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L'ESOTERISME par Luc BENOIST L’ésotérisme par Luc Benoist – page 1

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L 'ESOTERISME

par Luc BENOIST

L’ésotérisme par Luc Benoist – page 1

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INTRODUCTION Le monde ne subsiste que par le secret.

Sepher Ha-Zohar. On s'étonnera peut-être de trouver une étude sur l'ésotérisme dans une collection aussi moderne que celle-ci, puisque la doctrine qu'elle propose est de celles que la science actuelle considère comme archaïque et ne correspondant pas à un objet expérimental et précis. Cependant une pareille position confondrait la raison, la science et la technique. Car s'il est logique de respecter les principes de la raison, qui ne sont pas en cause, il ne l'est pas d'en restreindre les limites. « Tout système est vrai dans ce qu'il affirme et faux dans ce qu’il nie », disait jadis Leibniz, un des fondateurs du calcul infinitésimal. Toute négation ampute la réalité d'une partie du possible, que la science a pour tâche d'éclaircir. Il n'est donc pas logique de la réduire à ses aspects rationnels et techniques, si valables soient-ils dans leurs domaines. L'histoire ancienne de l'homme primitif appartient, elle aussi, à la science. Et ne voit-on pas combien l'homme actuel, vivant et complet, demeure en grande partie primitif et combien ses exigences restent archaïques et irrationnelles ? Du simple point de vue technique, la machine la plus perfectionnée ne supprime pas l’outil originel ou la fonction primitive qu'elle prétend remplacer. L'avion supersonique ne supprime pas l'usage de nos jambes. La machine à calculer n'empêche pas le cerveau humain de raisonner comme il lui plaît. La chimie agricole doit respecter la loi des saisons et la marche du soleil. La logistique la plus ambitieuse doit tenir compte d'une sensibilité et d'une spiritualité qu'elle ne peut satisfaire. Morale, intuition, religion, contemplation échappent à une mécanisation généralisée. En revanche, une loi d'universel équilibre exige qu’en compensation de ce matérialisme général, une liberté équivalente soit dispensée au pôle supérieur de l'esprit. L’ésotérisme constitue la discipline qui peut remplir au mieux cette fonction d’équilibre. Son rôle consiste d'abord à faire comprendre les écritures sacrées des anciennes civilisations, aussi bien orientales qu'occidentales, qui jusqu'ici ont pu paraître des arcanes incompréhensibles, alors qu'elles correspondaient à une réalité permanente dont seule l'expression pouvait paraître archaïque et masquer l'actualité. Puis il nous permet de saisir la nature de notre propre tradition et l'aspiration à laquelle elle répond. Ainsi les hommes les plus modernes d'esprit, qui sont restés assez proches de leur nature originelle pour respecter en eux un monde inconnu, deviendront aptes à comprendre un secret qui ne peut leur être confié que par allusion. Dans une première partie, notre exposé prend pour guide l’œuvre de René Guénon, dont le langage rationnel et quasi mathématique, employé pour traduire des vérités suprarationnelles, joue le rôle de simple symbole d'exposition. Sa perspective métaphysique sert d'introduction à une seconde partie consacrée à l'aspect intérieur des principales religions du monde et à l'ésotérisme des méthodes initiatiques qui s’y rattachent. Le point de vue qu'il nous propose s'imposait par son caractère d'universalité logique, indépendant de tout système, de tout dogme, de toute superstition de race ou de langue. Cependant des exigences dimensionnelles nous ont contraint à des synthèses syncopées dont nous avons essayé de minimiser la désinvolture sans toujours y réussir. Elles nous ont aussi obligé à passer sous silence des doctrines mineures. Notre seul souci a été, aux dépens d'attraits plus puissants, la précision et l'exactitude en un domaine d'où elles sont généralement bannies. Certains regretteront peut-être que nous n'ayons pas noté l'utilisation d'un certain ésotérisme naturel par des écrivains ou des poètes relevant du symbolisme et du surréalisme, non moins que par de plus récents tenants des structures. Le lecteur éclairé fera facilement ces rapports. Il comprendra qu'aucune doctrine ne rend caduques d'autres doctrines, points de vue particuliers sur une réalité inscrutable et multiple, qui s'adapte toujours positivement à toutes les analyses qu'on lui fait subir.

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La relativité occasionnelle de ces points de vue n'implique pas celle de la connaissance intérieure que les formes et les structures prétendent embrasser et qui témoignent seulement les limites de nos moyens d'expression. L'ésotérisme qui s'efforce de mettre en lumière cette vérité intérieure (sans le pouvoir effectivement ce qui le préserve de toute précarité) nous permet de dépasser toutes les cultures et d'atteindre les invariants universels où se cache l'essence ineffable de la vérité.

PREMIERE PARTIE

PERSPECTIVES GÉNÉRALES I. — Exotérisme et ésotérisme Dans une perspective générale, on rencontre chez certains philosophes de la Grèce la notion d’ésotérisme appliquée à un enseignement oral, transmis à quelques disciples choisis. Bien qu’il soit difficile dans ces conditions d'en connaître la nature, il est permis de déduire de ces conditions mêmes que cet enseignement dépassait le niveau d’une philosophie et d'un exposé rationnel pour atteindre une vérité plus profonde, destinée à pénétrer de sagesse l'être entier du disciple, à la fois son âme et son esprit. Tel paraît avoir été le but véritable des leçons de Pythagore, qui, à travers Platon, sont venues jusqu'aux néo-pythagoriciens d’Alexandrie. Cette conception de deux aspects l'un exotérique et l'autre ésotérique d'une même doctrine, en apparence opposés et en réalité complémentaires, peut être généralisée, car elle se fonde sur la nature des choses. Même lorsque cette distinction n’est pas ouvertement reconnue, il existe nécessairement dans toute doctrine, d'un ordre un peu profond, quelque chose qui correspond à ces deux aspects, que traduisent les antithèses bien connues telles que l'extérieur et l'intérieur, le corps et la mœlle, l’évident et le caché, la grand-route et la voie étroite, la lettre et l'esprit, l'écorce et le noyau. En Grèce même, la doctrine des philosophes avait été précédée dans cette voie par les mystères religieux, dont le nom même implique le silence et le secret. On sait que les mystes devaient jurer de ne rien révéler au sujet des arcanes que les drames liturgiques des célèbres nuits d'Eleusis leur auraient permis de connaître et ils ont parfaitement tenu leur serment. Plus généralement l'interdit qui frappe une connaissance d'un certain ordre présente des degrés divers suivant sa nature. Ce peut être simplement un silence disciplinaire destiné à éprouver le caractère des postulants, comme le pratiquaient les pythagoriciens. Ou bien le silence peut protéger des secrets techniques attachés à la pratique d'un métier, d'une science, d'un art et toutes les professions anciennes étaient dans ce cas. Leur exercice exigeait des qualifications précises et comportaient des recettes qu'il était interdit de divulguer. Si nous passons maintenant au-delà du sens littéral, l'obscurité d'une doctrine peut subsister malgré une exposition très claire et très complète. Dans ce cas le caractère ésotérique découle de l'inégalité des esprits et d'une incompréhension de fait de la part des auditeurs. Une autre espèce de secret tient au symbolisme de toute expression écrite ou parlée, surtout lorsqu'il s'agit d'un enseignement spirituel. Il restera toujours dans l'expression de la vérité quelque chose d'ineffable, le langage n'étant pas apte à traduire les conceptions sans images de l'esprit. Enfin et surtout, le véritable secret s'avère tel par nature et il n'est au pouvoir de personne de le divulguer. Il reste inexprimable et inaccessible aux profanes et on ne peut l'atteindre autrement qu'à l'aide de symboles. Ce que transmet le maître au disciple ce n'est pas le secret lui-même, mais le symbole et l'influence spirituelle qui rendent possible sa compréhension. Ainsi la notion d'ésotérisme comporte-t-elle en définitive trois étapes ou trois enveloppes de difficultés croissantes. Le mystère est d'abord ce que l'on reçoit en silence, puis ce dont

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il est interdit de parler, enfin ce dont il est difficile de parler. Le premier barrage est constitué par la forme même de toute expression. C'est un ésotérisme « objectif » Le second tient à la qualification imparfaite de la personne à qui l'on s'adresse. C'est un ésotérisme « subjectif » Enfin, le dernier voile qui cache la vérité en l'exprimant tient à son caractère inscrutable par nature. C'est l'ésotérisme « essentiel » ou métaphysique, dont nous entendons plus particulièrement traiter, puisque c'est grâce à lui que s'unifient par l'intérieur toutes les doctrines traditionnelles. Il faut ajouter que s'il existe une corrélation logique entre exotérisme et ésotérisme, il n'y a pas entre eux une équivalence exacte, puisque le côté intérieur domine le côté extérieur, qu'il intègre en le dépassant, même si cet aspect extérieur a pris comme en Occident l'aspect religieux. L'ésotérisme n'est donc pas seulement l'aspect intérieur d'une religion, car l'exotérisme ne possède pas toujours et obligatoirement un aspect religieux et la religion n'a pas le monopole du sacré. L'ésotérisme n'est pas non plus une religion spéciale à l'usage des privilégiés, comme on le suppose quelquefois, car il ne se suffit pas à lui-même n'étant qu'un point de vue plus profond sur les choses sacrées. Il permet de comprendre la vérité intérieure qu'exprime toute forme religieuse ou non. Dans la religion, sans être exclusif, le caractère social domine. Elle est faite pour tous alors que l'ésotérisme n'est accessible qu'à quelques-uns. Non pas par volonté, mais par nature. Ce qui est secret dans l'ésotérisme devient mystère dans la religion. La religion est une extériorisation de la doctrine limitée à ce qui est nécessaire au salut commun des hommes, ce salut étant une délivrance arrêtée au plan de l'être. Car la religion considère exclusivement l'être dans son état individuel et humain. Elle lui assure les conditions psychiques et spirituelles les meilleures compatibles avec cet état, sans essayer de l'en faire sortir. Certes, l'homme en tant qu'homme ne peut se dépasser lui-même. Mais s'il peut atteindre une connaissance et une délivrance qui sont des identifications, c'est qu'il possède déjà en lui un état universel qui leur correspond. L'ésotérisme qui emprunte, pour se révéler à nous, comme nous allons le voir, le canal méthodique de l'initiation a pour but de dégager l'homme des limites de son état humain, de rendre effective la capacité qu'il a reçue d'accéder aux états supérieurs, grâce à des rites rigoureux et précis, d'une façon active et durable. II. — Les trois mondes Comme toute science l'ésotérisme possède un vocabulaire spécial et un symbolisme particulier. Il attache aussi une signification précise à des termes qu'il emprunte à d'autres disciplines. Ces moyens d'expression datent de l'époque où ils se sont fixés. Nous devons donc nous demander à quelle conception du monde ils correspondaient dans l'esprit des contemporains et dans la science de ces anciens temps. Au-delà de la nature visible et sensible, les penseurs de l'Antiquité classique reconnaissaient l'existence d'une réalité supérieure habitée par des énergies invisibles. Partant de l'homme qu'ils plaçaient naturellement au centre du cosmos, ils avaient divisé l'univers en un ternaire de manifestation, qui comprenait un monde matériel, un monde psychique et un monde spirituel dans une hiérarchie qui est restée longtemps à la base de l'enseignement médiéval. La place centrale et médiatrice donnée à l'homme dans le cosmos s'explique par l'identité des éléments qui composent également l'un et l'autre. Les pythagoriciens enseignaient que l'homme est un petit monde, un microcosme, doctrine adoptée par Platon et qui est parvenue jusqu'aux penseurs du Moyen Age. Cette analogie harmonieuse unissant le monde et l'homme, le macrocosme et le microcosme, ont permis à ces penseurs de distinguer dans l'homme trois modes d'exister. Au monde matériel correspond son corps, au monde psychique son âme et au monde spirituel son esprit. Cette tripartition a donné naissance à trois disciplines : la science de la nature ou physique, la science de l'âme ou psychologie, la science de l'esprit ou métaphysique, ainsi nommée parce que son domaine s'étend au-delà de la physique, c'est-à-dire de la nature.

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Notons tout de suite que l'esprit n'est pas une faculté individuelle, mais universelle qui est unie aux états supérieurs de l'être. Cette division ternaire en esprit, âme et corps, aujourd'hui insolite, était commune à toutes les doctrines traditionnelles quoique les limites respectives de leurs domaines ne coïncidassent pas toujours exactement. On la retrouve aussi bien dans la tradition hindoue que dans la chinoise. La tradition juive formule explicitement cette tripartition au début de la Genèse où l'âme vivante est représentée comme résultant de l'union du corps avec le souffle de l'esprit. Platon l'adopte et après lui les philosophes latins traduisent les trois mots grecs noûs, psyché, soma par trois termes équivalents spiritus, anima, corpus. La tradition chrétienne hérita cette tripartition inscrite par saint Jean au début de son évangile, source de l'ésotérisme chrétien. Car le ternaire Verbum, Lux et Vita, qu'il énumère, doit être rapproché terme à terme des trois mondes spirituel, psychique et corporel, la lumière caractérisant l'état psychique ou subtil, qui est celui de toutes les théophanies. Saint Irénée distingue clairement la même division dans son traité de la Résurrection : « Il y a trois principes de l'homme parfait, le corps, l'âme et l'esprit. L'un qui sauve et qui forme, c'est l'esprit. L'autre qui est uni et formé, c'est le corps. Puis un intermédiaire entre les deux, c'est l'âme. Celle-ci parfois suit l'esprit et est élevée par lui. Parfois aussi, elle condescend au corps et s'abaisse aux convoitises terrestres. » Cependant pour échapper au danger de prêter à l'âme un élément subtilement corporel, comme avait fait Platon, les docteurs chrétiens ont fini par rapprocher tellement l'âme de l'esprit qu'ils les ont confondus. Ce qui devait aboutir au fameux dualisme cartésien de l'âme et du corps, en même temps qu'à la confusion du psychique et du spirituel, entre lesquels notre temps ne voit aucune différence dans la mesure où il en accepte encore la donnée. Pourtant, si l'âme est médiatrice entre les parties inférieure et supérieure de l'être, il faut bien qu'il existe entre elles une communauté de nature. C'est pourquoi saint Augustin et même saint Bonaventure supposaient à l'âme un corps subtil suivant une doctrine traditionnelle que saint Thomas a écartée par crainte de matérialiser l'âme. III. — Intuition, raison, intellect A cette hiérarchie de trois états correspondaient, chez l'homme, trois facultés destinées à en prendre conscience d'une façon spécifique, l'intuition sensible pour le corps, l'imagination pour l'âme (ou plutôt raison et imagination pour le complexe psycho-mental) et l'intellect pur ou intuition transcendante pour l'esprit. L'intuition sensible et l'imagination ne posent pas de problème, tandis que le parallèle entre raison et intellect mérite quelque explication. Le point de vue ésotérique ne peut être admis et compris que par l'organe de l'esprit qui est l'intuition intellectuelle ou intellect correspondant à l'évidence intérieure des causes qui précède toute expérience. C'est le moyen d'approche spécifique de la métaphysique et de la connaissance des principes d'ordre universel. Ici commence un domaine où il n'y a plus ni oppositions, ni conflits, ni complémentarités, ni symétries, parce que l'intellect se meut dans l'ordre d'une unité et d'une continuité isomorphe avec la totalité du réel. C'est pourquoi Aristote pouvait dire que l'intellect est plus vrai que la science et saint Thomas qu'il est l'habitus des principes ou le mode des causes. Plus rigoureusement encore les spirituels arabes ont pu affirmer que la doctrine de l'Unité est unique. Le point de vue métaphysique échappant par définition à la relativité de la raison implique en son ordre une certitude. Mais par contre elle n'est ni exprimable, ni imaginable et relève de concepts uniquement approchables grâce aux symboles. Ce dernier moyen d'expression ne nie aucune réalité d'aucun ordre, mais il se les subordonne toutes par la puissance de ses arcanes. Les idées platoniciennes, les invariants mathématiques, les symboles des arts anciens en constituent des exemples à des plans divers de la réalité.

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La science moderne au contraire a pour instrument dialectique la raison et pour domaine le général. La raison n'est qu'un instrument lié au langage et utilisé à toutes fins, qui permet de respecter les règles de la logique et de la grammaire sans impliquer ou garantir aucune espèce de certitude quant à la réalité de ses conclusions et encore moins de ses prémisses. Car la raison n'est qu'un mode purement déductif et discursif, un habitus conclusionis, dirait un scolastique, qui ne remonte pas aux causes. C'est un réseau aux mailles plus ou moins serrées, lancé sur le monde des phénomènes et qui fait corps avec eux lorsque ceux-ci sont assez épais, mais qui les laisse passer et les ignore lorsqu'ils sont plus subtils. Pour la science et la raison un fait non observé ou non mesurable n'existe pas. Moins encore lorsqu'il s'agit d'autre chose que d'un fait. On comprend que la réalité ne puisse être liée par la traduction grossière qui en est ainsi faite, ni limitée par une technique forcément provisoire. La réponse que la raison nous donne — car elle n'est que réponse — dépend étroitement de la question qu'on lui pose. Elle est conditionnée par elle dans son unité, sa mesure, son échelle. Toute réponse est dans un certain sens contenue dans la question par les postulats qu'elle suppose. L'écho paraît ainsi le modèle de toute réponse « intelligente », comme la tautologie le modèle de tout raisonnement rigoureux. Au contraire la parole n'acquiert son sens profond que dans sa cause, comme écho d'une pensée utilisant des mots anciens — qui sont des symboles — pour évoquer une réalité toujours actuelle, mais devenue ésotérique par le matérialisme progressif de l'intelligence. La garantie de la vérité, ni la raison, ni l'expérience ne peuvent nous la donner parce que cette expérience, exclusivement historique et humaine est trop courte, trop récente, trop jeune, trop limitée, dans un univers qui a connu des états bien différents et qui ne peut avoir avec elle aucune commune mesure. Elle ne tient pas compte de la qualité spécifique des temps que seul peut lui révéler un témoignage direct, venu du plus lointain des âges, c'est-à-dire d'une tradition. IV. — La tradition Il convient de comprendre ce que signifie ce concept de tradition généralement nié, dénaturé ou méconnu. Il ne s'agit pas de couleur locale, de coutumes populaires, ni de mœurs curieuses collectionnées par les folkloristes, mais de l'origine même des choses. La tradition est la transmission d'un ensemble de moyens consacrés qui facilitent la prise de conscience de principes immanents d'ordre universel, puisque l'homme ne s'est pas donné à lui-même ses raisons de vivre. L'idée la plus proche, la plus capable d'évoquer ce que le mot signifie, serait celle d'une filiation spirituelle de maître à disciple, d'une influence formatrice analogue à la vocation ou à l'inspiration, aussi consubstantielle à l'esprit que l'hérédité au corps. Il s'agit là d'une connaissance intérieure, coexistante à la vie, d'une coexistence, et en même temps d'une conscience supérieure reconnue comme telle, d'une co-science, à ce point inséparable de la personne qu'elle naît avec elle et constitue sa raison d'être. A ce point de vue, l'être est complètement ce qu'il transmet, il n'existe que par ce qu'il transmet et dans la mesure où il transmet. Indépendance et individualité apparaissent comme des réalités relatives qui témoignent d'un éloignement progressif et d'une déchéance continue à partir d'un état extensif de sagesse originelle, parfaitement compatible avec une économie archaïque. Cet état originel peut être représenté par le concept de centre primordial dont le Paradis Terrestre de la tradition hébraïque constitue un des symboles, étant compris que cet état, cette tradition et ce centre constituent trois expressions de la même réalité. Grâce à cette tradition antérieure à l'histoire, la connaissance des principes a été, dès l'origine, un bien commun à l'humanité qui s'est ensuite épanouie dans les formes les plus hautes et les plus parfaites des théologies de la période historique. Mais une déchéance naturelle, génératrice de spécialisation et d'obscuration, a creusé un hiatus croissant entre le message, ceux qui le transmettent et ceux qui le reçoivent. Une explication devint de plus en plus nécessaire, une polarité apparut entre l'aspect extérieur, rituel, littéral et le sens

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originel, devenu intérieur, c'est-à-dire obscur et incompris. En Occident cet aspect extérieur, prit en général une forme religieuse. Destinée à la foule des fidèles, la doctrine s'est scindée en trois éléments, un dogme pour l'intelligence, une morale pour l'âme et des rites pour le corps. Pendant ce temps, et à l'opposé, le sens profond devenu ésotérique se résorbait de plus en plus dans des aspects si obscurs qu'il fallut recourir aux exemples parallèles des spiritualités orientales pour reconnaître leur cohérence et leur validité. L'obscuration progressive de l'idée de tradition nous a longtemps empêché de comprendre le vrai visage des civilisations anciennes, orientales et occidentales, et en même temps nous a interdit le retour au point de vue synthétique qui était le leur. Seule la perspective des principes permet de tout comprendre sans rien supprimer, de faire l'économie d'un nouveau vocabulaire, d'aider la mémoire et de faciliter l'invention, d'établir des liaisons entre les disciplines en apparence les plus éloignées, en réservant à celui qui se place en ce centre privilégié l'inépuisable richesse de ses possibilités, et ceci grâce aux symboles. V. — Le symbolisme En lançant un pont entre le corps et l'esprit, les symboles permettent de rendre sensible tout concept intelligible. Ils relèvent comme médiateurs du domaine psychique et possèdent par conséquent un caractère duel, qui les rend capables de comporter un double sens et même des interprétations multiples et cohérentes, également vraies à différents points de vue. Ils impliquent un ensemble d'idées en mode total et non analytique. Chacun peut les interpréter à n'importe quel niveau, au gré de sa capacité. C'est moins un moyen d'expression qu'un mode d'exposition. Le symbole est un genre dont les différentes variétés, mots, signes, nombres, gestes, graphismes, actions ou rites sont des espèces. Tandis que la logique rationnelle de la grammaire est liée au sens physique et littéral, les symboles graphiques ou « agis » sont synthétiques et intuitifs. Ils offrent des motifs d'évocation indéfinie jusqu'à permettre des traductions en valeurs opposées et complémentaires. D'ailleurs, si l'on pousse jusqu'au bout la recherche des origines, le sens littéral lui-même provient d'un premier symbole dont l'image a été depuis longtemps effacée par l'inconscience de l'habitude. La science des symboles est fondée sur la correspondance qui existe entre les divers ordres de réalité, naturelle et surnaturelle, la naturelle n'étant alors considérée que comme l'extériorisation du surnaturel. La règle d'or du symbolisme énonce qu'une réalité d'un certain ordre peut être représentée par une réalité d'un ordre moins élevé, tandis que l'inverse est impossible puisque le symbole doit être plus accessible que ce qu'il représente. Cette règle découle de l'harmonie nécessaire au maintien du monde pris à un moment donné, à un équilibre cosmique où chaque partie est homologue au tout. Ainsi, la partie symbolise la totalité, l'inférieur témoigne pour le supérieur et le connu supplée à l'inconnu. Le vrai symbolisme n'est pas arbitraire. Il jaillit de la nature qui peut être prise comme symbole des réalités supérieures, ainsi que le pensaient les hommes du Moyen Age. Le monde leur paraissait un langage divin ou plutôt, comme le disait Berkeley, « le langage que l'Esprit Infini parle aux esprits finis ». Les différents règnes de la nature collaborent à cet alphabet expressif. Les sciences traditionnelles comme la grammaire, les mathématiques, les arts, les métiers étaient employés comme supports et moyens d'expression de la connaissance métaphysique en plus de leur valeur propre, mais grâce à cette valeur. Toute action pouvait devenir le prétexte d'un symbole adéquat. Même les événements de l'histoire témoignent en faveur des lois qui régissent la manifestation universelle. Cette analogie est basée sur celle qui relie le microcosme et le macrocosme, sur l'identité de leurs éléments et de leurs énergies. Ajoutons enfin, pour la correcte application du symbolisme, que tout symbole doit être interprété en sens inverse, quant à sa perspective formelle et non quant à sa signification

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intrinsèque, comme l'image d'un objet dans un miroir ou un plan d'eau est inversée par rapport à l'objet qu'elle reflète, sans que cet objet soit changé. Ce qui est le premier ou le plus grand dans l'ordre des principes devient le plus petit ou le dernier dans l'ordre de la manifestation, ce qui est intérieur devient extérieur et vice versa. En bref, le symbolisme est la clef qui ouvre les secrets, le fil d'Ariane qui relie les différents ordres de réalité. C'est par lui que nous raisonnons, que nous rêvons, que nous sommes, puisque l'hérédité à tous les degrés est aussi un cas de symbolisme, de même que l'analogie des lois physiques et psychiques. Toute manifestation est un symbole de son auteur ou de sa cause. Ainsi le symbolisme n'est-il pas seulement comme on le suppose la fantaisie poétique d'une école littéraire ou une qualité surajoutée aux choses. Il fait corps avec la réalité même qu'il s'efforce d'exprimer grâce à son élément le plus essentiel et le plus caché, sa forme, son rythme, son geste. Le symbolisme n'est qu'un cas particulier de la science du rythme entendue dans sa plus grande généralité, geste créateur qui se place à l'origine des autres manifestations vues, entendues et vécues et que prétend reproduire tout rite traditionnel. VI. — Rite, rythme et geste Le rythme se cache au cœur de toute manifestation, de toute activité profonde de l'être — ou de chaque chose car rien n'est inerte — de même que l'hérédité commande la formation des vivants et l'habitus intellectuel la formation des cerveaux. Il constitue l'ossature nombrée de la nature entière, de toute existence à commencer par la corporelle. L'homme est un transformateur de rythmes. De la naissance à la mort il est emporté dans un courant d'ondes mouvantes où les grands cycles des années, des saisons et des jours déterminent la courbe de sa vie. L'homme aime les rythmes et il cherche avec avidité leur perception. Il rencontre en eux l'assouvissement d'un besoin fondamental, celui d'une communication avec l'ambiance du monde, d'une harmonie avec la nature, d'une paix avec lui-même. L'acte intellectuel que l'on appelle compréhension, ou même connaissance, consiste dans le rappel d'un souvenir qui couvre la nouveauté du manteau du connu, sous le voile d'une image commune, c'est-à-dire d'un rythme commun. Le signe sensible met en branle une réaction d'habitude grâce à laquelle le redoutable et l'insolite seront tolérés, acceptés, digérés. Ils seront compris, bien qu'en fait ils ne nous révèlent rien de plus qu'à leur première rencontre. L'inattendu est effacé sous la magie du rythme et de l'habitude. Le caractère essentiel du rythme consiste dans la dualité complémentaire de ses phases, dans une alternance où elles se succèdent, se compensent autour d'un point d'équilibre, qui est aussi un point de départ et d'arrivée. Ce point central, maintenu par le rythme, est créateur d'une forme grâce à une fréquence efficace et de moindre effort qu'il sert à établir. Les ondes de cette vibration équilibrée se propagent par une correspondance subtile au-delà du corps physique, dans la forme psychique, où elles établissent un état d'harmonie et de sérénité nécessaire à l'obtention des états supérieurs de l'être. Ces deux phases sont perceptibles dans les mouvements alternés de la respiration et du rythme cardiaque sur lesquels s'appuient la plupart des rites de réalisation métaphysique. Ces rites constituent des procédés qui permettent de participer aux forces collectives émanant de chaque tradition encore vivante. Ce sont par exemple les mantras hindous, les dhikrs musulmans, les danses sacrées, les hymnes et les chants, les prières psalmodiées, les oraisons du cœur, qui mettent le corps et l'âme du récitant en rapport avec le rythme de la collectivité dont il fait partie, et aussi avec le rythme du monde, que Platon appelait la musique des sphères. Tout rite provoque, comme tout acte accompli conformément à l'ordre, la transmutation des éléments subtils de l'être humain et il facilite son retour à l'état de simplicité originelle qui est l'état paradisiaque. Le rite est basé sur une conception intemporelle de l'action, stabilisée dans un éternel présent, où tout peut se répéter, non

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pas à la façon dont la science moderne suppose qu'une expérimentation est possible, mais plus valablement encore, puisqu'une répétition rigoureusement identique exige une « sortie hors du temps », ce que seul le rite peut accomplir. VII. — L'initiation L'initiation, qui doit introduire l'aspirant dans la voie d'une réalisation personnelle, consiste essentiellement dans la transmission d'une influence spirituelle. Cette « bénédiction » est conférée par un maître, lui-même initié, à un disciple grâce à la chaîne ininterrompue, à la filiation effective qui rattache le maître initiateur au début de la chaîne et au commencement des temps. Tout rite d'initiation comporte des gestes symboliques qui témoignent d'une filiation originelle, par exemple le baiser de l'initiateur qui transmet ainsi à l'initié le souffle de l'influence spirituelle qui a présidé à la création du monde. L'initiateur lorsqu'il accomplit des gestes semblables n'agit pas en tant qu'individu, mais comme un anneau de la chaîne, comme transmetteur d'une force qui le dépasse et dont il n'est qu'un modeste suppôt. Pour devenir effective, l'initiation exige de la part de l'initiable trois conditions : une qualification complète, une réception régulière et une réalisation personnelle. Le postulant doit d'abord présenter certaines qualifications physiques, morales et intellectuelles. Car l'initié s'appuie sur une individualité qui, tout en comportant des limites, doit les offrir les moins étroites possibles. Le but étant la conquête active des états supérieurs, ou si l'on veut une communion avec le Soi, principe de tous les états, exige une harmonie absolue de l'âme, une maîtrise parfaite de la sensibilité, un équilibre complet de tous les éléments de l'individualité. Cette exigence écarte tous ceux que frappe un défaut corporel ou une imperfection psychique qui deviendrait un obstacle sur la voie difficile qu'ils désirent aborder, même si ces anomalies provenaient d'un accident. Car tout ce qui arrive à un être lui ressemble et aucun événement ne pourrait l'atteindre s'il n'y avait pas entre eux une communauté de nature. Les conditions les plus impératives pour recevoir l'initiation peuvent se résumer en quatre points : la pureté du corps, la noblesse des sentiments, l'ampleur de l'horizon intellectuel et la hauteur de l'esprit. L'initiation doit être octroyée par un maître qualifié, que les hindous nomment gourou (ou vieillard), les orthodoxes géron, qui a le même sens et les musulmans sheikh, et qui joue à l'égard du disciple le rôle d'un père spirituel, l'initiation étant une seconde naissance. Ce maître le suivra dans les difficultés d'application de la méthode. Quant aux connaissances théoriques, chaque organisation a sa méthode pour en dispenser l'étude. L'initiation une fois reçue, n'est encore que virtuelle. Elle doit être effectivement valorisée par un travail personnel puisque chacun porte en lui-même son propre maître. Ce travail a pour but de réaliser les états qui forment la personnalité. Cette notion des états supérieurs est tellement étrangère à la mentalité moderne qu'elle exige un minimum d'explications. Tout individu même envisagé dans la plus grande extension de ses capacités, n'est pas un être complet, mais seulement un état particulier de la manifestation d'un être, occupant une certaine place dans la série indéfinie des états possibles d'un être total. Car l'existence, dans son unicité indivisible, comporte des modes indéfinis de manifestation et cette multiplicité implique corrélativement pour un être quelconque une multiplicité également indéfinie d'états, dont chacun doit se réaliser dans un degré déterminé de l'existence. Par exemple, ce qu'il y a de corporel dans le moi n'est que la modalité physique d'une individualité particulière qui n'est qu'une condition limitée parmi une multitude de conditions existentielles. L'Existence elle-même dans son ampleur concerne seulement ce qu'on pourrait appeler une possibilité de manifestation, alors que la Possibilité Universelle, suivant Leibniz revu par Guénon, comporte également des possibilités de non-manifestation, pour lesquelles la notion d'existence qui relève de la cosmologie, ou même

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celle de l'être, qui relève de l'ontologie, cessent d'être adéquates. La Possibilité Universelle relève de la seule métaphysique. Si l'on préfère utiliser la terminologie hindoue on dira que le moi ou l'individualité n'est qu'un aspect transitoire et particulier du Soi ou de la personnalité, qui en est le principe transcendant. Ceci doit être étendu dans les trois mondes et concerne non seulement les états de manifestation individuelle qui dépendent d'une forme, mais les états supra-individuels et subtils et plus encore les états de non-manifestation ou états possibles que l'Unicité du Soi englobe dans son universelle totalité. Cette multiplicité indéfinie des états de l'être, qui correspond à la notion théologique de la Toute-Puissance divine, est une vérité métaphysique fondamentale, la plus haute qu'il soit possible de concevoir. Si la réalisation des états supérieurs peut être considérée comme accessible à quelques qualifiés, c'est grâce à l'analogie qui existe entre le processus de la formation du monde et le développement spirituel d'un être, en sens inverse bien entendu puisque cette voie est celle d'un retour au principe. Au point de vue universel, le monde se présente sous trois aspects, un état de non-manifestation représentant la Possibilité Universelle, un état de manifestation informelle ou subtile qui représente l'Ame du Monde et un état de manifestation formelle ou grossière qui est celui du monde substantiel des corps. La création du monde apparaît comme une mise en ordre du chaos ou comme la conséquence d'un « ordre » divin, que la Bible présente comme un Fiat Lux, puisque la lumière a toujours accompagné les théophanies et que l'ordre s'identifie avec la lumière. Le rayon céleste de cet « ordre » ou de cette « influence » spirituelle a provoqué au centre du double chaos de la nature une vibration lumineuse qui a séparé les « eaux inférieures » des « eaux supérieures », c'est-à-dire le monde formel de l'informel, le manifesté du non-manifesté, séparation décrite au début de la Genèse. La surface des eaux, au plan de leur séparation, marque l'état où s'opère le passage de l'individuel à l'universel, plan où se reflète le rayon céleste de l'illumination. Car, comme le Fiat Lux divin, l'influence spirituelle transmise au postulant illumine le chaos ténébreux de ses aptitudes individuelles. Cette étincelle de lumière intelligible s'irradie dans tous les sens à partir du centre de l'être, représenté par son cœur et elle réalise le parfait épanouissement de ses possibilités. Cette action invisible est figurée dans les différentes traditions comme l'épanouissement d'une fleur, rose ou lotus, sur la surface des eaux. Ainsi le rythme cosmique transmis par le rite initial, se répercute dans la vie d'un homme dont la fonction consistera à suivre et à parfaire le plan divin. C'est au moment où il comprend cette finalité que le futur initié devient digne de recevoir l'initiation. Elle se réalise grâce au développement des possibilités déjà incluses dans sa nature. Car aucun mystère ne vient d'ailleurs. Et suivant la célèbre formule hindoue « Ce qui est ici est là-bas et ce qui n'est pas ici n'est nulle part » VIII. — Le centre et le cœur Toute transmission régulière d'une influence spirituelle provient d'un centre qui se rattache par une chaîne ininterrompue au centre primordial lui-même. Géographiquement parlant, il existe des lieux qui sont plus aptes que d'autres à servir de support à cette influence. Une géographie sacrée très précise a déterminé la situation des sanctuaires qui s'y sont développés ultérieurement et qui comptent parmi les plus illustres de l'histoire, comme Delphes, Jérusalem ou Rome pour nous borner à l'Occident. Le rattachement des temples au centre primordial a été symbolisé par leur orientation rituelle et par les pèlerinages qui, y étant attachés, constituaient autant de « retours au centre ». A l'origine des temps, les montagnes consacrées par les théophanies représentaient le centre du monde de chaque tradition, comme le Mérou l'a été pour l'Inde. Sur ces montagnes furent élevés les premiers autels et célébrés les premiers sacrifices. Des pierres levées, des bétyles, furent, à l'image des monts, considérés comme des réceptacles de la divinité. On

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connaît en ce genre l'Omphalos de Delphes, centre spirituel de la Grèce, auprès duquel vaticinait la Pythie, possédée par la présence du dieu. Plus tard, les temples se cachèrent au sein de la montagne dans des cavernes naturelles ou artificielles. Ce renversement de position et de rapport entre la montagne et la caverne s'effectua quand une obscuration progressive de la tradition transforma le lieu céleste en lieu souterrain, lorsque la caverne devint le lieu des initiations et des mystères. Il existe autant de centres dérivés que de traditions. Ils se rattachent tous à une Terre Sainte, siège de la Tradition Primordiale, une contrée suprême, suivant le mot sanscrit Paradesha, dont les Chaldéens ont fait Pardes et les Occidentaux Paradis. Cette contrée suprême prendra dans les différentes traditions bien des apparences, un jardin, une ville, une citadelle, une île, un temple, un palais... Comme son origine est polaire, elle sera aussi le Pôle ou l'Axe du Monde. On la nommera également Terre Pure, Terre d'Immortalité, Terre des Vivants, Terre du Soleil... Considérée géométriquement comme origine de l'étendue ou biologiquement comme germe irradiant dans un geste rythmique la manifestation tout entière, cette Terre, ce centre, qui symbolise un état, est un point de départ pour la genèse des lieux, des temps et des états. En ce lieu privilégié où se reflète le rayon céleste de l'influence d'en haut, les oppositions sont résolues, les contraires unifiés. Point de départ et d'arrivée, origine et accomplissement, principe et fin, il est l'Invariable Milieu de la tradition chinoise, la Station Divine de l'ésotérisme islamique, le Saint Palais de la Kabbale, où la présence Divine, la Shekinah, se cache dans le tabernacle. L'état primordial qui correspond au Paradis, c'est celui d'Adam dans l'Eden, première étape de la réalisation des états supérieurs. L'attribut essentiel des centres qui correspond à l'équilibre physique des corps et des énergies, à l'harmonie des âmes, c'est la Paix de l'esprit, la Grande Paix de l'Islam, la Paix Profonde des Rose-Croix, cette Pax inscrite au seuil de tous les monastères bénédictins. « Si la vraie raison des choses est invisible et insaisissable, dit un texte chinois, seul l'esprit en état de simplicité parfaite peut y atteindre dans une contemplation profonde, au point central où les oppositions sont résolues dans un rigoureux équilibre. » Cette connaissance vraie est possible parce que, suivant le mot d'Aristote, elle est une identification, un isomorphisme comme on dirait aujourd'hui. Ce serait impossible si l'homme véritable n'était pas en quelque mesure plus qu'un homme apparent, grâce au principe immuable qui constitue son essence et qui traditionnellement est situé en son cœur. Car si la connaissance indirecte et discursive dépend du mental et de la raison, la connaissance effective et directe qui relie l'être aux états supérieurs dépend du « cœur intelligent », qui n'est pas une faculté individuelle, mais universelle comme son objet. Du point de vue « microcosmique » toutes les traditions situent le centre de l'être dans « la caverne du cœur ». Le cœur est l'organe de la connaissance, alors que l'organe de l'amour spirituel est le souffle de l'esprit, le pneuma, à cause de son lien avec la vie. Dans le cœur se cache le principe divin indestructible nommé luz par la tradition hébraïque. C'est l'embryon de l'Immortel de la tradition chinoise auquel l'âme reste attachée quelque temps après la mort. Comme ils le montrent plus explicitement que tous les autres, les rites tantriques hindous révèlent que le travail initiatique consiste dans la transformation, dans la résorption progressive de l'énergie subtile de l'homme à travers les différents centres (ou chakras) de son corps, situés le long de la colonne vertébrale, en des lieux d'ailleurs inlocalisables, mais liés au corps même par la mystérieuse vertu des nerfs et du sang. Cette énergie parvient jusqu'au « centre du commandement », situé entre les deux yeux, centre qui se rapporte au « sens de l'éternité » et à l'œil invisible de la connaissance. C'est là que l'être reçoit le commandement de son maître intérieur, qui s'identifie avec l'Atma hindou, au Soi,

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détermination primordiale et non particularisée du Principe que l'on peut nommer l'Esprit Universel. Grâce à lui l'être parvient à la perfection de l'état humain avant de dépasser celui-ci. IX.— Grands et petits Mystères Les étapes de l'initiation comportent une hiérarchie variable de degrés dont il est commode d'emprunter aux mystères antiques leur terminologie, parce qu'elle est susceptible d'une application plus générale. Nous distinguerons avec eux les Petits Mystères, les Grands Mystères et l'Adeptat (ou Epoptie) considérés comme les trois étapes d'une initiation complète. Les petits mystères avaient pour objet de montrer aux mystes les lois du devenir qui commandaient la cosmologie et de restituer l'état primordial. Ils constituaient une préparation pour les grands mystères, à qui était réservé le domaine métaphysique. Ils comportaient surtout des rites de purification par les éléments que l'on appelle quelquefois « voyages » ou « épreuves ». Le myste devait être ramené à une simplicité comparable à celle de l'enfant, de la matière première alchimique, ce qui le rendait capable de recevoir ensuite l'illumination initiatique. L'influence spirituelle que porte cette lumière ne doit rencontrer aucun obstacle dû à des préformations inharmoniques. Dans le langage de la Kabbale cette purification correspond à la dissolution des écorces et en langage maçonnique au dépouillement des métaux, écorces et métaux figurant les résidus psychiques des états antérieurs qu'il convient de dépasser. Les premières épreuves permettaient à l'initié d'échapper au domaine sensible, sans sortir pour autant de la nature. Suivant un symbolisme géométrique emprunté à l'Islam, cette première libération affranchit l'être dans le sens horizontal de « l'ampleur » et elle a pour effet de restaurer l'état de l'Homme Primordial qui s'identifie à l'Homme Véritable du taoïsme. L'individu demeure un homme, mais il est libéré dans son esprit du temps et de la multiplicité. Aux grands mystères étaient réservés les buts proprement spirituels et la réalisation des états supérieurs informels, conditionnés et non conditionnés, jusqu'à la délivrance de ce monde et l'union avec le Principe, but que les traditions nomment de noms divers : vision béatifique, lumière de gloire, identité suprême. Le développement de cette seconde étape s'effectue dans le sens vertical de « l'exaltation », jusqu'à un état que l'Islam nomme celui de « l'Homme Universel » et le taoïsme celui de « l'Homme Transcendant ». Tandis que l'Homme Primordial constitue l'aboutissement et la synthèse des règnes de la nature, l'Homme Universel peut être identifié avec le Principe même de la manifestation tout entière. Si l'on demande comment peut se justifier la prétention de communiquer avec les états supérieurs, on peut répondre qu'il y a là une prise de possession d'un trésor intérieur qui appartient virtuellement à tout homme doué. Ensuite que ces états sont garantis par l'existence de dons correspondant à ce que l'on nomme généralement révélation et inspiration. Ce qui apparaît extérieurement comme révélation se manifeste intérieurement comme inspiration. Les moyens efficaces se répartissent en deux phases, le détachement et la concentration, étant entendu qu'il ne peut y avoir de concentration sans préalable détachement. Revenons aux mystères antiques qui permettent d'intéressants aperçus sur le processus initiatique. Le postulant subissait un jeûne sévère avant d'aborder les purifications par les éléments qu'il subissait nu et en silence. Les épreuves revêtaient la forme de voyages successifs, mis respectivement en rapport avec les différents éléments, voyage sous la terre, puis à la surface des eaux, enfin dans l'air par une ascension céleste. L'exploration souterraine figurait une descente aux Enfers, c'est-à-dire aux états inférieurs de l'être. On connaît le sens de cette katabase destinée à récapituler les états précédant l'état humain et permettant au myste d'épuiser les possibilités inférieures qu'il porte en lui, avant

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d'aborder l'ascension ultérieure. L'initiation étant considérée comme une seconde naissance, cette descente infernale figurait une mort au monde profane. Le changement d'état se passait dans les ténèbres, comme toute métamorphose, et en même temps le myste recevait un nom nouveau représentant sa nouvelle entité. Mort et renaissance ne constituaient que les deux phases complémentaires d'un même changement d'état vu de deux côtés opposés. La seconde naissance étant une régénération psychique, c'est dans l'ordre psychique que s'effectuaient les premières étapes du développement initiatique. Le stade crucial, l'état-charnière, se plaçait au moment du passage de l'ordre psychique à l'ordre spirituel que réalisaient les grands mystères. C'était là une troisième naissance qui représentait une libération hors du cosmos et qui était symbolisée par une sortie hors de la caverne. Aux mystères d'Eleusis, l'union finale avec la divinité était figurée par une hiérogamie célébrée entre le hiérophante et la déesse, personnifiée par une prêtresse. Le fruit de cette union était annoncé sous le nom du myste lui-même, intégré dorénavant dans la famille des « fils du ciel et de la terre » comme le disaient les tablettes orphiques. Un an après, les mystes pouvaient accéder au rang d'épopte, c'est-à-dire de contemplatif ou d'adepte, ce qui consacrait leur état virtuel d'union permanente avec la divinité. X. — Les trois voies. Castes et métiers Dans son chemin de retour vers sa patrie céleste, comme disait Plotin, chaque être suit d'abord un chemin strictement individuel. Au début, il existe une indéfinité de voies particulières. Cette multiplicité, qui obéit à une nécessité de fait et de méthode, ne s'oppose pas à l'unité de la doctrine. Les voies individuelles finissent par se joindre suivant une affinité de fonction et de nature. La tradition hindoue distingue finalement trois voies principales ou margas, la voie de l'action (karma), celle de la dévotion (bhakti) et celle de la connaissance (jnana). Elles se réduisent pratiquement à deux, car les deux premières relèvent des petits mystères et de l'initiation royale, tandis que la dernière représente les grands mystères et l'initiation sacerdotale. Il existe entre ces trois voies et les trois castes principales hindoues une correspondance naturelle qu'il ne faudrait pas limiter à l'Inde. On trouve dans toute société une distinction analogue à celle des castes hindoues, puisque celles-ci expriment des fonctions universellement remplies, quelle que soit la société, une fonction d'enseignement et d'information, qui dans l'Inde appartient à l'autorité des brahmanes, une fonction régulatrice d'administration et de justice qui relève de la caste guerrière des chevaliers (kshatrya) et du pouvoir royal, enfin une fonction économique d'échange d'argent et de marchandises, qui dépend de la caste des marchands et artisans (vaishya) pour qui étaient réservées des initiations de métiers. Or il est remarquable que dans l'ancienne Rome le dieu Janus (identique au Ganesha hindou) qui était le dieu des corporations d'artisans, ait également présidé aux mystères. Ses attributs essentiels étaient les deux clefs d'or et d'argent de l'autorité spirituelle et du pouvoir temporel. La clef d'or était celle de l'initiation sacerdotale et des grands mystères. La clef d'argent celle de l'initiation royale et des petits mystères. C'est en qualité de maître des temps que Janus possédait ces attributions déterminées par le lien qui réunit le travail au rythme des jours, puisque à l'origine, le travail exclusivement agraire était commandé par le retour des saisons, ce que faisait comprendre le fameux épisode de l'épi de blé que Déméter montrait aux mystes en silence. Janus ouvrait donc et fermait le cycle du temps, ce qui demeure l'attribut le plus redoutable de la Papauté, héritière des deux clefs symboliques. C'est pourquoi les corporations célébraient en l'honneur de Janus les deux fêtes solsticiales d'hiver et d'été, qui s'identifient encore aujourd'hui avec les deux Saint-Jean, célébrées aux mêmes solstices. Comme le travail agricole, toute science, tout art, tout métier peut servir la réalisation de l'homme dans son déroulement temporel. Nous retrouvons ici la même correspondance entre l'ordre cosmique et l'ordre humain, entre la réalisation d'un être et le train du monde, qui constituait le secret des initiations antiques. Toute activité exercée sur le monde extérieur lorsqu'elle dérive des principes et qu'elle est

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transposée spirituellement peut devenir un rite susceptible d'une profonde répercussion sur celui qui l'accomplit. C'est pour lui le meilleur moyen et quelquefois le seul de participer effectivement à sa propre tradition. Ainsi envisagé, le métier devient un sacerdoce et une vocation dans le vrai sens du mot appel. C'est l'accomplissement par chaque être d'une activité conforme à sa nature, qui servira de base à son initiation, puisque celle-ci doit partir de l'individu. La qualification initiatique se confondra alors avec la qualification professionnelle. Mais l'initiation qui prend le métier pour support aura une répercussion sur son exercice. L’œuvre née du métier deviendra le champ d'application d'une connaissance, son expression adéquate et symbolique. Elle pourra devenir un chef-d'œuvre pour employer le mot dans son plein sens, lorsqu'il est donné à un ouvrage rituel exécuté à la fin de l'apprentissage d'un artisan initié. Dans l'Inde, la fonction sociale était déterminée par les qualités héréditaires. Le système des castes, fondé sur la nature profonde et les dons de l'homme, est une libération et les erreurs d'application du principe ne doivent pas en diminuer la valeur. Les avantages sautent aux yeux. La caste exclut la concurrence et le chômage, répartit le travail, garantit sa qualité, le rend agréable et facile. On arrive avec elle à une qualification quasi organique, difficilement réalisable d'une autre façon, et qui assure la transmission des secrets techniques de père à enfant. La stabilité du système est telle que les seules organisations initiatiques historiquement connues en Occident dérivent des initiations de métiers. C'est le Compagnonnage et la Maçonnerie, qui étaient à l'origine des initiations artisanales. XI. — Les contes populaires L'initiation était généralement réservée aux individus des trois premières castes, du moins dans l'Inde. Il fallait bien que ceux qui n'y étaient pas admis, les femmes, les enfants, les étrangers, les hors-castes, puissent avoir accès à la tradition du pays où ils vivaient. Or, les doctrines sacrées transmises oralement ont traversé les siècles sous deux formes bien différentes, une forme sacerdotale conservée par les prêtres comme la Bible ou les Védas, et une forme populaire demeurée orale jusqu'à nos jours et qui s'exprime dans les contes et les mythes, ces symboles incompris. Ce que contiennent ces légendes ce ne sont pas, comme on le croit, des fabulations enfantines, mais un ensemble de données de caractère doctrinal qui couvre la sagesse des anciens âges sous une fable préservée de toute déformation par son obscurité même. Ce rôle des contes fut si efficace que tous les peuples du monde possèdent des versions des mêmes thèmes, dont on a dressé des répertoires. Ces récits ne proviennent pas comme le suppose une théorie à la mode d'un inconscient collectif, mais ils constituent une mémoire ancestrale, on pourrait dire une sur-mémoire. Car cette mémoire immanente forme le résidu incompris d'une conscience ancienne. Il n'est pas très difficile de reconnaître dans la séquence des contes les thèmes initiatiques que nous avons esquissés. Dans toutes les traditions il est fait allusion à quelque chose qui aurait été perdu ou caché à une certaine époque. C'est par exemple le soma des Hindous, le haoma des Perses, la prononciation du nom divin d'Israël, la parole perdue de la Maçonnerie, le vase sacré de la légende du Graal, le dieu caché d'Isaï, la Pierre Philosophale des alchimistes, l'eau de Jouvence des mythes et même le Paradis Perdu de la Bible, qui en révèle justement la signification puisqu'il s'agit de l'état primordial, du sens de l'éternité, du lien avec la tradition qu'il convient de renouer, d'une vérité plutôt cachée que perdue. Dans les contes, il arrive que le héros doit, lui aussi, aller à la recherche d'un pays inconnu, d'un objet caché ou d'une fiancée disparue. Aidé d'appuis surnaturels, il réussit à

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vaincre les obstacles et parvient au but de son voyage qui retrace le processus des épreuves initiatiques. Le héros est souvent un jeune homme ou le plus jeune de trois frères ou mieux encore un enfant qui rappelle l'état d'enfance des mystères. Au lieu d'avoir à rechercher un trésor ou une fiancée, il arrive que le héros doit se retrouver lui-même, lorsqu'il a subi une métamorphose animale, et la transformation n'en est que plus parlante. Ou bien il a seulement perdu une partie de son corps ou une faculté spéciale, généralement la voix, la vue, l'intelligence, la jeunesse, la beauté. Mieux encore, il est parfois en quête de son cœur ou de la lumière. Le héros n'est jamais abandonné à ses seules forces et il jouit d'une aide surnaturelle, soit qu'il ait été doué à sa naissance par les « fées », soit qu'il reçoive le secours de personnages puissants ou de génies représentant une influence spirituelle. Cette influence est quelquefois attachée à un objet magique, eau de Jouvence, eau de vie ou de mort, qui représente la boisson d'Immortalité. Mais surtout la puissance lui est concédée sur les trois mondes, grâce à trois attributs classiques qui sont par exemple ceux d'Hermès, le pétase, le caducée et les talonnières, qui dans l'initiation royale se transforment en couronne, sceptre et souliers, remplacés dans la consécration chevaleresque par le heaume, l'épée et les éperons. Dans nos contes, le modeste héros populaire se contente du bonnet qui rend invisible, du bâton qui rend invincible et des bottes qui donnent le pouvoir d'omniprésence. Il est souvent question dans les contes d'un « langage des oiseaux » dont la connaissance révèle au héros les choses cachées. Ce langage est proprement la langue poétique, unifiante et pacifiante, celle des dieux et des anges. Comprendre la langue des oiseaux signifie avoir atteint le plus haut degré de connaissance et de sagesse. Siegfried après avoir vaincu le dragon, c'est-à-dire les forces inférieures, comprend le langage des oiseaux. Il existe d'ailleurs, entre l'âge du héros, le lieu de l'action et les porteurs d'influences, une correspondance particulière. Les démons, les serpents, images des états inférieurs, habitent une sombre forêt, fréquentée par de vieux magiciens. Les oiseaux au contraire sont les hôtes des jardins, c'est-à-dire de l'Eden, et favorisent les jeunes gens. On sait que la première et nécessaire étape de toute initiation consiste dans une mort virtuelle. Cette mort est représentée dans les contes de bien des façons. D'abord par une mort corporelle. Dans ce cas le héros est tué et coupé en morceaux, comme Dionysos et ses os servent à un être « doué » pour le ressusciter jeune et beau. Ou bien le héros se perd dans le monde infernal, représenté comme une grotte, un palais souterrain, une sombre forêt, le fond d'un lac ou une chambre interdite comme dans Barbe-Bleue, qui sont des symboles équivalents. La mort peut être remplacée par une déchéance dans la hiérarchie des états, représentée par exemple par la perte d'un œil, comme dans le récit du Calender des Mille et Une Nuits, perte qui signifie celle de l'intelligence. Passons sur les épreuves ou voyages, pour arriver au but de la quête qui consiste dans la prise d'un objet merveilleux, telle la Toison d'Or de Jason, le Graal de Perceval, les Pommes d'Or ou la Rose de l'Amant. Cette ultime étape peut être assimilée à un réveil, provoqué par le baiser initiatique, comme celui que reçoit la Belle au Bois Dormant ou à une métempsycose comme dans l'Ane d'Or d'Apulée. L'obtention de l'état d'union est souvent figurée par la conquête d'un être chéri, ce qui explique la fréquence et presque la clause de style du mariage final, véritable hiérogamie analogue à celle des mystères. D'ailleurs considérée sous cet angle, la plus évoluée des littératures des siècles récents ne semble pas avoir cessé d'être un rite profané, puisqu'elle essaie depuis toujours de reconstituer le destin des hommes. Il est facile de constater que ce qui vieillit dans une œuvre, ce qui date, c'est sa «psychologie» trop liée à la caste sociale, aux mœurs du temps et à son histoire. Ce qui subsiste au contraire et qui dure, c'est la séquence de l'action, c'est-à-dire celle des rites. L'histoire d'un homme, sa progression et sa chute à travers les obstacles, voilà le sujet éternel des contes et des romans. Il y a des œuvres où cet aspect

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est particulièrement visible, l'Odyssée, Pantagruel, la Quête du Graal, la Comédie de Dante, les drames de Shakespeare, le Faust de Gœthe qui a pour source un ancien rituel d'initiation compagnonnique. Wilhelm Meister fait appel au symbolisme du théâtre, les autres à celui du voyage, de la navigation ou de la guerre. A l'opposé de cette littérature savante, les contes populaires n'utilisent pas le symbolisme de l'action d'une façon accessoire, mais essentielle. Ils réduisent les principes en acte et ils éliminent en même temps le sens littéral par son absurdité apparente, pour laisser jouer avec la plus grande clarté le sens symbolique. L'évidence est telle que si l'on refuse aux contes ce sens supérieur, aucun autre n'est là pour sauver la substance même du récit. C'est pourquoi le conte populaire présente le surnaturel à l'état pur. XII. — Le monde intermédiaire Sur le chemin de sa libération, l'initié n'avait pas jusqu'ici rencontré d'obstacle majeur, ni d'erreur possible de direction. Le monde matériel de la multiplicité qui s'impose par son évidence ne les permettait pas. Plus tard lorsqu'il abordera le monde informel, les erreurs ne seront plus possibles Il n'en va pas de même lorsqu'il affronte la zone d'entre-deux, le monde intermédiaire qui est celui des luttes, des tentations, des épreuves, en un mot celui de la dualité. C'est le domaine des états psychiques ou subtils de la manifestation informelle, où se rencontrent les prolongements extra-corporels des individus, les énergies des entités non humaines, les influences des « génies élémentaires » ou élémentaux de Paracelse, que les traditions nomment gnomes, ondines, sylphes, salamandres, djinns, démons. Les forces obscures, abandonnées par les cultes disparus, s'y mêlent à des énergies authentiquement angéliques et à des influences errantes, comme le disent les Chinois, pour former un monde fascinant, étrange et dangereux. D'autre part, si ce monde est celui des combats et des échanges, il est aussi celui des illusions et de la beauté. C'est en effet le domaine des images de la Maya hindoue. Là, les idées prennent forme, les langues s'organisent, les influences se transmettent, les âmes nouent des alliances. Ce monde en perpétuel changement est illusoire, comme celui des rêves, et cela dans les deux sens, aussi bien du point de vue du Principe dont il n'est qu'un reflet changeant et duel, que du point de vue du monde terrestre qui le revêt d'une forme temporaire, correspondant à un équilibre provisoire jusqu'à sa prochaine transformation. Pour nous ce monde est inévitable, nécessaire, bien que d'une importance fort variable suivant les êtres qui se manifestent et par là le manifestent, car c'est le lieu de rencontre de la création humaine et de l'inspiration divine. Le monde intermédiaire correspond, dans le symbolisme des cieux, à la partie la moins élevée de ceux-ci, à la sphère de la Lune, qui constitue le premier ciel. L'Inde place au centre de ce monde subtil et médiateur, le germe de toute création, figuré dans le concept de l'Œuf du Monde et de son germe appelé Hiranyagharba ou embryon d'Or, qui se manifeste comme une boule de feu d'une énergie vibratoire. Ceci du point de vue du cosmos, car du point de vue de l'être ce centre se reflète dans le pinda. Vue de ce centre, la transformation perpétuelle du monde paraît un jeu de la Maya, mot que l'on peut traduire par art, mesure, autant que par illusion, parce qu'il signifie l'action divine distincte de la volonté divine et que cette illusion est notre mesure. La création du monde, transposée dans le temps, est forcément ininterrompue, puisque cette apparition éphémère doit être constamment renouvelée. Une création achevée serait logiquement absurde et c'est en cela qu'elle est illusoire, c'est-à-dire temporelle. La réalisation cosmique d'une imagination divine l'exténue et la rend périmée. La création doit donc être un flux perpétuel comme l'eau qui coule crée la permanence du fleuve. L'imagination humaine qui emprunte ses pouvoirs à l'énergie subtile de ce monde médiateur n'est pas la douteuse faculté qui nous abuse de ses phantasmes, mais une

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fonction psychique autonome, un instrument de liaison et un organe de perception Elle se polarise d'un côté en un organe de communication avec le monde intermédiaire et de l'autre en un organe d'action préparatoire appliquée au monde sensible. Elle présente à l'homme et notamment à l'artiste le modèle de la « chose à faire ». Sa créativité est une mise en rapport grâce à l'énergie de l'élan spirituel, de l'intention, de la concentration du cœur. XIII. — Mysticisme et magie Plus une tradition ou une religion est ancienne et plus sont multiples les états qui peuplent le monde intermédiaire qu'elle envisage, comme le montrent les mythologies exubérantes de l'Egypte, de l'Inde et de la Grèce. Pour les descendants de ces traditions, il y a là un dangereux héritage. Car ce monde, plus complexe et plus étendu que le monde des corps, offre un chaos d'influences diverses au milieu desquelles l'être en devenir risque un permanent naufrage. Les mêmes forces et les mêmes phénomènes peuvent avoir des causes exactement opposées et la doctrine de l'Islam insiste sur le fait que c'est par l'âme (nefs), qui relève du monde intermédiaire et subtil, que Satan a prise sur l'homme. C'est seulement à ce stade qu'il peut devenir l'Adversaire du Dieu Non Suprême puisque ce monde est celui de la dualité, alors que le Principe Suprême et transcendant, identique à Brahma non qualifié, est toujours hors d'atteinte. Il convient donc, avant d'aller plus loin, de distinguer l'ésotérisme des disciplines avec lesquelles le lecteur pourrait les confondre, notamment la magie et la mystique. Au sens ordinaire du mot, le mystique jouit d'un état passif, de grâce surnaturelle dont l'éveil involontaire ne permet pas toujours de reconnaître la véritable nature. Cette conception passée de la mystique ne rend pas justice aux grands mystiques chrétiens au sens canonique du terme, qui, comme le montre la vie de saint Jean de la Croix, ont réalisé des états fort élevés, rien moins que passifs, et très supérieurs en tout cas à ceux des initiés simplement virtuels. L'étude de la théologie mystique montrerait au contraire une équivalence certaine entre les états spirituels des saints et ceux des chaktas d'Orient. La vraie différence se trouve dans l'absence d'une chaîne spirituelle, ce qui isole le mystique chrétien au sein de sa propre tradition, tandis que l'initié oriental est reconnu, accepté, aidé par une organisation légitime. Quant à la magie, son cas est tout à fait différent. C'est une science expérimentale traditionnelle qui n'a rien de religieux. Les opérations magiques obéissent à des lois précises que le magicien se borne à appliquer. Pour ce faire, il capte et utilise les forces psychiques disponibles du monde intermédiaire. Ces forces subtiles sont liées à l'état corporel de deux façons différentes, par le système nerveux et par le sang. Leurs effets sont comparables à ceux d'un champ de forces que le magicien dispose à différentes fins. Dans le monde des corps, ces influences agissent par l'intermédiaire d'entités subtiles, comme les élémentaux des règnes de la nature, ou certains objets ou certains lieux. L'action magique est basée sur la loi de correspondance qui lie par affinité les éléments naturels et transforme certains objets en condensateurs d'énergie. Quelquefois, comme dans l'Inde, le magicien fixe ces forces sur son propre corps et s'attire des pouvoirs qui dépassent ses capacités ordinaires. La « condensation » et la « dissolution » de ces conglomérats de forces subtiles sont comparables aux opérations alchimiques de « coagulation » et de « solution » que l'on nomme aussi « appel » et « renvoi » en magie cérémonielle. Quand tout lien est rompu entre ces influences errantes et l'ordre spirituel, elles tombent dans le domaine de la sorcellerie, qui utilise les formes les plus basses de la magie noire, devenues démoniaques. Parmi celles-ci, les plus redoutables proviennent d'influences dont l'esprit s'est retiré, hors de tout support physique. C'est ce qui explique le caractère nocif des restes des anciennes religions et des traditions mortes, surtout lorsqu'il s'agit des « âmes des morts », doubles égyptiens, ob hébreux, manes latins et même idoles du « paganisme » car les dieux abandonnés tombent au rang de démons. Ce mélange de

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métempsycoses anonymes du monde intermédiaire, ce brassage de forces obscures et redoutables explique la nécessité d'une connaissance très développée de la part de l'être qui doit obligatoirement « traverser » ce champ de forces, franchir de nombreuses étapes avant d'atteindre la zone des sommets, celle des états, proprement spirituels, qui deviennent alors ce que l'ésotérisme musulman appelle des stations, c'est-à-dire des états stables et définitifs. XIV. — Action, amour, beauté Les deux premières voies initiatiques qui définissent les petits mystères, celles de l'action et de la dévotion, sont pratiquement aussi inséparables que l'âme l'est du corps, de telle sorte qu'elles ne forment qu'une seule voie. Le plus saint des spirituels ne peut s'abstenir d'action sous peine de ne pas survivre une heure. « Il n'est personne en cette vie, dit Maître Eckhart, qui ait atteint le point qui libère du travail » L'action prend sa source dans une intention qui unifie les velléités successives de l'individu et remplace l'anarchie intérieure par ce que Mohammed appelait « la grande guerre sainte », celle que le moi exerce contre les forces intimes et destructrices. C'est moins la direction originale de la force qui importe que son énergie, sa puissance et son élan. Car l'intention droite peut justement redresser cette force dans le bon sens, comme le judo retourne contre l'adversaire son élan aveugle. Dans ce cas, l'intention lucide règne sur l'âme comme, dans la parabole évangélique, le paralytique clairvoyant conduit l'aveugle ingambe ou comme le maître du char dirige le conducteur du char. L'action parfaite est celle qui transforme son auteur autant et plus que la chose ou l'adversaire. « Toute âme est l'otage de ses actes », dit le Qorân. Et la tradition ajoute : « A chacun il sera donné ce à quoi il tend » L'acte n'est que le geste apparent et occasionnel d'une intention permanente vers une fin qui la dépasse. « Aucune puissance en acte, dit saint Thomas dans son vocabulaire scolastique, n'a d'effet sur une potentialité non ordonnée à sa fin » Ce qui signifie que l'action ne peut devenir une voie initiatique que si elle est vraiment un mode de l'être, si elle correspond à une vocation providentielle, avec laquelle la volonté s'identifie. La Bhagavad Gita, ce livre sacré de l'Inde, a magnifiquement éclairé le combat intérieur du moi et du Soi dans le dialogue qu'échangent Krishna et Arjuna sur leur char de guerre. La guerre représente ici à la fois une bataille historique, un conflit de forces cosmiques et un combat intérieur. Krishna est le Soi, Arjuna le moi. Devant la lutte fratricide qu'il doit affronter, Arjuna faiblit et son âme se trouble. Il ne se résigne pas à frapper les hommes de son sang. Mais Krishna lui démontre que l'abstention serait un forfait à sa vocation et à l'honneur et qu'au surplus elle n'empêcherait rien. « Celui qui sait voir l'action dans le repos et le repos dans l'action celui-là seul est sage » Et Krishna ajoute « La connaissance vaut mieux que l'ascèse (ou action contre soi-même) mais la contemplation vaut mieux que la connaissance et le détachement mieux que la contemplation » Ceci parce que le renoncement aux fruits de l'acte conduit à la paix du cœur, vrai but du travail initiatique. Ce détachement débouche sur la voie de la dévotion spirituelle et du « pur amour ». Car la voie de l'action qui conduit au dieu vivant est une voie d'amour. Ce mot peut et doit, par transposition analogique, aller au-delà du sentiment trop humain qu'il a coutume de désigner, mais qui en fait dépasse l'individu et s'avère aussi profond que la connaissance. Il préfigure la fusion de l'être avec sa cause. La connaissance étant le plus désintéressé des amours, leur but est identique, c'est l'union qui abolit la distinction du toi et du moi, ce qu'éclaire le symbolisme de l'Agni hindou, feu primordial, médiateur entre les dieux et l'homme, qui se polarise en lumière de la connaissance et chaleur de l’amour. Pour une connaissance impassible qui ignorerait que la divinité ne nous est accessible que sous un aspect de charité et de beauté, l'amour divin serait incompréhensible. Entre la connaissance et l'action, l'amour jette un pont, celui de la beauté qui constitue le caractère éminent du monde des images. C'est dans le beau que la connaissance vient communier le

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plus facilement avec l'amour et que se réunissent en un même chemin les sentiers de l'action, de la dévotion et de la connaissance. Toute la poésie initiatique, et notamment la poésie soufie, est un hymne à la beauté du monde, reflet de la beauté céleste. « C'est d'elle, déclare Djami, qu'est épris tout cœur amoureux qu'il le sache ou non. Elle est à la fois le trésor caché et l'écrin visible... Bois à la coupe des apparences si tu veux ensuite goûter la saveur de l'élixir » Sur ce point les poètes initiés de la Perse ne font que répéter l'enseignement des autres traditions exprimé dans les Védas ou chez Pythagore, Platon et Denys, qui magnifient le pouvoir d'une beauté évocatrice du divin. Dans toutes les traditions chevaleresques, qui relèvent de l'action, le caractère féminin du Principe apparaît avec évidence. Il peut être représenté par des énergies personnifiées comme la Sagesse, la Force, la Beauté. Il peut prendre pour support un aspect divin comme la Présence Divine, la Shekinah hébraïque ou la Shakti hindoue. Plus simplement, il peut prendre l'apparence d'une Dame inspiratrice comme la Madonna Intelligenzia de Compagni, la Nizam d'Ibn 'Arabi ou la Béatrice de Dante. Aux confins du monde intermédiaire et du monde informel, la beauté du monde des Images apparaît comme centre intercesseur à la fois modèle de l'art humain, qualité cosmique et Nom Divin. « Dans la beauté des créatures, dit Ibn 'Arabi, nous n'aimons jamais que Dieu. Il est celui qui, dans chaque être aimé, se manifeste au regard de chaque amant. La femme est sans doute le plus haut type de beauté terrestre. Mais cette beauté n'est rien d'autre qu'une manifestation et un reflet des attributs divins. La contemplation de Dieu dans la femme est la plus parfaite » Ainsi s'explique l'Amour Courtois, considéré comme le moteur de toute action et le principe de tout mérite. Le sentiment qui l'accompagne est le gai savoir qui est un état de grâce, d'enthousiasme et d'assentiment au monde d'enivrement pour sa beauté. C'est le secret des Fidèles d'Amour dont était Dante et aussi des initiés persans chez qui le sentiment du beau devient créateur en éveillant dans l'âme de l'homme un amour divin dont l'amour profane n'est qu'un reflet dégradé. Dieu n'est plus l'Infini inatteignable, mais l'Ami miséricordieux qui se révèle à nous dans la présence d'une égale nostalgie et comme une âme en quête de notre amour. C'est le sens de la parole d'Allah rapportée par le Prophète « J'étais un trésor caché et j'ai désiré être connu. » Ainsi sur la voie de l'initiation, la gnose a besoin, à ce stade, du moteur de l'amour. La concentration de toutes les facultés dans le cœur permet leur exercice simultané en évitant l'abstraction mortelle d'un pur intellectualisme. L'intelligence devient amour de la vérité et l'amour devient intelligence du cœur, ou, comme le disent les soufis, il se transforme en cœur intelligent. Comme l'amour est le secret de celui qui aime, il reste aussi le symbole le plus direct et le plus exact de la vérité ésotérique. Comme l'a dit Djelal ed-Din Roumi, « la raison qui commente l'amour est comme un âne qui se roule dans la boue. L'amour seul peut expliquer l'amour » XV. — La grande paix. La prière du cœur A partir de l'état représenté par l'Homme Primordial, les voies d'action et d'amour s'unissent à la voie de la contemplation, qui devient celle de la simplicité, de l'enfance et de la paix. Pour comprendre la nature de cette paix, il est nécessaire de considérer le rite du Sabbat. Le Sabbat est le seul rite solennel institué par les Tables de la Loi juive. Il interdit toute action de l'espèce la plus anodine, comme de ramasser du bois, de faire du feu ou de cueillir une fleur. Car la conception talmudique de l'action ne met pas l'accent sur la notion d'effort, mais sur la rupture d'équilibre cosmique causée par le plus infime changement apporté par l'homme au monde et qui fierait une violation du pacte d'alliance entre Dieu et son peuple. C'est là une notion qui correspond exactement à la non-intervention de l'Inde et au non-agir du taoïsme, comme à la Paix Profonde des Rose-Croix. L'homme se sépare pour un temps de la nature en perpétuel devenir et il se libère du temps. Il retourne à un état primordial ou primitif d'harmonie avec l'ambiance, avec les plantes et les animaux, état édénique qui était celui du Paradis. Le Sabbat est ainsi un

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retour au Principe, en même temps qu'une anticipation des temps messianiques quand « les épées se changeront en socs et quand le lion et l'agneau vivront en paix » Pendant le Sabbat, la seule activité permise est la prière qui est la forme la plus élevée d'action quand, au-delà de l'accomplissement d'un travail, elle devient la réalisation d'un état. L'oraison est la voie d'accès à cet état. La faculté qui la facilite est l'intention matérialisée par l'orientation rituelle imposée dans la plupart des traditions. L'oraison la plus simple consiste dans l'invocation du Nom divin, qui est une prise de conscience de l'absolu, une descente de l'intelligence dans le cœur, qui purifie l'âme, ramène la paix et ouvre l'esprit aux instances d'en haut. Tout travail initiatique doit être accompli au « Nom » du principe spirituel dont elle procède. Tout rite pour être valable doit commencer par une invocation à ce Nom, surtout s'il s'agit d'une « prière du cœur » comme elle est définie dans l'hésychasme, le bouddhisme et la prière des Soufis. Un premier mode d'oraison est celui qui demande une grâce et son efficacité dépend en partie de l'importance de la collectivité traditionnelle dont le suppliant est membre. Car toute collectivité possède, outre sa puissance matérielle, une capacité psychique dépendant de ses membres présents et passés d'autant plus grande qu'elle est plus nombreuse et plus ancienne. Chacun peut utiliser cette force en se mettant en harmonie avec l'ambiance collective et en observant les rites prescrits. Toute prière faite dans ces conditions s'adressera à l'esprit de la collectivité que l'on peut nommer son dieu. La condition d'efficacité de cette prière consiste dans une présence spirituelle appelée par l'invocation du « Nom » et qui peut être représentée par le maître, surtout si le disciple est seul. Si la réunion de plusieurs membres est exigée, comme dans la Maçonnerie, la collectivité peut tenir lieu de maître. Et la Kabbale enseigne que lorsque les sages s'entretiennent entre eux des mystères divins, la Shekihah (ou présence divine) se tient invisible entre eux. La condition essentielle est une influence qui peut être concentrée en un lieu comme un temple, dans un objet comme une relique ou comme dans l'Arche d'Alliance hébraïque. Dieu visite le cœur du fidèle suivant la conception qu'il en a. Absurde serait la supposition que par la prière on puisse atteindre l'Essence. « Chacun de nous, dit Ibn 'Arabi, prie son Seigneur. Il n'y a pas de prière plus élevée » Dans une acception plus haute, l'oraison n'est plus une demande, mais une aspiration de l'être vers l'Universel dans le but d'obtenir une illumination intérieure qui est le premier degré de l'initiation effective. Bien qu'intérieure, cette incantation peut s'extérioriser par des paroles et des gestes qui déterminent des vibrations rythmiques se répercutant dans les états supérieurs. Leur but est la réalisation de l'Homme Universel par communication avec la totalité des états. Cette oraison du cœur peut subsister même quand le mental est occupé ailleurs et saint Antoine remarquait que la prière n'est parfaite que si l'on ne s'aperçoit pas que l'on prie. Il existe une étroite connexion entre l'oraison et l'illumination qu'elle poursuit. L'illumination est un reflet de l'oraison. Ainsi apparaît la création elle-même qui peut être dite une oraison, un souffle du créateur qui se manifeste dans la lumière créée, lumière cosmique, donnée comme Vie et dont la vibration constitue le principe. La prière de l'homme est un écho en retour de cette vibration. Cette réponse est notre « manière d'être ». « Chacun connaît le mode de prière et de glorification qui lui est propre », dit le Qorân. Cinq siècles avant, Proclus avait émis une même vérité en disant que « chaque être prie à la place qu'il occupe dans la nature » Certes, l'adorant peut quelquefois croire qu'il n'est pas entendu, qu'il n'obtient pas de réponse. C'est qu'il est encore incapable de comprendre que cette réponse est lui-même. L'oraison est un monologue intérieur, une effusion par laquelle l'homme reprend force dans une communication avec le Soi. Ce qu'Ibn 'Arabi a exprimé en disant « C'est le Même qui parle et qui écoute. » L'amour divin est un sentiment

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qui unit deux êtres en un circuit fermé. « Viens en moi, dit Hallaj, Te remercier Toi-Même » En Dieu il n'y a pas d'autrui. L'entretien est un dialogue muet entre le fidèle et le Nom Divin qu'il invoque en lui. « Je ne suis connu que de toi et tu n'existes que par Moi », dit le Seigneur à son ami fidèle. A quoi Ibn 'Arabi répond : « Là où je le nie, c'est Lui seul qui me connaît. Lorsque c'est moi qui Le connais, alors je Le manifeste. » XVI. — Les lieux et les états Les changements subis par l'être au cours de son développement intérieur sont en nombre indéterminé et constituent autant de « prises de conscience » réunies en parfaite simultanéité dans le Soi. Les degrés initiatiques généralement reconnus ne correspondent qu'à une vue générale des principales étapes. Cette hiérarchie visible ne peut distinguer que des fonctions et ne reflète pas la véritable hiérarchie invisible. D'ailleurs tous ces degrés n'existent que virtuellement tant qu'une réalisation ne leur a pas donné l'existence. Comme disent les soufis « les stations n'existent que par ceux qui stationnent » De ce point de vue l'initiation peut être définie par une métaphysique vécue, dont le développement spirituel est proportionné à la conscience que l'initié en a dans son cœur. La hiérarchie initiatique est représentée par des symboles topologiques tels que les divers « cieux » Mais il faut comprendre que ces divers cieux, comme les autres lieux, sont essentiellement des états. Nous avons rencontré une première distinction entre les petits et les grands mystères. Le chemin qui les unit — et les sépare — est fort long à parcourir. Le taoïsme y reconnaît trois stades, celui de l'Homme Sage, postulant qualifié, celui de l'Homme Doué, de l'Homme sur la Voie et de l'Homme Véritable, autre nom de l'Homme Primordial islamique. D'autres traditions reconnaissent sept étapes généralement en correspondance avec les sphères célestes. D'autres en comptent douze. A chaque ciel, le Moyen Age a rattaché un des sept arts libéraux dont l'étude servait de support à l'obtention du degré correspondant. Au point de vue microcosmique, on peut rapprocher cette division des six centres subtils (roues ou lotus) que le bouddhisme tantrique localise le long de la colonne vertébrale de l'homme. Ces lotus représentent des « formes de conscience » issues de l'énergie cosmique lumineuse et sonore, dont le développement graduel et ascendant, provoqué par les rites, accorde à l'homme certains pouvoirs jusqu'à la réalisation totale de l'être. Cette division peut être également rapprochée des six étages des séphiroth de la tradition hébraïque. Il est impossible d'établir une exacte équivalence entre les différents degrés des états supra-individuels institués par chaque tradition. Ce que l'on peut dire, c'est que ces entités diverses remplissent les mêmes fonctions symboliques d'intermédiaires et qu'elles représentent des états provisoires, et même facultatifs, éons, puissances, perfections, devas (ou dieux) hindous, anges chrétiens, idées platoniciennes, démons ou dieux grecs, séphiroth hébraïques, énergies incréées de l'Orthodoxie, Noms Divins de l'Islam. Ce sont en fait des attributs divins personnifiés ou non, des puissances qui comblent la distance séparant l'Homme Primordial de l'Homme Universel. Ces entités sont des attributs du Principe et non des êtres séparés, comme le suppose l'idolâtrie, erreur qui consiste à prendre le symbole pour la chose symbolisée. L'étape la plus importante, l'état-charnière, se place à la fin des petits mystères et au début des grands. C'est l'état-limite de l'Homme Primordial, l'Adam de l'Eden. A partir de cet état, la troisième naissance fait passer l'être de l'ordre psychique à l'ordre spirituel. Il quitte le monde de la manifestation subtile pour subir une transformation, c'est-à-dire un passage au-delà de la forme. On comprend qu'à partir de ce point-limite les étapes des grands mystères soient indescriptibles autrement que par symboles. Car du point de vue humain l'Homme Véritable, qui termine l'expansion individuelle dans le monde subtil, ne peut être distingué de l'Homme Universel qui en constitue la transfiguration céleste que par ceux qui ont atteint un degré supérieur au sien. La « perspective plane » inhérente à l'état

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humain empêche un exact discernement des échelons ascendants. Pour l'homme ordinaire les états supérieurs se confondent par projection au point central où le rayon céleste touche notre monde sublunaire. L'Homme Transcendant ne peut se montrer à nous que sous l'apparence d'un Homme Primordial parce qu'il faut bien que ce soit un homme. Le plus grand des maîtres de l'islam ésotérique, Ibn 'Arabi, a extrait d'une sourate du Qorân neuf catégories d'initiés parmi lesquelles la plus intéressante se trouve la cinquième, qui concerne « ceux qui s'inclinent », c'est-à-dire les initiés qui se cachent sous le vêtement de la pauvreté et de l'humilité. On les nomme aussi les malâmatiyah ou les gens du blâme (qui attirent le blâme des profanes), parce qu'ils se dissimulent parmi le peuple dont ils affectent le langage et le costume à la manière des anciens Rose-Croix. L'élite véritable, même disparue, trouve dans le peuple son reflet inversé. C'est lui qui a conservé le plus exactement et le plus longtemps les vérités ésotériques cachées dans les contes. De même les organisations artisanales sont celles dont les rites ont subi la moindre déchéance. Et l'on dit aussi que les « Immortels » du taoïsme apparaissent sous des aspects qui combinent l'extravagance à la vulgarité, ce qui constitue une défense efficace contre la curiosité ambiante. A partir des états supra-individuels, il n'y a plus d'erreurs possibles. Le monde subtil s'évanouit quand l'homme atteint son cœur le plus intérieur où se cache le maître invisible, dont le maître terrestre n'est que le substitut. Les deux traditions où le symbolisme des degrés supérieurs paraît le plus transparent sont l'islam et l'orthodoxie. Dans l'islam, l'échelle initiatique est celle des Pôles et des Noms Divins qui sont innombrables et qui représentent des attributs, des qualités médiatrices. Dans l'orthodoxie Dieu, inaccessible dans son essence, se communique dans ses Energies, qui sont ses grâces, ses forces, aussi innombrables que les noms divins, dont ils constituent des modes actifs, tels la Sagesse, la Vie, la Puissance, la Vérité, la Justice, l'Amour. En Dieu, l'Etre et l'Acte s'identifient comme le font toutes les voies et tous les noms qui s'absorbent en sa Totale Possibilité. Ibn 'Arabi l'a dit dans un mot audacieux « Dieu n'est qu'un signe pour celui qui comprend l'allusion » Cependant, il faut comprendre le sens irréversible de l'analogie. Lorsque le maître proclame «Ton Dieu est ton miroir et tu es Son Miroir », il faut entendre que les rapports doivent être rigoureusement respectés et que ce miroir tu l'es pour Lui et non pour toi. Dire que tu es Son miroir pour toi serait une imposture et un blasphème. La logique veut que chaque réalité emporte avec elle sa mesure qui est à la fois sa vérité et sa limite, hors de laquelle elle n'est plus ni réelle, ni vraie. Car à ce niveau l'acteur, l'action et la prise de conscience s'identifient. XVII. — Le temps qualifié. Les cycles Nous avons jusqu'ici considéré l'être en développement sans tenir compte de l'époque où il vit. Or, l'initiation doit prendre son appui sur l'homme total tel qu'il existe à un certain moment, dans une certaine ambiance cosmique qui réagit continuellement sur l'ordre humain. La nature de l'homme dépend, non seulement de sa personne, élément actif, mais de son ambiance, élément passif, qui se manifeste soit comme favorisante ou comme inhibitrice. D'ailleurs l'hérédité propre de l'être considéré possède un poids déterminant, car c'est elle qui pousse l'être à choisir tel ou tel élément psychique et corporel qu'il empruntera au milieu par affinité de nature. De tout temps les sphères célestes des planètes ont symbolisé les états, parce qu'elles synthétisent les influences supérieures et cosmiques, d'origine subtile, qui agissent à tout moment sur l'homme. L'astrologie ne détermine pas, comme on le dit, le destin de l'homme, elle ne fait que l'exprimer par l'état du cosmos au moment de sa naissance, en

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vertu de l'harmonie qui existe à tout moment entre tous les plans du monde, sans quoi celui-ci ne subsisterait pas. La véritable détermination vient de l'être lui-même et les astres ne sont que les signes plus simples, lisibles et intouchables qui permettent de la discerner en les interprétant. A chaque instant le monde est en équilibre, ce qui légitime un rapport analogique entre le microcosme et le macrocosme. Mais cet équilibre est instable, mouvant, changeant, puisqu’il dure que grâce à ce mouvement même. Les astres, en parcourant leurs orbes, dessinent un mouvement calculable avec une extrême rigueur. Leur retour périodique permet une exacte prévision topologique qui, transposée dans l’ordre psychique, peut autoriser des prévisions qui paraissent dépasser le niveau rationnel sans qu’il en soit ainsi en réalité. Ce retour périodique a permis d'utiliser les planètes et leur mouvement cyclique pour caractériser chaque état et de considérer leur mouvement comme celui d'un état. Au cours de ce développement cyclique, depuis leur origine, la manifestation et l'homme ont suivi ensemble une marche qui les éloignait nécessairement de plus en plus de leur source et de leur centre. Elle a dessiné une courbe que l'on peut dire « descendante », qui les écartait progressivement du pôle spirituel pour les rapprocher du pôle matériel ou substantiel. Cette descente peut donc être décrite comme une « matérialisation » progressive, une solidification, l'état matériel absolu formant une limite qui ne peut être atteinte. Au cours de cette descente, qui peut être regardée comme une régression, l'homme a perdu l'usage des facultés spirituelles qui lui permettaient l'accès des mondes suprasensibles. Il n'a pu d'ailleurs rester spectateur et il est devenu complice. Il a fini par nier les réalités supérieures qui se cachent aux yeux de ceux qui les observent sans y croire, puisqu'on ne peut voir que ce que l'on imagine. La tradition hindoue est celle qui a le plus clairement exposé la doctrine des cycles cosmiques. Bien qu'il ne soit pas question de l'expliciter ici, disons que la plus longue période envisagée est le para ou «vie de Brahma », qui dure cent « années de Brahma », et qui est close par une dissolution universelle. Chaque « jour » (d'une telle « année »), appelé kalpa, représente le cycle d'un monde depuis sa création jusqu'à sa fin. Chaque kalpa (ou jour de Brahma) est divisé en quatorze manvantara ou « ère de Manou », ce Manou étant l'intelligence cosmique qui formule le dharma, la loi, de l'ère envisagée. Chaque manvantara se subdivise à son tour en soixante et onze mahâ-yuga et chaque mahâ-yuga en quatre yuga de durée décroissante suivant le rythme 4, 3, 2, 1, de telle sorte que le dernier yuga est le dixième de l'ensemble. Pour donner une idée de l'échelle des périodes, ce dixième équivaudrait à 6480 de nos années. Comme le temps n'est pas une forme vide et qu'il n'existe que par ce qui s'y passe, chaque époque est qualifiée par les événements qui la manifestent et qui, en s'éloignant de l'origine, prennent une vitesse de plus en plus grande. La matérialisation est ainsi doublée par une accélération qui se montre dans la hâte de plus en plus grande, qui s'impose à l'histoire et à l'activité humaine, même dans les plus petits détails. La nécessité d'une initiation découle des conditions mêmes du monde moderne et des difficultés de plus en plus grandes qu'il oppose à qui veut opérer un redressement, ne serait-ce que pour un seul individu. Si une certaine vulgarisation de l'ésotérisme est aujourd'hui recevable, c'est par la réaction nécessaire qui exige à tout moment le maintien de l'équilibre du cosmos entre ses pôles spirituel et matériel. Le passage d'un cycle à l'autre, d'un manvantara par exemple au suivant, s'effectue par un redressement instantané, spirituel et insensible. La tradition primordiale de plus en plus ignorée est résorbée dans un état d'enveloppement obscur qui lui permet de traverser la période transitoire qui sépare deux cycles successifs et qui est marqué par un cataclysme cosmique. Cette transformation détruit le monde ancien et fait naître un monde nouveau, obéissant au même Principe, mais non aux mêmes lois dérivées. L'obligation de cette nouvelle prise de conscience du Principe, de cette lucidité, de cette sincérité nouvelle, constitue un caractère vraiment traditionnel qui provoque et justifie l'inexorable apparition du monde nouveau.

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XVIII. — L'identité suprême L' « avatara » éternel Le mobile essentiel du travail spirituel réside dans le souci qu'a tout être de s'assurer un destin favorable après la mort. Toutes les traditions insistent sur la différence entre les états posthumes qui attendent un profane ou un initié. Non pas que cette distinction soit arbitraire. Elle repose avec une logique implacable sur la formation posthume d'un être qui est inéluctablement dirigée par ses actes accomplis pendant la vie, ses pensées habituelles, par tout ce qui a fait l'objet de sa préoccupation constante. L'âme sortie du corps est déterminée dans sa voie psychique par ses vertus effectives, par le niveau de sa connaissance, par sa fonction spirituelle. Toute âme rencontre dans l'au-delà ce qu'elle a le plus ardemment souhaité et son « châtiment » consistera justement à découvrir qu'elle n'a pas su choisir, qu'elle n'a pas visé assez haut. Pour mieux comprendre le caractère de cet instant crucial, au moment où l'âme sort du courant des formes pour atteindre le monde informel où elle doit s'identifier avec une entité supra-individuelle, il faut nous arrêter encore une fois au point où le retour est possible et où s'offrent à l'être plusieurs alternatives. Les traditions antiques situent symboliquement cet état-charnière du cosmos dans la sphère de la Lune, limite du monde formel, que nous avons déjà rencontrée comme domaine d'Hiranyagarbha (embryon d'or et germe de l'Œuf du Monde). L'état individuel qui lui correspond est celui de la première modalité subtile, dont le siège est le cœur, germe de l'être spirituel. Dans cet état, l'être se sent porté comme une vague de l'océan primordial, mû à l'unisson du principe vital universel, qui rythme les pulsations de son cœur et la cadence de sa respiration. Ce qui explique la puissance des méthodes rythmiques sur lesquelles se fondent les rites d'initiation pour favoriser un retour au Principe. Grâce à ces rites, l'être atteint une immortalité virtuelle qui correspond dans les religions occidentales au Paradis et au salut. Les conditions sont d'ailleurs différentes suivant le monde spirituel dont le mort fait partie et auquel il s'intègre. Ceux pour qui la transmigration ne joue pas demeurent au Paradis jusqu'à la fin du grand cycle universel. Cette voie des morts et des états posthumes suppose un retour possible à la manifestation. Les Anciens plaçaient symboliquement la porte de ces états dans le signe du Cancer et ils la nommaient la Voie des Ancêtres, ceux-ci représentant les êtres des cycles antérieurs, destinés à devenir les germes du cycle futur. Au-delà de cette sphère commençait la région lumineuse de l'Ether jusqu'au monde de Brahma, sphère de l'informel. Ce passage sur l'autre voie, réservée aux êtres « délivrés » (mukta) par la connaissance et dont la porte était située symboliquement dans le signe du Capricorne, était nommée la Voie des Dieux, ceux-ci représentant les états supérieurs que l'être doit traverser dans son ascension céleste. Cette transformation, ce passage au-delà de la forme, s'opère pour le corps dans un « corps de résurrection » et pour l'âme dans une « lumière de gloire ». Les seuls critères positifs de son passage dans les diverses stations de cette voie sont des visions colorées diffractées par la lumière de gloire dans laquelle s'opère la vision béatifique. Au début on ne perçoit que des fulgurations, des éclairs, qui peu à peu se stabilisent dans une couleur propre à chaque station, correspondant à un état angélique. Les divers voiles de lumière et de ténèbres se déchirent successivement et chaque dévoilement se rapporte à l'éclatement d'une faculté, l'intelligence, le cœur, l'esprit, la superconscience, l'arcane. « Dieu, disent les Soufis, est caché par soixante-dix mille voiles de lumière et d'ombre. S'il se dévoilait, les éclats de sa face incendieraient l'univers. » C'est pourquoi la lumière noire correspond à l'union. La lumière divine fait voir, mais sa vraie source reste cachée. Au-delà des trois mondes, de la manifestation corporelle, subtile et informelle, il existe un quatrième état non manifesté, principe des trois autres. C'est le monde de l'En-Soph hébraïque, de la Délivrance hindoue, de l'Identité Suprême de l'Islam et on y parvient après avoir passé au-delà du manifesté, au-delà de l'obscurité, quand on a pu voir, disent les

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textes hindous, « l'autre face de l'obscurité ». C'est l'état de yogi hindou, de l'Homme Universel islamique. L'Homme Universel, principe de tous les états qui sont virtuellement des coexistences, n'est qu'une possibilité tant qu'une réalisation effective ne lui a pas donné l'être. En lui les états se retrouvent dégagés de ce qui faisait leurs limitations, dans une absolue plénitude. La connaissance suprême est en effet identique à la réalité totale, coextensive à la Possibilité Universelle. Cet état est inexprimable autrement que par des notions négatives comme In-fini, Non-dualité... Il est délivrance du côté de la manifestation et identité suprême du côté du Principe. Délivrance, connaissance et identité ne sont qu'un seul et même état où le sujet, le moyen et le but s'identifient. Seul le yogi — qui correspond aussi au pneumatique de la Gnose — peut obtenir une libération dans la vie (jivan-mukti) tandis que les autres êtres, nous l'avons vu, ne peuvent prétendre à un Paradis qu'après leur mort. Ayant traversé la Mer des Passions et le Courant des Formes, le yogi atteint la Grande Paix dans la possession du Soi. Il n'y a plus pour lui de séparation, d'ignorance, de crainte. Il contemple toutes choses comme demeurant en Soi-Même. Uni à la béatitude, il est « fondu mais non confondu » suivant le mot de Maître Eckhart. Aucun degré n'est supérieur à celui du yogi, dit Shankara, qui distingue en lui trois attributs sans séparation, celui de l'enfance (balya), de la sagesse (panditya) et de la grande solitude (mauna). Cet état d'enfance est analogue à la « simplicité » du taoïsme et à la « pauvreté » des soufis. La théorie des cycles qui développe les états nous enseigne qu'il n'y a d'autre fin que provisoire et bien qu'elle se réfère à des cas tout à fait exceptionnels et à une fonction cosmique plutôt qu'à une réalisation, il faut dire un mot de ce que René Guénon appelle la réalisation descendante. A cet égard, il distingue, dans la réalisation de l'être, deux aspects ou deux phases, celle dont nous venons de suivre le processus ascendant et qui est en principe ouvert à tous ceux qui seront capables de la réaliser et l'autre, très exceptionnelle, qui est une descente. Tandis que l'être qui demeure dans le non-manifesté a réalisé sa voie pour lui-même, celui qui « redescend » remplit un rôle prédestiné d'envoyé et d'avatara. Ce missionné divin est chargé d'apporter aux êtres de ce bas monde les influences spirituelles attachées à son état. C'est le rôle joué par les grands prophètes de l'histoire, les fondateurs de religions, les créateurs de rites. L'Inde par exemple enseigne que notre cycle actuel a déjà vu dix avatara de Vishnou. Lorsque les formes essentielles de la connaissance se sont obscurcies au point d'être ignorées, que la vie humaine a perdu sa raison d'être, un avatara vient adapter la révélation éternelle aux conditions nouvelles du monde. Chaque avatara du cycle poursuit ainsi un processus qui est celui de la manifestation dont il est le pôle. La voie de la descente s'identifie avec la manifestation elle-même et de ce point de vue l'initiation peut être considérée comme l'actualisation dans l'être humain du même principe qui, dans le cycle, apparaît comme l'avatara éternel. Les prophètes, les fondateurs de religion sont, du point de vue divin, des victimes et leur vie présente un caractère « sacrificiel ». D'ailleurs les Puranas enseignent que l'avatara primordial du cycle actuel qui est Agni (le feu) doit revenir à la fin du cycle pour embraser le monde et le réduire en cendres. Héraclite, les stoïciens, l'Apocalypse, les Puranas font du feu l'agent de rénovation du monde et de sa réintégration finale. Et si l'on veut trouver le critère d'une action complète, et par conséquent parfaite, si difficile à définir dans l'ordre humain, il faut le chercher auprès de l'avatara éternel, symbole ultime de la notion d'équilibre.

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SECONDE PARTIE

FORMES HISTORIQUES

CHAPITRE PREMIER L'ORIENT

Au début du XXe siècle on pouvait encore du point de vue traditionnel distinguer trois grands groupes de civilisations : les antiques qui avaient disparu depuis longtemps sans laisser d'interprètes qualifiés, les occidentales qui ne conservaient que des vestiges de la grande civilisation médiévale commune, et enfin les orientales dont l'armature sociale ancienne, si dégradée fut-elle, était encore soutenue par une tradition vivante. Cette situation contrastait avec celle du Moyen Age alors que les civilisations les plus lointaines n'en reposaient pas moins sur les mêmes principes, de sorte que les élites d'Orient et d'Occident pouvaient se comprendre et s'estimer. Aujourd'hui que le matérialisme occidental et le règne de la machine ont conquis la terre, le contraste s'atténue dans un sens opposé. Aucune différence ne sépare plus les mondes de l'Est et de l'Ouest et l'ésotérisme est partout condamné, comme c'est son rôle, à rentrer dans l'ombre et la clandestinité. Cependant les traditions anciennes mettent du temps à mourir et elles ne disparaissent jamais complètement. L'Orient actuel possède encore assez de maîtres spirituels pour que le tableau qu'on en peut dresser ne relève pas seulement de l'histoire, dont l'intérêt serait d'ailleurs suffisant, mais aussi d'une certaine actualité. Ayant donc, dans une première partie, exposé l'identité profonde de la doctrine sous ses divers vocabulaires, nous essayerons dans cette seconde partie de dégager en contraste les méthodes variées mises en œuvre pour sa réalisation. Sans méconnaître l'existence de traditions mineures en Amérique, en Afrique, en Sibérie, nous nous limiterons à l'aspect ésotérique des grandes religions du monde, l'hindouisme, le bouddhisme tibétain et nippon, le taoïsme chinois, le judaïsme, l'islam, le christianisme orthodoxe et romain. L'ésotérisme n'étant qu'un terme relatif qui se rapporte à l'aspect intérieur et à la signification profonde d'un exotérisme social dont il reste inséparable, il nous faudra esquisser les lignes principales de chaque religion, sauf le christianisme, avant de montrer comment l'ésotérisme l'explique, s'y intègre ou s'en détache. I. — La tradition hindoue La doctrine hindoue se fonde sur les Védas, ensemble d'écritures sacrées fort anciennes, rédigées en vers sanscrits par des sages légendaires, les rishis, qui les avaient « entendues ». Pour les Hindous, les Védas ne sont pas d'origine humaine et leur caractère de perpétuité, d'antériorité au monde, se fonde sur la primordialité du son comme qualité cosmique, la vibration sonore étant créatrice de la révélation en même temps que du monde. Les hymnes et les récits hindous racontent la naissance de ce monde sous la forme de théogonies, de luttes entre les dieux et les titans, c'est-à-dire entre des forces antagonistes représentant les états antérieur et postérieur, supérieur et inférieur du cosmos. C'est une façon d'expliquer l'apparition de la dualité au sein de l'infini, puis de la multiplicité naturelle. Elle se manifeste sous l'aspect d'un équilibre toujours provisoire entre les phénomènes antagonistes qui sont des métamorphoses de l'identique par assimilation ou transformation. L'infini est morcelé, absorbé, devient nourriture. Cette absorption mutuelle apparaît, suivant les plans, sous la forme de dilatation ou de contraction, de naissance ou de mort. Dieu crée l'homme et le détruit. L'homme absorbe son dieu et le manifeste. Le sacrifice du dieu est création. Le sacrifice de l'homme est action. Le fait de consommer et de consumer est la seule permanence formelle. Comme il n'y a pas de sacrifice sans officiant et sans victime, chacun est alternativement sacrificateur et holocauste, Agni et Soma, feu et offrande. Les adorateurs de Vishnou

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s'attachent à l'aspect conservateur du sacrifice, ceux de Shiva à son aspect transformateur. Mais de gré ou de force nous participons tous à un sacrifice continu qui est celui de la vie. Cette idée de sacrifice est centrale dans la doctrine des Védas et par conséquent dans l'Hindouisme. Cette transformation incessante, qui se joue des choses, fait de celles-ci une illusion que les Hindous appellent Maya et qui définit la fantasmagorie de la nature, dont l'énergie cachée est représentée par l'aspect féminin de chaque dieu, sa Shakti. La Maya devient le symbole d'une réalité cachée. Elle n'est pas erreur mais apparence, vérité partielle et provisoire. Nous sommes tous dupes de Maya, qui correspond aux métamorphoses inépuisables de la nature. Dans les Védas tout se rattache au Principe Suprême. Ce Principe divin peut être considéré sous un aspect personnel ou impersonnel. Impersonnel il se nomme Brahma, personnel Ishwara. Brahma est au-delà de toutes conceptions, mais il se manifeste dans ses énergies, les shakti et leurs parèdres les innombrables dieux du polythéisme hindou. Dans l'Inde il est dit que les dieux sont 333 millions, nombre éminemment symbolique. L'idéal hindou serait que chaque individu ait son dieu. Il en est d'ailleurs ainsi partout, car la conception que chacun en a est irréductible à toute autre. Ils sont donc multiples depuis les idoles les plus naturalistes jusqu'aux simples graphismes non figuratifs, aux yantras géométriques. La divinité se montre aussi bien dans un animal, une fleur, un fruit que dans les prières, les mantras dont chacun évoque un aspect divin déterminé. La multiplicité même de ces approches, que facilite le polythéisme, donne une idée d'autant plus exacte et imposante du mystère. Ce polythéisme apparent n'empêche pas le fidèle plus averti de s'élever de la multiplicité à l'unité ou plutôt à la non-dualité, ce qui signifie non l'unique, mais l'identique. Car l'ésotérisme paraît dans l'Inde en pleine lumière, en ce sens qu'il existe une continuité insensible entre l'extérieur et l'intérieur, l'apparent et le caché, la plus vulgaire superstition et la plus haute métaphysique. Cependant bien que l'hindouisme ne comporte pas d'Eglise officielle ni d'autorité ecclésiastique, ce qui n'est peut-être pas un avantage absolu à une époque aussi troublée que la nôtre, la tradition y est encore si puissante qu'elle a toujours réussi à rejeter les plus graves « hérésies », notamment celles qui émanaient d'Hindous modernistes. Car si l'Hindou paraît tolérant à nos yeux, c'est que son souci de rigueur est tel qu'il n'a pas besoin d'être défendu et qu'il ne touche pas le même point sensible. Et s'il ne conçoit ni prosélytisme, ni conversion, c'est qu'à ses yeux chacun de nous doit accepter sa loi d'origine, son dharma, qu'il serait pour lui inconcevable et même impie de vouloir rejeter. Cette conversion serait d'ailleurs inutile puisque tous les aspects divins sont légitimes et qu'il n y a pas de « faux dieux » Pour approcher l'Invisible Présence et échapper à l'illusion de Maya, l'Hindou estime que rien ne dépasse la gnose, la connaissance de la doctrine. L'action n'étant pas opposée à l'ignorance, seule la connaissance peut la dissiper grâce à l’étude des Védas. Ces Védas se divisent en quatre corps de textes, dont le principal est le Rig-Véda composé d’un millier d’hymnes rituels, suivis de proses de méditation appelés brahamanas et de notes fragmentaires d’un enseignement ésotérique appelés upanishads. Les 108 principales upanishad expriment la quintessence des Védas et de la sagesse hindoue. Les Védas ont donnés ultérieurement naissance à six corps de doctrines appelés darshanas ou points de vue. Parmi les darshanas deux intéressent particulièrement l’ésotérisme : le Védanta (ou fin du Véda) et le Yoga. Le Védanta qui est basé sur les upanishads, se montre d’une telle concision qu’il a reçu les commentaires des plus grands sages de l’Inde dont deux sont célèbres, ceux de Shankarâcharya, de tendance shivaïte et ceux de Râmânuja, de tendance vishnouite.

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Les Upanishads et leurs commentaires enseignent, autant que les mots le permettent, le but suprême de la connaissance, la réalisation personnelle inséparable de la théorie qui en est le guide. Car l'Hindou ne sépare jamais la doctrine de la méthode. Les écrits sacrés eux-mêmes se déclarent sans valeur devant l'expérience dont ils ne sont que le prélude. Pour cette réalisation, il faut « rejeter les préoccupations du monde, le corps et ses servitudes et même les écritures ». Dans les textes sacrés s'affirme nettement le principe de non-dualité qui domine la pensée hindoue et pour lequel les termes de monisme et de monothéisme ne conviennent qu'imparfaitement. Pour traduire le vertige d'identité qu'impose, comme un palais des mirages, la lecture des Upanishads, il vaudrait mieux employer le mot de non-contradiction, c'est-à-dire d'équivalence. Tout y est Atma, et cet Atma (qui est Esprit) est le Soi, tel est le motif conducteur de la doctrine. Le yoga décrit les moyens qui permettent d'aboutir à l'union (yoga) et à l'extase (samadhi). Les diverses sortes de yoga se distinguent par les degrés de réalisation qu'ils facilitent. On en connaît quatre sortes et huit membres, dont chacun utilise un élément, une faculté, le corps, le mental, le psychique ou l'intellect, bien que tous agissent dans tous les cas. Le yogi acquiert successivement la pureté, la force d'âme, la paix du mental, la légèreté du corps, la concentration de l'esprit. Un des plus puissants moyens est la maîtrise du souffle par la récitation des mantras, destinée à éveiller la force qui, dans l'homme, correspond à la puissance cosmique de la Shakti, de la Mère Divine, devenue dans l'Inde moderne la grande déesse de l'hindouisme tantrique et populaire. La pratique de cette réalisation exige la présence d'un maître, d'un gourou, en qui s'incarne la sagesse. Car l'écriture l'a dit : « Un père peut enseigner ce qu'est l'immensité infinie à son fils aîné ou à un élève doué, mais à nul autre » Le culte de Shiva est suivi par les initiés dans les périodes d'obscuration. Les textes qui y correspondent, les Tantras, sont fort secrets et peu publiés. Le corps de l'homme y est considéré comme le calice du sacrifice. Le capital de force que le profane gaspille follement, le yogi s'exerce à le transmuter en puissance spirituelle, à l'absorber de l'intérieur et à la faire retomber sur lui comme une rosée bienfaisante qui fait de lui un être régénéré, devenu maître de ses actes et de ses désirs. Il atteint le samadhi et devient un jivan.-mukta, un délivré vivant. « Toute la nature est devenue son moi. Il voit l'esprit qui pénètre tout. Il peut contempler le Soi au-dedans de lui-même. » II. — Le bouddhisme Le Bouddha, fils d'un petit prince du Népal, fondateur d'ordre en son vivant, est devenu après sa mort le dieu d'une religion universelle. C'est qu'il apportait à l'Inde, non sans doute une doctrine entièrement nouvelle, mais une méthode basée sur une vérité irrécusable, la Loi, le Dharma. Il part de l'évidence du mal et de la douleur. « Je n'enseigne qu'une chose, disait-il, l'origine et la fin du mal. » Pour combattre la douleur, il l'a poursuivie dans sa cause qui est l'action, qui naît elle-même du désir, qui dépend à son tour de l'ignorance. Ceci a conduit le Bienheureux à proclamer les quatre vérités : l'universalité de la douleur, l'ignorance du dharma, cause de la douleur, l'obligation de faire cesser la douleur et par conséquent la suppression de l'ignorance sous toutes ses formes, indifférence, inconscience ou paresse. Car l'ignorance suppose que l'on est dupe de la multiplicité des choses, de leur caractère opposé et contradictoire. Bouddha se délivre de la douleur en transcendant les formes. Et s'il est permis après lui de les transcender, c'est que ces formes sont « vides » et c'est la constatation de ce vide qui conduit au nirvana. Pour le bouddhisme il n'y a pas d'entités permanentes. « Rien dans ce monde ne peut être reconnu comme le Soi (ou l'Esprit) », a-t-il répété. Tout est constitué d'agrégats sans permanence. Même le moi n'a pas de réalité essentielle. Le moi n'est qu'un carrefour provisoire d'influences changeantes. L'individu se détruit et se renouvelle sans cesse. Et si,

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comme l'hindouisme l'enseigne, il y a transmigration, on ne peut dire qu'il y ait quelque chose qui transmigre. Il y a transmigration sans transmigrant, tout comme il y a apparence du moi sans moi. Pour être plus clair on pourrait dire que lorsqu'un être meurt, le Soi, qui est universel, transmigre, c'est-à-dire qu'il continue à animer d'autres existences contingentes. La délivrance n'est donc pas pour notre moi, mais pour le Soi qui ne devient jamais quelqu'un. La délivrance est pour nous lorsque nous ne sommes plus nous-mêmes en tant qu'individus, mais que nous avons réalisé l'Identité Suprême. Le sentiment de cette instabilité du moi instaure une souffrance d'où peut cependant sortir la délivrance, à condition que l'on possède la lucidité qui est l'exigence bouddhique la plus formelle. Là-dessus Bouddha est aussi strict que le brahmanisme, plus encore peut-être puisqu'il l'exige à un point qui fait de sa méthode un rite ésotérique. Une conscience toujours en éveil, une pénétration intellectuelle sans défaillance doivent contrôler tous nos actes. Non pas que le Maître prône des prouesses ascétiques. Il préconise au contraire une « voie moyenne ». Mais il met l'accent sur l'action lucide dérivant de la contemplation. « On est brahmane par ses actes », déclare-t-il. Les êtres sont les héritiers de leurs actes. Il est naturel que la vertu suprême du bouddhisme soit une charité cosmique, une compassion universelle. Les bouddhistes authentiques sont marqués par un détachement total de la vie, par une pitié profonde pour les êtres que poussent le désir de l'existence et l'illusion du bonheur. « Que tous les êtres soient heureux » est une des maximes exemplaires du bouddhisme. En quoi il n'est ici encore qu'un héritier du brahmanisme, comme on le voit dans le sublime épilogue du Mahabharata, où le héros Youdhisthira refuse d'entrer au paradis si son chien n’est pas admis avec lui. Bouddha n'avait aucune considération pour le système des castes et il ne s'est jamais soucié de l'aspect social de son action, d'où l'élimination progressive du bouddhisme de l'Inde. C'est fort logiquement que la prédication du Bouddha aboutit à la fondation d'une congrégation de moines voués à la contemplation. Mais par cela même le bouddhisme acquérait une puissance d'élargissement et d'accueil incomparable. Tandis que la doctrine védique s'identifie à ce point avec l'âme d'une race que la conversion d'un homme d'un autre sang qu'un Hindou est impensable et même rejetée avec horreur, le bouddhisme au contraire se montra un admirable instrument d'expansion de la spiritualité indienne, qui a ainsi essaimé ses missionnaires en Chine, au Japon, au Tibet, en Birmanie, en Thaïlande où il devint la religion nationale. Les moines bouddhistes ont pour but d'accéder comme leur fondateur à l'éveil du nirvana. Mais comme il serait présomptueux d'y prétendre d'emblée, la règle consiste à s'engager sur la voie de la « bouddhéité », c'est-à-dire à devenir un bodhisattva, qualité qui était celle de Bouddha lui-même avant son illumination. La réalisation bouddhique comporte bien des étapes avec ou sans formes. Nous nous bornerons à énumérer les huit sentiers qui consistent en une vision juste, une réflexion profonde, un langage exact, une action pure, des moyens d'existence honorables, une volonté ferme, une attention lucide, une contemplation parfaite. Bouddha se bornait à montrer le chemin en laissant à chacun le soin de le suivre. « Nul ne peut t'aider que toi-même », avait-il déclaré. Car le but est une gnose, une connaissance incommunicable. Le Bouddha est un yogi, un « éveillé », qui est le vrai sens du mot bouddha. Il est resté fidèle à l'esprit de l'hindouisme lorsqu'il déclarait : « Ayez le Soi (ou l'Esprit) pour lampe et pour refuge... Pour celui qui l'a atteint rien n'est plus cher que le Soi. » Dans le bouddhisme l'idée de dieu est remplacée par celle de la Loi, qui au fond lui est équivalente. Car cette Loi s'identifie au Principe. « Celui qui me regarde, a-t-il dit, regarde la Loi. » L'ésotérisme intrinsèque du bouddhisme lui a permis de s'adapter à bien des formes exotériques extra-indiennes, notamment au Tibet où en s'alliant aux anciennes traditions Bon-Po, celles des Bonnets Rouges, il a donné naissance au bouddhisme lamaïque. Bien que

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cette voie soit aussi difficile que les autres, elle est considérée comme plus particulièrement adaptée à notre temps. Avant l'invasion par la république chinoise, les religieux engagés sur la voie, vivaient dans des ermitages protégés par tous les modes de la solitude, depuis la réclusion dans une chambre jusqu'à la cabane isolée en montagne sur les hautes cimes du Tibet. Les rites tantriques sont très proches de ceux des yogi. Mais les prières sont bouddhiques. Comme Bouddha n'a jamais voulu nier le Principe, sans toutefois le nommer, sa méthode a pu être appelée une non-doctrine. Elle ne s'exprime que par l'impermanence des points de vue. Chaque être ne montre chaque fois qu'un état de l'Etre. Si on le considère du point de vue de la matière, il est matière, du côté de l'énergie il est énergie, du côté de l'esprit il est intelligence, du point de vue du passage il est impermanence. Le bouddhisme est la voie des « formes vides » et s'il aboutit au nirvana, c'est que sa libération consiste dans l'anéantissement de toutes les limites. III. — Le taoïsme chinois La tradition extrême-orientale dans sa plus antique expression, remonte au premier empereur chinois Fo-Hi, dont le nom recouvre une fonction intellectuelle plutôt qu'un individu. Il aurait écrit trois ouvrages, dont un seul nous est parvenu, le Yi-King ou Livre des Mutations, qui utilise les symboles graphiques les plus simples puisqu'ils se composent des combinaisons d'une ligne continue ( ) avec une ligne brisée ( ). On raconte que pour fixer par écrit l'enseignement qu'il avait reçu de la tradition primitive, Fo-Hi leva les yeux au ciel et les abaissa sur la terre, puis inscrivit sur ses tablettes les huit koua, symboles fondamentaux de la tradition chinoise. Chaque koua ou trigramme est formé de la superposition de trois lignes, chacune étant soit continue, soit brisée, ce qui donne huit combinaisons différentes. Le trait continu représente le yang, pôle positif et force expansive de la manifestation. La ligne brisée représente le yin, pôle négatif et force contractive de la manifestation. Ces deux pôles, le yang et le yin, dominent toutes les classifications de la science chinoise et constituent les éléments d'une dualité première, qui s'unissent pour former la suprême unité métaphysique (ou plutôt qui dépendent d'elle) et que les Chinois nomment Tao, c'est-à-dire Voie ou Principe. Il existe deux koua particulièrement remarquables, celui qui est formé de trois traits continus qui symbolise la Perfection Active et celui qui réunit trois traits brisés qui symbolise la Perfection Passive. Deux koua superposés forment une figure de six lignes ou hexagramme. Comme il existe 64 façons de disposer les koua de six lignes, ces 64 hexagrammes constituent l'alphabet métaphysique le plus simple et le plus complet que Fo-Hi utilisa pour écrire son Yi-King. Il est si universel qu'il a reçu de multiples interprétations, d'ailleurs non limitatives, astronomique, sociale, métaphysique, divinatrice ou autre. Mais leur abstraction rend le livre presque intraduisible et une initiation est nécessaire pour une interprétation correcte. Comme le dira plus tard un taoïste « Dix me liront, un me comprendra, dix mille ne comprendront pas » Aussi descendrons-nous jusqu'au VIe siècle av. J.-C. pour trouver une expression plus accessible de la sagesse taoïste. A cette époque se fixèrent pour des siècles les deux aspects complémentaires, exotérique et ésotérique, de la tradition chinoise, le confucianisme et le taoïsme, le premier étant l'aspect social et le second l'aspect intérieur. Le grand sage du taoïsme est Lao-Tseu, qui fut archiviste de la cour des Tcheou. Il a laissé deux ouvrages, le Tao-te-King, le Livre de la Voie et de la Vertu ou plutôt du Principe et de son Action et le Kan-ing ou Livre des Actions et Réactions concordantes, publié par ses disciples. Le Tao est le nom chinois du Principe. « Une source se manifesta, inconnue et cachée, bien avant la naissance du Ciel et de la Terre » lit-on dans un texte « Ne connaissant pas son nom, je la nomme Tao » Les premières lignes du livre de Lao-Tseu en précisent la nature. « La Voie (ou le principe) que l'on pourrait suivre n'est pas la voie (véritable). Le nom que l'on pourrait lui donner n'est pas le vrai nom. Sans nom, c'est la source du Ciel et de la Terre, avec un nom, c'est la mère des dix mille êtres » Et Lao-Tseu écrit plus loin « On la

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regarde et on ne la voit pas, car la Voie est absence. On l'écoute et on ne l'entend pas, car la Voie est silence. On la touche et on ne la sent pas, car la Voie est le vide » C'est pourquoi on dit aussi que celui qui questionne sur le Tao et celui qui répond sont également ignorants. Pourtant tout ce qui existe dans le cosmos provient du Principe : « Le Tao a créé l'un, il a créé deux, il a créé trois, il a créé les dix mille êtres » Cette cause première agit d'une façon tellement naturelle qu'elle est insensible à tous. « Le Principe agit sans rien faire (d'apparent) et si la Voie semble ne jamais agir, c'est qu'elle agit toujours » On ne peut en effet sentir un mouvement uniforme, permanent et continu qui s'identifie avec la loi même de l'existence, pas plus que nous ne pouvons sentir les mouvements de notre vie végétative ou celui de la terre dans le ciel. C'est pourquoi « la Voie est le terme et le moyen... Suivre la Voie, c'est s'identifier avec elle » Ce principe informel agit par l'intermédiaire des deux énergies opposées le yang et le yin, dont l'équilibre constitue celui du Principe. Cette conception suppose que toute atteinte à l'équilibre compromet l'ordre du monde, puisque toute action est forcément suivie d'une réaction en sens opposé, comme l'enseigne le Kan-ing. D'où découle un principe de moindre action ou de non-agir. « L'action et la réaction suivent l'homme comme son ombre », et si sur le plan pratique la réaction prend quelquefois l'apparence d'une sanction ou d'une récompense, cette interprétation morale est pour le taoïste un aspect négligeable. C'est pourquoi le taoïsme recommande au sage de rester tranquille au centre de la roue des choses. « Tout voir dans l'unité primordiale indifférenciée, voilà la véritable intelligence », dit Tchouang-Tseu, le plus grand penseur et prosateur de la Chine ancienne. Le signe le plus manifeste de cet état est la sérénité imperturbable d'un esprit supérieur au ciel et à la terre. La règle d'or du non-agir le sage doit l'appliquer en toutes circonstances et par exemple au gouvernement des hommes. « Pour gouverner un grand état, dit Lao-Tseu, il faut s'y prendre comme pour faire cuire de tout petits poissons », c'est-à-dire avec une délicatesse infinie et quasi insensible. Comme tout autre, le but de l'initiation taoïste consiste dans l'union avec le Principe. La méthode en est aussi ardue que toute autre mais peu adaptée à un homme d'une autre race que la chinoise. On dit même que Lao-Tseu n'avait confié son enseignement qu'à deux disciples qui ne purent eux-mêmes en former que dix. La patience est la première vertu. Lie-Tseu, un des plus illustres maîtres taoïstes, raconte que ce fut seulement après cinq ans que son maître lui sourit pour la première fois et au bout de sept ans il le fit asseoir sur sa natte. La méthode taoïste consiste à accumuler le yang et à éliminer le yin en tant qu'ascétisme préparatoire. La pratique se rapproche beaucoup du yoga hindou, mais elle utilise le symbolisme alchimique. Le corps de l'adepte devient « le petit creuset » dont le feu est alimenté par l'absorption de l'air et de la lumière, appelée « bain de cœur ». Cette réintégration est facilitée par la confection de la pilule « d'or potable », que l'alchimie chinoise permet d'élaborer. Parallèlement des rites incantatoires permettent au disciple de nourrir de yang la « perle » ou « embryon de l'Immortel », qui se forme dans la caverne du cœur et qu'il élève par de patients exercices jusqu'au sommet de la tête où cette forme subtile peut s'échapper. Cette sortie se manifeste par une extase où toutes les sensations sont abolies par « dissolution » et où l'âme concentrée par « coagulation » abandonne un instant le corps pour visiter le monde supérieur. L'absence, qui peut paraître longue, ne dure généralement que quelques secondes. L'union avec le Principe bannit toutes les dissonances de l'être, établit une harmonie parfaite entre l'initié et le monde. Il a perdu son individualité propre, son initiative et son nom. Il a atteint la simplicité originelle et par intégration des principes vitaux une fusion silencieuse avec l'univers qu'accompagne la paix du cœur. Il connaît tout sans savoir comment il le sait. Il est devenu un « Homme Transcendant »

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IV. — Le bouddhisme Zen Lorsqu'en 520 (apr. J.-C.) le vingt-huitième patriarche bouddhique, Bodhidharma, passa en Chine pour y prêcher la doctrine du Bienheureux, il y fit connaître la méditation canonique qui était une véritable contemplation. Du sanscrit dhyana, le chinois fit tch'anna ou tch'an et le japonais zenna ou zen. En Chine même, deux cents ans suffirent pour que taoïsme et bouddhisme aient réussi une véritable symbiose sous l'autorité spirituelle de Houeinêng, sixième patriarche chinois et véritable promoteur du bouddhisme tch'an, qui devait connaître une merveilleuse apogée au IXème siècle, sous les T'ang, dans la Chine aristocratique du Sud. Dès 552, le Japon avait reçu le bouddhisme de Corée. Mais il fallut attendre l'an 1191 pour que le moine nippon Eisaï revint de Chine avec la méthode tch'an qui devait, sous le nom de zen, prendre au Japon sa plus originale figure. Des trois disciplines de réalisation bouddhique, l'invocation rituelle du nom de Bouddha (ou nemboutsou), la méditation intellectuelle (ou koan) et l'intuition contemplative, le zen sans abandonner les deux premières adopta bien entendu le troisième. Car le zen est inexplicable disent les maîtres. Il se rattache à une scène fameuse de la vie de Bouddha lorsque celui-ci présenta une fleur de lotus aux moines de sa congrégation. Le geste ne fut compris que par son disciple préféré, Mahakasyapa, qui lui répondit par un sourire, devenu le signe de l'expérience la plus secrète, celle de l'illumination. Pour le zen l'esprit de l'homme, dans sa perfection originelle, perçoit directement la réalité. Ce qui l'empêche de s'en apercevoir ce sont les mots qu'il emploie pour essayer de traduire son expérience, alors qu'en fait ils la troublent. Les pires ennemis du zen sont les mots et la raison discursive, qui voilent une connaissance intuitive, objective, exaltante, directe et instantanée. Pour le comprendre il faut donc le pratiquer. C'est une méthode de libération spirituelle qui rend plus exacte et plus profonde la saisie de soi-même, de telle sorte qu'il nous révèle « notre visage originel que nous avions avant de naître » Le zen n'explique rien, il indique la vérité vivante comme le Bouddha présenta son lotus aux moines. Il facilite une réalisation directe par-dessus une compréhension qui ne peut venir qu'ensuite. C'est là son caractère le plus inattendu et le plus révélateur. On vit avant de comprendre la vie et la volonté est plus fondamentale que la logique. La réponse donnée à une question n'éclaire pas sur la chose en question, puisque la réponse est commandée non par la chose mais par la question. La réponse vraie n'est pas celle des mots, mais une contemplation qui peut aboutir à l'extase que les Japonais nomment satori, au cours de laquelle la Noble Sagesse réalise en nous sa propre connaissance. Sur le plan de la religion exotérique il n'existe aucun critère absolu de sincérité ou d'authenticité. L'emploi du langage de l'orthodoxie régnante ne peut convaincre personne. Tandis que sur le plan de l'expérience aucune illusion verbale n'est plus possible. L'adepte ne peut mentir ni à soi ni aux autres. La qualité de son satori est une épreuve de vérité. Elle est la mesure du zen et sa raison d'être. N'oublions pas d'ailleurs que le zen appartient au bouddhisme, c'est-à-dire à une doctrine qui nie la permanence du moi, comme le suggère le dialogue fameux intervenu entre Bodhidharma et son disciple Houeï-k'o. « Je n'arrive pas à pacifier mon âme, disait Houeï-k'o. — Montre-la moi que je la pacifie, répondait le maître. — Mais justement je ne puis la trouver. — Tu es donc exaucé, répliqua Bodhidharma » Ce qu'un autre dialogue résume d'une façon plus abrupte : « Quel est mon moi ? — Que ferais-tu d'un moi ? » Comme il ne comporte aucun intermédiaire dialectique ou didactique, on ne peut apprendre le zen qu'auprès d'un maître. Il faut passer auprès de lui un stage, que l'on appelle quelquefois « la longue maturation de la matrice sacrée » et vivre en harmonie avec cette réalisation intérieure. Qu'elle se passe dans un ermitage de montagne ou dans le courant de la vie urbaine, cette vie doit combiner une extrême simplification, une

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indépendance absolue, l'absence d'oisiveté et un strict secret. Pauvreté, vacuité, nudité morale, liberté, pureté et quelquefois vulgarité voulue, tels sont les caractères d'une méthode où le moi est laminé jusqu'à la plus extrême transparence. Généralement, cette période de la formation première est passée dans un monastère qui possède une salle de méditation, permettant des travaux pratiques. Car, tandis que dans l'Inde les moines mendient, en Chine et au Japon (bien entendu dans les temps anciens) ils travaillaient. « Qui ne travaille pas ne mange pas », n'est pas une formule qui a attendu saint Paul. La salle de méditation (ou zendo) est absolument nue et les moines y mangent, y dorment et y travaillent. Ils s'y livrent aussi à l'exercice le plus original du zen, je veux dire le ko-an. Il consiste en une question, une formule brève, une anecdote, un thème, conçu par le maître ou choisi par lui parmi les quelque 1700 ko-an élaborés dans le passé. Le disciple doit s'en servir pour fixer son mental, stopper toute ratiocination et par conséquent le ko-an doit être absurde ou insoluble. Il existe des ko-an célèbres comme par exemple ceux-ci : « Toutes choses retournent à l'Un, mais où retourne l'Un ? », ou bien « Quel est l'unique et dernier mot de la vérité ? » ou bien : « Qui est Bouddha ? » ou son contraire : « Qui n'est pas Bouddha ? ». Ces formules, les réponses absurdes ou paradoxales que leur font les maîtres, les contradictions, les répétitions en écho en guise de réponses, les silences, les oui-oui, les non-non et même les coups de poing ou de bâton sont employés pour provoquer un éveil, pour convaincre le disciple que l'expérience prime les mots, que le zen doit émaner de sa vie, que le satori doit surgir du tréfonds de son être. Car on ne peut juger la vie qui est à la fois la chose mesurée et la mesure (la maya hindoue) C'est donc le meilleur symbole de la vérité ésotérique. C'est ce que suggère le célèbre apologue des trois dégustateurs de vinaigre, qui date de l'époque Song. On rapporte qu'un jour Bouddha, Confucius et Lao-Tseu se rencontrèrent devant une jarre de vinaigre (emblème de la vie). Chacun y trempa le doigt pour y goûter. Confucius le trouva acide, Bouddha amer et Lao-Tseu le trouva doux. Le zen adopté au XIIIe siècle par l'aristocratie des Samouraï, modela l'âme japonaise. On en retrouve partout l'esprit d'élégante pureté, aussi bien dans les esquisses allusives au lavis, dans la brièveté subtile des haï-kou, dans le tir à l'arc, dans l'art des jardins et surtout dans la cérémonie du thé. Partout le fidèle du zen doit reproduire la vie dans sa spontanéité, dans son improvisation continue, sans recours possible au raisonnement ultérieur. La cérémonie du thé, que certains font remonter à Lao-Tseu, a surtout marqué la civilisation japonaise. La maison du thé (sukiya), petite et d'une pauvreté raffinée, doit réunir en elle le naturel et la grâce, le purisme et l'élégance, la modestie et la perfection. On aime citer l'anecdote exemplaire de Rikiou, le plus célèbre maître du thé, qui avait chargé son fils de nettoyer le jardin où ses amis devaient passer. Plusieurs fois le jeune homme avait recommencé de laver les marches, les lanternes de pierre, d'arroser les mousses et les lichens, d'ôter les brindilles et les feuilles du chemin. Le maître n'était jamais satisfait. « Jeune sot, dit-il impatienté, ce n'est pas ainsi que l'on nettoie un jardin. » Et s'élançant, il courut secouer un arbre pour répandre sur le sol les feuilles d'or et de pourpre, car la pureté et la beauté doivent savoir se cacher sous le naturel. V. — La tradition hébraïque L'islam occupe en Extrême-Orient une grande place. Mais comme le judaïsme, le christianisme et l'islam sont tous trois issus de la tradition d'Abraham, il nous faut commencer par la forme la plus ancienne, le judaïsme. La tradition ésotérique des hébreux s'appelle la kabbale, mot qui signifie simplement tradition. La kabbale est la révélation orale que Moise a reçue en même temps que la loi écrite et qui expliquait le sens profond de la Tora. Comme elle a pour base la signification des lettres hébraïques, qui servent également de chiffres, la kabbale est un ésotérisme judaïque et on ne peut valablement l'appliquer à une langue autre que l'hébreu, même de la part de chrétiens. Car aucune tradition n'est plus exclusive et aucun ésotérisme plus secret. Les kabbalistes ont toujours formé un petit groupe d'hommes peu désireux de

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répandre leur connaissance. Non pas que les écrits manquent, au contraire ils abondent. Mais ils restent inédits. Les plus connus sont le Sepher Yetsirah ou Livre de la Formation et le Sepher Ha-Zohar ou Livre de la Splendeur (sous-entendue divine). Le Zohar écrit dans un araméen tardif, mêlé d'hébreu et de mots étrangers déformés, se présente comme le libre commentaire du Pentateuque, dont la partie relative à la Genèse occupe une bonne moitié. Le commentaire ésotérique utilise trois méthodes de mutations, la Gematria, la Notarikon et la Temura. La Gematria utilise la valeur numérique des lettres, qui servent ordinairement au calcul. La Notarikon utilise les lettres initiales médianes et finales d'un mot pour en recomposer un mot nouveau. La Temura applique les deux méthodes précitées à la permutation et à la combinaison des lettres. Le Zohar, outre ce commentaire, contient dix-huit petits traités théosophiques qui mettent en scène un célèbre rabbin du IIe siècle, Siméon bar Yochai, dont ces textes rapportent les paroles. Le but des kabbalistes est celui de tout initié, le retour à Dieu. Et comme le chemin de retour doit retracer en sens inverse le processus de la création, on comprend pourquoi la Genèse occupe la plus grande place dans ces méditations. La création est considérée comme le développement extérieur des énergies divines qui s'expriment par le Verbe. La création naît du néant ou plutôt du vide (Tohou), qui est un néant de compréhension puisqu'il s'agit du non-manifesté. C'est le Verbe qui impose son ordre au chaos. Création et connaissance constituent deux aspects équivalents de la manifestation. C'est la Pensée divine qui se manifeste comme dieu ou Elohim (Etre) d'où émane le son (ou Verbe) qui fait jaillir la lumière du point central et primordial, comme l'écrit le Sepher Yetsirah. L'univers se développe dans les six directions de l'espace à partir du point caché dans le mystère du Palais Intérieur. Ce point est le centre du monde et le centre des temps. Le Zohar, comme le Talmud, partage la durée du monde en périodes millénaires dont les 6000 ans sont préfigurés par les six jours de la Genèse. Le septième jour est celui du Sabbat et du retour au Principe. Pour exprimer les diverses étapes de la connaissance et les degrés de la restitution de l'état primordial, la kabbale utilise un ensemble complexe de symboles basé sur la Lettre du Nom Divin dont les Sephiroth, nommés quelquefois Palais, sont des aspects. La Gloire de Dieu est représentée par un Trône (celui dont parle Ezéchiel) caché par le voile cosmique des existences et des actions humaines (ce qui l'assimile à maya). Pour parvenir à ce Trône il faut traverser sept Palais ou plutôt sept salles du Saint-Palais qui sont en rapport avec les degrés de perfection. Ce Saint-Palais s'identifie, selon le Sepher Yetsirah, avec le centre du monde, lieu de la manifestation de la Shekinah, qui est la synthèse des sephiroth ou attributs divins. Moïse de Léon déclare que le Saint ne peut être saisi que dans ses attributs par quoi il a créé le monde. Le mystère du point originel est caché dans l'insaisissable éther, où se produit la concentration première, d'où émane la lumière qui donne sa réalité à l'étendue. La lumière (aor) jaillit du mystère de l'éther (avir). Le point caché manifesté est représenté par la lettre I (iod) qui symbolise le Principe. C'est d'elle que sont formées les autres lettres. Quand iod a été produit, ce qui reste du mystère caché fut la lumière. Ce qui est d'ailleurs un bel exemple de kabbalisme, puisqu'on peut le traduire par l'équation :

av(i)r — i = aor

La kabbale distingue quatre mondes dominés par l'En-Soph, ou Infini, qui est au-delà du dernier, celui de l'Emanation (atsilouth). Viennent donc ensuite le monde de la Création (bria), le monde de la Formation (yetsirah) et enfin le monde des corps ou de l'Action (assia). Ces mondes sont tous intégrés dans l'Atsilouth. Le Sepher Yetsirah explique la création du monde à l'aide des 32 voies, qui sont les 10 sephiroth et les 22 lettres. Les lettres correspondent d'ailleurs aux 22 liaisons possibles que l'on peut établir entre les 10 sephiroth. Ces sephiroth, dont le nom évoque l'idée de numération, représentent les Noms Divins, les énergies, les attributs qui sont aussi les sphères d'action divine. Le Zohar les nomme les « profondeurs de l'Intellect ». Ce sont en somme les déterminations

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principielles et les causes éternelles des choses créées, qui correspondent aux Noms Divins de l'islam et aux énergies incréées de l'orthodoxie. Ces sephiroth sont traditionnellement figurées comme un arbre à trois jets ou comme trois colonnes « taillées dans l'éther insaisissable ». Cet arbre est souvent représenté inversé, ses racines puisant leur sève dans le ciel et la répandant à l'aide des branches penchées sur la terre comme une rosée céleste. La colonne de droite est celle de la Miséricorde et de la Grâce, celle de gauche de la Rigueur et de la Justice. La colonne centrale, celle de l'équilibre, réunit verticalement les quatre sephiroth principales : la Couronne, l'Harmonie (ou Beauté), le Fondement et le Royaume. Cette colonne centrale peut être rapprochée de l'arbre du milieu du jardin d'Eden, axe du monde autour duquel s'accomplit la révolution cosmique. La correspondance du microcosme et du macrocosme a permis de faire correspondre chaque sephira avec une partie du corps de l'Adam Kadmon et par conséquent du corps de l'homme. L'union avec la divinité (devekuth) est le but suprême des kabbalistes. Il exige une technique qui passe par la vision dans le miroir, le visage extérieur et intérieur, l'intuition, l'amour et l'extase. Dans les textes il n'est pas rare que, parvenu au mode opératoire, on se heurte à des formules de ce genre « le reste ne doit pas être mis entre toutes les mains », ce reste étant les règles techniques des rites de préparation à l'union. Lorsque la prière constitue le fondement de la méthode, elle se nomme « le Chemin des Noms », comme le dit Aboulafia. Pour arriver à une extinction du mental, Aboulafia combine les lettres l'une avec l'autre d'une façon volontairement illogique et il arrive à bannir tout raisonnement discursif. Il raconte qu'il a réussi pendant toute une nuit à combiner les soixante-douze noms divins jusqu'à complète purification du mental. Cette progression vers le Trône divin se préparait par de longues années de méditation et d'études, suivies de jeûnes durant douze à quarante jours. Les prières étaient dites dans des positions qui devaient correspondre à la forme des lettres et la technique de la respiration y jouait un grand rôle. L'âme pouvait ainsi prétendre traverser les sept Palais qui correspondent aux sept cieux traditionnels. A chaque étape un sceau, ou lien, était brisé et l'initié parvenait à la septième station, celle de l'Adam Kadmon, devant la lumière de Gloire. Ajoutons que l'hébreu a été considéré à tort comme la langue sacrée de la tradition chrétienne, bien que la kabbale ait toujours été présente dans une part de l'ésotérisme chrétien, comme le prouve l'existence de kabbalistes parmi les Pères Grecs. VI. — La tradition islamique L'islam, troisième rameau tardivement poussé sur la souche abrahamique, dont il a voulu restituer la pureté, est la dernière révélation importante que notre monde ait connue et elle entend surpasser les deux monothéismes plus anciens, le judaïsme et le christianisme, en affirmant ce monothéisme avec une rigueur inégalée. Pour le musulman, Dieu est un créateur permanent, sans intermédiaires, ni causes secondes, dont les Noms ne sont des attributs que du point de vue de la manifestation. L'islam est la doctrine de l'Unité (tawhîd) et de la transcendance. Comme le déclare la sourate de l'Absolu : « Lui, Allah est un. Il n'engendre pas et n'est pas engendré. Il est sans égal. » Parce qu'il met l'accent sur l'unité du Principe l'islam est éminemment ésotérique. Il ne dit pas seulement à l'homme ce qu'il doit faire, comme la Tora juive ou les Evangiles, mais ce qu'il est. Et si le judaïsme est une voie d'action, le christianisme une voie d'amour actif, l'islam est une voie de la connaissance, de l'équilibre, dont la certitude prend sur le plan pratique l'apparence de l'intolérance. Le Témoignage (shahâdah) de cette certitude s'exprime dans la formule : « Il n'y a pas de divinité en dehors de la Divinité », qu'il suffit de prononcer pour être musulman. Il existe en ce sens un islam naturel, car tout homme est en effet muslim

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(soumis) à la Loi Universelle, à la volonté divine, qu'il le reconnaisse ou non. Et ce premier énoncé du Témoignage est une simple constatation de fait. Elle constate une dépendance et par conséquent une Transcendance qui s'impose à tout homme lucide. La seconde partie du Témoignage : « Et Mohammed est le prophète d'Allah » affirme la mission de Mohammed comme envoyé de Dieu et accepte la révélation du Coran. Comme dans le judaïsme, la révélation islamique se rapporte au symbolisme du livre. L'Univers est un livre dont les éléments du cosmos sont les lettres. D'après le Coran et surtout d'après les hadith, traditions consacrées, le Prophète a institué les cinq piliers de la foi, le témoignage, le jeûne annuel du Ramadan, la prière canonique répétée cinq fois par jour, la dîme annuelle, le pèlerinage une fois dans la vie. La signification profonde de ses prescriptions se découvre facilement si l'on en pousse l'exécution jusqu'à l'extrême. Le jeûne prolongé conduit à la mort au monde, la prière prolongée conduit à la sainteté, la dîme répétée jusqu'à l'épuisement aboutit à la pauvreté spirituelle, le pèlerinage stabilisé en station définitive s'assimile à l'union. Des cinq piliers, la prière est le plus continu des rites. Comme l'a dit un spirituel : « La prière est un fleuve qui passe devant ma porte et où je me purifie cinq fois par jour. » Elle doit être dirigée par le cœur et cette intention obligatoire est symbolisée par l'orientation vers La Mecque (qiblah) qui est une condition de sa validité. La formule initiale de toute prière est l'invocation par laquelle débute la première sourate du Coran, la Fâtiha (celle qui ouvre) : « Au nom du Dieu Clément et Miséricordieux... » Or il est dit que la Fâtihah contient en substance tout le Coran, que la formule précitée contient toute la Fâtiha et que celle-ci est elle-même contenue dans la lettre bâ qui commence l'invocation Bismi Allahi (Au Nom d'Allah). La lettre bâ se résorbe elle-même dans son point diacritique, de sorte que certains spirituels ont pu se comparer dans l'état d'union au point sous le bâ. La doctrine islamique marque une séparation très nette comme il arrive pour toutes les filiations abrahamiques, entre la grande route de la religion, la sharî'ah, c'est-à-dire l'exotérisme, et la vérité intérieure, la haqîqah, réservée aux initiés. La sharî'ah comprend, outre ce que nous considérons comme religieux, tout ce qui concerne le social et le législatif, qui en Islam s'intègrent à la religion. La sharî'ah est donc une règle générale d'action. La haqîqah est la connaissance pure dont l'approche est facilitée par les divers sentiers (tarîqah) des fraternités initiatiques. La sharî'ah s'appuie sur la foi dont le siège est dans le cœur et sur la soumission (islam) qui enveloppe tout l'être. La haqîqah progresse grâce à la vertu qui est le moyen de la voie métaphysique (tarîqah), voie ésotérique de la connaissance intérieure. Cet ésotérisme n'est pas récent comme on l'a prétendu. Il dérive directement de l'enseignement du Prophète et toute tarîqah authentique possède une chaîne, qui remonte jusqu'à lui. Mohammed en effet faisait des retraites dans la caverne du mont H'irâ, pendant le mois de Ramadan dans les années qui précédèrent la première révélation coranique, habitude qu'il a continuée ensuite dans la mosquée de Médine. Il existe pratiquement une quarantaine de tourouq dont les membres se nomment mourîd (disciple), faqir (pauvre) et dont les maîtres spirituels, que leur vie et leur renommée ont sanctifiés, reçoivent le nom de soufis (purs). Les premiers soufis se groupèrent en confréries à Baçra et à Koufa aux VIIIe et IXe siècles. Parmi eux nommons Hakîm et-Timirdhî et Hasan el-Baçrî. Au milieu du IXe siècle, Djonaïd écrivit une théorie du soufisme. Avec Abû Yazîd el-Bistâmî, héros légendaire du soufisme persan, la spiritualité s'engagea dans un symbolisme poétique dont le plus illustre représentant est Djelal ed-din Roumî. Le plus grand des maîtres de l'ésotérisme arabe, Mohyid-din ibn 'Arabî est le promoteur de la plus haute métaphysique dans ses ouvrages les Chatons des Sagesses et les Révélations de La Mecque. Dans cet épanouissement on ne saurait omettre la part importante prise par l'Islam iranien ou chiisme (mot qui désigne le groupe des partisans

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d'Alî cousin et gendre du Prophète). Ce courant spirituel devait d'ailleurs se scinder au VIIIe siècle en deux groupes, l'imamîsme et l'ismaélisme. Il y eut des célèbres soufis dans le chiisme, tels Semnanî au XIVe siècle et Amolî, disciple doctrinal du sunnite Ibn 'Arabî. La simplicité apparente du dogme coranique facilite les interprétations les plus profondes. Encore faut-il savoir les interpréter correctement, se rattacher à une chaîne initiatique (silsilah) et à un maître, dont on aura recu la bénédiction. L'étude préalable de la doctrine permet son dépassement par l'intuition supérieure, aidée par la pratique des vertus que les soufis identifient avec les degrés de spiritualité. Leur hiérarchie est un des aspects les plus valables et les plus apparents de la réalisation, contenues qu'elles sont toutes dans la pauvreté spirituelle, dans la sincérité, qui n'existe pas sans véritable détachement. Les différents degrés de perfection se classent en états passagers (hâl) et stations définitives (maqâm). Toutes les méthodes peuvent se ranger sous le vocable du dhikr ou du souvenir de Dieu. Le moyen de ce souvenir est l'invocation du nom divin, qui se justifie par la formule fameuse : « Adore Dieu comme si tu le voyais, car si tu ne le vois pas Lui te voit. » La récitation du Coran, la litanie de 99 Noms Divins, préparées par le jeûne et la retraite, sont de puissants moyens d'approche. Une des méthodes les plus originales est le concert spirituel, ou danse sacrée (samâ'), pratiquée par les derviches, car si la poésie et la musique sont proscrites par la sharî'ah, elles sont au contraire utilisées par les soufis, surtout dans les confréries persanes. Le fruit de la vocation ésotérique est l'obtention de la Grande Paix (es-Sakînah) qui est en même temps la Présence Divine, au centre de l'être et un des plus valables critères de l'union. Mais comme d'après la spiritualité des soufis, l'Essence Divine ne se découvre à l'initié que sous la forme d'une révélation propre, il ne peut apercevoir dans le miroir divin que son propre esprit. L'Essence invisible se trouve toujours au-delà du miroir et au-delà du dualisme, dont on ne peut échapper sur la terre. C'est pourquoi le Sage a conseillé au spirituel de ne pas désespérer, de ne pas poursuivre l'impossible, en s'attachant à la méthode au lieu de ne voir que le but. « Ne fatigue pas ton âme à dépasser ce degré. » La Grande Paix s'appelle aussi la simplicité, l'état d'enfance ou de pauvreté, qui sur le chemin de l'union conduisent à l'état ultime de l'extinction du moi. Ce détachement inspire à certains spirituels un mépris du monde qui revêt la forme du non-conformisme et de l'humour. Il prend, dans l'école de Haldoun-al-Qaççâr, celle des Malâmatiyah, une forme systématique. L'oubli de soi pousse à ne rien traiter avec sérieux. Mais c'est là une attitude dangereuse sur le plan exotérique, vis-à-vis des représentants officiels de la sharî'ah. Le paradoxe peut conduire au martyre comme on le voit chez al-Hallâj qui disait de Dieu « Prétendre le connaître est ignorance, persister à le servir est irrespect, se défendre de le combattre est folie, se laisser tromper par sa paix est sottise, discourir sur ses attributs est divagation » Mettre l'accent sur les contradictions humaines qui s'épuisent à exprimer l'unité divine peut conduire des disciples peu doués à s'égarer jusqu'à l'athéisme. Bien plus la sortie de soi-même et l'affirmation de l'identité poussent le fou de Dieu à crier : « Je suis la Vérité (ana al-Haqq) », blasphème religieux qui conduisit al-Hallâj au supplice. L'écueil étant de toute façon celui de l'idolâtrie, qui consiste à prendre l'apparence pour l'essence, l'approche pour l'arrivée, une vérité partielle pour une absolue, une station provisoire pour le but final, on conçoit que Bistâmî ait osé dire que « les gens les plus séparés de Dieu sont les ascètes par leur ascèse, les dévots par leur dévotion, les savants par leur science », si l'on ne précise pas que ces ascètes, ces dévots, ces savants n'en ont que l'apparence, alors que la science n'est qu'un moyen bon ou mauvais, l'ascèse une discipline sans vertu en soi, la dévotion une voie sans but si elle se borne à elle-même. La plus splendide formule de l'unité a été donnée sous la forme poétique par le grand Mohyid ed-din ibn 'Arabî lorsqu'il a dit : « Mon cœur est capable de toutes les formes. Il est le cloître du chrétien, le temple des idoles, la prairie des gazelles, la Ka'ba du pèlerin, les tables de la Loi mosaïque, le Coran des fidèles. Amour est mon credo et ma foi. »

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CHAPITRE II L'OCCIDENT

I. — L'ésotérisme chrétien En Occident, qui vit depuis vingt siècles sur les principes de la religion chrétienne, nous n'avons pas à en exposer les dogmes. Nous essayerons seulement d'esquisser les principaux aspects de l'ésotérisme chrétien, sans aborder ses modes spontané, mystique et poétique. Nous nous bornerons à étudier les principales organisations initiatiques, dont seules des preuves indirectes témoignent l'existence, mais que l'on a pu surprendre grâce à des circonstances exceptionnelles. La filiation authentique de la tradition ayant une valeur décisive, il est nécessaire de remonter à la source de la prédication évangélique malgré l'obscurité, sans doute volontaire, dont elle reste entourée. Parmi les juifs pieux qui vivaient en Palestine au temps de Jésus le témoignage de Flavius Josèphe permet de distinguer trois groupes de fidèles, les Sadducéens, caste sacerdotale qui interprétait le Pentateuque à la lettre, les Pharisiens, fidèles à une tradition orale coutumière, et enfin les Esséniens, unis dans une communauté de type pythagoricien et d'une haute spiritualité. Depuis longtemps, on soupçonnait que Jésus avait été familier de cette élite essénienne. La découverte récente à Qoumran de six cents manuscrits du Ier siècle contenant leurs écritures transforme cette hypothèse en quasi-certitude. Grâce à ces textes nous apprenons que les Esséniens formaient une confrérie très secrète. Ils se nommaient entre eux « Fils de la Lumière » et appelaient leur doctrine la « Nouvelle Alliance ». Ils menaient une vie de cénobites aux bords de la mer Morte dans un couvent dont on a trouvé les vestiges. La communauté comportait une triple hiérarchie d'affiliés, les postulants, les novices et les initiés, à qui était réservée, après trois ans de préparation, la révélation d'une gnose. Le rite principal consistait dans un repas sacré, pris en commun, précédé d'une purification. Ils n'admettaient pas de femmes, n'utilisaient pas d'argent et prêtaient un serment qui leur garantissait le secret. Leur supérieur, un prêtre de la tribu de Lévi et du sacerdoce d'Aaron, était appelé « Maître de Justice ». L'un d'eux fut, croit-on, condamné et exécuté sur l'ordre du Sanhédrin. Il est facile de constater le parallélisme de ces caractères et de ces épisodes avec ceux du christianisme naissant. Le brusque silence fait sur les Esséniens à la venue du Christ laisse supposer qu'il recruta parmi eux ses premiers fidèles. Cependant, l'enseignement du Christ dépassait de beaucoup le cadre rituel du judaïsme, dans lequel les Esséniens avaient voulu demeurer et qu'il avait lui-même respecté. Par la force des choses ses fidèles, après sa mort, s'éloignèrent insensiblement du culte du Temple, jusqu'au moment où un nouvel exotérisme fût né. Jésus s'attachait surtout au sens spirituel des Ecritures comme le montrent de nombreux passages des Evangiles : « Que celui qui en est capable comprenne... Que celui qui a des oreilles entende... Je proférerai des choses cachées depuis le commencement du monde. » Le dépassement de l'ordre social est clairement énoncé dans le mot fameux : « Rendez à César ce qui est à César... » Après la Passion, la société chrétienne naissante ne différa pas encore de la communauté essénienne. Les assemblées comportaient trois sortes de membres, les auditeurs, les catéchumènes (ou compétents) et les baptisés. Les catéchumènes n'étaient pas admis au sacrifice eucharistique. Les candidats au baptême ne recevaient le sacrement qu'après avoir subi un examen. Le fait que le baptême et la confirmation ne pouvaient être conférés qu'une fois plaiderait pour un caractère initiatique et permettrait de les faire correspondre au degré des Petits Mystères, tandis que le sacrement de l'ordination correspondrait aux Grands Mystères. Bien d'autres indices témoigneraient de l'ésotérisme de la Nouvelle Alliance, et notamment le fait que le sacrement eucharistique était conféré sous les deux espèces, bien qu'aujourd'hui les deux espèces soient utilisées dans l'orthodoxie pour tous les fidèles.

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D'autres signes d'un enseignement réservé se rencontrent dans les Epîtres de saint Paul : « Je vous ai donné du lait et non une nourriture solide... Or quiconque n'est nourri que de lait ne comprend rien aux discours de la Sagesse. » Les textes des premiers Pères font allusion à une « vérité qu'il n'est pas permis à des catéchumènes de contempler ». Saint Basile parle plus clairement encore « d'une tradition tacite et mystique maintenue jusqu'à nous... d une instruction secrète que nos pères ont observée... car ils avaient appris combien le silence est nécessaire au maintien du respect des mystères » Un peu plus tard les écrits « dionysiens » parlent d'un « secret que nos maîtres inspirés ont transmis à leurs disciples par une sorte d'enseignement spirituel et presque céleste... les initiant d'esprit à esprit... la science n'étant pas faite pour tous ». Mais, juive d'origine, la religion nouvelle ne pouvait se répandre dans le monde connu des Anciens qu'en utilisant le véhicule de la langue grecque. Cette symbiose avec l'hellénisme décadent se réalisa à Alexandrie, première capitale moderne, point de jonction de trois cultures, l'égyptienne, la juive et l'hellénique. C'est là que le christianisme hérita sans doute les principaux éléments de son vocabulaire et de sa dialectique. Les livres hermétiques furent longtemps considérés par les docteurs comme les monuments authentiques de la théologie égyptienne, inspirés par Thot, dieu égyptien de la Sagesse, assimilé à l'Hénoch hébreu, à l'Hermès grec et au Verbe chrétien. Les livres d'Hermès contenaient des passages dignes de Plotin sur la contemplation. Clément d'Alexandrie, lumière du Didascalée, qui avait connu les mystères antiques avant d'être baptisé, emploie la même terminologie pour parler de l'initiation christique : « Je deviens saint dès que je suis initié... c'est le Seigneur qui est l'hiérophante... Il appose son sceau à l'adepte. Voilà les orgies de nos mystères. Venez vous y faire recevoir » Mais le christianisme ne pouvait conserver ce caractère ésotérique qu'en restant caché. Tout changea lorsque l'empereur Constantin l'accepta comme religion de l'Empire et qu'il transporta sa capitale à Byzance. En paraissant au grand jour, la nouvelle doctrine dut se donner une base légale, en tirant le droit canon du droit Romain. Les cadres de l'administration impériale furent utilisés par l'Eglise. Cette socialisation était fatale, puisque le Christ n'avait pas envisagé une application pratique de son enseignement qui comportait des prescriptions inapplicables au « monde » et qu'il fallut interpréter comme « conseils de perfection » Tout ce qui était ésotérique à l'origine fut recouvert d'un voile. Les paraboles furent regardées comme de simples moralités. Les vérités intérieures peu compréhensibles aux cerveaux moyens devinrent des mystères. Les sacrements qui conservaient leur valeur symbolique perdirent peu à peu leur caractère réservé. Du même coup la doctrine chrétienne ne put échapper à un déséquilibre qui provenait de la confrontation de sa haute spiritualité avec les exigences d'une vie ordinaire. La voie du Christ apparut comme particulièrement difficile à suivre en exposant ses fidèles aux risques d'une hypocrisie permanente, comme le constate Kierkegaard lorsqu'il déclare le christianisme « invivable » Mais la raison réclamait sa part. Elle s'empara de la philosophie grecque et créa la scolastique avec son aboutissement, le rationalisme cartésien. Les aspirations de l'esprit furent de leur côté satisfaites grâce à l'initiation sacerdotale, à la spiritualité monastique, aux nombreuses organisations initiatiques hermétique, artisanale, ou chevaleresque qui apparurent en Occident. Pendant ce temps, la tradition chrétienne orientale qui ne connut ni la scolastique, ni la Réforme maintenait de son côté la chaîne d'une spiritualité dont témoigne la prestigieuse suite des Pères grecs. Elle paraît avoir développé la méthode plutôt que la doctrine. Car si

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la métaphysique d'une doctrine reste quelquefois théorique, la méthode psychique et pratique, qui la double, réalise forcément ses virtualités grâce à la puissance de ses rites. II. — L'hésychasme orthodoxe C'est aux Pères du désert que remontent les premiers exemples d'une méthode d'oraison qui devait aboutir à l'hésychasme, mot qui désigne un état complexe de silence, de solitude et de paix. Son centre de diffusion fut d'abord le mont Sinaï d'où il émigra au mont Athos sous la pression des invasions turques. A partir du IVème siècle, suivant l'exemple de saint Antoine, des anachorètes s'étaient retirés dans des ermitages des déserts d'Egypte et de Cappadoce. Ils jouirent d'un prestige qui rejaillit sur les communautés, de telle sorte que l'épiscopat oriental fut toujours recruté parmi les moines. Evagre le Pontique, disciple de Macaire et ami des grands Cappadociens, remplit le rôle d'initiateur. Héritier spirituel de Clément et d'Origène, il est le premier théoricien de la prière pure, considérée comme une conversation entre l'intellect et Dieu. Ses successeurs, Diadoque de Photicée et Jean Climaque, opérèrent une synthèse dont la pièce essentielle fut la prière de Jésus comme souvenir de son Nom. Mais alors que cette prière perpétuelle figure dans la règle de saint Basile, qu'elle est encore recommandée dans la règle de saint Cassien, celle de saint Benoît, dont dépend le monachisme occidental, n'en fait pas mention. Sans doute le fondateur bénédictin ne considérait la discipline monastique que comme le commencement d'une vie qui devait trouver son accomplissement dans l'état d'anachorète. Pendant que l'invasion arabe coupait l'Occident de ses sources, l'Orient élargissait la portée de sa méthode. Syméon le Nouveau-Théologien prescrivit que la prière devait être ininterrompue comme la respiration et le rythme cardiaque. « Là où est le corps, disait-il, là doit être l'intelligence... L'hésychaste est un être corporel qui s'efforce de faire descendre l'intelligence dans le cœur » Il y a là un mode poétique d'oraison dont nous avons rencontré d'autres exemples, le nemboutsou des bouddhistes, le dhikr des soufis, le japa des yogis, dont l'efficacité est garantie par les Lois de Manou : « Un brahmane peut atteindre la béatitude par la seule invocation en dehors de tout autre rite. » Même l'Occident ne l'ignore pas tout à fait, puisqu'on en surprend la trace dans les Exercices Spirituels d'Ignace de Loyola qui parle d'une « troisième prière par rythme » Dans le monde byzantin la prière pure trouva sa base théologique dans les écrits de Grégoire Palamas, qui mourut évêque de Salonique en 1359. Ce qui était jusque-là une méthode comportant d'ailleurs un rite réservé, devint une doctrine inséparable d'une gnose. Palamas avait été initié à la prière pure par Théolepte de Philadelphie (en Lydie), dans un des couvents du mont Athos où il mena pendant vingt ans la vie de cénobite. Au spiritualisme exclusif des platonisants, Palamas opposa la conception biblique pour laquelle le corps n'est pas la prison de l'âme mais son tabernacle, puisque, depuis l'Incarnation il manifeste l'Esprit Saint. La méthode hésychaste fait passer cette connexion de la puissance à l'acte. Le cœur est un lieu divin et le corps doit prier à l'unisson du cœur. Palamas réhabilite le corps comme le faisait au même moment en Occident l'ésotérisme alchimique. « A chacun suivant sa loi et son dû. Au corps la tempérance, à l'âme la charité, à la raison la mesure et à l'esprit la prière » Cette intrusion immanente de l'esprit dans le corps éclaire et complète la théologie négative que Denys (l'Aréopagite) avait fixée théoriquement au Vème siècle. Tandis que celui-ci ne proposait pas de méthode pour concilier les textes contradictoires qui envisageaient la divinité sous son double aspect inaccessible et communicable, Palamas élucide le dilemme dans son dialogue de Théophanes. Dieu transcendant et incommunicable pour la raison (en tant que Non-Etre) peut être connu par le cœur (en tant qu'Etre) dans ses opérations, dans ses énergies, dans ses modes, que Denys appelle vertus, Grégoire de Nazianze élans et le thomisme grâce incréée. Mais tandis qu'en Occident cette

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grâce est un accident auquel chacun participe sans savoir, en Orient elle est considérée comme intrinséque à la nature sauvée. Grâce et liberté ne paraissent plus opposées et Grégoire de Nysse voit en elles les deux faces d'une même réalité, d'une synergie qui relie les deux volontés divine et humaine. C'est ce qui explique la sérénité, le détachement, la paix du véritable hésychaste qui réunit les eux pôles de toute spiritualité, l'intériorité et la transcendance, la divinité impersonnelle et le Dieu personnel, union qu'explicite Evagre le Pontique dans une formule digne de l'Inde : « La vision de Dieu ne fait qu'un avec la vision de Soi. » La prière du cœur est d'ailleurs subordonnée à la préparation du corps par le jeûne et la veille. « C'est la voie étroite, dit Palamas, parce qu'elle doit s'exercer sur une base de vertus qui disposent à l'union » Encore aujourd'hui cette prière alimente la spiritualité orientale. En 1782 paraissait à Venise, publié par les soins de l'évêque de Corinthe et d'un moine du mont Athos, un choix de textes sur la prière continue extraits des Pères grecs, sous le titre de Philocalie (ou Amour de la Beauté). Ce mot avait déjà servi à saint Basile pour une anthologie d'Origène, le grand platonicien. Répandu au XIXe siècle dans les ermitages des startzi russes et traduit pour le peuple, la Philocalie maintint jusqu'à nos jours une spiritualité vécue chez les plus humbles paysans avec un succès dont témoigne le fameux récit du Pèlerin russe. III. — Templiers, Fidèles d'Amour et Rose-Croix L'ésotérisme réfugié en Orient dans les ermitages et en Occident dans les cloîtres, dut y emprunter des moyens réservés et même secrets pour assurer sa permanence. Il est très difficile de surprendre plus que des indices concordants de sa survie par inférences parallèles. Seules les vicissitudes de l'histoire obligèrent les organisations initiatiques à sortir de l'ombre, face à la religion officielle qui les ignora et face au pouvoir qui les condamna, car les gouvernements comme les hommes redoutent ce qu'ils ne comprennent pas. C'est le film discontinu de ces apparitions que nous allons essayer de dérouler sous les yeux du lecteur en tâchant d'évaluer l'ordre de leur succession, leurs appartenances réciproques et leur authenticité probable. La cause essentielle de décadence des organisations initiatiques tient à la rupture du lien qui les relie mutuellement entre elles et chacune avec son centre. Or le schisme d'Orient et le blocus arabe de la Méditerranée empêchèrent des relations faciles que les Croisades eurent pour but de rétablir. Ce rôle d'intermédiaire fut rempli par le nouvel Ordre du Temple, fondé en 1119, entre la première et la seconde croisade, à un moment où il s'agissait non de combattre, mais de consolider la conquête et de faire régner la paix dans le nouveau royaume chrétien. Les statuts de l'Ordre furent revus et approuvés par saint Bernard qui voulut parrainer une chevalerie chrétienne idéale, dont les membres auraient pour fonction la garde de la « Terre Sainte ». Toute initiation chevaleresque possède en soi un caractère ésotérique. Mais le titre donné aux nouveaux chevaliers était plus révélateur encore. Dans le monde occidental soumis à la tradition judéo-chrétienne, un Ordre qui prenait pour emblème le Temple de Salomon laissait entendre qu'il avait conscience de l'unité supérieure des trois formes religieuses issues d'Abraham. Il est naturel que ses membres aient eu avec les musulmans du nouveau royaume d'autres relations que guerrières. En fait les chevaliers occupaient à Jérusalem la mosquée d'El-Aqçâ et ils eurent avec les Arabes des rapports quotidiens pendant plus d'un siècle. D'autre part, ces chevaliers étaient des moines et leur nom de « gardiens de la Terre Sainte » prenait alors un sens supérieur. On sait qu'il existe autant de terres saintes qu'il y a de formes traditionnelles régulières à l'image de la Terre Sainte par excellence, symbole de la Tradition elle-même. Dans le cas des Templiers, la ville de Jérusalem était le centre de la tradition mosaïque et l'image de l'état spirituel qui lui était attaché. On comprend dans ces conditions que le pouvoir temporel des rois se soit ému d'une fraternisation

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passant par-dessus les dogmes et que, poussé en outre par la « cupidité » dénoncée par Dante, il ait obtenu de Rome une condamnation, que l'on peut qualifier, suivant les points de vue, d'inévitable ou de scandaleuse. Plusieurs manifestations importantes des doctrines ésotériques coïnsidèrent avec la destruction de l'Ordre du Temple. Les initiés chrétiens, d'accord avec les initiés musulmans, s'entendirent pour maintenir le lien rompu. Cette réorganisation invisible réussit grâce aux membres de fraternités telles que la Fede Santa, les Fidèles d'Amour et les Rose-Croix, qui par prudence ne constituèrent jamais de sociétés définies. « Il existe au musée de Vienne, écrit René Guénon, deux médailles dont l'une représente Dante et l'autre le peintre Pisanello. Toutes deux portent au revers les lettres F.S.K.I.P.F.T. qui doivent être interprétées ainsi : Fidei Sanctae Kadosch Imperialis Principatus Frater Templarius. Cette association de la Foi Sainte, dont Dante semble avoir été l'un des chefs, était un tiers-ordre de filiation templière dont les dignitaires se nommaient Kadosch, c'est-à-dire saint ou consacré. Ce n'est pas sans raison, continue Guénon, que Dante, à la fin de son voyage, dans La Divine Comédie, prend pour guide saint Bernard qui avait établi la règle du Temple comme s'il voulait indiquer que la spiritualité du saint était le seul moyen offert aux chevaliers pour accéder au degré suprême de la hiérarchie spirituelle » D'ailleurs La Divine Comédie est construite sur une architecture de symboles ésotériques. Il y a longtemps que le R. P. Asin Palacios a montré que deux sources principales du livre sont le Livre de l'Echelle et le Livre du Voyage Nocturne, deux œuvres de spirituels musulmans. D'autre part, les sept cieux du poème équivalent aux sept échelons initiatiques des Fidèles d'Amour, autre fraternité, dont Dante faisait partie avec les poètes amis. La « Dame » des Fidèles était l'Intelligence Transcendante ou la Sagesse Divine. Le Cuore gentile des mêmes Fidèles était le cœur noble et purifié d'attaches mondaines. Les Fidèles d'Amour devaient écrire en vers, langue des anges et des dieux. Boccace qui en faisait partie en a indiqué la transcendance ésotérique dans une nouvelle du Decameron, en faisant déclarer par Melchissedec que « du judaïsme, du christianisme et de l'islam, personne ne savait quelle était la vraie foi » On peut supposer que la Fede Santa a eu comme héritière la fraternité des Rose-Croix qui n'a d'ailleurs jamais pris de forme extérieure. Le terme de Rose-Croix désigne un état spirituel comportant une connaissance d'ordre cosmologique en rapport avec l'hermétisme chrétien. Un de leurs caractères les plus révélateurs consiste dans le « don des langues », c'est-à-dire dans l'art qu'ils avaient de parler à chacun son propre langage. Ils adoptaient les mœurs et les coutumes des pays qu'ils traversaient et prenaient même un nom nouveau. C'étaient des cosmopolites au sens vrai du terme. La Fraternité manifesta publiquement son existence avec la publication de la légende de son fondateur Christian Rosenkreutz et de ses voyages symboliques, faite en 1614 par l'alchimiste allemand Valentin Andreae. Si l'on remarque que le sceau de Luther portait une croix au centre d'une rose, que la plupart de ceux que l'on a dit Rose-Croix furent des alchimistes luthériens comme Khunrath, Maïer et R. Fludd, on peut inférer que l'apparition de cette société est un épisode de la Réforme sous une apparence ésotérique. Ajoutons à titre de curiosité que Leibniz, en tête de son De arte combinatoria où il traite de la caractéristique d'une langue universelle, a placé une rose à cinq pétales au centre d'une croix et que Descartes tenta vainement, comme il le raconte, de se mettre en rapport avec une organisation de ce nom. On dit que les Rose-Croix quittèrent l'Europe pour l'Inde au début du XVIIe siècle, ce qui peut s'interpréter comme une résorption de la société par un centre oriental. En tout cas les rosicruciens modernes n'ont aucun lien effectif avec les véritables Rose-Croix et qui se dit tel, par le fait même, n'en est pas un. IV. — La cosmologie hermétique

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La tradition chrétienne primitive ne s'occupait pas de science au sens courant du mot. Pas plus qu'ils ne comportent de code juridique, les Evangiles n'enseignent une cosmologie particulière. Les premiers chrétiens furent forcément tributaires de la science hellénique contemporaine. L'ésotérisme pour s'exprimer clairement s'est servi naturellement du vocabulaire des sciences, des arts et des métiers existant, que ses rites utilisaient comme symboles, pour initier les individus exerçant ces métiers et accomplissant ces rites. En utilisant nécessairement la langue grecque, l'hermétisme chrétien se forma par la symbiose des spiritualités évangélique et hébraïque avec la cosmologie alexandrine. Elle comportait deux sciences alors en faveur, l'astrologie et l'alchimie, relevant toutes deux de l'initiation sacerdotale. Il faut se rappeler que la pédagogie ancienne appelait « arts libéraux » les sciences qui se divisaient en deux groupes, dont la distinction s'est prolongée dans nos écoles jusqu'au Moyen Age. C'était la science des lettres ou trivium, à laquelle se rattachait l'alchimie et qui comprenait la grammaire, la logique et la rhétorique, puis la science des nombres ou quadrivium qui comprenait l'arithmétique, la géométrie, l'astrologie et la musique. En étudiant séparément astrologie et alchimie, on oublie trop qu'il y a entre ces deux disciplines un lien qui provient de l'unité cosmique qu'elles supposent. Entre l'astrologie qui s'occupe du monde céleste des sphères planétaires et l'alchimie qui s'occupe du monde terrestre des états de la nature, un rapport existe que l'on pourrait définir en disant que l'astrologie représente « la volonté du ciel » et l'alchimie « la progression volontaire de l'homme », dualité de forces que l'initiation a pour but de faire coïncider. Aujourd'hui, l'astrologie souffre de se survivre dans l'aspect défiguré d'une simple mantique, qui justifie toutes les sévérités, René Guénon l'a dit : « Les prétendues traditions astrologiques représentent les débris d'une connaissance perdue et incomprise. Il est d'ailleurs curieux de remarquer que les ouvrages astrologiques aujourd'hui connus appartiennent à des époques de décadence traditionnelle, que ce soit la fin de l'Antiquité grecque avec Ptolémée ou la fin de la Renaissance avec Morin de Villefranche. » En réalité l'intérêt de l'astrologie vient de ce qu'elle enseignait quelque chose à quoi rien ne correspond aujourd'hui, la science des cycles et du temps qualifié. Dans notre monde tout phénomène s'exprime à travers l'espace et le temps grâce au mouvement qui les unit et par conséquent grâce au rythme qui commande ce mouvement. Les corps célestes manifestent le rythme à l'état pur et c'est pourquoi ils sont à l'origine des mathématiques, les astrologues ayant été les premiers mathématiciens, nom que les pythagoriciens leur donnaient. Comme tout rythme suppose un retour cyclique, l'astrologie était la science des cycles et du temps qualifié. Car la permanence des lois naturelles, que la science moderne réduit en formules, implique d'après cette science, la stabilité quasi éternelle des conditions dans lesquelles ces lois s'exercent. Or la théorie traditionnelle des cycles suppose au contraire une altération continue, une accélération croissante du temps à mesure que le monde s'éloigne de son origine, accompagnée d'une dégénérescence correspondante dans tous les domaines. Par leur ordre et leur symbolisme, les astres traduisent admirablement cette qualification variable des temps et la transformation de l'ambiance cosmique où l'homme est à chaque instant plongé. Chaque cycle peut servir ainsi à symboliser un état spirituel et un moment de l'histoire. Cette ambiance, pour être cosmique, n'est pas seulement subie par l'homme mais par toute la nature. L'alchimie enseigne en effet que chaque planète marque de son « signe » un métal distinct engendré dans la matrice terrestre. La science antique supposait que sous l'influence céleste du soleil et des astres, la matière première originelle « mûrissait » lentement pour donner graduellement naissance à la série des métaux, qui progressaient en qualité jusqu'à la perfection de l'or. L'alchimiste dans son laboratoire entendait imiter la nature dans son mode opératif. Grâce au feu de son athanor, où le principe igné se substituait au soleil, il devait réussir dans les quarante jours d'une gestation alchimique ce que la nature accomplit dans les quarante semaines d'une gestation humaine.

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On comprend que l'ésotérisme se soit emparé de ce symbole, basé sur le principe de l'unité cosmique, sans d'ailleurs qu'il soit lié à lui, pas plus qu'à toute autre science ancienne qui nous paraîtrait périmée. Tout ce qui existe relève de la même substance et le cosmos peut être considéré comme un vaste organisme animé du même principe de vie. Les états successifs de la matière rectifiée par l'alchimie, pouvaient être pris comme équivalents des étapes spirituelles d'une purification initiatique. L'alchimie indiquait le processus par lequel la vie retrouve sa perfection originelle depuis la matière première indifférenciée. Ce qui permet de dire que le processus initiatique et le « grand œuvre » alchimique ne sont qu'une seule et même chose, la conquête de la lumière vers un état symbolisé par l'or qui, disent les Védas, est l'immortalité. On peut dire également que l'astrologie est une horloge qualificatrice des temps qui permet d'utiliser l'alchimie comme thérapeutique des états, les deux méthodes étant en parfaite correspondance et dépendant toutes deux de l'hermétisme chrétien dont les alchimistes ont utilisé le langage. V. — Le Compagnonnage et la Maçonnerie Entre la lumière du ciel et les ténèbres de la terre, le domaine de la cosmologie s'étend également à la surface de la terre habitée. Elle implique une « géographie sacrée » qui commande le choix des lieux propices à l'installation humaine et à la construction des villes. Comme toute civilisation est subordonnée à l'art de l'architecture, qui domine tous les autres, celui-ci est intimement associé à la création des villes, qui au début des temps médiévaux réunissaient dans leurs murs les artisans qui dépendaient jusque-là des domaines seigneuriaux ou conventuels. Tout métier peut servir de support à une voie initiatique quand il a un caractère traditionnel. Des légendes attribuent l'origine des arts, des sciences et des métiers à une initiative divine, prototype de l'initiation artisanale. Janus, on le sait, était à la fois dieu des métiers et des mystères et dans la légende grecque Prométhée, titan-démiurge, était l'instructeur des techniques qui avaient permis aux hommes de connaître l'art du feu, les travaux manuels, l'éloquence, la poésie et la musique. En Occident deux organisations d'origine ouvrière ont perpétué jusqu'à nous, dans une forme sans doute diminuée mais riche d'un symbolisme intact, ces initiations de métier. Ce sont le Compagnonnage et la Maçonnerie qui relèvent de la cosmologie par leur symbolisme architectural. Au début des temps carolingiens les associations d'artisans qui avaient fait suite aux collèges romains de métiers avaient pris la forme de confréries religieuses. Les confrères-compagnons qui exerçaient des métiers de base liés à l'architecture, voyageant de chantiers en chantiers, étaient partout considérés comme des « étrangers » et des « passants », qualificatifs qu'ils ont conservés dans différents rites du Compagnonnage. Isolés dans leurs loges, ces maçons, tailleurs de pierre de cathédrales, se groupaient en sociétés fermées qui n'admettaient que des membres de la même profession. Car le Compagnonnage a ceci de remarquable qu'il a conservé son caractère secret et l'esprit communautaire de son origine. Chacun des rites est placé sous le patronage d'un personnage historique ou mythique, le roi Salomon, maître Jacques et le P. Soubise, car si la légende se réfère d'abord à la construction du temple de Jérusalem, elle a été ultérieurement christianisée. Ces trois personnages représentent en fait les trois castes royale, artisanale et sacerdotale de toute société traditionnelle. Et le Compagnonnage malgré son sens communautaire a conservé cette tripartition dans les degrés d'aspirant, de compagnon et de compagnon-fini. Ses rites d'initiation tiennent à la fois des dures épreuves du métier et des épisodes de la Passion du Christ que symbolise également la messe. Ce qui fut d'ailleurs le prétexte des

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condamnations que le Compagnonnage dut subir lorsque du XVème siècle au XVIIIème il sortit de la clandestinité au grand jour de l'histoire. A ce moment les rites étaient devenus incompris et passèrent pour des simulacres sacrilèges, alors qu'ils étaient des survivances d'une tradition hébraïque christianisée. Cette légende de la fondation du temple de Jérusalem racontait que, après sa construction, son architecte, maître Hiram, avait été assassiné par trois compagnons jaloux et enterré dans un tombeau d'airain dans le temple même. On peut rapprocher de cet épisode dramatique la fin d'une chanson de geste du XIIIe siècle, celle de Renaud de Montauban. On y lit que le benjamin des fils Aymon, revenant de Terre Sainte en habit de pèlerin, s'était fait embaucher sur le chantier de la cathédrale de Cologne où il fut assassiné par des compagnons jaloux. On pourrait évoquer pour expliquer ces rites sacrificiels de fondation les précédents antiques des sacrifices humains qui accompagnaient la fondation des sanctuaires védiques. De tout temps on a associé le temple et le tombeau. Les églises chrétiennes sont également construites sur une confession contenant le corps d'un martyr ou les reliques d'un saint, qui rendent ce lieu consacré. L'étroite parenté de leurs symboles et de leurs rites permet de supposer que la Franc-Maçonnerie a la même origine que le Compagnonnage. Le nom de franc-maçon proviendrait des franchises de service et d'impôts que l'empereur accorda en 1276 aux compagnons des chantiers de la cathédrale de Strasbourg. Il signifie en tout cas homme libre, comme opposé au serf. Ces Freï-Maurer ou Franc-Maçons fondèrent dans cette ville la première loge (Bauhütte) du Saint-Empire, qui fut suivie d'autres loges à Vienne, Cologne et Zurich. Deux siècles plus tard en 1459, le maître d'œuvre de Strasbourg unit toutes les loges allemandes en une Fédération qui, au convent de Ratisbonne, réglementa les symboles et les rites. La même délivrance de libertés communales provoqua en Angleterre et en France la réunion de loges, qui ont d'ailleurs pu exister depuis plus longtemps, puisqu'il en est qui se disent issues des confréries d’artisans romains. La loge avec son plafond étoilé représente le monde. La nudité partielle des initiables rappelle celle des mystes dans les mystères. L'initié subit la mort initiatique dans le cabinet de réflexion, puis renaît à la lumière. Les marches et voyages représentent les épreuves. Vers le XVème siècle une modification importante se produisit. Jusque-là, à côté des hommes de métier, les loges recevaient des maçons non professionnels, dit acceptés, notamment des prêtres initiés dans des loges spéciales pour remplir le rôle de chapelain. Tous étaient membres de la même maçonnerie opérative au sein de la religion chrétienne. Pour des raisons obscures, sans doute dans le but de recueillir des membres d'autres organisations persécutées ou interdites, le nombre des maçons « acceptés » augmenta, en Angleterre surtout. Les loges se peuplèrent de grands seigneurs et d'intellectuels qui furent reçus au grade de maître. Au XVIIe siècle les membres constructeurs étaient fort réduits en nombre dans les loges et la maçonnerie opérative avait dégénéré en spéculative. Lorsqu'en 1689 le roi Jacques Stuart se réfugia auprès de Louis XIV, il est probable que les gentilshommes écossais de sa suite fondèrent des loges qui furent très probablement l'origine du « rite écossais » plus particulièrement développé en France. La déviation capitale qui fut le point de départ de la maçonnerie moderne se produisit en Angleterre au début du XVIIIe siècle. Le pasteur Anderson, chapelain de la Loge Saint-Paul à Londres et le Français Désaguliers, chapelain du prince de Galles, réunirent quelques maçons orangistes, qui élaborèrent de 1714 à 1717 un nouveau rituel d'inspiration protestante. Après quoi, ils brûlèrent les anciennes archives comme « entachées de papisme ». La Grande Loge d'Angleterre de maçons acceptés, basée sur les Constitutions d'Anderson, fut instituée en 1723 sous la grande maîtrise du duc de Wharton, malgré les protestations d'autres loges, dont celle d'York qui prétendait à une haute antiquité. Tandis que les loges « écossaises » conféraient en 1735 la dignité de grand-maître à J.-H. Maclean,

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baronnet d'Ecosse, ce n'est qu'en 1738 que les loges dites « anglaises » se libérèrent de la tutelle britannique et que le duc d'Antin fut élu grand-maître de la nouvelle Loge de France. On ne s'étonnera pas d'apprendre que le Compagnonnage fut condamné en 1655 par la Sorbonne et en 1791 par la Constituante, comme la Maçonnerie le fut en 1738 et en 1751 par le Saint-Siège. Mais la multiplication de ces mesures montre assez leur vanité. Les plus grands seigneurs de France furent maçons jusqu'au plus illustre théoricien de l'autorité pontificale, le comte Joseph de Maistre qui a justement déclaré : « Tout annonce que la franc-maçonnerie est une branche détachée et peut-être corrompue d'une tige ancienne et respectable. » Et il ajoutait : « La vraie religion a bien plus que dix-huit siècles. Elle naquit le jour où naquirent les jours. » VI. — Maître Eckhart et Nicolas de Cusa Depuis ses origines évangéliques et pendant tout le Moyen Age, la spiritualité chrétienne eut des représentants de tous ordres aussi bien initiatique que mystique. Elle ne se saisit pas elle-même et ne s'affirme pas ésotérique, tout en l'étant quelquefois. On la surprend sporadiquement quand elle s'exprime dans les témoignages de petits groupes très fermés, comme ceux des béguinages du XIIIe siècle, dans les livres de spirituels qu'il faut considérer comme des héritiers et non des initiateurs. Il y eut parmi eux des prêtres consacrés, d'authentiques maçons, de grands mystiques, de simples « inspirés » Si nous les nommons, c'est que sans eux la continuité de la méthode, l'identité du but, la permanence de l'exigence seraient peu compréhensibles. Les variations apparentes de formes ne proviennent pas de la doctrine identique et immanente, mais du langage employé et des individualités qui l'utilisaient. L'Allemagne rhénane, cette « rue des saints », die Pfaffengasse, était entrée dans la grande histoire de l'esprit au Moyen Age. Elle ne la quittera plus, bien qu'il soit difficile d'évaluer avec certitude la qualité des sources où puisèrent tant d'individualités originales depuis Albert le Grand jusqu'à Schelling. Chez Eckhart, par exemple, la force de la certitude est si puissante qu'elle s'échappe en formules qui ont pu alarmer le sacerdoce. Contre saint Thomas dont il porte cependant l'habit, et contre l'opinion du docteur angélique suivant laquelle Dieu n'est inconnaissable qu'à cause de la faiblesse de notre entendement, il soutient qu'en Dieu cette ineffabilité est essentielle. Le Dieu suprême est sans nom. Il n'est ni bonté, ni sagesse, ni esprit, ni essence, ni personne, ni image. Par-dessus tout règne la Déité, qui ne devient Dieu que par rapport aux hommes. Sur le plan spirituel, la Déité s'identifie avec la partie incréée de l'âme, qu'il nomme « quelque chose » (etwas) ou bien « château fort », « citadelle », « étincelle », « arche incréée ». Eckhart est un spirituel qui prête à son intuition un génie verbal créant des images qui ont scandalisé des juges, exotériques par définition. Il voyait l'homme juste transformé en essence divine comme le pain consacré dans l'eucharistie se transforme en corps du Christ. Il estimait « la conscience de l'union à Dieu comme le dernier empêchement à une parfaite béatitude. L'homme noble devra se libérer de Dieu même, de toute connaissance de Dieu, pour que le vide absolu se fasse en lui » Un siècle plus tard Nicolas de Cusa, cardinal de l'Eglise romaine, justifiera dans son Apologie sa propre cause et celle de ses prédécesseurs Plotin, Denys, Eckhart. Pour lui aussi, la pure essence est inaccessible. Mais plus intellectuelle que spirituelle, sa méthode pour se rapprocher de l'essence est « l'art des transmutations géométriques ». Les idées et les concepts ne sont pas pour lui immobiles. A la limite de son développement chaque concept coïncide avec son opposé. Expliquer ne consiste pas pour lui à se référer à une table de valeurs fixes, à des types universels, mais à trouver la formule mathématique qui transforme un mouvement obscur et pressenti en une fonction rationnelle. L'entendement a pour rôle de faire la synthèse des contradictoires et si celle-ci est possible c'est grâce à la

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présence dans l'âme d'un reflet de la Divinité. Dieu est plus intérieur à l'homme que lui-même. La vérité n'est plus le but ultime d'une longue démarche, mais la reconnaissance au fond de l'âme, d'un infini inaccessible. L'observateur, comme le relativiste moderne est toujours placé au centre. Dans l'espace, il crée son ordre et sa hiérarchie. Dans le temps l'instant où il vit est un reflet de l'éternité. Sous tous les modes de l'être, Nicolas de Cusa voit une participation à l'Imparticipable. On ne s'étonnera pas qu'il ait désiré une unité religieuse conforme à la tradition. Il donne de la religion des formules si abstraites que tout le monde peut y souscrire. Il écrit un Examen critique du Coran. Il va à Constantinople pour ramener l'empereur byzantin sous l'obédience romaine. Il pousse le pape à écrire une lettre au sultan turc pour lui offrir la succession des empereurs d'Orient. Pour lui, les « révélations » sont multiples et les dogmes, les rites correspondent à des vérités partielles. « A travers la diversité des Noms Divins, s'écrie-t-il, c'est Toi qu'ils nomment, car Tel Tu es et Tel Tu demeures, inconnu et ineffable. » Il passe de la transcendance d'une théologie négative à l'immanence d'un infini actuel. Sa « docte ignorance » réalise le dépassement des contradictoires. Mais il sait bien que le profane n'est pas capable de comprendre le trésor qu'il porte en lui. La connaissance véritable est ésotérique. Il le proclame dans une splendide formule «La Sagesse crie sur les places publiques et ce qu'elle crie c'est qu'elle habite sur les sommets» VII. — Les théosophes Bien que la Réforme ait été fort éloignée de tout ésotérisme, elle répondait indirectement et « fonctionnellement » à certaines aspirations de cette espèce. C'est ce qui explique qu'elle ait pu faire place, surtout à ses débuts, à des personnalités aussi exceptionnelles que celle de Jacob Bœhme. Il surgit comme un « inspiré » véritable, gratifié du don des langues dans un milieu de médecins alchimistes et d'astrologues, héritiers de Paracelse, qui vivaient un peu en marge des réformés officiels. Il adopte le vocabulaire de l'hermétisme. Seul en Occident, il connaît et utilise avec Gichtel la notion des centres psychiques de l'homme. Avec Eckhart, il parle de la naissance éternelle du Fils et de la déification par le Verbe. De là son Ungrund, son « Sans-Fond » indéterminé, correspondant au Non Etre métaphysique. Il appartient à cette lignée de penseurs qui, face à l'immutabilité de la logique scolastique, exaltent le développement méthodique de la Sagesse intérieure, notion qui se rencontre avec celle de la Sophia orthodoxe, comme aimait à le dire N. Berdiaeff. Comment et pourquoi la Déité devient créatrice, c'est ce que Bœhme essaie de dire en son langage. Il le dit difficilement, car pour lui le créateur est le Mysterium Magnum, le grand mystère. Comme il est inspiré, il voit jaillir toutes les hypostases du « Sans-Fond » parce que ce « Sans-Fond » est liberté absolue ou, comme diraient Leibniz et Guénon, Possibilité Universelle. Jacob Bœhme, comme les métaphysiciens allemands, met l'accent sur l'aspect de fécondité active du possible, dont la première hypostase est, nous l'avons vu, la Sagesse. La nature de celle-ci est duelle, image et ressemblance de la Déité en soi et de la Divinité dans l'homme. Elle possède la nature androgyne que lui avait reconnue la cosmologie hermétique. L'opposition des contraires marque toute création en qui se retrouvent les « signatures » différentes des choses que l'homme réunit en lui. Par la Sagesse et les signatures l'homme est l'image du monde, et une image de Dieu. L'esprit d'Eckhart, dont Bœhme a hérité, a inspiré aussi le lyrisme d'Angelus Silesius, lié avec Frankenberg, ami, éditeur et biographe de Jacob Bœhme. Sa voie est celle de l'amour et son expression le langage des poètes. Dans ses vers, il aime exalter les dualités contradictoires dans des formules abruptes. « Dieu ne peut rien sans moi », « Dieu est pur néant », « je suis comme Dieu et Dieu est comme moi », antithèses faciles en apparence, mais lourdes de sens et qui valent par la résonance de l'esprit bœhmien, et dont la longue descendance parviendra jusqu'aux romantiques.

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VIII. — Le traditionalisme romantique Tout au long du siècle classique et du siècle des Lumières, une chaîne secrète de spirituels, sinon d'initiés, relie les platoniciens de la Renaissance, Marsile Ficin, Pic de La Mirandole, Bruno et Campanella au premier mouvement romantique. La qualité des hommes qui forment cette chaîne n'est pas toujours reconnaissable. Il en est de douteux. L'humanisme des XVIIe et XVIIIe siècles reste très inférieur à celui du XVIe. L'homme de cour n'est plus un « microcosme », mais un sceptique. Le romantisme réagit contre ce rationalisme et l'athéisme révolutionnaire qui en fut l'héritier. En France, le renouveau du sentiment religieux et des traditions rencontra ses théoriciens dans les « prophètes du passé », Bonald, J. de Maistre et L.-C. de Saint-Martin. En Allemagne, il provoqua dans la Maçonnerie la création d'une hiérarchie de hauts grades à l'imitation des Ordres de chevalerie. Le rite templier de la Stricte Observance fut fondée en 1754 par le baron de Hundt à qui la grandeur de l'Allemagne médiévale donnait la nostalgie du Saint-Empire. Dans le même temps, à Lyon, un maçon d'origine espagnole, Martinez de Pasqually, fondait le rite des Elus Coëns pour mettre en pratique les procédés de réalisation exposés dans son Traité de la Réintégration des Etres. Après le départ du maître pour les Antilles, deux de ces disciples, L.-C. de Saint-Martin et Willermoz élaborèrent aux convents de Lyon et de Wilhelmbad (1782) les constitutions d'un Régime Ecossais Rectifié, reconnu par le Grand-Orient et qui unissait en les transformant les Elus Coëns et la Stricte Observance. La figure la plus remarquable du nouveau régime fut certainement le comte J. de Maistre. Maçon à vingt et un an, grand orateur et grand profès, il devint bientôt, comme l'empereur Alexandre Ier, chevalier bienfaisant de la Cité Sainte, dernier grade du régime écossais rectifié. Catholique intransigeant, auteur du traité Du Pape, il déclarait que « le christianisme des premiers temps était une véritable initiation », et il répliquait à ses contradicteurs que « ce qui est clair pour les adeptes est inintelligible pour le reste des hommes ». Avant Bonald et ses nombreux émules, il fut le chef de l'école traditionaliste française, première manifestation du romantisme. Mais il restait trop humaniste à la française pour que son influence s'exerçât sur une Europe dominée alors par l'esprit allemand. En contraste avec lui, son ami Saint-Martin, plus mystique qu'initié, admirateur de Bœhme et de Swedenborg, fut très lu en Allemagne, où Herder dès 1773 avait commencé la réhabilitation du Moyen Age. D'autres protestants, Hamann le mage du Nord, Starck, Jacobi s'opposaient aussi aux rationalismes suivis par des catholiques ou des sympathisants comme F. von Baader, Z. Werner, F. von Schlegel et ses amis Novalis, Tieck et Schelling. Ils se rattachaient tous à la grande tradition germanique d'Eckhart et de Bœhme, celle du concept de Totalité suivant lequel l'Universel seul peut avoir une signification. Le symbolisme analogique, expulsé par le cartésianisme, reprenait vie grâce à Creuzer, à Gœrres et à Brentano. La montée du renouveau catholique, sa fusion avec le germanisme remettaient en honneur le Saint-Empire considéré comme la forme la plus parfaite d'un équilibre entre les deux pouvoirs spirituel et temporel. L'idée maîtresse de l'élite, dans cette Allemagne romantique, était la régénération de l'humanité grâce à une association occulte de penseurs et d'initiés. Novalis publiait dans ce sens un manifeste L'Europe ou la Chrétienté (1799) où il attaquait le luthéranisme coupable d'avoir appauvri l'idéologie chrétienne réduite à la littéralité de la Bible et d'avoir rompu l'unité européenne. Au rationalisme étroit des philosophes, le romantisme substituait le sens du mystère. Il apparaît comme l'animateur d'une spiritualité déjà renaissante et encore méconnue. IX. — La renaissance orientale Dans une seconde étape le romantisme devait susciter une renaissance orientale. Certes le nom de Bouddha n'était pas ignoré de Clément d'Alexandrie et Hippolyte de Rome avait

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cité les Védas. Mais il fallut attendre quinze siècles pour les voir réapparaître effectivement dans un Occident prisonnier du préjugé classique hérité d'un hellénisme décadent. Les humanistes ne concevaient pas qu'il puisse exister une civilisation-mère autre que l'égyptienne, ni d'autre truchement, pour remonter aux origines, que la Bible ou Pythagore. Ce qui les conduisit à chercher la source des traditions dans l'hellénisme et à confondre la langue primitive avec l'hébreu. Cette erreur fut encore commise au XVIIIe siècle par Court de Gébelin, par le jeune Schlegel et par Fabre d'Olivet. L'œuvre de ce dernier est cependant respectable. On peut lui reprocher d'avoir confondu Pythagore et Moise. Ayant appris l'arabe et l'hébreu, il se plongea dans la Genèse et publia après des années de travail sa Langue hébraïque Restituée, où il a mis en lumière le sens universel du texte sacré. Sans doute sa linguistique s'abuse, mais ce ne sont pas en fait les racines hébraïques qui lui ont suggéré les idées fondamentales de la pensée qu'il en tire, mais l'inverse, et chez lui le génie du métaphysicien secourt à chaque instant les faiblesses du linguiste. Malheureusement, il ignorait que dès 1771 Anquetil-Duperron avait commencé à traduire l'Avesta et importé en France les premières Upanishads qui, disait cet érudit, « présentaient les mêmes vérités que les ouvrages des platoniciens qui les avaient peut être reçues des Orientaux ». Quand Fabre voulut lui-même utiliser la traduction anglaise du Ramayana, ses préjugés d'ancien révolutionnaire l'amenèrent à intervertir l'ordre des âges du monde et à placer à la fin du cycle, l'âge d'or du début. Seules les traditions orientales authentiques allaient pouvoir libérer l'Europe de son préjugé classique et moderniste en lui faisant découvrir l'unité doctrinale essentielle des religions de l'humanité. Le premier pas en cette voie fut accompli par les indianistes anglais. Des traductions directes du sanscrit furent réalisées à partir de 1785 par le fondateur de la Société Asiatique de Calcutta, William Jones, puis par son successeur Colebrooke qui devait écrire en 1805 son fameux Essai sur la philosophie des Hindous, traduit en français par Pauthier en 1833. De leur côté les romantiques allemands accueillirent avec ferveur cette occasion de se libérer de la tutelle abhorrée du classicisme. A la suite de Colebrooke, F. von Schlegel écrit son Essai sur la sagesse des Hindous (1808). Les textes publiés de 1788 à 1839, à Calcutta, par les Recherches Asiatiques furent considérés comme une révélation providentielle par les amis du groupe d'Heidelberg, Creuzer, Tieck, Gœrres et Brentano. C'était là un « christianisme antérieur à l'histoire », suivant le mot de Schelling. Cependant cette conception d'un christianisme à la Bœhme ne pouvait être que difficilement acceptée dans toute l'Europe. Sa diffusion réclamait une objectivité que lui donnèrent les savants français Burnouf et Silvestre de Sacy. L'Ecole des Langues Orientales était créée en 1795, la chaire de sanscrit au Collège de France instituée en 1814 et le Journal asiatique fondé en 1823. Cette suite de révélations de la plus haute spiritualité enthousiasma Lamartine et Michelet et provoqua ce que Quinet nomme dans son Génie des Religions (1841) une « renaissance orientale » L'éclatement des horizons intellectuels, dans l'Europe de 1848, provoqua une réaction de défense de la part des nationalismes ombrageux. Les Allemands substituèrent l'appellation d'indo-germanique à celle d'indo-européen et utilisèrent la linguistique comme argument raciste. Les Anglais, plus soucieux d'impérialisme économique que de métaphysique sanscrite, abandonnèrent l'étude exacte de l'Inde pour favoriser un théosophisme d'inspiration politique et protestante. Rome elle-même, inquiète de voir les textes orientaux confrontés avec les Ecritures chrétiennes, finit par condamner l'ami de Montalembert et de l'abbé Gerbet, A. Bonnetty, directeur des Annales de Philosophie chrétienne (1830-1855) où était défendu le principe d'une révélation primitive et où étaient publiés des textes chinois en parallèle avec les textes bibliques. Comme l'a dit justement M. R. Schwab, « la renaissance orientale menaçait de dégénérer en guerre de religions »

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La réserve de Rome était d'autant plus explicable qu'au lieu de concourir à un renouveau de la spiritualité l'intrusion d'un Orient défiguré menaçait d'alimenter une littérature polémique et donnait naissance à cette basse contrefaçon que l'on nomme l'Occultisme. Ce mouvement moderne se rattache à l'œuvre d'un ancien diacre du nom de Constant, plus connu sous le pseudonyme d'Eliphas Levi. Son œuvre ne doit d'ailleurs rien à l'Orient. Mais bien qu'il ait mis beaucoup de fantaisie dans les Clefs des Grands Mystères et dans le Dogme et Rituel de Haute Magie (1856), il reste supérieur à ses néfastes plagiaires, auxquels se mêlèrent des Orientaux occidentalisés, et dont la propagande s'accrut à partir de 1870. Quels que soient leurs noms, théosophistes, anthroposophistes, néo-martinistes, néo-gnostiques, spirites ou rosicruciens, ils sont exclusivement curieux de phénomènes, ce qui est exactement étranger à toute métaphysique. Les conditions mêmes du monde moderne favorisent une action subversive et anti-traditionnelle. La confusion du psychique et du spirituel, l'assimilation du spirituel à ce qu'il y a de plus inférieur dans le psychique, l'identification de la religion avec la magie, le totémisme, la sorcellerie même, la vulgarisation d'une pseudo-initiation ou même d'une contre-initiation, tout cela constitue des indices irrécusables de subversion dégradante. La matérialisation croissante de la civilisation moderne, le progrès du machinisme et la vogue de l'artificiel, la mise en « conformité » des cerveaux par tous les moyens de la propagande révèlent une inquiétante montée des forces incontrôlées et sûrement incontrôlables de la part de ceux qui n'en soupçonnent pas l'existence. La Tradition enseigne que sur la fin du cycle il est inévitable que soient utilisés les résidus des âges précédents, tout ce que les Anciens avaient délibérément négligé ou écarté, tout ce qu'ils avaient refusé comme le machinisme, non seulement par dédain du travail servile, par respect des castes, mais aussi par crainte justifiée du « choc en retour » des forces inférieures et dont nous sommes bien placés pour reconnaître la menace. Pendant longtemps les Hindous négligèrent de répondre aux caricatures de leur tradition propagées par les Occidentaux. Cependant, les conséquences politiques aggravantes de celles-ci finirent par les émouvoir et ils cherchèrent à entrer en relation avec des personnalités européennes susceptibles de redresser une mentalité dangereuse pour tout le monde, à commencer par ceux qui en étaient la proie. Leurs premières tentatives eurent peu de succès. Vers 1886, ils contactèrent un Français, le marquis de Saint-Yves d'Alveydre, auteur de la Mission des Juifs (1884). Il avait acquis les papiers de Fabre d'Olivet et les avait utilisés sans discrétion. Mais ses informateurs hindous constatèrent qu'il n'était disposé à se servir de leur enseignement qu'au bénéfice d'un système politique personnel et la tentative de nouveau échoua. Ce n'est que vers 1908 qu'un nouvel essai devait réussir. Il en résulta l'œuvre de René Guénon. Dès vingt ans, celui-ci avait traversé tous les milieux « spiritualistes » dont les prétentions à l'ésotérisme l'avait attiré. Il eut vite fait d'acquérir la certitude qu'aucune de ces prétentions n'était justifiée. Il se lia avec des personnalités effectivement rattachées à des organisations authentiquement orientales. Des circonstances plus exceptionnelles encore, en rapport avec les initiatives hindoues mentionnées plus haut, lui permirent d'être rattaché avant vingt-quatre ans aux trois principales traditions de l'Orient. Il apprit le sanscrit et commença en 1921 avec une Introduction à l'Etude des Doctrines hindoues, une œuvre absolument nouvelle en Occident par la profondeur et la clarté de son exposé métaphysique. Grâce à une connaissance approfondie des traditions hindoue, arabe et chinoise, il rétablissait, au-delà de l'ontologie philosophique et théologique, l'équivalence de la notion suprapersonnelle de l'Infini, du Non Etre, de la Possibilité Universelle. Cette restitution lui permettait de renouveler le concept de Révélation Primordiale qui n'est d'ailleurs pas étrangère au Christianisme, puisqu'on peut rencontrer sous la plume de J. de Maistre

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l'affirmation « qu'il n'y a point de doctrine qui n'ait sa racine dans la nature intime et dans une tradition aussi ancienne que le genre humain ». Cette reconnaissance permit à Guénon d'étendre la notion d'orthodoxie à toutes les traditions de l'humanité, sans amoindrir pour chacune la portée de leurs applications particulières. Puis, descendant de l'Absolu au monde et au niveau de l'homme, il lui restitue la multiplicité indéfinie et simultanée de tous les états de l'être, en montrant que leur réalisation était possible grâce à une connaissance directe et immédiate, facilitée par l'initiation. Il ne s'est d'ailleurs jamais flatté d'avoir rien dit de nouveau. Bien au contraire. Comme les scolastiques du Moyen Age, et plus décisivement, il a été le restaurateur d'une tradition et d'une vérité ancienne, que nous avons, grâce à lui, essayé d'exposer le moins imparfaitement possible. Notre époque aspire à une universalité que pressentent les meilleurs esprits et que souhaitent les âmes les plus hautes. Des preuves concordent d'un renouveau œcuménique, sans que les diverses religions aient à renoncer à leur génie particulier, et même puissent le faire sans disparaître, pas plus qu'un accord fraternel n'empêche le développement original de chaque membre de la même famille, séparé par le corps et uni par le cœur et l'esprit. Or l'ésotérisme est justement le cœur et l'esprit des religions. Il prouve qu'elles sont filles d'une tradition identique. La bénédiction d'Abraham descend toujours sur ses fils divisés. Bouddhistes et hindouistes sont issus de la même terre indienne, que se partagent l'islam et le génie hindou. Sous des noms divers tous reconnaissent une même vérité, celle qui dans le silence des mystères pénétrait de sagesse les initiés antiques et qui, encore aujourd'hui, au seuil des monastères chrétiens, inscrit son plus beau nom, celui de la Paix.

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CONCLUSION Le vrai sage ne se lie à aucune croyance. MOHYID-DIN IBN 'ARABI. Dans sa recherche de la vérité, le point de départ de chacun est particulier. Personne ne croit au même Dieu, tellement la conception que nous en avons dépend de notre « histoire ». Personne, malgré l'identité des mots n'a professé la même foi L'image de notre Dieu varie sous l'angle de notre destinée C'est d'ailleurs une métamorphose de cette sorte que doit accomplir la réalisation métaphysique. Notre foi la plus orthodoxe est implicite dans la mesure où il nous est impossible de l'expliquer à quelqu'un d'autre, fût-ce a notre meilleur ami, comme demeure ésotérique le Principe ineffable qui règne au-delà de l'Au-delà, sur l'autre face de l'obscurité. Mais pour suivre cette transfiguration, nous sommes obligatoirement engagés dans l'une des grandes traditions de l'histoire, l'une des voies spirituelles existantes dans le monde. Les circonstances ont fait que chacune d'elles a mis l'accent sur une hypostase, une vertu particulière. L'Inde a sublimé le sacrifice. Le bouddhisme exalte la charité et le christianisme l'amour. Le judaïsme et l'islam célèbrent l'unité. Le taoïsme et le zen prônent la pureté et la simplicité. Ce n'est pas l'un ou l'autre de ces caractères qui nous feront choisir l'une plutôt que l'autre de ces traditions. Par naissance, résidence ou providence nous faisons partie d'une nation et d'un culte. Il est naturel pour nous de le suivre car rien ne remplace la voie ancestrale pour remonter à rebours la voie des Dieux. Si nous étions trop tôt séduits par l'attrait d'une forme étrangère, le subconscient protesterait et nous maintiendrait sur la voie ancienne, en gênant nos intentions les plus réfléchies. Changer de voie est une excuse commode pour éviter la véritable conversion qui consiste dans une métamorphose intérieure qui va de l'humain au divin. Pour une raison méthodique, la voie héréditaire s'impose à cause de toutes les liaisons psychique, intellectuelle, sentimentale, dont l'aspect spirituel constitue la synthèse et l'apogée. Le symbolisme de toute spiritualité possède une « aura » provenant de son origine, une couleur empruntée à la langue, au temps et au lieu. L'adaptation à une voie nouvelle n'est pas plus facile que l'acceptation consciente, l'approfondissement lucide de l'ancienne. Mieux vaut accepter la tradition de notre race qu'il nous est loisible d'« approfondir », si nous en sommes capables. Car quoi que nous fassions, de la caverne du Cœur aux sublimes ténèbres, le chemin ne mènera jamais que du solitaire au Solitaire, suivant le mot de Plotin Cette règle, qui régit les temps d'équilibre, supporte d'ailleurs bien des exceptions à une époque aussi troublée que la nôtre qui brasse les idées et les hommes. Quand une voie traditionnelle, sans perdre l'efficacité de ses rites, n'offre plus de méthodes connues de réalisation, il est légitime que ceux qu'anime une vocation prédestinée suivent une voie différente, puisque, au regard de l'ésotérisme, il n'y a pas de « conversion », mais la reconnaissance, sous une forme actuellement plus accessible, d'une éternelle et unique vérité. Car le « don des langues » est la suprême vertu de l'intelligence, lorsqu'elle s'accompagne du sens des proportions et du discernement des esprits. Il permet de saisir une vérité sous toutes ses formes. Sans cette intelligence, on se heurte à des querelles verbales qui n'expriment que des différences de degrés dans la capacité d'abstraction. On n'est jamais tout à fait l'avocat ou le martyr du Dieu que l'on suppose Car il est toujours essentiellement celui dont Lamartine disait : « le seul Dieu que j'adore et qui n'a pas d'autel ». Si le martyre fait le saint, malgré Pascal il ne fait pas le Dieu. On ne confesse pas seulement celui auquel on croit, mais aussi celui que l'on ignore. C'est le secret suprême, dont parle le Zohar, celui sur lequel le monde repose.

Cette opinion est exposée par M. André AYMARD, dans la Postface qui termine le tome I de l'Histoire générale du Travail, dirigée par L.-H. Parias (1959).

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Page 54: Esoterisme de Luc Benoist

TABLE DES MATIERES

INTRODUCTI0N PREMIERE PARTIE

PERSPECTIVES GÉNERALES I. Exotérisme et ésotérisme,

II. Les trois mondes, III. Intuition raison, intellect,

IV. La tradition, V. Le symbolisme,

VI. Rite, rythme et geste, VII. L'initiation,

VIII. Le centre et le cœur, IX. Grands et petits mystères,

X. Les trois voies Castes et métiers, Xl. Les contes populaires,

XII. Le monde intermédiaire, XIII. Mysticisn1e et magie, XIV. Action, amour, beauté,

XV. La grande paix. La prière du cœur, XVI. Les lieux et les états,

XVII. Le temps qualifié. Les cycles, XVIII. L'identité suprême L'avatara éternel,

SECONDE PARTIE

FORMES HISTORIQUES CHAPITRE PREMIER. — L'Orient

I. La tradition hindoue, II. Le bouddhisme,

III. La taoïsme chinois, IV. Le bouddhisme zen,

V La tradition hébraïque, VI. La tradition islamique,

CHAPITRE II. — L'Occident

I. L'ésotérisme chrétien, II. L'hésychasme orthodoxe,

III. Templiers, Fidèles d'amour, Rose-Croix, IV. La cosmologie hermétique,

V. Le Compagnonnage et la Maçonnerie, VI. Maître Eckhart et Nicolas de Cusa,

VII. Les théosophes, VIII. Le traditionalisme romantique,

IX. La renaissance orientale,

CONCLUSION

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

L’ésotérisme par Luc Benoist – page 54