Entre l'aube et l'aurore

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  • Hank Vogel

    Entre laube et laurore

  • Au bord de la mer du Nord prs de LaHaye, aux Pays-Bas.

    Pourquoi ce ciel lourd et gristre sembleme regarder d'un air moqueur? se demandaJan, qui venait peine de s'asseoir au bordde l'eau.

    Jan Jansen contemplait souvent le ciel et lamer. Il contemplait et se perdait dans sessouvenirs de jeunesse. Il s'chappait ainside la ralit quil jugeait d'absurde afin derevivre quelques instants le bon vieuxtemps, le temps hroque de sa carrire demarin.

    Pourquoi ce ciel me regarde-t-il ainsi? sedemanda-t-il de nouveau. Pourquoi faut-ilaussi que je me pose de pareilles questions?

    A lhorizon un bateau s'approchait de lacte.

    Soudainement, le coeur de Jan se mit battre et ses yeux briller.

  • Jai rat ma vie, se dit-il. Je l'ai bel et bienrate.

    Puis il se leva brusquement en saidant deson insparable canne.

    Je lai rate cause de toi pensa-t-il, enfrappant sa jambe infirme avec sa canne.J'aurais pu finir mes jours sur un navire.Quelle guigne! Passer toute son existencesur une terre plate et ferme, c'est accepterde vivre avec le Diable et la haine.Pourquoi a-t-il fallu que je tombe stupide-ment d'une chelle et que je me fasse soi-gner par des mdecins incomptents?Quelle guigne! J'ai bel et bien rat ma vie,oui, rate cause d'un ridicule accident.

    Il regarda le bateau flotter sur sa mer bienaime et quelques larmes se mirent cou-ler.

    Cest ridicule tout a, se dit-il.

    Machinalement, il jeta un coup d'oeilautour de lui.

  • La plage tait presque dserte. Seulquelques personnes au loin, accompagnesde leur chien, s'y promenaient.

    Jan se gratta la tte puis il se rassit.

    L'homme est faible, pensa-t-il. Il est faibleparce quil est impuissant, dsarm face la force de la vie, face aux circonstancesqui bouleversent ses habitudes, faible aussiparce que son esprit est limit et inond partrente-six mille thories ridicules. Je suisfaible et triste de ltre.

    Une mouette qui passait par l, soubliajuste ce moment.

    - Salet d'oiseau! grogna-t-il en se dressantbrusquement.

    Il sortit de la poche arrire de son pantalonun mouchoir en papier, le trompa dansleau et nettoya la manche de sa veste.

    Puis il creusa calmement un petit trou dansle sable et y enterra le mouchoir.

  • Il aurait pu faire ses besoins ailleurs,pensa-t-i1.

    Arriv chez lui, Jan se dchaussa, enfilases pantoufles et s'affala dans son fauteuil.

    O est-elle encore alle? se demanda-t-ilen pensant sa femme. Des bavardages!Que des bavardages! Toute sa vie, elle n'afait que de bavarder. Elle est srement allechez Nel, pour ne pas changer... Qu'est-cequ'elles peuvent se raconte entre soeurs?Tout doit y passer, du kilo de pommes deterre un florin au mariage de la cousine dela nice du boucher du coin... Pourquoima-t-il fallu trente annes de mariage pourme rendre compte que les femmes ne sontheureuses que lorsqu'elles mettent en bran-le leurs cordes vocales?

    Jan s'endormit dans son fauteuil commeauparavant lorsqu'il rentrait fatigu d'unlong et rude voyage et se refusait d'aller secoucher tout de suite.

    Un heure plus tard, un claquement de portele rveilla subitement.

  • - Qu'est-ce que c'est?

    - C'est moi, c'est le vent, rpondit safemme qui venait juste de rentrer.

    - Tu veux une tasse de th? poursuivit-elleen sapprochant de Jan.

    - Non, fit-il schement.

    - Comment a se fait?

    - a se fait que je n'ai pas envie.

    - Une petite tasse, tout de mme?

    - Non, tai-je dit.

    - Le dner n'est pas prt, tu devras attendrel'estomac vide.

    - Bouf!

    - a ne va pas?

    - Non, a ne va pas.

  • - Une bonne tasse de th te feras du bien,dit-elle en se dirigeant vers la cuisine.

    Jan ne pronona mot.

    Il regarda lhorloge pendule et il se grat-ta le nez.

    Attendre, toujours attendre! se dit-il. afait des annes que jattends le momentpropice pour foutre le camps de ce paradisartificiel... Une tasse de th pour les dixheures, une autre pour les quatre heures etencore une autre en regardant la tlvision!On ne dne pas avant d'avoir pris le got eton ne prend pas de douceur avant d'avoirdn. Jen ai par-dessus la tte de cette exis-tence o on me traite soi-disant bien. Onme cde sa place dans les autobus et on m'interdit de naviguer en pleine mer. Maissait-on ce qui est le plus important pourmoi? Non, on ne sait rien. On suppose, oncroit, on pense et on se fout le doigt dansl'oeil.

    Sa femme revint avec une tasse de th etune boite de gaufrettes au chocolat.

  • - Ainsi tu ne grogneras pas, fit-elle enposant le tout sur la table basse qui se trou-vait ct de Jan.

    - Tu ne grogneras pas! rpta Jan d'un airvex.

    - Tu ne te connais plus? dit-elle.

    Jan tourna la tte.

    - Tu ne changeras pas, poursuivit-elle etelle se retira la cuisine.

    Le lendemain matin, Jan se leva avec unfort mal de tte.

    - a tapprendra, fit sa femme en servantle petit djeuner. A quelle heure tu t' es cou-ch?

    - Je nen sais rien, rpondit-il vaguement.

    - Je n'en sais rien! grogna-t-elle. Tu neveux pas ten rappeler.

    - Oui, cest a.

  • - Tu es ttu comme une mule. ton ge,on se couche de bonne heure.

    - mon ge! Eh puis... onze heures, cenest pas tard.

    - C'tait minuit .

    - Il tait onze heures.

    - Le programme sest termin minuit.

    - Je t'ai dit quil tait onze heures lorsqueje me suis couch.

    - Je te connais Jan, tu es incapable de tour-ner le bouton avant la fin du programme.

    Jan avala rapidement son caf au lait etquitta brusquement la table.

    - Jen ai par-dessus la tte de tes commen-taires, s'cria-t-il en claquant la porte den-tre.

    Le soleil brillait dans un ciel limpide. Aupied dune dune, une petite fille denviron

  • six ans, seule, couche sur le ventre, cares-sait le sable de ses mains douces et inno-centes.

    Jan qui avait jur quelque instant aupara-vant de ne plus parler personne, sappro-cha de cette petite inconnue.

    - Que dessines-tu de beau? fit-il la petitefille.

    La petite fille regarda Jan dun air mfiant.

    - Comment tu t'appelles?

    - Saskia, rpondit-elle d'une voix tendre.

    Elle remarqua la canne.

    - Je ne suis pas malade, expliqua Jan. Jesuis tomb d'une chelle. Et pour gurirplus vite, je me promne. Et toi, tu ne tepromnes pas avec tes parents?

    - Ils sont partis, rpondit Saskia.

    - Ils t'ont laisse toute seule?

  • - Non, pas toute seule, avec ma grand-mre.

    - Et ta grand-mre, elle ne se promne pasavec toi?

    - Non, elle est la maison. Elle est vieilleet la promenade la fatigue trop.

    - Elle ta donc permis de te promener touteseule?

    -Oui, pour quoi?

    - Non, pour rien.

    - Ma grand-mre a confiance en moi, elleme connat bien, vous savez.

    - Je ne men doute pas, mais c' est tout demme imprudent de laisser une petite filletoute seule au bord de la mer.

    - Je ne suis pas petite et je nai pas peur de la mer.

    Jan sourit puis il sassit ct de Saskia.

  • - Tu as raison, ce nest pas ncessairedavoir peur de la mer, fit-il... Est-ilpcheur ton pre?

    - Mon papa travaille au bureau, rponditSaskia. Et je naime pas les bureaux, cestplein de papiers et de machines crire.

    - O travaille-t-il?

    - Je ne sais pas, c'est trs loin d'ici. Il fautprendre deux trams.

    - Deux trams?

    - Oui, deux trams. Et a sent pas bon. Jen'aime pas les trams.

    - Quest-ce que tu aimes donc?

    - tre ici, caresser le sable, ramasser descoquillages pour faire de jolies colliers...pour Cokkie.

    - Ta petite soeur?

    - Non, Cokkie cest ma poupe.

  • - Tu as des soeurs, des frres?

    - Non, papa et maman ne veulent pas...

    - Et toi, tu aimerais en avoir?

    - Oui, une grande soeur ou un petit frre.

    - O sont-ils tes parents?

    - Ils sont partis voir une cousine malade.Toutes les semaines, ils vont chez ma cou-sine. Elle est trs malade, vous savez. C'esttrs loin o elle habite. Ils ont pris le trainsamedi matin et reviennent ce soir. Cestcomme a toutes les semaines.

    - Tu laimes, ta cousine?

    - Oui, comme tout le monde, parce quelleest malade. Je l'aime bien, quoi.

    - Pourquoi ne vas-tu pas la voir, toi aussi?

    - Papa et maman m' ont dit de ne rien dire personne, ma cousine a plein de boutonssur le visage. Si je vais l-bas, je risque de

  • tomber malade moi aussi. Cest une mala-die qui touche uniquement les enfants.Vous connaissez cette maladie?

    - Oui, oui.

    Jan prit un florin de sa poche et le mit dansla main de Saskia.

    - Cest pour acheter quelque chose Cokkie, dit-il.

    La petite fille se leva, le visage rayonnantde joie.

    - C'est une grosse pice, dit-elle en admi-rant le florin. Merci beaucoup, Cokkie seratrs contente.

    Puis brusquement, elle se mit courir etelle disparut derrire les dunes.

    Bien des gosses, comme cette petite fille,sont abandonns dans ce monde, pensa Jan.Des gosses que le mensonge et lgosmedes parents ont fait deux des tres tristes etperdus... La tendresse nest-elle pas indis-

  • pensable pour l'enfant? Nest-elle est lanourriture essentielle pour son panouisse-ment. Cette nourriture apaise l'inquitude,dissipe la peur et veille la sensibilit... Elleme connat! Je te connais! Nous nousconnaissons bien les unes, les autres! Enralit, nous ne connaissons que desimages, des images forges par notre espritconfus et mesquin. Nous disons: je suistolrant vis--vis de lui, je l'accepte commeil est, comme elle est... et nous disons celaavec facilit et certitude. Mais notre espritest au fond d'une abme, cherchant aveu-glment la lumire. Oui, l'humanit patau-ge au fond dun gouffre. On prche lamourdu prochain et, jour aprs jour, des conflitspolitiques clatent... et le sang coule flotsdans les rues. On prche mais on duquemal, sans comprhension, sans amour. Tousles malheurs viennent de l, dune mauvai-se ducation des enfants. Quai-je appris lcole? enregistrer machinalement desthormes et des axiomes et des tas dethories fausses car avec le temps toutchange du tout au tout. Bon Dieu! Pour-quoi faut-il que ltre humain se foute dansla gueule du loup? Pourquoi faut-il quil

  • gaspille ses jeunes annes en sadonnantaux choses superflues de la vie? Fais ceci ettu obtiendras cela! Si tu ne manges pas, tune grandiras pas! cris bien, rcite bien eton ne se moquera pas de toi! Et un tas d'autres neries sortent de la bouche desparents et des professeurs. Oui, nous necessons pas de dire des neries.

    Jan caressa le sable et il revit dans sammoire le visage de la petite fille.

    Les mouettes allaient et venaient et lesvagues se brisaient contre les rochers debasalte noir.

    Jan regarda avec inquitude ce spectaclenaturel.

    Est-elle monotone cette sacre vie? sedemanda-t-il. Est-elle monotone ou est-cemoi qui la vois ainsi? Je regarde lesmouettes et ma pense voit des tres dses-prs. Je regarde les vagues et ma pensevoit de la brutalit. Oui, nous regardons lavie avec des yeux voils, voils par desmillions d'annes de dsespoir et de bruta-

  • lit.

    Puis, comme piqu par un moustique, il seleva et il sloigna de ce paysage parsemde coquillages.

    Les feuilles tombaient en tourbillonnant.De temps en temps une feuille venait frap-per la fentre proche de la table o Jan sestinstall. Un silence lugubre rgnait dans cevieux caf de marins; il n' y avait pas unchat et la serveuse semblait mourir d'ennui.

    - Quel temps! fit-elle, en sapprochantavec hsitation de la fentre.

    Elle appuya sa tte conte la 1a vitre puiselle se redressa en soupirant.

    - Quel temps! fit-elle de nouveau .

    - a vous catastrophe vraiment ? demandaJan.

    - a m' attriste, rpondit-elle.

    - Je ne vous comprends pas, une femme de

  • pcheur.

    - Vous l'avez dit, mon cher monsieur, unefemme de pcheur. Une parmi les autres.La rgulire peut-tre, celle qui n'est bonqu raccommoder les chaussettes troues.A quoi bon en parler, oui quoi bon en par-ler?

    - Nayez crainte, tout sarrangera.

    - Pensez donc, tout est foutu. Dailleurs, je ne souhaite pas que a sarrange.Dsormais, cest comme sil tait mort etenterr.

    - Vous tes bien dure avec votre mari.

    - Non, monsieur, je ne suis pas dure... Etdire que jai pu aimer un tel salaud!

    Elle serra les poings puis fixa fermementJan dan s les yeux.

    Sont-ils tous des salauds, les hommes?sexclama-t-elle.

  • - Je ne sais pas, madame, rpondit Jan, toutintimid.

    Il se sentit vis.

    - Cest difficile de rpondre, continua-t-ilet il fit la serveuse le geste de s'asseoir.

    La serveuse alla chercher une bouteille degin et deux verres puis elle vint sasseoir enface de Jan.

    - J'exagre, dit-elle en remplissant lesverres. J'exagre pour tout. Et vous , vousn exagrez jamais?

    - Parfois, rpondit Jan . Lorsque la colrememporte... Cest la colre qui fait a,vous savez . Faiblesse humaine!

    - Comme vous dtes, faiblesse humaine!fit-elle en levant son verre.

    - A votre sant, murmura Jan.

    Dehors, le vent de la mer sifflait traversles arbres. Les vagues se brisaient contre

  • les rochers et les bateaux de pche se per-daient lhorizon.

    Quest-ce que je fais ici? pensa Jan, enregardant tout ceci par la fentre.

    - Parlez-moi de vous, fit-il subitement laserveuse.

    - Pourquoi ? demanda-t-elle dun air sur-pris.

    - Pourquoi? Je ne sais pas. Sincrement, jene sais pas.

    - Vous fuyez, vous aussi?

    - Peut-tre...

    - Vous n'aimez pas parler de vous?

    - Pas beaucoup.

    - Faites un effort, a peut faire du bien deparler de soi.

    - Que voulez-vous que je vous dise... que

  • je vous raconte mon enfance, mon adoles-cence ou ma vie infirme?

    - Ce qui vous passe par la tte.

    - Bien des choses me passent sans cessepar la tte... des montagnes de choses, deconflits, de cauchemars. Un de ces quatrematins, elle explosera et a sera la fin dunetragique et triste histoire... Je suis dgotde cette existence. Croyez-vous que c'estjuste que l'on m'interdis de naviguer parceque ma jambe droite est plus courte que lagauche? Croyez-vous que c'est juste?

    - Il y a une loi qui interdit a?

    - Non, pas la loi, ma compagnie et les assu-rances. Salet de gens! Travaillez avecamour! Soyez disponible pour la bonnecause! disent-ils. Et lorsque vous ntesplus quelquun de productif, ils vous balan-cent par-dessus bord comme un rat. Vouscomprenez, on mempche dtre ce quejtais: un marin. Un homme qui mange,dort, rve, rit... qui vit quoi sur leau! Lamer a toujours t pour moi une sorte de

  • stimulant qui met en veil quelques unesdes cellules loignes de notre cerveau, lescellules inutilises, non pollues. Et cespetites toiles crbrales illuminent, dissi-pent cette obscurit qui se trouve au fondde chaque individu. Mais je suis l et suisincapable de voir la beaut prsente. Peut-tre, jen suis incapable parce que je mesous-estime. Oui, cest a, je me sous-esti-me et c'est plus fort que moi. Ma femmecroit me comprendre, me connatre maiscomprendre quelquun est la chose la plusdifficile au monde. Car cela demande beau-coup d'attention, damour et nous sommessi proccups par nos soucis stupides de lavie quotidienne que nous jugeons dimpor-tants. Je vous parle ainsi et au fond de monme rgne la confusion, cette bte frocequi pousse l'homme se mettre en colrepour un rien, un rien du tout. Je suis sinc-rement du de cette carcasse osseuse quelon ne cesse de repousser. Du aussi dema faon de vivre... Voil, je vous ai toutdit sur moi. Je ne suis pas grande chose etmes paroles n'ont fait qu'alourdir latmo-sphre de cette pice, qui tait dj asseztriste comme a.

  • - Je n' y fais plus attention. Continuez, pro-posa la serveuse dun air contemplatif.

    - Mais je vous ai tout dit...

    - Racontez-moi un de vos exploits. Je nesais pas, un exploit de votre jeunesse parexemple. Vous savez si bien dire les choses.

    - Des mots! Les mots ne sont pas impor-tants. Ils prennent de l'importance lorsqu'on se cherche, lorsquon n'est pas heu-reux... alors on saccroche aux mots, onleur fait un culte et la vie n' est plus quunamalgame de mots. Et tous mes exploits,comme tous les exploits du mondedailleurs, un tas de mots .

    - Vous avez srement raison. Les gens par-lent beaucoup pour rien.

    - Mais nous sommes les gens! Nous nouscachons derrire une faade de bellesparoles... Si vous saviez ce que je penserellement de vous.

    - Je ne vous suis pas, fit la serveuse, toute

  • tonne.

    - Cest pourtant facile saisir. Plus je vousregarde, plus vous me plaisez, dit Jan dunton srieux.

    La serveuse baissa les yeux.

    - Il ne fallait pas que je vous le dise?demanda Jan.

    La serveuse ne rpondit pas.

    - Je suis ridicule, nest-ce pas? fit Jan ensouriant.

    - Non, rpondit la serveuse, en hochant latte.

    Puis elle sourit son tour et dit:

    - Je nai jamais rencontr un hommecomme vous. Franc, directe...

    - Je ne suis pas si fabuleux que a.

    - Vous tes modeste.

  • - Modeste? Moi? Je bouillonne, je suis unvolcan de dsirs...

    - a me plat comme vous tes.

    - Alors bouclez boutique! Et allons nouspromener.

    - Jaimerai bien.

    - Il n'y a pas un chat.

    - Il y a d'autres moyens.

    La serveuse se leva.

    - Jhabite ct au cent vingt-trois, fit-ellenerveusement, Gerda van Looft. Partez vitemaintenant...

    - Vous minvitez? demanda Jan, tout sur-pris.

    - Je serai chez moi 10 heures, ce soir...

    Le dernier coup de cloche annonant vingtheures prcises sonna. Jan ajusta sa montre.

  • Jan et sa femme, chacun dans son petitcoin sacr du salon, taient en train defeuilleter de vieux magazines chargs depages de publicit.

    Homme et femme taient spars par unmur dides et de penses opposes, etdune multitude de querelles, de men-songes et de vieux souvenirs personnels .

    - J'espre que tu ne rentreras pas trop tard,fit sa femme

    - Je lespre aussi, rpondit Jan. Mais tusais comment cest quand on est avec lesanciens camarades, on boit, on se rappellede vieux souvenirs et le temps passe.

    - O vous tes-vous donn rendez-vous?

    - Au Kroon comme dhabitude .

    - Encore un endroit qui devrait disparatre.

    - Tu n 'y es jamais alle.

    - Non, mais tes rentres spectaculaires

  • laissent penser quil sagit dun endroit dedbauches.

    - Ce n 'est pas parce que je suis rentr unpeu gai la dernire fois, quil faut mal jugerKroon.

    - Un peu gai? Ivre, tu voulais dire.

    - N'exagre pas.

    - Et le vase cass, jexagre aussi?

    - Ctait un accident, j' aurais pu aussi lefaire tomber...

    - Oui, oui, et toutes les autres fois tu ntaispas ivre?

    - D'accord, d' accord.

    - A quelle heure vous vous runissez?

    - Aujourd'hui cest exceptionnel, neufheures et demie.

    - A neuf heures et demie?

  • - Que veux-tu que jy fasse? Deux cama-rades ne peuvent pas venir avant et tunignores pas notre devise...

    - Un pour tous, tous pour un. Mais pourmoi, cela signifie que tu me rveillerasdemain matin.

    Peut-tre bien, pensa Jan. Elle est bien enchaire et ce nest pas tous les jours quuneserveuse me propose de passer la nuit chezelle... Pourquoi refuser? Pourquoi? Parceque je suis mari, li par un absurde et ridi-cule bout de papier? Jai envie delle et ellea peut-tre envie de moi. Refuser seraitadmettre aveuglement toute labsurdit dela socit. Et puis ma vie conjugale est unchec, une faillite totale. Lamour n'est pasune envie, un dsir. Lamour est un paysa-ge silencieux qui nat du fond de lmelorsque cessent tous les orages de l'esprit...et dans cette maison, les murs ne cessent deblasphmer.

    Vers neuf heures Jan embrassa froidementsa femme, empoigna sa canne et se hta dequitter son chez-lui quil maudissait sou-

  • vent.

    Une femme allonge nonchalamment surun drap de pourpre et vtue de froufrous, letout encadr d'une vulgaire bordure dore,pendait lourdement au-dessus de la chemi-ne. Quelques vieilles photographies dco-lores par le soleil, pingles un peu par-tout contre les murs, semblaient appartenir un lointain pass de gloire et de bonheursuperficiel. Toute la chambre tait baignedans une lumire jaune que filtrait un abat-jour dentelles. Les meubles et les tapisignoraient la fracheur.

    Jan sinstalla confortablement sur le divan.Gerda apporta du caf turc et des lou-koums.

    - C'est oriental, dit-elle, en tendant Jan laboite de loukoums. Cest parfume larose.

    Jan hsita puis il se servit avec gne.

    - Je vous trouve trange, dclara-t-elle,aprs s'tre assise intimement prs de l'ex-

  • marin.

    - Un homme soucieux parait toujourstrange, expliqua Jan.

    - Je veux dire que vous n'tes plus lemme, plus lhomme de cette aprs-midi.

    - Et pourquoi donc?

    - Je vous le demande.

    - Peut-tre parce que je suis justement cetindividu soucieux, plein de rves et avidedvasion, cet aventurier en qute de sensa-tions nouvelles pour qui la vie est obscure...Plus je regarde vos yeux, plus ma pense semet jouer un subtile cache-cache... Mafranchise va peut-tre vous choquer, l'ac-cepterez-vous?

    - Comment le savoir?

    - Oui, en effet, comment le savoir? Mieuxvaut se taire.

    - Dites tout de mme!

  • - Cest une idiotie. a ne sert rien...

    - Vraiment, vous ne voulez pas la dire?

    - Si, mais a nous mnera nulle part. Et ily a un risque: un mur pourrait se dresserentre nous.

    - Un mur?

    - Oui, un mur, un obstacle, quelque chosequi empche deux tres d'tre ce quilssont, sans arrires penses.

    - Je comprends.

    - C'est dommage, car le fait davoir com-pris cest dj le mur.

    - Pour vous, pas pour moi.

    - Cest bien possible.

    - Embrassez-moi, fit subitement Gerda...

    Les oiseaux chantaient dj le jour nou-veau. Le soleil se leva vertueusement

  • lhorizon, accueilli par un ciel immacul.Jan ouvrit les yeux. Gerda dormait profon-dment ct de lui.

    Que s'est-il pass? se demanda-t-il. Sortirdun gouffre pour retomber stupidementdans un autre, ainsi agit l'homme assoiffde libert. Que sest-il pass dans ma peti-te cervelle? Pourquoi ai-je accept de pas-ser la nuit entire avec cette femme? Pour-quoi ne suis-je pas parti tout de suite aprsavoir assouvi mes dsirs? J'aurais d partirtout de suite aprs... comme le font la plu-part des gens biens, ceux qui cachent bienleur jeu, soi-disant pour ne pas causer dutort leur pouse. Oui, jaurais d partirtout de suite aprs. Je condamne le mondemais je n' en ai pas le droit, car je mensautant que lui. N'ai-je pas racont des boni-ments ma femme? Et puis zut! quoibon raisonner! Je rentrerai chez moi la ttebasse ou le regard agressif, ma femme meposera un tas de questions et ma bouchesera complice de mon improvisation.Pourtant, il serait plus simple de dire lavrit. La vrit est simple mais ltrehumain ne l'est pas. Et dire que ma femme

  • compte si peu pour et que je compte si peupour elle. Jaimerais bien lui raconter cetteaventure avec la plus grande franchisse...mais nous sommes maris et l'infidlit estun pch. Il suffirait que je me dvoile peine pour que je sois aussitt jug delubrique, de satanique et condamn subirsa colre...

    Jan sortit dlicatement du lit pour ne pasrveiller Gerda. Il shabilla dans le plusgrand silence puis il sapprocha de la coif-feuse et, comme au cinma, il crivit sur laglace, avec un rouge lvre qui tranait parl: bientt.

    La mer tait calme ce matin-l et la plagen'avait pour visiteur quun couple demouettes qui volait en rond quelquesmtres du sol, il semblait tre en qute denourriture.

    Jan tait l dans ce royaume de paix et desilence, assis sur un banc de sable humide,les pieds dans l'eau.

    De temps en temps, une brise lgre ondu-

  • lait par endroit la surface verdtre de cetteimmensit, paradis et enfer de bien desmarins.

    Jan observait tout ceci avec srnit.

    Mais ce bonheur, ce moment dextase nedura pas longtemps, un bateau de pche fitson apparition l' horizon.

    Le visage de Jan se raidit.

    - Salet de vie, grogna-t-il.

    Et il revit dans sa mmoire une multitudedimages de la veille.

    Puis sa pense se prcisa et il revit le jouro il fut mis en cong par un misrabledirecteur pour qui, comme pour tous leshommes d'affaires d'ailleurs, seule la renta-bilit des affaires compte.

    - Vous comprenez, lui avait dit le directeur,dun ton sec et sr de lui, les rglements dela maison ne m'autorisent pas vous gar-der. Il mest trs difficile de vous annoncer

  • a, croyez-moi.

    - Vous nen pouvez rien, avait rpondu Jan,spontanment avec un un sourire au boutdes lvres.

    - Je savais que vous me comprendriez.Vous tes un homme intelligent et plein decomprhension... Nayez crainte, vousaurez une bonne petite pension...

    Mais la mer tait l, nonchalante et silen-cieuse, permettant ainsi, en quelque sorteau promeneur solitaire de dissiper ses pen-ses malsaines.

    Jan flna le long de la plage, jusquaumoment o sa jambe lui rappela quil taittemps de rentrer.

    Il s'arrta et il hsita, il ne savait exacte-ment o aller et il n'avait nullement l'enviede rentrer chez lui.

    Finalement, au bout de trente secondes derflexion, il prit la direction du caf le plusproche.

  • Jan entra dans une petite auberge. Uneforte odeur de frites, qui semblait venir descuisines, lui chatouilla le nez. Le plafondtait noir de fume et les tables en boistaient uses force d'avoir t frottes.Une atmosphre trange rgnait dans cettecet tablissement situ deux cents mtresde la mer.

    Jan sinstalla prs d'une fentre ouverte,qui permettait l'air vici de svader, et ilcommanda un caf crme.

    lautre bout de la salle, deux jeunesfemmes vtues, comme des jumelles, d'unpantalon jaune et dun chle rose causaient voix basse.

    - Dsirez-vous autre chose? fit la serveuse,en posant la tasse de caf dune main trem-blante. Car elle tait dun ge plutt avancpour ce genre de travail. On pouvait lire surson visage dfrachi, bien que poudr,quelle avait atteint la soixantaine depuisbien longtemps.

    - a va bien ainsi, rpondit Jan, vague-

  • ment.

    - Vous vous rendez compte? dit-elle en sepenchant vers lui, sapprochant ainsi prsde son oreille.

    - De quoi s'agit-il?

    - Des deux, l-bas, expliqua-t-elle, en dsi-gnant les deux jeunes femmes de la tte.

    - Eh bien?

    - Eh bien, on se permet tout de nos jours.On fait a nimporte o et sans pudeur.Croyez-vous que ce soit tolrable?

    - Vous voulez dire que les deux sont des...

    - Oui, parfaitement.

    - Je ne laurais jamais pens.

    - a, a ne me regarde pas. Mais je nad-mets pas que lon sembrasse dans un ta-blissement publique...

  • - Mais elles ne font que de causer.

    - Maintenant, parce que vous tes l. Maisil y a une quinzaine de minutes, a y allait,faites-moi confiance. Elles croyaient que jene pouvais pas les voir de la cuisine...Chaque fois que jentrais, celle aux che-veux longs faisait semblant de tousser.

    - Cest triste.

    - Oui, cest triste, on ne respecte plus rien,dit la serveuse et elle se retira...

    Comment ces belles et jeunes cratures ensont-elles arrives l? se demanda Jan enregardant les deux femmes filles. Cestvraiment triste... Peut-tre pas. Aprs tout,cest leur choix et cela ne me regarde pas.

    Et il but tranquillement son caf sans sesoucier de la moralit de ces deux jeunesfemmes.

    Le temps avait brusquement chang. Leciel, qui tait si pure au lev du soleil taitmaintenant tout recouvert de gros nuages

  • gris et la fracheur matinale que Jan trou-vait agrable stait mtamorphose en unfroid glaciale. Lex marin en retraite forceferma dignement le col de sa chemise.

    Comme tout peut changer si vite, pensa-t-il. Il suffit que lon absente une secondepour que tout, lorsque l'on revient, ne soitplus la mme chose.

    Il jeta un coup d'oeil critique vers ce cielgristre et se demanda sil aurait le tempsde rentrer sans se faire mouiller.

    Une heure plus tard, au seuil de la portedentre, il chercha son trousseau de cls aufond de sa poche et, avant de glisser labonne cl dans le trou de la serrure, il hsi-ta quelques secondes.

    Puis dun geste brusque, il ouvrit la porte.

    Madame Jansen, assise au pied de son lit,attendait avec inquitude son mari.

    Au premier bruit de serrure, elle se levadun bond et elle courut vers lentre.

  • - Tu es l? fit-elle lorsqu'elle se trouva face son mari.

    - Je suis l, rpondit Jan spontanmentdun ton sec et ironique.

    - Que sest-il pass? demanda-t-elle, toutetremblante.

    - Rien.

    - Il test arriv quelque chose?

    - Rien, te dis-je.

    Jan se dirigea vers le salon. Sa femme lesuivit sans prononcer mot.

    Il s'assit dans son fauteuil, comme si derien n'tait.

    Madame Jansen rangea nerveusementdeux boites dallumettes qui tranaient surla chemine.

    Puis, aprs quelques secondes dhsitation,elle croisa ses bras, elle s'apprtait dire

  • quelque chose.

    -Rien, te dis-je! s'exclama Jan cemoment-l.

    - Jtais inquite, tu sais, expliqua-t-elle. Jenai pas dormi de la nuit. Jai tout de mmele droit davoir quelques explications, non?

    - Et aprs?

    - Tu as une faon de me rpondre... Peux-tu te mettre ma place? L'inquitude estune chose horrible.

    - Tu navais qu ne pas tinquiter.

    - Mais je suis tout de mme ta femme, Jan.

    - Je le sais, je le sais! quoi bon le rp-ter souvent?...

    - Pourquoi tu nes rentr cette nuit?

    - Tu veux que je te le dise sincrement?

    - Je te le demande.

  • - Eh bien,voil... jai pass la nuit chez unefemme. Es-tu satisfaite?

    Sa femme se mit rire.

    - Pourquoi ris-tu? demanda Jan, tout sur-pris.

    - Parce que je te trouve drle et pleindimagination, rpondit-elle, tout en riant.

    - Cest la pure vrit, dit Jan .

    Madame Jansen sarrta de rire.

    - Pourquoi cherches-tu me mentir? dit-elle. Tu tais saoul, ivre mort et on ta lais-s ronfler sur la banquette... Nest-ce pas?

    Mari et femme se regardrent dans lesyeux et ils se sourirent.

    - Tu as raison, dit Jan en baissant les yeux,jtais ivre mort.

    - Je le savais mais jtais tout de mmeinquite, dit sa femme. Un accident est si

  • vite arriv... Je te connais, tu sais. Je teconnais si bien que je sens tout ce qui sepasse au tour de toi. Je sais quand tu menset quand tu dis la vrit. Enfin, lincidentest clos.

    Et elle quitta le salon.

    Elle me connat! pensa Jan. Plus elle ditquelle me connat, plus elle se trompe mon gard. Je lui raconte la vrit et elle semet rire... elle prfre croire ce que bonlui semble. C'est souvent ainsi dans la vie,l'homme ne croit quen lui...

    Les heures passrent... Il pleuvait descordes.

    Jan regardait par la fentre les passants,sous leur parapluie, qui se dpchaient etles gosses qui marchaient avec joie dans lesflaques deau. Des ruisseaux coulaient departout et les fleur des jardins flchissaientsous la pluie.

    Jan regardait tout ceci avec des yeuxenfantins. Brusquement, comme pouss

  • par une force mystrieuse, son esprit seperdit dans le labyrinthe de ses penses.Son visage se crispa: le pass tait l, avidede destruction.

    La belle tempte, pensa-t-il. Comme jepouvais aimer a. Bien des fois, jai faillipasser par dessus bord au risque de menoyer dans cette ocan en colre qui m'ob-sde. Oui, il mobsde parce quil mattire.Et je suis bloqu sur cette salet de terreferme. Et tout a, cause de quoi ? A causedune imbcillit sans nom... cause sur-tout de certaines ridicules et stupides loiscres par des hommes sans scrupule.

    Puis ses yeux se fixrent sur sa canne.

    Combien de fois jai failli te briser? se dit-il. Combien de fois, le sais-tu? Tu le saissrement. Car, on a bien beau dire que tu esdu bois mort, silencieusement tu vis. Etdans ton silence, tu captes toutes les vibra-tions qui proviennent de tout mon tre. Tusais tout de moi et tu ne te manifestesjamais. Jamais tu ne pleurs, jamais tu ne ris,jamais tu ne te mets en colre... Et pourtant,

  • tu n'es pas insensible ce qui se passeautour de toi. Tu constate les choses, tu visavec elles. Tu vis leur naissance et leurmort mais tu ne prends jamais part leursftes. Souvent, on te dsigne du doigt carpartout tu es un tranger. Certains tigno-rent, les autres te renient et paradoxalementsappuient sur toi car tu les troubles par tonsilence. Tu ne forces personne, les gensviennent toi. Tu es plein damour. Tonamour n'est pas spectaculaire, il est l dansla plus grande simplicit. Tu es une vulgai-re canne, pleine de sagesse.

    Jan secoua sa tte et murmura:

    - Qu'est-ce que jai... comparer cette saletde canne avec une sage?

    Petit petit, la pluie cessa de tomber. Leciel se dgagea permettant ainsi au soleil derayonner travers cette traditionnelleatmosphre limpide daprs l'orage qui sentbon l'humidit.

    Jan descendit de chez lui et fit quelquespas jusquau coin de la rue. L, il se mit,

  • sans complexe, effectuer quelques exer-cices de respiration.

    a fait du bien, se dit-il. Beaucoup de bien.

    Un homme qui passait par l, sapprochade Jan.

    - Vous vous sentez bien, monsieur? fit-ild'un air inquiet de bon samaritain.

    - Ou, ou, balbutia Jan, tout surpris .

    - Vous n'tes pas souffrant ?

    - Pas du tout, pas du tout, je fais des exer-cices de respiration, pour purifier mes pou-mons.

    - Ah, bon! Excusez-moi, monsieur, fit lebrave homme et il se retira en saluant dubras.

    Jan sourit. Ctait son premier sourire sin-cre de la journe.

    Laprs-midi,aprs s'tre promen durant

  • une heure, Jan dcida de faire une petitehalte dans les dunes. L, il sassit sur unbanc ombrag par un pin et il se mit fumer la pipe.

    Un vent lger soufflait travers les arbreset les oiseaux chantaient.

    Pourquoi nous ne pourrions pas vivreainsi, dans le calme et lharmonie? sedemanda Jan. Pourquoi faut-il que nousnous arrachions des morceaux de terre?Est-il ncessaire d'tre propritaire dunjardin pour en apprcier le parfum desfleurs? Non, la terre appartient tout lemonde et personne. Cest immense jardinque malheureusement l'homme comparti-ment en dressant des barrires et des pan-cartes... Ici, je suis chez moi, gare celuiqui franchira le portail! Il est formellementinterdit de faire le mur, sous peine de mort!Ce banc est strictement rserv aux blancs!Seul les noirs sont les bienvenus dans lequartier!... Pourquoi lhomme a-t-il faitcela? Est-il ncessaire de semer la zizaniesur cette belle plante?Le vent ne cessait de souffler travers les

  • arbres et les oiseaux chantaient: toute lanature semblait insensible aux penses delhomme. Labeille butinait par-ci par-lsans demander lautorisation qui que cesoit. Le papillon vagabondait librement travers les champs. De temps en temps,dans le ciel, quelques lgers stratus voi-laient le soleil pour un laps de temps, sansse presser, sans se soucier aussi desfemmes qui taient en train de se bronzer.

    Jan quitta ce petit coin de terre tranquilleet se rendit au caf o, la veille, il avait faitla connaissance de Gerda.

    Nerveusement, il sassit la mme placeque la dernire fois.

    A quelques tables de l, quatre matelotsjouaient silencieusement aux cartes, devantune bouteille de rhum blanc. A part eux, iln'y avait personne d'autre dans la salle, nipatron, ni serveuse.

    Est-elle l? se demanda Jan, en pensant Gerda. Elle ma pourtant dit hier soir quel-le serait l. Ai-je bien compris? Que fait-

  • elle, bon Dieu?

    Aprs quelques minutes, le temps din-quiter Jan, Gerda sortit de l'arrire-salle.

    Lorsqu'elle aperut Jan, elle sarrta et sonvisage rougit.

    Puis, comme si de rien n'tait, elle sap-procha de lui.

    - Excusez-moi, monsieur , il y a longtempsque vous tes l? fit-elle haute voix pourse faire entendre par les matelots.

    - Non, pas du tout, rpondit machinale-ment Jan, qui ne semblait rien comprendre.

    - On a d dclencher la sonnette, dit-elle.

    Puis elle se pencha vers Jan en frottant latable avec son torchon.

    - Ils connaissent mon mari, dit-elle voixbasse.

    - Cest plus propre ainsi, continua-t-elle en

  • parlant plus haut. Vous dsirez, monsieur?

    - Un caf crme.

    Gerda se retira.

    a commence bien, pensa Jan. La comdiecommence! Qu'est-ce qui ma pris deretourner dans ce maudit endroit? Je doistre fou. Il n'y a que les fous qui osent com-mettre deux fois la mme nerie.

    Les quatre matelots se levrent.

    - Sur mon compte, fit l'un d'eux Gerda,en dsignant du doigt la bouteille de rhumque venaient de vider tous les quatre.

    Et ils sortirent en saluant vaguement de lamain.

    - Houf! sexclama Gerda, aprs que le der-nier eut ferm la porte.

    Elle apporta le caf crme.

    - Je n' aime pas les amis de mon mari,

  • expliqua-t-elle. Ce sont des brutes. La merne convient pas tout le monde .

    - Cest bien possible.

    - Je peux ? demanda-t-elle un peu gne,en montrant de la main la chaise qui setrouvait en face de Jan.

    -Tu es chez toi, non? dit Jan et il l'aida s'asseoir, du moins il fit le geste.

    - Avant de partir, tu aurais d me rveiller,dit Gerda aprs trois secondes dhsitation.

    - Tu dormais si bien et tu tais si belle.

    - Cest vrai? demanda-t-elle.

    - Oui, cest vrai, rpondit Jan dun airconvainquant.

    - Tu es gentil.

    - Je ne suis pas gentil, cest tout simple-ment la vrit.- Tu es tout de mme gentil.

  • - Tu crois a?

    - Puisque je te le dis.

    - Je te crois alors .

    Ils se sourirent puis il se regardrent uninstant dans les yeux.

    - Jai pass une belle soire hier, tu sais, ditGerda. Et je nai pas rv cette nuit. Quandje suis heureuse, je ne rve pas la nuit. Ettoi?

    - Je ne sais pas, je me souviens plus.

    - Tu ne veux plus?

    - Plus quoi?

    - Tu as donc tout oubli, toutes tes pro-messes...

    - Mais non, mais non! Il sagit mon rve... Cest lui que jai oubli.

    - Ah bon! Et tu ne te souviens plus de rien?

  • - De rien. D' ailleurs, je ne sais pas sij'ai rv. Certains spcialistes, qui tudientl'me humaine, prtendent que tout lemonde... que lon rve toutes les nuits maisque lon ne se souvient pas de tous lesrves.

    - Ils disent a?

    - Oui, ils disent a, mais je ne suis pasdaccord avec eux. Je suis plutt de tonavis.

    - Mon avis est peut-tre faux...

    - Parce que te nes pas une spcialiste?Non. Je me moque des spcialistes, de cespsychanalystes prtentieux qui ne jurentque par leur savoir, leurs thories, leurstestes ridicules et qui sont persuads dtredes bienfaiteurs de lhumanit. J'en ai par-dessus la tte de toute cette racaille quisenrichit au profit des malades.

    - Pourquoi es-tu si dur?

  • - Dur? Tappelles a tre dur? Je suis ra-liste, je constate... Je sais, je devraisemployer dautres termes, des mots moinsaccusateurs. Mais quoi bon? a servirait quoi ? A rien, strictement rien. Oui,peut-tre pour moi, me montrer vis--visdes autres moins intransigeant. Mais je necherche gure me montrer de la sorte. Jesuis comme je suis, et si je constate quequelque chose va mal, je ne dirai jamais lecontraire ou l -peu-prs.... Nous vivonsdans une socit pleine dhypocrisie. Lepoliticien, lhomme daffaires, le prtre, lemdecin, le matre dcole ne font quebourrer la tasse aux gens. Ils racontent deshistoires arranges leur convenance etpromettent mille choses: libert, richesse,paradis, bref une montagne de choses, maisce ne sont que des mots, des illusions.Lidaliste est dpourvu de bon sens,damour, car seul ses ides, son but, comp-tent. Le communiste ne cherche qu tim-poser sa propre discipline et le chrtien tepersuader quil est le seul tre dans levrai.

    - Pourquoi tu me dis tout a?

  • - Parce que tu te laisserais facilement mar-cher sur les pieds.

    - Pas du tout.

    - Si!

    - Comment peux-tu laffirmer?

    - Je le sens.

    - Ce nest pas suffisant, tu me connais peine..- a recommence! Je te connais, tu me

    connais, ils se connaissent!

    Gerda regarda Jan dun air interrogatif.

    - Excuses-moi, fit Jan, tristement.

    - Quy a-t-il? demanda Gerda, en prenantles mains de Jan dans les siennes.

    - Ce nest pas grand-chose, expliqua Jantimidement, mu comme un gosse . Cest cause de ma femme.

  • - Je ne comprends pas.

    - Pas directement cause delle. Il y a desmots que je ne supporte pas... Ma femmeme rpte souvent quelle me connat. Etchaque fois que je rentends plus ou moinsces paroles, je revois nos absurdes conver-sations, ma femme avec ses convictions, samorale et sa famille.

    Jan regarda machinalement sa montre.

    - Cest aussi cause delle? demandaGerda.

    - Non! rpondit-il brutalement. Je suislibre, je n' ai aucun contrat respecter.

    - Mais je ne t' ai rien demand de mal.

    Jan se frotta le visage. Ses mains se mirent trembler.

    - Tu es souffrant? demanda Gerda avecinquitude.

    - nerv, rpond-t-il. Troubl, agit,

  • nvros, contrari, dmoralis, tout a,n'importe quoi, sauf normal.

    - Cest cause de moi?

    - Mais non, mais non, cest ma tte qui neva pas bien. Mes penses me fatiguent. Jene me supporte plus. Un mur apparat etdisparat sans cesse dans mon esprit... unmur que jaimerais franchir. Mais il va et ilvient et je n'arrive jamais bien le distin-guer, savoir ce quil veut de moi, ce queje veux de lui, pourquoi il est l et s'il estvraiment l. C'est une image ineffable quime fatigue normment, comprends-tu? Etplus je cherche une explication, plus cemonstre m'entrane dans son royaume, ungouffre...

    Un homme entra. Gerda se leva aussitt.

    - Je suis seule ce soir, dit-elle voix basse,passe vers neuf heures, si tu veux. Et ellealla servir le nouveau venu.

    Jan paya et il se leva son tour.

  • - Dites au patron que c'est en ordre pour cesoir, fit-il Gerda, avec un petit sourire aubout des lvres.

    - Daccord, monsieur Jan, rpondit-elle enfaisant un clin doeil.

    Jan salua vaguement l'homme et quittalauberge.

    Et ce soir l...

    Gerda sortit de la chambre coucher etalla sasseoir ct de Jan, sur le canap.Elle s'tait faite belle pour lui.

    - Comment me trouves-tu? demanda-t-elle Jan, navement et d'un air joyeux.

    - Magnifique, superbe, plus belle quunestar, rpondit-il dun ton amus.

    - Tu te moques de moi!

    - Me moquer de toi? continua Jan sur lemme ton. Comment peux-tu penser unechose pareille? Tu es superbe. Tu es plus

  • douce que le jus de canne sucre et la peaude ton visage est plus tendre que les fessedun bb. Ton regard est limpide, divin etton corps est la volupt mme. Peux-tu direle contraire?

    - Tu es fou, fit-elle et elle se serra contrelui.

    - Tous les hommes sont fous, expliqua Jan,en reprenant son srieux. Ridicules et fouslorsqu'ils sont en adoration devant quel-quun ou quelque chose. Oui, tous partdeux ou trois.

    - Et tu en fait partie?

    - Desquels? Des deux ou trois? Non, maisj'aimerais pourtant tre comme eux. mal-heureusement, je nai quune pauvre petitecervelle.

    - Je ne la trouve pas si dplaisante que a.

    - Non? Peut-tre toi parce que tu es tropbonne avec moi.

  • - Au fait, quas-tu racont cette fois-ci tafemme?

    - La mme chose.

    - Et elle ta cru?.

    - Oui, elle ma cru... Ma femme me croitlorsque je mens et lorsque je lui dis la vri-t, elle se met rire. Peux-tu comprendrea, toi?

    - Et elle trouve normale...

    - Que nous nous runissons deux jours desuite? Ce n'est pas daujourdhui, a faitpartie de nos habitudes. Nous ne sommesque de vieux copains et non un club, unesocit de bureaucrates. Les programmes,a nexiste pas chez nous. On se runitlorsque a nous prend...

    -Et a vous prend souvent? demandaGerda, en offrant ses lvres Jan.

    Jan ne rpondit pas. Il regarda Gerda fixe-ment dans les yeux, ses yeux brillaient.

  • Puis il prit dlicatement son visage dans sesmains, le tira vers lui et posa tendrement sabouche sur ses lvres...

    Une heure plus tard, Gerda se blottit dansles bras de Jan et tira vers elle la grossecouverture de laine qui servait de couvre-lit.

    - Quil fait froid! fit-elle Jan, en frisson-nant. Tu n'as pas froid, toi?

    - Un marin n'a jamais froid, rpondit Jan.Tu dois savoir a, non?

    - Eh oui, continua-t-il en soupirant, cest laseule chose qui me reste de ce temps-l.On dormait peu, on mangeait peu et onn'avait jamais froid tellement la mer nousfascinait... Je me rappelle Dick, notre cuisi-nier bord. t comme hiver, il dormaittorse nu. Le plu solide. Un sacr type. Jele regrette bien celui-l. Jamais, il nous afait une mauvaise bouffe. Avec quasimentrien, il tait capable de nous prparer unrepas dlicieux. Il avait la main, comme ondit. Et pourtant, en le voyant, celui qui ne le

  • connaissait pas ne pouvait jamais imaginerla richesse quil possdait au bout de sesdoigts. Il avait plus l'allure et les gestesdun bcheron que d'un cordon bleu.Souvent, je me suis demand quel mous-tique lavait piqu pour quil reste le cuisi-nier dun vulgaire navire... et mal pay pardessus le march.

    - Il aimait srement la mer.

    - Je ne le pense pas, il tait toujours danssa cuisine et ny sortait que rarement.trange type. Il parlait peu et il semblait unpeu perdu... Mais on ne pouvait jamais luireprocher quoi que ce soit, ce quil faisait,il le faisait la perfection. Il y a deshommes comme a. Oui, il y en a, mais ilsne sont pas nombreux.

    - Cest dommage.

    - Cest peut-tre mieux ainsi, qui sait!

    - Cest plutt dommage, reprit Jan, dunton amre. Tu as raison. Jai tort dattribuera aux lois du destin... Nous sommes tous

  • responsables du dsordre qui rgne surcette terre. Tous responsables. Tout lemonde sen fout... pourvu que lon ait sapetite auto, son bifteck par jour et unebonne femme pour samuser le soir...

    - Ou un bonhomme.

    - Oui, ou un bonhomme. Les femmes sontaussi responsables. Elles sont parfois tropexigeantes. Elles demandent souvent trop lhomme quelles ont pous. Plus ltrehumain sera exigeant, dsireux de possderdavantage, plus le monde ira sa perte.

    - Mais rechercher la perfection nest-il pasune forme d'exigence?

    - Tu penses Dick?

    - Oui, Dick. Les hommes comme lui nesont-ils pas aussi responsables?

    - Pas forcment. Jai dit: ce quil faisait, ille faisait la perfection. Il le faisait ainsi, ilne cherchait pas le faire ainsi, il y a unediffrence. Ctait parfait parce quil se

  • donnait entirement son travail, avecamour, et nattendait aucune rcompense.

    - Cest tout de mme drle, continua Janaprs quelques secondes de silence.

    - Drle? rpta Gerda, elle se sentit vise.

    - Oui, trs drle. Je suis tonn.

    - Explique-toi.

    - On pouse une femme, comme a, parceque la tradition le veut. La tradition, lafamille, le pre ou la mre. Au dpart, ilny a rien, pas damour, alors on se dit quea viendra avec le temps. Dix annes pas-sent, toujours rien. Vingt annes et toujoursrien. Alors, on cesse desprer et on se ditque toutes les femmes sont pareilles,quelles ressemblent toutes son pouse.Puis un beau matin, on se rend compte quetoute sa vie on a vcu avec des prjuges,de fausses ides.

    - Pourquoi me dis-tu a?

  • - Parce que je viens de dcouvrir combienj'tais aveugle... Je tai sous-estime.

    - ...

    - Lorsque je tai vue la premire fois, jet'ai tout de suite catalogue. Dans monesprit, tu tais la femmes serveuse, lafemme facile et bte.

    - Merci!

    - Non, coute-moi bien...

    - Jtais bte et facile...

    - Oui, je tai ainsi juge. Mais, plusieursfois, tu m' as surpris et mon jugement tongard a rapidement pris une autre direction.Tout lheure mme, tu m'as une fois deplus surpris. Tu as dit: rechercher la perfec-tion n'est-il pas une forme d'exigence?

    - Quy a-t-il de si savant?

    - Peut-tre rien. Mais tu l'as sorti dans laconversation et c'est a qui compte. Tu as

  • vu clair lorsquil le fallait, cest important.Les hommes sous-estiment souvent lesfemmes. Surtout ceux qui ont pous unefemme stupide...

    - Gerda se leva subitement du lit et elleenfila en toute hte une robe de chambre.

    - Quest-ce qui te prend? fit Jan.

    -a me prend que je suis stupide, expliqua-t-elle, tout en cherchant ses pantoufles sousle lit. Jai oubli de dcongeler les harengs.

    Et elle se dirigea vers la cuisine.

    - Ctait si important que a? demanda Jan, haute voix.

    - Oui, parce que jai faim, rpondit-elle.

    Quelle ide! pensa Jan. Du hareng cetteheure-ci. Les femmes des pcheurs ontvraiment lestomac solide.

    - En parlant de hareng, o pche-t-il, tonmari? cria-t-il.

  • - Attends, j' arrive, rpondit Gerda.

    Puis elle vint avec deux bouteilles debires et une grande assiette de pouletfroid.

    - Ma parole! fit Jan en se redressant, tu asune faim de loup.

    - Et ce n'est pas tout, dit-elle, en dposantle tout sur la table de chevet. On finira parles harengs.

    Elle dcapsula les bouteilles de bire, enoffrit une Jan et elle sallongea ct delui.

    - notre sant! fit-elle.

    - A nos amours!

    Le ciel tait noir et les toiles tincelaientcomme de magnifiques brillants que por-tent les femmes de la haute socit les soirsde rception. La mer tait calme et onconfondait les lumires des bateaux, quipchaient lhorizon, avec ces merveilles

  • du firmament.

    Jan et Gerda sassirent sur un banc desable, cte cte, comme un jeune coupledamoureux.

    - Et nous sommes l, fit Jan, en regardantle perptuel mouvement des vagues.

    - Nous sommes l, rpta-t-il.

    - Que veux-tu dire par l?

    - Je veux dire que la vie est mouvement etque l'homme se meurt dans ses habitudes.Nous sommes l, contemplatifs, reconnais-sant les vraies valeurs de lexistence, etnous ne faisons rien pour changer la situa-tion dans laquelle nous nous trouvons.Rien, absolument rien...

    - Pendant que ton mari, continua-t-il enmontrant vaguement l'horizon avec sacanne, est srement en train de pcher,nous sommes l bavarder en amoureux, lecul sur le sable. Tu trouves a normal?

  • - Je ne comprends pas.

    - Il y a des choses qui me dpassent, expli-qua-t-il. Des choses ridicules. Des choses,que si lon se donnait la peine dtudier fond, disparatraient jamais de notre vie.Officiellement, tu appartiens ton mari,donc ton comportement, ta faon dtreavec moi, est une trahison, une injure vis--vis de lui, et par la mme occasion vis--visdes autorits religieuses et autres qui repr-sentent les liens sacrs du mariage. Tu tra-his, je trahis et les trois quarts des gens tra-hissent, et lon continue tout de mme lacomdie des serments et des promesses.Loyaut, fidlit... ces deux mots ont prisune si grande place dans notre cerveauquil ne nous reste presque plus rien pourautre chose. Et lorsque l' amour est l, parhasard, on ne sait plus comment donner dela tte.

    - La faute qui? fit Gerda, en regardant leslumires qui scintillaient lhorizon.

    - La faute qui? rpta Jan. Je me ledemande... notre ducation, notre

  • socit, nous. Au lieu de nous avoir expli-qu et montr clairement les choses, nosducateurs ne nous ont dvoil quune part,la part admise par la morale sociale. Unemorale construite en toutes pices par desesprits frustrs et superstitieux. Et nousavons gob leurs conneries sans trop de dif-ficult. Oui, il n' y a pas d' autres mots pourdfinir a, cest triste. Triste et vulgairemais cest la vrit.

    Le ciel tait magnifique regarder maisJan tait trop proccup par ses ides, desides qui naissent comme un jaillissementde sang dun coeur bless. Il tait sensibletelle une plaque photographique lamoindre apparition dun navire aussi insi-gnifiant ft-il. C'tait plus fort que lui, abouillonnait au fond de lui-mme. Et celacommena le jour o, aprs son accident,on le dclara inapte au service naval.

    Aux alentours de minuit, Gerda et Jan sesparrent, comme deux collgiens amour-eux lun de lautre, en se promettant de serevoir le plus vite possible.

  • Le lendemain matin, Jan se leva plus tardque dhabitude.

    Jan avait tout de mme de la chancedavoir pous une femme qui savait res-pecter 1e sommeil dautrui et qui ne staitjamais permise de rveiller son mari, nimme pas pour lui annoncer une importan-te bonne ou mauvaise nouvelle.

    Il se leva donc du lit, shabilla en sifflotant,fit ses quatre commodits puis il se dirigeavers la salle de sjour.

    - Tu es l? fit-il en sadressant sa femme.

    Madame Jansen stait absente...

    - Tu es l? rpta Jan, en haussant la voix.

    En s' approchant de la table manger, ilaperut, appuy contre le plat de fruits, uneune feuille de papier plie en quatre.

    - Quest-ce que cest encore a? murmura-t-il.

  • Puis, aprs quelques secondes d' hsita-tion, il prit la feuille de papier dans sesmains, la dplia et lu:

    Un dnomm Ackermann a tlphon hiersoir, il te rappellera dans la matine. Je suischez Nel. Je tembrasse.

    - Ackermann ? murmura Jan, en relisant lanotice.

    Qui cela peut-il bien bien tre? se deman-da-t-il. Je ne connais personne de ce nom-l... Ackermann?... Ackermann?... a doittre ce salopard, ce soi-disant camarade deguerre, ce fumier de sergent. Oui, a nepeut tre que lui. Lui ou quelquundautre...

    Jan jeta la feuille de papier sur la table.

    Il prit une pomme du plat de fruits et lacroqua.

    Ah, cette manie de ne jamais rveillerquelquun! se dit-il en pensant sa femme.

  • Et, brusquement, il balana avec rage lerestant de la pomme travers la pice.

    Une heure plus tard le tlphone sonna.

    Jan se prcipita sur lappareil et dcrocha.Le dnomm Ackermann tait au bout dufil.

    Jan avait vu juste. C'tait bel et bien lefameux sergent...

    trois heures prcises de laprs-midi, lesdeux hommes se rencontrrent dans un cafen ville.

    - Comme le temps passe vite, fitAckermann, aprs avoir command deuxgin.

    - Oui, rpondit vaguement Jan.

    - Vous navez pas lair convaincu. Y a-t-ilun problme?

    - Qui na pas de problmes de nos jours?Les riches? Et encore... Le salopard, peut-

  • tre, parce quil na pas de conscience.

    La serveuse apporta les deux gin.

    - Ne soyez pas pessimiste! fit Ackermannen levant son verre. A notre sant!

    Jan fit pareil mais sans prononcer mot.

    - La vie est une jungle, reprit Ackermann,sr de lui. Et pour russir, il faut savoir sebattre. Il y a celui qui sait et celui qui nesait pas. Lhomme d'action et lhomme quise laisse aller. Ne croyez-vous pas?

    - Si, mais je dirais plutt lexploiteur etlexploit.

    - Mais non, mais non! Personne nexploitepersonne. Il y a qui sait et celui quine saitpas.

    Exploiter, continua Jan avec un lger sou-rire au bout des lvres.

    Ackermann baissa les yeux.

  • - Venons au fait, fit Jan. Quavez-vous me dire de si important?

    - Aimez-vous toujours la marine? deman-da Ackermann.

    - Qu'avez-vous me proposer? Vous avez,je ne suis plus un bon rien... la rigueur, travailler dans un bureau et encore... jenaime pas beaucoup a.

    - Vous vous sous-estimez.

    Jan regarda Ackermann dans les yeux.

    - Avec a? fit-il, en branlant sa canne. Non,je ne crois pas.

    - Mais aimez-vous toujours la marine?redemanda Ackermann.

    - Pourquoi voulez-vous le savoir?

    - Jai une bonne affaire, une trs bonneaffaire pour vous.

    - On dit toujours a.

  • - Non, cest vraiment une trs bonne affai-re.

    - Et dans la marine?

    - Dans la marine.

    - Expliquez-moi a.

    - Voil... jai vendu un gros engin de plai-sance un trs riche industriel qui vit auxCanaries... Et comme cette personne neconnat rien la navigation, elle mademand que je me charge de la livraison.Malheureusement, je suis pris par dautresaffaires...

    - Et vous avez pens moi?

    - Oui, mais rassurez-vous, c'est bien pay.

    - Mais on ma...

    - Retir votre brevet. Je suis au courant dea.

    - Alors, puisque vous le savez, pourquoi

  • me proposez-vous une chose impossible?

    - Parce que jai confiance en vous et parceque ce nest pas tout fait une choseimpossible.

    - Je ne comprends pas.

    - Moi, je comprends. Je comprends trsbien. Vous aimez la mer et je le sais.Disons que cest pour vous redonner dugot la vie.

    - Allez, allez! Soyons srieux.

    - Je suis tout--fait srieux.

    -Vous srieux? Jai une mmoire dl-phant, vous savez.

    - Le pass, ce nest pas le prsent.

    - Je suis daccord avec vous mais, mesyeux, vous n' avez pas beaucoup chang.

    - Vous vous trompez.

  • - Je lespre.

    - Pourquoi tes-vous si blessant?

    - Et vous? videmment, vous avez oublitout le mal que vous avez fait aux cama-rades.

    - Je faisais mon devoir de soldat.

    - Taisez-vous, je vous en prie. Moucharderet supprimer des permissions, je n'appellepas a faire son devoir.

    - Ctait une question de discipline. Etpuis... ctait van Holden qui commandait,qui dcidait tout.

    - Avec votre aide. Il vous coutait bien.Vous tiez bien copains les deux, non?

    - On se comprenait bien.

    - Qui se ressemblent sassemblent! Et vousavez profit de la situation. Emmerder lescamarades qui avaient du succs auprs desfemmes!

  • - Quallez-vous chercher?

    - Parfaitement! Vous tiez jaloux de leursuccs et toute la compagnie le savait saufle commandant qui, part ses soi-disanttactiques militaires, ne voyait rien.

    Ackermann soupira et croisa fortement sesmains.

    - Encore un gin? demanda Jan, subitement.

    - Pourquoi pas, rpondit Ackermann, touttonn.

    Deux gin bien remplis et un grand verredeau, cria Jan la serveuse.

    La serveuse apporta le tout.

    - Il parat que le gin va augmenter, dit-elleen posant les verres sur la table. Cest pourqui leau?

    - Pour moi, dit Jan. A force de parler, on sedshydrate.

  • - On se quoi ?

    - On perd de leau de son corps, expliquaAckermann. On se dshydrate...

    - Oui, bien sr, on se... cest que je suis unpeu fatigue, dit la serveuse et elle sloi-gna.

    - La femme prfre avoir un furoncle dansla bouche quun petit bouton sur le visage,murmura Jan.

    Ackermann sourit.

    - laventure! fit Jan en levant le verredeau.

    Les hommes trinqurent et restrent unmoment sans dire un mot.

    Puis Ackermann savana et demanda ense grattant la tte:

    - Vous... vous acceptez?

    Jan regarda Ackermann fixement dans les

  • yeux .

    - Je ne dis pas non, dit-il.

    - Mais a ne veut pas dire oui pour autant,reprit-il aussitt. Il faut que je rflchisse tte repose et il faut me laisser du tempspour a.

    - Bien sr... En attendant, je peux vous par-ler du bateau? demanda Ackermann.

    Jan hocha la tte en signe dacceptation.

    - Salet de vie! grogna Jan, en ouvrantdun geste brusque la fentre.

    Quest-ce quil te prend? fit Gerda, touttonne.

    De lair frais pntra dans la chambre.

    Jan respira profondment puis il saccoudasur le bord la fentre.

    - Fais attention aux voisin, dit Gerda, entirant vers elle le draps qui avait gliss au

  • pied du lit.

    - Tous les chats sont noirs dans la nuit,rpondit Jan.

    - Ne reste pas l, insista-t-elle.

    Jan ne bougea pas.

    - La nuit est si belle regarder, dit-il dunair cynique.

    - Tu vas tout foutre en l' air. Je ten prie, nereste pas l, viens vers moi.

    Jan se retourna, il regarda Gerda dun airsrieux puis, tout dun coup, il clata derire.

    - Mais quest-ce que tu as? fit Gerda quisemblait ne rien comprendre.

    - Qu'est-ce que jai? dit Jan, en reprenantson air srieux. Jai que je suis un pauvretype. Je ne suis pas normal.

    -Tu dois tre fatigu, recouche-toi, propo-

  • sa-t-elle gentiment.

    - Me recoucher? Non, merci. Le lit mefatigue, ton lit me fatigue.

    - Ce n'est pas gentil ce que tu dis .

    - Qu'est-ce que j'ai dit de mal ?

    - Non, cest vrai, tu n' as rien dit.

    - Je ny peux rien si ton lit me fatigue.

    - Et tu ne trouves pas a mchant?

    - Non, puisque c'est la vrit.

    - Alors, pourquoi as-tu accept de fairelamour avec moi? _

    - Voil que a recommence! Tu nas riencompris.

    - En effet, je ne comprends rien tessalades.

    - C'est pourtant clair, ton lit me fatigue.

  • Cest clair et net, non?

    - Et aprs?

    - Et aprs quoi?

    - Moi!

    - Jai parl de ton lit. Pourquoi faut-ilque tu t'identifies lui?

    - Sois franc , Jan, qu 'est-ce qu i ne va pas?

    - Tout va bien, sauf ton lit.

    - Sois srieux.

    - Je suis srieux.

    - Alors pourquoi il te fatigue?

    Jan sourit .

    - Parce quil mencourage... moblige rflchir, expliqua-t-il. Et jai un problme.

    - Il s'agit de nous? demanda Gerda avec

  • inquitude.

    - Pas du tout.

    Gerda soupira discrtement.

    - On m'a propos une affaire, dit Jan.

    Il sassit sur le bord du lit.

    - Un voyage, continua-t-il dun air rveur,un voyage qui me permettrait de sortir delenfer dans lequel je me trouve. Oui, a meferait beaucoup de bien. Mais il y a quelquechose qui mempche daccepter et a metracasse.

    - Si tu crois que a pourrait te faire beau-coup de bien, il faut accepter .

    - Ce nest pas si facile que a. L'affaire meparat un peu louche et je nai nullementlenvie de me tromper dans de sales eaux.La vie est dj assez complique commea.

    Gerda posa sa main sur celle de Jan.

  • - Viens, dit-elle. Allonge-toi prs de moi,tu me raconteras tout a avec calme...

    - Mais au fait, quelle heure est-il? fit Jan,subitement.

    Gerda regarda sa montre.

    - Nous avons encore le temps, dit-elle.

    Le lendemain matin, au petit-djeuner,aprs avoir mang deux tartines la confi-ture de gingembre et bu deux tasses de th,Jan prit une pche du plat de fruits et il semit la peler.

    - Quest-ce quil tarrive? fit sa femmeavec tonnement.

    - On na plus le droit de bouffer ce que lonveut? rpondit-il schement.

    - Ce n'est pas un reproche.

    - Oui, tu dis a .

    - Je ne connais pas le moustique qui ta

  • piqu mais je sais que depuis un certaintemps tu es de plus en plus agressif... Non,ce nest pas un reproche, cest que dhabi-tude tu...

    - Je quoi? coupa Jan, en haussant la voix.Je ne mange jamais de fruit, jamais defruit, je ne fais pas ceci, pas cela, dhabitu-de, dhabitude, merde aux habitudes,merde aussi tout ce tu crois!

    - Faut pas tnerver pour a.

    Jan poussa brusquement son assiette, il seleva comme un fou et il quitta la maison.

    La mer tait calme et la plage dserte.

    Jan se dchaussa, il enleva ses chaussettes,remonta ses pantalons jusqu'' aux genoux ettrompa ses pieds dans l'eau.

    Elle est glaciale mais a fait du bien, se dit-il.

    Jan aimait cela. En quel que sorte, c'taitpour lui une moyen d'entrer intimement en

  • contacte avec le monde quil adorait .

    Faut-il accepter? Faut-il refuser? Que faut-il faire? se demanda-t-il, en pensant laproposition dAckermann.

    Jan marchait sur le sable mouill l ovenaient mourir les vagues. De temps entemps, il jetait un coup d'oeil en arrire etvoyait la mer effacer les empruntes quilavait laisses derrire lui.

    Faut-il que joublie tout ce que j'ai tudi?se dit-il. Pourquoi Dieu ma-t-il pouss tudier, puis devenir capitaine, pour quensuite on minterdise de naviguer libre-ment travers les ocans?

    - Pour quelle raison, bon Dieu, as-tu faita? murmura Jan. J'aimerais bien le savoir.

    Puis il quitta la plage et alla s'asseoir surun banc dans les dunes. L, il bourra sapipe.

    Amsterdam, les les Canaries, la Manche,la cte portugaise, lAtlantique, l'Afrique...

  • ce n'est pas rien, pensa-t-il. Cela me feraitbeaucoup de bien. Je changerais. Mes nerfsont grand besoin de changement. Ici, jetourne en rond. Et je suis fatigu de tour-ner en rond comme un boeuf... To u tmnerve ici... Il faut donc que j'accepte.Au diable lhonntet et tous les que-dira-t-on!... Je peux me tromper, laffaire n'estpeut-tre pas du tout louche. Oui, maispourquoi aussi ce salaud dAckermann a-t-il pens moi qui nai pas le droit de navi-guer? Oui, pourquoi? Comme tout celapeut me tracasser!

    Non loin de l, quelque trois cents mtresdes dunes, se trouvait la terrasse du restau-rant De Wildhoef que Jan avait baptis Lat e rrasse aux oiseaux. Tout simplement,parce quun rgiment de moineaux yvenaient piquer les spculoos que l'on ser-vait avec les cafs. La plupart des gensaimaient regarder ce spectacle, part vi-demment les gourmandes et cupidesvieilles dames qui prfraient chasser cespauvres petites btes.

    Jan sinstalla dans un coin l'ombre et

  • commanda un caf.

    On lui apporta un caf sans biscuit.

    - Vous savez oubli le spculoos, fit Jan augaron.

    -Non, Monsieur, on ne sert plus de spcu-loos sur la terrasse, rpondit-il poliment.

    - Et pourquoi?

    - Parce que les moineaux font trop de sale-ts et cest gnant pour la clientle.

    - Mais la plupart des gens viennent ici poura.

    - La direction en a dcid autrement et jen'y peux rien, expliqua le garon. Si vousvoulez un spculoos, venez 1intrieur.

    - Non merci, je prfre rester ici, rponditJan.

    Le garon fit un geste de remerciementavec la tte et il sloigna.

  • On se croirait lcole, pensa Jan. Si vousvoulez un spculoos, venez lintrieur!La direction a dcid a! Et quoi encore?...La direction ou lui?. Cest voir. Non, il apeut-tre dit la vrit. En effet, je ne voisaucune de ces petites btes. C'est drle, jene men suis pas aperu plus tt... Que fai-sait-ils de si mal, ces moineaux? Quelquessalets par-ci, par-l? Maudite direction!Au lieu de soccuper de ces petits cacas,elle ferait mieux de prendre conscience dela merde qui rgne sur cette terre. La mis-re est prsente partout. Oui, partout... Il y atoujours un directeur pour semer la zizanie!Changement, tre la page, publicit, ren-dement, blocage des salaires, augmentationdes bnfices et tout le reste qui font de luiun personnage glorieux aux yeux desactionnaires, c'est a qui lintresse...Payez-moi bien et je ferai de vous desactionnaires heureux! Qu'importe le tra-vailleur! Il se contente de peu alors quoibon amliorer sa vie sociale?... Le riche etle pauvre, l'exploiteur et l' exploit, a exis-te toujours. Merci petits oiseaux, vousmavez mis la puce loreille.

  • Jan paya et quitta la terrasse.

    Deux jours plus tard, Jan et Ackermann serencontrrent au caf Het Witte Paard.

    - Encore une bire? fit Ackermann quisemblait tout nerv.

    - Non, a va, merci, rpondit Jan, sche-ment.

    - Une bire, une seule, cria l'ex sergent laserveuse, quasi avec colre.

    Puis aprs quelques secondes dhsitation,il dit Jan:

    - Cest non? En tes-vous certain? Voustrouvez que c'est mal pay?

    - Non, il ne sagit pas de a.

    - Mais de quoi sagit-il, alors?

    - Je vous l'ai dj dit, a ne mintressepas, je ne me sens pas...

  • - Mais cest pour vous une occasion depouvoir naviguer de nouveau et vous enmourez denvie. Nest-ce pas?

    - Peut-tre.

    - Alors?

    - Alors, je dis tout de mme non.

    - Je ne vous comprends pas. Vous navezpas confiance en moi?

    La serveuse apporta la bire.

    - Elle est tide, a ne fait rien? fit-elle Ackermann.

    - Non, a.

    - Si vous voulez une frache, je peux...

    - Jai dit a va, dit Ackermann brutale-ment.

    - Si vous le prenez sur ce ton, fit la ser-veuse et elle sloigna toute vexe.

  • Jan sourit.

    Ackermamm garda son srieux. Il avala sabire puis il redemanda Jan:

    - Vous navez pas confiance en moi?

    - Non, rpondit Jan, avec un sourire aubout des lvres.

    - Et pourquoi? cause du pass? tes-vous rancunier ce point-l?

    - Pas du tout. Une intuition. Laffaire neme semble pas orthodoxe.

    - L'affaire est tout fait honnte...Comment pouvez-vous penser a?

    - Alors pourquoi moi?

    - Pourquoi vous?

    -Oui, pourquoi moi?

    - Parce que je vous connais.

  • - Et comme a, aprs tant dannes, vousvous tes souvenu de moi, par hasard?

    - Oui par hasard, quelquun m'a parl devous.

    - Qui?

    - Je vous lai dj dit lautre jour, quelqu''un... un ancien camarade de promotion. Jeme souviens pas de son nom. Nous parlionsde...

    - Et le hasard a fait que...

    - Oui , parfaitement le hasard.

    - C'est possible. Mais de toute faon, jemen fous. Les anciens camarades de lco-le navale, ils sont bien l o ils sont etquils y restent. a ne m'intresse pas. Plusrien ne mintresse dailleurs. Oui, tout cequi touche la navigation. Je suis bien surterre et je ne veux plus entendre parler demer et de bateau.

    - Mais vous...

  • - Jai dcid a, un point cest tout.

    - Mais pourquoi?

    - Pourquoi?

    - Oui, pourquoi?

    - Parce que je nai plus envie dtre 1aproie de ces ingrats... ils profitent de votrepassion pour vous exploiter. Si vous voulezfaire du fric, allez-y vous-mme, prenez lesrisques vous-mme. Non, je nai pas enviede me foutre en lair pour enrichir davanta-ge les riches.

    - Vous vous trompez.

    Jan leva sa canne.

    - Et a, quest-ce que cest? fit-il, en haus-sant la voix. Lorsque j'tais en pleine sant,on me faisait trente-six mille courbettesparce que j'tais quelquun dintressant,de productif. Mais, aprs mon accident, onme saluait peine... jtais moins intres-sant. Les longs voyages, ce ntait plus

  • pour moi. Je devais voir rgulirement lemdecin et prendre plusieurs jours de reposaprs chaque voyage. Pour la compagnie,ce ntait pas suffisant... Et en plus de touta, une grosse lgume cherchait placer unde ses proches dans la maison. Vous voyezla chose? Alors, en examinant fond leslois, les rglements et tout le reste, ils ontfinalement trouv. Et ctait lgale... Jetouche une rente la fin de chaque mois,pourquoi devrais-je me faire du souci?

    Ackermann se frotta le front.

    - Jen faisais trop, dit Jan, il se sentait unpeu coupable. Et un jour que jtais fati-gu, je me suis cass la figure.

    - J tais vraiment amoureux de la mer ence temps-l, continua-t-il dun air rveur. Jele suis peut-tre encore. Mais personne n' apris a en considration. On sen fout de adans notre socit, seul le fric compte. Non,votre proposition ne mintresse pas.

    - Cest votre dernier mot? demandaAckermann, il semblait vex.

  • Jan ne rpondit pas.

    - Puisque vous refusez et que... noussommes aux confidences, je vais vous faireune rvlation, dit Ackermann.

    Jan sourit.

    - Non, non, vous ne pouvez pas savoir ceque cest.

    - Alors, parlez, jcoute, dit Jan, tout engardant son sourire.

    - Vous connaissez bien madame vanLooft?

    Jan cessa de sourire.

    - Eh, bien, c' est elle qui ma parl de vous,dit Ackermann, en souriant son tour.

    - Gerda van Looft? demanda Jan avectonnement.

    - Oui, Gerda...

  • - Ctait donc elle ce soi-disant camaradede promotion?

    - Oui, elle.

    Jan semblait ne plus rien comprendre.

    - Mais pourquoi...?

    - Parce quil fallait vous cacher la vrit.

    - Je ne vous suis pas.

    - tes-vous devenu naf?

    - Expliquez-vous.

    - L' argent, mon cher ami .

    - Vous voulez dire que vous avez conclu unmarch entre vous deux?

    - Exactement. Votre acceptation contrequelques centaines de florins.

    -La salope! Elle a essay de me vendre.

  • - Oui, on peut dire a, dit Ackermann d 'unair cynique.

    Jan serra fortement sa canne .

    - Foutez-moi le camps! cria-t-il, les yeuxremplis de colre.

    Ackermann se leva nonchalamment, fit unvague salut militaire en souriant narquoise-ment et quitta ltablissement.

    Et il se croit vainqueur par-dessus le mar-ch, pensa Jan.

    - Le salaud! murmura-t-il.

    Il bourra nerveusement sa pipe.

    Je me suis bien fait avoir, se dit-il, en pen-sant Gerda. Je naurais jamais pens adelle. Et tout a pour le fric. Me faire unepareille bassesse!... Et moi qui la prenaispour une femme sensible et dsintresse.Je me suis bien tromp... Elle aurait pumen parler. Pourquoi ne ma-t-elle riendit? Laffaire est srement louche et elle le

  • sait... Quelle comdienne! Oui, elle mabien jou la comdie. Belle performancepour une femme de pcheur!... Lamourma rendu aveugle. Quel imbcile! Et direque je croyais quil avait de la franchise, delhonntet, de lamour entre nous deux.

    Jan secoua la tte. Il tait couch sur lesable. cot de lui tranaient sa canne etune bouteille de gin vide.

    Jan avait pass toute la nuit boire et com-pltement saoul, il stait endormi sur cetteplage o il aimait se rappeler le bon vieuxtemps.

    Jan secoua une nouvelle fois la tte.

    Il se leva pniblement, il ramassa sa canneet il alla se rafrachir le visage dans la mer.

    Il but une gorge deau sans grimacer puisil sassit sur un banc de sable.

    L, le visage fig, il se mit scruter lhori-zon. Il faisait peine jour, le soleil taitencore loin de se pointer.

  • Tout coup, il sentit une main se poser surson paule. Il se retourna aussitt et il aper-ut une petite fille et, quelques mtresderrire elle, un vieil homme.

    - Bonjour, monsieur, fit la petite fille, enretirant sa main.

    Elle portait un petit panier par le bras.

    - Bonjour... mais je te reconnais, fit Jan.

    Le vieil homme s 'avana. Il avait, lui, ungros sac sur le dos et une canne pche surson paule .

    - Bonjour... a ne vous fait rien si nousnous installons ici? demanda le vieilhomme. Cest un dsir de la petite

    - Tout au contraire puisque 1a demoisellele dsire, rpondit Jan, en souriant la peti-te fille.

    Le vieil posa sa canne pche par terre etse dbarrassa de son sac.

  • - Si je me rappelle bien, dit Jan la petitefille, tu tappelles Saskia, nest-ce pas?

    Elle hocha la tte en signe daffirmation.

    - Tu as perdu ta langue? lui demanda levieil homme, avec un petit air moqueur.

    Puis il dit en s 'adressant Jan:

    - Ce n est pas toujours facile dtre grand-pre, vous savez .

    - Ah, cest votre petite fille?

    - Eh oui, une capricieuse parmi les autres.

    - Capricieuse? Non, je ne le crois pas, fitJan, en souriant Saskia.

    - Peut-tre pas la plus capricieuse maiscapricieuse tout de mme.

    - La preuve, continua le vieil homme ensortant des objets de son sac, ds quellevous a vu des dunes, elle na cess de merpter: pche cot du monsieur, le mon-

  • sieur est gentil, il ma donn un florin.

    Jan sourit.

    Le vieil homme dplia une petite chaise entoile, il sassit dessus dlicatement puis ilprpara sa ligne.

    - Vous tes en train de pcher? demanda-t-il Jan.

    - Pcher? dit Jan, il semblait ne pas com-prendre.

    - A moi, a marrive souvent, expliqua levieil homme. Je lance mon fil le plus loinpossible, j'enfonce la ligne dans le sable etlattache mon sac... et je vais me prome-ner. A cette heure-ci, on peut se permettrede pcher ainsi.Vous avez pos votre ligneloin dici?

    - Non, non, je ne pche pas, dit Jan. Je naijamais pch de ma vie.

    - Ah, bon, je croyais que vous aimiez a, fitle vieil homme, avec tonneront, et il posa

  • la ligne ct de lui sur le sable.

    Puis il sortit un thermos du fond de son sacet le tendit Saskia.

    - Tu peux prparer la table, lui dit-il.

    - Nous allons pouvoir faire un bon petitdjeuner, fit-il Jan, gament.

    Saskia prit de son panier une petite nappe carreaux bleus, la coucha sur le sableentre Jan et son grand-pre et y posa troisverres en carton et une dmie douzaine depetits pains au lait fourrs au fromage et aujambon.

    Puis elle ouvrit le thermos et remplit lesverres de caf chaud .

    - Servez-vous, fit le vieil homme Jan.

    - Cest trop gentil, dit Jan un peu gn.Mais je ne voudrais pas...

    - Servez-vous, insista le vieil homme.

  • - Ma femme a tout prvu, ajouta-t-il, avecun lger sourire. On ne sait jamais, elle dittoujours a. Enfin, elle est comme a mais, entre nous soit dit, a rend souvent service.

    Tous les trois se mirent djeuner.

    - Je ne pche jamais le ventre vide, dit levieil homme. Et jamais avant davoir vunatre le jour.

    Puis il regarda sa montre et dit:

    - Il va bientt natre. Dans environ unedizaine de minutes, nous allons pouvoirvoir horizon passer du bleu au rouge. Nousallons assister au plus magnifique spectaclecre par Dieu: la naissance du jour. Le cridu jour me fascine, mintrigue.

    - Le cri du jour? fit Jan, avec tonnement.

    - Oui, dit le vieil homme d'un air rveur, lejour pousse un cri. Il pousse un cri prcis un moment trs prcis, entre laube et lau-rore. Mais a va si vite... quil nous estquasi impossible de lentendre, de le capter.

  • Puis il regarda Jan dans les yeux et dit:

    - Il faut trs calme, trs attentif, libre...alors cest possible. Et c'est comme a pourchaque chose sur cette terre. Pour biencouter une musique, il faut tre silencieux.Pour bien aimer une femme, il faut tretotalement disponible. Et pour apprcier lavie, il faut libre, ne rien attendre delle, rienesprer. Alors seulement la vie est beaut etvaut la peine dtre vcue.

    Quelques minutes plus tard, l'horizonpassa du bleu au rouge et le soleil se leva:un jour nouveau tait n.

    - Venez, dit le vieil homme Jan, en pre-nant sa ligne. Je vais vous apprendre pcher.

    - Pourquoi pas? fit Jan en se levant et et ilposa sa main sur l'paule de Saskia, commepour se faire aider.

    Le Stylophile, Hank Vogel, 2013.