, dont les vestiges

l’hyperréalité, non sans multiplier les allusions philosophiques à Baudrillard6. Cependant, en rapprochant cyber et espace la cybernétique affirme explicitement sa spatialisation d’une façon qui ne relève pas uniquement de la métaphore. Alors que de nos jours on ne parle plus guère de la cybernétique, le cyberespace est implanté au coeur même de l’imaginaire populaire et façonne en profondeur la façon dont la culture contemporaine conçoit l’espace et le temps en ce début de XXIe siècle7. On attribue généralement au romancier William Gibson la création du terme cyberespace. Dans Neuromancien, conte de science-fiction (ou d’hyper réalisme magique) de 1984, plein de « cow-boys » (plus tard « cybernautes ») « se branchant » le système nerveux dans « la matrice », Gibson a créé un modèle de ce qui est désormais devenu le monde « artificiel » de la réalité virtuelle, synonyme contemporain le plus utilisé de cyberespace8. Gibson présente le cyberespace comme «Une hallucination consensuelle vécue quotidiennement en toute légalité par des dizaines de millions d’opérateurs, dans tous les pays,… Une représentation graphique de données extraites des mémoires de tous les ordinateurs du système humain. Une complexité impensable. Des traits de lumière disposés dans le non-espace de l’esprit, des amas et des constellations de données. Comme les lumières de villes, dans le lointain… » (1995a : 64). Dans le contexte du roman, ces lumières urbaines évoquent Los Angeles vue du ciel. Dans un roman « cyberpunk » ultérieur, Lumière virtuelle, (1994) Gibson nous invite à explorer plus avant ces lumières lointaines, dans la postmétropole de San Francisco, avec des excursions annexes à Los Angeles par l’intermédiaire de City of quartz de Mike Davis auquel Gibson, dans ses remerciements, rend hommage pour «ses observations sur la privatisation des espaces publics ». Voici une brève citation pour aider à situer Lumière virtuelle :

Yamazaki s'arrêta. Il se tint un instant immobile, la main sur une rampe en bois marquée de symboles argentés tracés à la bombe. L'histoire de Skinner semblait irradier sur les mille petits détails qui l'entouraient, sur les sourires des visages barbouillés, sur la fumée des cuisines ambulantes, comme des anneaux de sons concentriques issus d'une grande cloche invisible, trop graves pour être perçus par l'oreille avide d'un étranger. Nous avons bouclé non seulement une fin de siècle, se dit-il, mais un millénaire. Quelque chose a pris fin. Une ére? Un paradigme? Partout, il y a les signes d'un achèvement. La modernité était révolue. Ici, sur ce pont, elle l'était depuis longtemps. Il décida de marcher vers Oakland, afin de tâter le cœur étrange de la nouvelle entité. (1995 : 139)9

Deux livres d’Howard Rheingold, ex-directeur de la Whole Earth Review, donnent corps au discours plus large issu de la fantasmagorie réaliste des voyages cyberspatiaux de Gibson10.

6Pour surfer sur la toile baudrillardienne, se connecter sur :

http://intermargins.net/intermargins/TCulturalWorkshop/academia/scholar%20and%20specialist/Baudrillard/Baudrillard%20on%20the%20

Web.htm .

Le site offre une longue liste de « liens vers des travaux de et sur Jean Baudrillard », dont un texte de Mark Nunes : « Baudrillard in cyberspace: Internet, Virtuality and Potmodernity », publié à l’origine dans Style 29, 1995 : 314-27.

7Il me semble que le succès remarquable du terme cyberespace est au moins en partie imputable à ce qu’on appelle le tournant spatial à la fois des sciences humaines et de l’imaginaire populaire.

8William Gibson : Neuromancien, J’ai Lu, 1995. Lumière Virtuelle, J’ai Lu, 1995.

9C’est à propos d’Oakland que Gertrude Stein a eu son mot célèbre sur l’urbanisme contemporain : « Il n’y a pas de là-bas, là-bas », citation qu’on a plus souvent appliquée à Los Angeles.

10Howard Rheingold : La Réalité Virtuelle, Dunod, Paris, 1993. Et Les communautés virtuelles, Addison-Wesley France, Paris, 1995.

Page 11: Edward Soja, Postmetropolis chapitre 11.geojapon.fr/documents/Edward_Soja.pdf · 2018-11-19 · lentement sur l'étendue de la carte. C'est le réel, et non la carte, dont les vestiges

Dans un chapitre de La réalité virtuelle, sur « l’exploration du cyberespace » Rheingold retrace le développement du « marché du cyberespace » à travers la saga du projet « Cyberia » du gros éditeur californien de logiciels Autodesk. Autodesk définissait les « cyberias » comme des endroits où l’on se rend pour faire l’expérience du cyberespace. Pour John Walker, président d’Autodesk, le terme de cyberespace était le terme le plus approprié, bien meilleur que les « oxymores » « réalité virtuelle » et « réalité artificielle ». Autodesk était à ce point enchanté par le cyberespace que ses avocats sont allés jusqu’à tenter de déposer le mot au nom d’un des principaux ingénieurs de la société, Éric Gullichsen : avec pour seul résultat une lettre des avocats de William Gibson qui laissait entendre que Gibson lui-même se préparait tout bonnement à déposer pour son propre compte la marque « Éric Gullichsen ». Prodiges de la métonymie postmoderne. Dans Les communautés virtuelles, Rheingold explore plus profondément « la vie quotidienne dans le cyberespace » avec le « Well », « village virtuel », réseau de la région urbaine de San Francisco qu’il utilise à la fois pour l’échange d’informations, l’organisation d’enterrements, de pique-niques, l’assistance aux parents, où l’entraide communautaire. En faisant glisser la métaphore de la spatialité vers la biologie, Rheingold éclaire le débat sur la « cyberculture » :

Même si les métaphores spatiales sont plus susceptibles de véhiculer ce concept de « lieu » partagé par les communautés virtuelles, c'est souvent la métaphore biologique qui est plus adéquate pour marquer la manière dont la cyberculture évolue. On peut voir le cyberespace comme une espèce de bouillon de culture social, le Réseau étant le milieu nourricier de cette culture et les communautés virtuelles, dans toute leur diversité, les colonies de micro-organismes qui s'y développent. Chacune de ces colonies — les communautés du réseau — est une expérience sociale qui n'a été planifiée par personne, mais qui a pourtant lieu.

Si j’introduis Rheingold dans le présent débat, ce n’est pas pour cautionner ses expériences visionnaires et hallucinatoires de la cyber-utopie, mais pour prendre note de ses mises en garde lorsqu’à l’occasion, il critique ce qui serait un plongeon aveugle dans ces sortilèges énergisants. Ce qui est intéressant, c’est que pour ce faire, il en appelle aux hyperréalistes.

Les hyperréalistes considèrent que les technologies de communication modernes entraînent le remplacement intégral du monde naturel et de l'ordre social traditionnel par une hyperréalité mise en scène par la technologie, une « société du spectacle » dans laquelle nous ne sommes même pas conscients que nous travaillons pour gagner de l'argent destiné à payer des spectacles dont le seul but est de nous dire ce que nous devons désirer, ce que nous devons acheter et pour quel homme politique voter. Nous ne voyons pas notre environnement comme un simulacre dans lequel les médias s'attachent à nous extorquer argent et pouvoir. Nous le prenons pour la « réalité », pour l'ordre naturel des choses. Pour les hyperréalistes, la télématique, comme les autres techniques de communication, est vouée à devenir un autre instrument efficace de notre asservissement. Même si une minorité peut à la rigueur bénéficier des réseaux pour être mieux informée, la grande majorité de la population, si l'on s'en tient aux exemples analogues passés, a toutes les chances de s'en trouver encore plus manipulée. L'hyperréalité, c'est en quelque sorte une version du Panoptique suffisamment évoluée pour que personne ne croie à son existence ; les gens continuent de se croire libres, mais leur pouvoir a totalement disparu.11 La télévision, le téléphone, la radio et les réseaux informatiques sont des outils politiques très efficaces car leur fonction n'est pas de fabriquer ou de transporter des produits, mais d'influencer les perceptions et l'opinion des gens. À mesure qu'ils deviennent de plus en plus « réalistes », les programmes TV et autres divertissements électroniques servent de plus en plus d'instruments de

11Baudrillard parle de « la fin du système panoptique » et de « l’abolition même du spectaculaire » dans un

processus « d’implosion » électronique (Simulacres et Simulations, 1981, p. 50-55)

Page 12: Edward Soja, Postmetropolis chapitre 11.geojapon.fr/documents/Edward_Soja.pdf · 2018-11-19 · lentement sur l'étendue de la carte. C'est le réel, et non la carte, dont les vestiges

propagande. Les plus radicaux des membres de l'école hyperréaliste prétendent que les merveilleuses technologies de communications modernes servent à cacher la disparition et le remplacement subtil de la vraie démocratie — et de tout ce qui était authentique, nature, relations humaines, etc. — en simulacres à visées marchandes. L'illusion de démocratie électronique amenée, selon ses partisans, par la télématique n'est qu'un camouflage de plus destiné à masquer la vraie nature de l'enjeu : le remplacement de la démocratie par un état marchand planétaire exerçant son pouvoir grâce aux manipulations, par médias interposés, du désir de chacun. Pourquoi contraindre les gens par la force ou l'intimidation lorsqu'on peut les amener à payer pour se placer sous influence ?

Les mises en garde de Rheingold et la neuromancie de Gibson ne sont pas seulement intrinsèquement spatiales dans leur rhétorique et leurs références, elles sont aussi étrangement urbaines12. Je dis étrangement, parce que le discours sur le cyberespace, la réalité virtuelle, et la communication par ordinateur (de même que le discours sur la globalisation) est au plus haut point imprégné par les notions d’ubiquité spatiale, et l’idée de l’élimination progressive des frictions de la distance, des particularismes locaux, et des différences régionales dans le bourdonnement unificateur de l’Internet, le super réseau échappé de son cocon militaire en cette année singulièrement fatidique de 1984. Désormais, dit-on souvent, nous avons « conquis » l’espace. Nous pouvons à présent non seulement être en deux lieux en même temps, mais aussi être présents partout... et nulle part aussi. L’espace et le lieu, la distance et la localisation, et peut-être aussi le synécisme, ce stimulus vital des agglomérations urbaines, ne semblent plus être aussi importants que lors des périodes historiques précédentes, signe avant-coureur de ce que certains ont appelé « la fin de la géographie ». Pourtant ces prétentions au propre comme au figuré utopiques (du grec ou-topos, d’aucun lieu) du discours sur le cyberespace sont contredites au propre comme au figuré par un enracinement constant dans le milieu urbain et plus précisément post métropolitain : Los Angeles et l’aire urbaine de San Francisco, New York, Washington, Miami, Chicago, Vancouver, Londres, Tokyo, Paris, etc. la localisation est toujours importante et les disparités géographiques de développement sont toujours significatives. Même quand nous « surfons sur le net » ou « naviguons sur la toile » nous demeurons dans un complexe certes recomposé, mais toujours urbain d’espace, de connaissance, et de pouvoir. Il n’est donc pas étonnant que le cyberespace devienne un territoire politique de plus en plus disputé, avec ses propres anarchistes électroniques (menées par les hackers) et ses nouveaux mouvements sociaux (virtuels ?) en lutte active pour garantir l’accès en ligne des pauvres, des personnes âgées, des minorités défavorisées et autres oubliés du réseau. Ce territoire disputé n’est pas seulement celui des perspectives dystopiques d’inégalités sociales et spatiales aggravées, de formes intensifiées de contrôle politique et idéologique, c’est aussi celui de la promesse d’une communauté plus démocratique, plus ouverte, sans hiérarchie, polycentrique, informée et active, qui transcenderait les forces de division de la race, de la classe, et du sexe. Aujourd’hui, ces cyber-luttes sont, et continueront d’être, partie intégrante de la vie politique postmétropolitaine13. Et il n’est pas étonnant que le cyberespace ait constitué un terreau fertile pour le renouveau des études urbaines, notamment à l’articulation de l’architecture et de l’urbanisme. Un des explorateurs les plus intéressants de ces thèmes est M. Christine Boyer dont les écrits majeurs mobilisent de manière féconde les questionnements spatiaux à la fois d’Henri Lefebvre et de Michel Foucault dans une relecture de l’histoire de ceux qui font

12Pour une excellente visite de l’urbanité cyberspatiale de Singapour, et afin de savoir si « cette dystopie

hygiénique représente notre techno-futur », voir William Gibson « Disneyland with the Death Penalty », Wired 1.4 (1993), 51-5, 114-16.

13Voir, par exemple, Jube Shiver Jr. « Bursting the Barriers to Cyberspace -On-line activists fight to keep the poor, the elderly and minorities from being left out the Information Age », Los Angeles Times, colonne 1, 29 mars 1995.

Page 13: Edward Soja, Postmetropolis chapitre 11.geojapon.fr/documents/Edward_Soja.pdf · 2018-11-19 · lentement sur l'étendue de la carte. C'est le réel, et non la carte, dont les vestiges

profession de bâtir les villes14. Ajoutons donc les voyages de Boyer dans l’hyperréalité à notre itinéraire.

Christine Boyer et le vrai monde imaginaire des Cybercités

Depuis que William Gibson, dans son récit de science-fiction dystopique Neuromancien, a proclamé que le nouveau réseau informatique, la matrice des ordinateurs qu’on appelle le cyberespace ressemble à Los Angeles vue d’avion, il y a eu une tendance à tracer un parallèle entre l’espace virtuel des réseaux informatiques et les espaces post urbains dégradés et livrés au désordre. On a également dit que le cyberespace était une énorme mégalopole sans centre, une jungle urbaine proliférante. ...Cet assemblage disgracieux de dystopies urbaines et de cyberespace qu’on appelle ici cybercités, transforme la réalité du temps et des lieux en une matrice imaginaire de réseaux informatiques qui relient des lieux distants dispersés sur le globe en communiquant par l’échange parallèle et asynchrone de vastes ensembles d’informations stockées sous forme de codes électroniques... Cette transformation, dit-on, remplace l’espace occidental traditionnel de la géométrie, du travail, de la route, du bâtiment et de la machine par des formes nouvelles de diagrammes... et de réseaux représentatifs d’une « nouvelle dématérialisation de la géographie » qui altère les caractères de l’espace et du temps ordinaires jusqu’à les rendre méconnaissables. M. Christine Boyer, Cybercities (1996): 14-15

Dans « le vrai monde imaginaire des cybercités » et d’autres chapitres de CyberCities : la perception visuelle à l’âge de la communication électronique, Boyer nous convie à une visite stimulante de la transformation de la cité-machine de la modernité en cybercité informationnelle de la postmodernité, non sans recueillir en chemin une collection remarquable d’aperçus sur le cyberespace urbain15. Au recueil Cyberspace, First Steps (1992) de Michael Benedikt, elle emprunte l’expression « une nouvelle dématérialisation de la géographie » ; et au chapitre de Michel Heims dans le même ouvrage, la notion « d’ontologie érotique » du cyberespace qui attire les architectes et les urbanistes vers les lois formelles de la gestion de l’information. À partir de Deleuze, Boyer approfondit l’examen critique de la question de la discipline :

Gilles Deleuze a récemment suggéré que les milieux d’enfermement de Foucault connaissent une crise de plus en plus manifeste. Ainsi, la famille, l’usine, l’école, la cité désindustrialisée, et probablement le processus de planification urbaine sont à des stades variés de dissolution, conformément à la crise de la société disciplinaire propre aux cybercités. Ainsi, selon Deleuze, les sociétés disciplinaires qui ont façonné les comportements cèdent le pas aux sociétés numériques de la modulation par le contrôle que permet la technique informatique. Nous avons évolué d’un stade où l’utilisation des machines de production réclamait une force de travail disciplinée et une ville planifiée et organisée efficacement à un autre où nous habitons ce qu’on appelle un espace de flux défini par un réseau informatique global, une membrane indépendante de connectivité et de contrôle qui encercle le globe dans ses rets ultra rapides et permet l’ascension du nouvel ordre économique

14M. Christine Boyer, Dreaming the Rational City: The Myth of American City Planning 1893-1945, Cambridge,

MIT Press, 1983 ; Manhattan Manners: Architecture and Style, 1850-1900, New-York, Rizzoli, 1985 ; et The City and Collective Memory: Its Historical Imagery and Architectural Entertainments, Cambridge, MIT Press, 1994.

15M. Christine Boyer, CyberCities, New York, Princeton Architectural Press, 1996. Le chapitre intitulé « The Imaginary Real World of CyberCities » est paru auparavant dans Assemblage 18 (1992), 115-28. Les citations qui suivent font référence à Michael Benedikt (dir.), Cyberspace: First Steps, Cambridge, MIT Press, 1992 ; Michael Heim, « The Erotic Ontology of Cyberspace », dans Benedikt (dir.), Cyberspace, 1992, p. 59-80 ; Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés du contrôle », L'Autre Journal, n°1, mai 1990 ; Et Homi K. Bhabha, « Race, Time, and the Revision of Modernity », Oxford Literary Review 13 (1991), p. 193-219.

Page 14: Edward Soja, Postmetropolis chapitre 11.geojapon.fr/documents/Edward_Soja.pdf · 2018-11-19 · lentement sur l'étendue de la carte. C'est le réel, et non la carte, dont les vestiges

des multinationales. Dans cet ordre nouveau, le contrôle tient lieu de tamis (la matrice informatique) dont les mailles changent d’un endroit à l’autre, toujours à l’oeuvre, ondulant. L’élément important devient le code, et non la norme : le mot de passe à désormais supplanté le mot d’ordre. (1996:18)

S’inspirant de Homi Bhabha, Paul Virilio et d’autres, Boyer élabore une théorie sur « la tardivité », les disjonctions temporelles, et les « non-lieux » coloniaux qui remplissent à présent les centres « en voie de disparition » de la postmétropole et façonnent le nouvel imaginaire urbain qui émerge.

À la fin du XXe siècle, il existe à l’intérieur de la métropole des territoires inconnus et menaçants, touchés par la tardivité, avec des ruptures temporelles dans la matrice imaginaire, des zones malgré elles arrêtées dans le processus de postmodernisation. Ces divisions, ces coupures, ces interruptions de l’imaginaire urbain nous permettent de nier notre complicité dans la construction des distinctions entre les noeuds bien conçus de la matrice et les intervalles dépouillés dont nul ne se préoccupe. Reniés, ignorés, marginalisés, laissés-pour-compte, ils sont vraiment les lieux invisibles pour le centre : l’inexprimable, l’incomplet, le négligé ; poussés dans l’absence et l’oubli... La matrice imaginaire opère des disjonctions spatiales et temporelles qui nous autorisent à penser les centres urbains comme des lieux d’une bipolarité naturelle menant aux inégalités de développement, plutôt que comme le résultat d’un démembrement volontaire qui repousse des vies et des lieux en dehors, et seulement parfois à côté, des événements principaux des villes contemporaines. C’est cette division que la logique binaire de la matrice informatique nous permet d’accomplir relativement facilement. Un tel dispositif inspire ainsi à Paul Virilio ses images d’une disparition de la ville où des chronologies topographiques remplacent la construction géographique de l’espace, où la diffusion d’émissions électroniques immatérielles décompose et annihile le sens des lieux.

Boyer 1996 20-21 Dans les chapitres suivants, Boyer explore sa propre version de la ville carcérale et de la cybercité : inspirée par New York, sombre et teintée de féminisme, avec des références à Blade Runner, Chinatown, Robocop, au roman policier, aux technologies de la violence, aux systèmes de surveillance, à la militarisation de l’espace, à l’essor des enclaves privatisées, aux zones de sécurité imposée, à la prolifération des banlieues et des centres commerciaux, aux lotissements fermés et à leurs associations de propriétaires, à la communication urbaine, et à la destruction de l’espace public. Ce que Boyer propose, c’est une critique sévère et radicale de l’empreinte dystopique du cyberespace sur les villes et l’urbanisme actuel, dans une perspective qui relève plus d’un modernisme tardif que du postmodernisme : une transposition moins truculente et davantage centrée sur l’architecture de la City of quartz de Mike Davis. C’est faire oeuvre utile ; par rapport aux réactions classiques, typiquement historicisantes et déspatialisées, de la gauche face à la vogue du cyber, Boyer se distingue en apportant une perspective clairement urbaine et spatialisée. Mais, à l’instar d’une si grande part de l’anti postmodernisme radical, le choix obligatoire entre utopie et dystopie, entre rose et noir, enferment trop étroitement le débat politique sur le cyberespace dans une alternative morale totalement binaire : 0 = mal ou 1 = bien16. Finalement, Boyer ferme trop de pistes de résistance potentiellement efficace en reléguant la cybercité au rang de simple prolongement historique de la cité machine qui ne fait que perpétuer le même plutôt que de créer quelque chose de notablement différent. Cette posture rejette de fait toutes les ouvertures potentiellement progressistes des techniques cyber (y compris celles qui concernent la race, le sexe et la classe) comme autant de promesses illusoires. Les derniers

16Pour un exemple récent de technophobie dystopique de gauche, version mordernisme tardif, voir Julian

Stallabrass, « Empowering Technology: The Exploration of Cyberspace », New Left Review 211 (1995), p. 3-32.

Page 15: Edward Soja, Postmetropolis chapitre 11.geojapon.fr/documents/Edward_Soja.pdf · 2018-11-19 · lentement sur l'étendue de la carte. C'est le réel, et non la carte, dont les vestiges

mots de son chapitre « le vrai-monde-imaginaire des cybercités » résument le cynisme étroit et l’historicisme inconditionnel qui aveuglent souvent les meilleurs critiques modernes tardifs de la postmodernité : « que passe le cortège ! » (1996 : 38). Une autre réponse possible conclut le livre. Après s’être demandée si la cybercité représentait « l’effacement final et irréversible des contenants spatiaux qui autrefois renfermaient nos icônes et nos images, la dématérialisation de la cire où autrefois nous imprimions notre mémoire... Symboliquement désintégrés dans le néant des sites sacrificiels du cyberespace » Boyer suggère que ces craintes sont peut-être « une fiction de plus » (1996 : 244). La conséquence immédiate de cette alternative est soit de dire « faisons ce que nous avons toujours fait » et ne nous soucions pas de ce qui est nouveau, ou bien alors d’adopter face au monde urbain actuel un cynisme méprisant et insensible qui rivalise avec l’immobilité bovine du Baudrillardisme extrême.

Quand l’hyperréalité engendre la crise : Simcities et simcitadins

En m’inspirant des approches précédentes pour comprendre la restructuration de l’imaginaire urbain, je propose une autre voie d’entrée dans ce sixième discours : cette voie s’enfonce plus profondément dans l’hyperréalité croissante de la vie quotidienne en ville et de ces « petites tactiques de l’habitat » qui nous rapprochent de l’hyperréalité. Cette voie me rapproche aussi de chez moi, car si le fantôme de Los Angeles flottait sur les voies précédentes, cette ville est ici à la racine de notre propos et nous oriente vers de nouvelles idées. Comme je l’ai fait dans la plupart des discours précédents, j’ai choisi mes propres termes descriptifs pour rassembler et représenter les différents concepts appliqués à la transition post métropolitaine dont il est question ici. Pour définir le produit composite de l’imaginaire urbain restructuré, j’emploierai le terme de Simcities, en référence au titre d’un des jeux vidéo les plus populaires du monde. Imaginé et conçu par Will Wright, le jeu Simcity existe en deux versions, le «Classic » appelé aussi Le Simulateur de Ville Original et Simcities 2000, dont le sous-titre moins modeste est Le Simulateur de Ville Ultime17. Le manuel de la version «Classic », qui comprend un essai assez long sur « l’histoire des villes et de l’urbanisme » écrit par Cliff Ellis, présente le jeu simulation :

Quand vous jouez à Simcity, vous planifiez, construisez, et administrez des villes. Vous pouvez concevoir la cité de vos rêves ex nihilo ou prendre la tête de villes existantes comme San Francisco, Tokyo ou Rio de Janeiro. Au cours du jeu, vous affronterez les questions d’urbanisme et d’environnement d’aujourd’hui, ainsi que les catastrophes comme les incendies, les inondations, les séismes, et, à l’occasion, les attaques de monstres. Vos villes sont peuplées par des Sims, des citadins simulés. Comme leurs équivalents humains, ils construisent des maisons, des appartements, des magasins et des usines. Et comme les humains, ils se plaignent d’un tas de choses comme les impôts, les maires, les impôts, les urbanistes, et les impôts. S’ils sont mécontents, ils vont voir ailleurs, vous levez moins d’impôts, et la ville se dégrade. (Bremer, 1993a: 4)

Le manuel de Simcity 2000 ajoute une tonalité plus moralisatrice. Une citation placée en exergue vous avertit d’entrée de jeu « la quête de la cité idéale est aujourd’hui inutile... Une perte de temps... Cause de sérieux préjudice. En fait, l’idée même est dépassée : rien de tel n’existe » un défi vous est lancé après l’introduction qui suit cette citation.

Vous êtes aux commandes... S’il fait bon vivre dans votre ville, votre population augmentera. Sinon, vos Sims quitteront la ville. Vous pouvez être sûr qu’ils vous feront savoir ce qu’ils pensent de vous

17Un SimCity 3000 est sorti récemment, mais je n’ai pas eu l’occasion de m’y intéresser.

Page 16: Edward Soja, Postmetropolis chapitre 11.geojapon.fr/documents/Edward_Soja.pdf · 2018-11-19 · lentement sur l'étendue de la carte. C'est le réel, et non la carte, dont les vestiges

et de votre politique... Un des plus grands défis de Simcity 2000 est d’entretenir une ville énorme sans sacrifier la qualité de vie de vos Sims, sans vous ruiner dans l’entretien des infrastructures, et sans augmenter les impôts au point de pousser les activités à se délocaliser. Simcity 2000 vous place face aux dilemmes que connaissent tous les maires du monde. Nous nous sommes tous dit un jour ou l’autre que nous pourrions faire mieux que nos élus : voici votre chance de le prouver... Simcity 2000 est avant tout un jeu où il faut construire en créant des villes et en les faisant croître. Mais les occasions de détruire ne manquent pas non plus. Des bulldozers aux séismes en passant par les accidents d’avions, les instruments de destruction sont toujours à portée de clic. Mais souvenez-vous : il est plus difficile de construire que de détruire, et les vies, les espoirs et les rêves de millions de Sims sont entre vos mains. (1993b: 2)

Ces manuels seraient des morceaux de choix pour une analyse de discours par déconstruction, mais je laisse cela à ceux qui voudraient jouer le jeu plus sérieusement. Pour notre propos, Simcity fournira une bonne plate-forme de lancement cyberspatiale pour nous propulser dans la véritable hyperréalité de la vie quotidienne à Los Angeles, qui elle-même est peut-être le simulateur de ville « ultime », le lieu où plus que nulle part ailleurs architectes, urbanistes, élus, acteurs économiques et habitants œuvrent activement pour remplacer la réalité par des simulations insidieusement divertissantes. Parmi ses nombreux effets, ce processus de remplacement de la réalité a disneylandisé la postmétropole. Pour faire écho au titre d’un ouvrage récent « la nouvelle ville américaine » se recompose de plus en plus selon des « variations sur le parc à thème », mondes hyperréels de cultures simulées, communautés urbaines, genres de vies, styles de consommation enrobés des attraits du divertissement18. Les Sim-citadins des villes parc-à-thèmisées ne déterminent pas leur lieu de résidence en fonction des seuls critères conventionnels du prix, de la distance au lieu de travail, de l’accès aux meilleurs équipements publics et autres éléments rationnels de ce que les géographes urbains appellent les logiques résidentielles. Ils choisissent aussi, s’ils en ont les moyens, un lieu symbolique qui simule un assortiment d’images territoriales ou de thèmes déterminés. La recherche d’un lieu de résidence où l’on participe à la création d’une communauté ressemble de plus en plus à une visite à Disneyland où on a le choix entre Fantasyland, Aventureland, Frontierland, Tomorrowland, la ville des Toons, ou encore un tour à Disney World qui offre en plus EPCOT (Experimental Prototype Community of Tomorrow prototype expérimental de la communauté de demain) et ses ersatz d’Allemagne, de Thaïlande, de Mexique etc. Mais une fois prise la décision, la simulation de libre choix disparaît. Un cadre de contrats et de règles formelles et tacites veille à préserver la conformité avec l’imagerie choisie en créant un nouveau genre d’enclaves résidentielles et de communautés où le règlement intérieur tient lieu de loi. La mosaïque de ces communautés résidentielles spécialisées est bien plus fragmentée que les villes d’autrefois ne l’étaient par la ségrégation ethnique et sociale : ce sont d’innombrables nouvelles ségrégations qui s’ajoutent aux anciennes. Dans le tissu urbain de la postmétropole de Los Angeles, on trouve aussi de nombreux Leisure Worlds et Sun Cities qui regroupent les personnes âgées en fonction de leur style de vie ; des marinas de béton pour jeunes célibataires, des communautés gays et lesbiennes et une ville pour les « gays grisonnants » (West Hollywood). Il y a des villes comme Simi Valley peuplées de policiers des deux sexes, en activité ou retraités, qui défendent leur territoire ; une forte concentration, presque un ghetto, d’ingénieurs dans les cités qui bordent les plages au sud de l’aéroport international ; des

18Michael Sorkin (dir.), Variations on a Theme Park: The New American City and the End of Public Space, New

York, Hill and Wang-Noonday Press, 1992. Ce livre comprend mon chapitre « Inside Exopolis: Scenes from Orange County », dont la version révisée et augmentée forme le chapitre 8 de Thirdspace (1996) et dont s’inspire aussi le présent chapitre de Postmétropolis. On y trouve aussi un chapitre de Mike Davis (« Fortress Los Angeles: The Militarization of Urban Space ») et un de M. Christine Boyer (« Cities for Sale: Merchandising History at South Street Seaport »).

Page 17: Edward Soja, Postmetropolis chapitre 11.geojapon.fr/documents/Edward_Soja.pdf · 2018-11-19 · lentement sur l'étendue de la carte. C'est le réel, et non la carte, dont les vestiges

territoires spécialement dédiés aux familles qui vouent leurs enfants à la compétition olympique (Mission Viejo), ou à l’utopie écologique, ou à la Promesse Californienne. Il y a des opérations immobilières et des « villages urbains » pour ceux qui souhaiteraient vivre dans l’Espagne de Cervantès, une île grecque (« bienvenue à Mykonos », dit la publicité), Nashville ou la Nouvelle-Orléans, une banlieue immaculée, la vieille Nouvelle-Angleterre, ou une des multiples reconstitutions de l’époque coloniale espagnole. Dans les quartiers centraux rénovés, on trouve aussi des versions inversées de cette hyperréalité résidentielle où les reproductions fantaisistes et les tableaux vivants cosmopolites de toutes les cultures du monde convergent dans un gigantesque parc à thème de la globalisation ethnique. Puisque des millions de visiteurs viennent y jouir de ces expériences du fac-similé, les quartiers centraux pourraient être le modèle « original » du Disneyworld de Floride, le plus populaire (et le plus postmoderne) de tous les parcs à thèmes traditionnels. Dans l’une comme dans l’autre, on peut visiter la Thaïlande, l’Allemagne ou le Mexique sans faire un long voyage. Mais à Los Angeles l’itinéraire est bien plus vaste. On peut goûter la nourriture, observer les coutumes, entendre le langage et découvrir les traditions de presque toutes les cultures de la terre sans quitter Los Angeles. En exagérant à peine, il n’est pas difficile d’imaginer qu’un jour, en entrant dans la cosmopole, chaque touriste, pour accéder à des centaines de cultures du monde, se verra remettre un carnet de tickets qui donnera droit à un repas dans un restaurant de spécialités « ethniques » patenté, une rencontre culturelle authentique, un concert, et une initiation linguistique. L’urbanisme de la simulation sur le mode du parc à thème ne se contente pas de redessiner la carte de l’habitat postmétropolitain, il s’incarne également en une galaxie de lieux commerciaux spécialisés, depuis les « renaissance centers » au Mall of America, jusqu’au brouhaha des centres d’appels du télémarketing et aux rues commerçantes aménagées avec art19. Parmi les milliers d’exemples de ses hyperlieux dont le semis serré constelle chaque postmétropole, une opération d’aménagement récent, à Los Angeles, mérite une attention particulière. Il s’agit de City Walk, situé sur une colline au-dessus de l’autoroute d’Hollywood dans la bien nommée « communauté d’Universal City ». « Réalité idéalisée version Los Angeles » selon ses architectes et ses promoteurs visant à « réaliser la promesse non tenue de Los Angeles », CityWalk est censée exprimer en condensé la « véritable » atmosphère d’une rue de Los Angeles, avec des façades empruntées aux boutiques Melrose avenue, des panneaux publicitaires en relief (animés) copiés de Sunset Strip, et une réplique miniature de la plage de Venice Beach, rendue plus réelle par une tonne de sable, des vagues artificielles, et des chanteurs folk qui déambulent. Il y a même une annexe de l’UCLA, mitoyenne d’une « boutique étudiante » bien plus grande qui vend des vêtements et des gadgets ornés du logo mondialement célèbre (et déposé) de l’université. À l’origine, le projet avait prévu d’essayer de préfabriquer le passé, avec des immeubles peints « comme s’ils avaient été habités avant », et des papiers de bonbons et de chewing-gum incrustés dans le faux marbre du sol afin, selon la description, de « simuler la patine de l’usage ». Mais les responsables des études de marché du projet ont finalement renoncé au passé pour vendre plutôt un présent tout neuf. Ils soutenaient qu’il fallait de toute urgence « une nouvelle Los Angeles améliorée » puisque « la réalité était maintenant trop en bazar »20. Les émeutes de 1992 ont engagé City Walk dans une voie plus pragmatique. Les systèmes de surveillance se sont multipliés et le personnel de sécurité est devenu plus visible afin de s’efforcer d’interdire au « vrai » Los Angeles de s’introduire dans sa simulation hyperréelle, au point même d’interdire aux adolescents noirs l’entrée aux projections de films comme Colors et Boyz N The Hood dans les cinémas multiplexes. Ces interdictions ont provoqué une petite émeute et la

19Pour plus de précisions sur les centres de télémarketing, voir Thirdspace, 1996, p. 275-6.

20Les citations sont tirées d’un reportage sur CityWalk du Los Angeles Times, 29 février 1992.

Page 18: Edward Soja, Postmetropolis chapitre 11.geojapon.fr/documents/Edward_Soja.pdf · 2018-11-19 · lentement sur l'étendue de la carte. C'est le réel, et non la carte, dont les vestiges

politique a en apparence été révisée, mais City Walk demeure un espace étroitement contrôlé, isolé avec succès du reste de Los Angeles. Aujourd’hui, c’est une annexe très fréquentée de l’Universal Studio Tour, cet univers boursouflé de l’hypersimulation tarifée. La mutation de la métropole en parc à thème s’entremêle spatialement avec une autre forme de « guérilla urbanistique du faux-semblant », pour reprendre une expression du chapitre huit de Thirspace, j’ai appelé arnaquie cette zone composite où la vie urbaine réelle et remplacée par des couches particulièrement épaisses de simulation, et j’en ai exploré les effets concrets dans le comté d’Orange. Plus que nulle part ailleurs peut-être, la vie quotidienne dans ce comté urbain post banlieusard tend de plus en plus à être jouée comme un jeu vidéo de simulation « ultime ». Cela produit non seulement le « paradis artificiel » et la « société primitive de l’avenir » que Baudrillard a trouvés dans le comté d’Orange, mais aussi un nouvel ensemble de problèmes issus de la guérilla urbanistique du faux-semblant et de la recomposition de l’imaginaire urbain. Un des premiers exemples de ce que je décris généralement comme des crises de restructuration a été le fiasco des caisses d’épargne et de crédit dont l’épicentre a été localisé dans la fertile arnaquie du comté d’Orange et dont la « résolution » dut au bout du compte coûter quelque 500 milliards aux contribuables américains. En 1994, les fissures de l’arnaquie se sont encore élargies à l’occasion de la faillite singulièrement postmoderne du gouvernement du comté.21 La faillite du comté d’Orange est un exemple remarquablement frappant de la crise de Simcity et montre à quel point les gouvernements du pays, des états et des collectivités locales en sont venus à graviter autour de ce qu’on pourrait appeler la simpolitique, la simgouvernance, les simcitoyens et la simamérique. Ce qui s’est passé en 1994 est assez différent des crises des finances urbaines qu’ont connues New York et d’autres villes entre 1970 et le début des années 1980. Ces crises étaient surtout dues à des problèmes de trésorerie : les dépenses liées à l’aide sociale, aux services publics et à l’équipement s’accroissaient plus rapidement que les budgets municipaux. Comme des entreprises confrontées à une baisse des profits et menacées de pertes financières, les villes ont réagi en se restructurant à force de dégraissage et de rognage des budgets, attaquant la masse salariale, coupant dans les projets et licenciant. À la différence des entreprises, cependant, les équipes municipales captives ne pouvaient choisir cette autre stratégie de restructuration : la délocalisation. Premier foyer de la révolte des contribuables qui a culminé avec l’adoption de la proposition 13 en 1978, incarnation parfaite de l’idéologie « une moindre intervention publique est une meilleure intervention publique », le comté d’Orange a représenté au début des années 1990 un modèle abondamment copié d’efficacité administrative et de confort fiscal. La proposition 13 a imposé des limites strictes à l’augmentation de l’impôt sur la propriété et donc la capacité des collectivités locales à améliorer leurs rentrées fiscales. Face à ces contraintes, les finances municipales et la gestion du comté se sont mises à imiter de plus en plus le jeu de simulation Simcity, lequel consiste surtout, comme le savent ceux qui l’ont pratiqué, à fixer un taux d’imposition qui assure la croissance tout en empêchant les simcitadins de se révolter ou les monstres de dévorer la ville. Faute de possibilités réelles d’augmenter les recettes de l’impôt sur la propriété, soumis à une idéologie interdisant toute autre espèce d’augmentation des impôts ou de dépendance à l’égard du gouvernement fédéral pour les finances publiques

21Pour une analyse politique minutieuse, informative et critique de cet événement, voir Mark Baldassare, When

Government Fails: The Orange County Bankruptcy, Berkeley et Los Angeles, University of California Press (avec le Public Policy Institute of California), 1998. Baldassare fonde son interprétation des causes de la faillite du Comté d’Orange sur la fragmentation politique (manque d’autorité centrale, trop d’autorités locales), la perte de confiance de l’électorat (opposition à l’augmentation des impôts, aux dépenses sociales, et à trop de financements publics, sauf pour les services aux classes moyennes), et à la politique de rigueur de l'État qui transfère les charges aux échelons locaux tout en centralisant les revenus. J’essaye d’ajouter une autre dimension à ces causes.

Page 19: Edward Soja, Postmetropolis chapitre 11.geojapon.fr/documents/Edward_Soja.pdf · 2018-11-19 · lentement sur l'étendue de la carte. C'est le réel, et non la carte, dont les vestiges

(surtout vu les largesses du département de la défense en Californie du Sud) le percepteur du comté d’Orange a plongé dans le cyberespace financier à la recherche de nouveaux moyens de financer les dizaines de municipalités, de districts scolaires, de régies de transports et d’eau, de force de police, de prisons, d’autoroutes et d’autres services publics.22 Avec pour mise initiale les revenus du comté, le percepteur est entré dans le meilleur des mondes dérégulés des combinaisons de dérivés et de la gestion synthétique à effet de levier. Cet univers était en plein remodelage, livré à la créativité de la « science des systèmes complexes », une théorie cybernétique qui depuis longtemps avait troqué le jeu d’échecs, son premier objet, pour les marchés financiers, afin de tester des théories compliquées sur les réseaux neuronaux et les algorithmes génétiques. Pendant plus de 10 ans, Robert Citron, le percepteur-neuromancien, a suscité l’envie de tous les percepteurs du pays par les succès qu’il obtenait en spéculant à la baisse sur les taux d’intérêt fédéraux avec l’argent du contribuable. Pas de déficit ici à Simcounty : rien que des visages souriants. Le modeste et fort interventionniste simgouvernement constitué par le conseil élu du comté, de même que les simhabitants, fort peu au fait des jeux financiers qui se jouaient, se sont publiquement félicités à plusieurs reprises des succès du démocrate solitaire, du moins jusqu’au plantage du jeu, en décembre 1994. Malheureusement, ce jeu de Simcounty ne pouvait pas être redémarré pour une nouvelle partie, même si l’on peut presque imaginer que cela a été tenté. Depuis la faillite, on a assisté à un mélange de dénégation incrédule continuelle et d’acharnement pathologique à trouver les auteurs du crime pour les jeter en prison, à des plans de restructuration obéissant au réflexe pavlovien qui consiste à trancher dans l’aide sociale et à licencier les fonctionnaires locaux, et même, dans un cauchemar de contradictions, à l’échec d’un référendum pour relever d’une fraction de point la TVA afin de payer la dette d’1,64 milliards de dollars. Malgré ces efforts destinés à effacer cette très réelle dette simulée (personne apparemment n’a pu savoir où était vraiment passé l’argent perdu) et, en fait, pour relancer le jeu de Simcounty, le comté d’Orange aujourd’hui n’est plus ce qu’il était, bien qu’une puissante armée de communicants soit mobilisée pour restaurer son image passée.

Conclusion critique : la Simamérique

Afin de replacer les Simcities et les arnaquies labiles de la Californie du Sud dans une perspective plus large, il est utile de passer à l’échelle nationale pour un examen rétrospectif des succès politiques de la production de l’hyperréalité caractéristique des années Reagan Bush. Sans invoquer aucune théorie de la conspiration ni mettre en cause la sincérité du patriotisme de ses principaux promoteurs, il est possible d’affirmer qu’une forme réactionnaire de politique postmoderne qui était déjà à l’oeuvre à la fin des années 1960 a connu un développement rapide après l’élection d’un acteur d’Hollywood et ancien gouverneur de Californie en 1980. La majorité républicaine s’était auparavant constituée autour d’une « stratégie sudiste » : appel du pied à peine dissimulé au racisme blanc de la Sun Belt et des banlieues grossies par l’exode d’une population apeurée fuyant les réduits les plus sombres des centres-villes et les émeutes

22Le titre de « percepteur » dans le Comté d’Orange est un peu comme celui de « Pédophile Titulaire » dans une

halte garderie. Le bien nommé Robert L. Citron, un démocrate au train de vie très modeste, a conservé ce titre pendant 24 ans dans ce bastion de l’esprit républicain. Il semble avoir dû sa longévité en partie aux messages personnalisés optimistes dont il aurait agrémenté les formulaires d’imposition sur la propriété que son bureau distribuait chaque année. Lorsque la banqueroute a fait la une de la presse (The Economist avait titré pour l’occasion « Citron Pressé »), sa première réponse fut : « D’aucune façon, sous aucune forme, je n’ai fait quoi que ce soit d’irresponsable » ; probablement une déclaration aussi exacte et sincère qu’il est possible d’en entendre dans l’arnaquie de Simcounty.

Page 20: Edward Soja, Postmetropolis chapitre 11.geojapon.fr/documents/Edward_Soja.pdf · 2018-11-19 · lentement sur l'étendue de la carte. C'est le réel, et non la carte, dont les vestiges

urbaines de la fin des années 1960. Une fois au pouvoir, l’équipe de Reagan a ouvertement oeuvré pour consolider le soutien de la prétendue « majorité silencieuse », une des hypersimulations parmi un arsenal formidable destiné à vendre le néoconservatisme postmoderne à l’opinion américaine. Il faut rappeler ici la différence entre simulation et dissimulation. Dissimuler, c’est prétendre qu’on n’a pas ce qu’en réalité on a, mentir, ou étouffer les faits. Le Watergate, au moins au début, était de la bonne vieille dissimulation, tout comme les campagnes de désinformation liée à la guerre du Vietnam, même si ces deux exemples ont aussi servi de laboratoires pour les futures innovations de la communication au service de la propagande. Au contraire, simuler, c’est prétendre avoir quelque chose qu’en réalité on n’a pas. Quand la simulation devient si crédible qu’il n’est plus possible de faire la différence entre ce qui est simulé et ce qui est réel, c’est qu’on a véritablement basculé dans l’hyperréalité totale. Une des hypersimulations les plus convaincantes des années Reagan a été la croisade contre le « trop d’État », une arnaque politique qui a restructuré l’idéologie nationale et, par la même occasion, ce que j’ai appelé l’imaginaire urbain. L’idéologie anti-État distillée par les communicants a servi d’arme puissante pour attaquer l’État-providence keynésien, pour démanteler de nombreux programmes de lutte contre la pauvreté sous couvert de promotion d’un nouveau fédéralisme, pour recomposer l’image du mouvement des droits civiques au moyen d’une habile simulation qui associait ses conquêtes à un « racisme à l’envers » ou au « politiquement correct », pour imputer la récession à la pensée négative en justifiant le besoin d’une nouvelle austérité et des coupes budgétaires, et pour virtuellement déconstruire et recomposer le sens de la démocratie libérale et du gouvernement représentatif. Les valeurs familiales (en cette période durant laquelle le nombre de ménages « traditionnels » avec un mari actif, une femme et deux enfants a probablement décliné plus rapidement que jamais auparavant dans l’histoire du pays), les vertus de la Sun Belt et de la banlieue (anti syndicalisme en paroles et en actes, exaltation du patriotisme blanc et xénophobe), et, par-dessus tout, la mystique des bienfaits du marché et des aptitudes entrepreneuriales légendaires de l’Amérique se sont combinées en une simulation hyperréelle destinés à se substituer au « trop d’État ». Au moyen de méta-escroqueries à faire pâlir le scandale des caisses d’épargne et de crédit, comme l’économie de l’offre (ou économie vaudou), la dérégulation comme stratégie de développement, la privatisation comme moyen d’en finir avec l’endettement et l’inefficacité du secteur public, une des nations les plus sous imposées de tout le monde industrialisé a justifié la mise en œuvre d’un des plans les plus massifs de subventions aux plus aisés du « premier quintile », qu’ait connus l’histoire récente. Que cela ait pu se produire au cours d’une décennie d’aggravation de la pauvreté, de déclin des salaires réels, de désindustrialisation dévastatrice, de même que l’inflation gargantuesque de la dette, est une démonstration du pouvoir réel-et-imaginaire des simulacres. Derrière la simulation du retrait de l’État, l’intervention des autorités fédérales et locales dans l’économie et la vie quotidienne ne faisait que s’accroître, une supercherie tellement énorme que sa mise en scène a nécessité une autre hypersimulation plus globale. Pendant les années Reagan, un flot grossissant de désinformation factuelle a recomposé la guerre froide, elle-même déjà hyper-simulée, pour la transformer en ce qu’on a fini par nommer le Nouvel Ordre Mondial, avec pour champ de bataille principal les mass media du nouvel âge de l’information et, dans le rôle de Robocop postmoderne, une Simamérique économiquement affaiblie et à deux vitesses. Cette hypersimulation très américaine, et cinématographique/télévisuelle au plus haut point, ponctuée par des événements à la Grenade, en Libye, au Panama, au Nicaragua, et la plus postmoderne et télécommunicationnelle des opérations militaires à grand spectacle, l’opération Tempête du Désert, a servi à légitimer en politique intérieure la reconversion de l’État-providence en une version plus étroitement spécialisée : l’État guerrier. Un genre de keynésianisme économique alimentait l’économie, surtout en Californie du Sud, avec des millions de dollars pour la Défense nationale et autres « Initiative de Défense Stratégique » comme la guerre des étoiles, tout cela dans le but apparent

Page 21: Edward Soja, Postmetropolis chapitre 11.geojapon.fr/documents/Edward_Soja.pdf · 2018-11-19 · lentement sur l'étendue de la carte. C'est le réel, et non la carte, dont les vestiges

de protéger le pays d’une invasion communiste imminente. Bien plus onéreux que l’entraînement des écoliers aux exercices d’alerte et la construction d’abris antiatomiques, ces anciennes simulations des menaces du temps de la guerre froide, l’idéologie du nouvel ordre mondial est devenue la principale force qui oriente le développement régional et urbain, et un nouveau pilier de la stratégie républicaine dans le sud et la Sun Belt. Mais sur le front intérieur, ce n’était pas assez. En continuant d’alimenter les peurs de sa base électorale, le régime néoconservateur hypersimulacro-dépendant (désormais, par un autre de ses tours de passe-passe postmoderne, paré de l’étiquette néolibérale) ouvrit une nouvelle offensive contre les centres-villes qui semblaient représenter la principale menace intérieure pour l’hégémonie républicaine et les militants de la nouvelle Pax Americana. La vieille guerre contre la pauvreté s’est changée en guerre contre les urbains pauvres. Sous la bannière séduisante de la loi et de l’ordre, les polices locales et fédérales ont été mobilisées et militarisées pour mener la lutte contre les drogues, les gangs, le crime, les immigrés clandestins, les jeunes noirs sans emploi, et autres cibles des centres-villes qui symbolisaient un « ennemi intérieur » reconstitué et résolument urbain. L’hypersimulation a continué sur la même trajectoire après la victoire de Clinton et les émeutes de Los Angeles en 1992. Quoique le nouveau gouvernement ait débuté avec des ambitions plus audacieuses, notamment dans le domaine de la santé et de la condition des travailleurs, il a rapidement été submergé par la vague néoconservatrice néolibérale. Obnubilé par les images de reprise économique de croissance de l’emploi, l’imaginaire national s’est déplacé à la fin des années 1990 vers une version modifiée du reaganisme mythologique, une « nouvelle prospérité » où les fondements de la croissance de la productivité et du PIB reposaient sur des réductions des salaires réels, des coupes sévères dans l’aide sociale, une aggravation des inégalités entre riches et pauvres, et une nouvelle période de vaches maigres et d’austérité pour les travailleurs pauvres. Le gouvernement Clinton y a apporté quelques correctifs progressistes, mais pas au point de suggérer un changement de direction important par rapport aux décennies précédentes. Ces quelques aperçus de l’émergence de la Simamérique esquissent le portrait d’un territoire où la politique conventionnelle se vide de plus en plus de sa substance et de toute prétention à l’objectivité factuelle ; ou une puissante hyperréalité conservatrice intègre le réel et l’imaginaire dans son propre écheveau de simulations ; ou la démocratie représentative est détournée en une politique de la stratégie de la représentation, la réalité travestie en un concours de clichés et de populisme électronique ; où on donne aux riches ouvertement et continuellement en prétendant que cela profitera aux pauvres en dépit de toutes les preuves empiriques du contraire ; où « le politiquement correct » et autres hypersimulations ingénieusement construites sont détournés en méta-escroqueries obsédantes et séduisantes. Ces hypersimulations, aujourd’hui encore, pèsent sur la politique nationale et locale pour une grande partie de l’électorat américain. Par exemple, la discrimination positive a apparemment été transformée en une entreprise maléfique, antiaméricaine et raciste, cause et non solution possible de la pauvreté des noirs, des latinos et des femmes. De même, le féminisme et l’homosexualité sont continuellement associés à la destruction des valeurs pieuses et familiales, le syndicalisme et l’écologie sont toujours tenus pour responsables de tous les signes de déclin économique, et on se tourne avec une foi renouvelée vers la magie du marché libre, ouvert, et totalement dérégulé, en dépit du fait que, comme pour la plupart des simulacres, un tel marché n’a jamais existé. Ces dernières années, les immigrants et les jeunes Afro-américains, à nouveau érigés en symboles de l’ennemi intérieur, sont la cible d’attaques avec la brutalité redoublée des jeux pervers post-guerre froide : quant aux pires inégalités sociales du monde développé, soit on les ignore, soit, de façon plus cruelle, on en fait porter la faute aux pauvres et aux plus défavorisés. De nombreux Américains, sinon la majorité, tiennent sincèrement ces hypersimulations et d’autres pour la seule réalité. Comment, dans ces conditions, des forces plus progressistes

Page 22: Edward Soja, Postmetropolis chapitre 11.geojapon.fr/documents/Edward_Soja.pdf · 2018-11-19 · lentement sur l'étendue de la carte. C'est le réel, et non la carte, dont les vestiges

pourraient-elles répondre à cette mainmise de l’hyperréalité sur le pouvoir et à cette précession des simulacres ? Se contenter de dévoiler les réalités matérielles « plus véritables » en les dépouillant des images qui les masquent (la stratégie la plus puissante de la modernité radicale) pourrait ne plus être assez efficace ni représenter une réponse critique pertinente. Les politiques de gauche de la modernité s’appuient traditionnellement sur la supposition qu’il existe des continuités dans l’histoire, comme la persistance de rapports fondamentaux d’exploitation dans la production capitaliste et un potentiel révolutionnaire des classes laborieuses. Ces éléments appartiennent toujours au présent, comme ils ont fait partie du passé. Mais cette révélation ou démystification ne fait qu’affirmer que le capitalisme existe toujours. La critique marxiste est toujours d’actualité pour nous aider à comprendre ce qui aujourd’hui est toujours semblable à hier, mais elle est bien moins à même de nous aider à comprendre ce qui est nouveau et différent, et à y faire face efficacement. Pour ces raisons et d’autres, j’ai tout au long de ce livre soutenu qu’il fallait élaborer une nouvelle pensée politique radicale dans une stratégie postmoderne qui puisse dépasser la démystification et la dénonciation de la persistance du capitalisme pour contester et combattre plus directement la désormais bien enracinée postmodernité néolibérale et néoconservatrice et les autres formes nouvelles du développement contemporain du capitalisme local et global. Cela suppose entre autres de créer des images alternatives et transgressives capables d’aider à contester et subvertir l’ordre établi de la postmodernité, puisqu’aujourd’hui tant de choses dépendent de ces guerres d’images. En particulier, il faut ouvrir au sein de la Simamérique et de la postmétropole de nouveaux espaces où élaborer une stratégie politique postmoderne en faveur de la justice spatiale et sociale, en se fondant sur les intuitions et les actions de coalitions hybrides et interculturelles qui franchissent les frontières des races, des classes, des sexes et de la géographie, au lieu de confiner les voies de résistance à l’intérieur de ces catégories. Ce ne sont pas des tâches aisées, et il ne suffit pas de ressasser la nécessité de les entreprendre. Mais garder à l’esprit le défi permet de mieux comprendre la portée des implications de ce sixième discours sur la postmétropole. L’hyperréalité est là. Elle ne s’en ira pas, et, puisque c’est un élément essentiel de la culture politique contemporaine, il faut soigneusement la comprendre et s’y confronter. Pour interpréter sa signification, il est évident qu’il faut dépasser le dualisme rigide utopie/dystopie qui a jusqu’à présent si fortement marqué tant d’interprétations de l’imaginaire urbain. La postmétropole n’est ni tout à fait utopie ni complètement dystopie, mais un mélange des deux à hautes doses... et bien plus. Les émanations les plus sombres de la postmétropole sont étroitement enchevêtrées avec de nombreuses innovations susceptibles de favoriser la justice spatiale et sociale : nous devons apprendre à les démêler. Mais avant d’afficher une confiance excessive dans notre compréhension de la transition post-métropolitaine, il faut aussi reconnaître que la postmétropole a peut-être pris un virage décisif dans les années 1990. Alors que les 30 dernières années peuvent se comprendre comme un processus complexe de restructurations provoquées par une série de crises, on peut penser qu’on observe aujourd’hui une série de crises provoquées directement par les processus mêmes de transformations urbaines. La nécessité d’inventer des réponses progressistes, sinon radicales, adaptées aux spécificités de la postmétropole et de l’urbanisme postmoderne n’en est que plus impérieuse. En prenant toujours Los Angeles comme illustration de la condition urbaine actuelle, examinons à présent comment on passe de la restructuration par les crises aux crises de restructuration à partir des événements réels-et-imaginaires associés aux émeutes de 1992.