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Document généré le 14 sep. 2018 17:56 Jeu Entre les lignes ou Alice au pays des merveilles : Entretien avec Pascale Montpetit Solange Lévesque « Roberto Zucco » Numéro 69, 1993 URI : id.erudit.org/iderudit/29167ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Cahiers de théâtre Jeu inc. ISSN 0382-0335 (imprimé) 1923-2578 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Lévesque, S. (1993). Entre les lignes ou Alice au pays des merveilles : Entretien avec Pascale Montpetit. Jeu, (69), 55–61. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique- dutilisation/] Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org Tous droits réservés © Cahiers de théâtre Jeu inc., 1993

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Jeu

Entre les lignes ou Alice au pays des merveilles: Entretien avec Pascale Montpetit

Solange Lévesque

« Roberto Zucco »Numéro 69, 1993

URI : id.erudit.org/iderudit/29167ac

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)

Cahiers de théâtre Jeu inc.

ISSN 0382-0335 (imprimé)

1923-2578 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet article

Lévesque, S. (1993). Entre les lignes ou Alice au pays desmerveilles : Entretien avec Pascale Montpetit. Jeu, (69), 55–61.

Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des servicesd'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vouspouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/]

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.

Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Universitéde Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pourmission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org

Tous droits réservés © Cahiers de théâtre Jeu inc., 1993

Solange Lévesque

Entre les lignes ou Alice au pays des merveilles

Entretien avec Pascale Montpetit

Dans Roberto Zucco, vous interprétiez le rôle de celle que l'auteur nomme «la gamine». Qu 'est-ce qui vous a le plus touchée dans ce personnage?

Pascale Montpetit — C'est de voir, chez un être naïf, toutes ses forces vives se briser sur la dureté du monde; une dureté objective, qui n'est pas nécessairement de l'hostilité. Cet élan vital, fondamental chez l'être humain, ne trouve pas nécessairement son répondant; non pas parce que la société ou les autres êtres humains sont méchants — bien que nous le soyons un peu sans doute —, mais «parce que c'est comme ça»... Comme le diraient les Erinyes. C'est comme ça. Le chaperon rouge qui cueillait des marguerites s'est fait manger par le loup; c'est comme ça. Dans la pièce, en tout cas. L'écriture de cette pièce m'a aussi beaucoup touchée.

Ressentez-vous l'effondrement des «forces vives» comme étant la plus grande violence subie par votre personnage?

P. M. — Oui. Le problème de la famille, toutes ses névroses et l'absence de commu­nication dans laquelle la gamine vit sont loin d'être des détails, bien entendu, mais ce sont des difficultés qu'on peut surmonter ou, en tout cas, s'expliquer; alors que cette force vive (ces mots conviennent pour parler de la gamine elle-même) demeure comme un Dionysos qui n'aurait pas trouvé sa fête, nulle part; il est obligé de danser dans sa tête et finit par tourner en rond comme dans une spirale, ou de se laisser domestiquer comme un ours polaire dans un jardin zoologique, encagé à la bonne température avec ce qu'il lui faut dans son écuelle, mais probablement tout à fait dégénéré.

Ce n 'est pas votre première expérience avec Denis Marleau, puisque vous avez fait Cantate grise avec lui. Pour Roberto Zucco, avez-vous l'impression qu 'ily a eu quelque chose de particulier dans son approche du jeu?

P. M. — Dès la première lecture, Denis nous a présenté ce texte comme devant être articulé, projeté, proféré; pas de place pour les hésitations, les pauses psychologiques, ni pour «la chair frissonnante». Il le comprenait plutôt comme une œuvre où la pensée

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n'existe que dans la parole : tout ce qu'on pense, on le dit, et on ne pense pas en dehors de ce qu'on dit; en plus, c'est un texte qu'on peut faire entendre jusqu'à la rangée Z, sans que le public sente l'effort du comédien pour passer la rampe. Sur un très grand plateau comme celui de la N.C.T., on peut l'émettre avec un certain volume sans que ce soit gueulé et dérangeant.

À cause de l'absence de sous-texte?

P. M. — Oui, mais aussi parce que l'écriture de Koltès permet au comédien de faire sonner les mots; Roberto Zucco n'est pas une pièce intimiste, même si elle parle de choses intimes. D'ailleurs, mon personnage a peut-être été avantagé à cause de ça : la «gamine» r - • • i e • n 1̂ • / - I L La gamine tait quatre apparitions, et, chaque rois, elle est la pour jouer et accomplir quelque chose. (Pa^e Montpetit). Lors de ma première apparition, par exemple, le jeu consistait à demander à Zucco son Photo : Josée Lambert. nom; dans la seconde apparition, il s'agissait de confronter ma sœur aînée et affirmer de­vant elle ma volonté d'indépendance, d'auto­nomie et de liberté. Ensuite, dans la scène qui se passe au commissariat : me défendre. Chez les putes (une scène assez brechtienne dans son imagerie : une petite fille innocente se retrouve dans le quartier des putes), enfin, déclarer mon amour. Autrement dit, dès que j'entrais en scène, j'avais la chance de me trouver au sein d'une dynamique. L'acteur a besoin d'une action. C'est toujours agréable d'arriver sur scène dans un conflit qui est clair pour le comédien et pour le public, qui roule par lui-même en roue libre; on n'a pas besoin de forcer quoi que ce soit, la situation nous porte. — Par opposition à des situa­tions où il faut suractiver l'émotion parce que l'équation est boiteuse et que le conflit est artificiel; où il y a un prétendu climax à jouer alors que les enjeux sont faibles. En général, c'est ce qui fait que les scènes appa­raissent pompières ou mélos.

Comment appliqueriez-vous à l'ensemble de la pièce le concept d'action dont vous venez de parler?

P.M. — Il y a de longs monologues lyriques dans la pièce, et dans ces passages-là, c'est ce qui se passe dans le crâne qui devient impor­tant; parfois, la dialectique est mentale, alors l'action est, si on peut dire, mentale; alors

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que la dialectique de mon personnage était plutôt physique : chaque scène pouvait se résumer par un verbe d'action. C'est très agréable de jouer cela.

Puisque la gamine dispose de cette grande marge de mouvement et d'action, tout autant que Zucco, sinon plus, pourrait-on dire que la gamine est le véritable protagoniste?

P. M. — Non. Mais avec du recul, je m'aperçois que ce personnage a une trajectoire : la gamine n'est pas la même personne à la fin de la pièce qu'au début. Elle est passée au travers de quelque chose, d'une espèce d'épreuve.

Pour vous qui avez des expériences d'improvisation et de création collective, est-ce difficile d'aborder un texte comme celui-ci?

P. M. — Il ne faut pas se laisser effaroucher par le style, au contraire : on est à cheval sur un pur-sang, et non pas devant un dresseur qui nous demande de faire le chien savant! On ne peut pas avoir la prétention d'avoir l'air naturel quand on joue un pareil texte. Quand le texte est vraiment bien écrit, très construit, comme c'est le cas ici, il est, en quelque sorte, inattaquable. Il n'y a rien à y changer; il faut s'enfoncer dans la ponctuation, les consonnes, les voyelles; c'est notre trésor et c'est en lui qu'il faut chercher. Dans un texte aussi bien structuré, on peut se permettre des ruptures de tons d'une scène à l'autre, un peu comme chez Shakespeare. Je trouve que c'est la pièce la plus shakespearienne de Koltès. D'ailleurs, elle commence de la même manière que Hamlet, par une conversation entre deux gardiens des forces de l'ordre. Dans la scène où la gamine se retrouve au commissariat, qui n'est pas, à proprement parler, une scène comique, je m'amusais à me mettre en échec; j'essayais dejouerla gamine, l'air de rien, un brin clownesque; le clown se pose en victime; il joue à se faire envoyer des tartes à la crème au visage. Vingt minutes plus tard, je me retrouvais plongée dans un monologue complètement lyrique : un mot en appelait un autre, c'était un vertige. Avec ces con­trastes, Denis voulait créer un impact; par exemple, un personnage pouvait éclater de rire au milieu d'une scène dramatique; par ces ruptures de ton, il voulait faire ressortir l'ironie et le cynisme du texte.

Votre personnage a-t-il évolué au fil des nombreuses représentations?

P. M. — Oui. Mais c'est toujours comme ça; il est vrai que certaines pièces permettent moins cepassaged'un point de départ à un point d'arrivée; mais je trouve qu'il se produit souvent quand le texte est bien écrit. La pièce se dévoile petit à petit; au début, c'est à deux dimensions, et ensuite, ce sont les soixante-dix mille rideaux qui se soulèvent... Si mon souvenir est bon, ce sont les soufis qui proposent cette image : il y aurait soixante-dix mille rideaux avant qu'on puisse arriver à une vision claire. Roberto Zucco contient plusieurs couches de sens. Ça me fait aussi penser à la notion des trois boîtes chinoises de Strehler; il dit que les spectacles bien écrits sont comme ces boîtes chinoises imbriquées : la première, la plus apparente, c'est celle de l'histoire, de la fable, du récit; à l'intérieur de celle-là, il y a la boîte de l'Histoire, du contexte dans lequel la pièce se situe; la dernière boîte, c'est la boîte métaphysique. En jouant, on oublie qu'on est au théâtre; on est seulement en présence du vivant dans un moment unique qui ne se

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reproduira plus. Quand les trois boîtes sont bien imbriquées, cela produit vraiment un spectacle fort.

J'imagine que le spectateur peut aussi arrivera la troisième boîte : «du vivant dans un moment unique», quand il assiste à un spectacle fort...

P. M. — Cela vaut autant pour les spectateurs que pour les acteurs.

Selon ce que vous avez reçu et perçu en jouant la pièce devant le public souvent adolescent de la N C . T., comment estimez-vous l'impact de cette pièce chez les jeunes? Que croyez-vous qu 'ils ont compris de la pièce?

P. M. — On a reçu des travaux que certains étudiants ont rédigés à partir de la pièce, et on a été soufflés de lire ce qu'ils y ont écrit; ils parlaient beaucoup d'eux-mêmes, c'est-à-dire de leur sentiment de désarroi face à la vie contemporaine. En général, ils prenaient une des répliques et ils développaient à partir de l'effet que cette réplique avait eu sur eux. J'étais impressionnée de voir qu'ils étaient sensibles au contenu, bien sûr, mais aussi au style, à la poésie du texte. (Quand j'avais treize ans, chez les sœurs de la Congrégation Notre-Dame, la poésie, c'était : «Les saules frissonnent et les oiseaux pépient.») En général, les jeunes étaient beaucoup plus spontanés que les adultes. Pas seulement parce qu'ils ne sont pas conditionnés comme spectateurs et ne fréquentent pas souvent les théâtres, mais ils réagissaient de proche en proche à tout ce qui se passait au fur et à mesure, comme s'ils n'avaient pas d'idées préconçues par rapport à ce que tout ça pouvait bien vouloir dire. J'ai eu vraiment beaucoup de plaisir à jouer devant les jeunes! C'était ma première expérience à la N.C.T.; c'a été un bonheur complet; j'aimais presque

La gamine (Pascale Montpetit) et son frère (Reynald Robinson). Photo : Josée Lambert.

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mieux jouer en matinée que le soir; et cela, indépendamment de l'impact que la pièce pouvait avoir. Quand ça ne les intéresse pas, les étudiants décrochent tout de suite. Et ils raccrochent aussi vite quand ça les intéresse. C'est comme une corrida!... Et ça devrait être ainsi au théâtre; quand on perd son auditoire, aussi bien le savoir! Devant un public impassible, on n'a aucun moyen de le savoir, et comme le théâtre est un art de performance, c'est un cadeau que de savoir à quoi s'en tenir! On ne devrait jamais être complètement «civilisé» au théâtre, ni sur scène ni dans la salle; c'est soulageant de constater que la démagogie ne prend pas sur tout le monde et que certains gardent leur indépendance d'esprit!

Comment l'acteur réagit-il quand il sent qu 'ilperd son public?

P. M. — Comme par hasard, les spectateurs parlent ou se tortillent sur leur siège quand c'est moins réussi! Au théâtre, le client a toujours raison! Entre mes apparitions, j'écoutais souvent le spectacle de la coulisse, et même pendant les scènes plus austères,

REPETITION, MISE EN ABYME

Le tableau de «La mélancolie de l'inspecteur» (IV), assez mystérieux de prime abord, a une valeur prophétique. Il constitue en fait la répétition, au sens théâtral du terme, du meurtre de l'enfant (tableau X). L'inspecteur cherche, dans le passé, la cause de son «état» — entendons, la raison, la justification de ce qu'il est : «[...] je suis remonté jusqu'à trois jours en arrière, une fois dans un sens et une fois dans l'autre, et me voilà revenu maintenant, sans savoir d'où vient le mal [...].» (p. 29) Qu'est-il d'autre, cet inspecteur de police, que ce que nous en voyons, et que peut rechercher un inspecteur du Petit Chicago si ce n'est la clé, la solution d'une énigme meurtrière? À la vérité, son «malaise», c'est qu'Une voit pas encore le crime. Une fois le couteau bien planté dans le dos, raconte la pute, «[1]'inspecteur s'arrête. Il ne se retourne pas. II balance doucement la tête, comme si la réflexion profonde dans laquelle il était plongé venait de trouver sa solution.» (p. 31) La solution était simple, mais il ne pouvait que la^>rM>ir : son meurtre était à venir. L'assassinat du policier, en pleine rue, «comme au moment de midi» (p. 30), préfigure la scène d'un autre meurtre. «Car personne n'a bougé, de conclure la pute, tout le monde, immobilisé, l'a regardé partir. Il a disparu dans la foule. C'était le diable que vous aviez sous votre toit, madame.» (p.31) Dans une situation similaire, Zucco tuera un enfant : en plein jour, dans un jardin public, au vu et au su des passants.

Morale : Il ne faut peut-être pas regarder uniquement en arrière. La solution de l'énigme de notre «mélancolie» (entendons le mal de vivre du siècle passé) est peut-être devant nous...

Lorraine Camerlain

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plus difficiles, quand l'acteur était vivant, concentré à faire quelque chose — chercher le fil de sa pensée, ou jouer des rythmes — avec une attention soutenue, les gens écoutaient, même s'il s'agissait d'un monologue de vingt minutes. Les spectateurs sont subjugués par cette chose un peu étrange qui se déroule sous leurs yeux; ils sont très sensibles à ça. Et nous sommes sensibles à ce qu'ils ressentent aussi. C'est incroyable. La pièce commençait dans un noir complet dans la salle et sur la scène, avant même que la première réplique soit dite; la plupart du temps, le matin, les jeunes hurlaient, poussaient des cris d'animaux; c'est eux qui commençaient le spectacle! Tout à coup, une petite lueur apparaissait, une musique électroacoustique émergeait, et ils se mettaient à écouter.

Au tout début, quand le présentateur venait donner quelques précisions à l'intention du jeune public, illes informait, entre autres, qu'il s'agit d'une «pièce violente» : les jeunes applau­dissaient à tout rompre. De même, quand Zucco assassinait sa mère, les applaudissements étaient nourris. Comment interprétez-vous ces réactions?

P. M. — C'est arrivé trois fois que les gens applaudissent aussi au meurtre de l'enfant; c'est assez troublant... Je me suis dit que cette réaction était peut-être provoquée par le ton burlesque de la scène du parc, où des passants commentent la bêtise humaine; c'est le vieux gros bon sens réactionnaire qui ressortait. Le rythme d'enfer de la mise en scène suggérait qu'il s'agissait aussi d'une scène comique, et pas seulement tragique; ce que je crois, d'ailleurs. Certains l'ont reçue au premier degré : «Ah, enfin il le tue après vingt minutes de négociations!» Une fois, après le coup de feu, des filles ont eu peur dans la salle et ont poussé des cris aigus de souris! Des gars ont ri de ces filles-là, et ça s'est terminé par un chahut. Je pense que les adolescents peuvent être très cyniques; c'est troublant et presque rassurant! En tout cas, ça semble indiquer que Koltès n'est pas le seul à trouver qu'il y a quelque chose de pourri au royaume des bien-pensants.

Dans l'ensemble de votre carrière, quel est le sens de ce rôle?

P. M. — Mon premier critère pour accepter un rôle, c'est la qualité du texte et son intelligence; c'est-à-dire, au sens strict, la capacité d'offrir quelque chose à lire entre les lignes; en fait, je n'ai, sur le plan personnel, rien à dire sur scène; dans ma vie, oui, j'ai des opinions, mais sur scène, je ne ressens pas le besoin de dire quelque chose en particulier. Puisqu'on parle d'opinions, en voici une : je trouve que les gens s'indignent de la même façon qu'il s'agisse d'augmentation de taxes ou de la guerre en Bosnie; qu'il y a dans le monde des communications une surabondance d'opinions et pas assez d'actions concrètes. Évidemment, notre façon de jouer trahit toujours un certain regard sur le monde, mais je n'aime pas faire prédominer le mien; ce serait alors pour moi l'équivalent de préparer un plat pour quelqu'un et d'en décrire et commenter la composition, d'en vanter le goût sans arrêt, au lieu de laisser l'invité manger en paix, de le laisser s'en faire une idée : «c'est délicieux» ou «c'est immangeable», «je ne remets plus les pieds ici» ou «il y a là des ingrédients que je ne connais pas et un goût qui m'intrigue». S'il faut mettre son monde en avant, il faut le faire l'air de rien. Et pour continuer dans cette métaphore culinaire, la vraie provocation ne consiste pas à servir des boulettes de merde, mais à servir, mine de rien, un magnifique sabayon en y ajoutant un peu de

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vinaigre. Autrement dit, je pense qu'une pièce de théâtre n'est pas un editorial. Très souvent, pour dire les choses d'une façon savante, je préfère la litote à l'hyperbole comme figure de rhétorique. Un rôle, c'est vraiment jouer quelque chose, une histoire, et donner le plus d'information possible sur le personnage, sur la façon dont il se débrouille dans ce jeu de la vie qui est toujours une mise en échec. Le personnage est toujours mal pris, d'une certaine manière. Je crois que c'est Alain Knapp qui exprimait ce paradoxe : «Les gens dans la salle sont dans le noir, mais ils voient ce qui se passe, tandis que ceux qui sont sur scène sont en pleine lumière, mais ne comprennent rien à ce qui leur arrive.» J'aborde toujours les choses à la pièce, dans les deux sens de l'expression : pièce par pièce, situation par situation : devant un objet écrit, je me demande : de quoi s'agit-il? Plus on se retire de soi-même, plus on peut entrer dans un univers différent.

Et la pièce tout entière, en quoi vous a-t-elle frappée?

P. M. — Ce qui me frappe, dans cette pièce, c'est la qualité de l'écriture; à première vue, on voit seulement les mots qui prennent toute la place mais, en approfondissant le texte,

On ne devrait o n réalise que la vie peut entrer dans les plis de ce texte-là. Il ne faut jamais perdre de vue • * le style. Si on s'égare, on ne s'y retrouve plus. Quand le texte est bien écrit, c'est toujours

Jdll lui qui nous dit comment jouer, comme un professeur. C'est ce que Denis nous a aidés Complètement & dégager. Les silences, les silhouettes, le rythme physique, tout peut être joué à l'intérieur ' T ' f!-,PAfr du texte. Au lieu de faire une pause psychologique, on peut faire un déplacement stylisé

UV11I5C du UlcdUC, qUj y a COmpléter le texte. Il se suffit à lui-même complètement et, en même temps, il est ni Sut SCene ni assez aéré pour permettre à tout un monde de circuler entre les mots; il est dense, mais

contient les indications pour le non-verbal. Certaines pièces ont seulement besoin d'être lues; une bonne pièce a besoin d'être montée. Elle permet à l'acteur de compléter. Il y a en elle beaucoup de place pour la création.

En tant que comédienne, est-ce que quelque chose en vous a été transformé quand vous avez joué Zucco?

P. M. — J'ai appris des choses sur l'espace : l'intérêt d'avoir conscience de la position qu'on occupe dans l'espace. Cette position n'est pas banale, elle est toujours éloquente ou conséquente. Ça m'a frappée à cause de la scénographie, où on ne pouvait s'accrocher à rien : ni s'appuyer sur un poteau, ni dépoussiérer une armoire durant un temps mort. Le fait de jouer dans un espace abstrait oblige à se créer un espace intérieur, un espace mental. Aussi, — mais ça, je l'avais déjà expérimenté dans Cantate grise à cause du style de direction de Denis et de la nature de l'œuvre de Beckett — : jouer les vides, jouer du vide; le vide entre les mots et le vide spatial entre deux personnages. Quand on accède à cette vacuité-là, on pénètre, comme Alice au pays des merveilles, dans la troisième boîte chinoise dont parlait Strehler. Comme si on pouvait rendre l'espace et le vide denses, visibles, compacts. La parole est toujours une tentative; elle n'est jamais fermée. •

dans la salle [..

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