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Book of Photography
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ERESUNA MARAVILLATU ES UNE MERVEILLE
Une fois les paupières closes, nous basculons de l’autre côté de l’éveil, nous partons
piocher dans les contenants de toute une vie : coffre à jouet, armoire de classe de biolo-
gie, vitrine d’antiquaire, de collectionneur, de grand-mère, magasin de bibelots, échoppe
pour touristes, garde-meuble, garde-manger, boîte à bijoux, cartons entassés dans une mai-
son vide… Ce que nous prélevons dans nos musées nocturnes, notre esprit le fragmente,
le mélange, le recompose, et ces trouvailles reconstituées forment le décor et les protago-
nistes de nos rêves, de nos cauchemars.
Magali Lambert nous est semblable, à cette différence près qu’elle pille les yeux ouverts.
C’est une ouvrière du songe qui opère au grand jour, une inventrice d’onirique exilée
dans la conscience. Elle tamise les vide-greniers, les marchés, les rues, les tiroirs oubliés,
garde ce que nous n’avons pas retenu, ce que la vie a délaissé mais que le temps a
conservé, ce qui aurait pu être jeté pour de bon mais semble avoir été sauvé de la des-
truction par son insignifiance même. De ce matériau brut, de ces éléments pauvres,
désuets, cassés ou rococos, naturels ou artificiels, elle tire des créations, des machines
à mettre en marche l’imagination, à la familiarité troublante, presque dérangeante tant
il est perturbant de retrouver dans la vraie vie ce qui ne s’actionne que dans le sommeil.
La photographie est au cœur de la démarche de l’artiste. Elle est outil et participe de la
construction de ces curiosités dont elle est le liant, la soudure. Elle fait tenir ensemble des
objets aussi hétérogènes qu’un rouage et une corne, une tête de poupée et sa chevelure
d’insectes. Ainsi est-elle mécanisme, ressort de ces œuvres, au même titre que les engre-
nages des mouvements d’horloge si présents dans la collection. Elle garantit l’unité et l’uni-
cité des inventions mais elle est, dans le même temps, le souvenir de ces assemblages
merveilleux, de ces fictions auxquelles, en tant que trace, elle nous fait croire. Chaque cli-
ché de la série du projet « Eres Una Maravilla (Tu es une merveille) » est empreint d’onirisme
et de cruauté, et il s’imprime sur notre rétine comme ces rares images de contrebande
qui nous restent au matin et que nous contemplons avec une certaine amertume puisque,
du puzzle, nous ne possédons plus que quelques pièces. L’envie de voir ces inventions en
mouvement se heurte constamment à leur absence mais cette frustration est contrebalan-
cée par un émerveillement d’archéologue et une curiosité qui nous revient de l’enfance.
Thibault Marthouret
La journée,
je respire dans le petit peu,
une poche de temps
à la couture à peine trouée,
juste assez pour que mon nez
puisse en dépasser.
Tu me parles lors des trajets
de chez toi au bureau,
du bureau à chez toi,
je suis là, pendant les courses,
une oreille dans les allées
du marché de proximité.
A peine plus gros qu’un criquet,
moins qu’un rat,
j’existe quand tu veux de moi.
Pas lové, tassé
entre ton mouchoir et tes clefs,
j’ai peur que tu ne raccroches,
que le silence que tu empoches
n’écrase sur ma tête
les nuages de papier morveux,
me condamnant à l’asphyxie
par affaissement de ciel.
Le soir venu,
tu me ranges dans une cassette
dotée de dents de cannibales,
me couche sur un lit de satin
rose comme une langue
et je deviens tes merveilles.
Tu rabats le couvercle
et dans le sommeil, me reviens.
Je me déploie dans mon temple—
origami sur plaqué or—
quand tu en soulèves le toit,
gonfle comme un poisson lune
entre les précieuses parois
pour que tu projettes sur moi
ton petit théâtre d’ombres.
Terre de songes,
je tourne pour lui donner vie
et prends alors toute la place.
Certains minuits, je me cache
dans le double-fond du coffret,
la cale de ton esprit vidé.
Je laisse à ton intention
une fiole ou un flacon :
le glacis de mes larmes
que tu étales sur la nuit
pour diaprer ses abysses,
un philtre d’heures blanches,
de pensées concentrées qui,
une fois ingurgitées,
s’étirent et se ramifient,
emmêlent leurs branches,
t’encagent dans l’arborescence,
te piègent dans leur forêt d’épines,
une flasque d’eau noire,
tu la bois, tu te noies,
le crâne lourd,
le cœur gourd,
au réveil, je suis là,
pas le jour.
Parfois, je suis un relief
sous un carré de velours rouge
que tu caresses,
que tu parcours,
sans le découvrir jamais
et les nuits où le fermoir saute,
je jaillis tel un diable en boîte,
me penche sur ton corps inerte,
tu tends l’oreille, n’entends rien,
ouvres les yeux, lis sur mes lèvres
une menace et un bonjour.
JE SUIS Ta MERVEILLE
Les fonds de tiroirs furent tous aspirés.
Sa trompe enroulée autour du cou, la machine fut éventrée,
son estomac de papier ballonné ouvert au grand jour
en un seul passage de lame.
Puis il fallut trier.
Les poussières organiques, les farines animales
et la petite monnaie allèrent engrosser les cochons fendus.
Les billets n’eurent pas le temps de brûler le bout des doigts.
Avant qu’il ne fît trop sombre, trois piles furent formées.
A gauche, les fragments anciennement vivants :
ailes de mouches, de papillons, pattes de lapins, de scarabées,
queue d’un scorpion souvenir, dents de lait, dents arrachées,
os de seiche, coquilles vides, bréchet de poulet brisé,
insectes et trèfles séchés, feuilles et antennes détachées.
A droite, les petits objets, ce qu’il en restait :
aiguilles, punaises, pièces de domino, moitiés de pinces à linge,
baume à lèvres rêche et jauni, pile AAA à la charge incertaine,
boule Quies unique ayant déjà servi, cadenas sans clef,
rang de fausses perles rompu, loupe sans manche,
cadran sans rond de verre, mouvement éclaté en rouages divers,
bras de poupée, tête de poupon, jambe de baigneur,
tesson de miroir ourlé de sang en caoutchouc.
Au milieu, les bouts de papier, écrits, imprimés.
Somnambule, je me relevai à une heure interdite,
trébuchai sur la carcasse recroquevillée de l’aspirateur
qui tenait enfin sa promesse de silence.
Les bras tendus en avant, j’arpentai l’arsenal désert,
dessinai des boucles entre les trois piles de débris
pour retrouver le début de la nuit ou atteindre son terme.
Dans l’estomac en papier de soie du petit jour, j’ouvrai les yeux,
cerné :
la queue de scorpion poinçonnait les « i » des mots doux morcelés,
essuyait l’encre mouillée de venin sur les barres des « t »
mais ne s’approchait pas des devis, cartes de visite et autres avis
d’imposition ;
autour de son os, ailes de mouches et feuilles de trèfles superpo-
sées
reconstituaient la seiche qui donnait de la poche au noir,
dotait chaque domino d’ivoire de neuf et neuf points parfaite-
ment ronds,
la patte de lapin les alignait, triomphait sans gloire
sous les applaudissements des ailes de papillons
et les grincements jaunes des dents jalouses ;
aiguilles et punaises rôdaient autour de la boule Quies
qui se frottait à toute vitesse contre le baume à lèvres rance
pour s’endurcir dans sa cire, ne pas finir criblée en pelote à
épingles ;
les moitiés de pinces à linge rasaient la bonace du tesson,
refermaient subitement leur gueule sur une perle se mirant,
la croquaient, la noyaient dans son reflet, la laissaient, enlisée
dans sa fausseté ;
une patte de scarabée s’insérait dans l’orifice du cadenas, tourna,
l’ouvrit,
les rouages épars s’empalèrent, un à un, sur l’axe intact du bréchet,
le temps s’abandonna à la divination.
Sentant sur ma nuque une chaleur métallique, je me retournai :
planté sur des membres agrégés de poupon, un soleil périmé
dardait ses aiguilles.
Entre ses bras potelés, il tenait la loupe qu’il avait fait rouler
jusque-là, la renversa sur moi.
Sous le verre, je suffoquai, mémorable.
JE SUIS UNE MERVEILLE
Des rouages d’horloges rouillés se répandent sur un présentoir,
des papillons épinglés semblent observer des sabliers, des sou-
venirs sont cristallisés dans des cages de verre. Voici quelques
objets donnés à voir par Magali Lambert dans sa série intitulée
Eres una Maravilla (Tu es une Merveille). Les différentes photogra-
phies présentées invitent à une réflexion sur les rapports étroits
entre l’objet et son possesseur, liant l’objet et le temps de même
que le temps et l’individu. En provoquant des rencontres entre le
spectateur et ces objets mais aussi entre les objets eux-mêmes,
l’artiste interroge la valeur que l’on confère à l’objet unique
puisque, bien souvent, c’est le possesseur qui voit en celui-ci la
« merveille ». Au sein d’une série de photographies de combi-
naisons signifiantes d’objets variés, il va s’agir de réfléchir sur le
processus de révélation de l’exceptionnel, sur les mécanismes qui
transforment le quotidien en extraordinaire.
L’artiste a choisi d’actualiser l’univers des cabinets de curiosités
afin de mesurer les enjeux de ces collections par rapport à son
étude de l’objet. Ainsi, entre objet naturel et artificiel, entre sin-
gulier et sériel, entre individuel et universel, cette série d’images
interroge l’objet mais également différentes facettes du temps
qui gravite autour de ces rencontres d’éléments hétéroclites. Des
curiosités exposées aux supports dévotionnels en passant par le
thème de l’enfance, c’est à partir du temps que va s’enclencher
une véritable réflexion autour du souvenir et de l’émotion.
Raphaël Demès
Dans le processus de création de cette série, nous pouvons dis-
tinguer différents temps qui constituent les étapes d’une méta-
morphose du sujet. Un premier temps est d’abord nécessaire au
recueil des objets appartenant à divers contextes, ramassés, sau-
vés, adoptés par l’artiste au cours de ses pérégrinations. Malgré
leur caractère hétéroclite, ils se définissent en tant qu’éléments
naturels ou artificiels, produits de la nature ou créés de main
d’homme. Une fois collecté, chacun est étudié, dessiné, appré-
hendé dans sa singularité avant d’entrer en dialogue avec d’autres
éléments. Ils se rencontrent alors et commencent à produire du
sens par leurs juxtapositions. Cette phase d’agencement précède
une première exposition de chacune des nouvelles compositions
sur un fond coloré invitant à la méditation. L’artiste fixe alors cette
première rencontre grâce à la photographie. Ces instantanés
sont ensuite mis en relation avec les prochains afin de former une
série de photographies, présentées rangées dans les tiroirs vitrés
de meubles conçus par l’artiste, rappelant ceux des cabinets de
curiosités1. Le temps du spectateur intervient alors dans cette
invitation à la rencontre de ces objets en agissant directement
sur ce meuble qui contient, réunit et laisse apparaître le travail
de l’artiste. On réfléchit alors sur le temps de l’objet qui a quitté
momentanément le cours de son existence pour cette collection
avant d’être finalement remis en circulation. Créer des merveilles à
partir d’objets du quotidien, permettre le rêve grâce à des objets
du réel, inviter à une certaine introspection du spectateur par le
biais de ces éléments empreints du temps et de la vie de leurs
possesseurs. Voici les pistes que nous allons maintenant suivre en
nous arrêtant sur quelques compositions de cette série.
Le temps des cabinets de curiosités est suggéré au sein de la série
grâce à des indices de composition tels que le mode d’exposi-
tion ou le choix d’objets recueillis pour leurs particularités. Le titre
nous renvoie à la création du merveilleux à partir d’objets tirés du
réel et fait ainsi écho aux curiosités collectionnées à l’origine.
1 – Voir à ce sujet notamment : Patrick MAURIES, Cabinets of Curiosities, London : Thames & Hudson Ltd, 2002 ; Cabinets de curiosités, éd. fr., Paris : Gallimard, 2002.
L’essor de ces collections privées se situe au xviie siècle,
lorsque ces curiosités sont mises en scène grâce à des meubles
à tiroirs, se développant parfois sur des pièces entières. Ces
objets soigneusement collectés et accumulés étaient alors choisis
et exposés pour leur caractère extraordinaire, pour une qualité
formelle les assimilant à un chef-d’œuvre de la nature, pour la
qualité de leur réalisation. Ces objets jugés dignes de sortir du
quotidien pour leur caractère unique, exotique, fantastique ou
pour la complexité de leur facture, rejoignaient alors la sphère
d’une exposition relativement restreinte puisque souvent limitée
aux regards des proches du possesseur.
Eres una Maravilla reprend ce lexique mais se place à
contre-courant du principe même du choix des objets exposés
dans les cabinets de curiosités. Les objets sont ici choisis selon
d’autres critères qui oscillent par exemple entre le produit de
série marqué par son possesseur – rendant l’objet exception-
nel – et l’objet unique issu de la nature. L’artiste cherche alors
son vocabulaire parmi des éléments non rares qui gagnent leur
caractère unique grâce à leur rapport singulier avec un individu,
ainsi qu’à travers des objets souvent abîmés, usés et marqués par
le temps. Entre sérialité et singularité, entre individualité et uni-
versalité, c’est bien dans cet entre-deux valeurs et sur ce seuil
que l’artiste se situe et tire la matière de son travail. Les objets
créés par la nature ou inventés par l’homme – bien souvent grâce
à l’observation de son environnement – se rencontrent, intera-
gissent, dialoguent les uns avec les autres. En effet, la nature est
présente mais elle est évoquée plus qu’elle n’est montrée grâce
à des éléments naturels qui investissent l’objet manufacturé et
tendent parfois à se confondre avec celui-ci. C’est le cas lorsque
des insectes curieux semblent chercher à le connaître, à le décou-
vrir plutôt qu’à l’envahir. La nature est bienveillante ici, elle pro-
tège et porte une attention délicate sur les objets manufacturés,
ce que nous pouvons observer, par exemple, à travers ce papillon
perché sur l’épaule d’une statuette représentant un petit Jésus
suçant son pouce.
Le temps est omniprésent dans cette série même s’il prend
de multiples visages et se décline sous différents aspects. Entre
éphémérité et persistance, entre évanescence et fixation, entre
présence et absence, l’empreinte du temps est parfois suggérée
par la trace, la relique qui évoque ainsi son passage dans la nature.
Les insectes métamorphosés laissent leurs mues comme des fan-
tômes de leur ancienne apparence ; les coquillages abritent de
nouveaux occupants et agissent parfois comme des présentoirs ;
les cornes rendent alors présent l’absent par ce qui caractérise le
plus l’animal en jouant sur le principe de la métonymie. Le temps
semble souvent suspendu dans ces compositions. Pourtant, des
objets le rappellent sans cesse, suggèrent sa présence sous-
jacente et son cours inéluctable, notamment par le processus de
l’altération ou de l’usure : les rouages d’horloges rouillent, les
bougies allumées se répandent, les sabliers se figent dans des
cubes de verre. Or, tous ces éléments font partie du champ lexical
du temps. Leur fonction de repère est détournée pour produire
de nouveaux réseaux de sens. Les instruments de calcul du temps
sont ainsi décontextualisés, extraits de leur système et privés de
leur fonction première, invitant à une nouvelle réflexion sur l’objet
singulier car extrait de son corpus. Il s’agit alors d’une interroga-
tion sur l’utilité de la présence d’un élément au sein de l’ensemble
ordonné. En effet, d’autres objets tels que les pièces de monnaie
ou des membres de poupée composent alors un nouvel équilibre
et s’insèrent dans une nouvelle dynamique. Ces morceaux, ces
pièces résonnent alors avec d’autres univers, notamment celui de
l’enfance qui unit et traverse plusieurs photographies.
En effet, l’univers de l’enfance est aussi une clé pour com-
prendre certains mécanismes de la série photographique dont le
titre peut également évoquer des objets quotidiens sacralisés,
ces coquilles de noix amassées et protégées dans les poches des
enfants ou ces petits trésors soigneusement protégés. Ainsi, un
coffret se présente comme un manège où courent les chevaux de
bois et dont le couvercle mi-ouvert laisse échapper une collec-
tion de dents d’enfants. Les dents perdues, les marrons tombés
et recueillis font partie de ces objets détachés de leur contexte
originel qui renaissent ainsi. L’enfant leur confère une autre valeur,
les sacralise en les enveloppant dans des écrins, créant ainsi de
véritables reliquaires. Apparaissent alors des merveilles nées
d’objets du quotidien. Sur quelques photographies, un ours en
peluche protège entre ses bras une bogue de marrons piquante,
voire répulsive et pourtant si prisée des enfants. Cette fragilité,
cette vulnérabilité de l’objet se retrouve également dans ces
cubes de verre qui fabriquent et cristallisent un souvenir souvent
touristique, grâce à ces images capturées de manière sérielle et
ainsi vulgarisées et idéalisées. Souvent fantasmées, elles sont ainsi
protégées mais toujours accessibles et intactes grâce aux parois
transparentes du réceptacle. Cette matérialisation du souvenir,
cette cristallisation de l’idée participe évidemment à la réflexion
sur le temps ou sur les temps nécessaires à la série où la pho-
tographie apparaît comme le médium saisissant une rencontre,
fixant le dialogue des éléments à un moment, à un endroit donné.
L’appareil photographique et son objectif sont définis également
comme des produits issus de l’intelligence humaine mais inspirés
par un environnement. Ainsi, les objets traversent les dimensions
qui les définissent dans l’espace mais s’affranchissent momenta-
nément de la quatrième dimension, englobante et insaisissable,
le temps. Ce dernier semble suspendu dans l’image. Cependant,
il va poursuivre son cours tout comme les objets remis en circu-
lation vont continuer de vivre à travers d’autres mains et dans
d’autres contextes.
À travers le temps, c’est également un système de dua-
lités qui est donné à voir ici, puisqu’un certain nombre d’oppo-
sitions complémentaires structurent ces rencontres d’objets et
composent cette série. Ainsi, entre lumière et obscurité, entre
vie et mort, entre réalité et illusion, cette collection de photogra-
phies nous invite à réfléchir sur les mécanismes qui constituent
l’image, sur l’illusion et sur le piège des apparences. Le principe
du trompe-l’œil se retrouve par exemple dans une tête de pou-
pée dont les cheveux sont remplacés par des mues d’insectes.
L’harmonie entre les éléments est totale, la combinaison des
objets s’équilibre et comme nous l’avons suggéré précédem-
ment, les insectes rendent présent l’absent et comblent la place
d’un élément disparu, toujours de façon bienveillante. La viva-
cité des couleurs n’est pas non plus un critère de réalité si nous
devions juger de la récence ou de l’ancienneté de l’objet exposé,
tout comme elle ne peut nous renseigner sur l’origine naturelle ou
artificielle de l’objet en question. L’impact du temps devient alors
plus difficile à évaluer, les objets manufacturés peuvent se rap-
procher de la nature mais le naturel se mimétise parfois avec les
produits de l’Homme. Entre abondance et rareté, entre sérialité
et singularité, entre naturel et artificiel, les objets se rencontrent,
s’associent et s’agencent en composant de nouveaux, hybrides
et extraordinaires. La thématique de la métamorphose indique
clairement le passage d’un état à un autre : puisque comme la cire
d’une bougie change de forme, les mues d’insectes laissent une
trace de l’animal antérieur en une carapace qui cristallise alors
ce passage. L’opposition entre fragilité et dureté, entre froideur
et chaleur ou bien encore entre les matières des objets parti-
cipe à définir et à redéfinir la nouvelle nature de ceux-ci. Ainsi,
les règnes végétal, minéral et animal interagissent, se portent et
se supportent dans ces compositions où s’imbriquent également
des éléments manufacturés. En effet, les composants se trans-
percent parfois, semblent naître d’un objet ou en sortir, ce que
nous observons par exemple avec un peigne bleu qui traverse un
morceau de bassin animal en complétant plus qu’en détruisant
l’harmonie formelle. La chaleur et le feu sont notamment à même
d’unir les objets comme le prouve une bougie posée sur un cube
de verre dans lequel est inscrit l’image d’un toréador. La mèche
allumée produit le changement d’état de l’objet originel passant
alors d’une bougie à une cascade de cire qui n’est pas sans rap-
peler l’aspect du marbre sculpté dans la statuaire. Cette étreinte
entre les objets provoquée par une chaleur rassurante contrôlée
par le temps pourrait d’ailleurs nous rappeler également Le Baiser
d’Auguste Rodin (1890) tant la composition s’y prête.
En effet, les références aux productions de l’art du passé
sont perceptibles au sein de la série puisqu’outre l’analogie
avec les cabinets de curiosités, nous pourrions également évo-
quer les cycles de peintures de Natures mortes particulièrement
développées au xviie siècle, ainsi qu’une de ses composantes les
plus célèbres, à savoir les peintures dites des Vanités2. L’écho à
celles-ci s’impose particulièrement ici pour leur réflexion sur le
cours inéluctable du temps et sur l’omniprésence de la mort. Le
symbole antique de la Corne d’Abondance est également repris
dans une photographie présentant une corne en spirale disposée
sur un socle et de laquelle jaillissent des rouages et autres roues
crantées d’horloges. Le rapport au temps insaisissable se dessine
à travers la profusion d’éléments désarticulés, décontextualisés
mais unis par leur nature et leur fonction au sein de cet écoule-
ment infini et inéluctable. Ces clins d’œil de l’artiste à l’histoire de
l’art sont parfois plus subtils, ce que nous observons par exemple
à travers cet œuf couronné et transpercé par un crucifix qui est
alors baigné du liquide visqueux qui s’écoule lentement sur la
croix reposant elle-même sur un rocher évoquant le Golgotha.
Il est commun dans l’art médiéval de représenter la colombe du
Saint Esprit qui inonde le Christ par le dessus dans la scène de
baptême de celui-ci, ce que nous pourrions par exemple rappro-
cher des mosaïques de la conque absidale de la cathédrale Saint-
Jean-du-Latran de Rome, œuvre de Jacopo Torriti (fin du XIIIe
siècle).
La notion de sacré ainsi que le processus de dévotion
apparaissent également comme des éléments primordiaux pour
saisir les mécanismes et les enjeux de cette série. Comme nous
l’avons déjà précisé, les objets étant issus d’un contexte local, il
semble assez logique de trouver ici une certaine récurrence de
supports de dévotion privée tels que des chapelets et des crucifix
si nous pensons à la ferveur catholique espagnole. Le temps de
la prière et du recueillement, de la piété individuelle et intime
apparaît ainsi au sein de certaines compositions où un chapelet
est par exemple contenu dans un coquillage, où un triptyque por-
tatif laisse découvrir un oursin ou lorsqu’un morceau de corail se
place devant le Christ sur la croix. L’oursin et le corail sont présen-
tés comme insaisissables et fragiles, délicats et méticuleusement
organisés en un tout unifié et cohérent où chaque élément est
à sa place et a sa propre fonction. Extrait de son milieu naturel,
l’objet incarne alors une nouvelle signification en s’immisçant au
cœur d’un produit religieux. Il joue sur la thématique de l’insai-
sissable dans ce chemin étroit allant du sensible vers l’intelligible
dans le rapport privilégié du fidèle avec Dieu. Le rapport entre le
2 – Le titre est tiré de l’Ecclésiaste 1, 2 : « Vanité des vanités, tout est vanité ».
contenant et son contenu, entre l’écrin et le bijou, entre la relique
et le reliquaire, se définit également comme une dualité complé-
mentaire capitale. L’enveloppe favorise alors souvent l’accès au
contenu qui, en étant entrouvert ou transparent, conduit le spec-
tateur vers le mystère de ce qu’il contient, qui mérite ainsi d’être
protégé du cours du temps. Le contenu semble même parfois
vouloir s’échapper ou bien la sacralité de l’objet semble inves-
tir l’enveloppe extérieure, phénomène ornemental bien connu
dans les reliquaires médiévaux. La dialectique entre artificialia et
naturalia, entre la prouesse artistique et la merveille de la nature,
est ainsi reformulée à partir de réflexions suscitées dans l’univers
des cabinets de curiosités3. Ainsi, l’enveloppe voile ou dévoile
son contenu en jouant sur ce qui mérite d’être montré ou caché.
Protège-t-on réellement le contenu ou cherche-t-on seulement à
ne pas le laisser s’échapper ?
Entre vie et mort, entre passé, présent et futur, la dimen-
sion du temps est un élément omniprésent et capital au sein du
christianisme. Les chapelets, bougies, cierges et crucifix incar-
neraient alors ces objets métonymiques présentant le rapport
étroit et intime entre le fidèle et Dieu par la prière tout comme les
rouages d’horloges, les coquillages et les membres de poupées
évoquent, suggèrent et représentent l’unité dont ils sont extraits.
Le toréador ou la danseuse de flamenco peuvent également être
cités dans ce registre d’idées qui participent à l’imaginaire autour
de l’Espagne. Au delà de la décontextualisation des objets, nous
pouvons également envisager une désacralisation de certains
d’entre eux, ce qui apparaît de façon humoristique et provoca-
trice dans ce jambon couché aux ongles vernis, recouvert de den-
telle. Par ailleurs, la photographie peut également être conçue
comme un écrin pour ces nouveaux objets dont on va retenir la
rencontre dans un cadre spatial et temporel défini même si les
clichés semblent hors du temps et de l’espace, tendant ainsi vers
un cadre universel. Le principe même des cabinets de curiosités,
dans leur rapport dialectique entre monde créé et naturel, entre
objets religieux et objets scientifiques, a déjà apporté certaines
pistes de réflexion. Cette idée d’une exposition privée constituée
d’une accumulation d’objets jugés exceptionnels fonctionnait
pleinement sur le principe de l’analogie où l’homme cherche ainsi
à présenter une certaine vision du macrocosme par l’intermédiaire
du microcosme, méticuleusement ordonné dans un espace privé
et jalousement gardé. Ainsi, un objet tel qu’un coquillage abri-
tant un chapelet, devient une sorte de reliquaire visant à la fois à
mettre en valeur et à protéger l’objet sacralisé.
Cette réflexion sur le temps amène à une prise de
conscience de la complexité des objets présentés ainsi que du
rapport du spectateur avec le monde qui l’entoure. Cette suite de
combinaisons d’éléments intitulée Eres una Maravilla pourrait être
perçue comme une succession d’allégories du temps ou plutôt
comme une réunion et une combinaison de temps constitutifs de
la série. Tout comme le musée peut créer l’œuvre d’art, l’exposi-
tion révèle ici de nouveaux rapports de sens entre les objets natu-
rels ou artificiels, produits de la nature ou fruits de l’intelligence
humaine. Le statut de l’objet est également interrogé vis à vis de
la manière et de la source de la sacralisation de certains, ceux-ci
étant extraits de leur quotidien pour incarner une prouesse natu-
relle ou humaine ou au contraire cristalliser un instant, un moment
de vie, un souvenir parfois fantomatique ou fantasmé. Les cou-
leurs du papillon épinglé, le caractère onirique de l’image captu-
rée dans un cube de verre ou la tendresse voire le refuge incarnés
par l’ours en peluche participent à cette réflexion sur la tentative
de fixation de l’éphémère, sur la retenue de l’évanescence. Le
temps provoque la disparition progressive des objets, c’est pour-
quoi l’homme n’a cessé de vouloir se repérer dans celui-ci, de
mesurer son cours pour tenter d’avoir une emprise sur ce qu’il
ne contrôle pas. L’objectif prolonge alors l’œil de l’artiste qui a
elle-même été spectatrice de ces rencontres donnant naissance
à de nouvelles compositions. La beauté étant aussi éphémère
que le pouvoir terrestre – que nous pourrions envisager par la
récurrence des couronnes au sein de cette série3 – que reste-t-il
ainsi de l’unité, du corps ou du mécanisme après le passage du
temps ? Il s’agit ainsi d’une véritable réflexion sur la trace, l’em-
preinte et l’action du temps sur les objets qui deviennent souvent
des coquilles vides – mais non pas vides de sens – des pièces
extraites de leur ensemble ou des images capturées suggérant
toujours le présent par l’absent, comme les plumes évoquent l’oi-
seau en cage.
3 – P. MAURIES, Cabinets de curiosités, op.cit. (p.23).4 – La couronne renvoie aux regalia, c’est à dire ces objets du pouvoir royal qui participent à cette thématique du triomphe où le temporel est parfois intimement lié au spirituel lorsque ce type d’objets est directement associé aux reliques.
Sensibilité, fragilité et vulnérabilité parcourent cette série d’images qui nous propose fina-
lement de nous interroger sur ce qui crée le merveilleux et l’extraordinaire. Parmi les élé-
ments présentés, les realia des cabinets de curiosités sont rappelées, notamment par les
coquillages, les instruments scientifiques sont évoqués à travers les mécanismes d’horloges
par un système de références aux différents types d’objets exposés dans ces collections.
Entre le temps, l’objet et l’individu, des liens se tissent au sein d’un véritable réseau de signi-
fication ainsi révélé par la combinaison de divers éléments créés par la nature ou issus de
l’imagination humaine. Le critère de l’unicité ne crée pas forcément la « merveille » puisqu’un
toréador fabriqué à la chaîne et cristallisé dans un cube de verre peut tout autant incarner
un souvenir personnel qu’un ours en peluche pour un enfant. La valeur ajoutée à l’objet par
l’appropriation de son possesseur ainsi que l’empreinte du temps s’imposent alors comme
les véritables composantes de cette réflexion sur l’objet que nous propose l’artiste.
Installation à l’Institut français
Installation à la Casa de Velasquez