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L’HUMANITÉ
ENCHAÎNÉE
Paul Féval fils
H. J. Magog
LES
MYSTÈRES
DE DEMAIN
volume 4
1922-1924
bibliothèque numérique romande ebooks-bnr.com
Table des matières
CHAPITRE PREMIER MIRAGE POLAIRE ............................. 4
CHAPITRE II LA FORÊT ENCHANTÉE .............................. 19
CHAPITRE III UN MONSTRUEUX INSECTE ...................... 34
CHAPITRE IV LA SIRÈNE-PIEUVRE ................................... 47
CHAPITRE V LE JARDIN AFFOLANT ................................ 58
CHAPITRE VI LA MAIN DE FEU ......................................... 76
CHAPITRE VII LES RUINES DU MONDE ........................... 84
CHAPITRE VIII L’ÉNIGME DE LA « FAUVERIE » ............. 92
CHAPITRE IX LES AIGLES RAVISSEURS ......................... 105
CHAPITRE X CONSEIL DE CABINET ............................... 114
CHAPITRE XI LA RÉVOLTE DES ANIMAUX ................... 123
CHAPITRE XII LE RAPPORT DE PIPIGG ......................... 138
CHAPITRE XIII CONVERSATION PAR ARC
MAGNÉTIQUE ..................................................................... 152
CHAPITRE XIV PRISONNIER DU PÔLE ........................... 165
CHAPITRE XV À MOI !… HANTZEN ! YOGHA ! ............. 176
CHAPITRE XVI À LA NICHE ! ........................................... 188
CHAPITRE XVII LA CHEVELURE DE FLAMMES ............ 197
CHAPITRE XVIII LE SOLEIL NE S’EST PAS LEVÉ .......... 204
CHAPITRE XIX LA NUIT SUR LE MONDE ....................... 211
CHAPITRE XX L’ÎLE EN MARCHE .................................... 221
CHAPITRE XXI LE REMORQUEUR FANTÔME ............... 231
– 3 –
CHAPITRE XXII LE VOLEUR DE FEMME ........................ 243
CHAPITRE XXIII L’HOMME ÉCLIPSÉ .............................. 251
CHAPITRE XXIV LA MAIN VIVANTE............................... 258
CHAPITRE XXV OÙ VICTOR LARIDON S’ÉMEUT ......... 268
CHAPITRE XXVI LA FABRIQUE DE TEMPÊTES ............. 280
CHAPITRE XXVII L’OBUS AUTOMOBILE ....................... 286
CHAPITRE XXVIII LE CYCLONE ENIVRANT .................. 299
CHAPITRE XXIX LA COLÈRE D’ORONIUS ...................... 308
Ce livre numérique .............................................................. 318
– 4 –
CHAPITRE PREMIER
MIRAGE POLAIRE
L’Histoire ne pourra perdre le souvenir des terrifiants ca-
taclysmes qui se succédèrent durant les premières années du
vingt-et-unième siècle. Assailli par des fléaux imprévus, le
monde faillit périr. Tout au moins, si ce ne fut pas la fin de la
terre, on put croire que c’était celle de l’humanité.
On sait maintenant quelle avait été l’origine de ces
forces destructrices qui menacèrent d’anéantir la Vie. Nul
n’ignore à qui il convient de les attribuer. La science a deux
visages – comme le Janus Bifrons des Romains – et la plu-
part des armes qu’elle manie peuvent indifféremment tuer ou
guérir. La même science inspirera le génie du mal et le génie
du bien. Et c’était bien ces deux génies qu’incarnaient, au
début de l’an 2.000, ces savants ennemis, le professeur
Hantzen et l’illustre maître Oronius.
Les maux déchaînés sur le monde vinrent du premier, de
même que le second seul y trouva les remèdes et les pallia-
tifs.
Mais, parmi ces divers et gigantesques bouleversements,
comment ne pas accorder une mention particulière au for-
– 5 –
midable mascaret de chaleur qui assécha l’Océan en moins
de quelques heures ; puis ou raz-de-marée atmosphérique qui
faillit asphyxier l’humanité, en refoulant sur un seul point du
globe la presque totalité de l’air respirable ?
Au soir de ce sur-phénomène, un appareil volant, encore
mal dégagé de la couche d’air solidifié qui l’avait un instant
transformé en aérolithe, retombait sur la terre, après avoir
été projeté aux limites de la stratosphère par le flux atmos-
phérique.
Parti de l’ancien continent des Atlantes1, qui pouvait
dire en quel point du globe il retombait ? La courbe qu’il
avait involontairement décrite lui avait certainement fait
franchir, à une incalculable vitesse, une distance considé-
rable.
Son équipage et ses passagers, tous en observation der-
rière les hublots de la carlingue, devaient donc chercher à
deviner l’endroit qui allait être leur point de chute. Sans
doute, on n’aura point de peine à le comprendre, un peu
d’appréhension se mêlait à leur légitime curiosité.
Pourtant, bien moins que la généralité de leurs contem-
porains, les humains enfermés dans cet oiseau d’acier ne de-
vaient se laisser impressionner par la perspective d’aven-
tures nouvelles.
Ce navire aérien n’était-il pas l’Alcyon-Car, le célèbre
appareil de l’illustre Oronius ? Résumé et habitacle de toutes
les merveilles de la science, n’emportait-il pas dans ses
1 Voir Le Réveil de l’Atlantide (Les Mystères de Demain).
– 6 –
flancs de quoi parer aux éventualités les plus imprévisibles ?
Et n’était-il pas guidé par le Maître lui-même, assisté de son
élève, l’ingénieur Jean Chapuis, et du roi des mécanos,
l’inénarrable bellevillois Victor Laridon ?
L’Alcyon-Car ! Merveille des merveilles ! Forteresse inac-
cessible et laboratoire procéleste ! Avion-protée qui pouvait,
avec une égale facilité, être tantôt oiseau et tantôt poisson,
auto sur le sol, tank au besoin, canot électrique, transfor-
mable en sous-marin, auto-poisson, enfin, capable de rouler
au fond des mers. Il n’était aucune situation à laquelle ne fût
susceptible de s’adapter ce Fregoli de la machinerie mo-
derne.
Entraîné dans un nombre incalculable d’effarantes aven-
tures, depuis le jour où le sommet de Belleville, se transfor-
mant en volcan, il avait été arraché à son paisible labora-
toire2, le maître Oronius n’avait jamais hésité à lui confier ce
qu’il avait de plus précieux. L’Alcyon-Car n’emportait pas
seulement les trésors scientifiques du savant, il emportait
aussi celle qu’il chérissait le plus : Cyprienne, sa blonde fille
aux yeux d’azur, l’intrépide et délicieuse fiancée de Jean
Chapuis.
Deux soubrettes accompagnaient cette amazone des
airs, la Parisienne Turlurette au minois très éveillé et Manda-
rinette, jeune Chinoise arrachée par elle à une affreuse servi-
tude ; la première s’était promise au mécano Laridon ; la se-
conde, moins avancée sous le rapport sentimental, semblait
pourtant s’intéresser assez fort au nègre Julep, – peut-être à
2 Les Fiancés de l’An 2000 (Les Mystères de Demain).
– 7 –
cause des singularités que présentait l’épiderme du digne
serviteur, rendu polychrome par les expériences d’Oronius.
Enfin, et pour terminer le dénombrement des passagers
de l’Alcyon, il y avait encore à son bord deux petits chiens
papillons, Pipigg et Kukuss, puis Taï, singulière créature
sous-terrienne ramenée des environs du feu central3.
Bêtes et gens, tels étaient ceux qui, en ce soir catastro-
phique descendaient du ciel vers la terre inconnue.
Ils l’observaient à travers les panneaux vitrés de l’avion
et comme grâce à la perfection des appareils optiques utili-
sés par Oronius, cette observation était facilitée, ils pou-
vaient s’émouvoir du spectacle qu’ils avaient sous les yeux.
Jamais il ne leur avait été donné de contempler plus sin-
gulier paysage. De la hauteur à laquelle ils se trouvaient en-
core, le sol terrestre aurait dû leur apparaître sous l’habituel-
le forme d’une circonférence encerclée de ciel.
Or, la terre, sous eux, leur semblait avoir pris une forme
elliptique. Il n’eût plus été exact de parler de cercle à l’hori-
zon : il aurait fallu dire l’ellipse.
De plus, les dimensions de cette ellipse présentaient des
proportions singulièrement considérables. Certainement, sa
superficie dépassait de beaucoup celle qu’eût dû enclore le
regard de l’observateur contemplant de pareille altitude un
autre point du globe terrestre. L’étendue embrassée pouvait
varier du simple au double. Sur une toute autre échelle, l’œil
aurait ressenti une impression analogue si, après avoir con-
3 Le Monde des damnés (Les Mystères de Demain).
– 8 –
templé de haut un œuf posé sur sa pointe, il l’avait ensuite –
de la même hauteur – regardé posé dans le sens de la lon-
gueur. Dans le premier cas, l’image perçue était un cercle de
dimension restreinte. Dans le second, c’était une ellipse
ayant pour petit axe le diamètre de la précédente circonfé-
rence et dont le grand axe pouvait être double, sinon triple.
De cette anomalie, Oronius devait conclure qu’il con-
templait la terre sur une de ses faces aplaties.
Il avait donc sous les yeux l’un des pôles ou ses abords
immédiats.
Lequel ? D’après le graphique de la courbe décrite de-
puis le cataclysme qui avait projeté dans les airs l’Alcyon-
Car, le Maître estima que la chute avait été orientée dans la
direction du sud. C’était donc vers le pôle austral ou antarc-
tique que descendait l’avion.
Et à mesure qu’il se rapprochait du sol, Oronius
s’étonnait davantage de trouver la réalité si différente des
vérités – supposées – données par les géographes comme
étant articles de foi.
À vrai dire, c’était un bien étrange paysage !
Plus qu’étrange… hallucinant !
Le disque du soleil demeurait perpétuellement au-
dessous de l’horizon et ses rayons n’éclairaient qu’indirecte-
ment la surface polaire. Il y régnait donc constamment une
demi-lumière qui, sans être celle des nuits claires, n’était pas
non plus celle du jour normal.
En ce point du globe, théoriquement percé par le pro-
longement de l’axe de rotation, – essieu du monde ! – il n’y
avait ni lever ni coucher de soleil. Quelle que fût la face pré-
– 9 –
sentée par la terre aux rayons solaires, le centre polaire ne
s’en trouvait ni plus ni moins éclairé.
Un jour étrange – ou plutôt une clarté spectrale, demi-
ombre et demi-lumière, – baignait donc le sol sur lequel
s’apprêtait à aborder l’appareil.
Il approchait du pôle… mais il ne descendait pas exac-
tement au-dessus. Il allait atterrir sur le rebord d’un plateau
rocheux décrivant la ceinture complète autour d’une sorte de
plaine ronde formant cuvette. Le pôle théorique devait se
trouver au centre et au fond de cette cuvette.
Quels yeux ouvraient les compagnons d’Oronius ! Et
quels regards lui jetait le Maître lui-même !
Comme ce qu’ils découvraient mettaient à néant les plus
savantes déductions !
Le fameux cercle antarctique et ses glaces devait être
fort loin derrière eux. Ils survolaient la zone séculairement
assiégée par les explorateurs les plus fameux, mais jamais at-
teinte : la zone inviolée ! Ils avaient franchi la mystérieuse et
dernière barrière contre laquelle s’étaient brisés les su-
prêmes efforts de tant de hardis pionniers.
Les passagers de l’Alcyon faisaient mieux que d’entre-
voir le but, de le deviner, de le frôler – ils y étaient dans
l’Elglacero rêvé par tous les malheureux Orellana du pôle.
Et ce qui se révélait à eux, ce n’était ni la mer libre, ni le
désert de glace hypothétiques. C’était cette couronne de roc
dressée par la Nature comme une enceinte destinée à enfer-
mer le secret de l’aimant !
Qu’était-il… ce pôle ?
– 10 –
Un instant – un instant éphémère ! – ils l’eurent sous les
yeux. Ils crurent le tenir… Ils l’entrevirent…
Illusion !… La vision était si inattendue qu’ils pensèrent
être les jouets d’un mirage.
L’Alcyon venait de se poser au haut du roc, à quelques
mètres du rebord d’où les regards pouvaient plonger dans la
mystérieuse cuvette.
Jean Chapuis ouvrit une écoutille…
Ou plutôt il tenta de l’entr’ouvrir.
Mais, aussitôt un froid mortel se répandit à l’intérieur de
l’avion et Julep fit un bond en arrière comme s’il avait reçu
en pleine poitrine un pavé de glace.
— Referme !… Referme ! se hâta de crier Oronius.
T’imagines-tu que nous puissions sans préparation affronter
la température du pôle.
Sur ce point, tout au moins, des observations et les dé-
ductions des explorateurs se trouvaient confirmées. La tem-
pérature polaire s’opposait à la présence de tous organismes
animés.
Cependant, pas plus que les flammes d’une fournaise, le
froid ne pouvait arrêter le Maître. Il revêtit et fit revêtir à ses
compagnons des combinaisons à double enveloppe enfer-
mant un matelas d’air réchauffé par un courant électrique.
Des masques pareillement chauffés furent appliqués sur les
visages et des gants protégèrent les mains.
Ainsi transformés en radiateurs vivants, les aviateurs
pouvaient sortir. Un à un, tous se risquèrent hors de l’Alcyon
et foulèrent le sol glacé de la calotte polaire. C’était un sol
– 11 –
mort, noir et lugubre. Le froid y tuait tous les germes. Il n’y
avait aucune trace de végétation même la plus élémentaire ;
la vie animale en était également absente.
Un silence écrasant y régnait.
— Naturellement, murmura Oronius, en hochant la tête.
La mort seule peut habiter sous cette latitude. Notre curiosité
trouvera ici bien peu à glaner… le néant !… Donnons-nous
cependant le plaisir de descendre au fond de cette cuvette et
de poser le pied sur le point exact qui est le pôle austral lui-
même…
Il se retourna vers la cuvette et se rapprocha du rebord.
Tous ses compagnons l’avaient imité. La même excla-
mation de stupeur leur échappa.
Une buée grise emplissait la grande cuvette. Le coup
d’œil était assez semblable à celui d’une mer de nuages vue
du sommet d’une montagne.
Cette brume n’était pourtant pas assez dense pour for-
mer un voile impénétrable aux regards. Elle laissait aperce-
voir confusément les formes qu’elle enfermait en son sein.
Le Maître, sa fille, son futur gendre et leurs serviteurs
crurent donc distinguer, à leur profonde stupéfaction, des
silhouettes de constructions massées au fond de la cuvette.
Ce pouvait être une illusion d’optique : le brouillard dé-
forme les objets ou leur prête une apparence fantastique ; les
troncs d’arbre revêtent des aspects humains, un buisson, un
pan de mur se transforment en monstres qu’on imagine vi-
vants.
– 12 –
Les spectateurs n’auraient donc attaché que peu d’im-
portance à ce qu’ils voyaient ou croyaient voir ; le brouillard
et la distance considérable qui les séparait du fond de
l’immense cuvette et des formes entrevues constituant une
double cause d’erreur. Cela eût suffi à les mettre en garde
contre l’invraisemblable vision de ce qui ne pouvait être
qu’un importun mirage, s’il n’y avait eu autre chose. Or, de
cette autre chose, ils ne pouvaient douter, sans douter en
même temps du témoignage de leurs sens.
Du sein de la buée grise des tours colossales émer-
geaient.
Cette fois il était impossible de mettre l’étrange appari-
tion sur le compte d’une déformation due au brouillard. En
effet, les masses imposantes que découvraient nos voyageurs
stupéfaits s’élevaient bien au-dessus de la mer de brume,
elles se dressaient dans la partie relativement claire de
l’atmosphère et sans l’interposition d’aucun rideau de va-
peurs.
Les contours et les silhouettes étaient donc absolument
nets. Et il était aisé à Oronius d’en observer la forme et la na-
ture.
Chacune pouvait être éloignée de quelques kilomètres.
Mais comme leur diamètre atteignait certainement un millier
de mètres, elles demeuraient encore suffisamment visibles
pour que l’œil pût douter de leur réalité.
Ce n’était pas des rochers, c’était indiscutablement des
édifices dressés par d’habiles architectes et selon toutes les
règles de l’art.
Des œuvres humaines ! une architecture au pôle austral !
au delà de la limite assignée à la vie !
– 13 –
Médusés, tous demeuraient stupides devant les énormes
silhouettes dominant la mer de brouillard.
Cette fantastique apparition rendait moins invraisem-
blable ce qu’ils avaient cru distinguer au fond de la vaste cu-
vette. Ils n’étaient plus sûrs d’être les jouets d’une illusion en
y découvrant, sous le voile de brume, le fourmillement de la
vie active des pays d’usines, l’agitation de multitudes hu-
maines se livrant à des travaux… Entre les constructions
couvrant le sol de la cuvette, des points noirs, représentant
comme une armée de pygmées, allaient et venaient en
chaînes ininterrompues… Des formes plus volumineuses
couraient sur le sol. Et, dans les airs, au sein même du
brouillard, d’autres formes, qui paraissaient voler, passaient
et repassaient.
Des usines, une industrie, des êtres actifs, des trains
peut-être, tout au moins des véhicules – et des aéroplanes ou
des trailles aériens – semblaient animer la vie polaire !…
Nos explorateurs surprenaient là les manifestations de
vie et d’activité intense que pourrait offrir n’importe quel
pays minier ou métallurgique.
N’était-ce pas des fumées de haut-fourneaux qui s’éle-
vaient dans le ciel, formant cette mer de nuages ? Le sol ne
tremblait-il pas sous le choc lointain de marteaux-pilons ?
Aucun de nos héros ne pouvaient admettre cela. Avec
Oronius, ils préféraient récuser le témoignage de leurs yeux,
dupes d’apparences déformées.
Cela écarté, il n’en restait pas moins les tours si nette-
ment visibles – les tours et la singulière destination qu’elles
paraissaient avoir.
– 14 –
Quel était ce phénomène, constaté, mais absolument
déconcertant ! Était-il purement physique et naturel ? Ou
bien une volonté scientifique et créatrice le commandait-
elle ?
C’était étrange et inexplicable. Cela aurait été tel en tous
lieux du monde. Jamais Oronius n’avait contemplé rien de
semblable. Jamais il n’avait réalisé ni rêvé de réaliser sous
cette forme et sur une aussi vaste échelle le miracle qu’il
contemplait et qualifiait aisément : la captation directe de
l’énergie incluse en toute source lumineuse, la déviation et la dé-
composition des rayons solaires pour en extraire les forces calo-
riques ou autres.
Car ce ne pouvait être que cela : mystérieusement atti-
rée du fond de l’horizon derrière lequel se tenait caché le so-
leil invisible, une masse lumineuse montait, se courbait et re-
tombait, en se divisant, sur le sommet des tours. C’était la
masse diffuse des rayons solaires répartis dans l’espace qui,
détournés de leur parcours normal et rassemblés en faisceau
par une intervention inconnue, se trouvaient amenés vers les
tours polaires.
Mais, déjà, soit au moment de la captation, soit en cours
de trajet, un premier travail de décomposition et d’élimina-
tion s’était effectué. Car ce n’était pas toute la lumière so-
laire que recueillaient les mystérieuses tours : dépouillés no-
tamment de leur éblouissante luminosité habituelle, ils
n’arrivaient au but que sous forme de radiations à peine vi-
sibles et que, seule, leur grande masse permettait de discer-
ner.
Rêveur, en présence de cette colossale tentative de cap-
tation des forces de la Nature, Oronius évaluait les formi-
dables réserves de chaleur et d’énergie qui pouvaient ainsi
– 15 –
s’accumuler et se transformer dans les réservoirs des édifices
babéliques.
À quoi servaient-elles ces réserves ?… Ou à quoi servi-
raient-elles un jour ?
Qui les captait ?…
— Des hommes ont construit ces tours, murmura pensi-
vement le Maître. Ceci est indiscutable ! Nous avons devant
nous une manifestation du génie humain… Au fait, quels
peuvent être ces hommes ? Et que font-ils là ?
De ses yeux ardents, il fixait le sommet des tours, sur le-
quel ils se figurait distinguer des silhouettes humaines, cou-
rant, s’agitant et se livrant à diverses besognes.
Mais, brusquement – et au moment précis où il allait
porter à ses yeux l’œil cyclopéen, la nuit se fit, subite, totale
et inexplicable…
Plongés à l’improviste dans d’épaisses ténèbres, nos
amis ne s’apercevaient même plus les uns les autres. Ils du-
rent se chercher à tâtons en s’appelant et se rapprocher
troublés et inquiets.
Les tours-usines avaient brusquement interrompu leur
travail. Brisé, le faisceau lumineux ne montait plus du fond
de l’horizon. Tout s’était éteint !
Un silence angoissant pesait sur la nuit du pôle.
— Avons-nous été aperçus ? Cette nuit est-elle voulue,
provoquée ? murmura Oronius. Le Pôle enferme-t-il donc un
secret jalousement gardé qu’a paru menacer notre apparition
inattendue ?
– 16 –
Nul ne lui répondait. Il poursuivit, pour lui-même, la sé-
rie des réflexions que lui inspirait la situation.
— Il y a là des vivants… des êtres d’une intelligence su-
périeure… pour le moins égale à la nôtre… Ce que nous ve-
nons d’entrevoir ne permet pas d’en douter… Donc, ce sont
des humains… Parmi la création, quelle autre espèce pour-
rait posséder cette intelligence ?… Or, pourquoi cette dé-
fiance aussi formidablement manifestée ? Quels qu’ils soient,
des êtres entre les mains de qui se trouvent de telles forces
ne sauraient regarder comme un danger la venue de
quelques voyageurs… Pourquoi cette nuit ? Veulent-ils nous
interdire l’accès du pôle ? En sont-ils les gardiens et ceux de
ses mystères ?… Je ne puis comprendre… Incontestable-
ment, je le sens, nous venons de provoquer une alerte…
Mais comme nous ne saurions constituer personnellement
une menace sérieuse, il faut tout bonnement conclure que
nous avons surpris un spectacle qu’on désirait cacher…
L’homme polaire, insoupçonné jusqu’à ce jour, veut encore
qu’on ignore son existence… Pourquoi ?
Malgré soi et en dépit du témoignage de ses yeux, il ex-
prima ce doute :
— Quelle folie ! L’homme polaire existe-t-il ?… Peut-il
exister ?… La raison dit : non… Les tours-usines aspiratrices
d’énergie solaire affirment le contraire… Une seule chose est
sûre : le pôle est habité… Par qui ?
Inexplicablement troublés par le mystère qui les entou-
rait, les passagers de l’Alcyon-Car se serraient en un groupe
inquiet.
Le silence et l’obscurité leur semblaient enfermer une
menace. Ils attendaient presque une attaque…
– 17 –
De qui ? – comme disait Oronius.
Tout à coup – et ce fut une impression générale, puisque
tous frissonnèrent en même temps – ils entendirent au-
dessus d’eux et autour d’eux des battements d’ailes. Les té-
nèbres s’emplirent de formes que l’effroi leur faisait deviner.
Ils se sentirent frôler… Ils virent briller des yeux étranges –
des yeux à facettes polyédriques, qui rappelaient l’éclat du
diamant – certainement pas des yeux humains.
Et pourtant, entre les grandes ailes sombres qui bat-
taient l’air, il leur semblait distinguer des corps.
Des corps ayant la forme humaine…
Ils n’eurent d’ailleurs pas le temps de se livrer à de
nombreuses constatations, ni celui de se poser beaucoup de
questions.
L’étrange essaim qui venait de les entourer et semblait
vouloir les reconnaître à la faveur des ténèbres, s’éloigna
presqu’aussitôt. La nuit retrouva son calme. L’air cessa
d’être agité. Ils purent douter de la réalité de cette nouvelle
fantasmagorie.
— Il n’y avait rien… rien que la nuit, se répétait chacun.
Notre imagination seule a peuplé les ténèbres.
L’alerte ne se renouvelant pas et les minutes s’écoulant
sans apporter d’autre incident, ils se rassérénèrent peu à
peu.
D’ailleurs, l’inexplicable nuit dura peu. Le voile s’éclair-
cit. La demi-clarté polaire reparut, arrivant de l’horizon.
– 18 –
Les voyageurs revirent le plateau en couronne sur lequel
ils se tenaient.
Ils revirent la cuvette et sa mer de nuages grisâtres, un
peu plus opaques qu’avant l’éclipse. Mais en vain leurs yeux
cherchèrent les étranges tours… Elles n’émergeaient plus du
brouillard…
Elles avaient disparu et avec elles toute trace de vie.
– 19 –
CHAPITRE II
LA FORÊT ENCHANTÉE
— C’est de la magie ! cria Cyprienne.
Et la rieuse Turlurette, se frottant les yeux, murmura :
— Comme escamotage, ce farceur de Laridon ne fait pas
mieux !
Oronius fronçait les sourcils et hochait la tête.
Il se répétait mentalement, avec une obstination qui dé-
fiait les illusionnistes du pôle de le duper.
— Il y avait pourtant quelque chose là… J’ai vu… Je
suis sûr d’avoir vu…
Comment douter, après cela ? Le pôle recelait bien un
secret, et les gardiens de ce secret entendaient le dérober
aux regards des autres mortels.
— Ils ne me connaissent pas ! murmura le Maître.
Quand on pique ma curiosité, il faut la satisfaire. Plus on ac-
cumule d’obstacles devant moi, plus je me sens disposé à en
– 20 –
triompher. J’explorerai cette cuvette polaire… et s’il y a
quelque chose à découvrir, je le découvrirai.
Sa résolution étant prise, il rassembla ses compagnons
et leur fit part de sa détermination.
— Nous allons descendre là-dedans, annonça-t-il en
montrant du geste l’étendue mystérieuse sur laquelle mou-
tonnait la mer de nuages.
— Descendre ? Comment ? se hasarda à questionner le
mécano. Je ne vois pas d’échelle.
En effet, la couronne de rocher sur laquelle se trouvaient
nos voyageurs semblait figurer le sommet d’un mur de ronde
ou d’une contrescarpe, et présentait des parois à pic.
Presque lisses, elles plongeaient dans l’abîme de brume sans
offrir aucun élément d’escalade ou de descente. Laridon
avait donc raison de constater l’absence de tout équivalent
d’escalier.
Jean Chapuis approuva.
— Il faudrait faire un fameux saut pour toucher le fond
de cette cuvette, dit-il à son tour. Et nous nous romprions le
cou puisque nous ne sommes pas des oiseaux…
— Inexactitude ! coupa Oronius. Nous avons des ailes.
Et il désigna l’avion, tout en se dirigeant vers lui.
Laridon fit la grimace.
— M’sieu Oronius n’y pense pas ! grommela-t-il entre
ses dents, mais de façon à être entendu du Maître. Allez
donc faire une descente en vol plané au milieu de cet
– 21 –
« abrouart ». Nous ne verrons seulement pas s’il y a un ter-
rain d’atterrissage. On mettra « l’Alcavyavon4 » en bouillie.
— Y a-t-il un fond, seulement ? demanda Cyprienne.
— Nous l’avons vu tantôt, répliqua l’ingénieur.
— Comme les tours !… Mais tours et fonds ont été subti-
lisés, s’ils existent, ce dont nous ne sommes pas sûrs du tout,
mon cher Jean. Depuis notre déjà si lointain départ de la Vil-
la féerique, à Belleville, combien de fois n’avons-nous pas
été obligés de douter du témoignage de nos sens…
— Nous ne sommes sûrs de rien, approuva Oronius.
Cette incertitude même me pousse à aller voir ce qu’il y a ré-
ellement sous ce brouillard… Si c’est un puits sans fond,
nous en serons quittes pour remonter. Et si on peut se poser
quelque part, nous nous poserons.
— À l’aveuglette ? insista Jean Chapuis. C’est bien ha-
sardeux. Cet insupportable brouillard doit absorber la totalité
de la clarté. Le jour polaire n’est déjà pas par lui-même très
lumineux. Il y a donc de grandes chances pour qu’on n’y
voie goutte.
— Nous éclairerons… Nous avons nos projecteurs.
— Et s’ils ne parviennent pas à percer la muraille
opaque de ces lourdes nuées ?
Oronius recevait ces objections comme des piqûres.
Elles l’impatientaient et l’irritaient. Il trancha :
4 Alcyon, en argot dit Javanais. Pour parler cet argot, il n’y a
qu’à placer « av » devant chaque voyelle.
– 22 –
— Eh bien, l’Alcyon se posera au hasard… à l’aveuglette
comme tu dis !
— Pauvre canard ! risqua le mécano à mi-voix. Qu’est-ce
qu’il va prendre !
Tout casse-cou qu’il fût, il désapprouvait nettement,
cette fois, l’imprudence méditée par le Maître. Il en voyait
trop les risques.
Jean Chapuis les redoutait aussi. Il voulut donc appuyer
avec plus de précision la réflexion de son second :
— Victor est dans le vrai. Si nous nous trouvions au-
dessus d’un terrain d’atterrissage soigneusement repéré
d’avance, une descente en vol plané serait peut-être pos-
sible : mais le peu que nous en avons pu deviner n’est pas
engageant… Et, d’abord, Maître, pensez à ces monstrueuses
tours… Si l’Alcyon venait à s’y heurter, il se briserait les ailes.
— Pour l’instant, la réalité de ces tours ne m’est pas dé-
montrée, riposta Oronius sur un ton bourru.
— Il peut exister d’autres obstacles ; leur rencontre se-
rait pareillement néfaste pour votre avion.
Agacé, Oronius éclata.
— Petit inconséquent, serais-tu donc d’avis de renon-
cer ? Comment, le pôle est là, sous ton nez, plus mystérieux
que personne n’aurait su l’imaginer. Et tu te contenterais de
le regarder de loin, sans chercher à fouiller son secret. Ah !
par ma foi, je te renierai pour mon élève, si la voix de la pru-
dence parle en toi plus haut que toute autre voix !
L’ingénieur réfléchissait.
– 23 –
— Maître, ne pourrait-on allier la prudence à la curiosi-
té ? Si le vol plané serait une folie, il y a un autre moyen
moins dangereux de risquer l’aventure.
La physionomie d’Oronius s’éclaira.
— Lequel ?
— Oui, lequel ? Je serais curieux de le connaître ? répéta
Laridon, en se rapprochant.
— La descente en pierre ! Ne sommes-nous point parés
pour oser cette chute sans casser du bois ?
Oronius et le mécano applaudirent.
Avec le merveilleux avion, l’acrobatie proposée par Jean
Chapuis ne présentait pas l’ombre d’un danger.
Il s’agissait tout bonnement de s’enfermer dans la car-
lingue et de se laisser tomber au sein du brouillard, les ailes
repliées et mises à l’abri de la carapace.
En effet, cette chute verticale – analogue à celle d’une
pierre, ce qui lui valait son nom – pouvait être sans cesse
modérée par des émissions de contre-courants ralentisseurs.
Toutes les dix secondes, ces courants passant sous l’avion,
devaient retarder sa chute en absorbant sa vitesse, qui se
trouvait ramenée à zéro. C’était donc, pratiquement la sup-
pression de l’accélération. Et l’avion devait toucher le sol
sans qu’il pût en résulter aucun dommage, pour lui, ou pour
ses équipiers.
Adoptée d’enthousiasme, la proposition de Jean Chapuis
fut aussitôt mise à exécution. Tous reprirent leurs places à
bord et, déployant ses ailes, l’Alcyon s’élança au-dessus de la
mer de nuages.
– 24 –
Pendant quelques secondes, il la survola, ce qui permit
aux passagers de se rendre un compte approximatif de
l’étendue considérable de la plaine enfermée par la cuvette
polaire.
Puis, soudain, les ailes se replièrent et le rideau métal-
lique de l’enveloppe protectrice se déroula, emprisonnant
l’avion. La chute verticale dans le brouillard commença aus-
sitôt, coupée de dix en dix secondes, d’arrêts ralentisseurs.
Au bout de trois minutes et sans avoir encore touché le
sol, l’avion sortit du brouillard.
Presque aussitôt il se posait mollement au milieu d’un
océan de verdures.
Les trois femmes poussèrent des cris d’émerveillement
et les hommes s’extasièrent.
Ils retrouvaient le jour – la lumière et la chaleur solaire
des contrées les plus favorisées de la terre.
Sous le ciel de brume, un été perpétuel régnait et faisait
éclore la végétation tropicale. L’air embaumait ; sous des
voûtes de fougères géantes – aussi hautes que des peu-
pliers – un tapis de fleurs délicates s’étendait à perte de vue
pour la joie des regards. Des sources chantaient sous la che-
velure du gazon. De toutes parts des buissons de feuillages
mettaient à portée des convoitises les merveilleux fruits
qu’une nature prodigue y suspendait.
Sorties les premières de l’aéroplane, les jeunes filles res-
piraient avec délices cet air tiède et parfumé. Elles avaient
rejeté leurs vêtements protecteurs et leurs masques. Revê-
tues seulement de leurs gracieuses tuniques de fil d’amiante,
elles couraient parmi les buissons et les fleurs.
– 25 –
Moins prompts à se laisser aller au ravissement des sen-
sations, disciplinés par leur raison qui prétendait toujours et
avant tout analyser les causes au lieu de s’abandonner aux
effets, les hommes contemplaient avec stupéfaction cet été
artificiel, qui fleurissait à la surface du pôle austral.
Ainsi, sous le couvercle de nuages maussades qui les sé-
paraient de la demi-nuit polaire, et du terrible froid, meur-
trier des germes, la vie, la lumière et la chaleur, miraculeu-
sement reconstituées, régnaient !
Miraculeusement reconstituées !… D’une phrase, Oro-
nius expliqua et constata le miracle.
— Le Soleil ! Car c’est lui, c’est bien lui ! Ce sont ses
rayons, sa chaleur, sa lumière, tous ses principes vivifiants
dont devrait être sevrée la nuit glaciale du pôle, qui se re-
trouvant ici, réadaptés, après avoir été captés et dissociés à
des milliers de lieues. Voilà à quoi servent les faisceaux de
radiations décomposées que nous avons vu aspirer par les
tours… Le résultat du travail des tours est devant vous, nous
l’avons sous les yeux !
Il conclut avec logique :
— Donc, les tours existent. Nous n’avons été les jouets
d’aucune illusion… Et les intelligences qui les ont imaginées,
édifiées et utilisées existent tout aussi nécessairement… Il
nous reste à les découvrir et à entrer en communication avec
elles.
Débordant d’enthousiasme, il reporta ses regards autour
de lui.
Mais il ne put apercevoir le foyer ou les foyers d’où par-
taient les rayons solaires reconstitués. La lumière capturée
– 26 –
baignait tout le paysage, se glissait entre les feuilles, tombait
par les jours de la voûte de fougères. Et précisément parce
que ces arceaux cachaient le ciel et que, dans toutes les di-
rections des écrans de verdure arrêtaient les regards, il était
impossible de se rendre compte de la façon dont se diffu-
saient les rayons.
— Avançons, ordonna brièvement le Maître.
Il frappa dans ses mains pour rassembler les jeunes filles
et prit la tête de la troupe.
— On lâche le canard ? demanda Laridon, désapprobatif.
— L’Alcyon n’a rien à craindre des ingénieux habitants
de ce paradis, affirma Oronius. D’ailleurs, dans ce puits de
feuillage, il est aussi dissimulé qu’on peut l’être… Il nous suf-
fira, au cours de notre marche, d’établir quelques points de
repère pour nous faciliter le retour… Peut-être auriez-vous
préféré rouler en auto, mais il vaut mieux mener pédestre-
ment à cette première reconnaissance. À nous montrer trop
armés, au moment d’entrer en contact avec les insoupçonnés
colonisateurs du pôle austral, nous ne gagnerions rien, c’est
à prévoir. Jaloux de leurs secrets, ils se montreront d’autant
plus défiants et moins disposés à nous accueillir qu’ils pour-
ront voir en nous plus de force. La force entraîne l’ambition
qui fait l’esprit de conquête. Nous venons en admirateurs et
en simples visiteurs, courtois et discrets. Affirmons-le par
notre attitude et donnons l’exemple de la confiance.
Ce discours du Maître parvint-il à convaincre tous ses
auditeurs. Rien n’est moins certain ; cependant ; nul ne s’avi-
sa d’y opposer une objection.
– 27 –
Flanqué de Pipigg et de Kukuss, dans l’instinct desquels
il avait confiance, Oronius partit à la découverte, suivi de
tout son monde.
Ils avançaient dans des sentiers sinueux, capricieuse-
ment tracés et dont les contours masquaient constamment la
vue, ne laissant au regard qu’un champ des plus restreints. À
la longue, la promenade y devenait aussi irritante que dans
un labyrinthe – et particulièrement pour des gens qui,
comme Oronius, étaient dévorés de curiosité impatiente et
ignoraient tout des dispositions topographiques du pays
qu’ils exploraient.
Le Maître pestait et bougonnait contre l’uniforme plati-
tude du sol. Ce qu’il eût désiré rencontrer, c’était une émi-
nence, afin de pouvoir dominer un peu le paysage et d’en
avoir une vue d’ensemble.
— Peut-être tournons-nous le dos aux centres habités !
grogna-t-il à un moment. Ou bien passons-nous à deux pas
des fameuses tours sans les voir. Cette façon de marcher
entre des murailles de verdure est stupide !
Il n’en existait cependant pas d’autre.
Pour l’apaiser et tenter de le renseigner, Victor Laridon
avait eu l’idée de se hisser jusqu’à la cime d’une des fougères
géantes. Leur élévation devait en faire d’appréciables obser-
vatoires. Mais le tronc-tige de ces végétaux hypertrophiés
s’était montré d’une telle flexibilité que le mécano avait dû
renoncer à son entreprise. Les fougères les plus vigoureuses
en apparence se courbaient sous le moindre poids.
Bon gré mal gré, il fallut donc continuer à avancer au
hasard et sans y voir plus loin qu’à une vingtaine de pas.
– 28 –
La solitude demeurait complète. En dépit de la multipli-
cité des sentiers qui s’enchevêtraient sous le couvert de cette
singulière forêt, et de toutes les marques d’aménagement par
la main de l’homme qu’elle portait, jamais aucune silhouette
ne se montra.
Ou bien les polaires fréquentaient peu cette partie de
leur domaine, ou bien avertis de la présence de leurs visi-
teurs, évitaient-ils de se laisser apercevoir.
Cela ne faisait pas le compte du savant.
— Sommes-nous donc dans une forêt enchantée et nous
a-t-on condamnés à y errer perpétuellement sans en trouver
le bout ?
Il parlait encore, quand, à l’extrémité d’une ramification
du sentier, il lui sembla apercevoir une masse sombre, une
sorte de rempart élevé en travers du passage.
Son cœur battit d’émotion.
— Nous y sommes ! s’exclama-t-il.
Et il s’élança à toutes jambes vers l’obstacle, suivi
d’abord de Jean Chapuis et de Laridon, puis par tous les
autres.
La muraille contre laquelle il alla donner, était une paroi
lisse et sonore, évidemment métallique. Elle s’étendait à
droite et à gauche à perte de vue, en s’infléchissant insensi-
blement. Cela donnait à penser qu’elle devait être courbe.
Mais alors, combien considérable pouvait être son rayon.
Oronius pensa aux immenses tours et leva le nez.
– 29 –
La paroi s’élevait verticale ; elle se perdait dans le feuil-
lage.
— C’est bien le pied d’une des tours ! murmura-t-il. Il
s’agit maintenant d’en trouver la porte. Ce sera chose facile.
Ayant partagé sa troupe en deux groupes, il envoya l’une
longer la muraille vers la droite, sous la direction de Laridon
et gardant avec lui Cyprienne et Jean Chapuis, il entreprit la
même reconnaissance dans la direction opposée.
Une heure durant, les deux groupes marchèrent, surpris
d’avoir toujours, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche, l’inter-
minable muraille. Au bout de ce temps, ils se retrouvèrent
nez à nez, ayant chacun longé la moitié de la périphérie de la
tour. À l’allure dont ils avaient marché – environ cinq kilo-
mètres à l’heure – cela donnait donc pour le tour entier une
bonne dizaine de kilomètres.
Et sur tout ce parcours, ils n’avaient pas rencontré la
moindre ouverture. La tour métallique, tout au moins à sa
base et aussi haut que le regard pouvait atteindre n’était per-
cée d’aucune porte, d’aucune fenêtre.
— Retournons vers l’Alcyon ! gronda le guide exaspéré.
Les indigènes polaires ont une bizarre façon de construire.
— C’est moins accueillant qu’à Paname, c’pas, vieux
frère ? murmura le mécano en poussant son coude dans les
côtes de Julep.
Sur les pas du Maître, ils rebroussèrent chemin et voulu-
rent refaire le trajet déjà parcouru, en utilisant les marques
faites aux tiges des fougères.
Mais au bout de quelques détours, ils durent s’arrêter,
confondus et découragés.
– 30 –
À l’entrée de tous les sentiers, tous les troncs portaient
des marques identiques à celles qu’ils avaient faites. Une
main invisible et malicieuse les avait multipliées après leur
passage, de manière à brouiller la route.
Alors, ils se rappelèrent avoir entendu, dans le feuillage,
de singuliers bruits, des froissements de branches, des bat-
tements d’ailes. Ils ne s’en étaient pas inquiétés au moment,
les ayant attribués à quelques oiseaux.
Maintenant, ils ne pouvaient accuser les oiseaux d’avoir
brouillé leur voie, se rappelant le vol d’ailes qui les avait en-
tourés en haut du rocher, quand la nuit les enveloppait ; ils
eurent, pour la seconde fois, une impression de malaise –
l’impression d’une présence hostile et échappant à leurs
sens.
Anxieusement, ils jetèrent les yeux autour d’eux et son-
dèrent les profondeurs vertes.
Ils ne découvrirent aucune forme suspecte. Et, cepen-
dant, dans toutes les allées, le feuillage semblait agité sous
d’invisibles frôlements.
Aucune brise ne soufflait. L’air était absolument calme.
Qu’est-ce donc qui faisait plier les branches ? Et pourquoi se
redressaient-elles ensuite d’elles-mêmes, comme après le
passage d’êtres animés ?
Le même bruit d’ailes presque silencieuses émut leurs
oreilles…
Or, ils ne voyaient rien…, rien…
Oronius fit un signe. Ils se remirent en marche, errèrent
au hasard, ne comptant plus que sur une chance favorable
pour les ramener dans le voisinage de l’avion.
– 31 –
Ils revirent la même tour… ou d’autres… puis ils rencon-
trèrent d’autres constructions, pareillement métalliques et
closes à la base, immuablement.
Sans aucun doute, on avait voulu les rendre inacces-
sibles par le sol. Si ceux qui les habitaient n’y demeuraient
pas perpétuellement prisonniers, ils ne pouvaient en sortir
ou y rentrer que par la voie des airs.
Cela – joint aux singuliers bruits perçus par ses oreilles –
commençaient à donner beaucoup à penser à Oronius.
Ils poursuivirent leur exploration, sans rencontrer aucun
être animé. Et, cependant, partout, ils découvrirent des
preuves d’une civilisation ingénieuse : ce paradis portait des
traces de culture ; il y avait des routes géométriquement des-
sinées, des canaux d’irrigation.
Ils arrivèrent enfin sur la lisière de l’interminable forêt,
au bord d’une étendue d’eau…
C’était la mer : des vagues l’agitaient. Mais tout le rivage
était aménagé en vue de la captation et de l’utilisation de
leur énergie motrice... Les polaires ne dédaignaient pas la
houille verte.
Certains instruments abandonnés semblaient indiquer
que le travail avait été récemment et brusquement interrom-
pu en cet endroit. Il y avait eu comme une fuite de travail-
leurs, causée par une alerte.
— Ce ne peut être que notre approche, s’étonna Oro-
nius. Je ne m’explique pas pourquoi nous leur causons une
telle frayeur ! Pourquoi refusent-ils de se laisser aperce-
voir !… d’entrer en contact avec nous ?… Il est cependant
– 32 –
impossible qu’ils se croient inférieurs à nous en force. Je
voudrais bien avoir le mot de cette énigme.
— En tout cas, ce jeu ne saurait se prolonger, fit obser-
ver Jean Chapuis. Il va bien falloir qu’ils prennent une déci-
sion à notre égard. Ils ne peuvent longtemps continuer à
suspendre leurs travaux, leur existence, et nous abandonner
la jouissance de leur paradis pour se livrer aux émotions de
cette partie de cache-cache… Tôt ou tard, bon gré mal gré,
nous en attraperons un, et alors…
Penché sur une cuve dont il examinait le contenu avec
curiosité, Oronius y trempa négligemment sa main droite et
demanda sans se retourner.
— Mais pouvons-nous les apercevoir ? Peut-être rôdent-
ils autour de nous en ce moment… Peut-être sont-ils à deux
pas, nous observant et attendant que nous quittions la place
pour se remettre au travail… S’il en est ainsi, nous ne pou-
vons les gêner beaucoup et nous nous lasserons du jeu plus
vite qu’eux.
— Comment serait-ce possible ? s’exclama Jean Chapuis
interloqué. S’ils étaient là, nous les verrions… Je ne com-
prends pas ce que vous voulez dire…
— C’est cependant clair… et fort simple, riposta le
Maître en se relevant. Nous avons affaire à des êtres qui pos-
sèdent le pouvoir de se rendre invisibles. Il leur suffit de se
baigner dans cette solution…
Et Oronius tendit vers ses auditeurs son bras droit.
— Père, ta main ? On a coupé ta main ! pleura Cyprienne
désolée.
– 33 –
Effectivement, au bout du bras tendu par le savant, ne se
voyait qu’un moignon.
— Mais non, fillette, rétorqua le Maître en souriant. Ma
main est bien à sa place, mais elle a cessé d’être visible de-
puis l’instant où j’eus l’idée de la tremper dans cette cuve.
– 34 –
CHAPITRE III
UN MONSTRUEUX INSECTE
Incommensurablement stupéfaits – et presque incré-
dules, malgré l’affirmation du Maître – tous s’étaient élancés
et palpaient sa main. Ils la sentaient sous leurs doigts ; ils
pouvaient la presser. Mais ils avaient cessé de la voir. À
l’extrémité du poignet d’Oronius, il y avait comme une cas-
sure irrégulière, dont les dentelures marquaient la limite de
l’action du liquide.
— Mince d’inconnobré5 ! laissa tomber le mécano. Quel
genre de jus est-ce là ? Le savez-vous, patron ?
— Je n’en saurais donner, à brûle-pourpoint, la formule,
mon ami… Mais j’imagine aisément son action. Remarquez
d’abord qu’il est invisible par lui-même et que la cuve semble
vide. Il n’est pas davantage palpable et seule une sensation
de fraîcheur m’a fait pressentir sa présence quand, cédant à
je ne sais trop quelle inspiration, j’ai plongé ma main dans la
cuve… Aussitôt, il m’a semblé voir la forme de ma main se
5 Inconnu, argot des voleurs.
– 35 –
dissoudre. Puis elle a disparu totalement, avant que j’eusse
pu me rendre compte de ce qui arrivait. Comme la sensation
de fraîcheur était devenue interne, je supposai que ce liquide
invisible et impalpable – ou ce gaz… car il y a tout autant de
chances pour que ce soit un gaz fixe et compressible, suscep-
tible de n’occuper qu’un espace déterminé – je supposai
donc que cette matière avait pénétré sous ma peau et bai-
gnait toutes mes molécules qu’elle revêtait de son enduit.
« Or, cet enduit possède manifestement la propriété de
ne pas réfracter la lumière. Les rayons sont absorbés par lui
ou le traversent, ainsi que les molécules qu’il a momentané-
ment dissociées. Les lignes cessent alors d’être visibles et on
peut voir à travers les corps qu’il revêt et qui perdent leur
opacité. C’est une bien curieuse propriété. Comme je l’avais
déjà frôlée, dans de précédentes expériences, j’arriverai cer-
tainement à en déterminer les éléments générateurs.
« Pour l’instant, la question intéressante serait de savoir
combien de temps peut se prolonger l’action de ce corps. Il
ne saurait conférer une invisibilité perpétuelle. Donc, il doit
s’affaiblir, s’éliminer et se détruire en peu de temps, quelques
heures tout au plus… Nous serons d’ailleurs promptement
fixés sur ce point.
Et Oronius agita dans l’air sa main invisible.
— Si mes déductions sont justes, conclut-il, nous ne de-
vons pas désespérer de surprendre quelque spécimen de nos
récalcitrants polaires durant une période de non-efficience
du liquide, c’est-à-dire avant qu’il ait le temps de se replon-
ger dans le bain.
Ils rentrèrent dans le sous-bois de fougères et se remi-
rent à errer par les allées fleuries. Chose singulière ; dans cet
– 36 –
Éden où la vie devait être si agréable et si facile, nos explora-
teurs n’avaient encore aperçu aucune créature vivante, à
l’exception des quelques insectes dont le léger bourdonne-
ment traversait l’air, ou des infiniment petits que pouvait
nourrir le sol, le règne animal ne semblait pas représenté.
Le savant expliqua de la sorte cette particularité.
— Évidemment, dit-il, les polaires ont pour le moins at-
teint ce stade de civilisation auquel nous sommes parvenus
nous-mêmes. Leurs nourritures doivent être aussi délicates
que les nôtres. S’ils ne se bornent pas à l’emploi des com-
primés synthétiques, des tablettes azotées, des fécules et des
matières grasses, assaisonnées d’épices aromatiques, ils sont
en tout cas végétariens et ne font pas usage de la chair des
animaux. Dès lors, pourquoi en auraient-ils encombré ce
monde qu’ils ont créé de toutes pièces ?
« Tout permet de supposer que les polaires – à défaut de
tout renseignement, je ne peux les désigner autrement – que
les polaires sont tout bonnement des émigrants venus d’un
point quelconque du globe pour s’installer ici. Aucune possi-
bilité de vie n’y existait. Ils ont accompli ce tour de force de
rendre le pôle habitable.
« Il demeure bien certain qu’ils étaient libres de choisir
les espèces animales ou végétales qu’ils comptaient acclima-
ter. Les mammifères dont les peuplades barbares font si
grand usage, leur étant inutiles, ils les ont proscrits. Ne nous
étonnons donc pas trop de voir ce merveilleux jardin sans
habitants. Pour goûter son charme, il n’y a que les polaires…
les insociables polaires qui nous jugent sans doute d’in-
désirables brutes.
– 37 –
— Ils changeront d’avis quand ils nous connaîtront
mieux, émit Jean Chapuis avec philosophie.
— Des fois… s’ils veulent bien nous permettre de leur en
fournir l’occase ! marmotta Laridon, tout en continuant à
tresser bizarrement des lianes arrachées par lui aux buissons.
— Patience ! conseilla Oronius en regardant sa main
droite.
Il y avait près de deux heures qu’elle n’était plus percep-
tible aux yeux. Cependant l’action du bain devait approcher
de son terme, car interposée entre la lumière et les yeux du
Maître, la main invisible commençait à arrêter les rayons. En
quelques minutes, sa forme reparut et rien ne subsista plus
du singulier phénomène.
— Bon ! dit le Maître avec satisfaction. L’immunité vi-
suelle conférée par ce produit est de courte durée… une
couple d’heure tout au plus. Je m’en doutais. Il s’agit
d’ouvrir l’œil et nous pincerons nos gaillards.
— Faisons bailler tout d’abord nos esgourdes, proposa le
mécano. M’est avis patron que ces bruits d’ailes qu’on en-
tend fréquemment, signifient quelque chose. On dirait que
des citoyens munis de bi-ailettes « libellules6 », invisibles
comme eux, nous passent sous le blair… Faudrait allu-
mer !… Faudrait voir !… Quand j’étais gosse, j’ai joué à Co-
lin-Maillard et malgré le bandeau, je crochais les copains.
— Eh bien, recommence ! lança Turlurette.
6 Léger appareil volant, principalement constitué par une paire
d’ailes mécaniques.
– 38 –
— Rigole, ma môme ! Avant ce soir, foi de pantinois, je
choperai un des loustics qui se paient notre fiole !
Ayant dit, maître Laridon pénétra d’un air mystérieux
dans un fourré, après avoir écouté si l’air n’était agité
d’aucune vibration révélatrice des invisibles passages.
Oronius ne prêta guère attention aux faits et gestes du
mécano. Il ne croyait pas au succès d’une chasse contre
l’invisible.
Pourtant, comme Victor Laridon ne reparaissait pas, on
fit halte. D’ailleurs, un repos s’imposait. Et certains tiraille-
ments d’estomac prouvaient qu’il était temps de recourir aux
poudres alimentaires.
Gourmande comme pas mal de filles d’Ève, la hardie
Turlurette proposa d’adjoindre à ce menu vraiment un peu
bref, une dégustation de fruits polaires. Sa motion ayant été
adoptée, les fruits furent trouvés particulièrement savoureux.
— Nom d’une pipe Dagobert ! paraît que j’arrive pour le
dessert ! plaisanta le mécano, quand il reparut.
— Mousson Dagobert y fumait pas ! remarqua Julep,
tout fier de sa science.
— C’te bêtise, mon vieux caméléon. Une pipe Dagobert,
c’est une pipe mal culottée… Hein, te v’là chocolat !
L’air tout satisfait, le Parisien s’installa à proximité du
buisson dont il sortait.
Turlurette remarqua que, tout en absorbant une sorte de
framboise géante, grosse comme un melon, son fiancé prê-
tait l’oreille. Il avait disposé près de lui l’extrémité d’un long
tuyau de caoutchouc, que terminait une forte poire.
– 39 –
À diverses reprises, les bruits d’ailes significatifs s’enten-
dirent. Mais, comme ils se produisaient à distance du buis-
son dont Laridon semblait s’être constitué le gardien, le mé-
cano s’en désintéressait.
Enfin, au-dessus du bouquet d’arbrisseaux, quelque
chose passa qui effleura les plus hautes feuilles. Aussitôt, de
singuliers remous bousculèrent les branches et les agitèrent
violemment. Plusieurs furent brisées. Les autres paraissaient
éprouver la plus grande peine à reprendre leur position ver-
ticale ou oblique.
Laridon poussa un cri de triomphe, en agitant le tuyau
dont sa main droite pressait encore la poire.
— Pincé ! cria-t-il.
Oronius sursauta.
— Tu dis ?
— Je dis que nous devons en tenir un ! riposta le méca-
no en se levant et en se dirigeant vers le buisson.
— Un quoi ? demanda le Maître, bien qu’il eût déjà de-
viné et rougissait d’émotion.
— Un pôle-ichinelle, parbleu ! Un pays à Mam’zelle Po-
laire, c’t’ ancienne artisse à la rigolade.
— Avec quoi ?… Comment as-tu fait !…
L’émotion du savant était pour Laridon la plus flatteuse
des récompenses.
Il voulut pourtant faire le modeste.
– 40 –
— Pas malin ! Allez, patron. J’ai tout bonnement em-
ployé un de vos « ponts à faucher »… Vous savez l’aspira-
teur-piège… – qui permet de capturer n’importe quel oiseau,
à condition qu’il passe au-dessus de l’endroit où on a disposé
le truc… J’en ai toujours un avec moi. Je l’ai fourré dans le
buisson et quand j’ai entendu cavaler le paroissien, j’ai pres-
sé la poire !… Aspiré au passage, le pauvre bougre a dû dé-
gringoler dans le buisson…
— … A dû ? répéta le Maître avec une certain scepti-
cisme.
Il jeta aux branches cassées et froissées comme sous le
poids d’un corps un regard chargé de doute.
— Bien sûr vous ne pouvez pas le zyeuter, puisqu’il a,
comme vous dites « l’agneau de Gygès », riposta Laridon
froissé. Mais, attendez une heure ou deux… le temps qu’il se
décamoufle… vous verrez apparaître son blair… En atten-
dant, m’sieurs et dames, comme chez la femme colosse, on
peut toucher.
— S’il était là, il bougerait, objecta le Maître.
L’aspirateur l’a jeté dans le buisson, soit. Mais, il a dû se re-
lever ensuite et s’envoler.
— Ça m’étonnerait, Patron car j’y suis allé un peu fort et
le mannequin polaire a dû se casser mieux qu’une molaire…
c’est élémentaire !
Il était pourtant un peu ébranlé, aussi fut-ce avec un air
qui n’offrait plus la certitude du triomphe qu’il alla fouiller le
creux du feuillage. Aussitôt, il fit une grimace de dépit et
gronda :
— Y s’est carapaté, le voyou !
– 41 –
— Tu l’auras mal aspiré ! dit Oronius goguenard.
— Faut croire plutôt qu’l’aspirateur était rococo !
Vexé de son échec, le mécano gardait la tête basse, étu-
diant certaines traces du sol.
Comme on se remettait en marche pour s’éloigner de ce
lieu, il prit la tête et sans dire un mot, entraîna la petite cara-
vane au gré de sa fantaisie.
Oronius n’avait aucune raison pour préférer une direc-
tion à une autre. Il laissa donc le mécano marcher à sa guise.
Laridon ne desserrait plus les dents. Sans doute avait-il
sur le cœur sa chasse infructueuse. À le voir avancer le tête
basse et l’air absorbé, inspectant les buissons et les éraflures
du sentier, on pouvait penser qu’il cherchait toujours com-
ment avait pu fuir son gibier.
Certaines traces paraissaient l’intéresser vivement. Ses
yeux brillaient et, de temps à autre, il consultait le « tempo-
mètre » électrique qu’il portait à son poignet.
Bientôt, il pressa l’allure à tel point que ses compagnons
eurent peine à le suivre.
— Ne croirait-on pas qu’il flaire un gibier ? murmura
Jean Chapuis intrigué.
Oronius haussa les épaules.
— Laisse-le faire ! Ce garçon est incorrigible. S’il
s’imagine capturer un polaire à la course, il a de la candeur
de reste !
– 42 –
Il se trompait peut-être. Soudain, Laridon s’arrêta, tom-
bant comme en arrêt devant un fourré, dont certaines
branches étaient froissées.
Il écouta un moment, puis se retourna pour adresser à
ses compagnons des signes d’appel recommandant en même
temps le silence.
Tous s’approchèrent avec précaution.
— Il doit être là, chuchota mystérieusement le mécano.
Tenez, regardez : quelque chose bouge entre les branches.
J’ai dû le blesser comme je le pensais et il est venu se mas-
quer là-dedans, sentant approcher le moment où il redevien-
drait visible. Depuis plus d’une heure, nous le suivons à la
piste… Enfin, on l’a !
Tout surexcité, le savant écarta prudemment les
branches.
Allait-il pouvoir entrer en communication avec un Po-
laire ? Quelle sorte de langage lui faudrait-il employer ?
Mais, tout à coup, il poussa une exclamation déçue. Là
où il s’attendait à apercevoir un homme, il ne découvrait
qu’un animal. Égaré par son ardeur, Laridon les avait entraî-
nés sur une fausse piste.
La bête ainsi découverte, il est vrai, était d’une espèce
extraordinaire et méritait bien quelque attention.
Elle avait toute l’apparence d’un insecte, mais d’un in-
secte d’une longueur démesurée et atteignant ou même dé-
passant presque la taille humaine.
À première vue, – et autant qu’en pouvait juger Oro-
nius – sa forme était celle d’un gigantesque frelon, dont le
– 43 –
corselet, l’abdomen et les membres antérieurs et postérieurs
auraient été revêtus d’une carapace dure d’un noir bleu,
semblable à celle de certains scarabées.
Du frelon encore, elle avait les ailes et leur mode d’at-
tache. Mais, tandis qu’une de ses ailes, repliée dans la posi-
tion normale du repos, recouvrait en partie le dos de l’in-
secte, l’autre pendait, à demi détachée et manifestement
inerte. Incapable de voler, l’insecte devait se traîner de buis-
son en buisson. Et c’était ainsi qu’il avait dû laisser sur le sol
ces traces qui avaient trompé Laridon et lui avaient fait
perdre celle du Polaire.
Visiblement à bout de forces, peut-être blessé par le
même accident qui lui avait brisé une aile, le frelon-scarabée
se tenait allongé dans le feuillage, ne présentant que son
dos ; les membres étaient repliés sous lui et ne pouvaient
être examinés ; de la tête – dont le volume égalait celui d’une
tête humaine – Oronius ne pouvait apercevoir que le dessus
du capuchon noir-bleu qui l’enfermait.
Il distingua pourtant, fixé sur lui, le regard de deux yeux
prismatiques, constitués par un assemblage de petits po-
lyèdres.
Inquiété par la présence de ces êtres insoupçonnés qui
venaient de le découvrir dans sa cachette, l’insecte géant
s’agitait sur son lit de feuillage et s’apprêtait manifestement
à se mettre en défense. Ses apprêts, ses mouvements lais-
saient deviner des intentions belliqueuses.
S’il avait été en son état habituel et pourvu de tous ses
moyens, il se serait certainement envolé et peut-être alors
eût-il fondu sur les imprudents explorateurs.
– 44 –
Mais, condamné à la presque immobilité et par consé-
quent au combat sur place, il se ramassait sur lui-même et
préparait sournoisement les armes naturelles dont il était
sans doute pourvu.
Oronius se contenta d’abord de l’observer à distance. Il
supputa la force et l’invulnérabilité de ce corps enfermé dans
une cuirasse naturelle dont l’épaisseur devait défier aussi
bien la balle que le poignard. Et il se demanda avec émer-
veillement de quelle suite d’évolutions cette stupéfiante ma-
chine vivante pouvait bien être l’aboutissant.
Tout à sa curiosité de savant, il oubliait qu’il se trouvait
en présence d’un animal dangereux, qui pouvait posséder,
avec une nocivité plusieurs fois centuplée, le terrible aiguil-
lon des frelons.
S’il en était ainsi, Oronius et les siens couraient un péril
mortel ; car l’insecte étrange pouvait avoir hérité l’irritabilité
du genre dont il paraissait le descendant perfectionné et hy-
pertrophié. Les blessures qu’il pouvait infliger devaient être
incurables et vraisemblablement foudroyantes.
Il aurait donc été prudent de ne plus insister et de s’en
éloigner aussitôt. Partis pour explorer un éden qu’ils suppo-
saient purgé de toute bête féroce, nos voyageurs n’avaient
songé à emporter avec eux ni armes, ni masques ou vête-
ments protecteurs. Cette confiance se justifiait peut-être vis-
à-vis des Polaires auxquels ils pensaient avoir uniquement
affaire. Mais elle les mettait en état d’infériorité manifeste,
dans la présente circonstance.
Ces réflexions prudentes, Oronius ne se les fit point. Il
était trop absorbé par l’examen du curieux insecte, trop dési-
reux aussi de s’en rapprocher encore et si possible de le cap-
– 45 –
turer pour l’étudier sur toutes ses faces. Un savant ne se de-
mande jamais si de tels désirs sont réalisables ou si le souci
de sa préservation doit l’inciter à y renoncer. Il pense seule-
ment ce que murmura Oronius :
— Voilà un particulier dont je ferais volontiers la con-
naissance !
Naturellement, Laridon s’était avancé derrière lui pour
jeter un coup d’œil dans la cachette. Il éprouva, peut-être
encore plus vive, la même déception que le Maître :
— Zut ! je me suis gouré !… C’est une bébête bœuf que
j’ai pistée !…
Puis, en bon garçon, il ajouta :
— C’est pas pour dire, le bestiole est de taille !… Tout
de même, patron, si vous êtes désireux de l’empailler pour
votre collection, on pourrait tâcher de vous la dégotter…
— J’aurais grand plaisir à pouvoir l’examiner d’un peu
plus près, confessa le père de Cyprienne. Mais, si mal en
point soit-elle, elle ne me semble pas en humeur de se laisser
capturer.
— Bon ! Une mouche n’est qu’une mouche ! riposta dé-
daigneusement le mécano. Ça ne serait pas la peine d’être de
Pantruche si on ne se montrait pas plus mariolle qu’elle !
Laissez-moi agir… Je vais lui faire le coup du père François.
Turlurette, alarmée, lui cria :
— Prends garde, Victor !
— Nigaudiche ! Penses-tu que je vais l’attaquer en face ?
Amusez-la. Je lui tomberai dessus par derrière… J’ai un truc.
– 46 –
Il ne s’agit que de la retourner comme on fait aux tortues et
aux tourteaux… Je vais me cueillir un levier…
Il s’éloigna et reparut bientôt après de l’autre côté du
buisson, dont il se rapprocha en marchant sur la pointe des
pieds.
Il tenait à la main un solide bâton.
De leur côté, Oronius et ses compagnons formaient un
demi-cercle devant l’insecte et s’efforçaient d’accaparer son
attention, afin de faciliter la tactique du mécano.
Tout d’abord, cela parut réussir. Les yeux prismatiques
paraissaient ne s’occuper que des humains disposés en éven-
tail devant eux. Laridon put écarter les branches et avancer
son bâton, pour le glisser sous le corps de l’insecte.
Mais, au moment où il s’apprêtait à exécuter cette auda-
cieuse manœuvre, l’insecte géant se redressa brusquement
sur ses membres postérieurs, fit une volte-face qui le mit en
face de son agresseur et lui souffla au visage un jet de li-
quide.
Atteint en plein nez, le mécano chancela, lâcha son bâ-
ton et s’écroula somme une masse.
Alors, sautant, d’un bond, par-dessus le corps de
l’adversaire vaincu, le frelon-scarabée disparut entre les
branches…
– 47 –
CHAPITRE IV
LA SIRÈNE-PIEUVRE
Si promptes avaient été l’attaque et la retraite du phé-
noménal insecte qu’aucun des spectateurs n’avait eu le
temps d’intervenir.
Leur stupeur ne dura qu’une seconde… Tout de suite,
Cyprienne, Turlurette et Mandarinette se précipitèrent au
secours du malheureux et trop entreprenant Parisien. De leur
côté, Jean Chapuis et Julep, instinctivement, voulurent
s’élancer à la poursuite du frelon-scarabée.
Mais, malgré le vif désir qu’il pouvait conserver de
s’emparer de l’étrange guêpe, ou tout au moins de ne pas
perdre sa trace, Oronius les arrêta.
— Restez ! cria-t-il. Voulez-vous donc vous exposer vous
aussi au venin de cette peste ?… L’expérience qui vient
d’être si funeste à notre pauvre compagnon doit nous éclai-
rer et nous retenir d’affronter à nouveau ce redoutable ad-
versaire… Avant tout, il faut nous rendre compte de la na-
ture du venin que projette l’insecte et chercher l’antidote qui
doit lui être opposé… Je voudrais bien pouvoir tirer d’affaire
notre impétueux Victor… ne serait-ce que pour l’interroger à
– 48 –
mon aise… Je n’ai pas bien vu l’attaque de la bête. L’a-t-elle
piqué ?… Il m’a semblé plutôt qu’elle lui lançait au visage un
jet de liquide… Mais par quel procédé ? Possède-t-elle une
trompe ou quelque appareil projecteur analogue ? Et quelle
sorte de venin débite-t-elle ? Son effet paraît être fou-
droyant… Allons voir !… Allons voir !…
Tout en parlant, plus inquiet qu’il ne voulait le paraître,
le Maître avait rejoint le groupe des jeunes filles. Celles-ci,
empressées auprès de l’imprudent, ne pouvaient lui être
d’aucune utilité malgré leur bon vouloir.
Turlurette, éplorée, poussait des gémissements en cons-
tatant qu’il ne donnait plus signe de vie et que son corps
avait pris le froid et la rigidité d’un cadavre.
Cyprienne et Mandarinette, pâles et effrayées, cher-
chaient vainement à ranimer le mécano.
Le Maître s’agenouilla auprès d’elles et se pencha à son
tour sur Laridon, qu’il ausculta soigneusement.
Tout en poursuivant son examen, il hochait la tête.
— Il n’est pas mort, père ? chuchota Cyprienne alarmée.
Vous pourrez encore tenter de le sauver ?
— Ma science aurait probablement été impuissante,
avoua Oronius. Car ce liquide, secrété par une glande, cons-
titue un poison inconnu dont j’ignore l’antidote. Mais, heu-
reusement, la question ne se pose pas, et la Nature, pour une
fois, a su allier un souci d’humanité à celui de doter la bête
d’un efficace moyen de défense… Le venin qu’elle lance ne
tue pas : il endort… Victor n’est pas en danger, il est anesthé-
sié… Il me semble même reconnaître l’odeur caractéristique
– 49 –
du chloroforme, de même que j’ai reconnu les symptômes de
son action.
Effectivement, grâce aux soins énergiques qui lui furent
prodigués, le mécano ne tarda pas à reprendre connaissance.
Par exemple, il ne put répondre aux questions intéressées du
Maître : pas plus que ce dernier, Laridon n’avait pu voir les
particularités de la tête de l’insecte ; et il lui était impossible
de préciser la partie de la tête ou du corps dont était parti le
jet anesthésiant. Il n’avait pas eu le temps de voir.
Oronius en fut infiniment désolé.
— Jamais nous n’arriverons à mettre la main sur un de
ces redoutables spécimens ! gémit-il. Pourtant, combien il
serait curieux de pouvoir les étudier. L’homme, je le crois, ne
découvrira jamais la limite des merveilles de la nature.
Dorloté par Turlurette, dont le désespoir s’était calmé, et
fêté par les frétillants Pipigg et Kukuss, le Bellevillois ache-
vait de reprendre ses esprits.
— Oui, c’est une bien drôle de mouche ! reconnut-il. Et,
pour ma part, je n’ai pas à me féliciter d’avoir voulu faire sa
connaissance. On ne peut pas dire qu’elle soit amiteuse ni
sociable… Car elle m’a mouché, et comment ! c’est le cas de
le dire… Tout de même, c’est bizarre qu’elle se soit trouvée
sur notre chemin à la place du Polaire dont j’avais entrepris
la poursuite… Et remarquez, patron, qu’elle était blessée
juste comme si elle avait été jetée violemment à terre du
haut des airs… Alors j’en suis à me demander si ce n’est pas
elle que j’aurais dégringolée avec mon piège aspirateur…
Croyant avoir affaire à un Polaire, je ne chassais qu’un in-
secte… C’est maboulant !… J’en reste baba… Eh ! mais, tous
ces bruits d’ailes qu’on entendait, ça proviendrait-il pas de
– 50 –
sales bêtes semblables ?… Cré bonsoir de sort ! va falloir dé-
chanter sur le compte de notre paradis… Il devient inhabi-
table, autant qu’un pucier trop fréquenté.
— Ces insectes auraient donc été rendus invisibles ?
émit pensivement Oronius. Ce seraient eux dont les Polaires
auraient cherché à nous dérober la vue… Ils seraient des
animaux domestiqués et utilisés par les habitants mystérieux
de cette contrée.
— Comme monture, peut-être ? suggéra Laridon. Vous
avez vu la puceronne, patron. Elle est plutôt costaude… Ne
croyez-vous pas qu’elle serait de taille à emporter un homme
à califourchon entre ses ailes ?
— Peut-être ! Ta supposition est admissible. Les Polaires
auraient ainsi à leur disposition une sorte d’aéroplane vi-
vant… Cette circonstance n’est pas propre à augmenter
notre espoir de faire leur connaissance. Espèrent-ils nous
lasser en nous obligeant à errer sans fin dans ce jardin sans
rien découvrir ? Pensent-ils que, de guerre lasse, nous nous
déciderons enfin à repartir avant d’avoir percé le mystère de
leur existence ? Halte-là !… S’il en est ainsi, ils ont compté
sans leur hôte !
Ayant lancé ce quos ego, le Maître alla s’asseoir au pied
d’un arbre-fleur, à l’écart du reste de la troupe, et s’enfonça
dans une méditation profonde.
Pour mieux la respecter, Jean Chapuis et Cyprienne en-
traînèrent un peu plus loin leurs compagnons. Laridon était
d’un naturel trop bruyant et trop exubérant, surtout au sortir
de son accident, pour qu’on ne prît pas la précaution de
l’éloigner hors de portée de voix. Ses joyeux propos eussent
réussi à troubler la méditation d’un fakir.
– 51 –
Or, il était plus que jamais en verve. Le danger auquel il
venait d’échapper et la satisfaction qu’il éprouvait à se re-
trouver vivant après pareille aventure l’incitaient à pérorer.
Vantard, il affirma que vingt-quatre heures ne s’écouleraient
pas avant qu’il eût trouvé le moyen de prendre une éclatante
revanche sur le diabolique insecte.
— À présent que je connais le coup, il ne me le refera
pas une seconde fois, le gonce ! proclamait-il, crâneur. Je le
prendrai au lasso… à la course… Je l’aurai même dans un
fauteuil…
On le laissait dire. Prêcher la prudence à l’avance était
peine perdue. Il serait temps de calmer sa fougue quand il
faudrait passer des paroles à l’action.
D’ailleurs, Oronius saurait intervenir et modérer le mé-
cano.
Comme cette pensée lui venait, Jean Chapuis se retour-
na machinalement vers l’endroit où s’était arrêté le Maître
pour méditer.
Aussitôt, d’un cri, il alerta ses compagnons.
Oronius n’était plus sous l’arbre-fleur, ni dans les envi-
rons… On le chercha vainement…
____________
Qu’était-il arrivé au Maître ? Était-ce un accident ?
Avait-il été enlevé ? Cette dernière supposition paraissait
improbable ; mais, distrait comme tout savant, une irrésis-
tible tentation l’avait peut-être incité à s’écarter de ses com-
pagnons sans les avertir ? Il n’ignorait certes pas qu’en agis-
– 52 –
sant ainsi il risquait de les inquiéter et d’infliger les pires an-
goisses à sa chère Cyprienne.
À l’estime de Jean Chapuis, là devait être le véritable
facteur de sa disparition, car tout penseur qui poursuit la so-
lution d’un problème s’enferme pour ainsi dire dans un
monde artificiel et cesse de participer à la vie réelle. Le
monde n’existe plus pour lui qu’autant qu’il se rattache à
l’objet de sa méditation.
Cette vie splendide, dans la verdure et sous la lumière
dorée, créée de toutes pièces, ou plus exactement « recréée »
par la science des Polaires, en un point du globe que la Na-
ture avait fait inhabitable, donnait à Oronius une haute idée
des colonisateurs du pôle austral.
D’autre part, ils piquaient considérablement sa curiosité.
Dans le fait qu’ils avaient choisi ce séjour, le Maître voyait
une volonté de se séparer du reste du monde. Il en concluait
que seule une colonie de misanthropes avait pu prendre une
telle décision. En toute autre contrée, l’effort eût été
moindre ; ils eussent pu, aidés par la Nature, constituer à
moins de frais leur paradis. Pourquoi avaient-ils été choisir
paradoxalement l’unique point du globe où tout était à créer,
le seul qui fût presque totalement privé de lumière et de cha-
leur ?
Il n’y avait qu’une explication : le dégoût, le mépris ou la
haine de l’humanité. Oronius était donc curieux d’apprendre
l’histoire de ces exilés volontaires – de cette race d’élite qui
avait osé se retrancher du siècle, de la terre habitable, et
survivre pourtant à cette sorte de suicide.
À quelle époque remontait cette migration ? Par quelles
étapes de souffrance et de misère étaient passés les Polaires
– 53 –
avant de s’assurer la vie aisée, agréable et belle qu’ils pou-
vaient maintenant mener ? Quels progrès inconnus du reste
des humains avaient-ils fait faire à la science ?
Autant de questions qui faisaient rêver Oronius et qu’il
souhaitait poser.
Mais, encore une fois, comment y parvenir, puisque les
Polaires refusaient de se laisser approcher ou simplement
apercevoir ?
Or, tandis qu’assis au pied de l’arbre-fleur, il méditait
ainsi, ses regards, errant distraitement sur les lieux circon-
voisins, sans se poser nulle part, furent tout à coup attirés
par deux points lumineux, entrevus à travers le feuillage.
Oronius tressaillit et, jaloux d’être le premier à sur-
prendre un vivant, il braqua tout aussitôt sur ces lueurs son
puissant œil cyclopéen.
Mis au point, l’appareil lui permit de distinguer les deux
sources lumineuses : c’étaient deux yeux admirables, éclai-
rant un des plus beaux visages de femme que le Maître eût
encore contemplés.
Il apparaissait dans un encadrement de feuillage, très
loin, très loin, dans les profondeurs de l’immense forêt de
fougères. Pour qu’il fût révélé à Oronius, il avait fallu cette
circonstance favorable de la coïncidence, sur le parcours
d’une droite idéale les joignant à l’arbre-fleur, de toute une
série de trouées et d’allées se succédant.
Un visage de femme… Une de ces visions de pure beau-
té qui, à tous les âges de la vie, font battre les cœurs mascu-
lins.
– 54 –
Or, ce ne fut pas l’indéniable charme de cette apparition,
ce ne fut pas non plus l’irrésistible perfection de cette pre-
mière créature polaire devinée, qui soulevèrent l’enthousias-
me du Maître au point de susciter en lui l’ardent désir de
contempler de plus près ces traits charmants.
Non ! Si la poitrine d’Oronius enfermait un cœur, cet or-
gane sensible s’était perfectionné dans un seul sens : il était
uniquement passionné de science. Ce fut donc l’appât d’une
recherche scientifique qui dirigea les actes du Maître, à partir
de cet instant.
Le regard rivé au lointain et séduisant visage, il se leva,
fit quelques pas et se trouva en face d’un sentier dans lequel
il s’enfonça.
Préoccupé de ne pas perdre un seul instant de vue ces
yeux, double phare destiné à guider sa marche, il ne songea
même pas à prévenir ses compagnons de son dessein. Il né-
gligea de penser qu’en s’éloignant ainsi, en droite ligne, à
travers fourrés et buissons, il risquait fort de ne pouvoir en-
suite retrouver le chemin qui le ramènerait vers les siens. Il
ne pensa pas davantage qu’une fois arrivé au but, il se trou-
verait séparé d’eux par une distance peut-être considérable.
Pour l’instant, une seule chose comptait pour lui : avan-
cer… s’approcher aussi près que possible de la propriétaire
de ce visage qu’éclairaient deux attirantes étoiles.
À son sens, en effet, il ne pouvait y avoir de doute : il
voyait une Polaire… une représentante de la race qu’il était
si désireux d’étudier. Par elle, n’allait-il pas réussir à sur-
prendre un peu de la vie de ces humains mystérieux ? Ne
parviendrait-il pas à s’y mêler ?
– 55 –
Tel était l’espoir et le dessein qui poussaient le père de
Cyprienne en avant, ceci au mépris de la plus élémentaire
prudence.
Mais allez donc raisonner avec la passion ! Or, est-il
passion plus tenace, plus exclusive que celle de la science ?
Ses amoureux, chevauchant leur dada, sont désarmés contre
tous les autres impédimenta de la vie.
Poussé par sa tarentule, Oronius trouait les buissons à la
façon d’un sanglier ; il bondissait par-dessus racines et four-
rés ; il allait comme le vent. Ce trop jeune vieillard, dont
l’apparence juvénile dissimulait l’âge, avait des jarrets de
vingt ans. À le voir courir, on eût dit quelque Actéon se ren-
dant à la source où Diane venait rafraîchir les trésors de son
académique beauté…
Le visage se rapprochait… À l’œil nu, maintenant, le
Maître distinguait les yeux d’améthyste, aux paupières bat-
tantes, frangées de longs cils d’or, le sourire exquis d’une
bouche évoquant la fraise et la cerise, la peau laiteuse, les
lourdes torsades des cheveux, nouées en tresses dorées.
Puis il vit le buste, buste entièrement découvert et dont
le génie d’un sculpteur eût aussitôt rêvé d’immortaliser dans
le marbre la suave perfection. Et enfin, il distingua l’ovale de
l’ouverture par laquelle apparaissait la femme, et tout autour
la surface sombre d’une des immenses tours métalliques en-
trevues dans la journée.
La femme était dans la tour… Au milieu de l’im-
pénétrable muraille s’était entrouverte une baie pour lui
permettre d’apparaître.
Quelle circonstance favorable pour la satisfaction de la
convoitise élevée du Maître ! Il acquérait ainsi une preuve
– 56 –
décisive du bien-fondé de son espoir : la délicieuse vision
était celle d’une Polaire. Quelle victoire ! D’autre part, une
chance inestimable s’offrait à lui de jeter un coup d’œil à
l’intérieur d’une des colossales usines de chaleur solaire.
Il était arrivé presque au pied de la tour. Malgré la hâte
de sa course étourdie, il pouvait se flatter de n’avoir point
encore été découvert. Préoccupé de ne pas effaroucher la
belle Polaire en se laissant prématurément apercevoir, il ne
se risqua pas à sortir du fourré. Seulement, ayant choisi
l’arbre-fleur le plus rapproché de la lisière, il se hissa au mi-
lieu de ses pétales, de façon à s’élever au niveau de
l’ouverture.
Il rêvait d’y plonger ses regards…
Hélas ! triste résultat des meilleures intentions, il n’en
eut pas le temps.
Projeté par la baie où se tenait la splendide créature,
quelque chose se déroula en sifflant et s’abattit sur
l’indiscret. Et successivement, comme autant de cordes
souples et vivantes, neuf autres tentacules fendirent l’air
pour venir l’envelopper comme autant de lassos.
Il remarqua avec effroi que ces tentacules affectaient la
forme de bras d’une longueur démesurée. Faits de chair
blanche, douce et tiède, ils se terminaient par de petites
mains nerveuses, dont les paumes formaient ventouses.
Paralysé par ces « colliers d’amour » noués, autour de
son corps, saisi par les mains-ventouses, Oronius, défaillant,
se sentit enlevé de son observatoire et emporté vers la fe-
nêtre de la tour.
– 57 –
Devenu la proie des bras-tentacules, il eut le temps de
voir qu’ils se rattachaient au buste charmant de la femme au
divin sourire.
La Polaire était une sorte de sirène-pieuvre.
Et, victime du sourire qui l’avait attiré vers le piège,
Oronius disparut dans l’ouverture ovale qui se referma sur
lui.
– 58 –
CHAPITRE V
LE JARDIN AFFOLANT
Après s’être convaincus, par de vains et réitérés appels,
de la réalité de la disparition d’Oronius, Cyprienne et ses
amis s’étaient sentis consternés. Une fouille minutieuse des
environs leur permit de s’assurer que le silence du Maître
n’était pas dû à quelque état de distraction qui l’empêchait
de prêter l’oreille aux bruits extérieurs.
En effet, après une heure de battues en tous sens, de vi-
site des fourrés et des buissons, ils durent conclure à l’évi-
dence : volontairement ou non, le père de Cyprienne s’était
éloigné. Il était présentement hors de portée de voix, comme
hors du champ de leurs regards.
Alors, les imaginations se donnèrent libre carrière et
chacun, selon son tempérament, se laissa aller aux hypo-
thèses optimistes ou aux plus désolantes suppositions.
Mais, soit que Cyprienne s’abandonnât au désespoir et
refusât de se laisser consoler, soit que Jean Chapuis cherchât
à lui remonter le moral en affectant de prendre légèrement
l’incident, tous, au fond, tremblaient à la pensée qu’il fallait
peut-être attribuer aux Polaires l’enlèvement du Maître.
– 59 –
Il y avait aussi une autre hypothèse, non moins ef-
frayante : c’était celle que Laridon, particulièrement, accueil-
lait comme la moins invraisemblable. Égaré en quelque im-
prudente exploration du voisinage, Oronius ne pouvait-il
avoir rencontré un second spécimen d’insecte géant et avoir
été attaqué par lui ? Le mécano assurait que ces dangereuses
bêtes étaient de taille à emporter leur victime après l’avoir
insensibilisée.
Et Jean Chapuis – à l’oreille de qui il glissait cette hypo-
thèse peu rassurante – n’osait la rejeter complètement. Ses
connaissances en histoire naturelle lui fournissaient de bien
curieux exemples de cas analogues. Tel insecte paralysant sa
proie et la frappant d’insensibilité absolue avant de l’em-
porter pour la mettre en réserve lui rappelait singulièrement
le procédé des insectes géants. Il était donc admissible de
supposer qu’ils pouvaient l’avoir employé vis-à-vis
d’Oronius.
En présence de pareilles appréhensions, ils n’avaient
qu’un seul moyen d’action : c’était de battre la forêt tout en-
tière afin de découvrir, soit des traces du Maître, soit un des
repaires d’insectes géants, où il pouvait avoir été transporté.
Jean Chapuis, toutefois ne rejetait pas – bien au con-
traire – la supposition plus rassurante d’une captivité chez
les Polaires, ces invisibles habitants d’une région d’usines. Il
espérait surtout que leurs recherches lui fourniraient quelque
preuve à l’appui de cette dernière hypothèse.
La troupe se remit donc en marche, les yeux et les
oreilles aux aguets. Cyprienne, dont l’inquiétude avait besoin
d’action, avait aisément consenti à s’associer aux investiga-
tions entreprises par son fiancé.
– 60 –
De nouveau, la forêt de fougères géantes et d’arbres-
fleurs semblait vide de toute vie autre que la vie végétale.
Jean, Cyprienne et leurs compagnons étaient les seuls êtres
animés qui la parcourussent. Un effrayant silence les enve-
loppait et même les bruits d’ailes avaient cessé.
Cette retraite de l’invisible devant leur recherche avait
quelque chose d’angoissant. Ils s’en trouvaient plus déprimés
que s’ils s’étaient heurtés à chaque pas à un obstacle. La vo-
lonté manifestée de les arrêter ou d’entraver leur marche
leur aurait au moins prouvé qu’il existait pour eux une
chance de réussir. Tandis que le parfait dédain où les Po-
laires et leurs serviteurs semblaient les tenir n’indiquait rien
de bon. Ils avançaient pourtant. En pareille circonstance,
l’homme retarde le plus possible l’instant de céder à l’ac-
cablement définitif.
Entre les dentelles que dessinaient les branches de fou-
gères, une éclaircie se montra enfin. Depuis qu’ils avaient
rencontré la mer, c’était la première fois qu’ils revoyaient la
lumière non tamisée par le feuillage.
Par exemple, cette fois, ni la mer ni le rivage ne s’of-
fraient à leurs regards, mais bien la pente gazonnée d’une
sorte de talus presque aussi vaste qu’une prairie. Une large
bande verte remontait vers l’horizon. Elle y devait redes-
cendre ensuite pour former une plaine plus basse ; car des
cimes d’arbres s’apercevaient. Même, nos explorateurs cru-
rent distinguer ou deviner, au delà de ces arbres, quelques
taches et quelques lignes indiquant la présence de construc-
tions.
La pente gazonnée était, comme toute cette contrée en-
chanteresse, baignée de lumière reconstituée. Cette lumière
ne tombait pas verticalement du ciel – remplacé ici par un
– 61 –
plafond de nuages ; mais elle glissait au contraire horizonta-
lement le long de ce plafond, d’où elle s’abaissait jusqu’au
sol par couches parallèles.
L’effet était singulier.
Trop préoccupé de l’angoisse de Cyprienne et de sa
propre inquiétude, le jeune ingénieur ne s’amusa pas à ob-
server ce spectacle particulier au pôle. Il ne vit que la bande
verte du talus et, tout de suite, il pensa que, de la crête, il
pourrait dominer le paysage et apercevoir peut-être quelque
indice.
— Attendez-moi, recommanda-t-il. Je vais jeter un coup
d’œil là-haut.
Il eut tout de suite l’impression d’escalader une pente
particulièrement roide, car ses jarrets devaient fournir un
rude effort. Du bas, le talus ne lui avait point paru former un
tel angle avec le sol. La lumière rasante devait procurer cer-
taines illusions d’optique. Il ne pouvait attribuer son erreur
qu’à ce fait.
Il n’était pas au bout de ses surprises, car il constata
avoir fait un calcul tout à fait erroné, relativement à
l’étendue réelle de la bande gazonnée qu’il voulait franchir.
Effectivement, en dépit de ses efforts et de la rapidité de sa
course, il ne parvenait pas à se rapprocher du sommet. Celui-
ci paraissait s’éloigner à la même allure qu’il prenait, lui,
pour l’atteindre. En fait, malgré la longueur du trajet déjà ef-
fectué, il en était toujours à la même distance. Bientôt, en ob-
servant des repères, c’est-à-dire en portant ses regards sur
les points fixes que formaient les cimes d’arbres, au delà de
la crête, ou, derrière lui, les silhouettes immobiles de ses
– 62 –
compagnons, Jean Chapuis put se convaincre qu’il grimpait
sur place, sans nullement avancer.
Stupéfait et d’ailleurs épuisé par la continuité de son ré-
cent effort, il s’arrêta.
Immédiatement, mais sans qu’aucune autre sensation de
mouvement lui fût infligée, il vit la bande verte s’élargir et le
sommet fuir devant lui. Puis tout s’immobilisa à l’instant
même où, dans son dos, partaient des cris de surprise.
Alors, se retournant, il constata ceci : sans avoir fait un
seul pas vers eux, il venait d’être ramené près de ses amis, à
l’endroit exact d’où il était parti.
Ce fut là, pour Jean Chapuis, une impression de cau-
chemar. Tout fiévreux, il se toucha le front et retira sa main
moite de sueurs… Rêvait-il éveillé ? Le gazon infranchissable
sur lequel il était certain d’avoir couru, la pente inescala-
dable s’étendaient devant lui immobiles.
Son visage exprimant une indicible stupéfaction, un peu
honteux, il demanda à ses compagnons.
— Avez-vous vu ?
— Un peu, qu’on a vu ! riposta Laridon, dont toute la
physionomie affirmait une surprise pour le moins égale.
Quand vous cavaliez, M’sieu Jean, c’tait comme d’la mécanothé-
rapie en fauteuil, et quand vos guiboles ont cessé de s’grouiller,
on vous a pigé radinant vers nous ! – Vrai, v’là un nouveau
sport qu’est n’est pas dans une musette.
Plus perplexe que jamais, Jean Chapuis examina la
bande gazonnée avec une méfiance compréhensible. Puis, se
baissant brusquement, il ramassa une pierre et la jeta à
quelque distance, au milieu du gazon.
– 63 –
Ô stupeur ! À l’instar du boomerang, le caillou revint
vers lui et s’arrêta à ses pieds. Renouvelant alors l’expé-
rience avec sa propre personne, il fit quelques pas en avant,
s’arrêta et revint – sans bouger – à son point de départ.
C’était un peu fort ! Se penchant en ayant, il posa sa
main sur le gazon le plus loin possible et tenta de la mainte-
nir sur place. Impossible ! Toujours il la sentait irrésistible-
ment entraînée vers lui.
L’expérience était décisive.
— Ce talus, sur la lisière duquel nous sommes, annonça-
t-il, forme une sorte de tapis mobile qui redescend inlassa-
blement vers cette lisière formant rainure. Sa vitesse a été
calculée de telle sorte qu’il soit impossible à l’homme le plus
agile de fournir une vitesse supérieure. Il y a tout bonnement
sous ce gazon truqué un mécanisme de trottoir roulant. Cette
précaution, évidemment destinée à interdire l’accès de
quelque retraite, prouve qu’au delà de ce talus se trouve ce
que nous cherchons : le mot de l’énigme, la cité des Polaires,
et, probablement, notre cher Maître… Raison de plus pour
tenter de nous y introduire.
— Si nous avions l’Alcyon !… rêva le mécano.
— Par malheur, nous ne l’avons pas. On a même pris le
soin de nous faire perdre sa trace, interrompit Jean Chapuis.
Il nous faut donc trouver une combinaison ne nécessitant
pas le renfort de l’Alcyon.
— Ah ! trouvez ! supplia Cyprienne. Songez, mon ami
Jean, qu’il s’agit de mon père !…
— Puis-je l’oublier, Cyprienne ?
– 64 –
Précédant la petite troupe, le jeune ingénieur se remit en
marche, en longeant, sagement, sur sa recommandation ins-
tante, la bande gazonnée de l’infranchissable talus.
Encore une fois, c’était sans espoir précis et plutôt pour
prolonger l’illusion de sa fiancée. L’ingénieur feignait de
croire à l’existence d’une entrée, alors que l’exemple des
tours démontrait assez qu’on ne pourrait pénétrer chez les
Polaires par des voies ordinaires.
La reconnaissance à laquelle il faisait procéder sa
troupe, il en avait l’intime conviction, se terminerait sans
avoir donné aucun résultat.
Il se trompait.
Assez découragés, tous avançaient en silence, la tête
basse et les yeux fixés sur le sol, quand, tout à coup, ils tom-
bèrent en arrêt devant les premières marches d’un escalier
partant de la bande gazonnée. Cet escalier, ils s’en rendirent
compte en levant la tête, escaladait les airs et gagnait
l’amorce d’un pont perdu dans les brumes.
Au premier abord, cet escalier ne semblait pas pouvoir
être utilisé pour pénétrer dans l’enceinte mystérieuse,
puisqu’il ne redescendait pas de l’autre côté du talus. Il se
terminait par une sorte de passerelle fermée par des portil-
lons à chacune de ses extrémités et qui paraissait attendre
d’être complétée par un second escalier.
Les supports de cette passerelle plongeaient au delà du
talus et prenaient conséquemment appui sur le sol interdit.
Mais comme ils étaient constitués uniquement par deux
sveltes tiges de métal d’apparence frêle et qu’ils pouvaient,
par surcroît, être électrisés, Jean Chapuis ne songea pas un
– 65 –
instant à s’en servir pour se laisser glisser de l’autre côté du
talus.
La passerelle ainsi suspendue en l’air comme un pont
inachevé ou rompu ne pouvait évidemment servir de passage
qu’à la condition d’être complétée par un second escalier
élevé jusqu’à elle de l’intérieur. Elle pouvait toutefois – si
l’escalier n’était pas truqué comme le talus – permettre au
jeune ingénieur de donner un coup d’œil au territoire inter-
dit.
Ayant commandé la halte, sur le qui-vive, et mis Laridon
en sentinelle au pied de cette échelle, comparable à celle de
Jacob, avec une certaine hésitation, il s’engagea sur les gra-
dins. Les marches se laissèrent franchir sans difficulté.
Ceci lui causa une première surprise. En se livrant à
cette tentative, il ne l’imaginait pas pratique et doutait par
avance de son succès. Il attendait le déclenchement de
quelque mécanisme protecteur qui, fonctionnant soudain,
l’empêcherait d’atteindre la passerelle.
Il n’en fut rien, heureusement ; aussi se hasarda-t-il à
pousser le premier portillon et à mettre le pied sur le plan-
cher du pont.
Par exemple, il n’eut pas le loisir de poursuivre l’exé-
cution de son dessein et de promener ses regards sur l’éten-
due jusqu’alors jalousement cachée.
À peine s’était-il avancé sur la passerelle que le portillon
qu’il venait de franchir se referma derrière lui. Il eut la sensa-
tion que la passerelle se redressait dans son dos, c’est-à-dire
exécutait un plongeant mouvement de bascule vers l’inté-
rieur de l’enceinte gazonnée. Instinctivement, jetées de
droite et de gauche, ses mains agrippèrent les deux rampes
– 66 –
de bois et aussitôt, les jambes arc-boutées entre les bar-
rières, il décrivit avec la passerelle une courbe dans les airs
et descendit vers le sol.
Ses compagnons, alarmés, venaient d’assister à la cul-
bute de l’ingénieur et à sa disparition derrière le talus répul-
sif.
Laissant échapper un déchirant cri d’angoisse, tout de
suite, Cyprienne s’était élancée sur l’escalier, en poussant de
côté le mécano ahuri. La jeune fille voulait tâcher d’aper-
cevoir le mystérieux pays et ce qu’il advenait de son fiancé.
Au moment où elle arrivait en haut, la passerelle remon-
tait à vide et revenait se placer devant le palier suspendu.
Sans réfléchir, la jeune fille poussa à son tour le portillon et
s’avança délibérément sur le pont tournant. Une seconde
fois, celui-ci plongea en avant, emporté par le mouvement
basculant des deux tiges de fer qui lui servaient de support et
dont les pieds devaient être articulés en vue de ce travail de
semi-rotation.
Moins en éveil que l’ingénieur, Cyprienne n’avait pas eu
le temps de se retenir aux rampes ; aussi glissa-t-elle sur le
plancher en pente comme en un toboggan. Cependant, avant
d’avoir éprouvé le moindre sentiment de frayeur et sans
heurt sensible, elle se trouva déposée sur un sol gazonné et
put voir se ré-envoler l’étrange passerelle.
Devant elle, son fiancé, sain et sauf, un peu pâle, lui ten-
dait les bras.
Vivement, elle se releva pour s’y jeter.
– 67 –
— Que nous arrive-t-il, ma bien-aimée ? murmura ten-
drement le jeune homme. Dans quelle aventure nous
sommes-nous follement jetés ?
— Si cette aventure doit nous conduire auprès de mon
père, assura la courageuse enfant, je suis prête à en accepter
joyeusement tous les risques.
— Nous les courrons ensemble !
— Et même avec todos amigos ! cria à leurs côtés une
voix joviale. Faut pas nous plaquer en carafe, m’sieu Jean.
Vous savez bien qu’on n’est pas des embusqués, des pé-
trousquins à trouille !… V’là toujours deux numéros. Les
autres clampins sont en route… On s’a r’passé le mot des
montagnes russes… Vrai, j’m’amuse !… C’est la fête !
Riant, mais attendri d’un tel dévouement, Jean Chapuis
vit alors descendre du ciel le couple Laridon-Turlurette, que
suivirent – toujours par le même chemin – Taï, Julep et
Mandarinette.
Pipigg et Kukuss étaient déjà dans la place. Car ils
s’étaient naturellement élancés derrière leur jeune maîtresse,
quand ils l’avaient vue gravir l’escalier.
Ainsi, personne n’avait hésité. Le mystère que gardait
l’infranchissable talus et toutes les menaces qu’il pouvait en-
fermer n’avait pas arrêté ces audacieux. Sans se demander
ce qui les attendait, ils avaient tour à tour pris place sur la
passerelle transbordeuse pour rejoindre leurs maîtres.
Et leur premier regard fut pour ceux-ci – un bon regard
affectueux et fidèle qui proclamait :
— N’ayez pas peur ! Nous sommes là et prêts à tout af-
fronter pour vous !
– 68 –
Comment, avec de pareils dévouements, Jean et Cy-
prienne auraient-ils pu douter de l’avenir ?
Ils ne trouvèrent qu’un mot à répondre, en serrant les
mains de tous ces braves gens. Mais ce mot, ils le prononcè-
rent les larmes aux yeux.
— Merci !
Alors, avec confiance, ils regardèrent autour d’eux.
C’était un parc-jardin, peuplé d’étranges arbres aux sil-
houettes caricaturales ou horribles. Ils n’appartenaient à au-
cune espèce connue et devaient avoir été obtenus par de fan-
tastiques greffes, croisant le règne végétal et le règne miné-
ral, même avec certains échantillons du règne animal. En
contemplant les produits créés, les spectateurs ne pouvaient
songer sans épouvante au jardinier dément qui avait conçu
ces combinaisons diaboliques et créé ce décor de cauche-
mar.
Tout, dans cet effarant jardin, semblait combiné pour
troubler la raison. Arbres et fleurs semblaient doués d’une
vie non passive mais active, capable de gestes, de pensées et
même de paroles. Il y avait là des animaux-fleurs et des ani-
maux-arbres. Enchaînés au sol par leurs racines, ils avaient
la faculté de se mouvoir dans un espace déterminé.
Et ces extravagants spécimens d’une faune et d’une flore
également fantastiques gloussaient, gémissaient, poussaient
des ricanements sinistres. Un atroce concert emplissait l’air
et faisait passer des frissons sur la chair des auditeurs.
En même temps que l’ouïe, la vue était affectée, offus-
quée ou terrifiée par des visions qui violaient l’ordre admi-
rable de la nature et semblaient prendre un damnable plaisir
– 69 –
à bouleverser ses lois. Certaines fleurs imitaient à s’y mé-
prendre la forme et la couleur des yeux de bêtes et des yeux
humains. Elles étaient des regards vivants et doués d’un
pouvoir magnétique. Elles pouvaient appeler, retenir et fas-
ciner quand on aurait souhaité s’en détourner. D’autres
étaient des bouches grimaçantes ou hurlantes. D’autres en-
core formaient de hideux visages ou de touchantes figures
exprimant la gamme des douleurs humaines.
Il y avait aussi, suspendus dans les airs, les gestes tra-
giques ou suppliants de branches figurant des bras, ayant
leur forme articulée et leur peau sous laquelle sinuait une
musculature animée, visible. Il y avait aussi les plantes ou les
arbustes vivants, dont leurs tiges, leurs fleurs, leurs fruits et
leur feuillage étaient doués d’une vie et d’une forme particu-
lière : les fleurs-araignées, les algues-vipères, l’arbre-chauve-
souris, dans les branches duquel battaient des centaines
d’ailes velues.
Étalés dans l’herbe, des fraisiers-crabes avançaient au
bord du sentier leurs formidables pinces. Et, dans la perspec-
tive des allées, mille autres silhouettes inquiétantes se dessi-
naient confusément.
Figés sur place par l’inattendu de cette vision, Jean
Chapuis, Cyprienne et leurs compagnons hésitaient à avan-
cer. Ils pressentaient que les mystères de ce jardin allaient
mettre leurs nerfs à rude épreuve. Aussi, avant de se risquer
plus à l’intérieur, ils rassemblaient leur sang-froid et leur
courage.
La fille d’Oronius avait trop à cœur de retrouver son
père pour hésiter longtemps à braver les dangers de ce parc
de la terreur.
– 70 –
Elle conseilla la marche en avant.
— Nous laisserions-nous arrêter par de simples épou-
vantails ? dit-elle. Cette mise en scène est trop manifeste-
ment combinée pour impressionner les esprits timides et les
cœurs faibles. Elle ne vise qu’à effaroucher les timorés et à
les empêcher de pousser plus avant. Si nous bravons ces
semblants de périls, je parie qu’il ne nous arrivera aucun
mal.
Les aventuriers de l’Alcyon-Car avaient déjà bravé tant
de dangers qu’ils étaient à peu près aseptisés contre la
crainte. Ils acquiescèrent silencieusement et se mirent en
marche.
Mais un démenti brutal devait être immédiatement infli-
gé aux paroles optimistes de la jeune fille. En effet, un inci-
dent allait se produire qui devait l’obliger à ne plus douter de
la réalité des dangers qu’on pouvait courir en violant le se-
cret du baroque jardin.
Ils avaient instinctivement pris l’allée, le sentier plutôt,
qui se trouvait en face d’eux. Cette voie était orientée de fa-
çon à laisser apercevoir dans le lointain des arbres aux gri-
maçantes silhouettes, une ligne de murailles, de terrasses et
de tourelles qui paraissait annoncer la présence d’un palais.
En apparence le plus paisible de tous, puisqu’il n’était
bordé d’aucune des végétations étranges aux rameaux doués
de vie et de mouvement, ce chemin s’allongeait, étroitement
resserré, entre deux pelouses vertes, émaillées de fleurs et
que bordaient des colonnades d’airain curieusement sculp-
tées.
En raison de l’étroitesse du passage, il arriva que master
Julep voulut marcher sur la pelouse. Or, à peine son pied
– 71 –
eut-il touché l’herbe, qu’on vit le malheureux nègre s’en-
foncer dans la pelouse et y disparaître tout entier.
Stupéfait, Victor Laridon, son plus proche voisin, se
pencha rapidement pour se rendre compte de la nature de ce
sol gazonné.
— Eba ! c’est du bouillon de canard ! s’exclama-t-il.
En effet, le nègre bariolé, heureusement excellent na-
geur, reparaissait à la surface de ce lac camouflé en pelouse-
tourbière. Tout ruisselant de son plongeon involontaire, il se
mit à fendre le tapis gazonné et fleuri avec une aisance supé-
rieure. La tourbière n’était même pas une tourbière tenant
une mince couche d’humus en suspension à sa surface. Il n’y
avait là qu’une plaine liquide, un piège tendu aux impru-
dents !
D’où provenait donc le trompe-l’œil ? Eh ! toujours de la
lumière polaire habilement utilisée. Des projecteurs automa-
tiques, dissimulés dans les colonnes creuses, étendaient sur
l’eau ce voile d’illusion qui lui donnait l’apparence d’un ga-
zon émaillé de fleurs.
Cependant, ce n’était point là un risque sans danger ; qui
s’y laissait prendre ne risquait pas qu’un simple bain. Car,
surgissant des profondeurs secrètes, une multitude de lam-
proies avides, de féroces murènes et de peaux-bleues naines
se précipitèrent soudain sur le nageur et le harcelèrent. En-
touré de gueules menaçantes contre lesquelles il avait peine
à se défendre, le pauvre nègre put craindre un instant d’avoir
à subir le sort des esclaves romains, que leurs maîtres je-
taient vivants en pâture aux pensionnaires de leurs viviers.
Il put craindre le fait sans avoir jamais eu connaissance
des précédents historiques.
– 72 –
Par chance, sa chute ne l’avait pas éloigné du bord.
Deux ou trois brasses vigoureuses l’en rapprochèrent à
temps. Quatre bras solides le saisirent alors et le tirèrent
hors de l’eau ; grâce à la prompte intervention de l’ingénieur
et du mécano, le pauvre nègre en fut quitte avec quelques
cruelles morsures et une partie de son tatouage détérioré.
Désormais mis sur leurs gardes par cette expérience,
Cyprienne et ses compagnons n’avancèrent plus qu’en
éprouvant le terrain. Ils purent ainsi parcourir sans nouvel
incident toute la longueur de l’allée.
Là, c’était le véritable commencement du jardin fantas-
tique. Il grouillait, rampait, frondait. Il allait leur falloir
s’engager sous un berceau de branches ricanantes, entre une
double haie d’arbres-animaux.
Tous portaient à la main leurs cannes électriques. Ces
armes pouvaient-elles leur être d’un secours efficace contre
les probables attaques qui allaient se produire ? Quel était le
degré de vulnérabilité de ces étranges greffes, nées du croi-
sement de deux règnes et qui pouvaient à la fois subir les lois
de la vie végétale et de la vie animale ? Des blessures que re-
cevraient ces arbres vivants, s’ils venaient à attaquer, coule-
rait-il du sang ou de la sève ?
— Attention ! préconisa Jean Chapuis. Il nous faut tra-
verser le plus vite possible cette plantation hallucinante et
probablement hostile. Notre élan nous aidera à rester insai-
sissables. Allons, mes amis, tenons-nous les coudes, et tous
au pas de charge !
Ils s’élancèrent…
Dès les premiers pas, une colossale arachnis-anguvore,
se détachant d’une branche comme un fruit trop mûr, se lais-
– 73 –
sa choir sur Mandarinette. Les cris affreux de la jeune Chi-
noise ramenèrent vers elle l’équipe Laridon-Julep. Ceux-ci
arrachèrent le hideux agresseur des frêles épaules auxquelles
il s’agrippait et l’écrasèrent sur le sol à coups de bâton.
Cette exécution accomplie, ils entraînèrent Mandari-
nette tremblante et reprirent leur course. Il leur fallut passer
sous l’arbre-chauve-souris, dont les ramures les enveloppè-
rent d’un tourbillon d’ailes velues. Échappés à ces hideux at-
touchements, ils devaient à tout instant bondir pour fuir la
menace des pinces des fraisiers-crabes, ou se délivrer d’une
secousse désespérée de l’étreinte des lierres-myriapodes qui
grimpaient autour de leurs jambes, cherchant à les paralyser
et à les mordre.
Et des fleurs monstrueuses, affectant toutes les formes,
entrouvraient, sur leur passage, des corolles en façon de
bouches ou de gueules pour leur souffler des parfums
toxiques et des nuages de pollen irritant. Si Jean Chapuis
n’avait eu la précaution de les obliger à se masquer dès
l’entrée dans le jardin, ils eussent roulé sur le sol, brûlés, as-
phyxiés, empoisonnés ou plongés dans une mortelle torpeur.
Grâce à cette précaution, ils résistaient et continuaient à
lutter contre les attaques de la faune-flore arborescente. Un
combat fantastique se livrait, au milieu des rugissements de
colère ou des plaintes douloureuses des végétaux blessés.
Les yeux-fleurs brillaient de fureur, les fleurs-bouches grin-
çaient des dents et mordaient les doigts qui les meurtris-
saient pour écarter leur attaque. Les fleurs-griffes lacéraient
les vêtements. Les fleurs-abeilles dardaient leurs aiguillons.
Et sans cesse des rameaux irrités fouettaient l’air pour
happer leurs ennemis ; les troncs se tordaient pour leur bar-
rer le passage… Les bâtons frappaient, le sol se jonchait de
– 74 –
pétioles et de pédoncules qui ressemblaient à des pattes fra-
cassées ou arrachées ; des plaies béaient et l’on voyait sai-
gner les arbres et pleurer les fleurs ; tandis que, des calices
entr’ouverts, des pistils tendus, des étamines endolories, par-
taient des plaintes voraces et une pluie de poussières ulcé-
rantes.
Comment nos amis échappèrent-ils à tant de forces hos-
tiles ? à tant de haines coalisées ? Comment, surtout, ne per-
dirent-ils pas la raison au cours de ce combat affolant, sou-
tenu contre des végétaux carnivores et féroces ?
Des pieds, des mains, de la tête et des dents, ils se dé-
fendaient, faisant tournoyer leurs cannes, fauchant impi-
toyablement les rameaux-tentacules ou les branches verté-
brées que terminaient des têtes d’animaux.
Les hommes entouraient les trois jeunes filles et avan-
çaient en évitant de désunir le cercle défensif qu’ils for-
maient. Ils parvinrent ainsi au bout de la terrible allée… Un
espace vide s’ouvrait devant eux… Ils s’y élancèrent joyeu-
sement… Ils allaient pouvoir reprendre baleine…
Pour l’instant, ils étaient sauvés.
Pas tous, car un cri d’horreur retentit derrière eux.
Le petit Taï, la créature sous-terrienne, qui avait vail-
lamment combattu, venait d’être en quelque sorte cueilli au
vol par l’un des cheveux géants d’une plante-algue dont les
tentacules fouettaient en tous sens, arrachant ici, coupant
là !
Saisi par ce cordage dont la force s’avéra irrésistible, le
malheureux Taï fut soulevé, lancé en l’air, ressaisi par une
seconde branche serpentine du même arbre et renvoyé
– 75 –
comme un volant à une troisième qui parut prendre la fuite
pour le conserver.
C’était un arbre étrange, dont le tronc s’entourait de
bras-lanières en forme de rubans-scies qui pouvaient avoir
chacun une envergure de douze à treize mètres ; toujours en
mouvement, toujours fébrilement agitées, à l’instar de ces
petits rubans qu’on dispose autour d’une chasse d’air de ven-
tilateur pour en démontrer le bon fonctionnement, ces la-
nières microscopiquement dentées, auraient pu, d’un unique
et rapide frôlement, couper une barre de fer.
Horrifiés, impuissants à lui porter secours, les compa-
gnons du petit Taï virent la troisième lanière tourner vertigi-
neusement autour du corps de la pauvre créature, dans la
chair de laquelle elle pénétrait à mesure.
Il n’y eut qu’un cri, le sang coula à flots le long du ruban
re-déplié, et le corps de Taï, entièrement découpé en la-
melles hélicoïdales, retomba, misérable hachis de chair tor-
turée, au pied de l’arbre assassin…
Puis ce fut le silence et l’immobilité : le drame horrible
avait pris fin.
– 76 –
CHAPITRE VI
LA MAIN DE FEU
Des larmes silencieuses coulaient sur les visages de Cy-
prienne et des deux soubrettes. Jean Chapuis était d’une pâ-
leur de mort. Le visage de Julep avait pris la couleur de la
cendre.
— Pauvre mignon ! dit sérieusement le mécano, lui faut
un adieu pour son repos et c’t à moi à l’composer, puisque
j’suis d’la Société des Lettres, comme l’indique la première
de mon nom. Adieu, Taï, cher et fidèle sous-terrien. Plus
heureux qu’tes compatriotes lâcheurs, t’as connu ton ciel de
ton vivant et tu y es encore étant mort… Cher vieux, tu
n’croyais pas la surface, ton paradis, si peuplé d’surineurs…
Il en reste pour les copains… À tantôt !… On se r’voira !
Tous, jusqu’aux deux petits chiens qui jappaient plainti-
vement aux pieds de leur maîtresse, n’avaient plus qu’une
pensée : fuir ce jardin affolant où la malignité humaine, per-
vertissant la nature, avait donné aux végétaux les féroces
instincts des animaux carnassiers.
Fuir !… Jean Chapuis aussi bien que Cyprienne compre-
naient qu’il le fallait ; car ce n’était pas en un pareil lieu,
– 77 –
plein des plus abominables contrefaçons des merveilles sor-
ties des mains du Créateur, que l’on pouvait espérer retrou-
ver Oronius.
S’y attarder, c’était s’exposer bien inutilement à de nou-
veaux périls. Et la désespérante fin du petit Taï venait de les
éclairer sur les horreurs inimaginées qu’ils pouvaient
s’attendre à y rencontrer.
Après les arbres assassins, de quels autres gardiens des-
tructeurs pouvait encore être peuplé ce parc dantesque ?
L’ingénieur jeta autour de lui des regards éperdus.
Le rond-point au centre duquel ils s’étaient réfugiés les
mettait à l’abri de l’attaque des végétaux diaboliques. Le sol
était sablé et aucune herbe vivante n’y poussait. Le cercle
menaçant demeurait à distance.
Mais par où sortir de ce séjour de cauchemar ? Pour rien
au monde, Jean Chapuis n’eût exposé de nouveau Cyprienne
aux horreurs de la route qu’ils venaient de parcourir.
Une autre s’ouvrait, dans la partie opposée du rond-
point ; allée plus large, bordée d’arbres paisibles et qui, à
première vue, semblaient être des palmiers. Cela ne cachait-
il pas quelque nouveau piège plus hideux encore ?
Anxieusement, le fiancé de Cyprienne se le demandait,
et l’on doit se faire une idée de son angoisse, de sa perplexi-
té ; sans assurance aucune, il devait prendre une résolution.
Serrés autour de lui, ses compagnons attendaient sa dé-
cision. Leurs regards, comme ceux du jeune homme, allaient
tout naturellement à l’orée de cette allée qui continuait la
perspective de celle d’où ils sortaient, mais semblait moins
rébarbative.
– 78 –
Certes, il y avait d’autres routes tracées, peu enga-
geantes, plus sombres, plus mystérieuses et menaçantes sous
leurs voûtes de feuillage touffu.
Celle que considérait Jean Chapuis se présentait comme
la seule dont l’aspect fût rassurant.
Encore hésitant, il fit un pas dans sa direction…
Ceci ressemblait assez à une indication. On allait donc le
suivre. D’ailleurs, Jean tenait, tendrement pressée dans la
sienne, l’une des mains de Cyprienne ; et, involontairement,
il entraînait la jeune fille.
Mais, voici qu’à l’entrée de l’allée, sur l’ombre reportée
comme un tapis par la voûte des frondaisons obscurcisseuse
de lumière, une main de feu se dessina tout à coup…
C’était une de ces mains aux doigts repliés, à l’exception
de l’index tendu en un geste indicateur… Une de ces mains
comme on en peint sur les murs en manière de flèche pour
marquer la direction à prendre dans un dédale de couloirs.
Par exemple, à la différence de ces dernières, la main
lumineuse, projetée, on ne savait d’où ni comment, ne restait
pas fixe. Elle s’agitait, telle une main vivante… Elle se traî-
nait sur le sol, s’ouvrant et se refermant comme pour inviter
les regards à la suivre.
Quittant insensiblement l’entrée de l’allée de palmiers,
elle glissa vers une sente étroite, sombre et tortueuse qui
s’enfonçait dans le mystère de buissons rébarbatifs.
Dans cette sente – certes, le dernier chemin dans lequel
Jean Chapuis eût songé à se risquer, – la main de feu péné-
tra, avança, disparut aux regards, puis revint vers l’entrée
pour recommencer plusieurs fois son manège.
– 79 –
Ce manège avait une signification très claire. Tous le
traduisaient aisément.
Cela voulait dire :
— Par ici ! Venez !… Suivez le chemin indiqué par
moi !… Vous n’en trouverez pas un meilleur !… C’est le
bon !…
Mais était-ce le conseil perfide d’un ennemi préparant
un traquenard ? Ou le bienfaisant avis d’un protecteur ?
Les Polaires – l’ingénieur n’eut pas à réfléchir longue-
ment pour l’admettre – les Polaires n’avaient nul besoin, si
leur fantaisie était de les perdre, de recourir à un tel subter-
fuge.
Ils pouvaient aisément et quand ils le voudraient anéan-
tir la petite troupe ou se borner à la capturer.
Et si une cruauté inconcevable les poussait à se jouer de
l’angoisse des malheureux, il leur suffisait de les laisser errer
à l’aventure dans l’affolant jardin.
Non ! la main dessinait vraiment un geste de délivrance !
Un rayon perpendiculaire de l’astre du jour n’eût pas joué, à
travers le feuillage, avec plus de grâce. Cette main projetée
était celle d’un ami.
Une question se posait pourtant : Qui cherchait à veiller
sur eux ? Qui méditait de les sauver ?
En réponse à cette question, un seul nom pouvait jaillir
des lèvres de l’ingénieur comme de celles de sa fiancée :
— Oronius !…
– 80 –
Oronius devait avoir surpris le secret du jardin des
épouvantes et de la mort, et peut-être aussi une partie de ce-
lui des Polaires. Captif ou non, le Maître jouait de sa puis-
sance inasservissable. Il avait trouvé le moyen de suivre les
évolutions de sa fille et de la petite troupe ; il les voyait en
péril, il s’apprêtait à les guider.
À certaines heures, il faut avoir la foi. Jean Chapuis s’y
résolut brusquement.
— Vers la sente ! décida-t-il. Suivons cette main qui se
fait notre in hoc signo vincimus ! (par ce signe tu vaincras.)
Ils marchèrent vers elle. Avec un frétillement joyeux,
glissant sur le sol, la main de feu se mis à les précéder dans
l’étroite sente.
Un instant plus tard, tous s’y étaient engagés et mar-
chaient en file indienne à l’abri de sa pénombre.
Ils frôlaient des buissons. Ils effleuraient des branches et
des troncs d’arbre : ils piétinaient des racines et des herbes.
Feuillage et gazon étaient cette fois inoffensifs. Et les fu-
gitifs n’avaient plus affaire aux effrayants spécimens qui
peuplaient l’autre partie du jardin.
D’ailleurs, il leur fut bientôt aisé de reconnaître qu’ils
étaient rentrés dans la forêt de fougères. Ils avaient dû fran-
chir l’enceinte truquée sans s’en apercevoir.
La main de feu les précédait toujours, sautant cette fois
de tronc en tronc pour leur indiquer l’entrée des sentiers
qu’elle voulait les voir prendre.
Elle les guidait donc vers un but déterminé.
– 81 –
Lequel ?
Ils le devinèrent tout à coup, en voyant surgir entre les
fougères la silhouette de l’Alcyon-Car.
Pouvaient-ils plus longtemps douter ? Le Maître, le
Maître seul avait pu les ramener là.
Désormais, réinvestis de la puissance et de la sécurité
que leur assuraient l’avion et son matériel, ils possédaient la
preuve et pouvaient en toute assurance nommer le créateur
de l’égide.
— Ô bonheur ! Père veille sur nous ! dit Cyprienne avec
émotion. Non seulement il nous sauve, mais en même temps
il nous rassure sur son sort. Car, où qu’il soit, pour avoir
trouvé ce moyen de rentrer en communication avec nous et
de nous aider, il faut qu’Oronius…
— … soit plus que jamais le Maître ! acheva Jean Cha-
puis.
— Parbleu ! renchérit Laridon enthousiaste. Pour faire la
pige au daron, il aurait fallu qu’les arrière-petits lardons
d’mam’zelle Polaire soient plus mariolles que lui. Et ça, c’est
pas possible !... Qui qui veut savoir ma foucade (idée ?) Y les
a eus comme il a voulu. Et s’il s’est laissé piper, c’tait une
frime, et par exprès, histoire de voir comment ils ont le blair
esculpté et de quelle couleur sont leurs calots bleus… À pré-
sent qu’il a pénétré le secret de leurs petites combines, il
commence par nous envoyer le bon tuyau… Dis voir, mon
vieux Julep au cirage, est-ce pas un chic esportman ?… C’est
pas fini. Regrimpons dans l’Alcyon… Je parie que la menotte
de soleil va cavaler devant nous pour nous conduire auprès
de m’sieu Oronius.
– 82 –
Sous une forme un peu différente, Jean Chapuis nourris-
sait des pensées équivalentes et Cyprienne partageait évi-
demment son espoir.
Tous pensaient qu’Oronius les appelait. En les guidant
jusqu’à l’avion, il avait voulu surtout leur procurer un moyen
efficace de le rejoindre et de collaborer aux nouveaux projets
qu’il pouvait avoir.
Allègrement donc, ils s’installèrent dans l’appareil. Puis
ils reportèrent leurs regards sur l’endroit où s’était arrêté la
main…
Elle n’y était plus. Ils ne la découvrirent nulle part. Mal-
gré la prédiction du Parisien, elle s’était retirée.
Sa mission était-elle donc terminée ?
Oronius s’en remettait-il à l’esprit de décision de Jean
Chapuis du soin de décider la conduite à tenir ?
C’était assez singulier ! Au vrai, le Maître était infiniment
mieux placé pour savoir ce qu’on devait éviter, ce qu’on de-
vait tenter… Pourquoi les laissait-il dans l’incertitude ?
Un peu déçu mais pressé d’agir, le jeune ingénieur mit
l’avion en marche. Le plus indiqué, a son avis, était d’utiliser
d’abord l’Alcyon-Car à une exploration de la plaine polaire.
Ce que la perte de l’avion l’avait empêché de faire en
compagnie du père de Cyprienne, il allait le réaliser mainte-
nant.
L’Alcyon prit son vol et s’éleva lentement, perçant la
voûte de feuillage et surgissant sous l’étrange ciel lumineux
que surplombait la calotte de nuages dont nous avons parlé.
– 83 –
Les passagers purent alors voir d’où partait la lumière
solaire, reconstituée, qui baignait le paysage et assurait la vie
merveilleuse du pôle austral.
Encerclant la forêt de fougères d’une ceinture de phares
aveuglants, une douzaine d’énormes tours dressaient leurs
silhouettes. Les sommets se perdaient dans le plafond de
brume grise, mais, de la partie visible, par d’immenses ou-
vertures rondes, s’échappaient, comme autant de fleuves de
feu, des faisceaux de rayons. À bonne distance des tours, ils
retombaient en pluie lumineuse sur le monde qu’ils avaient
mission de réchauffer et de féconder.
De l’endroit où était parvenu l’aéroplane, ces sources
lumineuses étaient trop intenses pour pouvoir être fixées.
Elles éblouissaient et aveuglaient de sorte qu’il était impos-
sible d’admirer le spectacle.
Pour échapper à cet inconvénient, l’ingénieur prit de la
hauteur et monta vers le plafond gris.
Alors, dès qu’il eut dépassé le niveau des rayons et le
torrent de feu qu’ils répandaient dans l’air, il vit sur les
nuages apparaître, en lettres lumineuses, les lignes sui-
vantes :
« Quittez de suite le pôle. Envolez-vous, sans un regard en
arrière, et allez attendre à Paris, dans mon laboratoire, que ma
volonté se manifeste à vous. Obéissez-moi. Il y aurait danger
pour vous et pour moi si vous restiez.
ORONIUS. »
– 84 –
CHAPITRE VII
LES RUINES DU MONDE
Rivés au plafond de brume sur lequel s’étaient inscrites
les lettres du message lumineux, les yeux des passagers de
l’Alcyon exprimaient un indicible effarement. Oronius leur
parlait…
Oronius leur manifestait sa volonté, aussi clairement que
les circonstances lui permettaient de le faire.
Et ce n’était pas pour leur indiquer le moyen de le re-
joindre. Bien au contraire, il leur ordonnait de partir, de
s’éloigner, de l’abandonner !
Fuir le pôle et son mystère, alors que le Maître y demeu-
rerait, peut-être en situation critique ou exposé à bien des
périls !… Regagner Paris en ignorant tout de l’aventure qui
avait abouti à la disparition d’Oronius ! Emporter avec soi un
tel bagage d’anxiété !
Quel effort pour Jean Chapuis ! Quel sacrifice pour Cy-
prienne ! Leur était-il possible de consentir à se plier à une
pareille exigence ? N’avaient-ils pas l’impérieux devoir de
désobéir, de rester quand même et de chercher et protéger le
savant malgré lui et peut-être contre lui-même ?
– 85 –
Car, au singulier conseil-ordre projeté sur le ciel par le
Maître, Cyprienne et l’ingénieur imaginaient fort bien une si-
gnification toute autre que celle qu’il laissait entrevoir.
C’était peut-être par simple abnégation et pour ne pas
exposer sa fille et son élève préféré aux dangers d’une lutte
contre les Polaires ? Oronius était homme à ne point s’in-
quiéter de sa propre personne si ses aimés couraient un dan-
ger.
Il n’était sans doute nullement persuadé qu’il leur était
impossible de rien tenter en sa faveur, ou que cette interven-
tion dût avoir forcément des conséquences dangereuses pour
lui et pour eux-mêmes.
Mais il se sacrifiait délibérément et il les décourageait
pour leur épargner de nouvelles aventures.
À cette pensée, Cyprienne et Jean éprouvèrent ensemble
la tentation de se rebeller contre tant de générosité. Ils se re-
gardèrent, indécis.
— Ce message impératif dépeint-il exactement la situa-
tion ? disaient leurs regards. Si nous restions ?
Enfreindre la volonté formellement exprimée
d’Oronius !… Quelle responsabilité !…
Et si le Maître n’avait pas exagéré ? Si leur indocilité ne
faisait qu’aggraver ou rendre désespérée sa position ?
Quels regrets ensuite !… Quels remords, peut-être ?
Après ce qu’ils avaient vu, ils ne pouvaient se targuer de
lutter victorieusement contre les Polaires.
– 86 –
Qu’adviendrait-il d’Oronius et d’eux-mêmes si leur obs-
tination à entamer la lutte aboutissait à un échec ?
Ils reculèrent devant une pareille responsabilité.
— Obéissons ! conseilla tristement Cyprienne.
— C’est-à-dire : partons ! traduisit Jean Chapuis, en
soupirant. Ainsi, vous êtes d’avis que nous devons renoncer
à rien tenter ?
La jeune fille inclina silencieusement la tête et de
grosses larmes coulèrent sur ses joues.
— Le Maître a promis de nous donner de ses nouvelles.
Attendons avec confiance. À Paris, nous recevrons certaine-
ment un nouveau message… Car votre père tient toujours
ses promesses, murmura Jean Chapuis pour rendre l’espoir à
sa fiancée.
— Toujours ! c’est vrai… Regagnons donc Paris comme
il nous l’ordonne, approuva-t-elle en renfonçant un sanglot.
Il n’y avait plus qu’à obéir.
Sous l’impulsion du jeune ingénieur, l’Alcyon s’éleva plus
haut, pénétra dans le plafond de brume, le traversa comme
une flèche et se retrouva au milieu de la demi-nuit glaciale
du pôle.
Cette manœuvre ne s’était pas effectuée sans que Victor
Laridon fît entendre sa protestation, vigoureusement expri-
mée.
En voyant Jean Chapuis donner le signal du départ, le
mécano n’avait pu retenir une exclamation d’indignation. Il
n’était pas éloigné de considérer comme un acte de suprême
– 87 –
lâcheté et comme une sorte de désertion cette obéissance
trop prompte à l’ordre écrit dans le ciel.
— Alors, comme ça, on plaque en douce m’sieu Oronius
et on se carapate vers Paname se tenir peinard ? s’exclama-t-
il. Ben ! vrai ! m’sieu Jean, ça serait un autre qui se condui-
rait aussi inversement, je l’agonirais de mufle et d’autres pe-
tits noms d’oiseaux… Mais vous ! vous qu’avez pas encore
eu les foies !… Alors, je ne comprends plus…
Cyprienne avait cru devoir intervenir sévèrement :
— Mon père est le meilleur juge, monsieur Victor. S’il
nous ordonne de partir, c’est que nous lui serons plus utiles
là où il nous envoie.
— D’accord, mam’zelle !… Mais ne m’appelez pas
m’sieu, ça me ferait deuil !… Tout d’même, des fois, j’ai
comme des gouttes de plomb dans le palpitant de partir sans
m’sieu Oronius !
Cette dernière phrase exprimait assez bien le sentiment
général, aussi la jeune fille y répondit-elle par un soupir
d’acquiescement.
L’avion continuait sa route, s’éloignant, avec la vitesse
d’un obus, de la couronne de rochers où demeurait enfermé
le secret du pôle austral.
Il retournait vers le monde des vivants.
Au fait, était-ce encore le monde des vivants ? Qu’allaient
trouver les passagers de l’Alcyon-Car, une fois franchie la
zone qui sépare la mer polaire des continents habités ?
– 88 –
Tandis qu’il faisait son point et calculait la direction à
imprimer à l’avion, Jean Chapuis ne pouvait s’empêcher de
se poser cette question.
Jusqu’alors, les angoisses et les aventures au milieu des-
quelles ils avaient vécu avaient tenu l’esprit de nos amis très
à l’écart de ce sujet de préoccupation. Aucun d’eux n’avait
songé à se demander quelle pouvait avoir été la répercussion
sur le monde habité des cataclysmes stupéfiants dont ils
avaient été, coup sur coup, les témoins obligés.
Pourtant, certains des périls au milieu desquels ils au-
raient pu, les uns et les autres, trouver la mort, avaient éga-
lement menacé la plus grande partie des humains, sinon
même la totalité.
Et peut-être l’humanité en son ensemble était-elle moins
préparée que les compagnons d’Oronius à se défendre contre
de tels phénomènes.
Le but effroyable visé par l’implacable Otto Hantzen, en
collaboration avec Yogha, la superbe et démoniaque Hin-
doue, pouvait donc fort bien avoir été atteint. Et peu impor-
tait que les deux mauvais génies eussent payé de leur vie
leur dernier forfait (comme cela semblait avoir été), si
l’humanité ne leur avait pas survécu7.
Des ravages causés par la vague de feu qui avait embra-
sé l’air et desséché les mers, puis par l’escamotage momen-
tané de l’atmosphère respirable. Jean Chapuis ne pouvait se
faire une idée. Depuis cette double et monstrueuse catas-
7 Pour le récit complet de cette suite de cataclysmes, voir Le
Réveil de l’Atlantide.
– 89 –
trophe, l’avion n’était point revenu vers les centres habités
du vieux monde.
Aussi, se basant uniquement sur des considérations
scientifiques, il devait envisager la possibilité d’une destruc-
tion totale de la race humaine ainsi que du règne animal.
S’il en avait été ainsi, vers quelle horreur l’Alcyon-Car les
emportait-il ? Le jeune ingénieur ne pouvait imaginer sans un
frisson le spectacle désolant que présenteraient les ruines
désertes et pour toujours silencieuses du monde détruit.
Et c’était presque craintivement qu’il abaissait ses re-
gards vers le sol pour y chercher les traces confirmant ou in-
firmant ses appréhensions.
La traversée du continent africain ne pouvait qu’ag-
graver ses inquiétudes. De tous, c’était celui qui avait le plus
souffert. À la vérité, dans toute son étendue, l’œil des avia-
teurs ne rencontrait plus que mort et désolation.
Heureusement, en survolant l’Espagne, puis la France,
Jean Chapuis éprouva, malgré tout, une sorte de réconfort.
Là, le malheur n’était ni aussi grand, ni aussi définitif qu’il
l’avait craint.
Des hommes avaient survécu ! Il en eut la preuve indé-
niable en remarquant des centres habités. Si, dans son en-
semble, l’humanité avait été décimée par les cataclysmes, on
n’avait pu l’anéantir complètement. Grâce à certaines pré-
cautions, une partie importante des populations s’étaient
préservées.
L’ingénieur devait apprendre par la suite que l’éphémère
disparition de l’atmosphère – qui aurait dû tuer tous les êtres
vivants – n’avait été absolue que pendant de rares secondes
– 90 –
et seulement à la surface du sol. Dans ses parties souter-
raines, grottes, cavernes, catacombes et même dans
l’intérieur des grands édifices suffisamment clos, il était resté
assez d’air respirable pour sauver de la mort les timorés as-
sez habiles pour s’y être réfugiés à temps.
La vie avait donc pu reprendre et déjà, sur les principaux
points des continents européen, américain et asiatique, les
survivants épargnés relevaient les ruines et s’efforçaient de
faire disparaître les conséquences du fléau. Ainsi en avait-il
été, quatre-vingts ans plus tôt, lors du désastre sismique du
Japon. Dolent encore et saignant par mille blessures, mais
content d’avoir survécu, le monde travaillait.
Du haut de l’avion, Jean Chapuis, rassuré, eut la satis-
faction de reconnaître quelques grandes villes, dont la phy-
sionomie habituelle avait à peine changé. Elles présentaient
une animation en tout semblable à celle d’avant les événe-
ments et il y régnait même une activité légèrement supé-
rieure.
— Allons ! soupira le jeune homme en se frottant les
mains d’un geste machinal ; nous ne serons pas, comme je
l’avais redouté, les uniques et derniers bipèdes d’une terre
désertée. La descendance d’Adam est certainement affaiblie.
De plus, sa capacité de production et ses moyens ont dû être
sérieusement diminués par les destructions. Mais ce qui
reste constitue un noyau suffisant pour qu’une fois de plus
notre monde parvienne à récupérer les forces perdues… La
guérison complète n’est plus maintenant qu’une affaire de
temps… Et comme il n’y a plus de Hantzen ni de Yogha pour
menacer l’œuvre de reconstitution, nous pouvons espérer
qu’elle sera menée à bien promptement et paisiblement…
D’ailleurs, nous aviserons à l’y aider, car le monde doit être
– 91 –
remis en état de prêter assistance à l’illustre Oronius, le jour
où celui-ci la réclamera.
Tout en surveillant le vol de l’avion, son imagination,
aussi rapide, lui suggérait les grandes lignes d’une expédition
polaire, organisée et subventionnée par toutes les nations, en
vue de porter secours au Maître.
L’aide mondiale pouvait-elle être obtenue autrement ? Il
ne l’imaginait pas.
Non ! c’était au seul cœur de l’humanité qu’il devait
s’adresser en lançant son appel.
Au milieu de l’apaisement général, cet appel serait for-
cément entendu, car les survivants n’avaient pu perdre le
souvenir des miracles philanthropiques accomplis par le
Maître.
Rasséréné, sûr du lendemain, Jean Chapuis lança d’une
voix joyeuse :
— Nous touchons au but. Voici Paris !
Et, naturellement, les acclamations enthousiastes du Pa-
risien Laridon saluèrent la Ville-Lumière, dont la masse,
semblable à celle d’un Léviathan couché, obstruait
l’horizon…
– 92 –
CHAPITRE VIII
L’ÉNIGME DE LA « FAUVERIE »
Les animaux ont la perception instinctive du danger,
même éloigné mais imminent. Ils sentent venir l’ouragan, les
secousses sismiques et surtout leur pire ennemi : l’homme.
Ce dernier, par contre, se fiant à son intelligence, est
privé de tout instinct.
Les Parisiens, ce matin-là, en fournissaient l’évidente
preuve. Paris avait sa physionomie habituelle, paisible et
souriante. Rien ne décelait l’approche de l’angoisse, l’at-
mosphère du drame.
Au contraire, dans leurs gracieuses « libellules », minus-
cules aéros de maîtres ou de location, d’innombrables pro-
meneurs ailés parcouraient le ciel ensoleillé.
Le vingt et unième siècle était vraiment le siècle de
l’avion, comme son prédécesseur avait été celui de l’auto-
mobile. On ne roulait plus – ou presque : on volait. Et les
routes terrestres étaient autant dire désertées.
Sur toutes les maisons des villes, uniformément montées
à la même hauteur, s’étendaient, dans chaque îlot, de vastes
– 93 –
terrasses ou plates-formes sur lesquelles s’élevaient les ga-
rages-nids des véhicules-oiseaux.
Le premier étage était désormais celui qui se situait le
plus proche du ciel ; les conservateurs d’immeubles y avaient
leur loge, un simple retrait restant réservé, au sixième étage,
c’est-à-dire près du sol, à l’officieux du conservateur.
Le grand cataclysme qui avait décimé l’humanité et jon-
ché la terre de ruines n’avait rien pu changer à cet état de
choses. Là où la civilisation avait survécu ou s’était reconsti-
tuée, – comme à Paris, – la vie avait bien vite repris son train
normal et les humains, remis de leur alerte, fréquentaient de
nouveau les routes du ciel.
Comme il arrive toujours, après chacune des épreuves
infligées à l’homme par l’inconscience de la Nature ou la ma-
lice du destin, l’instinct de vie – le plus fort des instincts –
poussait à l’oubli. De nouveau, les humains croyaient à la
perpétuité de la trêve qui leur était consentie. De nouveau,
s’abandonnant aux éternelles chimères, ils s’imaginaient
pouvoir enfin édifier, sur des bases durables, la fragile cité du
bonheur.
Donc, tout était au calme, et particulièrement ce coin de
Paris qui bordait la Seine et sur lequel s’étendait la « Fauve-
rie », ex-Jardin des Plantes, agrandi d’un parc, remplaçant
avantageusement l’ancienne et disgracieuse Halle aux Vins.
Ce fut de là, pourtant, que partirent tout à coup des ap-
pels, des cris, des clameurs. Ce tumulte invraisemblable atti-
ra l’attention des promeneurs du ciel et des aviettes de la po-
lice.
Quelques libellules se posèrent sur le sol, sur les pe-
louses et dans les allées. Un grand avion, sorte de sleeping
– 94 –
de tourisme, descendit avec eux sur l’ancienne Place Valhu-
bert, aujourd’hui nommée Place Oronius par la reconnais-
sance populaire.
En cet avion, s’ils avaient été moins préoccupés par leur
inexplicable panique, les curieux n’eussent pas manqué de
reconnaître immédiatement l’Alcyon-Car. De même que les
admirateurs d’Oronius eussent dû deviner la fille du Maître
en cette jolie personne qui descendit de l’Alcyon.
Jean Chapuis la suivait, après avoir fait signe à Laridon
de l’attendre.
Au terme de leur voyage et alors qu’obéissant aux volon-
tés du savant demeuré au pôle, nos amis survolaient Paris
pour se diriger vers l’emplacement du nouveau laboratoire,
le jeune couple avait remarqué, du haut des airs, l’agitation
insolite de cette partie de la capitale.
Sur le désir qu’en avait exprimé Cyprienne, Jean avait
décidé de descendre pour s’enquérir de la cause du tumulte.
Ayant laissé dans l’avion Laridon, Julep et les deux sou-
brettes, il s’avança vers la grille de la Fauverie. Cyprienne
l’accompagnait, suivie de ses inséparables petits chiens.
— Qu’est-ce donc ? demanda le jeune homme aux cu-
rieux qui se précipitaient à travers les allées du jardin.
Mais, surexcités par la curiosité, la plupart poursuivaient
leur course et ne daignaient point répondre.
Un seul jeta au passage, en tournant la tête du côté du
questionneur :
— Venez… Vous le saurez.
– 95 –
— Au fait ! cette impolitesse est sensée, sourit Jean
Chapuis. Nous pouvons bien prendre la peine d’aller aux
renseignements. Le voulez-vous, ma chère Cyprienne ?
La charmante jeune fille, en signe d’assentiment, inclina
sa tête auréolée d’or.
— Il se passe certainement quelque chose d’anormal,
dit-elle. Entendez-vous ces exclamations, ces cris ?… Et te-
nez, voici des gardiens qui paraissent désorientés… Courent-
ils !… Et les curieux s’enfuient… C’est une vraie panique…
— Sans raison ; car je ne découvre aucun signe de dan-
ger.
— Pourtant, mon ami Jean, à ce sauve-qui-peut, il doit y
avoir un motif…
— Approchons… Il faut savoir.
Tout en s’inquiétant, Cyprienne conservait un sang-froid
presque égal à celui de son fiancé.
Il faut une belle dose de courage pour résister à la con-
tagion de la peur. Le jeune couple avait de qui tenir ; il ap-
partenait à la catégorie la mieux équilibrée.
Une chose, il est vrai, pouvait les rassurer l’un et l’autre :
c’était l’attitude des deux petits chiens. Ceux-ci trottaient
paisiblement sur leurs talons, sans manifester la moindre ap-
préhension.
Or, l’instinct de ces intelligents animaux les eût certai-
nement avertis si quelque danger avait été proche.
– 96 –
Il n’y avait vraiment de troublant que la précipitation
des badauds à repasser les grilles et à reprendre l’air, sitôt
qu’ils avaient été renseignés.
Les deux jeunes gens avançaient toujours. Ils croisèrent
un groupe de fuyards qui prenaient leur essor, en rouvrant
hâtivement les ailes mécaniques de leur libellule.
— Mais qu’y a-t-il donc, messieurs ?
Les interpellés répondirent par une mimique effarée et
s’envolèrent en criant quelques mots qui ne parvinrent qu’en
partie aux oreilles du couple.
— Les cages vides !
— Les fauves échappés !… Gare !…
Puis ils s’élevèrent dans le ciel et s’y perdirent, comme
s’ils avaient craint qu’en des bonds audacieux les terribles
carnassiers ne tentassent de les saisir.
— Allons ! ce n’est qu’une alerte ! apprécia philosophi-
quement le compagnon de la blonde. Un gardien imprudent
ou négligent aura mal fermé une porte de cage. Par suite, un
ou deux pensionnaires se seront peut-être échappés… À cela
doit se réduire l’incident. En volant de bouche en bouche, il
n’a pu qu’être grossi, ainsi qu’il arrive toujours. Et mainte-
nant, ces braves gens s’imaginent avoir à leurs trousses une
armée de lions, de panthères et de tigres.
La jeune fille se mit à rire.
— Ne vous moquez pas trop de leur prudence ! plaida-t-
elle. Il serait peut-être plus sage de l’imiter et de regagner
notre Alcyon.
– 97 –
— Rien ne presse… Si les bêtes en rupture de cellule
étaient dans notre voisinage, nos chiens les sentiraient. Or,
constatez la tranquillité de Pipigg et de Kukuss… D’ailleurs,
voici un gardien de la Fauverie, reconnaissable à ses boutons
« œil de tigre » : il pourra peut-être nous apprendre l’origine
de cette panique et la ramener à ses justes proportions.
Le gardien qu’il arrêta paraissait non moins bouleversé
que les badauds en fuite.
À la vue du couple, il se mit à gesticuler.
— Ne restez pas ici, monsieur, mademoiselle… Allez
vous mettre à l’abri… Le jardin est devenu dangereux… On
va faire des battues pour retrouver les bêtes…
Sans s’émouvoir, l’ingénieur demanda :
— Combien s’en est-il échappé ? Sont-ce des fauves ?
Le gardien s’épongea le front d’un air accablé. Ses
jambes tremblaient. Il venait de courir beaucoup d’abord, et
ensuite l’émotion l’agitait. Pour toutes ces raisons et en dépit
des craintes qu’il pouvait éprouver, il n’était pas fâché de
s’arrêter un peu.
Tout en reprenant haleine, il répondit donc aux ques-
tions avec plus de complaisance et de prolixité que la cir-
constance ne l’eût fait espérer :
— Vous n’avez pas idée de la gravité du cas, mon-
sieur !… S’il ne s’agissait que d’un de nos lions… ou même
d’un tigre, nous ne nous en ferions pas tant… C’est toute la
ménagerie qui est dehors… Oui ! toute la ménagerie… Ah !
quelle affaire ! Si on pouvait s’expliquer ce qui arrive, au
moins !
– 98 –
— Ce n’est pas possible ! s’exclamèrent ensemble les
deux jeunes gens ébahis. Toute la ménagerie, dites-vous ?
Par conséquent, les fauves… les ours…
— Les éléphants… et les girafes ! pleura le brave gar-
dien.
— Les otaries ?
— Elles nagent on ne sait où !
— Les singes ?
— Ils courent, mon bon monsieur !… Et ils ont ouvert
aux oiseaux, qui les ont suivis… C’est du diabolisme, je vous
dis ! Toutes les bêtes. Toutes !… Il n’y en a plus une, ni dans
les cages, ni dans les fosses, ni dans les enclos, ni dans les
bassins… Elles ont toutes pris, avec égalité et fraternité, la
clé de la liberté… C’est comme une épidémie !
— Si Victor Laridon était là, murmura la blonde sans
pouvoir s’empêcher de sourire, il dirait à coup sûr : « Ce
n’est plus une ménagerie, mais une déménagerie ! »
— Soyez sérieuse, Cyprienne… Mais comment cela a-t-il
pu se produire ? se reprit le jeune homme, s’adressant au
gardien. Elles devaient être enfermées ?
— Bien sûr !
— Alors ? Quelqu’un leur aurait-il ouvert ?
— Il y a apparence, mon pauvre monsieur.
— Qui a pu se rendre coupable d’une aussi impardon-
nable imprudence ou d’une aussi stupide plaisanterie ? Celui-
là s’est-il rendu compte de ce qu’il faisait ? Des responsabili-
– 99 –
tés terribles qu’il encourait ?… Car, enfin, c’est une menace
sérieuse qu’il fait planer sur la vie des Parisiens.
Le gardien approuvait de la tête et avec force gestes. Il
leva les bras au ciel.
— Ne m’en parlez pas ! Pour faire ça, il aurait fallu être
décervelé à la furie… Mais, de vous à moi, mon digne mon-
sieur, cette blague-là n’était pas possible. Réfléchissez. Si un
homme avait ouvert les cages, il aurait été la première vic-
time de sa bécasserie. Passe encore pour les singes… pour
les buffles… et pour tous les animaux inoffensifs !… Mais
faire sortir les ours de leur fosse ! Lâcher les serpents ! Ou-
vrir aux lions, aux jaguars, aux panthères !… C’était chercher
un coup de griffe et ensuite un coup de dent. Aussi sûr que
deux et deux font quatre !… Les panthères, surtout,
n’auraient pas raté l’occasion… Et ça ne pardonne pas ! Le
bonhomme n’en serait pas réchappé… D’autant plus que les
fauves se trouvaient à jeun… Oh ! non, monsieur ! Allez, ce
n’est pas un homme qui leur a ouvert ! J’en mettrais ma main
au feu !
— Pas un homme ! Vous perdez la tête ! Qui serait-ce
alors ?
Le propriétaire de l’uniforme aux boutons « œil de
tigre » fit un geste découragé :
— Si vous pouviez nous le dire !…
Puis il ajouta, en secouant la tête d’un air mystérieux :
— Faut avouer aussi qu’il se passe des choses pas ordi-
naires… Les bêtes étaient toutes drôles depuis quelque
temps… Y a pas que moi qui ai remarqué ça… Mes collègues
– 100 –
aussi, monsieur… aussi bien ceux des oiseaux que ceux qui
s’occupent des fauves… tous… tous…
— Qu’avaient-ils remarqué ?
— Tiens ! la même chose que moi !
— Et vous ?…
— Tout pareil à eux, pardi !… Voici : les bêtes chan-
geaient… Elles avaient une façon de vous regarder qui vous
« stomaquait », pas moins… On restait sot, quoi ! Parce
qu’on ne leur avait jamais vu des regards pareils. Les regards
des bêtes, n’est-ce pas, on les connaît, depuis qu’on en
soigne ! Eh bien ! ça n’était plus ça !… On n’aurait plus dit des
regards de bêtes… Et puis, elles restaient tranquilles – mais
tranquilles !… Même les lions, même les panthères, qui sont
toujours à tourner et à virer dans leur cage, devant les bar-
reaux… Tout d’un coup, ç’a été fini… Plus de promenades…
Elles restaient là, couchées, à regarder devant elles avec des
yeux profonds… des yeux comme on ne leur en avait jamais
vu. Monsieur, ces bêtes-là, on aurait juré qu’elles pensaient.
— Les bêtes pensent certainement, remarqua la jeune
fille en souriant.
— D’accord, mademoiselle… Enfin, c’était plus du pareil
au même… Cette fois, elles pensaient comme les hommes…
V’là l’effet que ça produisait.
Frappé par cette phrase du brave homme, Jean Chapuis
eut un tressaillement.
Il imaginait l’extraordinaire bouleversement que présen-
terait la Nature si les bêtes pensaient à la manière humaine.
– 101 –
— Si les bêtes pensaient !… Si les bêtes nous égalaient en in-
telligence !
Il murmura cela à voix basse, presque malgré lui. Puis il
écarta cette idée qui n’avait fait que traverser son cerveau ;
elle lui semblait chimérique et folle.
Il revint à l’étonnant incident : la fuite simultanée des
pensionnaires de la Fauverie, libérées par une intervention
mystérieuse.
— Nos bêtes sont-elles parties toutes ensemble ? de-
manda-t-il. À quel instant cela s’est-il passé ? Sait-on où elles
sont ? A-t-on trouvé leur piste ? Les poursuit-on ?
Hochant la tête, le gardien répondit à toutes ces ques-
tions. Son air n’annonçait rien de bon.
— C’est inexplicable !… Inexplicable ! Y a quelque chose
de louche !
Il conta ensuite de quelle façon on s’était aperçu de
l’événement.
C’était au matin. Les premiers gardiens chargés de la
surveillance et de l’entretien des animaux faisaient leur
ronde : tout de suite, ils avaient été désagréablement impres-
sionnés par le silence insolite qui régnait dans le parc. Géné-
ralement, mille cris d’oiseaux, des grognements et des rugis-
sements saluaient leur première visite.
Ce matin-là, le concert habituel ne se produisit pas. Tous
les animaux, auraient-on dit, s’étaient laissé périr pendant la
nuit.
Or, ce n’était point cela… C’était peut-être pire, en tout
cas plus effrayant.
– 102 –
Hâtant le pas, les gardiens, éparpillés à travers les bos-
quets, étaient arrivés, les uns devant les cages, les autres à
l’intérieur des enclos, des galeries ou des fosses.
De tous côtés, des clameurs de stupéfaction ou
d’épouvante s’étaient élevées.
— Ah ! bien ! en voilà une forte !…
Partout, des portes ouvertes ; partout, des cages vides…
Les animaux – tous les animaux du jardin – avaient disparu.
Ce qui rendait cette disparition encore plus effarante, s’il
est possible, c’était la façon ordonnée, discrète, disciplinée
dont elle s’était effectuée.
Quel qu’ait été le moyen employé pour libérer les ani-
maux, ceux-ci, incontestablement ivres d’espace, auraient dû
commencer par se répandre en tumulte dans le parc. Or,
cette sortie paraissait s’être effectuée en ordre et silencieu-
sement.
Comment les veilleurs n’avaient-ils pas été alertés par
les rugissements, les barrissements, les hululements, les sif-
flements, les grognements et les cris divers de tous ces ani-
maux ?
Logiquement, la cacophonie et le désordre auraient dû
être infernaux. On ne pouvait se représenter des animaux
aussi divers rendus brusquement à la liberté et mis par le fait
même en présence les uns des autres, sans que des scènes de
férocité et de terreur se fussent produites.
Les lions, les tigres, les panthères, les hyènes, les rhino-
céros, les loups, les chacals et tous les carnassiers avaient dû
bondir et se battre, se disputer les proies pantelantes ; un ef-
– 103 –
frayant massacre des espèces les plus faibles devait être la
première conséquence de l’événement.
Cela ne pouvait s’être passé sans fuite éperdue, sans
confusion bruyante.
Les veilleurs auraient dû entendre…
D’autre part, après le carnage qu’eût dû voir la nuit, quel
affreux spectacle ne pouvait manquer de présenter le parc !
Or, rien n’y avait été saccagé : bien mieux, on n’y rele-
vait aucun indice ; les allées et les pelouses ne portaient au-
cune tache de sang, aucun lugubre débris ; les massifs
n’étaient point troués, la terre et le gravier n’avaient pas été
labourés à coups de griffes… Pachydermes, plantigrades,
carnassiers, reptiles… tous, tous ! étaient partis sans laisser
une trace !
Fallait-il donc admettre qu’une pareille évasion avait pu
s’effectuer avec ordre, dans le calme et en s’accompagnant
des ruses savantes employées par les Indiens sur le sentier
de la guerre ?
C’était stupéfiant… C’était inadmissible… Mais,
c’était !… Il n’y avait pas à le nier.
Au cours de la nuit, une main intelligente avait déverrouil-
lé les portes des cages, forcé les serrures… Et tous les ani-
maux, muets et disciplinés, étaient sortis comme s’ils avaient
obéi à un mot d’ordre.
Évitant de marquer leur passage, ils s’étaient perdus
dans la nuit.
Fuite fantastique !… Inimaginable !… Dépassant de loin
les bornes de la compréhension humaine !
– 104 –
Qu’étaient-ils devenus ?
C’était là le plus extraordinaire. On ne le savait pas. Les
battues aussitôt organisées n’avaient donné aucun résultat.
Pas plus dans Paris que dans le parc, on ne retrouvait un
seul vestige de cette assemblée zoologique en rupture
d’arche de Noé !
— Partis !… Ils sont partis ! répéta le gardien affolé, en
rééditant son geste d’impuissance. Que va-t-il arriver ?… Car
ce n’est pas naturel ! Et si je croyais au diable…
– 105 –
CHAPITRE IX
LES AIGLES RAVISSEURS
Si l’honnête et bavard employé avait des doutes sur
l’existence du personnage satanique, ses auditeurs, tous
deux nourris de science abstraite, de calculs positifs et de
données appuyées sur l’étude des causes réelles, y croyaient
encore bien moins. Cependant ils demeuraient quelque peu
effarés par ce qu’ils venaient d’apprendre.
Comme le lecteur le sait, ils devaient être moins tentés
que quiconque d’émettre de doutes sur la possibilité de ma-
nifestations surnaturelles. Or, indiscutablement, l’évasion
des animaux de La Fauverie appartenait à cet ordre de
choses.
Tout au moins l’incident posait-il certaines questions
troublantes.
Mais convenait-il d’attacher trop d’importance aux dires
de cet esprit troublé ? Fallait-il ajouter foi à la totalité de son
récit et ne point faire la part de l’exagération et de l’imagi-
nation ?… Non, sans doute… À l’origine des faits rapportés
par lui, il pouvait n’y avoir que certaines négligences.
– 106 –
Afin d’échapper aux reproches et de dégager leur res-
ponsabilité, les coupables pouvaient fort bien s’être concer-
tés pour donner à l’affaire une tournure cabalistique. En fai-
sant intervenir une part de mystère, ils pensaient peut-être
détourner les soupçons.
— Il serait invraisemblable que les animaux en rupture
de cage n’aient pas fait parler d’eux, pensa Jean Chapuis. Ils
auraient commis des déprédations… Il y aurait des victimes.
Nous entendrions dans Paris une autre rumeur.
Il jugea toutefois inutile de communiquer ses doutes au
complaisant gardien dont le récit paraissait être un conte.
— Vous en serez quitte pour la peur, espérons-le, lui dit-
il un peu ironiquement. Sans doute vos transfuges rentre-
ront-ils à la Fauverie aussi sagement et aussi inexplicable-
ment qu’ils en sont partis. Ce soir ou demain, vous les re-
trouverez dans leurs cabanons… à l’exception de deux ou
trois obstinés… Et encore ceux-là ne sauraient-ils aller bien
loin ; leur capture ne doit être qu’une question d’heures.
— Puissiez-vous dire vrai, monsieur ! souhaita le pauvre
homme. Sans cela, que deviendrions-nous ? Et que faudrait-il
penser ?
— Tout s’arrangera, mon ami. Jusqu’ici, il n’y a pas de
mal. Malgré leur fugue, vos fugitifs se conduisent tout à fait
raisonnablement.
Le gardien hocha la tête.
— Sans doute… sans doute, grommela-t-il. Trop raison-
nablement, même… Aussi, moi, je pense… je me dis…
Que se disait-il ? Rassasiés d’histoires, ses interlocuteurs
se souciaient peu de l’apprendre. Ils ne tenaient pas autre-
– 107 –
ment à connaître le fond de sa pensée. Ils ne songeaient qu’à
s’éloigner de ce jardin si singulièrement déserté et mis à
l’index par ses locataires obligés.
Peut-être eurent-ils tort.
Or, remarquez-le, il en est généralement ainsi. Les
hommes n’apprécient la véritable valeur d’un événement que
lorsqu’il a produit toutes conséquences, c’est-à-dire alors
qu’il est trop tard pour les éviter.
— Bonne chance, mon ami ! souhaita l’ingénieur. Si nous
rencontrons de vos pensionnaires, nous vous les renverrons.
Et, précédé des petits chiens, il s’éloigna avec sa com-
pagne.
Comme ils franchissaient la grille qui fait face au pont
d’Austerlitz, deux ombres paraissant tomber du ciel
s’abattirent sur les minuscules quadrupèdes.
Stupéfait, le couple si bien assorti eut tout juste le temps
d’entrevoir deux aigles gigantesques, ailes éployées… Déjà,
les rapaces, ayant planté leurs serres dans la toison des pe-
tits papillons, les enlevaient par le dos avec aisance et re-
montaient verticalement dans l’azur.
La jeune fille jeta un cri.
Remis de sa surprise première, son compagnon se fouilla
fiévreusement et, tirant de sa poche un revolver électrique, il
le braqua sur les ravisseurs.
Mais, avant que son doigt ait pu presser la détente, il se
sentit trébucher sous un choc violent qui l’envoya rouler
dans la poussière.
– 108 –
Son arme, lui échappant des mains, fut projetée à
quelques pas de lui… Il était désarmé…
Qu’eût-il pu faire contre le singulier agresseur dont
l’attaque avait été aussi soudaine que brutale ? Ce dernier,
d’ailleurs, devait être doué d’une force difficile à surpasser
et, de sa stupéfiante souplesse, il venait de donner la preuve.
En effet, à peine tombé, le jeune homme sentit le poids
d’un corps s’accrocher à lui et peser le long de ses jambes et
de son dos, le mettant dans l’obligation de demeurer étendu,
les bras en croix et la face contre terre.
Il ne pouvait voir ; il ne pouvait bouger.
Il entendait seulement, par réflexe, le premier cri de ter-
reur poussé par la jeune fille et les balbutiements de sa voix
tremblante :
— Jean !… Oh ! Jean !…
Il la devinait terrifiée par ce qu’elle voyait et vraisem-
blablement paralysée par l’excès même de sa terreur. Sans
doute essayait-elle vainement de lui porter secours, au risque
de détourner sur elle le péril.
Il trembla d’angoisse.
Impuissant, écrasé par son invisible ennemi, il eût voulu
crier un conseil de prudence ou peut-être appeler un secours
qu’il savait proche. Mais cela ne lui était point permis, car,
sur son cou, quelque chose pesait ; c’était une « patte » indé-
finissable et qu’il ne parvenait pas à identifier : ce n’était pas
une main, et, pourtant, cela avait la souplesse et la force
d’une main.
– 109 –
Doux et rude tout à le fois, cela l’étouffait à demi, assez
pour empêcher le son de sortir de sa gorge, point suffisam-
ment pour le tuer, ou même le meurtrir. Cette pression sem-
blait donc calculée ! On voulait le réduire à l’immobilité et au
silence ; nullement attenter à ses jours ni même le blesser.
Ces réflexions se succédèrent en sa pensée avec
l’ordinaire rapidité des perceptions mentales. Car la scène se
prolongea à peine durant quelques secondes.
Presque aussitôt, la pression cessa et il entendit un bruit
de branches froissées.
Encore étourdi par sa chute et par l’oppression du corps
qui avait écrasé le sien, il ne se releva pas et demeura étendu
à la place où son agresseur l’avait laissé. Il ne se sentait
même pas la force de soulever la tête.
Il n’était pas blessé, cependant, et le contact de la main
tremblante de sa compagne, qui le palpait anxieusement le
ranima.
— Jean !… Mon Jean ! demandait Cyprienne, êtes-vous
évanoui ?… M’entendez-vous ?… Répondez-moi, mon Jean !
J’ai si peur !…
Cette voix terrifiée acheva de rappeler à lui le bousculé
de l’étrange agression.
Encore tout rompu, il fit un effort et se redressa en tâ-
chant de sourire.
— Ce n’est rien, ma chère Cyprienne. J’en suis quitte
pour l’émotion… et pour un coup de brosse… Qu’est-il arri-
vé ? À quel être ai-je eu affaire ?
– 110 –
Il aperçut alors les traits de la jeune fille affreusement
décomposés. Elle tremblait de tous ses membres et pouvait à
peine parler.
— Oh ! quelle aventure effroyable ! gémit-elle. N’ai-je
pas rêvé ? Mes pauvres mignons chiens, d’abord, enlevés par
ces méchants aigles… et puis cet énorme chat s’abattant sur
vous pour protéger la fuite des aigles !
Jean Chapuis regarda sa compagne avec inquiétude.
Devant ces propos d’apparence incohérente, il semblait
craindre que le choc de l’effroi n’eût ébranlé sa raison.
Devinant cette pensée, elle ajouta de suite :
— Non ! j’ai tout mon bon sens… J’ai vu. C’était une
panthère ! Elle a surgi de ce massif pour bondir sur vous au
moment où vous sortiez votre revolver… J’ai voulu crier…
Ma voix s’étranglait dans ma gorge… L’horreur glaçait mon
sang… Mes genoux fléchissaient… Je suis tombée à
quelques pas de vous, incapable, en dépit de ma volonté, de
vous être d’aucun secours… C’est que je m’attendais à une
chose horrible… Je m’imaginais que le fauve allait vous dé-
chirer sous mes yeux… Machinalement, je portais déjà mes
mains à mes yeux pour les masquer, quand tout à coup j’ai
rencontré le regard de la panthère, accroupie sur vous… Elle
me fixait…
— Quelle folie, Cyprienne ! Vous vous êtes imaginé ce-
la… Rappelez votre raison !…
— Encore une fois, mon ami Jean, j’ai tout mon sang-
froid… Et ce n’est plus d’effroi que je tremble… C’est
d’émotion… de l’émoi qui doit s’emparer d’une créature hu-
maine quand elle voit ce que j’ai vu… et qui peut, en effet,
faire douter de ma raison…
– 111 –
Avec la sollicitude qu’on éprouve pour la victime d’une
idée fixe, l’ingénieur demanda :
— Qu’avez-vous vu, Cyprienne ?
Il ne voulait pas contrarier le jeune fille, si manifeste-
ment bouleversée ; il était résolu à la calmer peu à peu.
Or, il n’y avait en elle aucune trace de trouble d’esprit.
Son maintien, ses regards affirmaient qu’elle jouissait de la
plénitude de ses facultés.
Elle répéta avec force :
— La panthère m’a regardée et elle m’a fait signe…
Un haussement d’épaule échappa à son compagnon. Ses
yeux exprimèrent la commisération.
— Ma pauvre Cyprienne ! Comment voulez-vous…
— Elle m’a fait signe ! insista-t-elle. Oh ! Jean ! si vous
aviez pu, ainsi que moi, voir l’expression intelligente de sa
face ! Vous auriez compris, vous aussi, comme j’ai compris.
Elle semblait vouloir me crier : « Rassure-toi : je ne lui veux
aucun mal. » Et elle ne vous en a point fait, Jean. Vous vous
relevez sain et sauf, sans une égratignure, alors que pendant
une minute cette bête puissante, qui pouvait, d’un coup de
griffe ou de dent, vous anéantir, vous a tenu sous elle, à sa
merci.
— Hasard !… Caprice de brute !… Elle n’avait pas
faim… ou bien quelque chose l’a effrayée…
Bien qu’ils se trouvassent sur la place Oronius, l’une des
plus fréquentées de Paris au début du vingt-et-unième siècle,
aucun passant n’était venu troubler le tête-à-tête des deux
– 112 –
jeunes gens. Hors eux, la place était absolument déserte ;
pas la moindre animation aux alentours. La désertion en
masse des animaux de la Fauverie avait suffi à faire ce vide.
À la dernière réflexion de son ami, Cyprienne riposta en
secouant sa jolie tête :
— Non !… La panthère ne vous a maintenu que juste le
temps nécessaire aux aigles pour voler hors de portée et dis-
paraître avec Pipigg et Kukuss. Ensuite, elle vous a lâché et a
sauté dans cet arbre. Vous pouvez voir qu’elle ne s’y trouve
plus… Elle a voulu se rendre invisible pour me cacher la di-
rection qu’elle prenait… Tout cela constitue une série
d’actes conscients, calculés, voulus…
— Encore une fois, qu’allez-vous imaginer ? Je vous le
demande, Cyprienne, est-il raisonnable de supposer une cor-
rélation quelconque entre l’enlèvement de vos chiens et
l’attaque de cette panthère ? Est-il plausible de supposer
qu’elle soit l’allié des aigles ?
— Oui ! fit énergiquement la jeune fille. Cela est. En la
circonstance, je veux en croire mes yeux plutôt que ma rai-
son.
— Vous êtes encore sous le coup de votre perturba-
tion… et peut-être aussi sous l’influence des racontars fan-
tastiques de ce loquace gardien. Quand vous serez calmée,
vous en jugerez tout autrement… Regagnons notre Alcyon,
mon amie. Notre brave mécano Victor Laridon doit nous at-
tendre… N’oubliez pas le but de notre voyage. Nous devons
obéir scrupuleusement aux ordres de votre père.
Silencieusement, la jeune fille inclina la tête et suivit son
compagnon.
– 113 –
— Pourquoi ces aigles ravisseurs ? Pourquoi cette pan-
thère ? pensait-elle. Et pourquoi ces oiseaux se sont-ils atta-
qués à mes chiens ?… Aurions-nous un nouvel ennemi ? Ou
cette aventure se rattacherait-elle à celle qui retient mon
père parmi les colonisateurs inconnus du Pôle austral ?
Un instant plus tard, le jeune couple remontait dans
l’avion, qui, presque aussitôt, s’élançait dans la direction de
l’ancienne colline de Belleville, creusée en cratère depuis
l’explosion de la Villa Féerique.
– 114 –
CHAPITRE X
CONSEIL DE CABINET
S’il était demeuré isolé, l’incident de la Fauverie n’aurait
causé qu’une émotion limitée et passagère. Limitée, parce
que les animaux en fuite demeuraient invisibles et qu’ils
n’avaient commis aucune déprédation ni fait de victimes.
Passagère surtout, ceci va de soi, car toute émotion qui n’est
pas entretenue par des faits nouveaux tombe d’elle-même.
De plus, comme on avait intérêt en haut lieu à tenir se-
cret le plus longtemps possible un événement aussi invrai-
semblable, tout au moins jusqu’à ce qu’il soit possible de
rassurer le public par l’exposé des mesures prises, l’énigme
avait les plus grandes chances d’être étouffée et de tomber
rapidement dans l’oubli…
L’homme propose…
Le plus souvent, il ne va pas au delà ; la marche des
événements dépasse ses prévisions et le déborde. Il est obli-
gé, non plus de diriger, mais de subir et de suivre.
Le soir même de la disparition inexplicable des pension-
naires du parc, de singulières communications parvenaient
aux membres du gouvernement.
– 115 –
Elles paraissaient si graves que le Président du Conseil
de l’Union, Son Excellence Flossonore, Ministre des Voies
Aériennes, jugeait nécessaire de consulter sur-le-champ ses
collègues.
Ce Conseil des Ministres pouvait d’ailleurs se tenir sans
délai ni déplacement.
Expliquons-nous :
L’existence d’un homme politique et à plus forte raison
d’une Excellence de gouvernement n’offrait alors rien de
commun avec ce qu’elle était au siècle précédent. Tout ce
qui encombrait la vie d’un ministre – audiences, déplace-
ments, banquets, etc. – avait été supprimé.
En fait, pendant les quelques mois qui constituaient la
durée normale d’un ministère, l’homme d’État, voué à une
sorte de séquestration de carrière, était tenu de ne plus fran-
chir les portes de son cabinet. Et dans ce cabinet, nul ne
pouvait pénétrer : aucun solliciteur, aucun subordonné, au-
cun collègue.
À quoi bon ?
Pour donner audience, voir et entendre ceux qui avaient
quoi que ce soit à lui communiquer – fût-ce un discours ou
une requête – le Ministre disposait de ces merveilleux appa-
reils appelés phonotéléphotes, qui vous mettaient sous les
yeux l’image de votre interlocuteur en même temps qu’ils
vous faisaient entendre sa voix.
Et pour se montrer et parler, le Ministre n’avait qu’à se
placer devant le transmetteur du même appareil. Sans sortir
de son cabinet, il pouvait ainsi présider en une heure une
demi-douzaine de comices agricoles, inaugurer autant de
– 116 –
monuments et de statues, et porter la bonne parole gouver-
nementale aux quatre coins de la France, des États de
l’Union d’Europe ou des pays d’outre-océans.
C’est sur la Voie Triomphale, non loin de l’Arc de
l’Inconnu qu’était installé le palais du gouvernement. Cet
immeuble, autrefois désigné sous le nom d’hôtel Astoria,
avait été modifié, à son avantage, et possédait tout le confort
utilitaire des plus récentes découvertes appliquées.
Le cabinet de M. Flossonore, Président du Conseil, était
un grand hall meublé d’une infinité d’appareils récepteurs et
transmetteurs, qui utilisaient en les combinant, toutes les
conquêtes de la science dans le domaine de l’optique et de la
transmission par les ondes.
Des écrans couvraient les murs, prêts à faire apparaître,
pour l’édification du Président, l’image cinématographique
de n’importe quel événement actuel, c’est-à-dire en cours.
C’était comme autant de fenêtres que M. Flossonore pouvait
subitement et à son gré ouvrir sur le vaste monde, dont tous
les détails étaient alors visibles à l’œil nu.
Argus aux cent yeux était dépassé.
Le premier Ministre en avait plus de mille.
Il y avait aussi dans tous les coins du hall des objectifs
d’appareils enregistreurs, électriquement commandés et tou-
jours prêts à fixer ses gestes.
Finis, les dossiers : des machines à répéter verbalement
donnaient au ministre le renseignement demandé ; il lui suf-
fisait pour l’obtenir de frapper sur le clavier les chiffres for-
mant le numéro de l’affaire évoquée.
– 117 –
Le personnel se réduisait à un unique manipulateur, as-
sis devant une table surchargée d’un nombre infini de bou-
tons, de commutateurs et de fiches.
Ce seul employé remplaçait – et combien avantageuse-
ment ! – l’ancienne automobile ministérienne et tous les
trains spéciaux dont abusaient les attachés d’autrefois et
leurs nombreuses petites amies, puisque, par un simple
transport de fiche d’un jack dans un autre, il amenait instan-
tanément M. Flossonore à la tribune du Parlement, dans le
salon lointain de quelque conférence diplomatique ou chez
tel chef d’État qu’il convenait de voir.
Plus de secrétaire ! Plus même de gracieuse dactylo-
graphe (hélas ! pour certains…). Il y avait beaucoup mieux
(le mieux étant, d’ailleurs, ennemi du bien).
Voulait-il écrire une lettre ? Le Président la parlait de-
vant le pavillon d’une machine à fixer la parole. C’étaient les
sons eux-mêmes qui, par leurs vibrations provoquant des
contacts électriques, actionnaient directement les lettres ou
groupes de lettres correspondants.
Au moment où nous pénétrons dans son vaste cabinet,
M. Flossonore ne parlait pas.
Muet et les sourcils froncés, il était arrêté devant le ré-
cepteur de dépêches, qui déroulait devant ses yeux les nou-
velles du jour, de l’heure, de la minute !
À mesure que la lecture avançait, l’Excellence donnait
des marques d’agacement et de perplexité. Il avait cet air
vexé que prend un homme supérieur devant une énigme
dont l’explication lui échappe.
– 118 –
En présence de celle que lui proposait le destin, M. Flos-
sonore redoutait d’apparaître insuffisant et de compromettre
son prestige…
Il voulut au moins partager la responsabilité qu’il entre-
voyait ; car, abandonnant soudain l’appareil, il se dirigea
vers un autre coin du hall.
Tout en marchant, il cria, d’un air hargneux, à son ma-
nipulateur :
— Conseil des Ministres !
Puis il se laissa crouler entre les bras d’un confortable
fauteuil, placé dans le champ d’un objectif maintenant bra-
qué sur lui et devant un écran divisé en un certain nombre de
petites fenêtres.
Presque aussitôt, une sonnerie retentit et, dans chacune
des fenêtres, apparurent successivement les collègues de
M. Flossonore.
L’image animée que les ondes en transmettaient les re-
présentait assis tout comme Flossonore et dans un cadre
analogue.
Le Conseil était réuni.
Le Premier Ministre prit la parole.
— Je suppose, commença-t-il après avoir toussé, – car
on n’avait pas encore trouvé un moyen moins vieillot pour
éclaircir la voix, – je suppose que vous vous doutez de la
question qui me préoccupe, et vous vous la posez sans doute
comme moi.
– 119 –
— L’affaire du parc de la Fauverie ? suggéra une voix,
qu’une des images de l’écran prouva appartenir au Ministre-
Maire de Paris.
M. Flossonore haussa les épaules, geste dont tous ses
collègues en séance, mais éparpillés au loin, eurent la rapide
vision.
— Bagatelle ! riposta-t-il. On ne signale aucun dom-
mage ; il suffirait donc, pour donner satisfaction à l’opinion,
de révoquer deux ou trois des chiourmes à bestiaux… Non !
cet incident ne m’inquiéterait guère s’il était resté isolé…
Mais c’est cette coïncidence… cette coïncidence !
Sa voix se troubla. Il était manifestement sous le coup
d’une sorte de terreur.
— Vous n’avez pas remarqué ? chuchota-t-il en baissant
instinctivement le ton, comme si ses auditeurs eussent été
autour de lui. De tous côtés, on signale des disparitions
inexplicables d’animaux… des disparitions en masses…
Dans les campagnes, le bétail s’est enfui des pâturages et des
étables sans qu’on ait aucun moyen de savoir où il est pas-
sé… Il n’y a plus un bœuf ! plus un mouton ! plus un porc !…
Les clapiers et les poulaillers sont pareillement vides… C’est
inouï !… C’est troublant ! Ces divers animaux alimentaient
nos usines, vous le savez ; on en tirait notamment une bonne
partie des poudres et concentrés qui assurent notre subsis-
tance. Les produits chimiques, minéralogiques et végétaliens
ne peuvent compenser qu’en partie une pareille perte… En
somme, nous aurions à craindre une sorte de famine…
Ce pronostic allongea notablement, dans les miroirs, les
profils des Excellences.
Leurs ripostes se croisèrent.
– 120 –
— Il faut faire des recherches !
— C’est scandaleux !
— Des milliers d’animaux ne sauraient disparaître
comme une muscade.
— Cela ressemble à une mystification.
— Ou à un complot…
À ce dernier mot, les membres du gouvernement paru-
rent interloqués.
— Le fait est… prononça doctoralement le Ministre des
Applications physico-chimiques en tourmentant son menton.
— Il n’y a pas que le bétail ! ajouta M. Flossonore avec
amertume. Où sont les abeilles ?… Je ne parle pas des che-
vaux, espèce domestique disparue et dont il ne restait que
quelques spécimens conservés à titre de curiosité… Mais les
chiens et les chats ?… Ces amis !…
— On veut ameuter contre le gouvernement les vieilles
demoiselles ! gémit avec amertume le Ministre de la Pré-
voyance.
— Et les conservatrices d’immeubles ! compléta le Pré-
sident du Conseil. Car les perroquets ont été pareillement
escamotés. La statistique annonce dix mille perchoirs
vides… Ce n’est pas tout encore : toutes les guenons, camé-
ristes si peu coquettes et si utiles à nos épouses ; tous les
chimpanzés valets de chambre, grooms ou ouvriers se sont
évaporés en laissant là le cabinet de toilette, le service de
Monsieur, la garde du vestibule et les travaux de l’usine.
– 121 –
Un Ministre demanda en fermant les yeux, pour bien
souligner la gravité de sa question :
— Alors, à votre avis, toutes ces disparitions… hum !…
tous ces enlèvements… seraient… hum !… voulus ? Et con-
certés ?
— Cette question, je me la pose, laissa tomber le Pre-
mier, après un temps.
— Pourquoi ? Dans quel but ? bêla le sous-secrétaire
d’État aux relations avec Mars.
Les figures de tous les écrans levèrent en même temps
les bras en signe d’ignorance. On ne savait pas ; on ne com-
prenait pas.
À l’unanimité, on n’entrevoyait pas la moindre explica-
tion. Par contre, le singulier conclave s’accordait à recon-
naître qu’une série de faits aussi anormaux et possiblement
provoqués pouvaient annoncer quelque chose de grave…
dissimuler une menace… un péril.
— Il faut nous attendre à tout ! prononça tragiquement
le Président du Conseil.
Un collègue, spécialiste du mot pour rire, essaya de plai-
santer.
— Vous n’imaginez tout de même pas que messieurs les
animaux et mesdames leurs conjointes nourrissent contre
nous de noirs desseins ? demanda-t-il d’un air facétieux.
Vous ne les voyez pas se rassemblant en congrès ; le congrès
de la C. G. A… heu !…, se réunissant dans un club… et…
heu !… montant à la tribune pour exiger notre démission ?
— Je vois… commença le Président.
– 122 –
La sonnerie stridente et saccadée d’un téléphone haut-
parleur lui coupa sans façon la parole, et l’appareil se mit à
mugir une communication que M. Flossonore écouta en ver-
dissant.
— Sapristi ! bégaya-t-il.
Face à lui, sur l’écran, les images de ses collègues, tous
appliqués à ne rien perdre de la même communication, té-
moignaient d’un égal affolement.
— Sapristi de sapristi ! répéta le Premier.
Et, bondissant hors de son fauteuil sans trop savoir ce
qu’il faisait, il se mit à tourner sur lui-même, dans le plus
complet désarroi.
– 123 –
CHAPITRE XI
LA RÉVOLTE DES ANIMAUX
Il y avait vraiment de quoi s’affoler ! Pour bien moins, on
pouvait perdre la tête ; car voici ce que venait de clamer l’ap-
pareil, et jamais plus stupéfiante communication n’avait été
perçue par des oreilles humaines :
« Régions Grenoble et Avignon envahies par flot de réfugiés
venant des Alpes et de Provence. Ces malheureux, à demi morts
de frayeur, de faim et de fatigue, prétendent avoir été chassés de
chez eux par des bandes d’animaux disciplinés qui se seraient
abattues sur leur pays. D’importantes populations demeureraient
prisonnières. Les communications sont interrompues. On est sans
nouvelles des villes situées dans la zone envahie. Le sans-fil ne
fonctionne plus. »
Quelques secondes de silence séparèrent cette première
dépêche de la seconde. On devait espérer que ces calamités
ne pourraient s’accroître, mais le haut-parleur reprit presque
aussitôt, donnant coup sur coup cette poignée de renseigne-
ments non moins inquiétants :
– 124 –
« Marseille assailli. Artillerie électrique en action. Ignorons à
quel ennemi nous avons affaire. Attaque a lieu simultanément
par terre, par mer et par les airs. »
Ici, des crépitements de l’appareil le firent bégayer et ne
permirent plus de saisir que d’incompréhensibles fragments
du message :
« … les loups… une armée d’oiseaux… Monstres marins,
stratégie diabolique… Intelligence humaine… apparence de
bêtes, Supposons ruse de guerre… Inexplicable… Terreur
règne… Ils parlent… Les voilà… Spectacle inimaginable… »
Puis, ce fut le silence. Un silence lourd, impressionnant
qui signifiait peut-être la victoire des étranges assaillants.
Marseille était-il en leur pouvoir ?
On n’eut de détails que plus tard, quand les envoyés
spéciaux, qu’après les minutes premières d’affolement le
gouvernement se décida à expédier, purent enfin donner des
nouvelles.
Mais, alors, à la stupeur se mêla un effroi qui devait aller
grandissant.
Les messages avaient dit vrai ; les réfugiés n’exagéraient
point.
Démontrant tout à coup une volonté intelligente de con-
quête, une armée d’animaux, parfaitement disciplinée et opé-
rant méthodiquement, selon les procédés humains, s’était
mystérieusement concentrée et venait d’entrer en guerre
contre l’humanité. Les révoltés manifestaient l’intention
– 125 –
d’évincer les hommes du domaine dans lequel, jusqu’alors,
ils avaient réservé au règne animal l’esclavage et la mort.
Danger terrible ! L’extraordinaire coalition qui les unis-
sait soudainement mettait de leur côté le nombre et la force.
Jamais l’ensemble des humains n’avait envisagé sem-
blable péril. Jamais il n’avait su prévoir ni mesurer la préca-
rité de la tyrannie qu’il exerçait sur les autres créatures dé-
clarées inférieures.
Les bêtes, devenues conscientes de leur asservissement,
ne l’acceptaient plus ; elles se révoltaient contre l’homme ;
elles prétendaient lui disputer le gouvernement de l’univers.
Or, par leur nombre et par les armes naturelles qui leur
étaient fournies avec la vie, elles représentaient un péril for-
midable, dont l’homme n’était parvenu à triompher qu’à
force d’intelligence.
Qu’adviendrait-il de lui si cette unique supériorité dispa-
raissait ? Égalé sinon surpassé sur le terrain intellectuel, sa
faiblesse physique par rapport à la force animale pèserait
lourdement sur l’issue de la fuite.
Dès le premier choc, les humains n’avaient-ils pas été
mis en échec ? C’était cet irréparable désastre que faisaient
ressortir tous les récits parvenant du Midi.
C’était surtout la première surprise du début, alors que
personne ne se méfiait de ce qui allait se passer. L’aventure
fantastique s’amorçant sur ce terrain non préparé avait im-
médiatement provoqué une véritable panique et brisé toute
résistance sérieuse à l’étrange invasion.
L’affaire, on le sait, avait débuté aux environs de Mar-
seille. Là, imparfaitement prévenu par sans-fil, un digne
– 126 –
commandant de forces policières s’était laissé surprendre,
n’ayant rien compris aux ordres remis. Il était à cent lieues
de soupçonner le genre d’ennemis qu’on l’envoyait com-
battre. Tout au plus s’imaginait-il avoir affaire à quelques
malandrins, ou à une troupe organisée de romanichels, ve-
nus d’Espagne ou d’Italie pour faire main-basse sur les ri-
chesses provençales, rançonner la région et la mettre au pil-
lage.
— Je vais coffrer tout ce joli monde sans grand mal : ce-
la ne fera pas un pli, se promit-il en rassemblant ses
hommes, hélas ! assez novices, car le pays jouissait depuis
bien longtemps d’une tranquillité à peu près parfaite.
À la tête de sa troupe, il fila sur la route de Marseille,
tout joyeux d’une expédition dont il espérait honneur et pro-
fit.
Les simples agents de la force publique, eux, ne parais-
saient point animés d’un égal enthousiasme ; accoutumés au
doux farniente, que n’alourdissait aucun service régulier, ils
ne visaient qu’à une honorable retraite après quelques an-
nées d’une activité toute conventionnelle ; aussi marchaient-
ils en rechignant.
La belle ardeur du commandant, d’ailleurs fut de courte
durée. Vite recru de fatigue, à cause de la marche et du soleil
qui tapait dur, il décida, au premier village rencontré, de
s’arrêter jusqu’à l’aube.
Pour en faire son quartier général, il choisit naturelle-
ment la Maison municipale, la mieux organisée du pays. Cela
lui fut d’autant plus facile que pas un être vivant n’était en
vue dans l’agglomération ou aux alentours, car, dès la pre-
mière alerte, pris d’une terreur panique, tous, édiles et habi-
– 127 –
tants, s’étaient enfuis. Le chef de l’expédition était donc
maître absolu de la place.
Il s’installa sans vergogne dans le propre cabinet de
M. le Maire et envoya ses hommes fouiller les maisons et pa-
trouiller dans les environs.
Resté seul et ayant compris, à la forme et au contenu de
certains flacons, que l’officier municipal en fuite était imbu
de vices périmés, par pure curiosité, prudemment d’abord,
avec satisfaction ensuite, il entreprit de se rafraîchir en vi-
dant quelques bouteilles découvertes et cueillies derrière les
livres d’une bibliothèque.
Il avait posé sur la table son revolver chargé. Il le reprit
parce qu’un léger bruit le réveilla du sommeil auquel il s’était
laissé aller à la suite de ses anormales libations. La pièce
était toujours vide ; mais, par la fenêtre ouverte, entrait le
sifflement moqueur d’un merle qui s’était installé sur une
branche basse et regardait effrontément le commandant de
police, assez mal en point.
— Attends ! grogna celui-ci d’une langue pâteuse. At-
tends, maudit oiseau, je vais t’apprendre à troubler le som-
meil d’un gradé et à lui manquer de respect !
Il visa le merle et tira.
Cela fit clic, mais le coup ne partit point, et le merle con-
tinua à siffler avec une narquoise tranquillité.
Stupéfait, car il était bon tireur, le commandant cessa de
ricaner.
Était-ce un écho attardé ? Un autre ricanement, en leit-
motiv, continua à faire grincer sa crécelle derrière lui, un ri-
– 128 –
canement nasillard, l’imitation, la parodie de son propre ri-
canement.
Se retournant, comme si un taon l’eût piqué, notre vieux
brave, fronçant ses épais sourcils, enquêta du regard dans
tous les recoins de la pièce. Malgré les jalousies baissées, la
pénombre était encore assez lumineuse.
Or, il ne vit personne Était-ce un bourdonnement dû à
ses récents excès bachiques ?
— Crétin ! nasilla une voix moqueuse.
Et pourtant, nous le répétons, le cabinet du maire était
vide, tout à fait vide.
— C’est un peu fort de café ! grommela le chef de
l’expédition, en se levant furieusement.
Dans son trouble, il fit feu et refit feu, avec rage, sur le
merle, sur les rideaux, sous la table, vers tous les recoins où
il supposait qu’un farceur avait pu se cacher.
Clic… clic… clic… clic… clic…
Il tirait toujours, sans percevoir le bruit d’une seule dé-
tonation. Il fallait que son revolver fût ensorcelé ; tous les
coups rataient. On aurait dit qu’il faisait tourner à chaque
pression de l’index, un barillet vide, bien que le policier fût
absolument certain de l’avoir posé chargé sur la table. Pas
une des cartouches n’explosait. Le chien frappait l’acier à
coups redoublés avec un bruit de machine à écrire, et c’était
aussi inoffensif qu’un pistolet d’enfant non pourvu d’a-
morces.
– 129 –
Stupéfait, il examina son arme. Pas une douille ! Pas une
dans les trous du barillet ! Une main mystérieuse et invisible
avait déchargé l’arme !
— Voilà qui aurait besoin d’une explication ! cria-t-il.
Et la voix moqueuse répéta :
— … d’une explication !
Et voici qu’une main – une main froide – dont le vigilant
défenseur de la propriété et des lois sentit parfaitement le
contact, l’empoigna par les cheveux et le maintint solide-
ment tandis qu’une autre main giflait à la volée ses joues
empourprées par la colère.
— Tonnerre ! Quelle stupide plaisanterie ! Voulez-vous
me lâcher tout le suite, bandit !
Tout vociférant et hurlant, le commandant, que ses
hommes eussent été bien surpris de trouver en cet état, se
démenait, se contournait, cherchant tout à la fois à
s’arracher à l’étreinte et à dévisager son agresseur. Il avait
les yeux plein de larmes, tant l’arrachement de ses cheveux
lui procurait une vive douleur. Mais il y voyait tout de même
assez clair pour constater l’absence de tout ennemi.
Au moins de tout ennemi visible.
Où diantre pouvait-il se cacher ? Il n’avait pas eu le
temps de s’enfuir, la victime de cette singulière mystification
s’étant retournée si vite que les touffes de cheveux arrachées
voltigeaient encore dans l’air.
— Serais-je ensorcelé ? se demanda avec accablement
cet arrière-petit-fils du bon brigadier chanté par Gustave Na-
daud.
– 130 –
Et, virant sur lui-même à la façon d’une toupie, il cher-
chait toujours des yeux son ennemi, car la seule vue de ce
personnage eût été la bonne et négative réponse à sa ques-
tion angoissante.
L’idée qu’il pouvait s’être installé dans une maison han-
tée traversa son cerveau. Par bonheur, c’était un esprit fort ;
il ne croyait pas au merveilleux. La malice humaine que ses
fonctions lui avaient permis en maintes circonstances
d’apprécier suffisait, selon lui, à tout expliquer.
En la circonstance, toutefois, il lui fallut bien convenir
que l’aventure n’était comparable à aucune autre et ne se
pouvait expliquer… Il n’avait pas été dupe d’une illusion.
Non ! il avait senti, indubitablement senti, les gifles et il avait
entendu la voix ricanant, tantôt en l’air, tantôt en bas, sous
un fauteuil, derrière les rideaux, sur le buffet, partout. Son
persécuteur possédait, à n’en pas douter, les singulières apti-
tudes d’un ventriloque.
Après tout, qu’il eût affaire à un charlatan de cette es-
pèce ou à un démon, le commandant, regrettant son isole-
ment, commençait à se sentir sérieusement inquiet.
Il n’est point naturel qu’une créature humaine, si petite
soit-elle, disparaisse comme cela dans des trous de souris.
Aussi estima-t-il que, contre un semblable adversaire, du
renfort devenait nécessaire. Peut-être avait-il eu tort de boire
du vin, ce diabolique breuvage, et de s’endormir dans un état
indigne de son temps et de son grade. Son brusque réveil
l’avait laissé sur une mauvaise impression ; il avait dû grossir
l’aventure ; elle s’expliquerait dès que ses hommes lui au-
raient déniché le coupable. Il suffisait de mettre la main des-
sus.
– 131 –
Il courut à la porte de la rue et appela de toutes ses
forces :
— À moi !… Rassemblement !… Alerte !…
Lointain encore mais terrible, une sorte de rugissement
sembla lui répondre. D’où cela sortait-il ? Qu’était-ce ? Le
brave officier fit tête au danger en exécutant un saut en ar-
rière et referma la porte en homme organisé et conscient
d’avoir tout d’abord à assurer la sécurité du chef responsable
de la vie de ses gens. Il l’aurait bien verrouillée, cette porte,
si sa main, tremblante avait pu trouver les targettes. À leur
défaut, tout contre l’huis derrière lequel éclatait maintenant
un terrifiant tonnerre, il entassa fiévreusement table, chaises
et fauteuils. Puis il se tint à l’abri de sa barricade, blême, le
poil hérissé et des gouttes de sueur aux tempes.
— Oh ! bégaya-t-il d’une voix étranglée. Vers quels
diables m’a-t-on envoyé ? Est-ce que nous allons avoir affaire
à une ménagerie ? On dirait le rugissement de cet animal que
les Arabes appellent le Seigneur à la grosse tête.
Des pas retentirent au dehors. Traversant le jardin, un
des soldats accourrait.
Son visage paraissait bouleversé par une terreur sans
nom. Il cria en apercevant son supérieur :
— Sauvez-moi !… Au secours !… Ils me poursuivent !…
— Qui ? hurla le chef, perdant tout à fait la tête et
s’empressant d’entrouvrir la porte.
Le subordonné n’eut point le loisir de répondre. Il pous-
sa un grand cri, fit un bond en avant et leva les bras. Sa face
se convulsa : ses yeux jaillirent de leurs orbites ; un peu
– 132 –
d’écume apparut sur ses lèvres et il s’abattit dans l’entre-
bâillement du battant aux pieds du commandant terrifié.
Deux ou trois soubresauts le secouèrent encore et ce fut
fini. Il s’immobilisa : il était mort.
Or, derrière lui, il n’y avait personne, personne ! La porte
restait ouverte, le corridor révélait sa perspective solitaire et,
au delà, s’apercevaient le perron et le jardin où nulle forme
animée ne se montrait… Effroyable énigme. Pour s’enfuir, le
chef de police n’avait qu’à enjamber le cadavre.
Il n’osa pas. Tout lui semblait diabolique. Il bondit vers
une fenêtre ouverte, elle aussi, la franchit d’un saut et prit sa
course à toutes jambes.
La peur lui donnait des ailes.
____________
Une heure plus tard, ayant rejoint et rassemblé ses
hommes, il préparait sa revanche.
Il était remis de ses émotions, mais sa rancune ne dé-
sarmait pas. Comme il ne comprenait pas encore à quel
genre d’adversaire il avait eu affaire, la leçon reçue demeu-
rait vaine et ne pouvait porter ses fruits. Toujours animé du
même esprit d’imprudence qui lui avait dicté sa précédente
conduite, il s’apprêtait à exposer follement ses hommes en
les envoyant combattre l’ennemi invisible et mystérieux de
la même façon que s’il avait eu affaire à des hommes ordi-
naires.
– 133 –
Il s’agissait de cerner la Mairie pour être bien sûr que
nul n’échapperait, puis d’y mettre le feu en jetant à l’intérieur
des bombes incendiaires.
— Vous ferez prisonnier tout ce qui sortira ! ordonna-t-il
à ses hommes.
De loin, – de très loin, – parce que la peur le reprenait à
l’aspect de cette maison où il avait assisté à l’incompréhen-
sible exécution de l’un des siens, il accompagna l’expédition.
Avant choisi un bon observatoire tout à fait hors de por-
tée, pour le cas où la garnison supposée révélerait sa pré-
sence par une fusillade, il tira sa jumelle et attendit.
Divisés en cinq sections, ses hommes montaient vail-
lamment à l’assaut, selon le plan concerté. Un groupe dispa-
rut derrière la Maison commune ; des tilleuls masquèrent le
second groupe. Le commandant n’avait plus en vue que les
troisième et quatrième escouades, qui se portèrent respecti-
vement à dix mètres de la façade et sur le côté. Le dernier
groupe, celui des porteurs de grenades incendiaires,
s’engagea dans l’allée centrale du jardin précédant la mairie
et s’avança vers le perron.
Alors, sans qu’on eût entendu la moindre détonation,
trois de ces hommes tombèrent, puis deux autres, tandis que
le reste levait la tête, en restant cloué au sol.
— Que leur arrive-t-il ? se demanda le chef. Il voulut
porter sa lorgnette à ses yeux ; sa main agitée d’un tremble-
ment, n’était plus en état de l’y maintenir. À quoi bon,
d’ailleurs ? À défaut des moyens mis en œuvre, il pouvait
tout au moins constater les résultats : or, dans les différentes
escouades de sa compagnie, les mêmes projectiles silencieux
faisaient des ravages identiques. Deux par deux, trois par
– 134 –
trois, les hommes tombaient. Bientôt, les survivants, rejoints
par une dizaine de ceux qui avaient disparu derrière la mai-
rie, se mirent à courir dans différentes directions en dési-
gnant le ciel. Mais ils durent refluer vers l’allée des tilleuls et
tous furent frappés avant d’en pouvoir sortir.
Pour la seconde fois, sous le coup d’une épouvante qui
ne laissait plus place au moindre raisonnement, l’imprudent
officier de police, laissant choir jumelle et revolver, se mit à
galoper vers la sortie du funeste village.
C’était la déroute…
Par la suite, au retour des quelques soldats échappés à la
mort mais revenus aveugles, il devait apprendre ce qui s’était
passé. C’était inimaginable. Ses hommes avaient eu affaire à
une armée d’oisillons, faisant pleuvoir du haut du ciel sur ceux
qu’ils voulaient exterminer une grêle de dards de porcs-épics
empennés et lestés d’une matière lourde : de véritables flé-
chettes d’aviateur !
Mais il n’y avait pas que l’attaque des seuls oiseaux ; il y
avait eu aussi celle d’un bataillon de serpents qui se glis-
saient invisibles à travers les herbes et piquaient mortelle-
ment les humains. À l’un d’eux avait eu affaire la première
victime : le soldat tombé mort aux pieds de son chef sur le
seuil du cabinet du maire.
Alors le commandant comprit ou crut comprendre : oui,
ce n’était certainement pas un être fantastique qui s’était
permis de le crêper et de le calotter ; il avait dû être mystifié
par un singe minuscule, doué de la parole !
Ainsi, des singes humanisés commandaient cette étrange
armée. Et les aptitudes particulières de chaque catégorie
– 135 –
d’animaux y étaient utilisées avec une discipline et une intel-
ligence tenant du miracle.
C’était là le merveilleux ; et c’était aussi en cela que ré-
sidait le danger dont les dirigeants de Paris avaient eu la
prescience dès la lecture des premières dépêches : tous ces
animaux coalisés et révoltés contre l’homme révélaient tout à
coup une intelligence presque humaine.
C’était un fait indubitable et qui résultait de leurs actes,
notamment du plan d’attaque merveilleusement coordonné.
Ce plan, ils étaient en train de l’exécuter et leur première of-
fensive se jalonnait de victoires.
Comment les hommes ne se seraient-ils pas affolés en
présence d’un aussi étrange ennemi ; d’un adversaire ca-
pable de lancer contre eux des troupes invisibles ?
Quand les premiers défenseurs de la société si pénible-
ment édifiée par les générations successives d’humains eu-
rent eu affaire aux oiseaux et aux serpents, quand ils eurent
subi la terrifiante attaque des bataillons d’abeilles, de guêpes
et de frelons, puis l’intolérable assaut des poux et des puces,
ces indésirables mais voluptueux parasites, disciples
d’Épictète et d’Épicure, si l’on s’en rapporte aux noms de ces
deux stoïciens, les hommes furent démoralisés et commen-
cèrent à lâcher pied.
Pouvaient-ils tenir contre de tels assaillants, dont les in-
saisissables nuées les harcelaient ?
Le règne animal en révolte avait ses troupes de pied et
ses troupes de selle, ses cohortes de jour, ses phalanges de
nuit. Aux heures de ténèbres, les bêtes et oiseaux nocturnes
se ruaient sur les combattants harassés. Les yeux des
hyènes, des lynx, ceux des hiboux, des chouettes et des
– 136 –
chats-huants brillaient dans l’ombre et semaient la panique.
Les hommes s’imaginaient être entourés d’un cercle diabo-
lique.
Plus terribles que les bêtes sauvages qu’elles avaient été
et dont elles conservaient la force, les bêtes humanisées pos-
sédaient sur les hommes l’appréciable supériorité de la di-
versité des formes et des aptitudes.
Elles avaient leur cavalerie, légère et lourde, où ser-
vaient les animaux rapides, tels que les lévriers et les che-
vaux de sang, ou les puissants taureaux dont la course
ébranlait le sol et dont la charge était irrésistible ; elles
avaient aussi leur aviation, constituée par toutes les variétés
d’oiseaux. Enfin, pour la guerre de sous-bois et d’embuscade,
elle avait ses grimpeurs, les singes et les chats, les félins, tout
ce qui peut se couler entre les buissons, se tapir dans un
fourré, se tenir aux aguets à l’extrémité d’une branche pour
bondir sur l’ennemi et le déchirer de ses griffes.
Contre ces forces disciplinées et nanties de ruses intelli-
gentes, les armes modernes demeuraient inefficaces.
D’ailleurs, dès le début, fusils, mitrailleuses et canons
avaient été mis hors d’usage par les oiseaux, les singes et les
rongeurs s’abattant à l’improviste sur les camps endormis,
ou profitant du désarroi semé au milieu des colonnes en
marche par l’attaque d’un tourbillon de guêpes, d’abeilles…
ou la chute d’une pluie de fourmis envenimant les plaies.
Ce fut rapide : dès les premiers engagements, le sort de
l’humanité se dessina ; ses troupes s’enfuirent, démoralisées
et vaincues, laissant le champ libre aux agresseurs.
Et le péril se précisa, devint immense. Dans la terreur,
les hommes des régions encore non atteintes attendirent
– 137 –
l’invasion des animaux qui allaient les déposséder et faire
d’eux des esclaves.
Le monde renversé commençait.
– 138 –
CHAPITRE XII
LE RAPPORT DE PIPIGG
Tandis que se déroulaient les premiers incidents qui al-
laient alerter les pouvoirs publics et bientôt inquiéter
l’humanité tout entière, Jean Chapuis, Cyprienne et leurs
compagnons d’aventures avaient réintégré le Palais-Labo-
ratoire, édifié sur l’emplacement de l’ancienne Villa féerique.
C’était là qu’ils devaient attendre la manifestation des
volontés d’Oronius. Et quelque angoissante que dût être
cette attente, la fille du Maître n’eût pour rien au monde en-
freint les instructions paternelles.
Dans leur retraite volontaire, les bruits du monde ve-
naient pourtant les rejoindre. Ils avaient su les étranges
suites qu’avait eues la fugue des pensionnaires de la Fauve-
rie. Comme tous, ils avaient appris avec une stupeur hale-
tante les prémisses de l’étrange offensive du règne animal.
Mais, pour Jean et Cyprienne, cet événement prenait
une signification plus menaçante que pour tout autre.
Après leur étrange excursion au Pôle, se souvenant de
ce qu’ils y avaient pu voir, ils étaient plus disposés que leurs
compatriotes à croire aux récits qui montraient les animaux
– 139 –
transformés, devenus capables de réflexion et d’action con-
certée.
Ils y croyaient parce que, déjà, ils avaient expérimenté cela.
Pouvaient-ils ne pas rapprocher des événements actuels
l’agression dont Jean avait été l’objet, au sortir de la Fauve-
rie de la place Oronius, et le stupéfiant enlèvement des deux
petits chiens papillons par les aigles ?
Cyprienne se souvenait de l’expression des yeux de la
panthère, du regard parlant que le félin avait fixé sur elle.
Non ! elle se le répétait, ces yeux avaient eu l’éloquence spé-
ciale attribuée et reconnue aux fenêtres de l’âme humaine.
En des circonstances ordinaires, une telle secousse n’eût
point manqué de laisser de fortes traces dans leur esprit.
Aujourd’hui, au retour du Pôle et après les émotions
qu’ils venaient de vivre, ils demeuraient trop préoccupés du
sort d’Oronius pour s’abandonner longtemps à d’autres su-
jets d’inquiétude.
La fiancée de Jean Chapuis pleura donc ses deux petits
chiens, mais elle ne songea pas outre mesure à se demander
ce qui sortirait de cette extravagante révolte des bêtes en
même temps que de la transformation non moins stupéfiante
que cette révolte laissait prévoir.
Son esprit était ailleurs… Il voguait dans le décor hallu-
cinant du Pôle austral au milieu de la féroce végétation ac-
climatée et croisée dans l’éternel air glacial réchauffé par
d’invisibles, savantes et, sans doute, apocalyptiques créa-
tures, dont son père était vraisemblablement le prisonnier.
En revoyant le laboratoire dans lequel ne rentrait pas le
Maître, elle éprouva plus aiguë l’angoisse de cette absence.
– 140 –
— Que devient-il ? Quand le reverrons-nous ? gémit-elle.
Vraiment, le Destin s’acharne contre nous avec une inexpli-
cable cruauté. Ô Jean, ne dirait-on pas que, jalousant le bon-
heur que nous escomptions au soir bienheureux de nos fian-
çailles, quelque esprit malin s’est, depuis cette époque,
inexorablement employé à retarder et à rendre impossible la
réalisation de ce bonheur rêvé ?… Rien ne peut diminuer
notre confiance et notre amour, j’en ai la ferme conviction ;
mais l’espoir insatisfait finit par procurer une sorte
d’énervement, et j’ai peur… J’ai peur ! Ce mauvais génie ne
parviendra-t-il pas à retarder notre union jusqu’à lasser votre
patience ?
Elle tenait ce discours sur la terrasse du nouveau bâti-
ment.
Et cette terrasse, par une délicate attention de l’archi-
tecte, était si semblable à l’ancienne, elle dominait si pareil-
lement le Paris lumineux et animé de vols incessants, que la
jeune fille pouvait encore se croire au soir évoqué, au tendre
soir où Jean lui avait enfin avoué son amour et où elle s’était
fiancée à lui, avant d’être culbutée, happée et enlevée dans
une drague volante8.
N’était-il pas là, le fidèle amoureux, près d’elle encore, la
regardant de ses mêmes yeux emplis d’amour ?
Et dans ces yeux, il y avait la même protestation, le
même cri sincère :
— Je vous aime, Cyprienne. Vous êtes toute ma vie et
tout mon bonheur !
8 Les Fiancés de l’An 2000 – Le Monde des damnés.
– 141 –
Lui aussi devait subir cette obsession de l’heure envolée
qui revient un instant réveiller la mémoire des mortels… Lui
aussi devait se sentir ému et enveloppé par le souvenir de ce
soir étoilé où, contre cette même balustrade (il pouvait le
croire, tant elle était la fidèle réplique de l’ancienne), il cou-
vait de son regard passionné la silhouette délicieusement ta-
nagréenne de Cyprienne accoudée.
Et c’était aussi ce même déclin du jour, le sombre soir
où, comme venait de le rappeler la jeune fille, le filet de
l’Hindoue Yogha avait cueilli sa fiancée pour la hisser dans le
Sphérus, cause initiale de toute une suite d’effrayantes aven-
tures.
Il ne put donc se tenir de répondre à l’appel douloureux,
à la constatation plaintive de la fille d’Oronius :
— Ce mauvais génie avait un nom, ma Cyprienne…
C’était l’infernale alliée de Otto Hantzen. Et c’est bien à eux
que nous pouvons attribuer nos nombreuses épreuves.
— Les premières tout au moins, rectifia-t-elle en lui ap-
puyant sa main parfumée sur les lèvres. Car – le Destin en
soit loué ! – nous sommes enfin débarrassés de ces monstres.
Ils ne peuvent pas être les facteurs de ce qui nous est arrivé
au Pôle.
— Ils furent pourtant encore la cause de cette nouvelle
aventure… Sans le dernier cataclysme déchaîné par Yogha,
la solidification de l’air, nous n’aurions pas perdu notre
route. Au lieu de retomber dans ce cercle énigmatique dont
nous n’avons pu percer le secret, nous aurions poursuivi vers
Paris… avec votre père.
La jeune fille soupira en rougissant.
– 142 –
— C’est vrai ! Et nous serions mariés ! Je serais mainte-
nant madame Chapuis, mon ami Jean.
L’ingénieur baisa la petite main qui était restée à portée
de sa bouche.
Cyprienne reprit :
— Ah ! Jean, mon Jean, la célébration de ce mariage si
longtemps retardé romprait, je le crois, le maléfice qui
semble peser sur nous… Pourquoi tant d’obstacles à notre
bonheur ? L’union de deux cœurs n’est-elle donc pas un droit
pour les pauvres humains ? Et doivent-ils être punis pour
l’avoir simplement rêvée ?
Cette ardeur de sa fiancée enthousiasma Jean Chapuis.
Réellement, il nageait dans l’extase en entrevoyant, dans
l’avenir, le don complet que cette pure jeune fille lui ferait de
sa personne.
Il murmura :
— L’amour, ma Cyprienne, est une telle source de félici-
té, qu’il ne faut pas tenir rigueur au sort de nous faire préala-
blement et rigoureusement payer ses joies… Moi, je ne sau-
rais songer à me plaindre. Ces épreuves évoquées par vous,
ne les avons-nous pas traversées ensemble ? À part les dé-
testables jours où la diabolique Hindoue vous avait ravie à
ma tendresse, nous n’avons pas cessé de courir ensemble les
mêmes dangers. Constamment, j’ai pu conserver la certitude
que si la mort survenait, elle ne pourrait vous arracher à mes
bras et m’emporterait moi-même… Que pouvais-je souhaiter
de plus ?
Plus tendrement encore, la jeune fille s’appuya sur
l’épaule de son fiancé :
– 143 –
— J’ai pourtant un souhait à formuler, moi, mon bien-
aimé… Je suis plus difficile à contenter. Cette satisfaction
dans l’attente, si belle soit-elle, je rêve mieux… Aussi per-
mettez-moi d’énoncer ce triple vœu : La fin de nos
épreuves… le retour de mon père… et notre union. La fian-
cée veut devenir l’épouse… Y voyez-vous à redire ?
En prononçant ces paroles audacieuses, la vierge pas-
sionnée tenait ses yeux purs au clair regard attachés sur ceux
de son bien-aimé : et il y avait en eux tant de tendresse inno-
cente que Jean, attendri, saisissant à deux mains la jolie tête
blonde, ne put se tenir de l’attirer à lui et de la couvrir de
baisers. Puis, dans une dernière caresse, posant sur les yeux
bleus ses lèvres frémissantes, il murmura ardemment :
— Et moi, Cyprienne, croyez-vous que je ne souffre pas
de voir sans cesse reculer le jour où je pourrai vous appeler
ma femme ? Où il me sera permis de vous presser sur ma
poitrine plus ineffablement, plus profondément ? Chère
mienne, croyez-vous qu’il soit possible d’être aimée plus que
je vous aime ?
— Non ! soupira la jeune fille, les yeux clos sous les bai-
sers passionnés de son fiancé.
Et elle ajouta d’une voix à peine perceptible, la poitrine
agitée, le corps tout frémissant sous la chaste caresse.
— Pourtant… Jean… Est-ce illusion ?… Est-ce igno-
rance ?… J’espère, dans l’avenir, obtenir de vous des joies…
des joies !…
Instant d’extase ! Instant d’ivresse ! Grisés, tous deux
perdaient la tête et oubliaient tout ce qui les séparait encore.
Le sort n’avait pas épuisé ses menaces et bien des événe-
– 144 –
ments pouvaient encore disputer à Jean Chapuis la bien-
aimée qu’il pressait si tendrement dans ses bras.
Comme toutes les ivresses, celle-ci devait être courte. La
vie est trop avare de ces moments exquis où les cœurs eni-
vrés peuvent oublier le monde. Elle les réveille bien vite.
Tandis que les fiancés, enlacés, écoutaient battre leurs
deux cœurs, des appels soudains les séparèrent…
Avec des exclamations, la voix de Turlurette arriva
jusqu’à eux :
— Mademoiselle !… Monsieur Jean !… Venez vite !… Ils
sont là… On les a relâchés... Ah ! comme ils sont drôles !…
Comme ils vous regardent !… Que peuvent-ils avoir de
changé dans leurs petites caboches ?
Se tenant par la main, l’élève et la fille d’Oronius s’élan-
cèrent ensemble vers l’escalier et descendirent au galop.
Les paroles de l’étourdie soubrette les intriguaient.
Qui donc était de retour ? Qui avait-on relâché ? Et
quelles petites bêtes modifiées avaient pu provoquer l’émoi
de Turlurette ?
Dès leur entrée dans l’antichambre des pièces réservées
à Cyprienne, antichambre dans laquelle se tenait Victor Lari-
don, ils eurent tout de suite le mot de l’énigme et, à eux aus-
si, un cri de saisissement échappa.
Pipigg et Kukuss, les deux petits chiens papillons enle-
vés par les aigles ravisseurs, au sortir de la Fauverie, étaient
là… libres… sans doute évadés de chez leurs ennemis.
– 145 –
Or, la soubrette ne s’était pas trop avancée en leur ap-
pliquant cette épithète populaire : « Ils sont drôles. » Il y
avait dans leur aspect quelque chose de changé, de bizarre,
d’inquiétant. Ils n’étaient plus les mêmes.
Au lieu de se jeter follement sur leur jeune maîtresse et
sur toutes les personnes de connaissance, comme ils
n’eussent point manqué de le faire avant leur enlèvement, ils
demeuraient graves, gênés, tristes même. Leurs yeux, fixés
sur Cyprienne et sur Jean, avaient une expression nouvelle,
jamais remarquée.
Succédant à leur exubérance coutumière et contrastant
avec elle, une telle réserve pouvait sans contredit sur-
prendre.
Mais l’attitude révèle peu de chose ; chez les animaux, il
suffit d’un malaise, d’une crainte pour la modifier. Les yeux,
par contre, lucarnes de l’intelligence, sont parfois assez ex-
pressifs pour se faire comprendre. Or, ce fut précisément le
regard anormal des deux pygmées qui médusa les assistants.
Il y avait dans ce regard une nuance imprévue, une lueur
presque humaine.
Cette lueur, Jean Chapuis ni Cyprienne ne pouvaient hé-
siter longtemps sur sa nature : c’était la pensée.
— Les yeux de la panthère… les mêmes yeux ! bégaya la
jeune fille avec une sorte de terreur. Que leur est-il arrivé ?
Que leur a-t-on fait ?
Pipigg et Kukuss la regardaient comme s’ils comprenaient
ses paroles.
Ils s’approchèrent d’elle ; elle se baissa et, timidement,
les caressa.
– 146 –
— Que vous a-t-on fait, mes petits ? Vous vous êtes
échappés, n’est-ce pas ?
Mandarinette et Julep venaient d’arriver. Tous nos amis
étaient donc réunis autour des papillons.
À cette question posée par la jeune fille, ils éprouvèrent
une sorte de vive surprise et de considérable émoi, car ils vi-
rent les deux petits chiens relever, puis abaisser leur tête au
regard brillant.
Pipigg et Kukuss faisaient signe que oui !
Ils répondaient affirmativement à la question de leur
jeune maîtresse.
— Vous me comprenez ! s’exclama-t-elle bouleversée.
Vous pouvez me répondre ?
De nouveau, les deux têtes mignonnes refirent leur signe
affirmatif.
— Ainsi, dit Jean Chapuis, intervenant, c’était pour vous
faire subir cette transformation qu’on vous a enlevés ?
C’était pour faire de vous des créatures pensantes… comme
les hommes, nos égaux… nos rivaux peut-être ?
Le regard des petits chiens prit tout à coup une expres-
sion grave et presque affligée. Indubitablement, ils approu-
vaient, ils confirmaient le bien-fondé de l’audacieuse hypo-
thèse.
Mais il y avait encore, dans leur façon de se faire com-
prendre, un supplément d’information que Cyprienne tradui-
sit à vue par ces membres de phrases :
– 147 –
— Oui, c’est cela que l’on veut faire… C’est cela que
font tous nos frères animaux… nous exceptés !… Vous com-
prenez maintenant le motif de notre évasion et de notre re-
tour parmi vous… Pourrions-nous être vos rivaux, vos en-
nemis, nous qui vous aimons ?
Et les bavards miroirs exprimaient encore une sorte de
reproche pour ce doute qui avait effleuré la pensée de
l’ingénieur.
— Ah ! murmura Cyprienne, en prenant dans ses bras les
deux intelligentes bêtes. En l’absence de mon père, personne
ne pourra nous donner une explication rationnelle de cette
transformation ; lui-même, d’ailleurs, consentirait-il à y trou-
ver un intérêt digne de sa science ? Quoi qu’il en soit, mes
chers petits, votre geste prouve que vous nous aimez encore.
La pensée qu’on a éveillée en vous n’a pas chassé l’affection.
— Comment pourront-ils s’exprimer plus clairement ?
murmura pensivement Jean Chapuis, sans cesser d’examiner
les deux bêtes humanisées.
Nouvelle surprise ! La question du jeune homme parais-
sant agiter Pipigg, Cyprienne voulut le retenir dans ses bras.
Elle ne le put. Le minuscule serviteur, lui échappant, bondit
sur la table où, décoiffée, une dactyle-bijou, délicate machine
à écrire du dernier modèle, était prête à fonctionner.
Et, prodige surpassant tous les précédents, sous la patte
agile du chien minuscule, les caractères frappèrent une
feuille de papier. Des phrases s’alignèrent, proclamant le mi-
racle.
Sous les yeux stupéfaits des spectateurs n’osant y croire,
dans un style correct, sans hésitation, avec une rapide assu-
rance de vieux dactylo, Pipigg inscrivit l’aventure :
– 148 –
… Enlevés par les aigles, Pipigg déclarait avoir été
transporté au loin avec son compagnon ; si loin qu’ils ne
pouvaient ni l’un ni l’autre apprécier la distance ni préciser la
région.
Ils savaient seulement qu’on les avait enfermés dans une
sorte d’hôpital où de grands singes humanisés les avaient
opérés après les avoir endormis. Comme ils avaient vu répé-
ter cette opération sur d’autres bêtes, il leur était possible de
donner des détails.
C’était une opération chirurgicale au cerveau !
Les singes-chirurgiens la pratiquaient avec une réelle
habileté, une précision mathématique et pour ainsi dire mé-
canique.
À la suite de cette opération, assez complexe mais très
rapidement menée, les patients qui y étaient soumis acqué-
raient de nouvelles et extraordinaires facultés. En quelques
heures, les plaies étant cicatrisées et la matière cérébrale ré-
accordée par un procédé thérapeutique extra-rapide, tous les
opérés, sauf de rares exceptions, prenaient conscience d’eux-
mêmes. La pensée s’éveillait en eux ainsi que la mémoire. Ils
pouvaient réfléchir, comprendre et se souvenir avec intelli-
gence de choses apprises par eux dans les anciennes té-
nèbres du seul instinct.
Et Pipigg, en son récit écrit, expliquait comment ces fa-
cultés éveillées étaient aussitôt cultivées et développées par
les singuliers éducateurs. Il dépeignait les leçons : aux uns,
c’est-à-dire à ceux dont la conformation physique se prêtait à
l’opération, on adaptait le gosier, les cordes vocales et la
langue productrice de la parole. Aux autres, qui devaient
perdre tout espoir d’articuler des sons humains, on apprenait
– 149 –
à se servir d’une machine à parler, dont le clavier, comman-
dant un jeu de petits tuyaux d’orgue, produisait tous les sons
et permettait d’assembler des syllabes ou d’émettre artificiel-
lement des mots ou des phrases.
— Une machine à parler ? s’ébahit Victor Laridon.
Mince, alors ! V’là la concurrence aux commères ! Dans ton
patelin, on ne se ferait pas une idée de ça, hein, boule de
neige ?
— Si missié Victor, répondit dignement Julep. Dans pays
à li, griots ont moulins à prières !
— C’te farce ! Y sont rien pochetées, tes pégriots !
Sans prêter attention à cette discussion contradictoire,
Jean Chapuis murmura :
— Des bêtes qui pensent !
Et, parlant pour lui-même, il ajouta à haute voix :
— Les bêtes penseraient ? Les bêtes auraient notre intel-
ligence ?… Que deviendraient les hommes ?
Il entrevoyait soudain l’effroyable péril que pourrait dé-
chaîner la fantaisie du mystérieux éducateur : l’équilibre ter-
restre rompu, le jeu subtil des inégalités disloqué et rendu
impossible, l’homme dépossédé de la seule force qui tînt en
respect toutes les autres, dépouillé de son prestige, impuis-
sant à résister au choc, à la ruée des animaux. Ceux-ci ne le
verraient-ils pas enfin tel qu’il est : faible, frêle, dégénéré, ne
régnant que par la terreur et la ruse, à l’aide des forces qu’il
capte et dont la révolte universelle des bêtes pourrait lui in-
terdire l’usage.
– 150 –
Les bêtes intelligentes ! Toutes les bêtes ! Que devien-
drait – en face d’elles – le roi de la création ? Qui ramasserait
le sceptre du déchu après sa défaite ?
Si les bêtes pensaient… Mais qui donc pouvait avoir été
atteint d’une misanthropie assez démente pour déchaîner sur
l’humanité ce fléau sans parade possible : faire penser les
bêtes ?
Il interrogea Pipigg et Kukuss :
— Ce plan, qui l’a conçu ? Qui l’exécute ? Quel est
l’ennemi du genre humain qui prétend muer les animaux en
rivaux du roi de la création ?… Ce ne peut être ces singes-
chirurgiens dont votre récit nous parle. Il faut qu’ils se soient
trouvés eux-mêmes tirés de leur animalité et haussés à
l’échelon supérieur par une intervention qui n’a pu être
qu’humaine à l’origine.
Sur ce point, il était difficile aux chiens humanisés de ré-
pondre. Eux n’avaient eu affaire qu’à des créatures secon-
daires. Ils ne pouvaient donc dire à qui devait être attribuée
l’initiative de cette fantastique évolution.
Faute d’indications plus précises, l’ingénieur en arrivait
à se débattre entre les branches de ce dilemme : l’œuvre né-
faste de l’affranchissement des créatures fauves et ennemies,
esclaves ou volontairement serviles n’avait pu être entreprise
que par une intelligence élevée, par un savant, et cependant
il était inadmissible qu’un homme eût été assez dénué de
bon sens pour entreprendre l’asservissement de sa race par
de semblables moyens.
— Ce ne peut être qu’un homme et il est impossible
d’admettre que ce soit un homme ! se répétait Jean Chapuis.
Qui est-ce ? Qui nous révélera cet adversaire au cerveau
– 151 –
prodigieux, capable de réaliser et de mettre à exécution une
intervention aussi démoniaque ?
Il désespérait de recevoir la réponse à pareille question.
Or, tout à coup, aussi naturelle et pas plus élevée que si
l’on eût parlé à côté de lui, une voix répondit :
— Regarde vers le Pôle… Là est la solution du problème
qui te préoccupe.
C’était la voix d’Oronius…
– 152 –
CHAPITRE XIII
CONVERSATION PAR ARC MAGNÉTIQUE
Cette voix, tous l’avaient entendue et reconnue, Cy-
prienne et tous les serviteurs aussi bien que Jean Chapuis.
Pipigg et Kukuss eux-mêmes montrèrent, par leur agita-
tion soudaine et par les gémissements qu’ils poussèrent,
qu’en leur nouvel état ils ne méconnaissaient point la voix du
Maître.
Le fiancé de Cyprienne s’était retourné involontaire-
ment, tellement l’impression du voisinage d’Oronius avait
été forte. Il ne vit personne.
Et pourtant la voix s’était fait entendre et comprendre
absolument comme si son propriétaire eût été dans la pièce.
D’autre part, comme elle répondait exactement à la
question posée par Jean, il fallait bien en conclure
qu’Oronius avait pu la surprendre ou l’intercepter.
Mais la distance ?
Mince objection ! La distance existait-elle pour le père
de Cyprienne ? N’avait-il pas prouvé en maintes circons-
tances qu’il savait vaincre d’autres difficultés ?
– 153 –
Il avait promis de donner de ses nouvelles, d’entrer en
communication avec ceux dont il était séparé : il tenait pa-
role. La voix lointaine et proche, absente et présente, venait
d’apporter le second message du Maître.
Allait-elle révéler le secret du Pôle ?
Qui sait ?
Jean Chapuis, lui, n’en doutait pas. Il admettait le pro-
dige.
Il demanda timidement et presque à voix basse :
— Est-ce vous, Maître ? Vous nous entendez ?
— Comme vous m’entendez.
L’ingénieur hasarda la question capitale, celle qui le te-
naillait, hantait l’angoisse de Cyprienne et restait ancrée
comme un trouble dans l’esprit de leurs compagnons.
— Êtes-vous libre, Maître ? Avez-vous pu fuir les dan-
gers des régions glaciales habitées par le peuple invisible des
Polaires ?
— Père ! supplia Cyprienne, allons-nous bientôt vous re-
voir ?
La voix se fit grave et apitoyée :
— Du courage, petite fille ! Je ne saurais te laisser cette
illusion. Nos tribulations prendront fin un jour, et je l’espère
prochain. Pour le quart d’heure, elles ne sont point en passe
d’être résolues. J’ai personnellement de terribles difficultés à
vaincre.
– 154 –
— Alors, gémit la jeune fille en se tordant les bras, vous
êtes toujours prisonnier au Pôle ?
— Oui, riposta la voix d’Oronius sur un ton plaisant. Me
voici le rival de Fualdès… Je suis le prisonnier du Pôle !
— Mais alors, Maître, comment parvenons-nous à vous
entendre ? À la rigueur, je le sais bien, l’oroniphone ?…
— L’oroniphone, coupa le savant, ne saurait me servir
en la circonstance. Il y aurait maladresse de ma part à utili-
ser ce puissant mais indiscret amplificateur. Trop d’oreilles
pourraient recueillir mes paroles… et il importe qu’elles
n’aillent pas à tout venant… Ce qui vous parvient directe-
ment, mon cher ami, c’est ma voix ordinaire, ma voix nor-
male !
— En effet, reconnut l’ingénieur. Et c’est pourquoi nous
avons pu croire, un court instant, à votre présence parmi
nous.
— Non ! Des milliers de lieues nous séparent… Pour ren-
trer en communication avec vous, il me fallait résoudre un
double problème : j’avais besoin de vous savoir réunis en un
lieu clos, et seuls aptes à percevoir mes paroles, il était né-
cessaire, pour la même raison, que nul autre que moi ne pût
écouter vos réponses. Jean, ne devines-tu pas de quelle fa-
çon j’ai tourné la difficulté ?
— Non ! avoua l’élève en secouant négativement la tête.
Par le fait, il ne voyait pas quel nouvel appareil avait pu
inventer le Maître.
— Rappelle tes souvenirs, reprit Oronius, tes connais-
sances sur l’acoustique doivent te mettre sur la voie.
N’existe-t-il pas une possibilité de communication entre deux
– 155 –
personnes séparées, un point tel que chacune d’elle entend
ce que l’autre dit même à voix basse, sans que les tiers pla-
cés entre eux puissent saisir leur conversation ?
— En effet. Deux individus, postés aux deux pieds-droits
opposés d’une voûte, pourront s’entretenir sans qu’on les en-
tende. Le son suivra la courbe de la voûte.
— Tu y es.
Jean Chapuis s’étonna.
— Comment, j’y suis ? Où est la voûte, Maître ? Pour
unir au Pôle l’endroit où nous sommes, il la faudrait de di-
mensions arc-en-ciélesques et tous les matériaux de l’univers
suffiraient à peine à la construire.
— Tu aurais raison s’il s’agissait d’une arche de pierre.
Mais, réfléchis en peu et point d’enfantillage ! La voûte par
moi lancée à travers l’espace n’est composée que de cou-
rants magnétiques conducteurs du son. Ma voix vous par-
vient ; j’entends les vôtres et nul ne peut intercepter notre
conversation s’il n’a surpris par avance notre secret. C’est
moins dangereux que le téléphone – même sans fil… tu en
conviendras.
Une fois de plus, la fille d’Oronius et l’élève préféré ad-
mirèrent l’ingéniosité du savant qui avait rendu possible un
pareil entretien à travers l’espace.
Les instants n’en demeuraient pas moins précieux. Oro-
nius pouvait être interrompu, dérangé. Il fallait donc profiter
de l’occasion et n’échanger que les paroles indispensables.
— Maître, reprit Jean Chapuis, dites-nous vite ce que
nous devons faire. Nous nous efforcerons de vous obéir, bien
– 156 –
que, à la suite de tant d’autres détournés par vous, un nou-
veau et terrible danger menace notre monde.
— Je sais...
— Vous savez ?
— Sans doute ! Tu entends parler de la révolte des ani-
maux, n’est-ce pas ?… J’ai surpris ce que vous disiez tantôt à
ce propos et je crois savoir d’où vient le coup.
— Vous sauriez cela aussi ?
— Parbleu ! ce n’est point sorcier… La conjuration part
du Pôle…
— Du Pôle !…
— Ne t’exclame pas, malheureux ! Garde tes cris pour
une très prochaine occasion, car ce n’est pas la seule sur-
prise qu’on y prépare à l’humanité. Si dégourdis et semi-
penseurs qu’on ait pu les rendre, les quelques milliers
d’animaux déjà lancés sur les humains constitueront un bien
piètre adversaire en regard de celui qu’il vous faudra com-
battre avant peu… Grave ce renseignement dans ta mé-
moire : vous n’avez présentement affaire qu’à l’avant-garde ;
les véritables rivaux des hommes ne se sont pas encore mon-
trés.
— Et qui sont-ils donc ? questionna l’ingénieur effaré.
— Les Polaires, mon enfant ! Les Polaires dont je suis le
prisonnier.
— Ne sont-ils donc pas des hommes comme nous ?
Une sorte de soupir parvint aux oreilles des auditeurs
haletants.
– 157 –
— Non, hélas !… Je dis hélas, parte qu’il serait préfé-
rable d’avoir lutter contre nos semblables !… Mais je crois
avoir le temps ?… Oui, écoutez le récit de mes aventures, et
vous comprendrez. Vous saurez en quelles mains je suis
tombé – mains est ici un euphémisme ! – et en quoi consistait
ce secret si jalousement caché dans ce monde étrange entre-
vu par vous.
*** ***
Cette aventure, dont le récit devait faire palpiter d’effroi
Cyprienne et angoisser tous les autres auditeurs retour du
Pôle, avait bien failli, dès son début, faire perdre à Oronius
son légendaire sang-froid.
Lorsque, comme on doit s’en souvenir, il avait été saisi
et enlevé par les longs bras blancs de la sirène-pieuvre, Oro-
nius ressentit une horreur inexprimable en se voyant dépo-
ser, à l’intérieur de la tour, auprès de cet immonde simulacre
de la beauté féminine.
Le merveilleux visage n’était plus à ses yeux que le
masque hideux d’un monstre ; rien d’humain ne subsistait
dans le regard et sur ces traits dont la splendeur n’était qu’un
piège. La férocité qui s’y reflétait glaça le sang dans les
veines du Maître. Il comprit qu’il était en présence d’une de
ces créatures fantastiques pressenties par tous les âges et en
qui la Nature se plaît à mêler à dose presque égale
l’humanité et la bête.
Celle-là n’avait de la femme que le visage et un buste
idéal mais inachevé, puisqu’il se terminait en une sorte de
sac d’où partaient les tentacules de pieuvre. Connaissant la
– 158 –
férocité gloutonne de tous les céphalopodes, il ne pouvait
douter du sort que lui réserverait cette anormale représen-
tante de l’espèce, car la plus hideuse bestialité était inscrite
sur sa gueule vorace. Examinée de près, cette ouverture bor-
dée de rouge n’était qu’un suçoir ayant seulement l’ap-
parence extérieure d’une bouche humaine.
Aucune intelligence comme aucune pitié n’existaient
derrière ce front pâle. Oronius, devenu la proie de ce
monstre, allait infailliblement servir à le repaître, et déjà il
sentait les horribles tentacules l’enlacer et les lèvres goulues
s’approcher de sa veine jugulaire.
Il aurait vainement tenté de se débattre ; l’étreinte du
monstre était irrésistible.
Il ferma les yeux.
Mais, tout à coup, il entendit comme une bousculade ac-
compagnée de cris irrités. On eût pu se figurer que des voix
sorties de gosiers humains s’efforçaient d’effrayer l’abo-
minable sirène afin de lui faire abandonner sa victime. En
même temps, le Maître entendit le sifflement de plusieurs
fouets s’abattant sur les tentacules ; puis des mains le saisi-
rent et le tirèrent pour l’arracher à la femme-pieuvre, qui ru-
gissait de fureur.
Enjeu de cet étrange combat, Oronius osait à peine rou-
vrir ses paupières. Il n’était pas assez certain de la victoire
de ceux en qui il pouvait se figurer trouver des défenseurs
inespérés.
Dans le but de ne point se leurrer d’un espoir factice et
qui rendrait plus cruelle la mort, si la pieuvre demeurait la
plus forte, il résistait à la tentation de regarder.
– 159 –
Pourtant, il était plus qu’intrigué. Qui donc venait si op-
portunément à son secours ? Qui osait le disputer au mons-
trueux et vindicatif mollusque qui s’apprêtait à se nourrir de
son sang ?
La lutte fut brève : il sentit les tentacules qui le rete-
naient prisonnier se desserrer un à un. Les mains – une de-
mi-douzaine au moins – le tirèrent en arrière. Il entendit en-
core les coups de fouet et les cris de la sirène-pieuvre, dont
les bras blancs, la poitrine et la face se marbrèrent au cin-
glement des lanières.
Cette fois, c’étaient des cris de douleur et non plus de
colère.
Le monstre avait trouvé ses maîtres.
Délivré et emporté par les mains libératrices, Oronius se
risqua à disjoindre ses cils. Mais, aussitôt il les rapprocha,
repris plus que jamais par l’impression d’horreur et d’effroi
qui l’avait déjà paralysé.
Pouvait-il se dire sauvé ? Ou n’avait-il échappé à
l’affreuse sirène que pour devenir la proie d’une abominable
espèce d’entomons ?
Ceux par lesquels il venait de se voir entraîné n’étaient
autres que trois de ces insectes géants dont il n’avait
qu’imparfaitement entrevu un spécimen si malencontreuse-
ment raté par Victor Laridon.
Aucun doute. Ses trois convoyeurs appartenaient bien à
la même famille ; ils avaient la même taille et le même as-
pect général.
Par exemple, au lieu de se traîner misérablement ainsi
qu’avait dû le faire l’insecte blessé, ils marchaient, à la façon
– 160 –
des petits invertébrés dessinés par Granville, debout, comme
des bipèdes. Et, dans leurs yeux à facettes polygonales brillait
une indéniable intelligence.
À présent qu’il pouvait les observer à loisir, force était à
Oronius de constater quels points communs ils présentaient
avec la race humaine. Les attaches et les extrémités des
membres antérieurs et inférieurs offraient avec nos bras et
nos jambes une frappante analogie. Ils se terminaient par des
mains et des pieds absolument semblables à ceux des an-
thropomorphes. La solidité de leur corselet plus semblable à
du cuir durci qu’à un épiderme humain, marquait la seule dif-
férence notable entre les deux races – la forme extérieure
mise à part, bien entendu. Mais poignets, doigts et phalanges
se révélaient aussi parfaitement articulés que ceux des
hommes. La gaine naturelle et protectrice qui les revêtait ne
gênait en rien leurs mouvements ; elle constituait donc une
supériorité sur la trop grande vulnérabilité de notre enve-
loppe charnelle.
De même, observé de près, le buste de ces étranges in-
sectes avait une conformation tout à fait semblable à celle de
l’homme, à part la cuirasse durcie qui l’enfermait. Vus de
face, ils ressemblaient à des chevaliers du moyen âge, revê-
tus d’armures à braconnières et le visage caché sous un bas-
sinet à la visière baissée. Car la tête entière de ces créatures
singulières était enfermée dans la même gaine protectrice de
couleur sombre, formant couvre-nuque et d’aspect légère-
ment luisant. Ainsi le masque ne pouvait avoir la mobilité
des traits humains ; il gardait une impassibilité constante et
se trouvait dépourvu d’expression ; une ouverture mandibu-
laire ignorant le sourire figurait la bouche, le nez était à
peine accusé, le pavillon des oreilles se dissimulait dans une
cavité et ne frappait point le regard ; enfin, les yeux à fa-
– 161 –
cettes polyédriques pouvaient posséder plus de puissance,
mais n’avaient certainement ni le charme ni l’éloquence du
regard.
Dès qu’ils tournaient le dos, ces êtres bizarres cessaient
d’évoquer l’homme ; les grandes ailes repliées qu’ils por-
taient dans le dos déconcertaient. On devait alors voir en
eux de fabuleux insectes, d’une taille démesurée et possé-
dant la faculté de la station verticale.
Ils se montraient formidablement armés par la Nature.
Lors de l’aventure de Laridon, Oronius avait pu observer
les effets foudroyants du jet de chloroforme que l’insecte
géant pouvait projeter sur ses agresseurs. Mais il n’avait pas
eu le loisir d’examiner les détails de l’appareil projecteur.
À présent, il lui suffisait d’observer les créatures dont il
se trouvait être le captif pour se rendre compte du phéno-
mène. Il apercevait sous leur gorgerin une sorte de poche
membraneuse, enveloppe protectrice de la glande à chloro-
forme ; au centre de cette armure de col se remarquait le
bouchon perforé d’un vrai pulvérisateur érectile, qu’un ré-
flexe défensif devait braquer sur l’ennemi en cas de danger et
au moyen duquel l’insecte soufflait le dangereux liquide.
Ce n’était point la seule arme naturelle de ces étranges
spécimens ; en poursuivant son examen, Oronius constata
encore que leurs chevilles et leurs poignets portaient une
sorte de dard articulé, long et aigu comme un poignard au
repos. Il était rabattu contre la jambe ou l’avant-bras, mais il
suffisait d’une excitation de leur propriétaire pour que ces
stylets meurtriers se tendissent horizontalement, prêts à
frapper et à poignarder l’ennemi.
– 162 –
Enfin – cette dernière particularité ne devait être obser-
vée que par la suite – les insectes géants portaient dans leur
boîte crânienne une puissante pile électrique qui leur per-
mettait de lancer à travers leurs membres un courant fou-
droyant.
Ainsi protégés et armés, les frelons-torpilles devaient
être plus que redoutables : invincibles !
Le savant admira l’ingéniosité de la Nature. En les cui-
rassant de ce corselet invulnérable, elle avait cependant pris
soin de leur assurer toute liberté de mouvement. En effet,
leur carapace n’était nullement rigide, comme un observa-
teur superficiel l’aurait pu croire au premier coup d’œil : elle
était faite de plaques imbriquées qui laissaient au corps toute
sa souplesse et se pliaient à toutes les attitudes.
La présence, à l’intérieur de la tour, de ces créatures
phénoménales qu’aucun entomologiste ou paléontologiste
n’avait jamais signalées avait d’abord confirmé le Maître
dans sa première opinion qui lui était déjà venue à l’esprit,
lors de la rencontre dans la forêt du spécimen blessé par La-
ridon.
À ce moment, on doit s’en souvenir, il avait émis
l’hypothèse que ces bizarres insectes pouvaient appartenir à
une race domestiquée, et être utilisés par les Polaires comme
serviteurs.
Pouvait-il lui venir une autre idée, après un examen ra-
pide, brusquement interrompu, et alors que l’insecte aux
ailes brisées, demeurant dans une expectative apeurée, ne lui
était point apparu d’une intelligence supérieure à celle des
autres représentants du règne animal ?
Il en était autrement à cette heure.
– 163 –
Les créatures qu’il avait sous les yeux, ses gardes du
corps vainqueurs de la sirène-pieuvre, se révélaient comme
n’étant point des bêtes apprivoisées et plus ou moins bien
dressées à travailler sous une direction étrangère… Oronius
le comprit tout de suite, et cette découverte mit le comble à
sa surprise.
Il les observa encore plus attentivement, et sa conviction
fut bientôt complète.
Elles agissaient par elles-mêmes, en dehors de tout con-
trôle. Elles s’affirmaient capables d’initiative ; leur attitude et
leurs gestes n’étaient en rien inférieurs à ceux des humains.
Le Maître les entendait parler entre elles en taquetant des
sons incompréhensibles pour lui, mais qui, de toute évi-
dence, était une langue, et non pas seulement une succession
de cris comme en poussent les animaux.
Elles pensaient et elles parlaient ; bref, elles se compor-
taient tout à fait comme jamais aucune créature, hormis la
créature humaine, n’a pu se comporter. Cette constatation
ouvrait à Oronius tout un monde de pensées.
— Parbleu ! songea-t-il, je croyais avoir assez vécu pour
ne plus rien ignorer des plus extravagantes extravagances…
Je me trompais… On peut encore apprendre à mon âge !
Et de plus en plus s’implantait en lui cette conviction
raisonnée : La conduite de l’insecte dans la forêt ?… Comé-
die !… Sa façon de se comporter comme une bête traquée,
qui se défend et s’enfuit selon les données de son instinct ?…
Comédie !… Comédie habile, jouée avec adresse…
Privée du bénéfice de son invisibilité et mise par l’im-
mobilisation de ses ailes en grand danger d’être capturée, la
créature avait dissimulé aux hommes toutes les facultés qui
– 164 –
la rapprochaient d’eux. Elle avait voulu qu’ils ne vissent en
elle qu’un animal ordinaire.
Pourquoi ?
– 165 –
CHAPITRE XIV
PRISONNIER DU PÔLE
C’était là-dessus qu’Oronius réfléchissait, tout en se lais-
sant entraîner vers la suite du mystère – son explication
peut-être ? – par ses étranges gardiens.
Ceux-ci ne dissimulaient plus. Jugeaient-ils la situation
suffisamment rétablie ? Pensaient-ils avoir assez prouvé leur
force pour n’être plus dans l’obligation de laisser ignorer à
l’homme capturé par eux leurs véritables facultés ?
Telle devait bien être leur pensée. Car aucune contrainte
n’altérait leurs gestes ni ne suspendait leurs décisions.
Tout d’abord, avant d’emmener le savant et après l’avoir
arraché à la sirène-pieuvre, ils l’avaient palpé et examiné
avec une courtoise sollicitude, en échangeant entre eux
d’incompréhensibles remarques.
Ce n’était qu’après s’être assurés de l’absence de bles-
sure qu’ils s’étaient décidés à faire marcher leur prisonnier.
Encore ne le traitaient-ils point comme tel, mais plutôt
comme un hôte imprévu qu’on guide à travers une demeure
dont il ne peut connaître les aîtres.
– 166 –
La sorte de logette au fond de laquelle était enchaînée la
femme tentaculaire était tout à fait sombre ; le Maître n’avait
donc pu en examiner la forme ni l’aménagement.
Dehors, par contre, il se trouva dans un couloir éclairé et
traversa, coup sur coup plusieurs salles dont il lui fut loisible
d’inspecter le décor, et le mobilier.
Sa curiosité atteignait à son paroxysme. Ayant à peu
près la certitude maintenant, que les conséquences immé-
diates de son aventure ne mettaient pas sa vie en danger, il
n’était pas éloigné de considérer sa capture presque comme
une heureuse chance.
Il allait donc pouvoir étudier la vie des Polaires et, sans
doute aussi les Polaires eux-mêmes. À travers la succession
de salles, de galeries et de vastes halls qui composaient cet
étage de l’immense tour – un véritable monde, – il les cher-
chait des yeux.
En rencontrerait-il ?
Il ne croisa que des insectes géants, en tout semblables à
ses gardiens. À son aspect, ces mandibulaires corsetés ne
manquaient pas de manifester une certaine curiosité ; ils
échangeaient quelques mots avec les conducteurs d’Oronius,
examinaient attentivement ce dernier, puis s’éloignaient.
De Polaires, toujours point !
Où étaient-ils, les hommes du Pôle ?
Car tout, dans la tour, annonçait une civilisation avan-
cée, des habitudes et des goûts identiques à ceux de l’huma-
nité moderne.
– 167 –
Il y avait des tables et des sièges, des armoires aux
rayons chargés de livres et d’instruments : des bibliothèques
et des laboratoires ; la science, l’érudition et l’art voisinaient.
Oronius aperçut des statues et des tableaux.
Quelques-uns mettaient en scène des hommes et des
animaux ; le plus grand nombre représentaient des insectes.
Cette nouvelle particularité donna beaucoup à penser au
Maître.
Il devint songeur.
En poursuivant sa marche à travers des salles sans
nombre où pas un humain ne lui était encore apparu, il re-
marqua qu’elles étaient toutes fréquentées, occupées ou ha-
bitées par des insectes géants. Ceux-ci, avec une aisance na-
turelle, s’asseyaient sur les sièges au dossier bas, en écartant
leurs ailes, à la façon des pans d’un manteau ou d’une chape
d’église. Ils conversaient ; ils maniaient les instruments ; ils
lisaient.
Oronius marchait de stupeur en émerveillement ; chaque
pas lui faisait découvrir aux bizarres créatures une aptitude
nouvelle qui les démontrait égaux aux humains en savoir et
en intelligence.
Égaux ?…
Le Maître en était même à se demander s’ils n’avaient
pas distancé le vingt-et-unième siècle sur la route du progrès
et s’ils ne représentaient pas un stade d’évolution supérieur à
celui des intellectuels des États-Unis d’Europe.
Dans les laboratoires, c’étaient des insectes qui se pen-
chaient sur les cornues et les éprouvettes ; des insectes ma-
niaient les microphones, se servaient des microscopes.
– 168 –
Des insectes physiciens… des insectes chimistes… par-
tout des insectes… rien que des insectes…
Et dans ces formidables usines, dont on entendait le ha-
lètement au-dessus et au-dessous des salles traversées,
n’était-ce point aussi d’autres séries de ces incompréhen-
sibles mandibulés qui se livraient au fantastique labeur de la
captation et de la reconstitution des rayons solaires ?
S’il en était ainsi, ne fallait-il pas en arriver à cette con-
clusion effarante : les savants habitants de cette région répu-
tée inhabitable, les colonisateurs du Pôle antarctique étaient
les insectes géants !
Oronius en avait l’intuition. Il en fut soudain certain,
quand il eut été introduit dans un immense cabinet de travail
et mis en présence d’un respectable individu, courbé, chenu,
mais de la même espèce que ses gardiens qui s’inclinèrent
devant lui en manifestant le plus grand respect.
Un chef, évidemment… peut-être le chef suprême de
cette race jusqu’alors inconnue.
Il fit un signe. Ceux qui accompagnaient le Maître se re-
tirèrent aussitôt, non sans s’être encore courbés.
Oronius et le vieil insecte demeurèrent en tête-à-tête.
D’un geste courtois, la créature, – semblable à un cheva-
lier vieilli sous l’armure, puisqu’elle paraissait casquée et
bardée d’acier bruni, mais d’acier un tant soit peu détérioré,
bosselé, renfoncé par les chocs reçus dans cent combats, – la
créature, disons-nous, indiqua un siège.
— Ah ! pensa Oronius, en y prenant place, aurais-je ja-
mais osé rêver pareille audience ? Je me serais traité de
fou…
– 169 –
Accoudé sur sa table-ministre, où se remarquaient de
nombreuses touches de cristal, un standard électrique et dif-
férents instruments articulés, l’insecte-ancêtre examinait la
physionomie de son hôte.
Soudain, il prononça avec une merveilleuse pureté
d’accent, quelle que fût la langue employée :
— English ?… Español ?… Italiano ?… Deutsch ?… Fran-
çais ?…
— Français, s’empressa de couper le Maître, abomina-
blement suffoqué.
Ces syllabes appartenant à divers idiomes, prononcées
successivement, annonçaient-elles une connaissance appro-
fondie non seulement des peuples, mais encore des langues
mentionnées ? Le senior était-il polyglotte ?
La seule pensée qu’il en pouvait être ainsi était bien suf-
fisante pour effondrer un savant. Quelle humiliation il éprou-
vait à constater qu’il existait à la surface du globe une race
d’êtres pour le moins aussi évolués que les animaux raison-
nables doués d’une âme et que cette race, ayant su dissimu-
ler son existence à l’humanité, n’ignorait rien d’elle !
Avec aisance, l’ancêtre proposa :
— Puisque vous êtes Français, monsieur, parlons donc
français et dites-moi ce que vous venez chercher parmi
nous ?
La voix était harmonieuse, éthérée, supra-humaine. Mais
l’accent de celui qui parlait ainsi était bien fait pour dérouter.
Oronius avait besoin de s’habituer à entendre parler un in-
secte. Il dut, pour ne pas se laisser dominer par le trouble en-
– 170 –
vahisseur, détourner ses yeux et répondre sans regarder son
interlocuteur. Ainsi se poursuivit la conversation étrange.
— Mes compagnons et moi avons été amenés dans ces
parages par la volonté du hasard, à la suite d’une incommen-
surable perturbation atmosphérique, avoua-t-il sans chercher
un biais. Or, qui se serait imaginé trouver au Pôle ce que
nous y avons découvert ?
Il était naturellement impossible de lire sur le masque
inexpressif de l’insecte ; mais sa voix trahit un soulagement.
— Ainsi, vous ne soupçonniez pas notre présence ici ?
insista-t-il. Vous ne veniez pas étudier nos mœurs et vous
rendre compte de notre existence ?… de nos travaux ?
— Nullement, monsi… je veux dire… Enfin, si nous
n’avions entrevu, par hasard, le sommet de vos tours et pres-
senti un mystère qui nous a intrigués, nous serions repartis
comme nous étions venus, sans même supposer que le Pôle
austral pouvait être habité… par… par vous.
Le vieil insecte inclina la tête. Il semblait deviner la pen-
sée du Maître.
— Oui, par nous, uniquement ! précisa-t-il.
— Vous représentez donc la race polaire ? murmura
avec hésitation Oronius et sans relever ses paupières. Per-
mettez-moi de m’étonner de la trouver à la fois si proche et
si différente de la nôtre.
Le chef polaire demanda – et cette fois sa voix se nuan-
çait d’ironie :
— L’orgueil de l’homme est-il si grand qu’il ne puisse
concevoir d’autre forme supérieure à la sienne ?
– 171 –
— Des siècles de suprématie nous avaient habitués à
cette idée qu’aucune espèce d’êtres animés ne pouvait nous
disputer le sceptre, explique confusément Oronius. Pourquoi
nous accuser d’orgueil ? Si nous avions trouvé nos égaux en
intelligence, nous aurions pu partager avec eux l’empire du
monde.
— Rien n’est moins certain ! Vous vous avancez bien à
la légère, monsieur. Dans la réalité, deux races antagonistes
ne peuvent coexister sans que l’une cherche à absorber
l’autre.
Vexé d’avoir été si facilement percé à jour, oubliant la
précarité de sa situation, le savant posa hardiment cette
question brûlante :
— Serait-ce cette crainte qui vous fit accumuler tant de
précautions pour tenir secrète votre existence ? Vous parais-
sez nous bien connaître, et nous, nous ignorions tout de
vous. Il eût cependant été souhaitable et profitable pour tous
que le mieux renseigné cherchât à entrer en relations avec
l’autre.
— Qui nous eût asservis et se fût certainement opposé
au développement de notre évolution, riposta du tac au tac
son interlocuteur en frottant l’une contre l’autre ses ailes
élytréennes bien élimées, et produisant ainsi un bruit de cré-
celle douloureux à entendre. L’espèce dont nous descendons
n’a donné naissance qu’à quelques milliers d’individus. Vous
êtes des millions. Le drame eût été bref. Nous bénissons
l’instinct ancestral qui a permis notre évolution en nous
adaptant dès l’origine à une existence cachée et mystérieuse.
Ainsi avons-nous pu nous maintenir à travers les siècles en
acquérant peu à peu cette intelligence dont la supériorité
nous a affranchis.
– 172 –
— Vous n’avez pas réclamé votre place ; c’est de la mo-
destie, affirma Oronius. Ne discutons pas pour décider si
vous avez été sages ou non d’adopter cette trop prudente at-
titude. Par des chemins différents, vous nous avez rattrapés
et probablement dépassés. Je devine que ce que vous avez
conservé des caractéristiques originelles vous fait physique-
ment très supérieurs aux humains. Eux naissent privés de
tout moyen de défense naturel. Vous êtes, vous, vêtus et ar-
més redoutablement. Vous devez être presque invulnérables.
Ce sont évidemment là des conditions de beaucoup meil-
leures que les nôtres pour aborder la lutte de l’existence…
Mais puis-je m’informer de votre histoire ? Il est impossible
que votre race ait pris naissance sur le sol ingrat du Pôle. Ce
n’est qu’après avoir conquis la science que vous avez pu
songer à l’aménager et l’habiter ?
Le chef polaire fit un signe affirmatif et tendit à son hôte
involontaire un cornet de glace stabilisée duquel émer-
geaient des londrès.
— Fumez-vous ?
— Merci. Cette détestable habitude s’est perdue, chez
nous, depuis longtemps.
— Ici, elle n’eut jamais un seul amateur. Ces fumerons
sont des pièces de musée…
— Vous n’avez pas répondu à ma question ?
— J’y réponds… Oui, nous venons de loin et ne sommes
point natifs du Pôle… Il nous a fallu, pendant des centaines
de siècles, vivre dans des contrées moins meurtrières… mais
où d’autres dangers nous guettaient : l’homme, auquel il fal-
lait à tout prix cacher notre existence et la possibilité que
nous avions de devenir un jour ses rivaux. Longtemps, nous
– 173 –
avons vécu dans le centre de l’Afrique, dans les contrées
inexplorées. Et quand par hasard, comme cela est arrivé plu-
sieurs fois au cours des siècles, un des nôtres, victime d’un
accident, se laissait capturer par vos semblables, il prenait
soin de dissimuler son intelligence ; se sacrifiant pour le salut
et l’avenir de notre race, il ne laissait voir en lui que la bête
dont il avait l’apparence et mourait stoïquement sous les
coups que ses attaques s’appliquaient à provoquer. Plus tard,
un de nos chimistes a fait une précieuse découverte : un en-
duit qui confère pendant quelques heures l’invisibilité. Notre
science a fait ensuite de grands progrès, si bien qu’un jour
nous avons pu songer à la conquête et à l’aménagement d’un
des pôles. Là nous savions devoir trouver un asile inviolable.
Aucune indiscrétion n’était à craindre. On ne revient pas du
Pôle.
Oronius frémit.
Il songeait à ses compagnons.
— Ne lèverez-vous jamais cet interdit ? s’enquit-il. Vous
êtes maintenant assez forts, il me semble, pour ne pas
craindre l’attaque des êtres de mon espèce.
— De nouveaux temps vont en effet venir, répondit éva-
sivement le vieux Polaire. Nous révélerons notre existence. Il
est temps de prendre sur la terre la place à laquelle notre
science nous donne droit.
Le Maître se garda de relever l’implicite menace que
pouvait contenir cette allusion. À son estime, le meilleur
moyen de pénétrer les intentions secrètes des Polaires n’était
pas de les interroger. Si ce que venait de dire son interlocu-
teur signifiait une invasion prochaine du monde, une tenta-
tive d’asservissement de l’humanité à l’étrange race qui se
– 174 –
révélait supérieure, mieux valait ne point se départir d’un
semblant d’insouciance et garder pour soi sa curiosité.
— Ce Polaire a raison, pensait Oronius. L’empire ter-
restre ne saurait se partager : eux ou nous !… Parmi les êtres
dont le hasard m’a fait le prisonnier – et encore ne faut-il pas
mettre tout sur le compte du hasard – il pourrait y avoir un
rôle utile à jouer. Ce serait de démasquer le péril couru par
les régents du monde ; ce serait surtout d’y apporter un re-
mède.
Sur cette réflexion, il s’enquit :
— Puis-je vous demander si ma présence auprès de vous
vous semble être encore nécessaire ? Me permettrez-vous de
rejoindre mes compagnons ?
— Ceci est malheureusement impossible, monsieur, ré-
pondit le Polaire avec urbanité. Nous avons des vues sur
vous. Or, celles-ci s’opposent à ce que nous vous rendions la
liberté.
— Du moins, laisserez-vous les miens libres de regagner
les pays tempérés… la France ?
Le chef polaire réfléchit une seconde à peine.
— Soit ! déclara-t-il avec une nuance d’ironie dans la
voix. Leur départ est sans inconvénient pour moi et les
miens. D’autre part, je ne crains guère les bavardages incon-
sidérés auxquels ils pourront se livrer. Il sera trop tard. Tou-
tefois, je mets une condition à leur départ. Ils devront quitter
immédiatement notre domaine en se désintéressant totale-
ment de votre sort.
— Pour obtenir cela d’eux, remarqua piteusement le
Maître, il faudrait mon intervention personnelle.
– 175 –
— Je vais vous mettre à même d’agir au mieux de leur
intérêt et selon la grandeur de vos sentiments.
Emmené dans une salle garnie de tous les appareils op-
tiques, électriques et radiotélégraphiques que la science la
plus avancée pût mettre à sa disposition, Oronius se con-
vainquit que les Polaires n’ignoraient rien des secrets qu’il
avait si péniblement arrachés à la Nature.
Mais, remettant à plus tard les réflexions qu’il pouvait
faire à ce sujet, il songea à ne pas laisser deviner par les
mandibulés l’étendue de ses propres connaissances et, fei-
gnant l’embarras, il sollicita du Polaire qui l’avait accompa-
gné quelques explications sur l’usage et le maniement des
appareils.
Celui qu’il se fit expliquer tout d’abord n’était ni plus ni
moins que l’équivalent de son œil cyclopéen.
Il en demeura tout pantois, mais le mit en service sans
tarder pour suivre les faits et gestes de Jean Chapuis, de Cy-
prienne et de leurs compagnons, qu’il retrouva dans le jardin
affolant. Usant ensuite d’un transmetteur de signaux lumi-
neux, il put les faire sortir et les guider vers l’Alcyon ; ce fut
alors qu’il leur envoya ce message qui devait les décider au
départ.
– 176 –
CHAPITRE XV
À MOI !… HANTZEN ! YOGHA !
Satisfait de sa docilité, le Polaire Supérieur avait laissé
son prisonnier libre d’errer à sa guise dans l’étage de la tour
qu’il lui avait assigné comme résidence. Il l’autorisa égale-
ment à se promener dans certaines parties des jardins, tout
en lui fixant des limites qu’il ne devait point dépasser.
Notre savant, est-il nécessaire d’en faire l’aveu, enten-
dait bien ne pas respecter cette dernière consigne.
Il avait peu à peu, et sans en avoir l’air, dénombré et ca-
talogué les forces dont disposaient ses geôliers en leurs mys-
térieuses usines ; il était lui-même à même d’en utiliser
quelques-unes selon ses besoins, et notamment pour com-
muniquer avec les siens. Cependant, il ne montrait aucune
hâte, car il ne voulait mettre en œuvre cette première – et
peut-être unique – communication qu’à bon escient et seu-
lement quand il aurait surpris ce qu’il appelait « le secret du
Pôle ».
Au fond, pour lui, ce secret était celui de la comédie, car
il s’agissait d’une sorte d’invasion de la terre ; il n’en doutait
plus maintenant.
– 177 –
De toute évidence, les Polaires, arrivés au plus haut de-
gré de civilisation que le monde eût encore connu, se prépa-
raient à revendiquer la première place et à reléguer l’huma-
nité au second rang.
Dans l’esprit d’Oronius, un seul point restait imprécis ; –
or, ce point avait une importance capitale ! – Qu’em-
ploieraient et que préparaient présentement les factieux dé-
sireux de reprendre aux hommes la maîtrise du monde ?
Il avait l’intuition que certaines usines, dans lesquelles il
ne réunissait pas à pénétrer, étaient destinées à provoquer
des cataclysmes mondiaux à la faveur desquels les Polaires
devaient compter pouvoir exécuter plus aisément leurs des-
seins.
Il soupçonnait aussi vaguement la mise sur pied, en
grand secret, d’une armée très particulière ; nombreuse ?
sans doute… Difficile à repousser ? probablement… Très
meurtrière ? à coup sûr ! Mais de quels soldats se compose-
rait-elle ? C’était là ce qu’il fallait savoir et aussi quel serait le
plan de campagne. Alors, seulement, Oronius pourrait ris-
quer le tout pour le tout et tenter de mettre ses semblables
sur leurs gardes par l’intermédiaire de Cyprienne et de Jean
Chapuis.
Il surveillait, en un coin retiré des jardins, un enclos qui
lui semblait particulièrement suspect. Il ne pouvait se tenir
de rôder autour, mais sans parvenir à jeter un coup d’œil à
l’intérieur.
Le mur entourant cet enclos s’élevait à une grande hau-
teur et dérobait aux regards ce qui s’y tramait ou s’y fabri-
quait. Cependant, il était facile d’apercevoir la partie supé-
rieure et les terrasses des constructions qu’il enfermait.
– 178 –
D’autre part, lorsqu’il réussissait à côtoyer cette en-
ceinte, Oronius ne pouvait manquer d’être intrigué par les
gémissements de souffrance qui parvenaient à ses oreilles.
On eût dit que derrière les murailles des humains souffraient
et se plaignaient.
Des humains ? Y avait-il donc d’autres humains
qu’Oronius en ce séjour ? En ce cas, que faisait-on d’eux et à
quelles tortures les soumettait-on pour leur arracher des
plaintes aussi douloureuses ?
Et, chaque jour, les gémissements se renouvelaient. Les
bourreaux étaient-ils donc inlassables ? Pourquoi cet achar-
nement ? Et pourquoi ce raffinement de cruauté ?
Apitoyé, et en même temps inquiet, le prisonnier semi-
libre ne cessait de guetter de loin en loin les environs du
sombre enclos des lamentations. Il espérait que quelque in-
dice finirait par lui en livrer le secret.
Il fut tout d’abord considérablement déçu, car sa faction
toujours prolongée et renouvelée à différentes heures ne lui
livrait jamais rien. Ou bien il jouait de malchance, ou bien il
fallait conclure que la porte, d’ailleurs invisible, de cette pri-
son où l’on torturait était autant dire condamnée.
Les misérables qui s’y trouvaient enfermés, sous la garde
d’impitoyables tourmenteurs, n’avaient-ils donc aucune
communication avec le monde extérieur ? Étaient-ils, comme
au temps jadis les assistés par contrainte des léproseries,
destinés à une séquestration perpétuelle, dont la mort seule
les pouvait délivrer ?
En cette hypothèse même, ne fallait-il pas qu’une porte
se fût ouverte pour leur livrer passage à leur arrivée ?
– 179 –
Soudain, Oronius pensa aux tours sans portes, dont le
mystère lui était à présent expliqué par la nature même des
indigènes polaires. Il savait que ceux-ci, utilisant les ailes
dont la Nature les avait pourvus, ne marchaient qu’à
l’intérieur de leurs demeures. Dès qu’ils sortaient, ils em-
pruntaient la voie des airs et se risquaient rarement sur le sol
entre leur point de départ et leur point d’arrivée. Pour cette
raison, on n’accédait à la tour que par la terrasse supérieure.
— Et dire que mon Parisien Victor traite son Paname de
pur nid d’oiseaux ! sourit-il. Ah ! les Polaires n’auraient point
de peine à rendre des points à nos libellules !
Il se toucha le front, pensant tout à coup qu’il en devait
être de même pour l’enclos que pour les tours. Aussi se mit-il
à surveiller les terrasses des constructions apparaissant au-
dessus des murs.
Bien lui en prit. À diverses reprises, il put observer
l’arrivée d’aéroplanes de grand parcours, qui descendaient
du plafond de brume et s’abattaient sur les terrasses. Ces
avions étaient montés par des Polaires qui en débarquaient
de véritables cargaisons de singes.
— Oh ! oh ! pensa-t-il ébahi. Nos insectes s’humanisent-
ils en démontant, pour se les greffer, quelques parties de ces
animaux, comme le faisait autrefois le docteur Voronoff, in-
venteur des glandes de Jouvence ?
Mais le lendemain même du jour où il avait observé ces
arrivées, Oronius fit une seconde découverte : il assista cette
fois à un départ ; les mêmes animaux qu’on avait amenés
étaient réembarqués et emportés vers l’inconnu.
Étaient-ce bien les mêmes ? Le Maître en douta de suite.
Ou, en tout cas, il dut conclure que, dans l’intervalle de la
– 180 –
nuit, ils avaient subi une importante transformation, car leur
aspect s’était profondément modifié.
Les singes débarqués de l’aéroplane se montraient tur-
bulents, bruyants et rageurs. Ils étaient attachés et les in-
sectes qui les amenaient ne pouvaient s’en faire obéir qu’en
les châtiant rudement. Bref, à part la malice, ils étaient à
peine supérieurs aux autres animaux.
Il en allait tout autrement au départ. Alors, plus de
chaînes, plus de coups, plus de tapage. Les singes reparais-
saient libres et taciturnes, dolents et presque graves. Il y
avait en eux une dignité nouvelle, dont ils semblaient avoir
pris conscience. L’expression de leurs yeux et leur attitude
avaient changé. Ils s’embarquaient d’eux-mêmes et sans que
leurs gardiens eussent à intervenir.
Oronius demeura stupéfait.
Le travail intense de sa pensée lui fit aussitôt entrevoir
une partie de la vérité. Il s’expliquait les cris, les arrivées et
les départs.
L’enclos était bien véritablement un lieu de torture. On y
soumettait les singes amenés à des expériences et à des opé-
rations qui les transformaient dans un sens très différent de
celui pratiqué par le docteur Voronoff… dans un sens céré-
bral et non glandulaire.
Mais dans quel but ? Et que faisait-on, par la suite, des
animaux ainsi transformés ? Vers quelle destinée nouvelle
les mystérieux aéroplanes les emportaient-ils ?
Dans un éclair de cette lucidité particulière qui est
l’apanage du génie, le Maître trouva la réponse :
– 181 –
— Parbleu ! c’est là leur armée ! s’exclama-t-il. Ce sont
des soldats qu’ils se fabriquent pour envahir le monde !
Contre l’humanité, ils vont dresser les animaux affranchis
par eux… Je vois… Je vois…
Il entrevoyait, en effet, des choses redoutables. Et,
comme Jean Chapuis, il s’effarait devant cette perspective de
cauchemar.
C’était vraiment une idée infernale qu’avaient eue les in-
sectes supérieurs.
Mais comment leur était-elle venue ?
Il y avait encore beaucoup de choses qu’Oronius souhai-
tait apprendre.
Plus que jamais, il était prêt à tout risquer pour pénétrer
dans le mystérieux enclos des transformations.
Il n’y serait cependant point parvenu si le hasard – en ce
cas spécial, vraiment providentiel, – ne lui eût fait découvrir,
dans les laboratoires qu’il traversait librement, une cuve de
la substance qui donnait l’invisibilité.
Comme Archimède, il n’avait plus qu’à s’écrier :
— J’ai trouvé !
Cette fois, il tenait l’infaillible moyen.
Il suffisait de prendre un bain d’invisibilité, et pour cela de
se plonger tout entier dans la cuve.
Oronius s’y décida instantanément. L’effet qu’il avait dé-
jà expérimenté sur une de ses mains, fut immédiat. Tout son
corps disparut à ses propres regards ; cela lui produisit
– 182 –
même une impression bizarre d’être tout à coup devenu invi-
sible jusque pour lui-même.
Il se sentait, mais ne se voyait plus ; il faisait des gestes
et n’en apercevait point le sens ni la portée.
Sa matérialité semblait n’être plus qu’une illusion que le
témoignage de ses yeux ne pouvait plus confirmer.
Il ne s’amusa d’ailleurs pas longtemps au petit jeu de
surveiller ses nouvelles impressions. Il savait cette invisibili-
té éphémère : elle ne durerait que quelques heures ; ce temps
écoulé, sous peine de redevenir perceptible, il lui faudrait re-
tourner à la cuve et renouveler le bain. Comme ce retour à
l’invisimmersion pouvait n’être pas immédiatement possible,
les instants étaient précieux et il importait de ne pas les gas-
piller.
Le Maître, certain de n’être point vu, se dirigea donc
vers l’enclos.
Un instant, il eut du regret de n’avoir pu trouver, avec
l’invisibilité, une petite paire d’ailes de Polaire, car il lui res-
tait à franchir le mur.
Tandis qu’il le longeait, en quête d’un endroit propice à
l’escalade, il entendit soudain derrière, c’est-à-dire à l’inté-
rieur de l’enclos, des voix prononçant des phrases dans sa
propre langue maternelle.
On parlait français !…
À vrai dire, ce n’était pas là un fait extraordinaire,
puisque le vieux chef polaire avec lequel il avait eu sa pre-
mière entrevue avait fait preuve d’un polyglottisme presque
universel et l’avait entretenu avec la facilité et le purisme
– 183 –
bon enfant qui firent la réputation des Lavedan, des Strows-
ki, des Batilliat.
Mais si la conversation que surprenait Oronius avait été
tenue entre quelques insectes géants, il aurait été plus lo-
gique qu’elle eût lieu en leur idiome particulier.
Or il en était autrement, il fallait donc supposer qu’un au
moins des interlocuteurs était un homme.
Un homme – un autre homme que le sauveur de Paris à
l’intérieur du mystérieux enclos ! Cela valait la peine d’être
éclairci.
Le Maître prêta une oreille attentive.
Et voici ce qu’il entendit :
— Vos élèves font merveille, disait une première voix,
en laquelle Oronius reconnut celle du chef des insectes supé-
rieurs. J’ai reçu les meilleures nouvelles de leur zèle. Leur
besogne se poursuit activement et fait boule de neige. Ils ont
déjà jeté le trouble parmi les grandes nations. Bientôt, grâce
aux singes-chirurgiens, un nombre suffisant d’animaux sera
humanisé et nous pourrons passer à la définitive offensive.
— J’ai simplement tenu ma promesse, répondit une
autre voix, qui fit tressaillir le père de Cyprienne. Madame et
moi sommes prêts à tout pour nous montrer alliés fidèles et
nous rendre dignes de votre amitié.
Fébrilement, oubliant toute prudence, Oronius, ayant
cueilli une feuille d’arbuste, aussi dure et tranchante qu’un
instrument d’acier, s’était mis à écorcher le mur, fait d’une
sorte de pâte à la vérité peu solide. Ayant constaté la friabili-
té de cette matière, il insista, creusa, et il eut tôt fait d’ouvrir
– 184 –
une sorte de fenêtre par laquelle il put glisser un regard in-
discret.
Tout de suite, il découvrit trois silhouettes.
La première, comme il s’y attendait, était celle du chef
suprême des Polaires.
Mais les deux autres le firent se rejeter en arrière, puis
s’éloigner rapidement.
C’étaient Hantzen et Yogha, les irréconciliables ennemis
du Maître.
*** ***
Vivants encore ? Et présents au Pôle, en train certaine-
ment d’y poursuivre leur œuvre de haine ? Décidément la fa-
talité s’en mêlait !…
Hantzen et Yogha connaissaient-ils donc la présence
d’Oronius parmi les Polaires ? Était-ce en suivant ses traces
et celles de l’Alcyon-Car qu’ils étaient eux-mêmes parvenus
au Pôle austral ?
Non pas…
Ils pouvaient, à la vérité, supposer que l’avion de leur
ennemi avait été anéanti avec ses passagers par la solidifica-
tion de l’air9. C’était ce but qu’ils avaient souhaité atteindre
9 Voir Le Réveil de l’Atlantide.
– 185 –
quand ils avaient eu recours à cette manœuvre catastro-
phique.
Mais il n’était pas étonnant qu’eux-mêmes y eussent
survécu, puisqu’elle était leur œuvre. Ils avaient pris naturel-
lement leurs précautions.
Enfermés tous deux dans une alvéole isolante et insen-
sible aux pressions extérieures, ils avaient, comme l’Alcyon,
été projetés dans les airs, lors de la dislocation explosive de
la masse d’air solidifiée. Et, voyageant sur les mêmes cou-
rants, comme l’Alcyon, ils étaient retombés… au Pôle.
Seulement, le Destin les avait fait choir exactement sur
la plate-forme de l’une des tours, de sorte qu’ils s’étaient
trouvés immédiatement au pouvoir des Polaires.
Cette situation n’était pas pour embarrasser une per-
sonne aussi habile que Yogha. La diplomatie de Hantzen au-
rait été un peu lourde et maladroite. Mais la machiavélique
Hindoue, qui savait lire dans les cerveaux et connaissait le
langage universel de la pensée, n’avait eu aucune peine à ga-
gner les bonnes grâces des Polaires et à pénétrer leurs pro-
jets.
Elle n’en était pas à une trahison près. Sans hésiter,
jouant le tout pour le tout, elle leur avait proposé son al-
liance et celle de Hantzen. L’un et l’autre se déclaraient prêts
à mettre leur science et leur pouvoir au service des rivaux
des hommes et à les aider à arracher le sceptre que déte-
naient les humains.
Après un interrogatoire serré, qui avait permis aux Po-
laires de se rendre compte de la valeur de l’aide qui leur était
offerte, le traité avait été conclu.
– 186 –
Et c’était ainsi que Hantzen, installé dans un laboratoire
mis à sa disposition, avait pu entreprendre la transformation
du règne animal.
*** ***
Ce ne fut qu’après s’être éloigné du dangereux enclos
qu’Oronius s’aperçut de la cessation de son invisibilité.
L’effet protecteur du bain avait dû prendre fin tandis qu’il
plongeait ses regards anxieux dans l’enceinte interdite.
C’était là un fâcheux contre-temps ; car il se pouvait
qu’il eût été aperçu.
L’avait-il été ?
Il ne voulut point s’en préoccuper ; ou plutôt, s’il admit
cette éventualité, ce fut pour en déduire qu’il devait agir au
plus vite et avant qu’on n’eût le temps de contrarier son des-
sein.
Il en avait appris suffisamment. Il estimait qu’il était
grand temps de rentrer en communication avec les hommes,
en envoyant à Jean Chapuis le message promis.
Tout était prêt à cet effet.
Les jours précédents, profitant de la liberté qui lui était
laissée, il avait utilisé les sources électro-magnétiques des
Polaires pour constituer cette précieuse voûte conductrice du
son qui allait lui permettre de converser avec son élève et de
le prévenir du danger imminent.
– 187 –
On devine avec quel émoi les hôtes du Palais-
Laboratoire reçurent et entendirent jusqu’au bout les détails
de cette impressionnante communication.
Lorsque le Maître eut cessé de parler, après quelques
exclamations apeurées, avidement ils l’interrogèrent. Que
devaient-ils faire pour combattre la terrible invasion ?
— Les animaux recérébrés ne sont que l’avant-garde,
répondit Oronius. S’il n’y avait qu’eux, je crois que le genre
humain l’emporterait finalement… Mais il y a ces effrayants
Polaires, dont l’intelligence dépasse celle de la moyenne de
nos contemporains. C’est contre ceux-là qu’il est urgent
d’aviser.
— Que faire, Maître ?
— Moi seul et sur place pourrais organiser cette défense.
Il faudrait donc que je vous rejoigne sans tarder. Voici donc
ce que je compte faire. Je vais…
Sa phrase fut interrompue soudain.
— À moi ! l’entendit-on crier d’une voix forte. Les voi-
ci… Ils accourent… Hantzen… Yogha…
Puis ce fut le silence – un terrible silence… La voûte
magnétique venait d’être détruite, laissant la famille du
Maître dans la plus cruelle incertitude.
Désormais, rien ne répondait à leurs appels désespérés.
Et, chose affreuse, il leur semblait voir se jouer l’épilogue du
drame qui se dénouait à des milliers de lieues…
– 188 –
CHAPITRE XVI
À LA NICHE !
Les suppositions désolées de Cyprienne et de Jean Cha-
puis ne s’étaient égarées que sur un point.
Si les Polaires visaient à un but de domination par
l’emploi de moyens difficilement admissibles, du moins ne
pouvaient-ils être accusés d’avoir détruit la voûte-téléphone et
interrompu la communication.
L’auteur de cette « coupure », c’était Oronius en per-
sonne…
D’ailleurs, pour accomplir ce geste désespéré, il n’avait
même pas attendu d’être appréhendé. Délibérément, dès
que, de loin, il avait vu accourir vers lui ceux dont il devinait
les intentions hostiles, il avait dispersé les courants constitu-
tifs de la voûte et brouillé les appareils émetteurs.
Pour quelle raison ?…
Lui-même s’en était expliqué brièvement en criant à ses
êtres chers – sa fille, son élève, ses dévoués serviteurs –
comme une suprême mise en garde, les noms abhorrés de
leurs persécuteurs.
– 189 –
Hantzen !… Yogha !…
Car Oronius venait de les apercevoir, se dissimulant
entre les insectes géants qui se précipitaient vers lui.
Or, il redoutait encore plus l’esprit pervers de l’Hindoue
et de son acolyte que la colère des rivaux des hommes.
Ces derniers n’allaient s’en prendre qu’au genre humain.
Atteints de la même phobie, Hantzen et Yogha haïssaient en
outre et spécialement la famille d’Oronius.
Ils venaient de le prouver une fois de plus en lançant les
Polaires aux trousses du Maître.
Car c’était à eux, il n’y avait pas à en douter, qu’Oronius
devait d’être surpris. Yogha l’avait aperçu et reconnu par le
trou du mur, juste à l’instant où son invisibilité cessait d’être
parfaite.
Sa haine en éveil n’avait même pas pris le temps de
s’étonner.
De suite, elle avait agi et dénoncé la présence du Maître.
D’ailleurs l’apparition d’Oronius n’avait pas été pour elle
une surprise. Elle s’attendait à le rencontrer. Certaines allu-
sions des Polaires sur le passage de l’Alcyon à travers leur
domaine, puis le récit de la capture d’un des passagers lui
avaient fait soupçonner la vérité. Comme Hantzen et comme
elle, Oronius et les siens pouvaient avoir échappé aux con-
séquences de la solidification de l’air.
Elle et son complice étaient donc pareillement sur leurs
gardes. Aussi, dès qu’ils eurent découvert et signalé la curio-
sité d’Oronius, ils engagèrent leur allié à le faire chercher.
Quelques questions insidieuses leur ayant fait connaître de
– 190 –
quelle liberté de faveur le Maître avait jusqu’alors bénéficié,
ils n’eurent aucune peine à faire admettre au chef des Po-
laires l’imprudence d’une semblable magnanimité.
— Vous ne connaissez pas ce personnage ! affirmèrent
les deux aventuriers. Votre confiance en lui nous en fournit
la preuve. Si vous aviez déjà eu des rapports avec lui, avertis
par sa fourberie, vous vous seriez méfiés. Sous ses dehors
paisibles, c’est le plus rusé et le plus inventif de vos ennemis.
Il ne cherche qu’une occasion de mettre à mal votre œuvre,
soyez-en certain, et il y parviendra, nous pouvons vous
l’affirmer, si vous lui en laissez le temps. Son but a tout
d’abord été d’endormir votre vigilance, en vous laissant
croire qu’il était inoffensif. Mais, à vos dépens peut-être,
vous apprendrez à le mieux connaître : c’est le Maître des
Hommes. En ce moment, il est possible… il est certain, de-
vrions-nous dire… qu’en secret… chez vous et contre vous,
il machine quelque perfidie. Hâtez-vous de le faire recher-
cher et de vous assurer de sa personne ! Dans une heure, il
serait trop tard.
Le Polaire suprême avait suivi ce conseil et prescrit des
battues immédiates. Tous les insectes, alertés, se mirent à
fouiller les moindres recoins de leur domaine.
Oronius ne pouvait donc manquer d’être rapidement dé-
couvert. Le hasard voulut qu’il le fût par la bande que diri-
geait en personne le chef des insectes et à laquelle Hantzen
et Yogha s’étaient joints.
Il n’en fallut pas plus pour alarmer notre savant et le dé-
cider à supprimer sans coup férir toute possibilité de com-
munication entre les siens et les deux traîtres à l’Humanité.
– 191 –
Dans la voûte-téléphone, les Polaires n’eussent vu sans
doute qu’un moyen d’épier ce qui se passait sur les terres
lointaines encore soumises à la domination barbare des créa-
tures au corps trop mal protégé, puisqu’elles étaient obligées
de se vêtir. Les paroles imprudentes que leur inquiétude
pouvait suggérer à Jean ou à Cyprienne ne les auraient point
intéressés.
Il n’en devait pas être de même avec l’Hindoue et son
complice. Avertis de la présence des deux jeunes gens à
l’autre bout de l’arc magnétique, ils n’auraient pas manqué
d’utiliser contre eux l’invention d’Oronius.
Heureusement, comme nous le savons, cette ressource,
ils n’allaient point pouvoir en faire usage : l’œuvre était dé-
truite. Et ils ne pourraient jamais soupçonner l’occupation à
laquelle se livrait le Maître, à leur arrivée.
Déjà, celui-ci était appréhendé par quelques insectes. Il
n’opposa d’ailleurs aucune résistance.
À quoi bon ? L’issue de l’aventure ne lui semblait pas
douteuse. Pris à l’improviste, et n’ayant avec lui aucune de
ses armes, toute sa science n’aurait pu lui permettre de tenir
en échec la Société des Polaires.
Le mieux était donc de se résigner à l’inévitable.
Et pourtant, en quelles mains tombait-il ! Tout son
stoïcisme allait-il suffire à lui faire accepter cette misérable
situation ? Car cette fois, ce n’était plus seulement la volonté
du Polaire suprême qui allait décider de son sort. Une autre
influence néfaste entrait en jeu ; et elle était particulièrement
malveillante, car c’était celle des vaincus de l’Everest, celle
– 192 –
des morts-vivants du Snaky10. En résumé, c’était celle de
l’Hindoue Yogha et de Otto Hantzen, le poussah.
Ils intervinrent aussitôt.
— Quels gardiens allez-vous donner à ce dangereux
conspirateur ? demanda la première avec une doucereuse
hypocrisie. Si vous voulez m’en croire, il en faudrait qui le
connaissent bien pour ne pas se laisser prendre à ses ruses.
Confiez-le-nous. Nous nous chargerons de le réduire à
l’impuissance.
Le Polaire suprême répondit à cette requête par un geste
d’acquiescement insouciant :
— Soit ! Puisque vous semblez tenir à remplir ces fonc-
tions de geôlier, je consens à le mettre sous votre garde. Il va
vous être livré ! Vous répondrez dorénavant de ses actes…
sur votre vie !
Ce n’était peut-être pas tout à fait la carte blanche
qu’avaient escomptée les associés. Ils demeuraient respon-
sables d’Oronius vis-à-vis des Polaires, cela signifiait qu’on
pouvait leur demander compte de ce qu’ils en auraient fait.
Ils ne pouvaient donc pas le supprimer. Pour beaucoup de
diplomatie… piètre résultat.
Néanmoins, Yogha se contenta de cet incomplet avan-
tage. Au bout du compte, le savant serait un peu à sa merci.
Oronius entre ses mains, c’était déjà la possibilité de satis-
faire sa haine par mille petites vexations.
10 Voir Le Réveil de l’Atlantide.
– 193 –
— Nous nous en chargeons, dit-elle avec assurance.
Et elle fit signe aux Polaires qui s’étaient emparés du
Maître de la suivre avec leur prisonnier.
Précédé de ses nouveaux maîtres, le père de Cyprienne
se vit ramené vers l’enclos des lamentations, dans lequel il
pénétra par un passage tubulaire que toutes ses investiga-
tions n’avaient pu découvrir.
Mais on ne s’y arrêta point. Visiblement, en ce qui con-
cernait la transformation intellectuelle des animaux, le rôle
de Hantzen était fini. Cette partie du programme ne devait
pas être poussée plus loin, puisqu’il ne s’était agi que de
constituer et de lancer contre l’humanité une avant-garde.
Elle était uniquement destinée à recevoir le premier choc de
réaction défensive et à épuiser la combativité de la race
« peau-tendre ». Il ne pouvait entrer dans les calculs des in-
sectes d’affranchir la totalité du règne animal. C’eût été
compromettre leur domination future.
Laissant donc les bâtiments qui avaient abrité les ex-
ploits chirurgicaux de l’inventeur du Sphérus, l’escorte
d’Oronius se dirigea vers le bord de la mer et s’arrêta sur un
plateau assez vaste qui la dominait en corniche.
Un bizarre chantier s’y trouvait installé.
Le Maître n’eut pas tout d’abord le loisir de l’examiner.
Car il lui fallait auparavant subir l’arrogante joie de ses
ennemis. Ceux-ci s’approchèrent de lui afin de jouir de leur
triomphe.
— Ainsi donc, éternel et tout-puissant Oronius, te voilà à
notre merci ? ricana le gros homme, dont l’énorme bedaine
– 194 –
fluait au-dessus de sa ceinture, comme le fait le flot montant
à l’assaut du rivage.
— Tu t’es laissé prendre au trébuchet avec l’imbécile oi-
siveté du plus vulgaire des étourneaux ! appuya le soprano
de Yogha. Feignant la perplexité, mais avec une intention de
raillerie insultante, Hantzen reprit, s’adressant à l’Hindoue :
— Dites-moi, belle amie, n’avons-nous pas été excessi-
vement imprudents en sollicitant la garde de ce génie ? Est-il
de ceux que de faibles chaînes peuvent retenir ? En existera-
t-il d’assez solides pour lui ? C’est pour le moins un quart-de-
dieu, si nous en croyons des louanges dont le Monde nous a
abasourdis à son propos. Avec quel métal suffisamment pré-
cieux peut-on bien oser enchaîner un quart-de-dieu ? Il lui
suffira d’en formuler le souhait pour voir ses entraves tomber
d’elles-mêmes et très respectueusement à ses pieds.
— Bah ! répondit Yogha, plus méprisante encore, sa ré-
putation a été bien surfaite. Il est un peu de la catégorie des
prestidigitateurs et des tricheurs de casino : s’il veut opérer
avec succès, il lui faut avoir les mains libres, une scène obs-
cure et des gogos de spectateurs abominablement myopes.
Autrement, ses merveilleuses facultés font piteuse figure et
perdent leur pouvoir. Mettons-lui une bonne paire de me-
nottes et, vous le verrez, ce puffiste se tiendra tranquille ; il
ne tentent pas de nous émerveiller par le moindre simulacre
de miracle.
— Y pensez-vous, Yogha ? Ce ne sera pas suffisant. Il ne
faut pas donner au lascar ses coudées franches, le laisser al-
ler et venir. Il finirait par nous jouer la fille de l’air.
– 195 –
— Nous ne le perdrons pas de vue, n’est-ce pas. Et puis,
si vous y tenez, il est facile de l’enchaîner complètement, en
prenant la précaution de ne rien laisser à sa portée.
Cet avis ayant prévalu, Oronius, dûment enchaîné par
une quintuple chaîne qui enserra ses poignets, ses chevilles
et son cou se vit assigner pour logement une niche en bois,
en tout semblable à celles dont on faisait encore usage pour
la gente canine.
C’étaient de bien mélancoliques journées en perspective
et la condamnation à une méditation quasi perpétuelle.
— Quel souvenir ! pensa Oronius en secouant ses mail-
lons ; n’ai-je pas vu quelque chose de semblable il y a long-
temps… longtemps… Eh oui, c’était à l’époque où l’on faisait
du film dramatique : Joubé dans la niche de Médor… Lagar-
dère se déguisant en bossu pour démasquer une certaine fri-
pouille… Mais il n’était pas enchaîné, lui… Aurai-je sa
chance et pourrai-je, en fin de compte, mettre mon pied sur
la tête de cette vipère, sur le ventre de son constrictor ?
Immobilisé dans cette niche par la longueur restreinte de
ses chaînes, le Maître ne devait avoir pour toute distraction
que la contemplation du paysage disposé en face.
Et ce serait toujours le même.
— Te voilà devenu chien de garde !… Tire-toi de là si tu
le peux avant que nous ayons le temps de nous occuper dé-
finitivement de toi, ricana Yogha. Autrement, nous procla-
merons la faillite de ton prétendu génie et tu deviendras pour
le monde un objet de dérision.
— Il fera néanmoins recette avant peu, riposta Hantzen.
Je sais un jour prochain où il lui sera donné de s’exhiber une
– 196 –
fois encore et de connaître les joies du triomphe… Ce
triomphe, il est vrai, sera le nôtre et celui de nos alliés, célé-
bré à la manière romaine. Ce vaincu y figurera derrière notre
char… Ce sera sa dernière parade officielle…
Sans les écouter, Oronius eut soudain un autre rappel :
Un jour, à une époque beaucoup moins lointaine que celle de
son récent souvenir, n’avait-il pas envoyé à la niche Jar-
rousse-Bambo, l’homme transformé en singe ?… Juste retour
des choses d’ici-bas, c’est lui qu’on y envoyait à présent… Et
comment !…
— Puis nous l’expédierons dans l’autre monde, lui et les
siens, sans tambour ni trompettes, conclut Yogha. La fin est
proche pour les arrogants humains qui n’ont pas su nous
comprendre et ont refusé de nous honorer. Demain, asservi
par nos puissants alliés, l’homme reprendra sa vraie place…
– la tienne – à la niche !
— Nous seuls serons à l’honneur !
— Parce que nous aurons été à la peine. Remettons-nous
à l’œuvre, vaillant Hantzen ! Le dénouement est proche.
– 197 –
CHAPITRE XVII
LA CHEVELURE DE FLAMMES
Ayant ainsi jeté leur venin, les deux misérables s’éloi-
gnèrent, laissant à Oronius tout loisir de méditer leurs der-
nières paroles.
Après sa réflexion séculairement rétrospective, il venait
de reprendre tout son sérieux. Il avait d’ailleurs sous les yeux
de quoi exercer sa sagacité.
À quelle besogne, à quels singuliers préparatifs se livrait-
on sur ce coin de terre polaire ? Y exécutait-on des travaux
de défense ou d’attaque ?
Il y régnait une activité fiévreuse. Les travaux dirigés par
Hantzen paraissaient être de deux sortes : travaux d’excava-
tion et d’extraction tout d’abord ; travaux d’amoncellement
ensuite.
Dirigées et surveillées par des équipes de Polaires, de
puissantes machines fouillaient l’intérieur du sol, dans lequel
plusieurs puits de mine avaient été forés. Des chapelets de
bennes en remontaient sans cesse une poudre violette qu’ils
déversaient en la répartissant sur une vaste circonférence.
– 198 –
Et, peu à peu, une colossale montagne artificielle, for-
mant couronne, se haussait autour de la frelonnière active.
En raison des formidables moyens que la science mettait
au service des Polaires, ce travail avançait avec une rapidité
vertigineuse. Oronius voyait la montagne croître à vue d’œil,
comme si elle s’était lentement soulevée en sortant du sol.
Il avait beau se creuser la cervelle, il ne pouvait deviner
le pourquoi de ce travail.
Néanmoins, il devait être assez promptement fixé par
l’expérience. Des signes évidents l’en avertissaient déjà.
C’étaient d’abord certains aménagements auxquels fai-
saient procéder son hippopotamesque compétiteur en
science et la princesse hindoue, devenue son ennemie jurée
depuis le jour où elle avait appris les fiançailles de Cyprienne
avec Jean Chapuis qu’elle eût voulu séduire. Profitant des
excavations creusées, tous deux faisaient construire et meu-
bler des abris souterrains. Ils y faisaient accumuler des ré-
serves d’approvisionnements de toute nature, et aussi des
appareils et tout le matériel nécessaire pour créer et utiliser
les énergies électriques, radio-actives et magnétiques.
Ces souterrains possédaient, à la surface du sol, une en-
trée unique, qui pouvait être hermétiquement fermée par une
double porte, formant au besoin cloison étanche.
Quelques bribes de conversation parvenues aux oreilles
du Maître lui avaient fait pressentir la destination de ces
abris.
— Voilà notre maison d’hivernage terminée, disait Hant-
zen. Il faut bien prévoir ici quelques bouleversements, et no-
tamment la disparition du jour et de la chaleur. Or, nous ne
– 199 –
pourrons rejoindre les autres là-bas qu’après le résultat défi-
nitivement acquis.
— Évidemment, approuvait Yogha. Le refuge est prêt,
c’est une excellente précaution. Cependant, au cas où le
froid viendrait nous surprendre si brusquement qu’il nous
mettrait dans l’impossibilité de gagner notre abri, ne pour-
rions-nous nous protéger d’une façon moins aléatoire ? Il ne
faut pas qu’il nous tue !
— J’ai aussi prévu cela, lui assura le gros homme. Voici
des combinaisons radio-thermiques que nous allons pouvoir
revêtir dès maintenant.
Désignant Oronius d’un imperceptible coup d’œil,
l’Hindoue conseilla :
— Ayez soin de l’en pourvoir également. Il serait regret-
table de le voir nous échapper…
— Quelle sollicitude pour sa précieuse santé, chère
amie !
Elle haussa les épaules :
— Où allez-vous prendre des mots aussi insipides ? Ce
n’est point sollicitude. D’ailleurs, pourrais-je être sensible à
la façon de vos femmes d’Europe ? Non ! Tout se réduit à ce-
ci : Je ne veux pas qu’il meure encore. Et en voici la raison :
Je le réserve pour une fin moins banale !
Ces paroles auraient certainement fait frémir un homme
d’une autre trempe qu’Oronius.
Il les accueillit sans sourciller et ne daigna même pas
questionner quand, selon les indications de Yogha, ses geô-
liers l’affublèrent de la combinaison radio-thermique.
– 200 –
Il ne retenait qu’une seule phrase : celle qu’avait pro-
noncée Yogha en s’éloignant :
— Tout est prêt. C’est pour aujourd’hui.
Parlant ainsi, elle tenait les yeux fixés sur un point de la
terre polaire.
D’instinct, le Maître porta ses yeux dans la direction
qu’avait paru désigner le regard de la belle goule.
Il découvrit alors dans le ciel une multitude de points
noirs qui s’élevaient et s’enfuyaient vers les limites de
l’horizon.
Cela ressemblait à un départ d’hirondelles. On eût pu se
figurer que des milliers d’oiseaux s’envolaient simultané-
ment.
Seulement ces oiseaux étaient d’une taille très au-dessus
de la normale.
Le regard aigu d’Oronius ne tarda pas à les identifier.
C’étaient les Polaires. Ils prenaient leur vol.
— Ils partent ! songea le Maître en tressaillant. Ils se
rendent sur les lieux où déjà opèrent leurs avant-gardes sa-
crifiées. Ils vont livrer aux hommes le combat suprême… Ce
démon a raison : ce doit être pour aujourd’hui. Hélas ! dira-t-
on ce soir : « Finis Galliæ ! » ? Verra-t-on la race humaine, et
particulièrement la nôtre, détrônée par des insectes ?
Il soupira. Le savant s’éclipsait devant le père.
— Que vont devenir mes pauvres enfants ?
– 201 –
Tristement, il reporta ses regards autour de lui. Les der-
niers rangs de l’armée ailée venaient de disparaître à l’hori-
zon. Il ne restait plus sur le sol polaire que les quelques in-
sectes demeurés avec Hantzen et Yogha. Les travaux avaient
pris fin.
D’un mouvement plus automatique que réfléchi, il se
tourna encore vers la montagne de poudre violette. Une
prescience lui disait qu’elle allait jouer un rôle dans la pro-
duction des événements attendus.
Effectivement, mais sans qu’aucun bruit se fût fait en-
tendre, le sommet tout à coup se couronna de flammes d’un
mauve pâle qui allèrent en se fonçant jusqu’à passer au vio-
let franc…
À un signal de Yogha, Hantzen venait d’appuyer sur un
bouton électrique relié à un faisceau de fils de cuivre, qui
s’enfonçaient dans la base de la montagne.
L’embrasement du sommet fut complet en un instant ;
toute sa surface était devenue incandescente et dégageait les
flammes qu’Oronius venait d’apercevoir.
Violettes à la racine, elles devenaient pourpres à
quelques centimètres du brasier : elles se courbaient alors et
s’allongeaient en se décolorant. Ah ! quel fantastique spec-
tacle ! Leurs langues continues dépassaient maintenant le
rebord de la montagne ; elles filaient toutes selon une direc-
tion horizontale, s’étirant en longues lignes blanches qui s’en
allaient rejoindre l’horizon.
Elles ressemblaient ainsi à une chevelure de comète,
mais de comète fixe sur laquelle aurait soufflé un vent vio-
lent. Oronius put remarquer qu’elles suivaient une direction
inverse à celle de la rotation terrestre.
– 202 –
Il put également noter, au bout d’un temps assez bref,
que la montagne brûlait, en se consumant selon une progres-
sion régulière. Il évalua qu’au bout de la première heure, son
volume avait diminué du douzième.
Tout d’abord, aucun autre phénomène ne parut accom-
pagner cette combustion. Les heures succédèrent aux heures
sans amener rien de notable en dehors de la diminution ré-
gulière de la montagne.
À la sixième heure, la combustion en avait dévoré la
moitié.
À la onzième, un craquement sourd et prolongé fit tres-
saillir le sol.
Comme ce tremblement souterrain avait fait glisser du
côté d’Oronius un peu de la poudre restante, il en profita
pour en saisir une poignée, qu’il cacha dans une de ses
poches…
Peu après, – ce fut aux environs de la douzième heure et
les dernières flammes violettes agonisaient, prêtes à s’é-
teindre, – il remarqua qu’un étrange balancement agitait le
sol sur lequel il reposait.
Tirant sur sa chaîne, il parvint à sortir de sa niche, suffi-
samment pour jeter aux environs un regard circulaire.
Alors une exclamation lui échappa.
La mer qui, tout à l’heure, ne baignait que trois des faces
du plateau, l’environnait maintenant de toutes parts.
De promontoire qu’il était, ce plateau venait de se trans-
former en île détachée du continent polaire.
– 203 –
Et cette île, entraînée à la dérive comme un monstrueux
iceberg s’avançait vers les ténèbres de la mer glaciale…
Le balancement s’accentuait… le froid aussi ! Car cette
terre libérée, cette île en marche s’éloignait du régime des
nuées protectrices.
Était-ce seulement la houle qui secouait ainsi la formi-
dable masse ? Cela ne semblait pas possible.
Il y avait certainement une autre cause.
Or, avant que le Maître, attaché à en deviner la raison,
eût pu formuler la moindre hypothèse, l’île entière, soulevée
par un suprême tressaillement, piqua brusquement du nez en
avant, bascula et se retourna, précipitant dans les flots tout
ce qui se trouvait à sa surface…
– 204 –
CHAPITRE XVIII
LE SOLEIL NE S’EST PAS LEVÉ
Consultant son chronographe, Flossonore constata :
— La dixième heure post-solaire ne va pas tarder à son-
ner.
Cela correspondait à peu près à ce qu’on désignait, aux
époques périmées, par ces mots : six heures du matin.
La nuit s’achevait donc ; tout au moins ce qui se nom-
mait autrefois la nuit et s’appelait encore ainsi pour les ag-
glomérations rurales et les campagnes.
En ce qui concernait Paris et toutes les villes de quelque
importance, ce vocable avait naturellement perdu son an-
cienne signification depuis que, pour assurer la continuation
des activités, la lumière artificielle du solarium avait été
chargée de suppléer aux rayons solaires, durant les heures
nocturnes.
Un tel bouleversement dans la manière de vivre avait
naturellement été accompagné d’une réforme complète du
calendrier. Seule, l’année solaire avait subsisté ; mais elle se
divisait non plus en mois, mais en treize révolutions lunaires,
– 205 –
– délices des fatidistes habitués à considérer le nombre treize
comme porte-chance… deuil des autres ! – qui comprenaient
chacun vingt-huit rotations. Celles-ci, toujours subdivisées
en vingt-quatre heures, étaient scindées en deux parties iné-
gales, de longueur variable selon les saisons, et qu’on bapti-
sait, d’après la nature de l’éclairage qu’elles recevaient : jour
solaire ou jour réel, et jour post-solaire ou artificiel.
Cette distinction, il va sans dire, était toute théorique et
uniquement utile aux services d’éclairage. Quant au commun
des mortels, il ne distinguait, dans chaque rotation, que la
succession des heures de labeur et des heures d’agrément. La
monotonie de cette succession sempiternelle de vingt-huit
rotations n’était elle-même coupée que par les jours de liesse,
qui équivalaient aux anciens dimanches mais ne correspon-
daient pas aux mêmes pour tous. Ils étaient personnels et
adaptables à l’individu, de façon que jamais aucune branche
d’activité ne chômât complètement, – ce qui eût privé ceux
dont c’était le tour de repos du bénéfice d’un plaisir ou de la
satisfaction d’un besoin.
Il est à rappeler qu’on n’avait pas à tenir compte du be-
soin de sommeil, cette fâcheuse obligation – véritable dîme
prélevée sur la vie effective – ayant été supprimée et rempla-
cée par un bref passage dans les chambres de délassement.
Flossonore venait précisément de s’y soumettre à l’ac-
tion bienfaisante des radiations. Il en sortait délassé et
comme rajeuni.
Or, véritablement, il en avait eu besoin, car il était en ce
moment le plus surmené des Présidents du Conseil. On
n’avait jamais vu un chef de gouvernement accablé de tant
de soucis simultanés.
– 206 –
Depuis l’alerte de la Fauverie et le début de la révolte
des animaux, il n’avait plus goûté un instant de répit.
C’était d’ailleurs en vain qu’il s’agitait et tentait de diri-
ger les événements trop rapides. En réalité, il se voyait dé-
bordé et porté par eux, faute d’y comprendre quelque chose.
Justement, durant la rotation précédente, il avait reçu
une communication de Jean Chapuis.
Le jeune ingénieur, encore tout ému de la conversation
qu’il venait d’avoir avec le Maître, par le moyen de la voûte
magnétique, n’avait pas cru devoir garder pour lui les rensei-
gnements reçus. Faisant trêve à son inquiétude au sujet du
grand savant, il avertissait le Président du Conseil.
Selon lui, les confidences d’Oronius éclaircissaient
l’énigme de la révolte des bêtes. Cela devenait simple : tout
d’abord, la transformation et la fuite des animaux de la Fau-
verie avaient certainement été préparées et exécutées par
des envoyés des Polaires, vraisemblablement par quelques-
uns de ces singes-chirurgiens que confectionnait l’abomi-
nable Hantzen.
Mais Flossonore, important personnage politique, dont
toute l’expérience et la culture scientifique tenaient aisément
dans le double soufflet d’un portefeuille de maroquin, n’avait
pu trouver cette explication aussi simple que le prétendait le
fiancé de Cyprienne.
Des bêtes humanisées ! Des intelligences fabriquées de
toutes pièces ! Des hausses cérébrales capables de porter les
créatures inférieures au niveau humain ! Était-ce imagi-
nable ? Était-ce compréhensible ?
– 207 –
Les commentaires techniques communiqués par le jeune
homme avaient achevé de l’ahurir et de le dérouter.
C’était la méthode Otto Hantzen, reconstituée et dévoilée
par la méditation d’Oronius, qui, assurait Jean Chapuis, avait
causé tout le mal.
Et voici en quoi consistait cette méthode :
En premier lieu, il fallait se bien persuader d’une chose :
c’est que la pensée, et ce que nous appelons l’intelligence,
préexistent chez l’animal tout aussi certainement que dans
l’enfant.
À l’état plus ou moins embryonnaire, plus ou moins ru-
dimentaire, le même mécanisme intellectuel, prêt à être déve-
loppé, se retrouve en tous les êtres et peut-être aussi dans les
choses.
D’où vient, dès lors, que cette intelligence, latente chez
tous, s’éveille seulement chez l’homme ? D’où vient qu’elle
demeure inerte, confuse, vague, chez l’animal, et ne se mani-
feste, à son profit, que sous forme d’instinct ?
C’est qu’il existe, chez l’homme, ataviquement perfec-
tionné et prêt à fonctionner dès le premier âge, deux centres
importants : celui de la mémoire, bibliothèque cataloguée de
toutes les impressions, et celui de la conscience, qui les juge.
Or, ces centres, Hantzen était parvenu à les créer en tout
animal : celui de la conscience par le réveil, l’excitation et la
culture d’un équivalent embryonnaire de la glande pinéale
qu’il rattachait à tous les centres nerveux ; et celui de la
mémoire par le développement artificiel de la partie corres-
pondante du cerveau des bêtes.
– 208 –
Il avait pu communiquer l’étincelle à des foyers prépa-
rés, mais veufs d’allume-feu.
Le résultat couronnait son œuvre : il avait réussi ; il avait
su doter les animaux opérés – jusqu’alors uniquement pour-
vus d’enregistreurs et de réflexes automatiques indépendants
– d’un organe coordinateur qui recueillait l’ensemble des
sensations, les reliait et les confrontait.
En entendant cette explication, Flossonore avait porté
ses mains à son propre crâne, prêt à éclater. Avec une cer-
taine humilité, il pensa à cette minute que l’intervention du
magicien Hantzen n’eût peut-être pas été inutile pour aug-
menter la lucidité assimilatrice de ses propres méninges.
Déjà Jean Chapuis lui portait un dernier coup. Il lui an-
nonçait froidement que cette transformation intellectuelle de
quelques milliers d’animaux n’était d’ailleurs qu’un incident
insignifiant par rapport à ce qui devait suivre.
Il y avait trop longtemps qu’hommes et animaux se con-
naissaient pour qu’ils ne parvinssent pas à s’entendre si on
les avait laissés en tête-à-tête.
Une assemblée inter-générique de parlementaires eût
donc eu la plus grande chance de préparer un armistice et
une entente finale, s’il n’y avait pas eu à compter avec un
tiers malintentionné.
Et le jeune ingénieur annonça la prochaine, l’imminente
intervention de ces insectes géants et fabuleux installés au
Pôle antarctique et qu’Oronius appelait les rivaux des
hommes.
D’après le Maître, il les dépeignit et dénonça leur projet
de conquête.
– 209 –
C’était à une tentative d’asservissement de la race hu-
maine qu’il fallait parer. Dans quelques jours, – ou dans
quelques heures, – l’invasion se déclencherait. Il faudrait
alors vaincre ou disparaître.
Flossonore était averti. Il n’avait qu’à prendre ses dispo-
sitions.
— Il en a de bonnes ! gémit le politicien en recevant la
claque de cette conclusion ironique, qui clôturait la commu-
nication de Jean Chapuis. Que pouvons-nous faire ?… À
moins de tendre un immense filet au-dessus de l’Europe,
quelque chose comme une moustiquaire myriamétrique, je
ne vois pas trop comment nous aurions chance de nous op-
poser à cette invasion de vos pharamineux insectes !…
Faute de mieux, il s’accrocha à cette idée, par lui jugée
lumineuse. Aussi, durant plusieurs heures, s’obstinant à as-
similer aux invasions de sauterelles le fléau dont l’humanité
était menacée, il consulta des techniciens sur les divers pro-
cédés de défense usités en pareil cas.
— Puisqu’il s’agit d’insectes, fussent-ils géants, il suffira
d’amplifier le système proportionnellement à leur taille, ré-
pétait-il. C’est une question de diagramme.
Or, tandis que les techniciens rédigeaient fébrilement
des rapports, les heures s’écoulaient et le chef du gouverne-
ment ne prenait point de décision, n’ordonnait aucune me-
sure de défense.
C’était ainsi qu’il avait laissé venir cette dixième heure
post-solaire, laquelle allait, étant la dernière, faire succéder
le véritable jour à la clarté artificielle du solarium.
– 210 –
Dans tous les postes d’éclairage, les préposés, fidèles
observateurs de la consigne, attendaient, l’œil fixé sur le
chronographe, l’instant d’interrompre le courant.
Habituellement, ce changement de mode d’éclairage
passait inaperçu. Soleil et solarium donnaient exactement la
même intensité lumineuse, la même qualité de jour. Sans
transition, les citoyens passaient de l’un à l’autre et nul n’y
voyait que du feu.
Mais, ce matin-là, il n’en alla pas de même.
Brusquement, à l’heure officielle où le soleil devait re-
prendre son rôle, tout s’éteignit…
Et, pour la première fois depuis des années, Paris se
trouva brutalement plongé dans les ténèbres.
Phaéton n’avait pas attelé ses coursiers, ni sorti son char
éclatant…
Le soleil ne s’était pas levé…
– 211 –
CHAPITRE XIX
LA NUIT SUR LE MONDE
— Troun de l’air ! jura Flossonore, Marseillais de Mar-
seille, on doit le deviner, retrouvant soudain, dans son désar-
roi, avec l’accent de sa ville natale, le juron qui avait gonflé
sa première culotte.
Les nécessités politiques le lui avaient fait quelque peu
délaisser.
Il se précipita sur le mégatéléphone, dans le but de « se-
couer un peu les puces à ces messieurs du service d’éclai-
rage ».
Car sa première pensée fut que les gaillards s’étaient
trompés d’heure et que leurs chronographes avançaient.
Mais le sien n’était-il pas dans le même cas ? Et la
coïncidence était-elle admissible ?
Des chronographes magnétiques dont la marche était
réglée par le mouvement même de la rotation du globe !
L’archiprécision !
– 212 –
Troublé par cette considération, car elle lui faisait mesu-
rer l’impossibilité d’une erreur, il alla examiner de plus près
son « sablier » vingt-et-unième siècle.
Et il poussa un véritable hurlement de stupeur.
Le chronographe indéréglable s’était arrêté.
C’était là un fait inouï, invraisemblable tout autant que
l’hypothèse d’un retard dans l’apparition du disque solaire.
En effet, on était fort loin du temps des horloges boi-
teuses et irrégulières qu’il fallait surveiller, remonter, régler.
Le chronographe magnétique ne se remontait pas, ne se
rectifiait pas, ne s’arrêtait jamais. Son mouvement était la
reproduction fidèle de celui du globe terrestre tournant sur
lui-même. C’était la rotation terrestre qui le faisait fonction-
ner.
Alors ?… Comment expliquer cet arrêt, ce détraquement
subit de l’indicateur horaire du Président du Conseil ?
Affolé, il cria dans le mégatéléphone :
— Qu’arrive-t-il ?… Quelle heure est-il ?… Rallumez !…
Rallumez donc, viedaze ! Je suis sans lumière !
La même réponse lui parvint par toutes les bouches de
ses écouteurs :
— Nous aussi !… Et nous n’avons plus l’heure !
Ainsi clamaient les voix inquiètes des Excellences, col-
lègues de Flossonore.
– 213 –
Une subite impression de froid obligea ce dernier à son-
ner un officieux pour réclamer à la fois un surcroît de vête-
ments et la mise en action des moyens de chauffage.
Avec une stupeur nouvelle, il apprit qu’un détraquement
complet de la température interrompait tous les services et
jetait la perturbation dans l’existence parisienne.
Dès lors, des nouvelles aussi stupéfiantes qu’alarmantes
se succédèrent sans interruption : une vague de froid glacial
qui croissait d’instant en instant s’abattait sur la capitale. On
ne pouvait songer à remettre en action les phares du sola-
rium, car toute l’énergie disponible devait être consacrée
sans retard à sauver les Parisiens de la mort par congélation.
Avant tout, il fallait parer au plus pressé ; ce premier danger
conjuré, on verrait, avec les moyens réduits dont on dispo-
sait, à éclairer la situation.
Paris demeura donc dans l’ombre.
Car le fait invraisemblable fut confirmé : le jour n’avait
pas paru ; le disque solaire, pour la première fois infidèle, ne
s’était pas montré au-dessus de l’horizon.
Et le sans-fil donna une information encore plus stupé-
fiante : le soleil était resté de l’autre côté de la terre. Il continuait
à éclairer l’antipode de Paris !
Du coup, ce fut l’affolement parmi le monde savant. On
commenta cette violation du rythme millénaire ; on com-
menta l’arrêt des chronographes ; on rapprocha le tout de ce
refroidissement intense et subit de l’atmosphère, qui mena-
çait de s’aggraver si l’astre ne reparaissait pas.
Puis, on regarda le ciel – le ciel nocturne que Paris re-
voyait après plusieurs années d’oubli.
– 214 –
Les observatoires le fouillèrent pendant des heures et
des heures.
Et alors, ils communiquèrent au monde ce fantastique
renseignement, confirmé par tous les calculs :
La terre ne tourne plus sur elle-même ; la terre s’est arrêtée
dans l’espace !…
À l’audition de cet affreux communiqué, le genre humain
perdit la tête. Tous et toutes. Ceux qui, de ce côté du globe,
étaient condamnés à une nuit perpétuelle, et les autres, plus
favorisés, qui allaient pouvoir contempler jour et nuit un so-
leil immobile, déversant impitoyablement ses rayons, dont
aucune interruption n’atténuerait le réchauffement.
Le froid d’une part, de l’autre la chaleur.
Il était facile de prévoir les conséquences désastreuses
d’un pareil état de choses. Périr gelé ou cuit : les humains
n’auraient à la longue que cette alternative.
Pour le moment, en ce qui concernait l’Europe et parti-
culièrement Paris, les inconvénients de cet inexplicable arrêt
n’allaient pas tarder à apparaître ; la consternation régna.
Le gel s’aggravant, il avait fallu se calfeutrer dans les
appartements et vivre chichement sur les maigres provisions
existant ; on pouvait à peine se risquer dans les rues gla-
ciales et enténébrées. La mort y guettait à chaque pas les in-
fortunés mal entraînés à cette température polaire. Toute vie
s’était arrêtée. On se mouvait à peine ; on grelottait en pleine
obscurité, et cette ombre trop réelle qui environnait les Pari-
siens était en même temps l’image fidèle de celle où se dé-
battait le gouvernement, racorni, dans sa détresse. Au propre
– 215 –
et au figuré, le citoyen Flossonore et ses collègues avaient
cessé d’y voir clair.
Atterrés, il attendaient les événements sans rien tenter
pour les prévenir ; ils se berçaient seulement du vague et fol
espoir que ce cataclysme imprévu suspendait la menace
d’invasion et que les fameux insectes n’oseraient attaquer
par cette température mortelle et au milieu de ces ténèbres.
La pensée n’était venue à personne qu’au contraire, ce
qui arrivait pouvait favoriser les projets des rivaux des
hommes.
Mais le monde ne devait apprendre que par la suite ce
détail décourageant : la nuit et le froid avaient été provoqués
par les Polaires. Ils avaient conçu cela, ils avaient réalisé ce-
la, avec l’aide de Yogha et de Hantzen : l’arrêt de la rotation
terrestre, plongeant dans les ténèbres une partie du globe et
paralysant par conséquent la défense des hommes.
En pleine ombre, les Polaires comptaient s’abattre sur
Paris, Londres, Madrid, Rome… en somme sur les princi-
pales villes de France et d’Europe, afin de s’en emparer et de
détruire toute possibilité de réaction… C’était là leur secret !
Comment avaient-ils pu réaliser cette audacieuse con-
ception ?
Il y avait maintes difficultés à vaincre, outre la presque
impossibilité initiale d’agir, de la terre, sur le mouvement ter-
restre pour le suspendre. À supposer résolue cette première
partie du problème et découverte la force capable
d’interrompre la rotation, il restait ce danger : immobiliser la
Terre, c’était faire passer un corps en mouvement de la vi-
tesse acquise à la vitesse zéro. Or, pour notre globe, cette vi-
tesse était fantastique, telle que le brusque arrêt de sa rotation
– 216 –
devait provoquer la désagrégation et la mort de tous ses êtres
animés.
Pour obvier à ce danger, il fallait donc procéder à un ra-
lentissement progressif de façon que le passage d’une vitesse à
une autre ne pût causer aucun ébranlement mortel dans les
organismes des êtres.
Otto Hantzen et les Polaires avaient calculé que vingt-
quatre heures suffiraient à passer sans danger du mouve-
ment de rotation à l’immobilité absolue du globe. Il importait
pour cela que le freinage, s’accentuant de façon continue,
permît à la vitesse de diminuer graduellement de seconde en
seconde.
Vingt-quatre heures, en effet, représentent quarante-
trois mille deux cents secondes ; et l’organisme humain peut
supporter, sans trouble, une diminution de vitesse de plu-
sieurs dizaines de kilomètres à la seconde. Si bas qu’on fixât
ce dernier chiffre, cela laissait une marge suffisante pour la
réalisation du projet.
Mais le ralentisseur ?
C’étaient les Polaires qui en étaient les « inventeurs ». Ils
savaient que leur sous-sol contenait, entre autres matières
intéressantes, une poudre violette, facile à extraire et dont la
combustion dégageait des courants de sens unique et de
force connue.
Ces courants gazeux, lancés à la surface d’un corps, fi-
nissaient par l’entourer complètement d’une sorte d’envelop-
pe poisseuse, non adhérente, mais douée d’un mouvement
de sens déterminé et qui usait par frottement celui dont pou-
vait être animé ce corps enrobé par elle. Il fallait simplement
– 217 –
que la direction choisie pour le dégagement des courants fût
antagoniste de celle du mouvement du corps.
Le frein, c’était donc la poudre violette, constituant la
montagne artificielle qu’avait vu élever Oronius.
Ceci expliquait pourquoi les flammes s’allongeaient dans
un sens contraire à celui de la rotation terrestre. Tout avait
été combiné et disposé pour qu’il en fût ainsi.
Et les Polaires avaient arrêté la rotation terrestre !…
Suspendue plutôt.
L’effet neutralisateur ne devait, naturellement, avoir
qu’une durée limitée : mais cette durée était suffisante pour
la bonne conduite de l’entreprise préparée.
On objectera peut-être qu’étant limitée à la moitié du
globe, l’opération ne pouvait donner aux insectes l’empire du
monde et que, s’ils subjuguaient l’Europe, l’Amérique, par
exemple, échapperait à leur action.
Eh bien, comme ils devaient s’en vanter plus tard, après
leur première victoire, rien, semble-t-il, ne devait leur être
plus aisé que de récidiver, en suspendant de nouveau, et par
une manœuvre semblable, la rotation terrestre, de façon à
plonger tour à tour dans les ténèbres et le froid l’Amérique,
l’Asie, et successivement les autres parties du monde.
Ils surprendraient Pékin et New-York sans plus de diffi-
cultés qu’ils n’en devaient avoir à surprendre Paris.
En tout cas, c’était un fait acquis : la première partie de
l’expérience avait réussi. La terre était arrêtée ! L’Europe, en-
ténébrée et livrée à une nuit glaciale que ses habitants pou-
vaient croire définitive, était à la merci des Polaires.
– 218 –
Lorsqu’une de leurs armées descendit sur la capitale des
États-Unis d’Europe, terrorisée et transie, elle ne rencontra
aucune résistance.
Les Parisiens engourdis virent tout à coup leurs de-
meures envahies par des êtres si étranges qu’ils crurent à un
cauchemar.
Ce cauchemar ne se dissipa point lorsque le soleil repa-
rut, après une éclipse de plusieurs semaines.
L’Europe entière était au pouvoir des Polaires : les
armes avaient été détruites et les humains, dépossédés, er-
raient en troupeaux lamentables, apeurés, harcelés par des
gardiens impitoyables.
Partout, dans les palais, dans les usines, dans les minis-
tères, les insectes géants s’étaient substitués à l’homme.
La défaite paraissait complète, écrasante. À l’invasion,
rapidement conduite et consolidée, allait succéder le plus
humiliant des esclavages.
L’humanité abordait la période de déchéance.
Son règne semblait fini.
Mais pourquoi n’avait-elle pas réagi ? Pourquoi ses con-
ducteurs, ses entraîneurs avaient-ils été au-dessous de leur
tâche ?
Qu’avait fait, par exemple, le Ministre des Voies Aé-
riennes, Son Excellence Flossonore, durant la nuit mémo-
rable où les Polaires avaient envahi la Présidence du Con-
seil ?
– 219 –
C’était simple : à la vue des affreuses silhouettes ailées
et sombres, à la vue de ces impénétrables faces, si diffé-
rentes du souriant visage de sa mégalophoniste, Son Excel-
lence avait pris la fuite.
Bardé de matelas et de couvertures, transformé en
noyau de pêche dans un édredon, l’homme politique n’avait
pas hésité à se jeter du haut d’une fenêtre sur le pavé de la
rue – chute dont il était, du reste, sorti indemne.
Et comme ses vainqueurs n’avaient pas daigné le pour-
suivre – certains qu’ils étaient de le reprendre tôt ou tard – il
avait pu se relever et, sous la piqûre du froid, se mettre à
courir éperdument.
Ce n’était pas au hasard.
Dans sa terreur, dans son désarroi, une idée était venue
à cet homme ingénieux. Il s’était dit – bien tard, vraiment ! –
qu’un seul point de Paris paraissait susceptible de favoriser
une défense peut-être triomphante.
Il s’était dit encore qu’il n’y avait, en l’absence
d’Oronius, qu’un groupe d’humains capables d’organiser
cette défense-là.
Et voilà pourquoi il courait, en grelottant, vers le Palais-
Laboratoire, où étaient réunies toutes les forces que la
Science peut mettre à la disposition des hommes et où il de-
vait également trouver cet énergique savant et ses aides :
Jean Chapuis, Victor Laridon et master Julep, nègre pana-
ché.
Animés par Cyprienne Oronius, digne fille de son père,
encouragés par les dévouements de Turlurette et Mandari-
nette, ces disciples du puissant Maître n’étaient-ils pas de
– 220 –
taille à réaliser des prodiges et à disputer aux rivaux des
hommes la possession de Paris ?
Flossonore en était persuadé. Ce fut d’ailleurs la seule
pensée de génie qui lui vint dans tout le cours de son exis-
tence.
Le malheur, nous l’avons dit, était qu’elle arrivait trop
tard…
Lorsque le Ministre, essoufflé, eut enfin gagné Belleville
et se précipita, un glaçon suspendu à chaque poil de barbe,
dans l’atrium du palais, il tomba – devinez dans qui ? – au
milieu d’une bande d’insectes géants !
Flossonore poussa un hurlement de désespoir. La de-
meure d’Oronius avait été investie par l’ennemi. Les hor-
ribles frelons occupaient militairement le Palais-Laboratoire.
Quel avait été le sort de la fille, du disciple et des servi-
teurs du Maître ?
Nul n’aurait pu le dire. Les uns et les autres s’étaient
mystérieusement éclipsés avant l’arrivée des insectes.
Et l’Alcyon-Car n’était plus là.
– 221 –
CHAPITRE XX
L’ÎLE EN MARCHE
À la surface des océans, au milieu d’une nuit dont la
noirceur d’encre paraissait s’étendre sur le monde entier, une
île flottait.
Cette île, formée du fragment détaché du continent po-
laire et jouet sans réaction possible des courants marins, s’en
allait à la dérive, tête en bas.
Comment un pareil accident avait-il pu se produire ?
Quel était la cause de cet arrachement d’un promontoire
continental, devenu îlot par le fait même de sa séparation
d’avec la terre, et pourquoi ce sol détaché, s’étant mis à flot-
ter, avait-il basculé si malencontreusement, son envers de-
venant sa surface, et réciproquement ?
Ces renversements arrivent aux icebergs, lorsque la
glace de leur partie immergée, ayant fondu, provoque un dé-
placement de leur centre de gravité. La partie émergée, de-
venue alors la plus lourde, est tout à coup entraînée dans un
mouvement de bascule, tant par son propre poids que par
l’affaiblissement du contrepoids qui cesse de l’équilibrer. Sur
cette rupture des forces opposées qui se sont déplacées, elle
– 222 –
bascule, plonge et disparaît dans les flots, tandis que la par-
tie jusqu’alors immergée prend sa place.
Ainsi en était-il arrivé au fragment polaire, et pour une
raison analogue.
Fouillé et évidé par les extracteurs de la poudre violette,
son sous-sol avait peu à peu perdu la majeure partie du poids
qui correspondait à son volume.
En même temps, les fouilles imprudentes et mal dirigées
créaient entre la presqu’île et la partie solide de la terre an-
tarctique un vide ne laissant subsister que de rares et faibles
attaches. Le moindre choc devait donc les rompre. Or,
l’action des courants émis du sommet de la montagne en feu
ayant préparé la rupture, celle-ci se produisit à l’heure même
où la nuit scientifique s’étendait sur l’Europe.
Libérée et entraînée par les courants, l’île culbuta et se
retourna comme une barque privée de quille et ayant un faux
bord.
Ruisselante encore, la surface émergée était déserte et
nue.
Aucune trace de vie n’y existait. C’était le plus désolant
des spectacles.
Tout ce qui vivait, tout ce qui animait l’ancienne surface,
à présent immergée, avait naturellement disparu sous les
flots.
Aucun cri… aucune plainte… Le silence… un silence de
mort.
Tout avait donc péri… Hantzen, Yogha, les quelques Po-
laires demeurés avec les aventuriers…
– 223 –
Et Oronius, – Oronius précipité dans la mer avec ses
chaînes, dans sa niche !…
Pourtant, dansant sur les vagues à la façon d’un bou-
chon, quelque chose surnageait, suivait la course de l’île,
s’en rapprochait…
Qui ne se souvient de s’être arrêté devant la reproduc-
tion de ce chef-d’œuvre réaliste propagée par la Société Pro-
tectrice des animaux : dans le courant tumultueux d’une
inondation, troncs d’arbres, meules et troupeaux sont em-
portés à la dérive ; mais un seul sujet retient le regard, celui
d’une niche voguant avec, sur son toit, une famille de petits
chiens au-dessus desquels la mère-chienne hurle, appelant
au secours.
Eh bien, le bouchon, l’atome, c’était précisément la
niche dans laquelle Yogha avait emprisonné Oronius. Elle
s’était transformée en barque et flottait, maintenant à la sur-
face le Maître enchaîné.
L’eau glaciale et mordante, activée par le cuisant cou-
teau de l’air, avait trempé le père de Cyprienne. Mais, grâce
à sa combinaison radio-thermique, il ne souffrait pas et con-
servait une température normale.
Se servant de ses bras comme de rames, il travaillait à
atteindre l’île.
Il parvint enfin à y aborder, au bout de plusieurs heures
de travail et se hissa péniblement à sa surface, tirant après
lui sa lourde maisonnette.
Épuisé, il s’endormit…
Sa situation n’était vraiment pas brillante et il serait as-
sez tôt au réveil de l’envisager.
– 224 –
Seul et dénué de tout à la surface d’un îlot aride, qui
l’emportait dans la nuit et vers l’inconnu, il ne pouvait se
faire illusion.
C’était un simple répit à lui accordé par le Destin.
Il n’avait même pas la liberté de ses mouvements…
Et pourtant, quand il se réveilla, après un repos récon-
fortant, son premier mouvement fut un mouvement de joie.
Il était débarrassé de l’Hindoue et d’Otto.
Sans eux, qu’étaient ses chaînes ? Il cessait de les sentir,
certain de pouvoir s’en délivrer avant peu.
Assis sur le seuil de sa niche tutélaire, il s’occupa pa-
tiemment à user ses chaînes en les frottant contre les aspéri-
tés du sol.
Qu’aurait-il pu entreprendre de mieux pour tromper
l’ennui des heures mornes ? Au milieu de ces ténèbres, elles
allaient être longues et devraient lui paraître interminables.
Pourtant, la puissance de méditation du Maître était telle
qu’il travailla machinalement sans paraître s’apercevoir de la
fuite du temps.
Tout en continuant d’user ses fers, il occupait son esprit
à rechercher la solution de divers problèmes. La situation en
comportait plus d’un. Comment n’aurait-il pas remarqué la
prolongation anormale de cette nuit ? Elle ne pouvait plus
être la nuit polaire.
Depuis longtemps, il le savait, son îlot baladeur devait
avoir dépassé la zone des mers glaciales. Le ciel étoilé au-
dessus de sa tête l’avait renseigné ; de plus la direction des
– 225 –
courants sous-marins était cataloguée dans la bibliothèque
vivante que constituait sa tête. Il avait pu calculer mentale-
ment, et la vitesse de marche de son original îlot-ship, et la
route suivie. Malgré le froid persistant actuellement, il savait
voguer en plein Atlantique, au long de l’Afrique et remontant
vers le Nord.
Dès lors, pourquoi le froid et la nuit continuaient-ils ?
Pourquoi, dans le ciel les étoiles demeuraient-elles immo-
biles et pareillement la lune ?
C’était cette dernière remarque qui lui avait fourni le
mot de l’énigme. Il comprit quelle avait été l’œuvre des Po-
laires, l’action de la poudre violette.
— Ils ont enchaîné la Terre, comme moi… mieux que
moi ! s’écria-t-il avec admiration.
Il ajouta :
— Ce doit être pour favoriser leur plan d’attaque. Qu’en
dois-je conclure ? Ceci : cet arrêt, puisque arrêt il y a, ne sau-
rait être que momentané.
Il attendit, prêt à saluer la réapparition du soleil et ou-
bliant, dans cet espoir, les tortures de la faim, dont il com-
mençait à se ressentir.
Aussi, lorsque, conformément à son hypothèse, l’astre
glorieux commença à monter de nouveau au-dessus de
l’horizon, le Maître salua-t-il d’un joyeux hourra la remise en
marche du vieil état de choses.
Il se leva… Ses chaînes usées tombèrent. Il était libre de
marcher, libre d’agir.
– 226 –
Or, pour un homme de sa trempe et doué de ses con-
naissances, en n’importe quelle situation, cette liberté, c’était
la certitude de trouver le remède et de vivre.
Avec l’enthousiasme d’un nouveau propriétaire, il aban-
donna son « chalet » et fit le tour du domaine ; ce fut vite
fait ; le fragment de Pôle retourné, transformé en île flot-
tante, était d’une superficie peu considérable.
— N’importe ! pensa Oronius, réjoui et décidé à trouver
tout parfait. Cela me suffira. En faut-il plus pour un homme
seul ?
Comme il achevait ces mots, il lui sembla sentir sous ses
pieds un léger frémissement du sol.
— Bast ! murmura-t-il ; c’est l’effet de la houle qui agite
l’île trop légère. Décidément, la croûte de ma bouée de sau-
vetage est inconsistante.
Mais, s’étant reculé de quelques pas, il cessa de sentir ce
frémissement et dut alors se rendre compte qu’il était tout
local.
De loin, d’un œil soupçonneux, il se mit à observer
l’endroit où s’était fait sentir la secousse.
De légers mais perceptibles mouvements agitaient le
sol ; on eût juré qu’une bête enfouie cherchait à se dégager.
Bientôt, ces mouvements s’accentuèrent ; de la terre et
des pierres furent rejetées avec force ; un trou se creusa,
s’élargit et montra l’orifice d’un puits...
Alors, se haussant sur les margelles de ce puits, Oronius,
stupéfait, vit apparaître les visages ironiques de Hantzen et
de Yogha.
– 227 –
— Ah ! ah ! ricana le premier en soufflant, on avait déjà
brisé ses chaînes !… On se croyait maître de la situation !
Oronius venait de comprendre la raison de cette indési-
rable invasion.
Le sauvetage de ces ennemis exécrés, dont il s’était cru
délivré, n’avait au fond rien que de fort naturel.
Au moment où s’était produit le retournement de l’île,
précipitant dans la mer tous les êtres animés de la surface, la
belle Hindoue et son complice devaient avoir déjà cherché
au sein de leur abri souterrain, un refuge contre le froid uni-
versel déchaîné par eux-mêmes.
Surpris par l’invasion des eaux et ainsi avertis du danger
couru, ils n’avaient eu qu’à provoquer aussitôt la fermeture
hermétique de leur abri. À cet égard, on s’en souvient, toutes
leurs dispositions étaient prises à l’avance ; ils s’étaient assu-
ré une fermeture d’une étanchéité absolue.
Ils en avaient donc été quittes pour un bouleversement
complet de leur refuge dont le plancher était devenu le pla-
fond et réciproquement. Mais, une fois tout remis en ordre,
ils y avaient vécu fort confortablement, en attendant le re-
tour du soleil, seul capable de rendre habitable le nouveau
sol de l’île.
Et pour accéder à ce dernier, il leur avait suffi de percer
une cheminée et de tailler quelques degrés.
Cette besogne accomplie, ils avaient pu sortir, à leur
heure.
Atterré, Oronius se retrouvait à la merci de ses deux ad-
versaires, pourvus de tous les moyens d’action. Quelle résis-
tance pouvait-il leur opposer ? Il se laissa ré-enchaîner, cette
– 228 –
fois à un solide bloc de rocher et si étroitement qu’il ne de-
vait plus lui être possible d’user ses fers.
Après quoi, Hantzen et Yogha, jugeant qu’ils avaient suf-
fisamment pris l’air, réintégrèrent leur home souterrain.
— Notre île nous traîne droit vers Gibraltar, constata le
poussah avec satisfaction et en narguant Oronius. Avant peu,
nous rentrerons dont en contact avec nos alliés les insectes,
devenus les maîtres du monde. Nous arriverons certaine-
ment à temps pour participer aux fêtes destinées à célébrer
leur triomphe. Ne l’oublions pas, ce vieux fou y a sa place
marquée entre sa fille et son disciple, qu’on a dû capturer.
Ayant enfoncé cette flèche empoisonnée dans le cœur
d’Oronius, ils redescendirent et refermèrent la trappe.
La surface de l’îlot désert n’offrait pas assez de charme
pour qu’ils y demeurassent et, d’autre part, il était bien inu-
tile de surveiller le prisonnier. Seuls au milieu de l’océan, ils
n’avaient pas à craindre qu’on le leur enlevât ou qu’il tentât
de s’enfuir.
Ils s’étaient d’ailleurs bien gardés de lui donner le
moindre synthétique nutritif ; ils savouraient au contraire
avec une joie cruelle la pensée qu’il souffrait les tortures de
la faim.
Et de temps à autre, ils soulevaient la trappe pour lancer
au Maître quelque sarcasme, se repaître du spectacle de ses
traits pâlis et amaigris par les privations.
— Il faut le laisser aller à l’extrême limite avant de le
sustenter, avait charitablement proposé la féroce Yogha.
Nous lui donnerons alors juste la dose suffisante pour le re-
monter un peu… et nous recommencerons à l’affamer. De
– 229 –
cette façon, nous lui procurerons le plaisir de mourir comme
il a vécu… éternellement.
Otto Hantzen avait applaudi à cet aimable programme ;
l’hippopotamesque personnage estimait la faim le roi des
supplices.
Tous deux avaient sujet d’être de bonne humeur,
puisque leur voyage marchait à souhait. Déjà les côtes d’Es-
pagne étaient en vue et ils pouvaient prévoir qu’avant peu
d’heures leur odyssée flottante aurait pris fin.
Une dernière fois, ils décidèrent de remonter à la surface
pour railler encore Oronius, en lui détaillant les affres du sort
réservé à lui et aux siens.
Mais au moment où leurs têtes émergeaient ensemble de
la trappe, ils poussèrent un cri de stupeur et de fureur.
Oronius n’était plus là. Ses chaînes, une seconde fois
brisées, gisaient sur le sol, près du rocher.
Qu’avait-il pu devenir ? S’était-il donc précipité dans les
flots, préférant la mort à la perspective de servir de jouet à
ses deux tortionnaires ?
Déconcertés et perplexes, la féroce coccinelle et le re-
poussant pachyderme promenèrent leurs regards autour
d’eux, ne sachant que penser. Soudain, une véritable expres-
sion de terreur se peignit sur leurs traits.
L’île flottante avait changé de direction.
Inexplicablement, ayant rebroussé chemin, elle s’éloi-
gnait maintenant des côtes entrevues à l’horizon.
– 230 –
Entraînée par une force magique, elle remontait maintenant
le courant auquel, jusqu’alors, elle s’était abandonnée.
Pâles d’angoisse, Hantzen et Yogha, la gorge contractée,
ne pouvaient prononcer une syllabe ; ils regardaient la sur-
face des flots que l’île fendait avec l’extraordinaire rapidité
d’un cruiser, laissant derrière elle un abondant sillage
d’écume.
Quel moteur infernal l’emportait ainsi ?
Et vers quoi ?…
– 231 –
CHAPITRE XXI
LE REMORQUEUR FANTÔME
Les deux alliés des Polaires, retrouvant enfin la parole,
se perdirent en conjectures. Ils étaient surtout frappés de la
coïncidence existant entre la disparition de leur prisonnier et
cet étonnant changement de route.
Pouvait-on induire de cette simultanéité que l’un était la
conséquence de l’autre ? Oronius avait-il à la fois découvert
le moyen de leur échapper et de leur imposer un itinéraire de
son choix ?
Ce renversement des rôles paraissait bien improbable…
Il aurait fallu un secours inadmissible pour permettre au
Maître de le réaliser. Et pourtant le gros savant et sa psy-
chique amie se demandaient si l’intervention d’Oronius
n’était pas la seule explication possible de leur mésaventure.
Savait-on jamais s’il n’avait pas quelque force inconnue
en réserve ? Si une aide extérieure ne lui avait pas été appor-
tée ?
En tout cas, un fait était certain : Hantzen et Yogha ne
tenaient plus leur ennemi ; au contraire, ils semblaient être à
– 232 –
sa merci, puisque dirigés, contre leur gré, vers une destina-
tion qui pouvait ne pas leur convenir.
— À vrai dire, émit Hantzen dans l’intention de rassurer
sa compagne, peut-être avons-nous donné dans un autre
courant plus fort et de sens contraire. Il a pu nous saisir au
passage et nous porter en plein dans son tracé.
— Croyez-vous ? Existe-t-il des courants animés d’une
pareille vitesse ? D’ailleurs, notre course, remarquez-le, est
absolument rectiligne. On se figurerait, vraiment, que nous
sommes tirés par un câble… Enfin, cela n’expliquerait pas la
fuite d’Oronius.
— Qu’il ait brisé ses fers en dépit de toutes les précau-
tions prises, ce n’est point une merveille dont nous devions
nous étonner. Nous avons eu tort de le laisser sans surveil-
lance… Ceci posé, il existe à sa disparition une explication :
il a pu, au moment de notre changement de route, se jeter à
la mer et se laisser emporter vers la terre par le déplacement
d’eau que nous abandonnions. C’était une chance à courir ;
nous n’étions pas à vingt kilomètres des côtes.
Yogha hocha la tête.
— Oui, approuva-t-elle pensivement. Les choses ont pu
se passer ainsi… Et il faut le souhaiter.
Un éclat de rire moqueur lui répondit.
Elle sursauta et Hantzen verdit de terreur.
Cet éclat de rire sortait des flots !
Et presque aussitôt une voix, montant des profondeurs
de l’abîme sous-marin, les apostropha.
– 233 –
La voix… la propre voix d’Oronius !
— Ne te berce pas de ce fol espoir, suave Yogha ! raillait
le Maître. Tu te ferais de ta situation actuelle et de celle de
ton encombrant compagnon une idée complètement fausse.
La vérité, la voici : je suis parfaitement libre et bien vivant.
Quant à vous, vous êtes en mon pouvoir… Eh ! oui, déli-
cieuse Yogha ! Si surprenant que puisse te paraître ce ren-
versement de fortune, il en est ainsi : l’inconstant destin vous
a joué ce tour d’intervertir les rôles et de faire du pauvre pri-
sonnier l’insolent et tout-puissant geôlier. À mon tour de
vous emmener vers les joies de la captivité. Je ne vous atta-
cherai pas derrière un char de triomphe, car je n’ai pas
l’esprit d’imitation ; mais je m’efforcerai, cette fois, de vous
mettre dans l’impossibilité de me fausser compagnie et de
recommencer à nuire.
Atterrés, les misérables écoutaient à peine ce persiflage.
L’un et l’autre se creusaient la tête pour comprendre.
Certes, ils ne pouvaient douter des paroles triomphantes
d’Oronius. Ils voyaient bien que celui-ci n’était plus à la sur-
face de l’île. Cependant, ils l’entendaient. Sa voix vibrait
avec une calme assurance, et elle sortait des flots !
C’était donc qu’il ne se vantait pas. Sa situation présente
faisait de lui le maître de leur destin.
Quel sortilège avait-il pu employer ? Où était-il, en réali-
té ? D’où leur parlait-il ? Et comment parvenait-il à diriger la
marche de l’île à cette foudroyante allure ?
Machinalement, Yogha s’avança vers le bord de « l’île en
marche » et, sans s’émouvoir du bouillonnement que produi-
sait sa proue, écrasant l’eau à la façon d’un chaland, elle fixa
– 234 –
la bleutée profondeur de l’océan comme pour lui demander
l’explication du mystère.
Et soudain, son doigt se tendit ; elle poussa un cri que
répéta aussitôt Hantzen.
Sous la transparence du voile d’outremer, l’un et l’autre
apercevaient, filant entre deux eaux, un corps effilé, allon-
gé… La coque d’un sous-marin !
Une haussière tendue le rattachait à l’île.
— L’Alcyon-Car ! gronda l’Hindoue.
— Oui, suffoqua Hantzen après l’avoir identifié ; c’est
bien l’Alcyon-Car !…
*** ***
Après l’inquiétante interruption de la communication
faite par Oronius à sa fille et à son disciple, ceux-ci, on le de-
vine, n’étaient pas restés inactifs. Étant donné les dernières
paroles du Maître et la terrible situation dans laquelle les
siens le savaient, toutes les craintes étaient légitimes. Jean et
Cyprienne pouvaient se demander ce qu’il adviendrait de lui
et comment les Polaires puniraient sa curiosité.
La présence des deux animateurs misanthropes du Sphé-
rus et du Snaky et le rôle qu’ils jouaient auprès des rivaux des
hommes n’étaient pas pour rassurer les fidèles du Maître.
Cela représentait un surcroît de danger.
– 235 –
Une conclusion s’imposait : Oronius avait besoin d’aide.
À tout risque, il fallait se porter en hâte à son secours, si l’on
voulait conserver quelque espoir de le tirer d’affaire.
Jean Chapuis réunit donc sans tarder une sorte de con-
seil de guerre en même temps que de famille ; ce conseil se
composait non seulement de Cyprienne, sa fiancée, mais
aussi de leurs dévoués serviteurs, parmi lesquels l’ingénieux
mécano Laridon tenait une place de choix.
Il était juste qu’on les consultât puisque, certainement,
ils allaient tous demander à participer à l’expédition.
Cependant, avant de décider quoi que ce fût, Jean Cha-
puis s’était cru obligé de déférer au désir du Maître. Aussi,
toute affaire cessante, avait-il été prévenir le Président Flos-
sonore du danger qui menaçait le monde.
Cet avertissement, on l’a vu, devait demeurer bien ino-
pérant. L’évènement laissait le gouvernement absolument
désemparé ; et la nuit s’éternisant sur l’Europe allait d’ail-
leurs ruiner les dernières possibilités de défense.
L’ingénieur, heureusement, ne s’était pas laissé sur-
prendre par l’arrêt de la rotation terrestre. Quand ce phéno-
mène se produisit, l’Alcyon était déjà en route, tous les servi-
teurs ayant joint leur voix à celle de Cyprienne pour récla-
mer un départ brusqué.
On verrait bien, une fois de retour sur le territoire du
jardin affolant et des tours babéliques sans portes, ce qu’il
serait possible d’entreprendre dans l’intérêt du Maître.
Eh bien, à leur profond désespoir, ces braves cœurs de-
vaient trouver désert l’étonnant empire polaire. Un linceul de
glace et de ténèbres pesait sur l’immense cirque naguère en
– 236 –
pleine activité printanière, et sur l’œuvre abandonnée des in-
sectes géants ; les tours avaient interrompu leur stupéfiant
travail : elles n’envoyaient plus au sol privilégié la bienfai-
sante chaleur des radiations solaires reconstituées.
Une angoisse affreuse étreignit tous nos aériens globe-
trotters à la vue de cette terre déserte, que l’Alcyon parcou-
rait en vain. Ils n’y apercevaient aucune trace d’Oronius : et,
d’ailleurs, ils pouvaient le constater, la vie y était redevenue
impossible.
Une angoissante question se posait : que s’était-il pas-
sé ? Que fallait-il conclure de la disparition des Polaires et de
l’abandon de leur œuvre ?
Cela signifiait-il un cataclysme destructeur ou simple-
ment un exode accompli sans esprit de retour ?
À la réflexion, cette dernière hypothèse fut accueillie par
Jean Chapuis comme paraissant la plus vraisemblable. Cette
émigration en masse était la conséquence logique des prépa-
ratifs qu’il connaissait par la communication d’Oronius.
Et, dès lors, il n’était plus sans espoir ; les conquérants
avaient dû emmener avec eux leur prisonnier.
Consultés, les passagers de l’Alcyon estimèrent qu’on
n’avait plus rien à faire au Pôle. C’était en Europe qu’il fallait
désormais chercher le Maître.
Ils allaient donc reprendre le chemin du retour quand,
en accomplissant un dernier vol d’exploration au-dessus du
Pôle déserté, ils découvrirent la cassure de la presqu’île, ain-
si qu’un sillage d’une luminosité violette qui s’étendait à la
surface des flots pendant des milles et des milles.
– 237 –
C’était la trace laissée par l’île et par l’amas de cendres
provenant de la combustion de la montagne de poudre vio-
lette.
Intrigué et pressentant qu’il devait y avoir, au bout de
cette piste, des déductions intéressantes à noter, Jean Cha-
puis avait décidé de la suivre.
Par le fait, elle le conduisit directement à l’île flottante.
Quand il la découvrit de loin, le soleil brillait de nouveau sur
toutes les faces successives de la Terre remise en marche.
Pensant que l’approche de l’Alcyon serait infailliblement
remarquée s’il continuait sa route aérienne, le jeune ingé-
nieur fit opérer la transformation de l’appareil en sous-marin.
Les différentes transformations de l’Alcyon, on ne l’a pas ou-
blié, pouvaient s’effectuer presque instantanément. L’opé-
ration accomplie, et le sous-marin mis en demi-plongée, nos
amis pouvaient s’approcher sans donner l’éveil à un ennemi
possible.
Pour observer l’île, n’avait-on pas un périscope perfec-
tionné, invention d’Oronius lui-même ? Cet admirable ins-
trument fit merveille, puis qu’il permit à Jean et à Cyprienne
de découvrir le Maître enchaîné au rocher – tel Prométhée,
sans aigle rongeur – et rêvant mélancoliquement devant la
mer.
Nul gardien n’était en vue. Oronius paraissait abandonné
dans cette triste situation sur l’îlot flottant qui l’emportait.
Que ce fût là l’apparence ou la réalité, l’ingénieur ne
pouvait hésiter sur la conduite à tenir. Faisant aussitôt émer-
ger son submersible, il ouvrit le capot et sauta lui-même à
terre pour courir délivrer Oronius.
– 238 –
À la vue de l’appareil, dans lequel il ne pouvait mécon-
naître son œuvre, les yeux du Maître brillèrent de joie. Mais
il n’omit pas de faire immédiatement un signe recomman-
dant le silence et la prudence. Averti de la sorte qu’en dépit
de l’apparence, l’îlot n’était pas désert et que des ennemis se
cachaient dans ses flancs, Jean Chapuis s’approcha silen-
cieusement et, sans prononcer une parole, détacha, au
moyen du thermo-cautère radio-actif, les entraves de l’il-
lustre patient.
Deux minutes plus tard, fugitif et sauveteur étaient en
sûreté à bord de l’Alcyon-submersible, qui s’enfonçait aussi-
tôt dans les flots.
Cyprienne s’était jetée sur son père et l’embrassait avec
transport. Sa tendresse, inconsciemment égoïste, accaparait
le Maître et ne songeait pas à permettre à Jean, à Laridon et
aux autres serviteurs de témoigner à leur tour au prisonnier
délivré la joie qu’ils avaient de le revoir.
Oronius, plein de précautions, dut dénouer lui-même
l’étreinte de sa fille.
— Laisse-moi au moins remercier ce brave Jean et ses
collaborateurs, dit-il. En ai-je des amis sournois ? Vous avais-
je appelés ? Enfin, pour une fois, mes chers amis, votre dé-
sobéissance est, sans conteste, une action méritoire. Je dois
confesser que votre aide est arrivée à propos. Sans votre ve-
nue, j’aurais eu la plus grande peine à me tirer des griffes de
Hantzen et de Yogha. À parler franc, je crois même qu’ils au-
raient eu ma peau… C’eût été un record, incontestablement.
— Hantzen et Yogha sont donc là ? s’écria l’ingénieur,
dont les yeux jetèrent un éclair.
– 239 –
— Ils sont là… dans un souterrain creusé sous le sol de
l’île, répondit Oronius, avec un sourire malicieux.
— Or donc, ils sont à nous ! proclama Jean Chapuis.
Le Maître se frotta les mains.
— Ce sera bien leur tour, avoua-t-il. Je ne serai pas fâ-
ché de leur rendre leur gracieuseté… Mais laisse-moi faire et
n’interromps pas trop vite leur rêve de victoire. Au réveil, la
surprise n’en sera que mieux appréciée… Il suffit de les em-
pêcher de poursuivre leur course vers leurs alliés.
— Que voulez-vous faire, Maître ?
— Tout simplement prendre l’île à la remorque de
l’Alcyon. Un de nos filins d’acier fera l’affaire. Et en route
pour l’Amérique, où nous avons chance de rencontrer encore
des hommes libres et capables de se défendre contre
l’invasion des insectes polaires. À l’heure qu’il est, ces auda-
cieux mandibulés sont certainement maîtres de Paris et de
l’Europe… Il va donc falloir non seulement les leur re-
prendre, mais auparavant défendre le reste du monde contre
une extension de leur invasion. Ce ne sera pas une petite af-
faire !
Son entourage pouvait avoir confiance en l’avenir : Oro-
nius était libre.
Désormais, les Polaires allaient se heurter à une contre-
offensive dirigée par le seul adversaire qui fût de taille à leur
disputer le sceptre du monde.
Déjà, n’emportait-on pas, pris au piège sur cette île que
l’avion-sous-marin emmenait à la remorque, les deux princi-
paux fauteurs de la surprise menée à bien par les rivaux des
hommes, les irréconciliables ennemis d’Oronius ?
– 240 –
*** ***
Poussant des exclamations de rage, Yogha et Hantzen
venaient d’identifier l’Alcyon, dans le sous-marin remor-
queur. Maintenant, tout leur était expliqué.
Dans leur consternation, ils se précipitèrent au fond de
leur souterrain et s’y enfermèrent.
À l’aide de son périscope, Oronius n’avait rien perdu de
cette scène semi-comique que venait de clôturer une retraite
en désordre.
Il ne put s’empêcher de rire. Quoi ? Hantzen et l’Hin-
doue s’imaginaient-ils pouvoir tenir dans leur souterrain ?
Quels imbéciles ! Quand cela conviendrait au Maître, ils y se-
raient cueillis bon gré mal gré.
— Qu’ils se terrent pour l’instant ! dit-il. Nous ne sau-
rions où les fourrer à bord. Mieux vaut donc les laisser ter-
miner le voyage dans ce carcere flottant. Nous les en extrai-
rons quand il sera temps.
La traversée continua donc, l’Alcyon traînant derrière lui
l’île flottante, Dorn, sans attrait, des deux seigneurs de la dé-
vastation.
Enfin, on parvint en vue de la côte américaine. Là, Oro-
nius décida qu’était venu le moment de réaliser la prise de
corps des insulaires involontaires.
On ne pouvait songer, en effet, à faire pénétrer l’île dans
un port. Il fallait donc introduire l’indésirable couple dans le
– 241 –
sous-marin et abandonner aux courants le fragment de terre
polaire.
Tout de suite, Laridon s’offrit à aller chercher « madame
Yogha et herr Hantzen », affirmant qu’il se chargeait de leur
faire entendre raison. Ce devait être pour lui une vraie partie
de plaisir.
Oronius ne consentit pas à autoriser cette imprudence ;
il se méfiait des personnages et les jugeait fort capables
d’avoir combiné quelque traquenard où viendraient tomber
ceux qui chercheraient à leur mettre la main au collet.
— Pas de ça, jeune présomptueux ! décida-t-il fort sa-
gement. Ils pourraient avoir la joie de te mettre à mal. Sans
doute, toute tentative de résistance de leur part est d’avance
vouée au plus complet échec et je possède mille moyens de
les obliger à se rendre. Mais, encore une fois, nous ne devons
pas nous exposer à leurs coups. Il y a à bord des gendarmes
beaucoup plus qualifiés pour procéder à cette arrestation.
— Des brasse-carré ? s’effara le mécano.
— Oui, mon bonhomme : ce sont mes automates.
Oronius entendait parler des fameux automates de fer,
doués par lui du prodigieux mécanisme sensible au fluide cé-
rébral et qui constituaient de véritables types d’hommes arti-
ficiels.
Ces hommes-machines étaient invulnérables et le pis qui
pouvait leur arriver était qu’on les détériorât quelque peu.
Or, en pareil cas, le mal pouvait aisément être réparé,
puisque leur créateur se chargeait de les remettre en état.
– 242 –
Trois des automates furent donc munis du cerveau arti-
ficiel et envoyés sur l’île avec mission de ramener l’Hindoue
et son associé.
L’Alcyon, que Jean Chapuis avait remis en surface, at-
tendit, prêt à embarquer les prisonniers et leur escorte.
Oronius surveillait la progression des événements, que
les autres passagers s’apprêtaient à contempler en curieux.
Les trois automates se dirigèrent vers l’orifice du puits
qui servait d’entrée au souterrain. Mais aussitôt ils firent
signe. Cette entrée était barricadée.
Oronius ne s’était donc pas trompé en supposant Yogha
et Hantzen capables de n’être pas disposés à se rendre.
– 243 –
CHAPITRE XXII
LE VOLEUR DE FEMME
À vrai dire, cette manifestation apparaissait comme un
pur enfantillage. En dépit des moyens de défense qui pou-
vaient être accumulés dans le souterrain, le sort des deux
complices était réglé d’avance. Ils seraient pris.
Sur un geste d’Oronius, les automates, bientôt renforcés
de trois autres, se mirent en devoir de démolir la barricade.
Puis, un à un, ils s’engouffrèrent dans le souterrain.
Aucun bruit de lutte ne parvint aux oreilles du Maître.
Et, contrairement à ses prévisions, il attendit vainement
la venue du signal qui devait lui annoncer que ses automates
se heurtaient à une résistance ou tombaient dans un piège.
Au bout d’un temps assez long, nécessité par une visite
minutieuse du repaire, un des automates reparut et transmit
par signes un message que le Maître interpréta aussitôt :
— Ils n’y sont pas.
– 244 –
Oronius crut d’abord avoir mal compris. N’ayant pas
cessé de surveiller l’île, il était absolument certain de l’im-
possibilité où s’était trouvé le couple d’en sortir.
Sans doute ses automates ne les avaient-ils pas décou-
verts parce qu’ils s’étaient tapis dans quelque cachette se-
crète ?
Mais il se rappela à propos de l’enduit invisibilisant em-
ployé par les Polaires et il se demanda si ses adversaires n’en
avaient pas fait usage, d’abord pour se dérober aux re-
cherches, puis pour guetter quelque occasion de s’échapper.
C’était possible ! En ce dernier cas, l’occasion espérée ne
pouvait s’être encore présentée, puisque l’île flottait toujours
à bonne distance de la terre et qu’aucune embarcation ne
l’avait approchée.
— Nous allons les retrouver… même s’ils se sont fantô-
matisés, sourit Oronius.
Aussi, appelant à la rescousse Victor Laridon et son
nègre, il entreprit de diriger lui-même la perquisition nou-
velle qu’exécutaient les automates.
En arrière de ses chercheurs et de lui-même, il avait pris
soin de faire barrer l’entrée par un filet d’acier. Tous les gens
de la troupe, reliés par un second filet, complétaient, sans so-
lution de continuité, l’obstruction de la galerie. Le Maître
était donc bien certain de refouler devant lui, à mesure qu’on
avançait, tous les corps, même invisibles, qui ne pouvaient
passer à travers les mailles.
Par ce procédé, il fut facile de se convaincre que ni
Hantzen ni Yogha ne se trouvaient dans les salles qui furent
successivement explorées. Cette conviction fut acquise
– 245 –
quand, en réduisant progressivement l’espace qu’enfermait
le filet, on se fut assuré que cet espace ne renfermait aucune
forme sensible au toucher.
D’ailleurs, au cours de la perquisition, Oronius ne dé-
couvrit nulle part trace de la substance.
Une dernière cave se présenta, en apparence vide
comme les autres.
Au milieu se trouvait une trappe ouverte ; par l’ouver-
ture, on apercevait la mer.
Longuement, Oronius la considéra en secouant la tête. Il
se refusait à admettre ce que semblait formellement indiquer
cette mise en scène : à savoir que, par là, ses ennemis s’é-
taient évadés – en plongeant dans les flots, sous l’île.
Mais cette évidence ne parvint pas à convaincre le
Maître. Il se trouvait dans l’état d’esprit de l’Hindoue et de
son compagnon, quand ceux-ci avaient constaté sa propre
disparition.
Et il se répétait, comme eux :
— Ils n’ont pu se jeter à la mer… Il est impossible qu’ils
aient préféré la mort certaine à une captivité dont ils pou-
vaient encore avoir l’espoir d’échapper…
*** ***
Ce plongeon désespéré, les deux fugitifs l’avaient pour-
tant exécuté.
– 246 –
Oronius s’en fût moins étonné s’il s’était souvenu qu’une
fois déjà Hantzen et Yogha lui avaient échappé par cette
voie11. N’étaient-ils pas des amphibies artificiels, depuis que
Hantzen s’était fait greffer par Yogha, et avait lui-même in-
troduit dans le thorax de sa complice des poumons de cera-
todus ? Aptes à mener pendant un temps assez long
l’existence des poissons, ils avaient donc pu recourir sans
danger à ce moyen de fuite.
À cette heure, s’abandonnant au courant qui les empor-
tait loin de l’Alcyon, tous deux filaient entre deux eaux. Le
courant du Gulf-Stream les ramenait vers les côtes d’Europe
et vers la vengeance.
— Patience ! avait murmuré Yogha en se laissant couler
dans l’Océan. Ne chante pas encore victoire, trop confiant
Oronius ! Bientôt, tu auras de nos nouvelles !
*** ***
Se perdant en conjectures et impuissant à trouver une
explication satisfaisante, le Maître avait dû tout au moins
s’incliner devant le fait : ses ex-prisonniers, morts ou vifs,
n’étaient plus en son pouvoir.
Il ne lui restait donc plus qu’à abandonner l’île et à
aborder la terre américaine. Il se résigna à commander cette
manœuvre. L’Alcyon, sous sa forme la plus rapide, reprit sa
course.
11 Le Réveil de l’Atlantide (Les Mystères de Demain).
– 247 –
L’atterrissage et la descente se firent joyeusement. Oro-
nius abordait plein d’espoir ce pays énergique, où il comptait
trouver de fermes appuis et toutes facilités pour les prépara-
tifs de l’expédition qu’il voulait entreprendre.
Pourtant, tenant à ce que son arrivée en Amérique de-
meurât secrète, il avait choisi, pour « assolir », la solitude
d’une vaste plaine de l’Illinois.
C’était là qu’il comptait faire édifier par ses automates,
et avec l’aide de machines toutes-puissantes qu’il avait le
don de créer, un laboratoire secret.
Il avait pris terre le premier, afin de reconnaître la dispo-
sition des lieux. Julep et Laridon le suivirent, puis Jean Cha-
puis.
— Admirable ! s’exclama le jeune ingénieur en exami-
nant le paysage. Nous serons ici à merveille. Venez voir, Cy-
prienne.
— Me voilà, répondit la jeune fille, de l’intérieur de
l’avion.
Elle s’apprêtait à sauter à son tour sur le sol, quand…
… Au moment de s’avancer sur la passerelle extérieure,
elle se rappela avoir oublié dans la cabine un petit sac ren-
fermant de menus objets de toilette. Poussant Turlurette vers
la porte de sortie, elle revint en hâte vers la chambrette
qu’elle venait à peine de quitter.
Turlurette sortit la première et parut sur le pont volant
au moment même où Cyprienne venait de s’annoncer. Cet
incident, dû au hasard, devait avoir d’imprévues consé-
quences, notamment pour la mutine fiancée du mécano.
– 248 –
Car, au moment où elle s’apprêtait à franchir la planche
étroite et flexible, un fluide compact, lourd et brutal s’abattit
sur elle du haut du ciel. Il lui sembla qu’elle culbutait entre
des pattes préhensibles et était emportée par un être ailé et
invisible.
— Au secours !… À moi ! cria-t-elle affolée.
Déjà son ravisseur disparaissait au milieu d’un nuage.
De sorte que, au moment où ses cris firent se lever les têtes
de Laridon et des compagnons d’Oronius, ceux-ci ne décou-
vrirent plus personne.
Mais, ils en eurent comme le pressentiment, Turlurette
venait d’être enlevée par un des insectes géants.
Et ils en conclurent que c’était sur l’ordre de la fatale et
impunissable Hindoue.
*** ***
Leur supposition se trouvait être juste.
S’étant réfugié derrière l’écran des nuées, très vite, le ra-
visseur était redevenu visible pour sa victime. Turlurette, à
demi morte d’effroi, avait pu reconnaître un insecte géant
tout semblable à celui dont Victor avait failli s’emparer, au
Pôle.
Ce phénoménal représentant d’une civilisation animale,
trop tard connue, l’emportait à travers les airs volant très
haut, de manière à n’être pas aperçu en cas de poursuite.
– 249 –
Tandis que ses vastes ailes rapidement agitées les sou-
tenaient tous deux, lui et sa proie, de ses bras, il pressait
cette dernière sur son dur corselet et ne donnait aucune
marque de fatigue.
Il traversa l’Atlantique à une allure que les plus rapides
des modernes machines volantes n’avaient jamais pu at-
teindre.
Pour soutenir, étant chargé, cette vitesse extravagante,
et voler tout d’une traite entre le nouveau et l’ancien monde,
il fallait qu’il fût de fer.
Moins résistante et d’ailleurs épuisée par sa terreur, trop
compréhensible, la petite Parisienne, bien qu’elle n’eût per-
sonnellement aucun effort à faire, avait perdu connaissance
dès le commencement du voyage. Et elle ne rouvrit les yeux
qu’à l’arrivée, quand le vol vertigineux se ralentit.
Elle ne sut donc pas combien de temps le Polaire avait
mis pour accomplir cette fantastique randonnée. Mais ce
temps ne devait pas dépasser quarante heures.
Sur le littoral de Bretagne, en un point sans doute fixé à
l’avance, l’insecte prit pied avec sa proie.
Aussitôt, une altière silhouette féminine s’avança vers
eux.
Yogha !
— Tu as réussi ? demanda-t-elle vivement.
Et comme son envoyé, d’un geste non dépourvu d’or-
gueil, montrait Turlurette, l’Hindoue, l’ayant dévisagée,
poussa cette exclamation de dépit :
– 250 –
— Messager stupide… tu t’es trompé ! Ce n’est pas là la
fille d’Oronius !
L’erreur s’expliquait. Ne connaissant pas de vue celle
qu’il avait eu mission de ramener, le messager s’était laissé
abuser par les paroles de Cyprienne. Et quand Turlurette
s’était présentée à la place de sa jeune maîtresse, il l’avait
saisie, pensant emporter la fiancée de Jean Chapuis.
Grâce à ce hasard, Cyprienne échappait à sa jalouse en-
nemie. Mais Turlurette payait de sa liberté le salut de sa
jeune maîtresse.
D’abord furieuse, Yogha ne tarda pas à se résigner.
— Il n’y a pas à tenter un nouveau rapt, murmura-t-elle.
À présent, ils sont certainement sur leurs gardes… Conso-
lons-nous ; celle-ci ne me sera pas inutile. C’est l’appât, car,
ou je me trompe fort, ou ces fous chercheront à la reprendre.
Nous allons donc les voir avant peu venir se livrer eux-
mêmes à nos coups. Conservons cette fille pour garnir mon
émerillon… Nos requins s’y prendront !
Ayant dit, elle emmena Turlurette, plus morte que vive.
– 251 –
CHAPITRE XXIII
L’HOMME ÉCLIPSÉ
Turlurette était femme. Rien de ce qui touchait à la toi-
lette féminine ne pouvait la laisser indifférente ; et aucune
circonstance, si grave fût-elle, n’aurait pu l’empêcher d’at-
tacher un intérêt capital à ce détail important entre tous : la
toilette portée par une autre personne de son sexe.
Yogha, lui ayant passé autour du cou une sorte de licol,
l’emmenait, en la tirant et la frappant, comme elle aurait pu
le faire avec un animal rétif tenu en laisse.
Eh bien, la première réflexion de la jeune soubrette, ainsi
battue et humiliée, ne fut pas de penser : « Comme cette
femme est méchante ! », mais bien : « Comment est-elle fa-
gotée ? Quel singulier costume ! »
Par le fait, sans doute dans l’intention de flatter ses al-
liés, la princesse hindoue s’était composé une silhouette qui
s’efforçait de se rapprocher de celle des Polaires. Notam-
ment, elle portait une combinaison de cuir bruni sous la-
quelle ne se devinait rien de sa gracieuse structure. Un
casque de même matière, orné de deux gros yeux en émail,
dissimulait les flots d’ébène de sa chevelure. En outre, elle
– 252 –
s’était attaché dans le dos deux grandes ailes inutiles,
puisqu’il lui était matériellement impossible d’en faire usage.
Mais, ainsi attifée, elle pouvait évoluer au milieu des in-
sectes géants sans trop trancher sur eux, surtout sans risquer
d’être prise pour une de ces créatures humaines vaincues,
dont la condition présente était si misérable.
Au fond, la flatterie de Yogha était donc une simple pré-
caution : elle voulait éviter que des Polaires mal avertis de sa
personnalité ne lui infligeassent les traitements qu’ils réser-
vaient aux hommes asservis.
Turlurette ne se rendit pas un compte fort exact de la
ressemblance factice dont sa persécutrice s’assurait le béné-
fice. Elle estima simplement son costume tout à fait « infect »
et elle fit une moue dédaigneuse.
Puis elle en détourna ses yeux malicieux et s’inquiéta du
nouvel et singulier aspect que présentaient les villages et
campagnes de France que Yogha lui faisait traverser.
Comme l’aspect du monde avait changé ! Mal rensei-
gnée par les discrètes allusions d’Oronius aux grandes modi-
fications qui avaient dû s’opérer dans leur patrie, elle ne
s’attendait guère à un pareil bouleversement des coutumes
établies. La nouvelle condition des humains qu’elle rencon-
trait la suffoquait.
Rêvait-elle ! Ce n’était que dans les cauchemars qu’on
pouvait voir des hommes, molestés par des bêtes, obéir aux
coups de fouet. Un tel spectacle apparaissait pourtant à la
jeune Turlurette.
— C’est le comble de l’incohérence et de la stupidité !
pensa-t-elle.
– 253 –
Or, pour elle-même, elle s’en avisa tout à coup, cette
transformation baroque était bien la réalité. Elle en ressentit
une grande amertume. N’était-elle pas conduite en laisse et
fouaillée méchamment par une lanière qui, soulevant son
« catocana », laissait des traces sur sa chair ? Elle eut envie
de se rebeller !
Sans doute aussi cette même envie démangeait les infor-
tunés compatriotes rencontrés en état de servitude.
Il y avait vraiment de quoi ressentir une grande indigna-
tion. Partout, ces affreuses créatures (qu’en elle-même Tur-
lurette persistait à appeler des bêtes) avaient pris la place
des hommes, s’étaient installées dans les demeures, com-
mandaient dans les usines et dans les fermes, dirigeaient les
travaux, se faisaient servir.
Qu’étaient devenus les représentants de la race de
Dieu ? De simples bêtes de somme, des animaux dressés à
coups de fouet et qu’on employait uniquement à des be-
sognes dégradantes.
Dans les champs, des paysans, accouplés par le front
avec les liens du joug, tiraient la herse ou la charrue, sous la
menace de l’aiguillon ; d’autres cinglés de coups s’épuisaient
à entraîner les lourds véhicules auxquels leurs bourreaux les
avaient attelés. Il y avait l’homme-bœuf, l’homme-cheval et
l’homme-chien. Partout des colliers, des laisses et des muse-
lières, partout la schlague domptant les révoltes de l’orgueil.
Et force était bien alors à ces malheureux de reconnaître que,
sans la supériorité physique, aucune autre supériorité ne
compte. L’intelligence ne domine qu’à condition de pouvoir
s’imposer par la précision de ses armes ou la force de ses
poings.
– 254 –
Heureusement, la nourriture carnée n’était plus de
mode, car on aurait pu voir, peut-être, les boucheries bo-
vines, ovines ou hippophagiques transformées en étaux an-
thropophagiques.
La domination des insectes ne remontait pas à plus de
quelques semaines, et déjà le plus abject des esclavages
avait imposé à l’homme son sceau d’avilissement. L’aspect
humain s’était modifié, s’était bestialisé. Le fier regard deve-
nait sournois et craintif, n’osait plus fixer la créature hideuse
mais formidable installée à sa place de « maître ».
Ce qui ajoutait à leur condition misérable et achevait
leur déchéance, c’était l’aspect sale, déguenillé, hirsute qu’ils
avaient tous. Beaucoup étaient sans vêtement.
Leurs tyrans avaient naturellement interrompu toutes les
industries utiles à la seule race humaine ; ils prétendaient, en
propriétaires soucieux de leur intérêt, monopoliser à leur
profit toute la puissance de labeur des serfs. Ceux-ci n’a-
vaient donc plus licence de travailler pour satisfaire à leurs
propres besoins. Les nouveaux maîtres entendaient ne pour-
voir qu’à un seul : la nourriture synthétique. Pour le reste, ils
voulaient ignorer que leurs esclaves avaient été des créa-
tures pensantes et cultivées, habituées aux soins du corps et
de l’esprit.
Non renouvelés et soumis à la rapide usure des rudes
besognes, les vêtements de tous, hommes et femmes, étaient
vite devenus d’horribles loques, qui ne cachaient même plus
les corps, couverts de plaies et de crasse ; coiffures et chaus-
sures avaient disparu. Enfin, les Polaires ne laissaient ni le
loisir ni la latitude de se laver, de se raser ou de se couper les
cheveux. Ils avaient confisqué les instruments nécessaires à
ces différents soins et condamné l’homme à ne plus corriger
– 255 –
la nature, en civilisant sa physionomie. La barbe poussait
donc emmêlée et broussailleuse, encrassée de poussière, feu-
trée, chargée de vermine. La « plique » sévissait. Quant aux
cheveux, ils devenaient si abondants qu’un homme pouvait
être pris pour une femme, et réciproquement.
Ainsi, peu à peu, par le simple effet de cet odieux escla-
vage, l’humanité, tout au moins dans son aspect, rétrogradait
vers sa première époque. Dans les grandes villes et particu-
lièrement à Paris, la situation n’était guère meilleure.
Amenée par Yogha dans la capitale et enfermée en lieu
sûr, Turlurette avait eu sous les yeux le même triste spec-
tacle. Plus triste, s’il est possible, eu égard au cadre.
Comment, par exemple, aurait-elle pu soupçonner ou
reconnaître le brillant Ministre Flossonore dans ce lamen-
table esclave, anthropomorphe baveux, qui suivait son
maître comme une ombre, obéissait à ses ordres brefs, cou-
rait et faisait le beau comme un caniche, portait les objets
encombrants ou allait chercher avec zèle ceux qu’on lui indi-
quait ?
Par le fait, cet ex-gouvernant n’était plus qu’un caniche
docile, attentif à plaire à son patron polaire et désireux sur-
tout d’éviter le cinglement du fouet.
Modeste ambition ! Cet homme n’avait-il pas rêvé de
laisser un nom dans l’histoire ? Et puis, quel supplice pour
l’orateur intarissable que devoir s’abstenir de toute parole !
Car les insectes usurpateurs, non seulement prétendaient re-
léguer au second rang les hommes vaincus et leur arracher
toutes les supériorités, mais encore ils avaient manifesté la
volonté de leur faire perdre l’habitude de parler.
– 256 –
Sans doute était-ce là une marque de supériorité intel-
lectuelle qu’il leur était désagréable de constater. Ils ne vou-
laient pas que, sur ce point, l’esclave demeurât leur égal.
Les syndicats ouvriers, les cégétistes de toutes nuances
avaient enfin vu luire le régime égalitaire tant souhaité. Le
même travail pour tous, la même absence de salaires, la
grève impossible. Les coups de tampons avaient été substi-
tués à la paie ; on leur en servait avec largesse et sans comp-
ter. La bienheureuse institution du bolchevisme ? Jeu
d’enfant, auprès des conquêtes modernes… L’âge d’or, je
vous dis !…
Mais revenons à Flossonore. Ce bavard devait donc se
taire et garder pour soi l’océan toujours grossissant de ses
amères réflexions… Dur tourment !
Tandis qu’il précédait son maître – lequel avait la manie
de se faire accompagner par lui comme par un chien – il de-
vait ruminer son humiliation et rêver à d’imprécises re-
vanches.
En dessous, il considérait avec haine l’insecte supérieur,
prodigue de férule, et il enrageait de n’avoir plus le pouvoir
de lui résister.
— Avec quel plaisir je le remettrais à sa place ! songeait-
il. Quelle outrecuidance ! Quelle insupportable prétention !
Est-ce qu’il se figure qu’avec ses ailes et cette carapace qui
l’enferme, il peut remplacer la noble silhouette d’un Prési-
dent du Conseil ? Il aura beau faire, ce ne sera toujours qu’un
extrait de larve… Une larve grossie !… Ah ! comme je vou-
drais voir quelqu’un le lui faire sentir et rabaisser son irritant
orgueil !…
– 257 –
Comme il murmurait ces mots, en évitant de regarder
son bourreau, par crainte de lui laisser deviner ses pensées et
de recevoir de lui un coup de lanière, il entendit un gronde-
ment de bête irritée.
S’étant retourné, il demeura béant devant cette manifes-
tation incompréhensible :
Une main, suspendue dans l’air, giflait le Polaire avec
une inlassable ardeur.
– 258 –
CHAPITRE XXIV
LA MAIN VIVANTE
Une main !… Rien qu’une main de femme qui semblait
n’être attachée à aucun corps !…
C’était vraiment un spectacle inimaginable – plus
qu’effrayant !
Elle voltigeait, s’envolait, redescendait avec rapidité,
s’abattant sur la face de cuir et échappant toujours aux
gestes du Polaire furieux, qui cherchait à la saisir.
Vains efforts. La main paraissait voir et comprendre ; on
l’eût dite douée d’intelligence aussi bien que de mouvement.
Elle agissait tout comme si un bras et des nerfs l’eussent reliée à
un cerveau. Bref, toute seule dans l’air, elle se comportait
comme si elle avait appartenu à un corps possédant
d’excellents yeux, en même temps qu’une appréciable agili-
té…
Victime de cette agression d’un genre si peu commun, le
Polaire avait tout d’abord été déconcerté et un peu effrayé.
Mais il appartenait à une race d’une intelligence décidément
supérieure. Or, la véritable intelligence ne se laisse pas aisé-
– 259 –
ment dominer par la peur, même lorsqu’elle se trouve en
présence de l’incompréhensible.
Le fantastique, elle le sait, n’est jamais qu’apparence ; il
existe à tout phénomène une explication naturelle, même
quand cette explication échappe au premier examen.
Au lieu de s’enfuir, comme l’eût fait un homme dans son
cas, c’est assez probable, l’insecte géant se donna aussitôt
comme but de capturer cette main insolente, afin d’examiner
comment elle était faite et s’il ne trouverait pas en elle
l’explication de sa folle énergie.
Mais la main ne se laissait pas prendre et voltigeait au-
tour de lui, jamais à sa portée. Ses attaques foudroyantes
avaient toujours lieu à l’improviste et avec une rapidité telle
que l’insecte, si agile qu’il se révélât, n’arrivait à la parade
qu’après réception claquante et bien sentie de l’inévitable
gifle.
Les calottes succédaient aux soufflets et la terrible main
poursuivait sa danse enragée devant le visage sombre et de-
vant les yeux à facettes polyédriques ; on aurait dit qu’elle
narguait la victime de cette un peu sévère mystification.
À la fin, le Polaire finit par perdre son sang-froid ; ce
n’était pas de la peur, mais c’était de l’exaspération. Il avait
ouvert ses grandes ailes et poursuivait la main. Celle-ci
s’enfuyait devant lui, légère et moqueuse.
Flossonore, lui, s’amusait vraiment. Il donnait même li-
cence à son rire présidentiel, dégommé, de réapparaître.
Il avait d’autant moins à se gêner que, pour l’instant, son
maître ne s’occupait guère de lui et s’éloignait, sans regarder
de son côté.
– 260 –
L’insecte s’était lancé à la poursuite de la main et zigza-
guait à sa suite, tantôt dans les airs, quand elle s’élevait, tan-
tôt sur le sol quand elle semblait vouloir s’y poser.
Il ne s’occupait même pas de savoir dans quelle direc-
tion elle l’entraînait. Pourtant, c’était maintenant hors de Pa-
ris et dans une parfaite solitude. Comme témoin de cette tra-
gi-comédie, il n’y avait plus que Flossonore qui se réjouis-
sant dans son cœur, avait suivi pour ne rien perdre du spec-
tacle.
D’ailleurs, ce personnage peu sagace ne s’était même
pas demandé quelle était cette main mystérieuse, ni com-
ment pouvait s’expliquer cette fantasmagorique apparition.
Elle s’attaquait à son persécuteur, donc il y avait de la joie à
prendre… bagasse !
Il négligeait de se dire qu’elle pouvait appartenir à un
ami – à un allié.
Car, enfin, il aurait bien dû voir que c’était une main hu-
maine.
Mais si, jusqu’alors, ce solennel étourneau n’avait consi-
déré que le côté plaisant et vengeur de l’aventure, il allait
tout de même se sentir estomaqué.
Car le badinage anodin de la main prit tout à coup un
autre aspect. Du haut des airs Flossonore, stupéfait, vit tom-
ber une corde. La main, avec adresse, l’attrapa au vol.
Aussitôt, manœuvrant cette corde avec l’habileté d’un
péon lanceur de lasso, elle la fit tournoyer et la jeta autour
des épaules du Polaire, qu’elle ceintura d’un nœud coulant.
Contre une aussi étrange attaque, l’insecte ne pouvait
réellement qu’esquisser une défense impuissante. Il souffla,
– 261 –
par habitude, un jet de chloroforme ; ce fut de sa part un pur
réflexe, car il devait être certain d’avance que la main – sans
narines ! – n’en serait nullement incommodée.
D’autre part, il eut beau se démener furieusement, ses
quatre poignards ne parvinrent pas à le protéger contre
l’étreinte du lasso, dont la main, par secousses, resserrait le
nœud.
Bientôt, étranglé par cette corde qui lui serrait le cou et
les bras, les ailes et les jambes prises, immobilisées, l’insecte
géant roula sur le sol et y demeura, écumant et rugissant de
fureur.
Victorieuse, la main l’avait empoigné par sa poche à
chloroforme et en obstruait l’orifice, de manière à l’empêcher
de s’en servir à nouveau.
Contre qui ? Pourquoi cette précaution ?
Flossonore, de plus en plus ahuri, n’allait pas tarder à le
savoir. Car voici que descendit du ciel un avion, dont sortit
un homme au visage recouvert du masque respiratoire.
Il souleva, aidé par la main, le corps garrotté de l’insecte
et l’emporta dans son appareil.
Cela fait, après un petit bonjour ironique, à la stupéfac-
tion de Flossonore, il cria :
— À bientôt !… On vous tirera de là !
Et l’Alcyon-Car remonta dans la nue, emportant l’insecte
prisonnier, entre Oronius et le mécano Laridon.
Il disparut aux yeux de Flossonore, médusé.
– 262 –
*** ***
C’était une idée du Maître.
Depuis son atterrissage en Amérique, il était obsédé par
le regret de n’avoir pas à sa disposition un spécimen vivant
des insectes supersavants.
— Pour combattre un ennemi, il faut le connaître, disait-
il judicieusement. Or, j’ignore tout de la constitution phy-
sique de ces gaillards-là. Qui sait ? Si je pouvais en disséquer
un, je trouverais peut-être dans son organisme le point faible
qui nous permettrait de prendre la revanche des hommes.
— Allons en cueillir un, proposa crânement Victor Lari-
don. En même temps, nous ramènerons Turlurette !
Ce garçon-là ne doutait de rien… Il avait ses raisons
personnelles de souhaiter un voyage en Europe. Ne venait-il
pas d’en faire l’aveu, par sa proposition ?
Mais Oronius hocha la tête. L’expédition n’était pas aus-
si simple que le mécano semblait le croire.
En ce qui concernait Turlurette, le Maître pressentait
qu’elle devait être l’objet d’une surveillance toute particu-
lière et que Yogha ne la retenait que pour servir de miroir.
Il était au moins inutile d’aller donner dans ce piège sans
aucune chance de succès.
D’autre part, la capture d’un insecte, étant donné l’indis-
cutable supériorité physique de la race, paraissait être une
autre impossibilité.
– 263 –
Comment éviter le chloroforme ou l’action des poi-
gnards ? Comment espérer terrasser un de ces spécimens
dont la force devait être herculéenne ? Un homme n’y réussi-
rait pas.
Il aurait fallu pouvoir agir par surprise.
Était-ce possible ?
— Oui ! C’est possible ! cria tout à coup et fort joyeuse-
ment le père de Cyprienne. Que faut-il pour réussir ? Un
complice, un allié insaisissable et qui puisse passer partout.
Son volume devra être aussi minime que possible ; par
contre, il faut qu’il ait la force, la souplesse, l’agilité et
l’intelligence… J’ai cela dans mes bagages !
Et, se frottant les mains, il ajouta, en clignant malicieu-
sement de l’œil :
— Je vais leur envoyer la main d’Atlantéa.
Il parlait de cette femme étrange et préhistorique, véri-
table démon incarné, dont l’esprit malfaisant avait failli
rendre fatale l’exploration d’Atlantide, ressurgie des eaux à
la suite d’un cataclysme12.
Pour rendre inoffensive cette infernale Atlantéa, Oronius
avait dû se résoudre à la couper en morceaux. Chacun de ces
morceaux, grâce à certains procédés scientifiques découverts
par lui, continuaient à vivre, d’une vie intégrale et séparée.
C’était dans ce trésor anatomique que le Maître s’avisait
tout à coup de puiser.
12 Le Réveil de l’Atlantide.
– 264 –
Il expliqua aussitôt à ses auditeurs émerveillés les possi-
bilités que lui offrait la main vivante de la reine d’Atlantide.
— Chaque fragment vit de façon autonome, comme le
corps entier, révéla-t-il. À l’état ordinaire, cette vie est la-
tente, analogue à celle d’une créature endormie. Mais si,
usant d’un appareil que j’ai imaginé et que je nomme le ra-
diateur cérébral, je lance à travers l’espace et dans la direc-
tion d’un des fragments un courant animateur, ce fragment
rentre en possession des mouvements et actions qui lui sont
propres. Dès cet instant il peut se comporter comme s’il était
toujours relié au corps dont il a été détaché. Il peut agir :
marcher si c’est un pied… appréhender, frapper, écrire, si
c’est une main… Mais, en tout, il exécutera la volonté de
l’opérateur qui manœuvrera le radiateur. Et cette influence
pourra s’exercer à distance.
— Chouette ! clama Laridon enthousiasmé. Vous dégo-
tez toujours des trucs épatants, m’sieu Oronius. Pour lors on
pourrait comme ça avoir une main qui se balade dans le beau
monde, ouvre les lourdes, fouille les profondes des balo-
chards et vous rapporte ce qu’elle chaparderait ?
— On le pourrait ! Je vais t’en fournir sans tarder la
preuve, affirma Oronius. Car je te choisis pour m’accom-
pagner dans le raid que je médite.
— Épatant !… Ben ! votre système ferait rudement
l’affaire des monte-en-l’air ! Y pourraient turbiner au pre-
mier, qu’est près du ciel, en faisant leur manille chez le bis-
trot du coin… S’il y avait encore des bistrots ?
— Oui… mais je compte l’appliquer à un but beaucoup
plus moral… et seulement pour m’emparer d’un Polaire.
– 265 –
— Est-ce que, par la même occase, on ne pourrait pas
s’emparer aussi de ma Turlurette ?
Le refus péremptoire d’Oronius fit comprendre au mé-
cano que ce n’était pas le moment d’insister.
— Pas cette fois, répliqua le Maître. Ce serait compro-
mettre notre expédition. Or, j’ai besoin d’aller vite… Con-
sole-toi cependant. Si nous réussissons dans mon entreprise,
je serai bientôt à même non seulement de reprendre aux Po-
laires la soubrette de ma fille, mais même de délivrer l’huma-
nité.
Il escomptait l’aide américaine, certain qu’elle ne lui fe-
rait pas défaut s’il pouvait présenter un plan comportant de
sérieuses chances de succès.
Or ce plan, seule une étude attentive de la constitution
des mystérieux insectes pouvait le lui suggérer.
Et, comme il venait de l’expliquer, la main vivante
d’Atlantéa allait lui permettre de réaliser l’indispensable cap-
ture. Elle constituait l’instrument rêvé, l’instrument doué de
mouvement propre et susceptible d’agir à distance de celui
dont la volonté le guiderait.
Non seulement cette main détachée, et évoluant sans
être accompagnée du corps, pouvait se glisser partout sans
attirer l’attention, mais encore, au moment choisi où elle se
montrerait, son apparition déconcertante ne pourrait man-
quer de provoquer une stupeur tout à fait favorable à la réus-
site du plan.
Emportant donc cette main et le radiateur cérébral qui la
complétait et en permettait l’emploi, Oronius prit place dans
l’Alcyon, que devait piloter Laridon.
– 266 –
Il laissait dans la solitude de la prairie américaine sa fille
et ses serviteurs, sous la garde de Jean Chapuis.
Pendant sa très courte absence, les automates de fer de-
vaient poursuivre leur tâche de construction et d’aména-
gement du laboratoire.
Le mécano, en dépit des dispositions mélancoliques qui
le transformaient depuis l’enlèvement de sa bonne amie, par-
tait assez volontiers.
Il ne manifesta que par quelques soupirs son regret
d’avoir vu repousser sa proposition de délivrance immédiate
de la soubrette. Oronius ne pouvait douter qu’elle l’intéressât
plus que l’humanité tout entière. Il s’attendait donc à des ins-
tances auxquelles, d’ailleurs, il était décidé à opposer un re-
fus inébranlable.
Il n’en fut rien.
Apparemment, maître Laridon s’était résigné à servir la
cause de l’intérêt général avant celle de Turlurette. Ou bien il
avait compris, connaissant l’entêtement du Maître, que
vraiment « il n’y avait rien à faire ».
En tout cas, il ne bouda point et parut s’intéresser vive-
ment aux préparatifs du savant.
La main et le radiateur cérébral retinrent particulière-
ment son attention. Il ne perdit pas un des gestes d’Oronius,
tandis que celui-ci procédait à l’installation de l’appareil, et il
sollicita sans cesse de nouveaux détails touchant le manie-
ment et le fonctionnement.
Le père de Cyprienne trouvait tout naturel qu’on voulût
comprendre et s’instruire. Il répondit donc, selon sa cou-
– 267 –
tume, avec une parfaite bonne grâce et une patience inlas-
sable.
— Tu en sais maintenant autant que moi, mon cama-
rade, conclut-il. Aussi, à présent que tu possèdes la théorie
sur le bout du doigt, nous allons passer à la pratique.
La pratique, c’était la capture du Polaire imprudent, atti-
ré par les agaceries de la main vivante.
Du haut de l’avion et grâce à l’œil cyclopéen, le mécano
put suivre toute la manœuvre.
Et quand il vit le prisonnier réduit à l’impuissance et
étendu sur le plancher de l’avion, il ne put se tenir de cares-
ser furtivement l’intelligente main qui venait d’opérer cette
importante capture.
— Pour sûr que c’est un truc espatrouillant ! murmura-t-
il à voix basse. Qu’est-ce qu’il veut de plus, m’sieu Oronius ?
Et qu’est-ce qu’il attend ? Si j’avais ça à ma disposition, moi,
je me chargerais bien d’embêter les Polaires !… La v’là, la
vraie insecticide !…
Le brave mécano exagérait un peu.
Une seule main – fût-elle celle d’Atlanta, ne pouvait suf-
fire à l’œuvre de délivrance. Pour débarrasser le monde de la
nuée d’insectes géants qui l’avaient saisi à la gorge, il fallait
davantage.
C’était du moins ce que pensait Oronius. C’est pourquoi
il avait hâte d’étendre le sujet capturé sur une table d’opé-
ration.
Pour le salut de l’humanité, on peut bien se faire vivisec-
tionniste !…
– 268 –
CHAPITRE XXV
OÙ VICTOR LARIDON S’ÉMEUT
Sur l’insecte vivant, Oronius opérait !
Évidemment, ce seul champ d’examen limitait fort
l’étendue de son expérience, et il ne pouvait prétendre sur-
prendre ainsi la totalité des secrets de la constitution du Po-
laire ; mais, d’autre part, il ne voulait pas anéantir son spé-
cimen sans absolue nécessité.
Il sentait bien que c’eût été commettre une sorte
d’assassinat. Le souvenir de la merveilleuse intelligence de
l’être bizarre s’imposait à lui. Il avait là le vrai rival de
l’homme et, en même temps, le possesseur d’une pensée
trop proche de la nôtre pour que le savant n’eût pas
l’impression d’opérer son semblable.
Laridon suivait les expériences avec la même curiosité
passionnée dont il avait témoigné à l’égard de la main vi-
vante.
Il avait pourtant ses idées personnelles sur la façon dont
il convenait de poursuivre ce genre d’études.
– 269 –
— Si qu’on voulait me le confier en caboche à caboche
pendant trois quarts de plombe, je me chargerais bien de
guigner ce qu’il a dans le bid ! grommelait-il entre ses dents.
Il n’est pas à la redresse, m’sieu Oronius. C’est pas comme
ça qu’il le fera jaspiner… Et puis, il oublie de lui poser la
question la plus intéressante.
Quelle pouvait être cette question ? C’était là le secret
du brave mécano ; il le gardait pour lui.
Il faut bien le dire : les expériences d’Oronius n’aboutis-
saient pas.
Il avait beau scruter son sujet et l’examiner autant que
faire se pouvait, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, il avait
beau, se servant des merveilleux anesthésiques découverts
par lui, le démonter pièce à pièce et le soumettre à l’indis-
crétion du microscope, il ne découvrait pas le point vulné-
rable – le talon d’Achille – qui eût permis l’espoir d’annihiler
par grandes masses la force de résistance et la combativité
des Polaires.
Et pourtant, un tel ennemi ne pouvait être affronté avec
quelque chance de succès qu’à la condition de le mettre au
préalable dans l’incapacité de se défendre.
Ce devait être là le but des recherches entreprises. Il faut
bien reconnaître qu’elles n’en approchaient pas.
Victor Laridon s’impatientait.
Il s’impatientait non point parce qu’il éprouvait une hâte
particulière à voir l’humanité et plus particulièrement
l’Europe délivrée de la menace ou de la tyrannie des Po-
laires, mais parce que l’insuccès du vivisecteur paraissait re-
– 270 –
tarder d’autant le moment où l’on pourrait songer à la
pauvre Turlurette.
— Faudra qu’Bibi s’en mêle ! ronchonnait l’amoureux.
L’occasion tant espérée d’entrer en scène ne se présen-
tait pas. Il le guettait pourtant avec une constance louable et
assurément digne d’être récompensée.
Le Maître ne pouvait s’éloigner un instant du laboratoire
dans lequel il opérait sans qu’immédiatement le mécano
s’empressât de venir rôder dans les environs.
Mais, « la barbe ! » – selon sa propre expression, – tou-
jours il se cassait le nez contre la porte soigneusement close.
Le Maître se défiait des collaborateurs improvisés et tenait à
mettre son sujet à l’abri des essais malencontreux.
Un jour, pourtant, le savant eut une distraction : en
s’éloignant, s’il ferma bien la porte à clé, ce fut en oubliant
cette clé dans la serrure.
Nous laissons aux savants à qui il n’est jamais arrivé de
commettre la même bévue le soin de lui jeter la première
pierre !…
Laridon était à son poste de veille… Son cerveau peu
compliqué le mettait à l’abri de pareille inadvertance. Il vit la
clé… et s’en servit.
Dix secondes après la sortie du père de Cyprienne, le
mécano s’était donc glissé dans le laboratoire et en avait soi-
gneusement refermé la porte sur lui.
*** ***
– 271 –
L’absence d’Oronius ne se prolongea pas au delà d’une
heure. Mais quel spectacle l’attendait quand il rentra !…
Le laboratoire était sens dessus dessous et l’insecte
géant, délivré de ses liens, gisait sur le plancher en fort pi-
teux état. Il ne donnait plus signe de vie.
Un seul coup d’œil suffit au Maître pour constater que
son patient avait subi plusieurs mutilations : épars autour de
lui, les quatre poignards naturels attachés à ses membres,
ses ailes et l’appareil vaporisateur de chloroforme avaient
été retranchés de son corps.
Quelle main cruelle en même temps que destructrice
avait pu commettre ces dégâts ?
Ce n’était que trop visible.
À quelques pas de l’insecte mutilé, Victor Laridon, l’œil
brillant et l’air guilleret, chantonnait, confortablement assis
dans le fauteuil opératoire.
Il avait vraiment singulière mine, le Parigot, et ne pa-
raissait pas être dans son état normal.
Oronius ne lui accorda qu’une attention fort restreinte.
Toute sa sollicitude et toute sa colère allaient à son su-
jet.
Poussant un cri d’indignation et de désespoir, il se jeta
sur le corps inanimé, pour le rappeler à la vie, si c’était en-
core en son pouvoir.
Un examen superficiel le rassura : le Polaire respirait en-
core. Il était simplement plongé dans certain état comateux
– 272 –
qu’aux siècles précédents on considérait comme la caracté-
ristique du dernier stade de l’ivresse.
Une odeur particulière flottait dans l’air. Tout en intri-
guant Oronius, la reconnaissance de ce parfum le mit sur la
voie.
Reniflant, il tourna son regard vers une des armoires
dans lesquelles était ordinairement enfermée une collection
de ces capiteux liquides appelés vins, dont l’usage s’était
perdu.
L’armoire béait, grande ouverte, et plusieurs bouteilles
débouchées gisaient aux alentours du fauteuil occupé par La-
ridon.
Des bouchons, casqués d’étain doré, voisinaient avec
elles et permettaient d’identifier le liquide qu’elles avaient
contenu.
C’était du champagne, extra dry et centenaire, de la cé-
lèbre cuvée Maurice Renard.
Un peu rasséréné, – car ce qu’il entrevoyait était infini-
ment moins tragique que ce qu’il avait craint tout d’abord, –
le Maître jeta au mécano un regard soupçonneux.
— Qu’as-tu fait ? gronda-t-il. Avec quelle permission te
trouves-tu ici ?
— Avec celle de mézigue ! répondit Laridon d’un petit
ton dégagé.
Une pareille attitude révolta le Maître. Cette manière
canaille et impénitente prouvait, clair comme le jour, que le
fiancé de Turlurette avait perdu la tête.
– 273 –
En temps ordinaire, en effet, c’était un serviteur fort res-
pectueux et particulièrement envers son « grand daron ».
Le mécano poursuivit en désignant d’un mouvement de
tête l’insecte inanimé :
— Vous en faites pas pour ce loustic-là, m’sieu Oronius.
Ça lui passera avant que ça me reprenne… Je lui ai un peu
abîmé le portrait. Mais fallait ça, rapport qu’il aurait pu grif-
fer, ou cracher son sale truc à faire pioncer les frères, ou bien
encore se carapater. S’pas, je ne savais pas que le picton lui
produirait c’t effet d’évanouillement. Alors on a pris ses pré-
cautions : on avait à causer… Mais vous bilez en rien… J’ai
découpé l’olibrius comme vous aviez fait d’Atlantéa. C’est du
pareil au même. Les abatis sont bons... toujours là et in-
tacts… Y aura qu’à les lui rafistoler si ça vous chante.
— Pourquoi as-tu fait ça ? questionna Oronius, en consi-
dérant d’un air rêveur le Polaire ivre-mort.
— Ben ! j’viens-t’y pas de vous le dire ? Me fallait tirer
les vers du blair au coco… Alors, comme il s’obstinait à la
fermer, malgré toutes mes aimableries, m’a fallu trouver le
moyen d’moyenner.
— Qu’avais-tu à lui demander ?
Le mécano prit un air de dignité offensée :
— Ça, patron, c’est des affaires entre zigs. Si on m’a fait
des confidences en famille, s’pas, je serais rien mufle de vous
les refiler. J’suis bon type… mais faut pas me demander
d’être casserole. Ça non ! faut pas !
Il se mit à larmoyer, sans apparence de motif.
– 274 –
Le savant l’examinait et, de plus en plus, à constater son
état inaccoutumé, il se persuadait de ceci :
— Le champagne, cause évidente du triste état de mon
sujet, n’a certainement pas agi que sur lui.
Maître Laridon en avait dû prendre sa bonne part. Or, –
malgré sa fameuse expédition au Bar des Rêves, avec Jar-
rousse13 – comme il n’avait pas l’habitude de boire du vin, de
même que ceux de son époque, l’effet avait été immédiat…
et désastreux.
— Rapporte-moi comment les choses se sont passées…
et aussi comment pareille idée t’est venue, pria Oronius avec
patience, en s’installant dans un fauteuil, entre le mécano et
l’insecte.
À présent, Laridon considérait mélancoliquement sa vic-
time.
— Aussi, pourquoi qu’il était si teigne ? murmura-t-il en
manière d’excuse. Je m’étais présenté bien poliment et
j’avais essayé de le captiver par les sentiments… Des nèfles !
C’maniaque-là était buté… Alors, j’ai pensé à votre armoire
et à ces vieilles bouteilles qui, à ce qu’on raconte, déliaient
autrefois la langue des rigolos. Faut toujours y revenir. Je me
suis donc inculqué dans le ciboulot : si je payais un glass ou
deux à cet esportman, y deviendrait peut-être plus baveux…
Je connais votre cœur, m’sieu Oronius. Si je vous avais de-
mandé le pive, on se serait entendu sans boucan, surtout en
considération du motif que j’dois me cadenasser dans l’bec.
Alors, sachant ça, je m’ai permis de puiser dans votre caran-
13 Les Fiancés de l’An 2000 (Les Mystères de Demain).
– 275 –
ta. C’est pas pour dire, le jus s’y embêtait. C’est pas une cave
convenable… Vrai, les bouchons ont ribouldingué joyeuse-
ment quand j’ai rendu la liberté à la mousse ! C’est rien de le
dire ! Si vous aviez entendu ; vous auriez compris que le co-
co épileptique demande à être bu. En le gardant, vous le dé-
tourniez de sa destination morale, ce qui n’est pas rupin de
la part d’un homme de raisonnement comme vous… N’en
parlons plus. J’ai réparé. J’vous pardonne… Seulement, mon
olibrius n’a pas voulu pomper. J’avais beau lui offrir ça avec
le sourire et trinquer, et m’humecter la dalle en disant :
« Donnez-vous la peine d’entrer !… », pour l’encourager, il
ne voulait rien savoir, le busard… Moi j’aime pas qu’on soye
sans usage. Et puis, faut le dire aussi, votre sacré petit jin-
glard commençait à me chatouiller les nénés. J’ai commencé
par râler ; et puis, je me suis mis à éplucher le frère… à
l’effeuiller comme une marguerite, si vous préférez… Parle-
ra !… Parlera pas !… Il n’a pas parlé. Je me suis arrêté aux
ailes, vu qu’il était buté et qu’il n’y avait rien à faire. V’là la
cause du dommage… Mais j’me suis pas tenu pour battu.
Victor Laridon a de la sorbonne. Ah ! ça ! on ne peut pas le
lui refuser !
Il s’interrompit, jeta un triomphant regard à Oronius et,
se penchant vers lui, poursuivit confidentiellement :
— Quoi donc que vous auriez fait à ma place, patron ?…
Moi, je suis revenu au champagne. Et j’ai dit : « Tu ne veux
pas pinter ? Tu pinteras tout de même ! Ce que tu ne veux
pas absorber par le goulot, tu l’aspireras par l’os à moelle ! »
J’ai fait bouillir la vinasse et j’ai forcé le vieux frère à tenir
son blair au-dessus des vapeurs… Ah ! je vous garantis que
ça n’a pas traîné ! En un rien de temps il était paf ! J’en ai fait
ce que j’ai voulu !
– 276 –
— Vraiment ? fit le Maître, tout à coup intéressé.
Il n’avait plus du tout l’air d’être fâché contre Laridon, ni
de blâmer ses procédés d’investigation.
Ravi d’être écouté avec autant d’attention, celui-ci se
donna sur la cuisse une tape joyeuse et cria :
— J’l’ai eu et re-eu ! qu’j’vous dis ; avec votre extra-
drille !… C’est des zigs à qui il n’en faut pas des tas. Le pico-
lo leur tape sur le bobéchon que c’en est marrant. On dirait
que ça leur engourdit un tiroir du ciboulot. La direction, quoi !
Alors tout le reste entre en danse. Ollé ! Ollé ! Chahut ! C’est
vilant, quoi !… Et rien n’obéit plus aux commandes. Puis, tout
d’un coup, hop ! l’objet tourne de l’œil et s’endort. Le canon
ne le réveillerait pas. Vous pouvez le tourner et le retourner.
C’est à vous… Heureusement qu’avant de me claquer
comme ça dans les pinces, mon rigolo avait jaspiné. J’l’ai eu
que j’vous r’dis !
— Qu’as-tu appris ? demande Oronius préoccupé.
— Tout ! riposta Laridon, manquant de réserve et s’en
repentant aussitôt.
En effet, avec un visible désir de changer la conversa-
tion, il s’enquit :
— Alors, m’sieu Oronius, vous ne m’en voulez pas trop,
rapport à ce que j’ai fait de votre bonhomme ?
— Pas le moins du monde, répondit le Maître en haus-
sant les épaules. Tu t’es livré à une expérience, n’est-ce pas ?
À une expérience d’un genre particulier et dont je n’aurais
pas eu l’idée… Je ne puis pas t’en tenir rigueur… Vraiment
non !
– 277 –
Son ton bizarre laissa le mécano incertain des véritables
sentiments du Maître.
Oronius était-il content ou fâché ? Laridon n’y voyait
plus assez clair pour discerner cela. Il constatait seulement
que le Maître considérait l’insecte, ivre-mort, avec une insis-
tance préoccupée.
Le mécano se leva. Il était un peu vacillant sur ses
jambes et dut faire appel à toute sa dignité pour se tenir à
peu près droit.
— Sacrée tisane à faux col ! pensait-il. Ça vous fiche la
tremblotte dans les guiboles !… Par exemple, dans la ca-
boche, c’est une autre affaire. Tout est d’aplomb ; plus
d’aplomb que d’habitude, croirait-on même !
C’était assurément une très forte illusion ; mais on en
conserve à tout âge et dans toute situation.
Fort de cette conviction qu’il pouvait tout se permettre,
le mécano demanda imperturbablement :
— Eh bien, m’sieu Oronius, puisqu’vous admettez la
qualité d’ma vivisection, je voudrais vous taper d’une fa-
veur…
Le père de Cyprienne, manifestement préoccupé de se
débarrasser du pauvre pochard, l’apostropha avec une cer-
taine brusquerie :
— Tu ne manques pas de culot, mon garçon !… Ma pa-
role, te figurerais-tu mériter des félicitations, par hasard ?…
Une faveur ! Entendez-moi ça ! Mossieu réclame une fa-
veur… pour avoir bu mon vin et s’être enivré… sans parler
de mon Polaire qui est, de son fait, dans un bel état… Une
– 278 –
faveur ! Satané loustic ! Mais je devrais te destituer, te casser
aux gages, te…
— N’en jetez plus ! bégaya le mécano, assez déconfit. Si
vous m’avez assez vu, je peux dévisser…
— C’est cela. Dévisse et va cuver ailleurs ta sale antiqui-
té !
Victor Laridon esquissa un mouvement de retraite ; puis,
se ravisant, il revint vers le Maître, en louvoyant un peu.
— C’était rapport à Turlurette, expliqua-t-il.
— Va au diable ! vociféra le savant perdant patience. On
s’occupera d’elle à Pâques… ou à la Trinité ! Ça t’apprendra
à boire !…
La figure du malheureux Parisien chavira :
— C’est pas votre dernier mot, m’sieu Oronius ?
— C’est le dernier !… Et je t’ordonne de me débarrasser
le plancher… Oust !
— Bon !… Bon !… On vous obéit ! plaignit l’intem-
pérant, renfrogné.
Et, au prix d’un sérieux effort, il parvint à sortir à peu
près droit.
Alors, Oronius, agenouillé près de son Polaire, fit en-
tendre un petit rire.
— Parbleu ! murmura-t-il. Ce pauvre garçon est à cent
lieues de se douter de la portée exacte de son coup d’éclat…
D’ailleurs mieux vaut qu’il en soit ainsi, pour le moment… Il
– 279 –
serait trop fier !… Sacré Victor, va ! Même quand il fait des
sottises, il trouve encore le moyen d’être utile !
– 280 –
CHAPITRE XXVI
LA FABRIQUE DE TEMPÊTES
Il se passait certainement quelque chose. Oronius devait
préparer un grand coup. Jean Chapuis et Cyprienne l’au-
raient affirmé.
Ils connaissaient trop le Maître pour ne pas le deviner,
pressentir une phase nouvelle. Actuellement ses airs mysté-
rieux cachaient un projet dont l’exécution l’absorbait tout
entier.
De plus en plus fréquemment, d’ailleurs, il se livrait, par
sans-fil et par chiffre, à des conversations avec le gouverne-
ment américain.
Ces longues et insaisissables propositions, âprement
soutenues et discutées à distance, devaient certainement
aboutir à un accord secret entre le Maître et les États-Unis
d’Amérique.
De fait, quelques heures après le dernier entretien radio-
téléphonique, des nuées d’aéroplanes amenaient au campe-
ment d’Oronius toute une armée de spécialistes. Et, comme
par un coup de baguette magique, de formidables usines sur-
gissaient de toutes parts dans l’immense prairie.
– 281 –
Quel plan avait donc exposé le Maître pour obtenir un
concours si complet ? Et qu’allait-on manufacturer dans ces
usines ?
À n’en pas douter, ce bouleversement devait avoir trait à
l’inévitable croisade à entreprendre contre les Polaires. Le
réputé sauveur de Paris avait certainement convaincu les
Yankees de la nécessité où ils étaient mis d’agir sans retard,
s’ils voulaient éviter le sort de l’Europe.
Avait-il donc échafaudé et arrêté le plan de sa contre-
offensive ?
… La construction des usines étant achevée, celles-ci
fonctionnaient déjà à plein rendement.
De fait, il n’y avait pas une heure à perdre. D’un instant
à l’autre, les Polaires pouvaient se décider à parachever leur
conquête du monde, en venant asservir les humains d’outre-
Atlantique et Pacifique.
Trop intelligents pour se faire des illusions, ils devaient
se préparer à étendre leur domination sur la totalité du
globe, cette domination courant le risque de n’être que pré-
caire, aussi longtemps qu’elle demeurerait partielle.
Il était même surprenant qu’aucune attaque de consoli-
dation n’ait encore été déclenchée.
Heureusement, la race américaine a toujours su réaliser
des prodiges et multiplier la main-d’œuvre pour supprimer la
question de temps, elle est de celles qui brûlent les étapes et
se plaisent à achever en quelques heures ce que d’autres
eussent poursuivi, lentement, pendant des années. Le carac-
tère ouvrier n’est point partout le même.
– 282 –
En moins d’une semaine, sous l’impulsion d’Oronius, le
résultat cherché était obtenu. Rayonnant, le Maître pouvait
enfin réunir sa famille pour lui donner le mot de l’énigme.
L’heure était venue de révéler ses projets.
— Mon cher Jean, débuta-t-il, et toi, ma gentille Cy-
prienne, vous attendez certainement de moi une justification
de mon apparente inaction. Depuis plusieurs semaines, la
race humaine est menacée de dépossession ; même, une par-
tie de ses enfants a déjà été frappée de déchéance. Ne me
devais-je pas à moi-même de relever le gant et de partir en
guerre contre l’envahisseur ? La prudence la plus élémen-
taire me commandait de m’en mêler. Le fait d’avoir conclu
une alliance avec nos pires et éternels ennemis, la perfide
Yogha et l’obèse Otto Hantzen, désignait les Polaires à mon
attention… Cette inaction apparente va cesser. Toutes mes
mesures sont enfin prises et j’ai le plaisir de vous annoncer
que les hostilités vont commencer, avec la coopération du
gouvernement américain. Les troupes vont partir tantôt.
Malgré la confiance qu’il avait en la sagesse de son futur
beau-père, Jean Chapuis laissa percer un étonnement in-
quiet.
— Les troupes ! s’exclama-t-il. Vous avez décidé les
Américains à envoyer des troupes contre les Polaires. Ne
craignez-vous pas qu’elles subissent le sort des forces euro-
péennes ?
Oronius sourit :
— Rassure-toi, mon petit. Celles que j’envoie ne connaî-
tront point d’échec. S’il y a choc, il sera tout au désavantage
des insectes géants. En dépit de leur organisation exception-
nelle, qui semble les rendre physiquement invulnérables, ils
– 283 –
ne pourront rien contre l’assaillant mobilisé par moi… Vous
allez assister, ma fille et toi, au départ de mes bataillons…
Venez !
Alors il emmena Cyprienne et l’ingénieur sur une petite
éminence, non loin de laquelle s’élevait la rangée des usines.
Celles-ci, uniformément construites et disposées sur une
seule ligne, ressemblaient à d’énormes réservoirs à gaz, ren-
versés et allongés sur le sol.
Mais elles portaient, à chacune de leurs extrémités, un
singulier dispositif ; c’était, à l’arrière, un gigantesque enton-
noir qui tendait son orifice vers le ciel ; et, à l’avant, une
sorte de soufflerie, formée d’un assemblage de tuyaux de fort
calibre terminés par de vastes pavillons horizontalement
orientés.
Chacune de ces bouches métalliques était fermée par
une soupape hydro-pneumatique.
Au signal d’Oronius, toutes s’ouvrirent à la fois.
Jean et Cyprienne ne virent rien ; mais ils entendirent
gronder un mugissement, fait de millions de vibrations.
Quelque chose d’invisible fusait-il des pavillons et tra-
versait-il l’air ?
Oronius confirme le fait.
— Ils partent ! annonça-t-il, mystérieusement. Les enten-
dez-vous ?
— Je ne vois rien, balbutia l’ingénieur, intrigué. Le sa-
vant éclata de rire.
– 284 –
— Parbleu ! plaisanta-t-il. C’est du vent. Rien de plus. Ce
soir, les météorologistes éprouveront un vif dépit. Ils
n’auront pas prévu le foudroyant cyclone qui, partant d’ici,
va balayer l’Europe !
— Un cyclone ?
— Eh oui ! tel qu’on n’en aura jamais vu de semblable.
Pour le constituer, j’ai dû organiser une véritable rafle des
remous d’air, courants et tourbillons qui agitent les hautes
sphères. Ce sont ces forces éparses qu’il s’agissait de ras-
sembler. Mes aspirateurs ont bien travaillé… et sans récla-
mer une hausse de salaires ni des primes…
Il désigna les entonnoirs qui hérissaient verticalement
l’arrière du toit des usines.
— Tout passe là-dedans, expliqua-t-il. C’est un formi-
dable courant d’air continu à direction automodifiable. Col-
lectés par les aspirateurs, les tourbillons atmosphériques se
fondent en un seul en traversant mes usines. Comprimés à
l’extrême, ils en sortent avec une violence accrue qui en fait
un véritable cyclone. C’est à la vitesse de mille mètres à la
seconde qu’il se précipite vers l’Europe.
— Soit ! dit l’ingénieur, après avoir suivi attentivement
l’explication. Vous avez préparé un joli grain et il va y avoir
là-bas un véritable massacre de branches d’arbres, de palis-
sades et de cheminées. Mais en quoi cela compromettra-t-il
la domination des Polaires ? La bourrasque passée, ils répa-
reront les dégâts. Et ce sera tout.
— Tu crois, bébé ? fit Oronius narquois. Tu fais bien peu
de cas de mon cyclone ! Ce n’est pourtant pas un cyclone
ordinaire, puisqu’il a traversé mes usines.
– 285 –
— Et alors ? fit Jean, comprenant que le Maître n’avait
pas encore lâché l’essentiel.
— Alors, il y a pris des façons particulières ! Mais je ne
veux pas encore te donner la formule. Il faut attendre la con-
firmation de mes espérances. Sache seulement qu’il va y
avoir là-bas de la besogne. Ceux qui vont s’y rendre ne chôme-
ront pas. Nous filerons derrière eux. Tu pourras constater de
visu l’œuvre réalisée. Va dire à Victor de préparer l’Alcyon-
Car. Notre brave mécano ne sera pas fâché de cette prome-
nade. Il doit languir d’aller retrouver Turlurette !
Pour une autre cause, Jean partageait déjà l’impatience
de son mécanicien.
Il s’élança donc pour transmettre l’ordre.
Mais, quelques minutes plus tard, il revenait bouleversé
et la figure longue d’une aune.
Le garage était vide… Victor Laridon s’était éloigné sans
prévenir… en empruntant l’Alcyon-Car !
– 286 –
CHAPITRE XXVII
L’OBUS AUTOMOBILE
N’était-ce qu’une coïncidence ? Ou fallait-il croire que
Laridon, si dévoué au Maître et à sa famille, avait pris la fuite
avec l’Alcyon ?
Était-il possible qu’il se fût laissé aller à commettre pa-
reille faute – et cela à une heure particulièrement grave ?
C’était un impardonnable abandon de poste… presque
une désertion.
Hélas ! les meilleurs ne sont pas assurés contre les coups
de tête. C’était comme une folie qui avait passé dans celle du
mécano.
Il avait d’autant moins résisté à la tentation qu’il ignorait
encore les imminents projets d’Oronius.
S’il avait pu se douter que sa fugue risquait d’immobi-
liser le Maître et peut-être de compromettre le succès de la
grande entreprise ; si surtout il avait connu le prochain dé-
part et le but, certainement il aurait attendu.
Il ne se doutait pas… Il ne savait rien.
– 287 –
Dans l’intention de réserver à sa surprise toute son am-
pleur, Oronius avait trop bien gardé son secret. Le silence est
parfois une faute. Celui du Maître avait eu le tort de laisser le
pauvre Laridon sans défense contre les conseils de son dé-
sespoir, devenu trop grand à la suite de l’algarade du labora-
toire.
Il y avait bien des jours que cela lui trottait en tête, trop
de jours ! Il se désespérait du désintéressement apparent
avec lequel on accueillait ses demandes de voler au secours
de Turlurette.
Cet oubli supposé, rapproché des paroles du Maître –
que, sous l’influence du champagne, l’amoureux avait prises
trop au sérieux – lui avait ancré dans l’esprit la conviction
qu’il était désormais le seul homme sur qui sa fiancée pou-
vait compter.
S’il ne la délivrait pas, personne ne la délivrerait.
Or, maître Laridon, présomptueux à l’excès, se croyait
de taille à l’arracher tout seul aux Polaires.
Il réussirait… à condition, bien entendu, d’emprunter à
Oronius le matériel nécessaire, comme il lui avait déjà em-
prunté son champagne.
Son plan mûrissait depuis quelques jours. Il lui était ve-
nu à l’esprit en assistant aux exploits de la main vivante.
Il s’était dit :
— Si je pouvais avoir cette maîtresse menotte à ma dis-
position pendant vingt-quatre heures seulement… avec le
radiateur cérébral de m’sieu Oronius, sûr et certain, je ramè-
nerais Turlurette !
– 288 –
Quand on ressasse à l’infini le pour et le contre d’un pro-
jet de ce genre, fatalement on en vient à décider.
— Et après tout, pourquoi ne tenterais-je pas la bricole ?
Pas besoin de demander la perme. Faut tout prendre sous
mon bonnet. À moi la pose ! Quand j’aurai réussi, on me féli-
citera. Aye donc ! L’Alcyon, Bibi le connaît. Je n’esquinterai
pas le matériel… Alors, c’est pas un crime de m’en servir
pour sauver ma poupée. Après, m’sieu Oronius pourra
m’arroser d’bénédictions à la noix. J’encaisserai sans
l’ouvrir. Turlurette sera là.
Il ne se débattit pas longtemps. Tout se réunissait pour
le pousser à cet acte d’indiscipline. Le cœur, d’abord ; et puis
aussi la passion de l’aventure. Il se voyait dirigeant la main
et s’en servant pour affoler les Polaires.
— Et puis, barca ! Je décanille ! décida-t-il un beau soir.
Profitant de l’absence d’Oronius, occupé aux usines, et
de la distraction de Jean, qui contait mille tendresses aux jo-
lis yeux bleus de Cyprienne, il se glissa dans l’Alcyon, y porta
la main d’Atlantéa et l’appareil animateur.
Puis il prit le départ.
Le bruit produit par les turbines aspiratrices couvrit les
pétarades de son moteur. Il put disparaitre sans avoir été
aperçu.
À bord du merveilleux et docile Alcyon, la traversée de
l’Atlantique n’était qu’une promenade. Elle s’effectua aussi
aisément que rapidement.
Quelques heures plus tard, Laridon, volant à considé-
rable hauteur, arrivait au-dessus de Paris.
– 289 –
Grâce aux renseignements arrachés à l’ivresse du Po-
laire captif et tourmenté, il connaissait l’emplacement du bâ-
timent qui servait de cachot à Turlurette.
C’était dans le Palais Élyséen, attribué comme résidence
à Hantzen et à Yogha par la reconnaissance des Polaires.
Ce palais, ancienne résidence des Présidents de la Ré-
publique Française, avait naturellement subi d’importantes
transformations. Il ne ressemblait en rien au modeste édifice
du siècle précédent. Comme les vingt-et-unième siècle rou-
laient peu, marchaient moins encore et ne se déplaçaient que
par la voie des airs, les larges avenues étant inutilisées, les
immenses jardins du Palais s’étaient augmentés d’une
grande partie des anciens Champs-Élysées et la masse du bâ-
timent central se surmontait d’une vaste terrasse de près
d’un kilomètre de longueur, formant cour d’atterrissage.
Laridon n’avait pas besoin de descendre pour observer
ce qui se passait à l’intérieur de cette résidence. L’œil cyclo-
péen dont il avait eu soin de se munir allait lui faciliter ses
investigations.
Mais dès qu’il s’en fut approché, il tressaillit.
— Oh ! oh ! murmura-t-il. Il était temps d’arriver !
Et, prenant la main vivante, placée à sa portée (ainsi que
le radiateur cérébral), il la lança dans le vide.
— Va, petite patoche ! Fais ton office !
Doucement, doucement, comme soutenue par les
couches d’air qu’elle traversait, la main mystérieuse se mit à
descendre vers le sol…
– 290 –
*** ***
Sur la terrasse, un grand nombre de Polaires de distinc-
tion, sans doute les officiers supérieurs et les plus importants
personnages de la race, étaient rassemblés autour de Yogha
et de Hantzen.
Ceux-ci faisaient admirer à leurs visiteurs un obus d’un
calibre inconnu et tel qu’aucun arsenal humain n’en avait
encore possédé.
Ses dimensions n’étaient pas les seules singularités de
cet engin.
Tout d’abord, il était disposé sur une sorte de support
chargé de le maintenir dans une position inclinée. L’angle
qu’il formait ainsi avec le plan horizontal devait avoir été
calculé à l’avance ; car une aiguille, évoluant sur un demi-
cercle gradué, en donnait la mesure et démontrait que le ha-
sard n’était pour rien dans son inclinaison.
Sur l’extrémité de sa tête, cet obus gigantesque portait
une hélice ; sous son culot, dans une cavité spéciale, était
installé un moteur électrique et tout un mécanisme d’horlo-
gerie.
Enfin, une ouverture pratiquée dans la paroi médiane de
l’obus et que pouvait fermer une porte de fonte, laissait
apercevoir l’intérieur, évidé.
Certainement, une ou deux personnes de taille ordinaire
auraient tenu à l’aise dans cette « cabine ».
– 291 –
Avec orgueil, Hantzen faisait admirer aux insectes
l’engin. Il était évidemment son œuvre. Complaisamment
écouté par Yogha, il en détaillait les mérites :
— Cet obus, expliquait-il, peut faire exploser en un point
déterminé du globe une charge de yoghite – explosif baptisé
par Madame – équivalant à cent tonnes de mélinite. C’est
vous dire qu’une ville entière pourrait être détruite par ma
« cartouche »… Mais ne cherchez pas le canon susceptible
d’en faire l’expédition vers le but choisi : mon obus est auto-
mobile. Il part de lui-même et sans qu’il soit besoin de brûler
de la poudre propulsive pour assurer sa vitesse initiale. Il
suffit de mettre l’hélice en mouvement et tout le mécanisme
moteur, réglé d’avance, se déclenche. Mon engin s’envole
dans les airs, décrivant une courbe mathématique dont le
graphique peut être déterminé et tracé à l’avance avec une
exactitude scrupuleuse, et va exploser au point précis que je
lui ai assigné. N’est-ce pas gentillet ? Grâce à cette invention,
plus de canons bruyants et faciles à repérer ; plus d’impedi-
menta d’aucune sorte. On choisit le but ; on règle le parcours
et, au moment choisi, on expédie en toute sécurité son petit
souvenir à l’ennemi qu’on souhaite atteindre. Aucune dis-
tance, aucune précaution ne le protégera.
Il s’interrompit ; deux insectes, qui, visiblement, ve-
naient d’effectuer un long vol, s’abattaient sur la terrasse.
— Eh bien, leur demanda Yogha, dont le regard s’anima,
avez-vous les renseignements ? Savez-vous ce qu’ils prépa-
rent ?
— Nous avons vu des usines colossales, madame, mais
sans pouvoir nous rendre compte de ce qu’on y fabrique, ré-
pondit un des Polaires. Voici, très exactement relevés, le
plan et la situation des usines et du campement d’Oronius.
– 292 –
L’Hindoue s’empara du document avec vivacité, y jeta
un coup d’œil et le tendit à son complice.
— À merveille ! dit-elle. Quoi qu’ils préparent, nous al-
lons y mettre bon ordre. Ils n’auront pas le temps de pour-
suivre l’exécution de leurs desseins.
Et, se retournant vers les Polaires, elle continua en mon-
trant le projectile :
— N’est-ce pas une excellente occasion d’expérimenter
le super-obus ? Nous allons l’expédier à nos adversaires
communs. Dans quelques minutes, l’illustre Oronius, sa
sainte séquelle et son œuvre auront cessé d’exister et par
conséquent de nous tenir sur le qui-vive.
Courbé sur l’engin, Otto Hantzen, après avoir consulté le
plan, réglait soigneusement le mécanisme. Il fit pivoter le
pied de l’obus, modifia la direction et l’inclinaison, tourna
cinq aiguilles, en bloqua deux, remonta une demi-douzaine
de ressorts et se releva satisfait.
— Tout est prêt, annonça-t-il. Il n’y a plus qu’à fermer et
à appuyer sur ce bouton, marqué d’une abréviation du mot
départ, et l’obus automobile s’élancera vers sa destination.
— Tout est presque prêt, rectifia doucement Yogha. Il
manque encore quelque chose. L’oubliez-vous ?
— En effet, remarqua un des Polaires. Pourquoi cet obus
reste-t-il ouvert ? Et pourquoi est-il creux et vide ? Que
comptez-vous loger à l’intérieur ?
— Un supplément de charge, ricana la belle Hindoue.
— De quelle nature ?
– 293 –
— Vous allez voir.
Cette dernière réponse était sortie de la bouche lippue
du poussah, car Yogha s’éloignait.
Elle revint, bientôt, poussant devant elle sa captive, Tur-
lurette, dont les mains étaient liées derrière le dos.
— Voici la passagère ! dit-elle haineusement. Il est
temps de la renvoyer à ses dignes compagnons. Elle partage-
ra leur sort… Je puis même certifier qu’elle le leur apportera.
Et, s’amusant de la visible terreur de la pauvre sou-
brette, dont la tunique, déchirée par places, laissait voir, sur
sa peau, les traces de coups récents, elle ajouta férocement :
— Comprends-tu, petite ? Tu vas voyager en compagnie
de la mort… dans cet obus lesté d’un explosif. Nous te ren-
voyons à tes amis en compagnie de ce cadeau ; il éclatera
parmi eux ; éparpillant dans les airs ton corps et le leur… Tu
seras de la fête ! Réjouis-toi !
La fiancée de Laridon n’en avait guère envie ; elle trem-
blait de tous ses membres à la pensée du sort affreux qui
menaçait et allait atteindre ses maîtres, ses protecteurs, ses
amis… et Victor, hélas !
Mais ne lui avait-on pas réservé, à elle, le pire destin ?
La mort surprendrait les autres, ils n’auraient vraisembla-
blement pas le temps de souffrir ni de s’effrayer. Tandis
qu’elle allait, enfermée dans l’obus et lancée à travers
l’espace, subir une première agonie.
Implacablement, Yogha la poussait vers l’engin ouvert.
La pauvrette allait fermer les yeux, quand…
– 294 –
… Tout à coup, la pression des doigts de Yogha sur son
épaule s’interrompit.
Le regard affolé, hurlant d’épouvante, l’Hindoue reculait,
les yeux fixés sur une main qui voltigeait dans l’air, autour de
sa tête.
Nerveusement, pressentant un danger inconnu,
l’Hindoue atteignit dans ses vêtements un revolver, visa la
main et fit deux fois feu, coup sur coup.
Hantzen terrifié et les insectes géants stupéfaits assistè-
rent, dans l’instant même, à ce spectacle étrange :
L’une après l’autre, la main vivante cueillit les balles au
vol, sans paraître éprouver le moindre dommage ; et, comme
en se jouant, elle les renvoya à Yogha, verte d’émoi.
Puis, brusquement, fondant sur l’Hindoue comme un oi-
seau de proie, la main lui arracha le revolver et se mit à tirer
sur les spectateurs.
Il y eut une bousculade de panique. Les Polaires, im-
pressionnés, s’écartaient et parcouraient la terrasse, en
criant pour réclamer du renfort. Quelques-uns s’envolaient
pour s’efforcer d’atteindre la main.
À quoi bon ? Celle-ci se faufilait au milieu de tout ce dé-
sordre et les insectes géants n’arrivaient qu’à s’entrechoquer
et à se gêner les uns les autres.
Le plus grand désarroi régnait sur la terrasse. Autour de
l’obus, c’était une bousculade incessante, qui ne permettait
plus de rien distinguer de ce qui se passait.
Tout à coup, deux cris aigus, suivis d’un bruit sourd,
percèrent le tumulte, tout un groupe de Polaires roula sur le
– 295 –
sol, violemment heurtés par une masse qui passait au milieu
d’eux. Ils se relevèrent plus ou moins contusionnés.
Et, quand le calme fut rétabli, quand on put se compter,
il y eut lieu de constater des vides importants.
D’abord, la main ni Turlurette n’étaient plus là.
En second lieu, l’obus ? Où avait pu passer l’obus ?
Enfin, Otto Hantzen et Yogha avaient disparu !
La direction et l’inclinaison du support étaient changées.
L’obus automobile était parti dans le sens opposé à celui que lui
avait assigné son inventeur.
Comment s’était produite cette chasse simultanée ? Qui
avait pu modifier le mécanisme du projectile volant ?
Les Polaires, confondus, ne tardèrent pas à le deviner.
Utilisant le désarroi, profitant du tumulte, la main vivante
avait irrésistiblement saisi l’Hindoue et son complice et les
avait basculés dans l’obus, à la place de Turlurette.
Puis, refermant l’engin et imprimant au pivot du support
un demi-tour de conversion, elle avait pressé le bouton mar-
qué D et provoqué le départ de l’obus.
Maintenant, l’engin meurtrier était en route.
Par exemple, il ne menaçait plus le camp d’Oronius…
Et c’étaient les implacables ennemis du savant qu’il em-
portait vers la mort, à la place de la dévouée soubrette de
Cyprienne.
Comme la main d’Atlantéa avait bien travaillé, inspirée
de haut par le brave Laridon !
– 296 –
Elle n’avait pas borné là son intervention.
Après s’être appliquée à faire échouer le plan des deux
misérables, châtiés du même coup de l’avoir conçu, elle
s’était emparée de Turlurette.
Et, la soutenant fortement, elle l’emportait… poursuivie
par une douzaine d’insectes qui, des jardins, s’étaient aper-
çus du tour.
*** ***
Du haut de l’Alcyon, Victor Laridon suivait les événe-
ments.
Il s’applaudissait du succès de son entreprise hasar-
deuse, surtout téméraire. Pensez donc, lui, le mécano, il
avait eu le toupet de se substituer au Maître pour faire tra-
vailler une portion de la reine d’Atlantide !
À présent, il n’avait plus qu’à cueillir les fruits de son
audace victorieuse.
La main, ramenant Turlurette, accourait vers l’avion.
Elle avait une très suffisante avance sur ses poursui-
vants, et ceux-ci paraissaient n’avoir aucune chance de la re-
joindre avant que le mécano l’eût recueillie à son bord.
Joyeusement, Victor manœuvra ses commandes et se
rapprocha du sol.
Puis, tenant toujours le radiateur cérébral, qui lui avait
permis de diriger à distance les actes de la main, il sortit de
– 297 –
la cabine et s’avança vers l’escalier-passerelle, afin de rece-
voir sa douce Turlurette et la belle main libératrice.
L’une et l’autre n’étaient plus qu’à quelques pas.
Et déjà, Turlurette, apercevant et reconnaissant son
amoureux, manifestait sa joie et sa tendre reconnaissance.
— Victor ! Mon Victor ! appelait-elle, en lui envoyant
des baisers.
— Ma Turlurette ! répondait-il, riant d’un œil et pleurant
de l’autre.
Le soleil resplendissait ; le ciel était pur et calme comme
l’avenir des deux amoureux.
Ils en jugeaient ainsi, du moins.
Mais voici que, dans ce paisible azur, qu’aucun souffle
d’air n’agitait, un brusque et violent coup de vent arriva sou-
dain au galop, secouant l’Alcyon et précipitant sur le sol La-
ridon, qui lâcha le radiateur.
Aussitôt, la main s’arrêta et tomba flasque sur le sol.
Turlurette poussa un cri de détresse ; ses jambes fléchis-
santes refusaient de la porter plus loin ; à son tour, elle
s’abattit sur les genoux.
Et derrière, les insectes géants bondissaient pour la sai-
sir.
Éperdu, le mécano voulut se relever ; ramasser le radia-
teur-animateur et courir vers sa fiancée…
Par malheur, loin de se calmer, la bourrasque inoppor-
tune s’aggravait de plus en plus.
– 298 –
Rejeté sur terre, le mécano vit l’Alcyon, arraché du sol,
s’envoler dans le ciel…
Il poussa un cri de désespoir…
Là-bas, à quelques pas de lui, les Polaires entouraient et
saisissaient Turlurette reconquise, perdue pour Laridon.
Le malheureux échouait au port…
Si près de la victoire, croyant déjà la tenir, un caprice du
vent lui enlevait à la fois sa puissance, son avion et sa fian-
cée, les laissant, elle et lui, à la merci des rivaux des
hommes…
– 299 –
CHAPITRE XXVIII
LE CYCLONE ENIVRANT
« À la merci des rivaux des hommes ! ! ! » Cette déso-
lante pensée traversa comme un éclair le cerveau du méca-
no.
C’en était assez pour lui broyer le cœur et le réduire au
désespoir. Grinçant des dents, il s’apprêtait à fournir une dé-
fense acharnée.
Il aurait désiré être tué en se débattant ; mais, à cause de
la poche à chloroforme, il ne lui paraissait pas bien certain
que les choses pussent se terminer aussi simplement.
D’ailleurs, cette contention cérébrale, il n’eut pas à la
prolonger longtemps ; car la scène ne tourna point comme il
l’imaginait ; et il cessa presque instantanément d’avoir une
vision nette de ce qui se passait autour de lui.
Les images ne lui parvenaient plus que confuses et
brouillées, comme s’il avait été sur le point de perdre con-
naissance.
Dans l’espace, une inimaginable tempête s’était déchaî-
née et faisait rage ; entouré de tourbillons, Laridon ressentit
– 300 –
tout à coup une surexcitation générale. Ses artères battaient
avec force ; ses tempes bourdonnaient, il lui semblait que
tout tournait autour de lui. En même temps, à chaque nou-
velle bouffée d’air absorbée par son appareil respiratoire,
une odeur bizarre pénétrait en lui.
— Vl’à qu’on m’embaume ! songea-t-il. J’suis de cujus.
Son crâne s’emplissait de fumée ; il y voyait trouble. À
peu de chose près, ses sensations rappelaient, mais singuliè-
rement amplifiées, ce qu’il avait éprouvé déjà en deux cir-
constances ; la première, lorsqu’on l’avait grisé de vapeurs
d’alcool, la seconde lorsqu’il s’était enivré avec du cham-
pagne.
— C’est drôle ! grogna-t-il égayé ! J’suis mort et j’me co-
carde ! Dans c’monde ou dans l’autre, c’est donc du pareil au
même !
Il oubliait Turlurette ; il oubliait la situation ; il ne savait
plus bien où il était…
— L’autre bord, n’est-ce pas ? c’est des pays mal con-
nus !
Il ne s’étonnait de rien ; même pas de ne pas voir les Po-
laires accourir et s’emparer de lui. Il les avait oubliés, eux
aussi. Ses pensées ne roulaient plus qu’autour de deux
groupes d’impressions, qui lui paraissaient aussi incohé-
rentes les uns que les autres : il avait envie de chanter et sa
langue était lourde et comme paralysée dans sa bouche pâ-
teuse ; il avait envie de danser et ses jambes étaient de
plomb.
— Lâche donc mes pattes, la camuse ! J’savais pas qu’on
s’gondolait tant chez toi !
– 301 –
Son état physique le rendait incapable de réaliser ses dé-
sirs. Sa pensée seule lui paraissait être pimpante et légère.
Cela ne dura pas longtemps ; peu à peu, une envahis-
sante torpeur fit place à cette excitation, et Laridon, couché
sur le sol, se laissa aller à une somnolence indifférente.
Son sommeil était traversé d’étranges cauchemars.
Tout à coup, il lui parut que le ciel – le ciel ! on en voit
donc un second quand on est dans le premier ? – se peuplait
d’aéroplanes. Cette vision se rattachait sans doute incons-
ciemment à la préoccupation que lui avait causée la perte de
l’Alcyon.
Mais ces aéroplanes déversaient sur le sol des humains
masqués, ainsi que des soldats qui vont braver les gaz as-
phyxiants.
En suivant – ou en croyant suivre des yeux – les évolu-
tions de ces hommes, Laridon s’aperçut que le terrain envi-
ronnant était jonché de Polaires inertes, étendus comme lui à
même le sol.
C’était d’abord le groupe des poursuivants de la jeune
soubrette. Ils étaient tombés en tas à la place même où ils
s’apprêtaient à la saisir.
Puis, il y en avait d’autres, beaucoup d’autres, tombés de
tous côtés et dont les aviateurs masqués s’approchaient tour
à tour.
Et Laridon, stupéfait, constatait qu’on coupait les ailes,
les aiguillons-poignards et le chloroformisateur de chacun de
ces insectes endormis.
– 302 –
Absolument comme lui-même l’avait fait peu de jours
auparavant au sujet enivré d’Oronius !…
— C’est core plus fort qu’l’œil cyclopéen ! D’ici j’ vois
qu’on m’ratisse mon brevet !
Après cette opération, les insectes mutilés étaient jetés
pêle-mêle, comme des paquets, à l’intérieur des avions, qui
s’éloignaient aussitôt remplis.
— Ça, c’t idiot ! À quoi qu’ça rime ?
Dégoûté, le mécano se retourna en fermant les yeux afin
de ne plus voir.
Cette fois, il s’endormit pour de bon.
Quand il se réveilla – longtemps ! bien longtemps
après – le champ au milieu duquel il était couché était vide :
aéroplanes, aviateurs-mutilateurs et Polaires avaient disparu.
Laridon était seul.
— C’était bien un rêve ! murmura-t-il en se frottant les
yeux. Parbleu ! Ai-je eu la trouille ?… Pourquoi ai-je piqué
mon chien, et qui qui m’a mis dans l’ciboulot c’t embrouilla-
mini ?
Il renifla : l’odeur de champagne avait disparu de
l’atmosphère ; l’air était pur et rafraîchissait le cerveau du
mécano.
Pourtant, sa « cabèche », il le comprenait bien, restait
embrumée et douloureuse. Bref, il éprouvait toutes les im-
pressions d’un ivrogne à son réveil.
— C’est un peu fort ! s’exclama-t-il en se dressant sur
son séant.
– 303 –
Puis, une autre préoccupation se mêla à son étonne-
ment.
— Avec tout ça, qu’ont-ils fait de Turlurette ? C’est drôle
qu’on m’ait laissé là ! On aurait pourtant dû me z’yeuter…
J’suis pas une fourmi !
Soucieux et chancelant, il parvint à se remettre sur ses
pieds et promena ses regards autour de lui.
Un appel l’émut, au point de le faire tressaillir de la tête
aux pieds.
— Victor !
Portant vivement ses regards du côté d’où il arrivait, il
aperçut, sous un arbre, une forme mouvante.
Turlurette !… C’était Turlurette vivante et libre… Turlu-
rette qu’aucun danger ne paraissait plus menacer.
Comme son amoureux, elle semblait sortir à peine d’un
profond sommeil et s’étirait gracieusement en frottant ses jo-
lis yeux.
Aussi vite que pouvaient le porter ses jambes, encore
hésitantes, Victor Laridon se précipita vers sa dulcinée.
— Ma petite caille ! Mon trognon ! Mon bigoudi sucré !
s’exclama-t-il, en entourant la jeune fille de ses bras avec
une tendresse exubérante. Ce n’est donc pas vrai ce que j’ai
rêvé ? Ces scarabées à deux pattes ne te poursuivaient donc
pas ? Tu leur as échappé ? Ah ! c’que t’es mimi avec ta li-
quette loqueteuse !… Ils ne t’ont pas reprise ?
Sous le flot de cette exubérance, la soubrette secouait la
tête en rougissant :
– 304 –
— Je ne sais pas ; je ne me rappelle rien… ni ce qui est
vrai… ni ce qu’il faut croire, dit-elle. J’ai cru voir tant de
choses et subir tant d’aventures ! J’ai eu de si effrayants cau-
chemars !
— Comme moi, ma bichette !
Brusquement, Turlurette saisit à deux mains la tête du
mécano et l’embrassa follement à plusieurs reprises.
— Il n’y a qu’une chose qui soit sûre et c’est la seule im-
portante ! déclara-t-elle. Nous sommes réunis… nous nous
aimons… Le reste !…
D’une chiquenaude méprisante, elle indiqua le peu de
cas que doivent faire des amoureux de tout ce qui n’est pas
leur amour.
Laridon devait partager cette opinion.
— T’as raison, approuva-t-il avec conviction. Pour le
moment, on s’est désempoissés des Polaires et te v’là vi-
vante, plus gironde que jamais… C’est une veine ! S’agit
qu’elle continue.
— Elle continuera, va ! lança la jeune fille, avec le bel
optimisme de son âge.
— Espérons-le… Tout de même… si je n’avais pas laissé
s’esbigner l’Alcyon, on serait moins dans la mouise, répliqua
Laridon, redevenu soucieux.
Cette partie, au moins, de ses souvenirs n’était pas un
rêve. Il devait le constater. L’avion n’était plus là.
C’était là le malheur irréparable.
– 305 –
— Qu’est-ce que m’sieu Oronius me passera… si jamais
je parviens à le rejoindre ! pensait-il avec inquiétude. Je peux
pas regretter ma fugue interlope, puisque, sans mon arrivée,
Turlurette partait dans une grosse marmite… Mais, faut en
convenir, j’ai mérité un savon de première !
Il bouscula délibérément ce souci à échéance assez pro-
blématique. Pour l’instant, d’autres questions plus impé-
rieuses et non moins angoissantes se posaient.
— Quoi qu’on va devenir, nous deux ? murmura-t-il avec
une grimace. On est en plein pays proinsectant… Tôt ou
tard, nous nous cognerons contre les zigs qui le polarisent…
Il s’interrompit et trébucha involontairement.
— Quand je te le disais ! maugréa-t-il. C’était sûr !
Au tournant d’une construction, il venait d’apercevoir,
venant dans leur direction, un groupe de silhouettes. Or,
comme il devait supposer que ce groupe était composé de
Polaires, il en ressentait un coup au cœur.
Avec la promptitude de son coup d’œil féminin, Turlu-
rette, elle, ne s’était point méprise.
— Essuie tes binocles, mon Victor, le rassura-t-elle iro-
niquement. Ce n’est pas des bêtes savantes… Ce sont des
hommes !
Point n’était besoin d’essuyer le binocle inexistant. Déjà
soulagé, le mécano esquissait un entrechat.
— Les aviateurs de mon rêve ! cria-t-il. Je les reconnais.
Ah ! je ne sais pas ce qu’ils peuvent mijoter par ici, ni s’ils
sont logés à meilleure enseigne que toi et moi, mais ce sont
des frangins et j’ai la démangeaison de leur sauter au cou.
– 306 –
— Moi aussi ! renchérit candidement Turlurette.
Elle entraîna en courant son amoureux vers les gens du
groupe qui leur adressaient des signes.
— Ça va mieux, la petite ? Le mal aux cheveux est dissi-
pé, mon garçon ? demanda avec bonne humeur un des arri-
vants. On vous a laissés dormir où vous étiez… Il n’y avait
plus de danger et la besogne nous appelait ailleurs.
— Plus de danger ? bégaya Laridon, stupéfait. Eh bien,
alors, et les Polaires ?
— Finis, les Polaires ! Ils sont sous clé ! riposta joviale-
ment l’aviateur. Nous leur avons rogné les ailes et les ongles.
Désormais, ils ne sont plus que de pauvres bestioles inoffen-
sives. Le Maître Oronius se chargera de les vacciner contre
la folie des grandeurs. Il faudra qu’ils s’apprivoisent.
Le mécano s’exclama en devenant pourpre :
— C’est donc m’sieu Oronius qui ?…
— Oui, c’est lui ! Il a trouvé le moyen de les avoir sans
danger… Tout simplement en lançant sur l’Europe un formi-
dable courant d’air chargé de vapeurs de champagne. Les ci-
toyens ailés étaient particulièrement sensibles à ces vapeurs-
là ; on en a fait la preuve !… Les fumées du vin leur coupent
bras et jambes, c’est le cas de le dire. Nous n’avons eu que la
peine de descendre derrière la bourrasque et de ramasser les
ivres-morts. En même temps, des équipes des nôtres, suivant
la marche du cyclone, ont opéré dans toutes les contrées oc-
cupées par les Polaires… À cette heure, la besogne est ter-
minée ; l’Europe est nettoyée et chacun reprend sa place.
— Où est m’sieu Oronius ? balbutia Laridon.
– 307 –
— À Belleville… Il a déjà réintégré son laboratoire et il
déballe ses caisses. Ah ! dame ! il n’est pas d’excellente hu-
meur ! Le déménagement n’a pas été tout seul… Il paraît
qu’un certain coco lui avait barbotté son avion particulier.
On se demande même où il est passé, ce sacripant : car on
n’en a retrouvé aucune trace… Si par hasard vous aviez des
nouvelles à en donner, nous vous conduirions au Maître.
— J’en ai certainement… et de première main, déclara
fort piteusement le mécano. Viens, ma Turlurette ; c’est un
fichu moment que je vais passer… Tu comprendras pourquoi
tout à l’heure… Mais, quoi ! tôt ou tard, il faudrait bien aller
m’expliquer. Tant pis pour moi si ça barde ! Encore une fois,
je ne peux rien regretter, puisque j’ai sauvé ma bibiche !
Et, emboîtant le pas aux Américains, Victor Laridon,
l’oreille basse, se laissa emmener.
Turlurette, suivait, se demandant quel crime avait pu
commettre son Victor pour avoir la mine aussi peu fière.
– 308 –
CHAPITRE XXIX
LA COLÈRE D’ORONIUS
Tout à la fois satisfait et craintif, le téméraire Laridon
n’avait pas tout à fait tort de trembler à la pensée de repa-
raître devant l’illustre savant, pour lui rendre compte de son
intempestif coup de tête. Le Maître, c’était à présumer, ne
pouvait lui réserver un accueil chaleureux, car il avait vrai-
ment trop de fautes à son actif.
Sa fugue tout d’abord, en dépit de son but louable et de
l’utile intervention qu’elle avait permise en faveur de Turlu-
rette, devait être considérée par Oronius en acte d’insubordi-
nation, d’un exemple fâcheux et, pour le principe surtout,
difficile à absoudre.
Rien n’excusait le mécano d’être parti sans solliciter
l’autorisation. Il aurait dû s’expliquer, confier ses projets, se
faire appuyer par l’éloquence de Jean Chapuis et de Cy-
prienne, plus disposée à s’attendrir.
Au lieu de cela, il s’était personnellement dispensé de
prendre conseil – prendre l’Alcyon lui avait suffi – et s’était
éloigné sans laisser un mot. Était-ce là le moyen d’apaiser les
– 309 –
légitimes inquiétudes que sa disparition pouvait faire conce-
voir ?
Si encore il avait ramené l’avion indélicatement « em-
prunté » !…
Hélas ! du fait de son imprudence, le merveilleux appa-
reil, emporté, sans pilote, par la bourrasque, s’était certai-
nement brisé dans quelque désert ou englouti dans les flots.
L’Alcyon-Car anéanti !…
L’auteur responsable d’un pareil désastre ne serait ja-
mais pardonné… Jamais !
Décidément, le mécano en avait trop lourd sur la cons-
cience ; il aurait aussi bien fait de s’abstenir de reparaître.
Son sort était réglé sans rémission…
D’autant que, tôt ou tard, on découvrirait encore contre
lui d’autres griefs auxquels il préférait ne pas penser.
La perte de l’Alcyon-Car n’était pas la seule conséquence
malheureuse de son entreprise.
Au fait, allait-il ajouter cet aveu à la liste de ses méfaits ?
Non ! Avec ce qui était déjà connu, il avait son « paquet
bien tassé »… Son compte était bon !
Voilà ce que le penaud Laridon se disait en pénétrant
timidement derrière Turlurette, dans le laboratoire du
Maître.
Il se faisait petit ; ce n’était pas son habitude. Mais au-
jourd’hui les circonstances excusaient l’humilité de sa crête.
– 310 –
Tout d’abord, Turlurette fut seule aperçue ; aussi des
cris de joie saluèrent-ils son apparition.
Cyprienne et Mandarinette s’élancèrent pour embrasser
la jeune soubrette et la fêter.
Jean Chapuis partageait cette allégresse ; Julep égale-
ment, à sa façon, un bon sourire de bienvenue lui fendait,
jusqu’aux oreilles, son ouverture buccale.
Non moins enthousiastes, Pipigg et Kukuss jappaient en
fanfare et grimpaient aux jambes de la rescapée.
— Ah ! ah ! dit cordialement Oronius, dont le grave vi-
sage s’éclaira. On t’a retrouvée, ma bonne fille ? Tu m’en
vois ravi. J’avais donné des ordres, à ton sujet ; mais je me
reprochais un peu, je l’avoue, d’avoir dû, si longtemps, te sa-
crifier à d’autres préoccupations… Te voilà saine et sauve.
Tu m’épargnes un remords… Si seulement je pouvais ap-
prendre ce qu’est devenu ce pendard de Victor, mon esprit
redeviendrait libre de soucis.
En entendant cela, le mécano crut défaillir… C’était le
moment de signaler sa présence.
S’efforçant de sourire, – et grimaçant sans le savoir, – il
se montra.
— Me voici, m’sieu Oronius. Avec moi, vous savez, faut
jamais s’en faire !
Alors, le foudroyant du regard, le Maître recula de
quatre pas, croisa ses bras sur sa poitrine et cria :
— Halte !… Et réponds à cette question : Laridon, qu’as-
tu fait de l’Alcyon ?
– 311 –
C’était la pire des questions qui pouvaient lui être po-
sées, surtout pour entamer l’entretien.
— Faut me pardonner, bredouilla-t-il en verdissant.
J’étais parti avec… Dans un sens, ça m’a réussi…
Le bouillant Oronius ne lui laissa pas le temps de pour-
suivre :
— Ah ! tu étais parti avec… avec la permission de qui,
mon bonhomme ?
— La mienne, balbutia le mécano en baissant la tête.
Il aurait voulu pouvoir se fourrer dans le trou d’une ai-
guille et échapper ainsi au terrible regard.
Le visage d’Oronius flamboyait ; son indignation lui
donnait une apparence implacable :
— Et tu l’as ramené en bon état, j’ose espérer ?
L’attitude du Parigot faisait peine à voir. Il lui semblait
que tout tourbillonnait autour de lui : la salle, les gens…
Néanmoins, avec une bravoure méritoire, il lâcha l’aveu :
— Non ! J’ramène des nèfles… Il s’est carapaté… tout
seul !
— Que dis-tu là ? vociféra le Maître en bondissant sur
son serviteur et en le secouant violemment par les épaules.
Tu as perdu l’Alcyon-Car ?
— Oh ! m’sieu ! gémit l’infortuné d’une voix plaintive ;
c’est pas moi… C’est le ruffle (vent d’orage) qui l’a emporté.
– 312 –
— Tu étais donc descendu ? Tu avais abandonné ton
poste de pilote… comme tu avais abandonné ton poste au-
près de moi ?
— Faut pas m’en vouloir, j’étais dingo à cause de Turlu-
rette… Et puis le vent m’avait fait piquer une tête.
— Le vent !… Le vent ! Si tu n’avais pas filé avec mon
Alcyon sans prévenir personne, il ne t’aurait pas joué ce tour.
Inutile de te disculper. Ton cas est clair : tu as déserté et tu
as causé la perte d’un appareil inappréciable, d’un appareil
qui aurait dû t’être sacré !
Il y eut un silence.
Chacun tremblait ; car chacun se rendait compte de la
gravité du cas dans lequel s’était mis le mécano.
— C’est pour moi, pourtant ! C’est à cause de moi ! pleu-
ra Turlurette.
Elle était la seule à tout comprendre.
Qu’allait décider Oronius ? Quelle peine allait-il infliger
au coupable ? La jeune soubrette se le demandait avec anxié-
té.
Le verdict tomba enfin des lèvres du Maître.
Il n’en pouvait exister de plus sévère.
— Va chercher l’Alcyon, dit-il avec une amère ironie. Tu
ne devras pas reparaître devant mes yeux avant de l’avoir re-
trouvé !
Frappé au cœur ! – car c’était une condamnation sans
appel, – Victor Laridon sentit fléchir ses genoux.
– 313 –
— Daron, vous me chassez ! gémit-il avec effort.
— Moi ? Je me contente de t’envoyer rejoindre
l’Alcyon… S’il est allé au diable, vas-y !… Il ne fallait pas l’y
envoyer, si tu tenais à ta place.
Le plus violent désespoir se peignit sur les traits du
pauvre mécano.
— Ah ! murmura-t-il. J’aurais jamais cru ça de vous,
m’sieu Oronius. Je suis dans mon tort, c’est vrai. Mais on a
tant trimé ensemble. Je mériterais plus de pitié…
Il n’en put dire davantage. Des sanglots le secouaient.
Au moment de quitter le Maître et tous ceux auxquels il
s’était attaché, son cœur débordait.
Il n’était pas le seul à pleurer.
— Père ! implora Cyprienne, tendant ses mains sup-
pliantes.
Et Jean Chapuis, et Julep, et Mandarinette, jusqu’à Pi-
pigg et Kukuss, tous tournaient vers Oronius des regards
suppliants.
Tous criaient, pareillement consternés :
— Pitié !… Ce n’est pas possible !…
Non ! ce n’était pas possible ! Chasser Laridon, qui cent
fois avait risqué sa vie pour ses maîtres ! Laridon, le compa-
gnon de Jean Chapuis dans l’aventure de l’Everest ! Laridon,
qui, au cours du voyage sous-terrestre, avait assuré le salut
commun en découvrant l’Irradium !
Était-il possible que la seule faute commise par lui, si
grave dût-on la juger, fît oublier tant de services ? Les der-
– 314 –
niers remontaient-ils si loin ? Ils étaient d’hier, inscrits sur la
terre des Atlantes, comme sur le sol polaire.
Et n’était-ce pas encore à lui qu’on devait de n’avoir pas
vu l’obus automobile de Yogha et de Hantzen anéantir
l’expédition au moment où elle s’élançait dans les airs ?
Cela, Oronius ne le savait pas encore ; pourtant il ne
pouvait être insensible à tout ce qui plaidait la cause de son
écervelé, mais si brave et si dévoué aux heures tragiques.
Il devait se laisser attendrir par les larmes de Turlurette.
Celle-ci se traînait à ses genoux, en expliquant les circons-
tances qui lui avaient apporté le salut.
— Sans lui, j’étais morte… et vous tous aussi ! sanglo-
tait-elle. Allez, ce serait une affreuse… oui, une affreuse faute
de le chasser !… Sans compter que ce serait me chasser aus-
si, me condamner à vivre séparée de mam’zelle Cy-
prienne !… Car vous savez bien que je le suivrais… Est-ce
que je pourrais l’abandonner ? C’est pour moi qu’il a bravé
votre colère… Je suis responsable de son acte… j’en suis la
cause !
Que pouvait répondre Oronius ?
Il releva la soubrette.
— Allons ! dit-il d’une voix qu’il cherchait à rendre bour-
rue et qu’une émotion vraie faisait trembler. Je pardonne au
garnement. Séchez tous vos larmes. Il restera. J’en serai
quitte pour construire un autre Alcyon-Car.
Pardonné, entouré, fêté, cajolé et surtout embrassé par
sa chère Turlurette, Laridon se grattait la nuque.
Il n’était pas encore rassuré.
– 315 –
— Vous passez l’éponge, m’sieu Oronius ? Bien vrai ?
Vous m’engraciez de tout ce que j’ai fait, de tout ce que j’ai
pu faire ?… Car, faut pas de malentendu… Des fois, il pou-
vait se trouver à bord de l’Alcyon des choses auxquelles vous
teniez. Alors je voudrais pas qu’ça soye à recommencer
quand vous dégotterez qu’elles se sont fait la paire.
Déridé par cette naïveté, Oronius sourit.
— Gros malin ! dit-il en envoyant une bourrade affec-
tueuse à son mécano. Tu prends tes sûretés… Tu ne dois
donc pas avoir la conscience absolument tranquille… Allons,
ne marchandons pas. Je pardonne en gros et en détail. Je
pardonne tout… ce que je connais et ce que je ne connais
pas. N’en parlons plus et remettons-nous à l’ouvrage… À
présent, le Monde étant délivré des rivaux des hommes, on va
pouvoir vous marier tous les quatre, et je pourrai, moi, re-
tourner à mes chères études. Allez, les amoureux !… Allez
organiser votre riant avenir. Moi, la science me réclame.
Obéissant à l’ordre du Maître, Jean et Cyprienne d’une
part, Laridon et Turlurette de l’autre sortirent enlacés.
Cette fois, ils espéraient bien avoir obtenu du sort un
armistice ; peut-être consentirait-il à ne plus susciter d’autres
obstacles à leur bonheur.
Ils avaient assez attendu cette heure.
*** ***
Rentré dans son laboratoire, Oronius, enfin seul, défice-
lait d’étranges paquets.
– 316 –
C’était son œuvre de demain, l’étude d’un passionnant
problème.
Chacun de ces paquets contenait une pièce anatomique,
un des fragments vivants d’Atlantéa, la préadamite qu’il rêvait
de reconstituer.
Au moment où l’aventure dans laquelle avait failli som-
brer la civilisation humaine prenait fin, l’infatigable génie ne
pensait plus qu’à aborder une nouvelle tâche, plus ardue,
plus compliquée.
— Avec le passé, refaire le présent et peut-être l’avenir,
ne serait-ce pas égaler enfin la Nature ? murmurait-il en clas-
sant les fragments.
Tout à coup, il tressaillit : l’un des fragments manquait à
l’appel. Et c’était la main vivante, emportée par Laridon.
*** ***
Toutes les recherches devaient être vaines…
La main mystérieuse était en fuite.
Mais le Maître avait absout d’avance. Il ne revint pas sur
son pardon.
— Après tout, se consola-t-il, je suis de force à rempla-
cer cette main par un équivalent de mon cru. L’autre, la vraie
est perdue. N’en parlons plus !
– 317 –
Peut-être prenait-il trop légèrement la disparition de
cette pièce macabre.
La main fugitive, la main coupée et toujours vivante devait
encore faire parler d’elle…
FIN
Ce livre numérique
a été édité par la
bibliothèque numérique romande
https://ebooks-bnr.com/
en septembre 2019.
— Élaboration :
Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Bernard
Goorden (Ides et autres), Jean Michel T., Sylvie, Françoise.
— Sources :
Pour réaliser une édition numérique de ce roman, devenu quasi-
introuvable, plusieurs collaborations ont été nécessaires. Le facsimi-
lé de cette œuvre de 1922 a été publié sur le site Ides et autres
(https://www.idesetautres.be/ où vous pourrez télécharger gratui-
tement une cinquantaine d’autres œuvres). Merci à de Bernard
Goorden de nous en avoir autorisé l’utilisation ! Merci également à
Jean Michel T. qui en a fait la retranscription et la première version
éditable ! Notre édition de référence reste l’édition originale (facsi-
milé par les éditions Recto Verso (Bernard Goorden), Bruxelles, 1994,
mis en ligne sur le site Ides et autres) : Les Mystères de Demain,
L’Humanité enchaînée par Paul Féval fils et H. J. Magog, Paris, Fe-
renczi et fils, 1922-24. La maquette de première page reprend la
couverture de l’édition d’origine avec une illustration de Raphaël
Courtois.
– 319 –
— Dispositions :
Ce livre numérique – basé sur un texte libre de droit – est à
votre disposition. Vous pouvez l’utiliser librement, sans le modifier,
mais vous ne pouvez en utiliser la partie d’édition spécifique (notes
de la BNR, présentation éditeur, photos et maquettes, etc.) à des fins
commerciales et professionnelles sans l’autorisation de la Biblio-
thèque numérique romande. Merci d’en indiquer la source en cas de
reproduction. Tout lien vers notre site est bienvenu…
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Nous sommes des bénévoles, passionnés de littérature. Nous
faisons de notre mieux mais cette édition peut toutefois être enta-
chée d’erreurs et l’intégrité parfaite du texte par rapport à l’original
n’est pas garantie. Nos moyens sont limités et votre aide nous est
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