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1 Présentation et résumé : Emergence de la capacité rhétorique. La persuasion Emmanuelle Danblon Emmanuelle DANBLON. CP 175 Université Libre de Bruxelles Avenue Roosevelt, 50 B-1050 Bruxelles Email: [email protected] Comment fonctionne la persuasion ? Quel est son lien avec la force des arguments, la validité des contenus, les garanties éthiques et épistémologiques que l’on donne à nos raisonnement ? Pourquoi les trois genres de la rhétorique classique utilisent-ils des arguments, des raisonnements logiques voire des « univers mentaux » si différents ? Pourquoi le genre judiciaire est-il profondément marqué par une « logique de l’écriture », le raisonnement déductif et les forces illocutoires déclaratives (les « performatifs »). Pourquoi le genre politique est-il tant marqué par une univers « oral » où la parole exemplaire tient lieu d’argument ? Pourquoi, enfin, le genre épidictique, celui des éloges et des blâmes est-il si poétique et refuse-t-il toute forme d’argumentation pour au contraire créer des « effets d’évidence » qui emporteront l’adhésion sans faille d’un auditoire qui vibre à l’unisson. Qu’y a-t-il de spécifiquement rhétorique dans cette démarche ? Qu’est ce que les réflexions sur l’origine du langage peuvent apporter à l’ensemble de cette problématique ? La rhétorique est l’expression de la rationalité : on peut résumer par cette formule une tradition qui va d’Aristote à Perelman. Il s’agit ici de revivifier l’héritage à l’aide de la linguistique contemporaine, tout en revendiquant une naturalisation de la rhétorique, propre à lui conférer son relief social et culturel. Pour ce faire, il a fallu d’abord procéder à un examen épistémologique de l’argumentation et du raisonnement. Les formes traditionnelles de raisonnement : déduction, induction et abduction, sont réévaluées à partir de l’émergence et du développent de nos capacités de raisonnement. La logique traditionnelle se voit ainsi reliée à d’autres formes d’expression de la rationalité : la narration, les maximes, les sentences ou même l’évidence ; l’enjeu étant d’expliciter le fonctionnement des outils indispensables à la raison moderne, que sont la pensée critique et la persuasion.

Emanuelle Danblon.Rhétorique

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Anthropologie rhétorique.

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    Prsentation et rsum : Emergence de la capacit rhtorique. La persuasion

    Emmanuelle Danblon Emmanuelle DANBLON. CP 175 Universit Libre de Bruxelles Avenue Roosevelt, 50 B-1050 Bruxelles Email: [email protected]

    Comment fonctionne la persuasion ? Quel est son lien avec la force des arguments, la validit des contenus, les garanties thiques et pistmologiques que lon donne nos raisonnement ? Pourquoi les trois genres de la rhtorique classique utilisent-ils des arguments, des raisonnements logiques voire des univers mentaux si diffrents ? Pourquoi le genre judiciaire est-il profondment marqu par une logique de lcriture , le raisonnement dductif et les forces illocutoires dclaratives (les performatifs ). Pourquoi le genre politique est-il tant marqu par une univers oral o la parole exemplaire tient lieu dargument ? Pourquoi, enfin, le genre pidictique, celui des loges et des blmes est-il si potique et refuse-t-il toute forme dargumentation pour au contraire crer des effets dvidence qui emporteront ladhsion sans faille dun auditoire qui vibre lunisson. Quy a-t-il de spcifiquement rhtorique dans cette dmarche ? Quest ce que les rflexions sur lorigine du langage peuvent apporter lensemble de cette problmatique ? La rhtorique est lexpression de la rationalit : on peut rsumer par cette formule une tradition qui va dAristote Perelman. Il sagit ici de revivifier lhritage laide de la linguistique contemporaine, tout en revendiquant une naturalisation de la rhtorique, propre lui confrer son relief social et culturel. Pour ce faire, il a fallu dabord procder un examen pistmologique de largumentation et du raisonnement. Les formes traditionnelles de raisonnement : dduction, induction et abduction, sont rvalues partir de lmergence et du dveloppent de nos capacits de raisonnement. La logique traditionnelle se voit ainsi relie dautres formes dexpression de la rationalit : la narration, les maximes, les sentences ou mme lvidence ; lenjeu tant dexpliciter le fonctionnement des outils indispensables la raison moderne, que sont la pense critique et la persuasion.

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    Une rationalit stratifie

    Au plan phylogntique, on peut dterminer trois transitions qui ont vu merger de nouvelles capacits propres transformer la cognition et la culture humaines. Ses hypothses trouvent un cho en ontogense, en anthropologie cognitive ainsi quen primatologie. Plus prcisment, on peut postuler que chacune des trois phases distingues par Donald saccompagne dun univers particulier qui se dfinit non seulement par un mode de pense et dexpression, mais aussi par une thique et une pistmologie.

    Le tableau ci-dessous en propose une synthse :

    Transition Acquis linguistico-

    cognitifs Rapports autrui

    Mode pistmologique

    Mode smiotique

    Genre rhtorique

    Mimesis Perception et expression occurrencielle, mime

    Empathie cognitive (piti)

    Evidence sensible Icne Epidictique

    Langage oral Modle actionnel, narration, lecture mentale par simulation

    Normes thiques Mythe Indice Politique

    Langage crit Induction, argumentation, thories explicites sur les tats mentaux dautrui

    Normes juridiques, lois

    Science Symbole Judiciaire

    Certaines activits discursives propres notre rationalit moderne se concentrent au sein dun univers, dautres utilisent une forme de distance rflexive en allant puiser des capacits plus anciennes qui sont mises en scne dans un cadre de rationalit contemporaine. Cette capacit mettre en scne, faire comme si pourrait reprsenter lune des caractristiques dune rationalit dont la modernit rside prcisment dans les diverses possibilits quoffrent laccumulation de diffrents stades acquis. Je voudrais proposer ici une analyse de la persuasion dans la perspective qui vient dtre expose brivement.

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    Larticle : Du tragique au rhtorique En linguistique comme en thorie littraire, ltude des genres se donne pour tche de dcouvrir des indices qui militent en faveur de lappartenance de certains discours certains genres. Bien sr, de tels indices auraient dautant plus de valeur quils caractriseraient un genre lexclusion de tous les autres ; mais la plupart du temps, les genres soffrent davantage comme des objets hybrides, dont les contours se superposent constamment. Cet article a lambition dexplorer les raisons linguistiques, cognitives et sociales qui rvleraient un lien quasi gntique entre la tragdie et la rhtorique.

    Lmergence du langage et lmergence de la pense sont au centre des recherches actuelles en linguistique cognitive. Nous appliquerons une telle option la thorie des genres, en considrant la rationalit discursive sous langle de sa propre volution. Nous partirons de lhypothse selon laquelle les capacits linguistiques et cognitives ont volu par accumulations successives plutt que par limination (Danblon 2002). Cette perspective nous aidera reparcourir un chemin qui a men du tragique au rhtorique, travers lvolution de ce qui est leur matire commune : la politique et le langage. Anthropologie du tragique

    La tragdie surgit en Grce la fin du 6e sicle, aprs lpope homrique et la posie lyrique. Elle sefface avant lpanouissement de la philosophie. Il sagit l dun moment particulier dans lhistoire des genres discursifs, et donc dans lhistoire de la rationalit. Le genre tragique accompagne notoirement un moment de crise que traverse la socit grecque alors en pleine mutation ; sans doute cette crise est-elle aussi bien politique que cognitive, en ce quelle marque la transition dune culture orale vers un mode de pense qui suppose lcrit (Segal 1982). Il existe un lien manifeste entre la diffusion de lcriture et lmergence, puis la gnralisation, des grandes institutions de lhumanit moderne que sont la pense thorique et critique, la dmocratie, le droit, la fiction. Or, il se fait prcisment que tous ces lments composent lessentiel de la matire tragique. Lapparition de la tragdie tmoignerait ainsi de la prise de conscience, par lhomme, de sa responsabilit face aux institutions quil fonde et quil utilise.

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    Pour le dire simplement, lhomme prend acte du caractre social et donc humain de la ralit sociale.

    La transition de la pense mythique la pense thorique (Donald 1991) aurait jou, dans la conscience humaine, le rle dun rvlateur du caractre irrductiblement humain de la chose politique. Dans le monde du mythe, les faits sociaux ne sont pas spars de la sphre de la nature : le droit, le langage, les dcisions et les actions des hommes sharmonisent avec les rythmes de la nature. Une telle perspective, applique laction humaine, ne sencombre ni du problme de la libert, ni de celui de la responsabilit ; les vnements se droulent, en quelque sorte comme les phnomnes naturels. La tragdie exprime la dcouverte de la libert sur un mode dautant plus dramatique quelle pose, sans la rsoudre, la question cruciale de ses fondements. Nous verrons comment cette rsolution samorce plus tard, avec la rhtorique. Tragdie et politique

    Le genre tragique merge donc au moment o la pense mythique cesse dtre en prise sur le rel politique de la cit. Dsormais, la nature de la cit est humaine. Or, si le tragique est notoirement un genre politique, il joue pourtant ce rle dune faon droutante, en se situant toujours, semble-t-il, aux marges du politique (Vernant 1972, Loraux 1999, Segal 1982). Le tragique, cest prcisment le lieu o la cit intgre ce que, normalement, elle pousse hors delle (Loraux 1999 : 29). La tragdie est donc antipolitique en ce quelle reprsente tout ce qui dborde des limites de la cit, tout ce qui la met en danger : le monstrueux, le sauvage, le deuil, lineffable. Lhomme tragique est ce monstre incomprhensible et droutant, la fois agent et agi, coupable et innocent, lucide et aveugle (Vernant 1972 : 24).

    La faute tragique La tragdie met en scne une pense juridique en train de slaborer o se noue un conflit

    entre deux conceptions de la faute : plus tout fait mythique, celle-ci nest pas encore entirement juridique. Dans lpope homrique, la faute mythique reprsente un mlange de malheur, de confusion et derreur que les dieux envoient aux hommes. Une telle conception archaque des choses mesure la faute de faon objective, sans que les intentions des agents ne

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    soient pleinement prises en compte. Dans cette perspective, celui qui ne peut tenir son serment pour des raisons indpendantes de sa volont est jug la mme aune que le parjure ; tous deux doivent subir la mme sanction. La seule notion de responsabilit qui soit pertinente dans lpope homrique revt un caractre collectif ; la honte, la souillure et le chtiment retombent sur la famille, voire sur la cit toute entire. De tels traits mythiques accdent la conscience et deviennent, simultanment, problmatiques dans la tragdie. merge alors une ambigut, une hsitation non rsolue, entre la vieille faute homrique et la faute juridique historiquement en cours dlaboration (qui utilise, quant elle, les notions dintention et de responsabilit individuelle). Or, lhistoire du droit rvle quil existe des socits qui utilisent un modle similaire de la faute ; dans lancien droit chinois, par exemple, la faute est juge de faon objective, elle est dbarrasse du critre de lintention criminelle et caractrise par une responsabilit collective jusque dans la sanction. Cela dit, dans la Chine des 18e et 19e sicles, ce modle mythique se cantonne aux cas de parricides, alors quune conception juridique de la faute est dapplication pour les autres crimes (Lauwaert 1999). Le droit occidental contemporain a volu vers une plus grande acceptation du caractre conventionnel des institutions. Il sensuit une nette sparation entre responsabilit morale et responsabilit civile, entre sanction symbolique et sanction matrielle, etc. Mais la faute mythique avait une fonction politique cruciale : elle permettait de concentrer la crise sociale sur un individu ou parfois sur un groupe particulirement suspect de violences criminelles. Dans les socits archaques, ce rle crucial tait involontairement assum par le bouc missaire que lon sacrifiait, littralement, dans le but de purger la communaut de la faute (Girard 1982, 1999). La violence merge toujours sur fond de terreurs politiques qui caractrisent les priodes de crises. Il y a dailleurs un enchanement quasi immdiat entre la nature exceptionnelle du crime et le sentiment dune perte radicale du lien social. Tout se passe comme si les deux vnements ntaient pas spars ; le crime impardonnable, cest le chaos politique, linhumain, ltat sauvage sans plus deffet ni de cause :

    Leffondrement des institutions efface ou tlescope les diffrences hirarchiques et fonctionnelles, confrant toutes choses un aspect simultanment monotone et monstrueux

    (Girard 1982 : 23)

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    La crise politique se manifeste donc par un sentiment de chaos intense o toute distinction tend seffacer. Or, la distinction, la discrimination et la hirarchisation sont prcisment des traits qui appartiennent en propre la pense critique et thorique, celle qui merge avec la tragdie et qui sarticulera dans la rhtorique. La rhtorique est en effet lart, la technique, qui permet de porter des jugements, en vue de prendre des dcisions sur une ralit dont la nature sociale est pleinement assume. Mme si la rponse demeure mythique, ce sont bien des raisons politiques qui poussent la communaut en crise trouver dans la dsignation dun bouc missaire une chappatoire au chaos. Il faut alors expulser le criminel de la cit, afin que celle-ci puisse se refonder et retrouver sa stabilit et sa cohsion. Tous les traits de la faute archaque et de la crise politique sont rassembls dans lhistoire ddipe, qui met en scne deux des interdits les plus puissants des socits traditionnelles : le parricide et linceste. Selon Victorri (2002), la fonction narrative a d, trs tt, jouer un rle central dans lexpression des lois sociales qui supplent, chez lhomme, aux inhibitions instinctives au nombre desquelles on compte les grands interdits traditionnels. Victorri soutient en effet une hypothse assez forte selon laquelle de telles inhibitions ont t de nature biologique jusqu un certain stade de lvolution humaine. Chez les pr-hominids, la fonction narrative aurait pris le relais lorsque les contraintes biologiques se sont estompes. Un ancien rapportait au sein du groupe le souvenir dun vnement traumatisant lorigine dune crise sociale mmorable afin de permettre la communaut de les viter. Les premires socits orales auraient trouv, dans de telles habitudes discursives, une manire de jurisprudence qui puisait sa topique propre dans la mmoire orale des anciens1. Les grandes histoires mythiques ont peut-tre merg partir de ces premires habitudes narratives. Or, le processus narratif se complexifie dans la tragdie : la description des faits prend du relief, en mme temps qumerge la notion de point de vuecelui du chur, celui des personnages.. Le rapport dvnements commence acqurir une profondeur pistmique quil ne possdait pas auparavant. Un tel relief pistmique, qui dvoile les notions dintention, de culpabilit, de responsabilit individuelle, de qualification juridique, reste bien sr totalement tranger au mythe. Les notions mergentes seront ensuite thorises dans le genre judiciaire de la rhtorique par le biais du questionnement, propre au travail de la critique.

    1 Les choses sont sans doute plus complexes. Il nest pas impossible que le rapport dvnements ait eu pour contenu des faits totalement fictionnels. Il nen possdaient sans doute pas moins une fonction politique davertissement lvocation dune situation dangereuse pour la collectivit.

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    De la faute tragique au blme

    La rhtorique utilise donc la pense critique, qui dissocie et hirarchise ce qui merge comme problmatique dans la tragdie. Mais ct du raisonnement judiciaire, la rhtorique utilise le blme. De tels discours appartiennent bien sr au genre pidictique, clairement distinct du genre judiciaire : mais il reste quon trouve couramment des discours de blme dans les rquisitoires de procureurs la fin des procs. Le personnage blm est prsent comme un monstre dont la cit doit se dbarrasser pour tre purifie. En cela, il a des traits communs avec le bouc missaire des anciennes socits orales, dont le hros tragique a lui aussi hrit. Mais le monstre tragique est un deinos : traverse de part en part dambiguts non rsolues, son tranget est effrayante parce quelle est mystrieuse. Lobjet du blme, quant lui, na plus rien de mystrieux ; il est, trs rhtoriquement, un atopos : sa monstruosit est tout simplement absurde, en ce quelle se trouve radicalement hors-la-loi, hors des normes de la cit. Ainsi, lorateur qui blme cherche provoquer chez lauditoire une motion collective typiquement politique : lindignation. Mais lmotion engendre par le deinos est dune tout autre nature. De nature anti-politique, leffroi tragique fait trembler les bases de la ralit sociale, il sme la confusion entre le fait et le droit, entre la responsabilit et la fatalit. Le blme utilise donc les ingrdients de la faute archaque, mais sur le mode de la fiction. Par lamplification rhtorique, le discours cre un exil fictif, une icne de bouc missaire, une mise en scne dexpulsion, valeur toute politique. Il faut dire que le raisonnement judiciaire reprsente un travail long, dlicat et incertain, dans lequel la part des dcisions humaines devient si apparente quelle peut se rvler dstabilisante. lissue de dbats judiciaires, le blme potise la dcision en la rendant fictivement vidente ; il soffre ainsi comme une compensation face au rigorisme dsincarn du raisonnement juridique. La rhtorique judiciaire condamne un citoyen selon les lois de la cit ; le blme cre la fiction dun retour un mode de pense o les faits et le droit marchent dun seul pas, o les coupables sont dsigns par lvidence des signes naturels, et o leur expulsion suffit rtablir la concorde. De la voix endeuille loraison funbre

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    Lexpression du deuil fait courir la concorde politique un autre danger, dont on peut, comme pour la faute, retracer lvolution. Dans lpope homrique, la souffrance lie au deuil sexprime simplement. Mais ce plaisir des larmes qui suspend le temps (Loraux 1990) menace ensuite quelque chose dessentiel dans le politique. La cit se construit dsormais dans un espace public, spar de lespace priv, le second seul tant rserv lexpression du deuil. Si la mmoire publique sexerce au prix dune trop grande souffrance, il vaut mieux lviter, car elle pourrait faire vaciller lquilibre de la chose politique : () la reprsentation du deuil, de sa grandeur comme de ses apories, habite la tragdie, parce que le genre tragique dramatise, lusage des citoyens, lessentiel des exclusions auxquelles procde la cit (Loraux 1990 : 21). Do lide que la tragdie est anti-politique parce quelle prend en charge, dans la narration dramatique, ce que la cit refuse dsormais dintgrer. Le 5e sicle voit en effet sdicter les lois soloniennes qui soumettent les funrailles prives des limitations trs strictes et interdisent les dbordements typiques des thrnes, pomes de lamentations homriques propres provoquer le trouble dans le cur des citoyens. La sparation du public et du priv qui fonde le politique, empche dsormais que sexpriment des lamentations trop dbrides sur la place publique. Celles-ci seront ensuite relayes par les funrailles civiles accompagnes doraisons funbres. Comme pour le blme, elles seront ensuite rintgres par la rhtorique, mais sur le mode de la fiction propre au genre pidictique. En attendant, la tragdie prend en charge et exprime lune des grandes ambiguts de la socit en mutation : la voix endeuille , ni prive ni publique, ni cri de douleur2, ni oraison funbre. Tragdie et langage Le moment tragique reflte ainsi la prise de conscience dune institution politique en cours de mutation. Une telle prise de conscience dtermine galement une tape dans lvolution du rapport au langage.

    2 On trouve une stylisation de ce cri dans linterjection tragique : aia , qui simule le cri de douleur, la plainte non articule et dbride que lespace civique refuse dsormais.

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    Lambigut Comme le souligne Vernant (1972), les potes tragiques jouent sur lambigut des termes

    de droit, et cela pour des raisons qui sont directement lies la question du politique. Par exemple, on trouve des oscillations du sens de kratos, dans Les Suppliantes, tantt autorit lgitime, tantt force brutale. Dans lAntigone de Sophocle, lambigut se cristallise autour des termes de loi et de justice utiliss avec des acceptions fort divergentes dans la bouche dAntigone et dans celle de Cron. Mais il ne sagit pas l dune contradiction pure et non problmatique, telle quelle apparat dans lpope orale. La tragdie instaure un jeu ironique sur le double sens des termes. Chez Antigone, les lois de la famille sont opposes aux lois de la cit : les unes ne sont rien sans les autres, mme si elles demeurent profondment antagonistes. Ici encore, la diffusion de lcriture et les nouvelles capacits cognitives qui accompagnent cet vnement jouent sans doute un rle central. Le style de la tragdie ne se conoit pas sans lcriture, prcisment parce que celle-ci saccompagne dun pouvoir dabstraction et de conceptualisation qui implique une conscience rflexive sur le langage lui-mme. Le langage devient objet dintrt et de curiosit ; il faut donc inventer un nouveau langage ou plutt un mta-langage pour parler de ce langage objet, un langage sans lequel il ne saurait y avoir ni smantique ni rhtorique. Mais la tragdie nen est pas encore l. Alors que la vrit du pote oral se recrait par le pouvoir daction de la parole elle-mme, celle du pote tragique est problmatique et ambigu ; multimodale, la vrit tragique mle le concret et labstrait, le sens littral et le sens driv, autant de jeux sur le langage qui ne savrent possibles quavec la conscience pr-moderne que le langage ne reflte pas le monde sur un mode univoque. Cest ce moment que la contradiction devient consciente et quelle peut dsormais se muer en ambigut . Lambigut constitue prcisment le reflet dincompatibilits qui surgissent, au sein dune situation (relle ou discursive), entre plusieurs interprtations (Booth 1975). Mais les figures que sont lambigut ou lironie requirent lintervention dun interprtant conscient de lincompatibilit ; et cest l que rside lune des grandes acquisitions linguistiques et pistmologiques de la tragdie. Cette intervention potentielle dun interprtant permet dexpliciter la pluralit smantique du langage (Dominicy 1989) qui est exploite de diverses faons par la logique, par la posie ou par largumentation. Le propre du tragique nest donc pas la contradiction mais lambigut, et celle-ci se matrialise par un jeu non rsolu sur la

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    multiplicit des acceptions que revtent les notions fondamentales (la justice, le droit, la loi,). Une fois lambigut matrise, raisonne, apprivoise, ont pu merger de ces jeux de langage, les deux outils majeurs de la rhtorique : la critique et la fiction persuasive3. Les points de vue

    Dans la pense mythique, nature et politique se confondent ; les lois ne doivent pas tre

    fondes, elles ont le mme statut que les faits : tout est vident. Le monde est clos et la critique est absente. Le mythe est notoirement marqu par la coexistence de termes contradictoires et cette situation est sans doute en partie lie lusage peu rflexif qui est fait du langage dans un mode de pense principalement oral. Dans ces socits, la narration assume une fonction de transmission dinformation et de prise de dcision, sans que la dimension fictionnelle soit pertinente ce stade. La narration des socits orales remplit donc les fonctions qui seront prises en charge, postrieurement, par les genres dlibratif (prendre des dcisions) et judiciaire (rendre des jugements) de la rhtorique. La fonction narrative joue donc au dpart un rle capital dans la vie politique et sociale o elle assumait sans doute une telle fonction informative et directive, aussi longtemps quaucune polysmie ntait conscientise : le rcit collait aux faits, aucune interprtation ne venait rendre la parole potentiellement ambigu et donc sujette diverses interprtations. Mais la fonction politique de la narration est rendue problmatique dans la tragdie ; par lintroduction dune dissociation indite entre mythe et logos, entre parole collective et parole individuelle, merge la notion de fiction. Dans la posie tragique, les histoires traditionnelles sont traites par un filtrage de points de vue qui leur donne un nouveau relief pistmique. Ainsi, chez Sophocle, le meurtre de Laos est prsent tantt comme une histoire, tantt comme un vnement rapport par un tmoin. Pour Gould (2001), la tragdie utilise simultanment les diverses formes discursives que sont le mythe, la narration, la gnome et largumentation ; il y aurait dans la tragdie simultanment une mmoire raconte et une explication raisonne. Mais par la dimension gnomique couple lapparition des points de vue, largumentation se profile derrire la narration : simultanment petite histoire exemplaire caractre proverbial et topique caractre pr-infrentiel. La tragdie tmoigne dune importante 3 Cette volution qui mne de la contradiction non interprte la critique, en passant par lambigut et les jeux de langage se retrouve galement dans lvolution des capacits linguistiques du petit enfant.

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    mutation cognitive et politique : la loi, le droit et le langage saffirment dsormais comme des pratiques humaines, les hommes prennent conscience de la ralit du monde quils ont invent : celui de la ralit sociale. La tragdie est le lieu o cette prise de conscience se produit et sexprime, sans tre encore rsolue.

    Linstitution rhtorique : critique et persuasion

    Nous pouvons dsormais figurer de la faon suivante lvolution du rapport au langage en

    fonction de lvolution des genres discursifs. Genre Exploitation de la pluralit smantique

    du langage Mythe Contradiction Tragdie Ambigut Rhtorique Critique/Fiction

    On a vu limportance que revt un usage systmatique de lcriture dans lutilisation de la

    pense critique. Or, il semblerait que lhistoriographie et la notion de fiction mergent conjointement. La comptence fictionnelle, comme la pense critique mettent en uvre un arsenal de capacits cognitives trs complexes, qui apparaissent assez tard dans lhistoire de lhumanit. Lune des principales est sans doute laptitude sparer le plan du langage de celui du rel. Grce cette nouvelle perspective, on peut dsormais dissocier entre lesprit et la lettre dune notion ; cest le travail principal de la critique. On distinguera galement entre un sens littral et un sens driv ; ce processus est au cur de la dmarche potique. La posie exprime une ide manifestement fausse et cre ainsi une fiction dont lintention est proprement potique. Mais, il faut pour cela pouvoir utiliser la fiction en tant que fiction. Il reste que la frontire nest pas toujours tanche et les motions prouves face la fiction ont souvent une intensit bien relle4. La fiction nest ni un simple dguisement pour autre chose, ni une intention trompeuse, mais une vritable pense en action. Pourtant, et cest l que rside sa force persuasive, elle fait 4 Voir les difficults qua prouves le public athnien face aux Perses dEschyle qui reprsentait des vnements dont la proximit politique et historique a rendu difficile le processus de fictionnalisation (Loraux 1999).

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    leffet de la ralit mme si le simulacre est totalement conscient. La rhtorique joue donc sur deux tableaux. Par la critique et par la fiction, elle exploite le mme rapport au langage, la mme distance, mais sur deux axes aussi distincts que complmentaires. La critique est rserve aux genres dlibratif et judiciaire, la fiction est laffaire du genre pidictique. Un tel systme a en outre une utilit politique centrale. Parce quelle interroge les fondements de la ralit sociale, la critique fragilise la confiance des citoyens envers les institutions. Mais les loges et les blmes du genre pidictique permettent la communaut de se ressouder autour de valeurs qui sont prsentes comme si elles taient videntes et non soumises la critique, comme si nous tions dans un monde clos. Pourtant il sagit bien dune fiction assume, en tant que fiction, par une communaut qui utilise la critique et largumentation dans un monde indterministe o les conclusions ne sont pas ncessaires. De Sophocle Aristote : le statut des lois non crites

    En guise de conclusion, illustrons ces quelques rflexions par une question de droit. De Sophocle Aristote, nous prendrons la mesure du chemin parcouru depuis la tragdie jusqu la rhtorique, depuis lambigut jusqu la critique. Chez Sophocle, Antigone enfreint les lois dictes par Cron au nom des lois non crites qui lui recommandaient densevelir son frre Polynice. Lambigut non rsolue entre les deux types de lois se structure trs concrtement dans le discours dAntigone par la rptition du connecteur gar qui se prte deux interprtations diffrentes :

    Cron Ainsi tu as os passer outre ma loi ? Antigone Oui, car ce nest pas Zeus qui lavait proclame ! Ce nest pas la Justice, assise aux cts des dieux infernaux ; non, ce ne sont pas l les lois quils ont jamais fixes aux hommes et je ne pensais pas que tes dfenses toi fussent assez puissantes pour permettre un mortel de passer outre dautres lois, aux lois non crites, inbranlables, des dieux ! [Car] Elles ne datent, celles-l, ni daujourdhui ni dhier, et nul ne sait le jour o elles ont paru.

    Sophocle, Antigone, v.446 svv.

    Antigone introduit par deux fois une explication ou une justification gar que lon traduit par en effet , car , etc. Mais y regarder de plus prs, les deux occurrences ne portent pas sur

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    le mme type dobjet linguistique. Par la premire occurrence, Antigone justifie son acte. Par la seconde, elle explique les raisons de la supriorit des lois non crites, divines, atemporelles qui sont plus sres que les lois dictes par les hommes. La double interprtation de ce terme, tantt justification dun acte, tantt explication thorique tmoignerait dune pense juridique en train de se former. Et lambigut se poursuit ; lhrone annonce ensuite un malheur venir, mais ce malheur viendra-t-il de sa dsobissance face Cron ou de la vengeance des dieux ? Des dieux ou des hommes ? De la nature ou du droit ? Antigone dplore enfin le fait que Polynice naura pas de spulture et naura pas de lamentation pas de thrne comme il conviendrait selon les lois religieuses. Le traitement de la polysmie par lambigut exprime ainsi les tensions dune ralit sociale en mutation. Le tragique laisse de telles incompatibilits intactes et le monde de Cron demeure spar de celui dAntigone. Or, ce passage clbre sur les lois non crites est justement cit par Aristote au Livre I de la Rhtorique lorsquil cherche structurer et hirarchiser les champs dapplication de la loi et de la justice ; en un mot, lorsquil cherche faire de la critique.

    Car il y a une justice et une injustice dont tous les hommes ont comme une divination et dont le sentiment leur est naturel et commun, mme quand il nexiste entre eux aucune communaut ni aucun contrat ; cest videmment, par exemple, ce dont parle lAntigone de Sophocle, quand elle affirme quil tait juste denfreindre la dfense et densevelir Polynice ; car ctait l un droit naturel : Loi qui nest ni daujourdhui ni dhier, qui est ternelle et dont personne ne connat lorigine.

    (Rht., I, 13, 1373 b) Le souci dAristote nest pas dopposer deux types de justices incompatibles entre elles et qui puiseraient leur fondement dans des mondes jamais spars. Il sagit au contraire de distinguer et ensuite de hirarchiser au sein mme de la notion de justice, une loi crite et relative une cit particulire, dune loi non crite et puisant sa lgitimit de son caractre naturel. On voit le travail de critique se former et transcender, par le raisonnement, lopposition entre Cron et Antigone. Si elle est applique la lettre trop aveuglment, la loi crite proclame par Cron provoque un sentiment dinjustice : cest ce quexprime Antigone. Il faut alors remonter lesprit de la loi, afin de lever les incompatibilits et de pouvoir prendre une dcision qui paraisse lgitime aux yeux des hommes mme si elle nest pas lgale. Ce travail de critique nest rien dautre quun processus qui permet de guider les dcisions : la lettre de la loi mise lpreuve de

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    son esprit. Pour ce faire, on utilisera largumentation dAntigone en allguant le caractre multiple et changeant des lois crites face une loi non crite qui, elle, est immuable ternelle et stable. Mais Aristote dcrit le processus du point de vue du rhteur plutt que de celui dun thoricien de la rhtorique : il est vident que, si la loi crite est contraire notre cause, il faut invoquer la loi commune et les considrations dquit comme tant plus justes

    (Rht, I, 15, 1375b). Cette prcision qui peut paratre anodine premire vue rvle la part de fiction potique indispensable la rhtorique pour mener la persuasion. Si la cause dfendue est en contradiction avec la loi crite, on fera comme si il ny avait quune position vraiment juste : celle dAntigone, celle dune thique universelle qui ne saurait scrire. Pourtant, on sait quil sagit dune fiction persuasive. Dans le genre pidictique, lorateur met en place une fiction momentane par lamplification potique. Cette fiction est celle dun retour un ancien mode de pense oral, dans lequel les termes, dlivrs de toute pluralit smantique (interprte) se prsentent comme vidents.

    Comprendre linstitution rhtorique comme ayant merg dune volution cognitive, linguistique et politique, permet dclairer les liens apparemment tnus entre critique et persuasion. La premire distingue, discrimine, hirarchise, raisonne, la seconde rassemble et cre un fiction dvidence. La premire met les institutions en crise, la seconde rtablit la concorde. Dsormais, en un double mouvement, dont la rgularit fait la rationalit, la cit se met lpreuve et se refonde. Cette double rationalit de la rhtorique exige la mme distance consciente vis--vis du langage et de la ralit sociale. Cette distance est ne de lambigut, elle est ne de la tragdie. Elle sest stabilise avec la rhtorique.

    Rfrences Aristote, Rhtorique, texte tabli et traduit par Mdric Dufour et Andr Wartelle, annot par

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