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Emploi et travail non salarié à Maradi (Niger) Emmanuel GRÉGOIRE Chargé de Recherche au CNRS, Laboratoire 142, Strates. 191, rue Saint-Jacques, 75006 Paris Les recherches menées à Maradi depuis plusieurs années permettent à présent d’avoir une vision assez précise du rôle joué par les différents domaines d’activité économique (agriculture, commerce, production marchande, etc.) dans l’emploi, de l’importance de la population sans travail et du poids du secteur moderne représenté par les salariés. L’analyse montre que le travail non salarié est un des aspects majeurs de l’emploi dans une ville moyenne africaine telle que Maradi. Aussi, à partir de l’exemple de la petite production marchande, il convient d’en dessiner quelques traits en dressant une typologie des travailleurs non salariés illustrée de biographies. Cette étude de la structure de l’emploi renvoie à l’examen de la structure sociale de la ville et aux relations entre les différents groupes sociaux. La bourgeoisie bureaucratique et la bourgeoisie marchande qui la contrôlent tant au niveau politique qu’économique et social, n’ont-elles pas intérêt à ce que le système actuel d’exploitation de la force de travail se maintienne? MOTS-CLE : Niger - Haoussa - Maradi - Emploi - Inactivité - Salariat - Travail non salarié. ABSTRACT Employment and self-employment in Maradi (Niger) Results following research carried out in Maradi for several years now provide us with a fairly precise pieture of the role played in employment by the djjferent areas of econonlic activity (agriculture, commerce, market production, etc.) > of the extent of unemploytnent and of the signijicance of the modem sector represented by the salaried class. The analysis shows that seif-employment is one of the major aspects of employment in an average african town like Maradi. SO, starting with the example of small scale market production, we outline some features of it by drawing up a typology of self-employed workers, ilhcstrated by biographies. This study of the employment structure refers back to the examination of the town’s social structure and to the relationships between the various social groups. The bureaucratie and merchant bourgeoisies control the town as much on a political level as on an economic and social level; would it not be in their own interest that the present system that exploits the work force continues? KEY WORDS : Niger - Haoussa - Maradi - Employment - Idleness - Wage-earning - Self-employment. Cah. Sci. Hum. : 23 (1) 1987 : 35-47.

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Emploi et travail non salarié à Maradi (Niger)

Emmanuel GRÉGOIRE

Chargé de Recherche au CNRS, Laboratoire 142, Strates. 191, rue Saint-Jacques, 75006 Paris

Les recherches menées à Maradi depuis plusieurs années permettent à présent d’avoir une vision assez précise du rôle joué par les différents domaines d’activité économique (agriculture, commerce, production marchande, etc.) dans l’emploi, de l’importance de la population sans travail et du poids du secteur moderne représenté par les salariés.

L’analyse montre que le travail non salarié est un des aspects majeurs de l’emploi dans une ville moyenne africaine telle que Maradi. Aussi, à partir de l’exemple de la petite production marchande, il convient d’en dessiner quelques traits en dressant une typologie des travailleurs non salariés illustrée de biographies.

Cette étude de la structure de l’emploi renvoie à l’examen de la structure sociale de la ville et aux relations entre les différents groupes sociaux. La bourgeoisie bureaucratique et la bourgeoisie marchande qui la contrôlent tant au niveau politique qu’économique et social, n’ont-elles pas intérêt à ce que le système actuel d’exploitation de la force de travail se maintienne? MOTS-CLE : Niger - Haoussa - Maradi - Emploi - Inactivité - Salariat - Travail

non salarié.

ABSTRACT

Employment and self-employment in Maradi (Niger)

Results following research carried out in Maradi for several years now provide us with a fairly precise pieture of the role played in employment by the djjferent areas of econonlic activity (agriculture, commerce, market production, etc.) > of the extent of unemploytnent and of the signijicance of the modem sector represented by the salaried class.

The analysis shows that seif-employment is one of the major aspects of employment in an average african town like Maradi. SO, starting with the example of small scale market production, we outline some features of it by drawing up a typology of self-employed workers, ilhcstrated by biographies.

This study of the employment structure refers back to the examination of the town’s social structure and to the relationships between the various social groups. The bureaucratie and merchant bourgeoisies control the town as much on a political level as on an economic and social level; would it not be in their own interest that the present system that exploits the work force continues?

KEY WORDS : Niger - Haoussa - Maradi - Employment - Idleness - Wage-earning - Self-employment.

Cah. Sci. Hum. : 23 (1) 1987 : 35-47.

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Au cours de ces dernières années, Maradi a connu une croissance rapide qui lui a permis de franchir le cap des 100000 habitants en 1985 et de devenir la seconde ville du Niger après Niamey.

Comme beaucoup d’autres agglomérations sahéliennes, Maradi est avant tout une ville marchande jouant, à l’égard de son arrière-pays, le rôle de plaque tournante dans le commerce des produits agricoles et des marchandises. De plus, sa situation géographique fait d’elle une ville frontière : le Nigeria n’est distant que d’une quarantaine de kilomètres et Kano n’est guère à plus de trois heures de route. Aussi, les échanges avec ce pays sont-ils multiples et la récente fermeture prolongée de la frontière ne parait pas les avoir fondamentalement perturbés.

Activité principale de la ville, le commerce fournit la plupart des emplois à ses habitants. Les recherches menées depuis plusieurs années donnent en effet une vision assez précise du marché du travail : à des investigations déjà anciennes (GRÉGOIRE, 1978 et 1983) viennent s’ajouter celles effectuées en 1984 dans le cadre d’un programme de recherche dont le thème est «croissance urbaine et santé » (1). Outre les aspects démographiques, géographiques, sociaux et médicaux, cette étude comporte un volet relatif à l’emploi dont l’objectif est d’évaluer les différents types d’activités exercées par les citadins (agriculture, artisanat, commerce, etc.).

Notre analyse va nous amener à souligner l’importance du travail non salarié dont nous ébaucherons quelques traits au travers d’une typologie des situations observées.

RÔLE DES SECTEURS D’ACTIVITÉ DANS L’EMPLOI URBAIN

Celui-ci a été appréhendé grâce à une vaste enquête socio-économique portant sur un échantillon de 5 000 personnes soit l/lY de la population (1984). La masse des informations recueillies sur le terrain nous contraint à nous limiter, ici, à l’examen des seules données concernant les hommes et à écarter pour le moment celles se rapportant à l’activité des femmes. Enfin, nous distinguerons, lorsque cela sera opportun, la situation des chefs de famille de celle de l’ensemble des adultes (16-65 ans) (2).

TABLEAU I Activités des hommes

TYPE D'ACTIVITE

Marabouts, élèves coraniques Cultivateurs commerçants Artisans, prestataires de

service Manoeuvres, apprentis Sans activith Salariés N'ont pas répondu

Total

CHEFS DE MENAGE ADULTES

66 ( Y,3 WI 113 (10,7 %) 27 ( 3,8 %) 36 ( 3,4 %)

186 (26,3 W) 219 (20,7 %)

160 (22,9 X) 202 (19,2 W) 104 (14,7 %) 141 (13,3 %) 42 ( 5,Y A) 171 (16,2 X)

116 (16,4 %) 125 (11,8 %) 5 ( 0,7 %) 50 ( 4,7 %)

706 (100 % ) 1057 (100 % 1

Commentons à présent, pour chaque activité, les résultats du tableau 1.

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Les marabouts et les élhves coraniques

Ancien bastion, à l’époque pré-coloniale, de la résistance haoussa à la guerre sainte (jihad) menée par les Peu$, Maradi a connu une islamisation plus tardive que les cités haoussas du Nord-Nigeria. Depuis la fin du XIX~ siècle, les pratiques islamiques se sont cependant peu à peu répandues et sa population, désormais en très forte majorité musulmane, compte de nombreux marabouts et élèves coraniques. Ces marabouts jouissent d’ailleurs d’un prestige d’autant plus grand que certains d’entre eux ont effectué le pèlerinage à la Mecque qui confère le titre envié d’alhaji.

Parvenus à un bon degré de connaissance du Coran et de la langue arabe, ils transmettent ce savoir à de jeunes enfants et adolescents dans des écoles coraniques. L’évaluation approximative de leurs effectifs faite à partir de comptages sur le terrain donne un nombre global d’élèves supérieur à 10000 enfants (à titre indicatif, l’enseignement primaire accueillait 6 960 élèves en 1983- 84). Outre de jeunes citadins, ces écoles coraniques reçoivent des ruraux et constituent parfois un premier foyer d’accueil en vue de leur insertion en ville (3).

Ces élèves coraniques - tout du moins les plus âgés d’entre eux (-t 12 ans) - représentent une main-d’œuvre flottante qui, quand elle n’est pas occupée à mendier pour un marabout, tente de gagner un peu d’argent de poche en rendant divers services au marché, à la gare routière et dans d’autres lieux animés. Quant aux marabouts, outre leurs attributions religieuses (ils consacrent une partie de leur temps à la lecture du Coran et ceux d’entre eux qui sont imam, dirigent la prière plusieurs fois par jour à la mosquée), ils peuvent exercer une activité (commerce, confection de talismans, prédictions et conseils aux fidèles). Toutefois, 11s vivent surtout d’oboles, de dons (remis selon la coutume à la fin du Ramadan) ou sont entretenus par de riches commerçants ou fonctionnaires.

En raison de leur statut religieux et dans la mesure où ils vivent pour beaucoup de la générosité de la population, ces marabouts et ces élèves coraniques constituent un groupe social marginal à l’égard du marché de l’emploi.

Les agriculteurs

Dans une agglomération comme Maradi encore très liée au monde rural, il est un peu surprenant de ne pas dénombrer davantage d’agriculteurs : les résultats du recensement administratif et les études entreprises sur la production agricole (la ville couvre environ 25 % de ses besoins) laissaient en effet augurer d’un pourcentage légèrement supérieur.

Réalisée en saison sèche, notre enquête socio-économique les a peut-être sous-estimés car les agriculteurs ont alors des activités urbaines : les uns sont artisans, les autres marchands, d’autres encore manœuvres ou exercent divers petits métiers. Aussi, certains ont pu oublier de mentionner qu’ils étaient cultivateurs en hivernage considérant que ce n’est pas leur principale occupation.

Parmi ces agriculteurs, il en est cependant qui cultivent la terre à longueur d’année : quelques individus, héritiers des grandes familles fondatrices de la cité, ont gardé une emprise sur les terres environnantes et, outre les cultures d’hivernage, se livrent aux cultures de contre-saison. Fruits et légumes poussent dans les jardins de la vallée du goulbi de Maradi et sont ensuite vendus sur le marché où la demande est soutenue.

Même un peu sous-évaluée, l’agriculture apparaît comme une activité secondaire surtout comparée à d’autres secteurs tel que le commerce (4).

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Les commerçants

La ville et le marché sont des institutions haoussas séculaires en particulier à Maradi qui a été fondée par les habitants de Katsina dont le marché fut le plus prospère du monde haoussa avant la conquête peule.

Ancien centre de traite à l’époque coloniale, Maradi est une ville dont le commerce reste actif et diversifié : aux négoces anciens (noix de cola, tabac, sel, dattes, etc.) s’ajoutent le commerce des produits agricoles, du bétail, des marchandises et le transit (cigarettes et tissus) effectué avec le Nigeria.

Cette intense activité marchande a favorisé l’émergence d’un groupe de riches marchands, les alhazai, qui sont à la tête de réseaux commerciaux étendus dépassant le cadre urbain et régional (GRÉGOIRE, 1986). Cependant, le caractère ostentatoire de ce gros commerce et le mythe lié à la personnalité et à la richesse de ces alhazai ne doivent pas masquer l’existence d’une multitude de petits commerçants - parfois tributaires de ces derniers - qui forment en quelque sorte un prolétariat du commerce. Cette hétérogénéité du milieu marchand est un de ses traits fondamentaux.

TABLEAU II Catégories de commerçants (adultes)

Nombre %

Petits revendeurs (tabliers, vendeurs ambulants, etc.) 107 49 x

Petits vendeurs de nourriture (fruits, légumes, viande, etc.) 64 29 %

Boutiquiers 15 7% Gros commerçants (grossistes, transitaires) 26 12 % Transporteurs 7 3%

Total 219 100 %

Les petits vendeurs représentent donc près des trois quarts des commerçants tandis que les boutiquiers et les gros commerçants fournissent 19 % des effectifs. Il s’agit le plus souvent de «tabliers », de vendeurs ambulants (café, thé, cassettes, objets divers) dont les revenus sont faibles et irréguliers.

Véritable «poumon » économique de la ville, le commerce est l’activité principale des citadins. Si cette prépondérance s’explique par des motifs économiques, elle renvoie également à une tradition marchande haoussa où le commerce est perçu comme une profession « noble » et un moyen privilégié de promotion sociale.

Les artisans et les prestataires de service

Les artisans transforment les matières premières [tailleurs, potiers, tisse- rands, menuisiers, etc.) tandis que les prestataires de service échangent du travail contre de l’argent : leurs services peuvent être rendus à des personnes (coiffeurs, guérisseurs, restaurateurs, etc.) ou à des objets (réparateurs en tous genres, mécaniciens, etc.). A Maradi, ils se répartissent ainsi :

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TABLEAU III Artisans et prestataires de service

Artisans Prestataires

de service

Total

CHEFS DE MENAGE ADULTES Nombre % Nombre %

95 13,7 % 118 11,6 %

65 9,2 % 84 7,9 %

160 22,9 % 202 19,5 %

Les artisans sont donc légèrement plus nombreux que les prestataires de service. Toutefois, dans un cas comme dans l’autre, nous n’avons pris en compte que les chefs d’atelier et le personnel fixe : la main-d’œuvre occasionnelle et non qualifiée (apprentis) a été comptabilisée séparément pour mieux la faire ressortir.

Ce secteur de production vient donc après le commerce quant aux emplois offerts aux citadins.

Les manoeuvres et les apprentis

Jeunes et souvent sans qualification précise, ils travaillent dans des ateliers d’artisanat, de petite industrie, auprès de prestataires de service, de transporteurs, etc.

Lors de l’enquête, ces travailleurs exerçaient une activité - ce qui ne signifie pas pour autant qu’elle était fixe - non salariée. Ils sont en effet rémunérés selon l’appréciation de leur patron et se trouvent pris dans un jeu complexe de rapports sociaux (relations de clientélisme, de parenté, d’alliances matrimoniales) auxquels ils ne peuvent se soustraire de telle sorte qu’il leur est impossible de vendre librement leur force de travail «comme un prolétaire» (Alain MORICE, 1982).

A partir de l’exemple de la petite industrie de transformation, nous reviendrons plus loin sur leur condition. Retenons qu’ils représentent des effectifs nombreux, plus de 13 % des adultes (5) qui, bien que peu ou pas rémunérés, disposent néanmoins d’un minimum vital ; ce n’est pas toujours le cas du groupe suivant.

Les personnes sans activité

Il s’agit des individus qui ont déclaré être sans travail, n’avoir pas de profession ou vivre de mendicité.

TABLEAU IV Personnes sans activité

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Si le nombre de mendiants est négligeable, il n’en est pas de même du poucentage de personnes au chômage et sans profession sutout parmi les adultes.

Si les chômeurs ont déclaré Ehercher effectivement un emploi, la situation des «sans profession» est par contre différente : au sein des chefs de famille, ce sont le plus souvent des hommes âgés n’ayant plus d’activité. Parmi les adultes, on dénombre au contraire beaucoup de jeunes qui attendent qu’une occasion de travail se présente mais pour lesquels travailler n’est pas impératif puisqu’ils sont pris en charge par leur cellule familiale. C’est cet état d’avoir à charge ou d’être pris en charge qui explique l’écart important entre les chefs de famille et l’ensemble des adultes : pour les premiers, avoir une activité est impératif.

On peut, à partir de ces résultats, se risquer à avancer un taux d’inactivité - peut-on parler de chômage à propos de Maradi? - d’environ 12 à 15 % pour les hommes de 16 à 65 ans. Cette évaluation fournit donc une appréciation du nombre de citadins ne travaillant pas ce qui ne signifie pas pour autant sans ressources tant les réseaux de solidarité et d’entraide sont nombreux.

Les salariés

Ils occupent un emploi dans l’administration nigérienne ou dans les entreprises locales publiques ou privées et perçoivent un salaire mensuel. En outre, ils bénéficient d’avantages sociaux : sécurité sociale, allocations diverses, retraite, etc.

Ces salariés sont des cadres de l’administration, des dirigeants d’entreprise, des médecins, des inkmiers, des enseignants, des employés de bureau, des secrétaires, des chauffeurs, des ouvriers, etc. Ils représentent près de 12 % des adultes et un peu plus de 16 % des chefs de ménage, ce chiffre étant légèrement supérieur pour des raisons identiques à celles évoquées plus haut (le statut de salarié apporte une garantie de ressources et permet de se dissocier de la famille).

Ces salariés travaillent donc dans le secteur moderne. Il est probable que, depuis trois ou quatre ans, leur nombre ait diminué en raison de la fermeture de plusieurs usines locales non rentables (6) et des compressions de personnel opérées dans l’administration sous la pression des organismes internationaux (Fonds Monétaire International, Banque Mondiale). Le Niger, comme d’autres pays africains, a été en effet amené à restructurer son administration et à la «dégraisser» afin d’alléger les charges de l’Etat. Aussi, quelques «compressés» (souvent des petits employés et des manœuvres) viennent désormais grossir les rangs des travailleurs non salariés et des chômeurs (le Projet de Développement Rural de Maradi qui employait 603 personnes en juin 1979, ne comptait guère plus de 150 salariés en 1985) (7).

Au regard des emplois offerts, le secteur moderne ne joue donc pas globalement un rôle très important. Il n’en est pas de même dans la distribution des revenus et les fonctionnaires apparaissent comme un groupe privilégié : leurs ressources sont régulières, souvent supérieures à celles des autres citadins et leur permettent d’investir dans divers domaines (agriculture, construction, exploita- tion de taxis? etc.).

Le salariat ne touche donc à Maradi qu’un nombre limité d’individus, la très forte majorité de la population ayant des activités non salariées dans le commerce, I’artisanat, le transport, etc.

Ce travail non salarié revêt cependant des formes différentes selon les branches (rapports de clientélisme dans le commerce, système des castes dans l’artisanat traditionnel, etc.). Aussi, étant donné sa diversité, nous ne l’étudierons que dans l’une d’entre elles, l’artisanat et la petite industrie, car il y prend des formes multiples selon la position des individus dans la hiérarchie du travail et parce que nous avons pu l’analyser de manière détaillée sur le terrain.

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LE TRAVAIL NON SALARIÉ DANS L’ARTISANAT ET LA PETITE INDUSTRIE

Pour dégager ses principaux traits, le recours à une typologie des travailleurs semble opportun. Le critère de différenciation privilégié est celui de la propriété des moyens de production, quel que soit le montant du capital investi. Ce choix conduit à distinguer le petit patronat local des ouvriers proprement dits.

Le petit patronat local

Ce sont les artisans qui possèdent leurs propres moyens de production. Toutefois, ils ne bénéficient pas tous d’une grande indépendance économique, certains étant liés à des commanditaires. C’est pourquoi il convient de distinguer le cas des artisans indépendants de celui des artisans sous-traitants.

Les artisans indépendants De par la taille de leur affaire et de la diversité de leur clientèle, quelques

artisans ont une autonomie réelle dans la gestion de leur unité et sont assimilables à de petits entrepreneurs comme le montre l’exemple de Samaila Sodo.

Samaila Sodo s’initia aux techniques du travail du fer au contact d’un Européen auprès duquel il travailla pendant une dizaine d’années. Ayant atteint un bon niveau de qualification, il quitta cet Européen et fut embauché par la Sonara, société étatique de commercialisation des arachides. Progressivement, il économisa un peu d’argent sur son salaire et acheta un poste à souder pour travailler à son compte le soir à la sortie de l’usine.

L’accroissement des commandes qui lui étaient adressées, incita Samaila Sodo à abandonner son emploi salarié à la Sonara pour ne se consacrer qu’à son affaire. Il fabriquait alors divers objets en métal : des lits, des tables, des chaises, des bureaux... Etant un des seuls nigériens sur le marché local, l’administration l’encouragea en lui cormant des tâches (équipement d’écoles, de bureaux, etc.). Samaila Sodo en profita pour acheter des machines supplémentaires et accroître son personnel.

En 1979, il s’associa avec un autre artisan pour fonder une véritable petite industrie de construction métallique comprenant deux ateliers distincts : la menuiserie métallique et la réparation automobile. Pour monter cette petite unité, la Banque Mondiale leur octroya un prêt de deux millions de francs CFA. Depuis lors, en dépit d’une conjoncture pas toujours favorable, Samaila Sodo paraît avoir une affaire assez saine et est assimilable à un petit entrepreneur. Si des promotions comme la sienne sont à présent plus fréquentes, elles restent néanmoins un peu exceptionnelles. Enfin, il faut noter que ces individus ne sont pas salariés de leur entreprise mais disposent de revenus souvent supérieurs à ceux des cadres de l’administration.

Les membres des corporations artisanales traditionnelles bénéficient égale- ment d’une certaine autonomie et ne sont pas étroitement dépendants de commanditaires particuliers.

L’organisation du travail au sein de leurs ateliers répond au système des castes caractérisé par une forte hiérarchie et une division précise du travail : les apprentis ont un rôle clairement défini et doivent obéissance à leur maître qui leur transmet progressivement son savoir et ses secrets. Pour ces forgerons, potiers, teinturiers et autres artisans, le salariat est inconnu : leurs ressources sont faibles et sont directement liées à la vente de leurs articles.

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Les artisans sous-traitants Beaucoup d’artisans ne sont que des façonniers dépendants de commerçants

qui leur donnent ou leur refusent du travail. Des tailleurs, des cordonniers, des menuisiers sont ainsi régulièrement commandités par des marchands qui revendent ensuite leurs articles en ville, voire en brousse. L’avantage qu’ils retirent de cette collaboration est d’avoir une certaine garantie quant à l’écoulement de leurs produits. L’inconvénient d’un tel système est de les rendre tributaires des commandes de quelques commerçants qui, conscients de cette situation, jouent sur la forte concurrence entre eux pour obtenir des prix avantageux. Les artisans se plient alors à leurs exigences faute d’autres clients et craignant, en cas de refus, d’hypothéquer la survie de leur atelier. Ibrahim, ferblantier, se trouve confronté à ce problème.

Ibrahim est né à Maradou, village proche de Maradi. Encore enfant, il fut confié à un oncle maternel résidant dans le nord du Nigeria pour qu’il suive l’école coranique, celle-ci étant réputée dans ce pays. Il y resta environ deux ans puis revînt à Maradou pour aider son père aux travaux champêtres.

Devenu adolescent, il ne resta plus inactif en saison sèche et travailla avec un commerçant qui faisait le négoce de la canne à sucre et de la patate douce. Au gré de ses venues à Maradi, il connut un marchand syrien qui le prit comme manœuvre, puis aide-boutiquier. Ce Syrien ayant également des affaires au Nigeria, Ibrahim fut envoyé à Kano où il séjourna quelques années. A son retour à Maradi, son patron le fit embaucher à la Fabmétal, entreprise de construction métallique qui venait d’ouvrir ses portes. Il garda cet emploi pendant plus de sept ans et apprit ainsi les techniques du travail du fer. Le soir à la sortie de l’usine! il faisait de petits travaux chez un ami qui lui prêtait son poste à souder.

Licencié par la Fabmétal qui connaissait des problèmes de commercialisa- tion? Ibrahim s’installa à son compte et emprunta 100000 francs CFA à sa famdle pour compléter ses économies qui n’étaient pas assez élevées pour acheter le matériel nécessaire. S’il a désormais remboursé ses dettes, l’activité de son atelier n’est pas très soutenue, Ibrahim travaille beaucoup pour des commerçants et se plaint de ces derniers qui «payent mal et qu’i1 faut relancer sans cesse ». Enfin, il est concurrencé par les travailleurs «clandestins» qui, comme lui autrefois, n’ont aucune charge et pratiquent des prix inférieurs aux siens.

Bien qu’ayant monté sa propre affaire, la situation d’Ibrahim reste aléatoire, son revenu fluctuant d’un mois à I’autre. Ces artisans sous-traitants peuvent «gagner parfois beaucoup puis ne plus rien gagner ensuite pendant longtemps» comme me l’a fait remarquer l’un d’entre eux. Dans leur cas, la notion de salaire est étrangère même s’ils disposent sur une longue période de quelques ressources.

Les ouvriers

Dispersés dans une myriade d’ateliers, ils constituent l’effectif le plus nombreux du secteur non salarié. Leur niveau de qualification définit leur tâche et leur place dans la hiérarchie du travail : chacun d’entre eux connaît le rôle qui lui est imparti et s’y tient car on ne manquerait pas de le rappeler à l’ordre.

Parmi tous ces travailleurs, on peut distinguer plusieurs groupes :

Les contremaîtres Dans les unités les plus développées, il y a un contremaître chargé d’assister

le patron et d’encadrer les ouvriers. Ces contremaîtres ont l’entière confiance des patrons et leur sont parfois

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même apparentés. Bien qu’anciens ouvriers, ils ne participent pas ou exception- nellement à la production : leur tâche consiste plutôt à organiser et à surveiller le travail des ouvriers et des apprentis dans l’atelier et à veiller à son bon ordre. En l’absence du chef d’atelier, ils reçoivent les clients, négocient et prennent les commandes. Enfin, ils se rendent fréquemment en ville chercher outils et matériaux qui font défaut.

Leur rémunération mensuelle est relativement élevée (50 000 à 60 000 francs CFA en 1982) et régulière (il ne s’agit cependant pas de salaire, leur revenu variant avec l’activité de l’atelier). Ces contremaîtres ne se rencontrent que dans les petites entreprises, leur présence attestant d’un certain stade de développe- ment.

Les ouvriers qualifiés Au fil des ans, ils ont acquis un niveau de qualification et de compétence qui

leur permet d’accomplir tous les travaux. Généralement, ils sont rémunérés chaque mois et touchent une somme souvent supérieure au minimum légal soit 21000 francs CFA en 1982 (les chiffres relevés se situent entre 25 000 et 40 000 francs).

Ces ouvriers ne sont toutefois pas assimilables à des salariés car leur revenu est susceptible d’être amputé sans préavis par le patron. D’autre part, ils n’ont ni la garantie d’emploi ni la protection sociale des travailleurs du secteur moderne (durée plus longue du travail, absence de sécurité sociale en cas d’accident, etc.). L’exemple d’Aladou est significatif.

Aladou a trente-huit ans et est venu pour la première fois à Maradi en 1970, année où les récoltes avaient été désastreuses. Depuis lors, il se rendait régulièrement à Maradi en saison sèche et y travaillait selon les opportunités.

En 1975, un Européen le prit sur la recommandation d’un ami, comme apprenti dans son garage. Aladou s’installa alors à Maradi et s’initia pendant plusieurs années à la réparation des automobiles. Il abandonna son emploi pour rejoindre un ancien ouvrier qui avait monté son propre garage. Aladou explique qu’il gagne 1000 à 1500 francs CFA par jour «sauf si le travail manque». A présent, il est marié et père de trois enfants et estime «qu’il ne faut pas se plaindre » : sa situation est relativement stable et il gagne au moins autant qu’avec l’Européen qui lui donnait pourtant un salaire.

De par leur qualification, certains ouvriers tels qu’Aladou finissent par se rendre indispensables et leurs patrons les rémunèrent correctement pour qu’ils restent à leur service. Par là, ils évitent, en outre, qu’ils soient tentés de s’installer à leur propre compte et qu’ils détournent par la même occasion une partie de la clientèle. clientèle.

L’emploi de ces ouvriers qualifiés est plus généralisé que celui des L’emploi de ces ouvriers qualifiés est plus généralisé que celui des contremaîtres mais reste hors de portée d’une multitude de petits ateliers dont le contremaîtres mais reste hors de portée d’une multitude de petits ateliers dont le personnel est composé d’apprentis plus ou moins compétents. personnel est composé d’apprentis plus ou moins compétents.

Les apprentis Plus nombreux que les ouvriers qualifiés, ils n’ont cependant pas leur

expérience et leur niveau de qualification, et sont affectés à des travaux simples. A Maradi comme c’est souvent le cas en Afrique, l’apprentissage constitue

un mode d’exploitation original de la force de travail. Il apparaît en effet comme un échange de prestations : le patron s’engage à former-son apprenti, en contrepartie ce dernier lui apporte une aide quasi bénévole et lui doit obéissance. Un chef d’atelier a ainsi expliqué que «les apprentis acquièrent une qualification et que cela constitue déjà en soi une forme de salaire. Ils doivent donc travailler pour se former et non pour gagner de l’argent ». Ces relations d’obligations réciproques qui lient patron et apprentis sont à l’avantage du premier qui dispose ainsi dune main-d’oeuvre peu coûteuse.

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Dans l’artisanat traditionnel, les apprentis sont apparentés au chef d’atelier en vertu du système des castes. Dans d’autres secteurs (tailleurs, menuisiers, maçons, etc.), il n’y a pas forcément de lien de parenté entre le patron et son personnel : lors d’une enquête faite auprès d’une cinquantaine d’ouvriers et d’apprentis, le recrutement s’était opéré de la manière suivante : - Sur l’initiative du patron : 8,5 % (ouvriers qualifiés) - Par une visite de l’apprenti dans l’atelier : 18,75 % - Par l’intermédiaire d’un parent ou d’un ami : 43,75 % - Sur la base d’un lien de parenté : 29 %

100 %

L’apprentissage joue un rôle important dans tous les secteurs de produc- tion : les apprentis sont à la charge du patron qui leur assure un repas par jour au moins et parfois le logement. En outre, ils reçoivent de temps en temps un peu d’argent de poche. Les apprentis les plus qualifiés ont une somme d’environ 5 000 à 10 000 francs CFA par mois que le patron fixe selon leurs mérites et l’activité de l’atelier. Il est bien évident qu’ils ne peuvent se permettre de revendiquer un traitement meilleur.

Cette exploitation des apprentis est masquée par l’illusion qu’un jour ils pourront devenir à leur tour entrepreneur (0. LE BRUN et C. H. GERRY, 1975). Alain MORICE (1982) note à juste titre que ce « système d’apprentissage est rendu possible par le maintien de tissus sociaux qui assurent l’autorité des aînés sur leurs cadets. Dans l’atelier, ce pouvoir se traduit par l’instauration d’un lien personnel entre protagonistes, qui inverse l’image de l’exploitation en faisant de l’apprenti l’obligé de son patron» ; I’apprenti est donc le jouet d’un «pseudo- marché du travail où agissent des rapports de clientèle, de parenté et d’alliances matrimoniales ».

Ainsi, Lawally, fils d’un douanier à la retraite, est né à Maradi il y a dix-sept ans. Après avoir été à l’école coranique, Lawally a suivi l’école moderne pendant sept ans et en a été écarté à cause de ses mauvais résultats.

Son père lui a trouvé du travail chez un maçon qui lui remettait au début 4000 à 5 000 francs CFA par mois. A présent qu’il connaît un peu mieux le métier, son patron lui remet 8 000 francs. Cet argent, il le donne en presque totalité à son père puisqu’il est encore à sa charge. Il serait possible de multiplier les exemples de ce genre.

Les apprentis sont donc juste assurés du minimum vital. La notion de salaire leur est étrangère.

Les ouvriers-apprentis paysans De nombreux travailleurs partagent leur temps entre le travail en ville en

saison sèche et les travaux champêtres en hivernage. Certains comme Sani retrouvent leur emploi au retour des récoltes.

Sani, originaire d’un village de brousse, est venu pour la première fois à Maradi pour y travailler durant la saison sèche. Grâce à un ami, il réussit à se faire embaucher dans un atelier de construction métallique. Le patron lui a d’abord confié des tâches simples (peinture des objets fabriqués) pour une rémunération d’environ 8 000 francs CFA par mois. Au bout d’un an, Sani fut chargé de travaux un peu plus complexes (découpage des métaux, montage de ressorts de lits, etc.) et reçut 12000 francs. Lors de l’entretien, il espérait prochainement apprendre à souder et poursuivre ainsi son ascension dans la hiérarchie de l’atelier (Sani a une vingtaine d’années).

Chaque hivernage, son patron le laisse retourner en brousse pour aider sa pa$kra cultiver les champs. Des la fin des recoltes, il reprend sa place dans ,

Parmi ces ouvriers paysans. Sani est sans doute privilégié car il ne se pose

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pas pour lui le problème de retrouver un travail au retour des récoltes. Beaucoup d’émigrants saisonniers ont en effet une activité instable et travaillent au jour le jour en fonction des opportunités dans les activités liées au transport, à la maçonnerie, à la manutention . . .

L’existence de ces travailleurs paysans est un des traits importants du marché du travail dans les villes secondaires africaines. Il n’est cependant pas propre à l’Afrique, l’histoire économique et sociale de la France renferme également des exemples de ce type.

La condition de ces ouvriers paysans est souvent proche de celle des travailleurs occasionnels.

Les travailleurs occasionnels Originaires de la ville comme de la brousse., ils n’ont pas d’emploi précis et

constituent en quelque sorte une réserve de mam-d’œuvre au niveau de la ville. Il peut s’agir d’ouvriers déjà qualifiés en quête d’une embauche stable ou

bien de jeunes ruraux ayant partiellement ou définitivement abandonné la campagne et ne possédant pas de qualification. Ils cherchent alors n’importe quelle occasion de travail. Ces travailleurs sont rémunérés à la journée ou à la tâche ; ils doivent négocier le montant de leur rémunération (500 à 750 francs CFA par jour) avec leur employeur qui joue sur le fait que la demande de travail est supérieure à l’offre.

Leurs périodes d’activité sont coupées de longs moments d’oisiveté au cours desquels ils sont pris en charge (logement, nourriture) par des parents ou des amis. Les réseaux d’entraide leur permettent incontestablement de survivre et d’attendre des jours meilleurs.

Les travailleurs « illégaux,> Avant d’achever cette typologie, il convient de mentionner le cas des

travailleurs «illégaux » comme les désignent les artisans. Ce sont des ouvriers, souvent assez qualifiés.; ils n’ont pas ou très peu de

matériel et le louent à des artisans installés en ville qui le sous-utilisent et qui trouvent là un moyen de le rentabiliser. Ces «illégaux » n’ont aucune charge et vendent à des prix très bas, se contentant de marges bénéficiaires réduites.

Nombreux sont les chefs d’atelier qui s’insurgent contre ces intrus qui «cassent les prix et qui font du mauvais travail » même s’ils ont été autrefois dans cette situation avant de monter leur affaire.

Cette hétérogénéité des travailleurs non salariés dans l’artisanat et la petite industrie renvoie à l’organisation du travail, très hiérarchisée, et à sa division sociale. Si les apprentis ne connaissent pas le salaire, les ouvriers expérimentés reçoivent généralement une rémunération mais ne peuvent en discuter le montant. Il faut toutefois souligner que si le patron dispose d’une main-d’œuvre à bon marché et peut jouer sur la concurrence au sein de son personnel pour créer une émulation et améliorer la productivité, ce système n’est pas toujours à son avantage car il est souvent contraint, pour des raisons familiales notamment, d’accepter dans l’atelier des jeunes sans qualification et parfois sans motivation qui alourdissent ses charges.

Dans le cas de ces ouvriers et de ces apprentis, il est difficile de parler de salaire différé car leurs patrons n’ont pas d’obligations importantes par rapport à leur vie sociale : il y a là une différence assez nette avec le milieu marchand où le commerçant rémunère aussi ses dépendants sous forme de gratifications plus ou moins régulières mais assure, en outre, leur promotion sociale en leur donnant une dot pour se marier puis en leur fournissant, le jour choisi, les moyens de fonder leur propre négoce.

Dans ce secteur, les liens sociaux qui unissent le commerçant à ses dépendants restent plus importants que les liens économiques (GRÉGOIRE, 1986)

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et semblent plus forts que dans l’artisanat et surtout la petite industrie où les artisans privilégient sans doute davantage les aspects économiques.

CONCLUSION

Le marché de l’emploi à Maradi peut se schématiser de la manière suivante : il existe, d’une part, un groupe favorisé, les salariés, représentant environ 12 % des effectifs et bénéficiant d’une certame garantie d’emploi et de revenus. A l’opposé, se trouvent des individus sans travail (chômeurs et personnes sans profession) dont la situation matérielle est très souvent précaire. Entre ces deux groupes, figure la majorité des citadins : ils n’ont pas le privilège comme les premiers de connaître le salaire mais ont l’avantage sur les seconds d’avoir une occupation dans les différents secteurs d’activité économique et d’être plus ou moins bien rémunérés. D’ailleurs, au sein de ce groupe, les hétérogénéités sont fortes car les ressources d’un riche commerçant ne sont pas comparables avec celles d’un artisan, d’un marabout et encore moins avec celles d’un ouvrier, d’un «tablier » ou d’un apprenti.

S’il y a donc des inégalités quant à l’accès au travail., il y en a sans doute davantage encore au niveau des ressources : la situation des salariés? des commerçants et de quelques petits entrepreneurs (il n’y a pas d’industriels à Maradi) tranche en cela nettement de celle du reste de la population, les uns du fait de la stabilité de leur emploi, les autres en raison du montant élevé de leurs gains (GRÉGOIRE, 1986).

La ville semble donc dominée par ces deux groupes : la bourgeoisie bureaucratique tire son pouvoir de sa position dans l’appareil d’Etat et du contrôle de l’administration et agit par le biais de ses relations politiques. La bourgeoisie marchande joue, quant à elle, sur ses réseaux de clientèle qui lui permettent, par une hiérarchie d’intermédiaires, d’exercer son influence sur un nombre important de dépendants.

L’objectif commun de ces bureaucrates et de ces marchands est le contrôle de la ville que ce soit au niveau politique, économique ou social. Toutefois, s’il y a souvent collusion, il y a parfois opposition notamment dans le domaine économique où leurs intérêts peuvent diverger. Ces conflits ne sont pas vraiment ouverts et restent confinés dans certaines limites, la classe politique, au niveau local comme à l’échelle nationale, se méfiant des commerçants, de leur impact plus fort sur la population et de leur prestige.

Cette étude de la structure de l’emploi renvoie donc à l’analyse de la structure sociale de la ville et aux relations entre groupes sociaux. Malgré quelques divergences passagères, les dirigeants de l’administration et les marchands ont tout intérêt à ce que le système actuel d’exploitation de la force de travail ne change pas. Ils l’ont d’ailleurs très bien compris, les uns en mettant en place, au niveau national, des syndicats dépendants étroitement de l’Etat et canalisant ainsi tout mouvement dans le secteur moderne, les autres en maintenant d’une part des systèmes tels que le clientélisme et le paternalisme qui permettent d’évacuer les conflits de classe et en jouant d’autre part sur les structures familiales.

Manuscrit accepté par le Comité de Rédaction le 14 octobre 1987

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BIBLIOGRAPHIE

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LE BRUN (0.) et GERRY (CH.), 1975. - Petty producers and capitalism, Review of African political economy, no 3.

LUBECK (P.M.), 1983. - Islamic networks and u-an capitalism : an instance of articulation from Northern Nigeria. Cahiers d’Ehdes Africaines, no spécial 81-83 Xx1/1-3, Villes africaines au microscope.

MORICE (A.), 1982. - Précarité économique et dépendance sociale, les travailleurs non salariés en Afrique. Le Monde Diplomatique, no 345 : 24-25.

Notes

(1) Cette recherche pluridisciplinaire a été menée conjointement par I’ORSTOM, le C.N.R.S. et l’Université de Bordeaux II.

(2) Parmi les 5 000 personnes interrogées, figurent 1057 hommes adultes dont 706 chefs de famille.

(3) Une étude effectuée dans le quartier Sabon Gari (GRÉGOIRE, 1983) a montré que 11 % des migrants étaient venus initialement à Maradi pour suivre l’école coranique. Voir également à ce sujet : P.M. LUBECK, 1983.

(4) Il est fréquent que des citadins emploient des manoeuvres recrutés dans les villages pour cultiver leurs champs (d’où le montant relativement élevé de la production urbaine).

(5) Par tranches d’âges, ils se répartissent ainsi : 49 % ont moins de 35 ans, 17.5 % ont entre 35 et 40 ans et 33,5 % ont plus de 40 ans.

(6) La tentative d’industrialisation de la ville, entreprise à la fin des années soixante-dix, s’est soldée par un échec : en 1983, à peine 500 personnes travaillaient dans les usines locales.

(7) Il faut toutefois noter qu’environ deux tiers de son personnel ne sont pas des « Maradiens ».

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