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Mei «Médiation et Information» n06 - 1997 ESPACE PUBLIC ET ESPACE PUBLICITAE : ANALYSE ICONIQUE ET INTERPRETATION n'UN CORPUS Catherine Saouter Maître de Conférences, Université du Québec à Montréal Résumé : Ayant eu l'occasion de travailler sur un corpus assez important publicités pour l'automobile1 , nous avons pu y vérifier l'hypothèse suivante : la publicité. ou du moins la pub licité pour automobile. permet de faire le constat d'une éradication massive de l'espace public. Nous allons pnd ce cous dans le cadre du présent article et montrer comment notre appche théorique et méthodologique nous a permis d'en faire la démonstration. 1- les articulations fondamentales du langage visuel Contrairement au langage verbal qui a nourri tant d'approches sémiotiques et narratologiques, le langage visuel ne repose ni sur l'arbitraire du signe, ni sur sa double articulation. Les fondements saussuriens de la sémiologie ont une portée henneutique ou heuristique limitée pour aborder le champ des expressions visuelles. De notre point de vue, en raison de la nature même du signe visuel , si tant est que cette nomination est adéquate, la sémiotique peircienne2 offre plutôt les solutions théoriques en relation logique avec les caractéristiques du langage visue l. Néanmoins, il n'est pas question de considérer les diverses traditions théoriques comme des monolithes incompatibles les uns avec les autres. Par exemp le, les théories du récit, aussi diverses soient-el les, trouvent à s'appliquer à des objets tout à fait hétérogènes au plan fonnel. Fi lm, bande dessinée autant que roman littéraire, mettent en œuvre des rhétoriques conduisant à l'édification narrative qui transcende leurs spécificités foelles. Ce constat permet d'ailleurs de souligner une 1 Le présent article prend appui sur une recherche ef ftuée pour le compte de la Société d'Assurances Automobile du Québec (SAAQ). La recherche a consisté à faire l'analyse d'un corpus de publicités ur automobile (Catherine Saouter et Louis Brosseau, assistant de recherche) et une analyse de la réception par focus- grou פ(Jean-Paul Lafronce et Isabelle Lafr ance, assistante de recherche). Le rappo a été déposé en janvier 1 994 2 Pour une introduction à la sémiotique פircienne, voir Charles S. Peirce, (c.1879-1914), É crits sur le signe, Paris, Seuil, coll. "L'Ord philosophique ", 1 978 ; et, par exemple, Nicole Everaert-Desmet, Sémiotique du récit, Louvain-La- Neuve, Cabay, coll. "Questions de communication", n O 2. 1981, 243- pages ; Jean Fisette, Pour une pragmatique de la signcation, suivi d 'un choix de textes de Charles S Peirce en traductioll ançaise, Montréal, XYZ éditeur, coll. "Documents", 1 996. l25

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Mei «Médiation et Information» n06 - 1997

ESPACE PUBLIC ET ESPACE PUBLICITAIRE : ANALYSE ICONIQUE ET INTERPRETATION n'UN CORPUS

Catherine Saouter Maître de Conférences, Université du Québec à Montréal

Résumé : Ayant eu l'occasion de travailler sur un corpus assez important de publicités pour l'automobile1 , nous avons pu y vérifier l'hypothèse suivante : la publicité. ou du moins la publicité pour automobile. permet de faire le constat d'une éradication massive de l'espace public. Nous allons reprendre ce corpus dans le cadre du présent article et montrer comment notre approche théorique et méthodologique nous a permis d'en faire la démonstration.

1- les articulations fon d am entales du l a n gage visuel Contrairement au langage verbal qui a nourri tant d'approches sémiotiques et narratologiques, le langage visuel ne repose ni sur l 'arbitraire du signe, ni sur sa double articulat ion . Les fondements saussuriens de la sémiologie ont une portée hennéneutique ou heuristique l imitée pour aborder le champ des expressions visuelles. De notre point de vue, en raison de la nature même du signe visuel, si tant est que cette nom ination est adéquate, la sémiotique peircienne2 offre plutôt les solutions théoriques en relation logique avec les caractéristiques du langage visuel . Néanmoins, il n'est pas question de considérer les diverses traditions théoriques comme des monol ithes incompatibles les uns avec les autres. Par exemple, les théories du récit, aussi diverses soient-elles, trouvent à s'appliquer à des objets tout à fait hétérogènes au plan fonnel . Film, bande dessinée autant que roman l ittéraire, mettent en œuvre des rhétoriques conduisant à l'édification narrative qui transcende leurs spécificités fonnelles. Ce constat permet d'ailleurs de souligner une

1 Le présent article prend appui sur une recherche effectuée pour le compte de la Société d'Assurances Automobile du Québec (SAAQ). La recherche a consisté à faire l'analyse d'un corpus de publicités pour automobile (Catherine Saouter et Louis Brosseau, assistant de recherche) et une analyse de la réception par focus­groupe (Jean-Paul Lafronce et Isabelle Lafrance, assistante de recherche). Le rapport a été déposé en janvier 1 994 2 Pour une introduction à la sémiotique peircienne, voir Charles S. Peirce, (c. 1 879- 1 9 14), Écrits sur le signe, Paris, Seuil, coll. "L'Ordre philosophique", 1 978 ; et, par exemple, Nicole Everaert-Desmet, Sémiotique du récit, Louvain-La-

Neuve, Cabay, coll. "Questions de communication", nO 2. 1 98 1 , 243- pages ; Jean Fisette, Pour une pragmatique de la signification, suivi d 'un choix de textes de Charles S. Peirce en traductioll française, Montréal, XYZ éditeur, coll . "Documents", 1 996.

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problématique récurrente de l'approche sémiologique ou sémiotique du récit en images : l'analyse, immanquablement, porte sur le récit et bien peu sur les images.

Pour notre part, nous avons réfléchi, tout au long de nos différentes recherches, à une sémiotique du langage visuel et nous l 'avons élaborée en prenant appui sur deux intertextes . Tout d'abord, celui des expressions visuelles elles-mêmes, incluant autant le champ de l 'histoire de l'art et des arts que celui des communications visuelles contemporaines. Les dimensions métadiscursives de cet immense corpus nourrissent très largement la réflexion et c'est là d'abord e t avant tout qu'il faut porter son regard. La problématique de l a temporalité dans l'image et s a résolution sont bien plus discutées e t éprouvées dans l e florilège des Saint Sébastien de l a Renaissance (Saouter, 1 995) que dans n'importe quelle page de Greimas ou de Peirce . L'étude des l ittératures nous a conduite à considérer, e ntre autres, les concepts de trichonomie du signe et de sémiose, tels qu'élaborés par Peirce, comme des solutions théoriques de grande portée. C'est de là que nous partons pour élaborer nos propres propositions qui recoupent ou critiquent différentes autres recherches, parn1Ï lesquelles celles du Groupe J..l., de Jean-Marie Floch, de Fernande Saint-Martin, d 'Umberto Eco.

1 - 1 Pla stici té et iconici té

Signe ou ensemble de signes dans le langage de Saussure, sinsigne iconique dans le langage de Peirce, une image est une-occurrence du réel que nous nommons énoncé visuel. Bidimensionnel, cet énoncé se déploie sur une surface l imitée, dont le cadre signale la démarcation entre l 'objet sémiotique et le reste du monde. Le cadre est à l'image ce que la page est au texte l ittéraire ! . Dans n otre corpus, cela nous fait immédiatement ranger les publicités en deux groupes distincts : d'une part, celles qui sont conçues pour un support imprimé, donc fixes et faites à l'encre, à l ' intérieur de cadres de dimensions variables, discriminant la publicité du reste de l a mise en page ; d'autre part, celles qui sont conçues pour un support électronique, impliquant un cadre au format imposé par l 'écran, mais multipl iable par le montage, et un cinétisme dû à l'usage de la caméra. Ces déploiements bidimensionnels sont le l ieu de l'articulation entre un plan plastique et un plan iconique.

1 voir Groupe Il, « Sémiotique et rhétorique du cadre », in Traité du signe visllel, pOlir IIlle rhétoriqlle de l 'image, Paris, Seuil, 1 992, pp. 377-399.

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La plasticité recouvre l 'ensemble des interventions qui sont faites sur un support de façon à soll iciter l'appareil visuel, à lui offrir des stimulations suivant des mécanismes que les lois de l 'optique et de la physiologie ont décrits et analysés l . Le producteur d'images, à l'aide de pigments (peinture), de sels minéraux (photographie) ou d'émissions électroniques (vidéographie), organise une proposition picturale qui sol l icite le champ perceptif du spectateur. La réal ité d'un document visuel, que ce soit un tableau, une planche de bande dessinée ou un vidéo-clip, s'inscrit d'abord dans le plan de la plasticité . D'où, dans le domaine publicitaire, l'abondant travail tant sur l es éléments de types figuratifs ( l 'automobile rouge sur un ciel bleu, la petite voiture noire sur la longue route blanche le long des grandes falaises brunes, etc .) que sur le lettrage (taille et graisse des caractères, choix et positionnements typographiques, logos, etc), que sur les registres de couleurs et de lumières (les chatoiements des chromes, les verts des forêts, les ocres des déserts, les bleus des ciels, etc) .

La production plastique de l ' image dispose de deux registres fondamentaux : la couleur et le clai r-obscur. Ces registres sont en relation avec le spectre des couleurs tel que l 'œil humain est capable de le percevoir dans des limites données de captation lumineuse2. I l est question ic i de registres, non de signes discrets comme la l inguistique a su en isoler en identifiant les mots . La sémiotique du langage visuel s'appuie sur des différences, des oppositions à l 'intérieur des registres, qui édifient immédiatement des énoncés complexes. La base du langage visuel n'est pas un signe discret, mais une loi : celle du contraste fondé sur les registres de la couleur et du clai r-obscur, confonnément à la physiologie de l 'œil . Sur la base de ces registres, le plan plastique d'une image peut alors présenter des déclinaisons aux occurrences infinies mais à l ' intérieur de quelques brèves catégories : les contrastes de couleurs et de clair-obscur, la

1 J'aborde ce point dans un livre à paraître (C. Saouter, Le langage visuel, Montréal, XYZ éditeur) : Le sémioticien n'est ni biologiste, ni physicien. Il faut donc changer de discipline pour aborder cet aspect fondamental des expressions visuelles qui démontre à souhait le lien ontologique entre langage visuel et monde sensible. On peut à ce sujet consulter la littérature scientifique, par exemple Jacques Ninio, L 'empreillfe des sens, perception, mémoire, langage, Paris, Seuil, 1 99 1 , mais aussi, d'une façon rattachée à la problématique de l' image, Betty Edwards, Drawing with the Right Side of the Brain , .T.P. Tarcher, 1 979, et Groupe Il, « Les fondements perceptifs du système visuel » , in Traité du signe visuel, Paris, Seuil, 1 992 . 2 voir à ce sujet Léonard de Vinci, Roger de Piles, Wolfand von Goethe; plus près de nous, Johannes Itten, (professeur au Bauhaus de 1 9 1 9 à 1 923), L'art de l a couleur, Paris, Dessain et Tolra, 1 98 1

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l igne et la fo rnle , la composltion, le cadre, la fragmentation (superposition, juxtaposition, insertion de formes ou de cadres).

L'iconicité désigne les i nterventions qui sont faites dans le p lan p lastique pour organiser le registre des contrastes de tel le manière qu'une nomination des formes, l ignes et compositions puisse être effectuée l . Cette nomination identifie des figurations, des représentations. Par le biais de la représentation, on reconnaît un objet : ceci suppose l i ttéralement l 'actualisation d'une vision antérieure restée en mémoire . Ce déjà vu ne concerne pas seulement des enregistrements visuels faits sur le réel mais aussi les contenus du savoir encyclopédique2. Ce travai l de l'analogie sémantise le plan plastique. Absent, il laisse l ibre tout le champ .de l 'abstraction.

L' intervention essentielle du producteur dans le plan de l ' iconicité est d'induire, dans des l imites qu'il choisit, des relations d'analogie entre la représentation et des objets qui lui sont externes. Ces objets appartiennent au réel ou à l'Encyclopédie visuelle. Symboles, allégories, attributs, images médiatrices d'objets réels, œuvres préexistantes : ces objets en très grand nombre sont ceux de l 'histoi re de l'art, de la communication visuelle, des peintures de Lascaux au dernier téléjoumal . Le spectateur de l'image puise dans cette Encyclopédie foisonnante à partir de la dialectique p lasticité/iconicité bâtie par le producteur de l ' image . Dans le cas de la photographie ou de la vidéographie, les lentil les sont tai l lées pour rendre maximale cette analogie : non seulement reconnaitra-t-on une voiture, mais, mieux, une Toyota Terce/. Un spectateur compétent nommera même l'année de fabrication . L'articu lation plasticité/iconicité est réglementée d'une manière intelligible pour le spectateur : des trajets de lecture sont induits dans l ' image. Par des jeux d'interdiction et d'orientation de l 'activité perceptuel le, dans le plan plastique, i ls conduisent au repérage d'une iconographie et , de

1 Apprendre à dessiner consiste à acquérir une telle capacité. Que cela soit fait par le trait (le dessin) ou par la tache (la peinture), l'apprentissage de base repose sur de mêmes exigences, visant à une prise de conscience des contrastes dans le réel observé et à l'établissement de contrastes analogues sur le support. Sans pousser davantage ce point, soulignons que pour les praticiens de la chose, produire une représentation n'est pas l'acte magique que les non-dessinateurs imaginent. 2 Pour la notion d'Encyclopédie, voir ECO, Umberto, [1984] , Dictionnaire versus Encyclopédie, in Sémiotique et philosophie du langage, Paris, PUF, 1 988, et Lector in fabula ou la coopération intelprétative dans les textes narratifs, Paris, Grasset, 1 985.

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là, donnent accès au plan troisième de l ' image, le plan de l ' interprétation.

L'iconicité, de façon courante, retient l 'attention car c'est le p lan qui se prête le plus faci lement au commentaire, celui sur lequel prétend s'appuyer le mécanisme de l ' interprétation. Dans l 'approche commune, ce plan absorbe en lui sa formal isation plastique. Le registre de l 'iconicité prend cependant sa signification dans le fait que tout document visuel est vu et absolument vu à la fois comme objet donné à voir et comme donnant à voir un objet, celui de la représentation . Voilà qui impose une mise en perspective historique des productions sur lesquelles se penche l 'analyse. Les paramètres de l 'iconicité sont établis à partir d'une relation d'isomorphisme entre le réel et la représentation, relation dont l 'histoire de l'art retrace sans équivoque la codification . Dans le cadre de la civil isation occidentale, le jalon qui inaugure la période sémiotique dans laquelle nous nous trouvons est La Renaissance, en raison de l'invention de la perspective monoculai re . La codification très précise de la perspective monoculaire, fondée sur la géométrie euclidienne, se manifeste par les figures de l'espace (tai l le des plans, échelle des plans, point de vue) et par les figures du temps (échelle des plans et simultanéité, rabattement de la successivité ) 1 . Les écarts par rapport à cette codification vont du degré zéro, l 'imitatio, jusqu'aux l imites les plus distendues de l ' inventio (par exemple, le cubisme).

Cette articulation entre plasticité et iconicité peut conduire à une lecture statique : l'automobi le est, par exemple, placée en bas du cadre, sur un réseau de lignes orthogonales ; elle peut conduire à une lecture dynamique : l'automobile est placée, par exemple, dans un angle, sur un réseau de lignes obliques. Le statisme et le dynamisme ne varient pas en fonction de la marque de la voiture -élément du plan iconique-, mais en raison du choix de composition dans le plan plastique. Ces exemples simplistes signalent les inférences de la d ialectique plasticité/iconicité au moment de l ' interprétation. Quand nous dirons d'une publicité qu'elle place l'automobile hors -contexte, cela viendra du fait que la voiture est présentée sur un fond coloré

1 L'échelle des plans pennet l'incription des indicateurs temporels pel/dant que et en même temps que ; au cinéma, c'est une variante du champ/contre-champ ; l e rabattement de l a �uccessivité sur l'axe des simultanéités pemlet l e compte-rendu d'une action ou d'une portion de récit en une seule image (voir, Bruegel, La paraboles des aveugles (1568), ou différents tableaux de la Renaissance sur le thème du martyre de Saint Sébastien, ou encore son usage dans l'œuvre de Franquin (Dupuis), de Hergé (Castennan), etc.) . .le décris et analyse longuement ces figures dans C. Saou ter, Le laI/gage visuel.

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unifonne, sans élément qui pennette de dénoter un l ieu référentiel particulier. Quand nous dirons qu'il y a construction diégétique, cela découlera d'un montage de plans qui pennet le déchiffrage d'un lieu ( inscription d'une profondeur de champ, é léments dénotatifs d'un espace quelconque), d'une durée (celle du spot lui-même ou celle induite par des el l ipses), de protagonistes (un acteur animal , humain ou mécanique, repérable de façon récurrente d'un plan à l 'autre ou d'un bout à l 'autre d'un spot), d'une ou plusieurs actions (choix de tai l les de plan adéquat pour contenir une mise en scène visible d'un mouvement quelconque). Nous pourrons ainsi déchiffrer un plan de la représentation (plan narratif) et reconstituer la diégèse sous­j acente .

1 -2 L'interprétation

Le strict travail de dénotation dans le plan iconique -automobile, cow-boy, ciel, etc . - correspond à l ' interprétation rhématique de Peirce . Les é léments sont nommés en fonction d'un dictionnai re . Leur mise en relation, le travai l de la sémiose, guidée par leur disposition dans le plan plastique, ouvrent vers les niveaux plus complexes de l ' interprétation .

Le plan de l ' interprétation concerne la distance entre l 'image comme objet donné à voir et comme donnant à voir un objet, celui de sa représentation . Ce dédoublement, repérable par l 'articulation des plans plastique et iconique, construit un état d ' interprétation tant du point de vue fonnel que référentie l . La sémiose visuelle exige de clairement faire cette distinction. En effet, l e donné à voir transcende la spécificité des langages : c'est ce qui est commun au Petit chaperon rouge de Gustave Doré ou de Tex Avery, au Petit chaperon rouge de la tradition orale et à celui qu'a rédigé Charles Perrault . Ce donné à voir, assimilable à l 'objet dynamique de Peirce, toujours partiel , participe à la sémiose par ce que la formali sation choisit d'en saisir ou parvient à en saisir. I l y a donc toujours deux temps de l ' interprétation de l 'image : le temps phénoménologique de l 'acte de vision qui déclenche une interprétation et l 'état d'interprétation exposé par l ' image qui est un arrêt sémiosique ponctuel, c'est-à-dire une construction sémiotique. Chaque commentaire sur Les Ménines de Vélasquez est une contribution sémiosique qui s'enchaîne aux précédentes, mais chacune d'elles tient compte d'une proposition sémiotique spécifique : le tableau de Vélasquez. Nous retrouvons le même mouvement au plan de l ' interprétation qu'au plan de l 'articulation icono-plastique . Cette

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mouvance est la dynamique même de l 'ensemble encyclopédique des processus de signification J .

Ces préliminaires expliquent notre procédé concernant l'analyse du corpus des publ icités pour automobile. Lorsqu'un donnant à voir est un contraste bleu/rouge dans lequel le rouge conduit à la dénotat ion automobile et le bleu à Jond bleu, nous inférerons que nous avons affaire à une représentation décontextual isée de l'automobile ( interprétant rhématique) . Comptant le nombre très é levé de publicités proposant des constructions sémiotiques décontextualisées, nous déduirons qu'il s'agit là d'une stratégie consensuelle des publicistes ( interprétant argumentai déductif). Nous ferons alors l'abduction selon laquelle cette stratégie est un symptôme de l'éradication des réalités de cet objet dans l 'espace réel de son usage. Nous nous autoriserons alors une discussion argumentée, en parcourant certaines zones encyclopédiques autour de l 'automobile, la publicité et l 'espace public.

Ces considérations concernant l'objet sémiotique de type visuel e t les mécanismes de l a sémiose sont rassemblées dans le tableau Objet sémiotique et processus sémiosique . Sur ces fondements théoriques et méthodologiques brièvement évoqués, nous procédons maintenant au compte-rendu de l 'analyse de notre corpus.

2 - L ' analyse du corpus de publicités pour l ' au to m obile

Le corpus publ icitaire, étudié de façon exhaustive, est constitué de publicités télévisées et de publicités imprimées diffusées au Québec pendant l'année 1 993 . L'étude a porté sur 24 1 messages publicitaires diffusés sur quatre réseaux de télévision (CFTM, CFCF, CBMT et CJFT), au cours du printemps, entre le 8 mars et le 1 7 mai . 1 95 spots portaient spécifiquement sur l'automobile ; 4 6 portaient sur des produits et services connexes (si lencieux, vitres, systèmes anti-vol, concessionnaires, etc .) ; 70 sont la version dans l 'autre langue (français ou anglais) de l'un ou l 'autre des spots des catégories précédentes. À deux exceptions près, les versions française et anglaise demeurent identiques. Les petites différences constatées concernent la bande sonore et relèvent davantage de la l inguistique (syntaxe, expressions idiomatiques, calembours) que de la sémiologie (�ifférence de contenu ou de sens).

1 Sur la distinction entre sémiotique et sémiosique, voir Jean Fisette; Analyse des niveallx et processlls triadiqlles, in POlir IIne pmgmatiqlle de la signification, sllivi d'lin clIoix de 1t!xtes de ClIarles S. Peirce en tmdllction française, Montréal, XYZ éditeur, coll. "Documents", 1 996, pp. 77-98.

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D'autre part, l'étude a porté sur les 585 publicités de la presse imprimée portant sur l'automobile, les produits et services connexes, parues au mois d'octobre dans 5 journaux et 1 0 magazines québécois à grand tirage et à grand public dans leur catégoriel : La Presse, The Gazette, Le Journal de Montréal, Voir, Mirror, Les Affaires, Les Idées de ma maison, Parlons plein air, Chasse et pêche, TV hebdo.

Ces deux compilations publicitaires forment donc des corpus exhaustifs, homogènes, à caractère synchronique. Ils s'étalent sur une courte période de temps, concernent un aspect circonscrit des activités médiatiques et comptent un nombre fini d'éléments (Barthes, 1 964).

Ces deux groupes de publ icités pernlettent de relever les stratégies en fonction de deux grands supports technologiques (électronique e t imprimerie) et de deux saisons publicitaires s ignificatives (promotion de début de saison et soldes de fin de saison) . Il va de soi que les supports technologiques ont une incidence importante sur la conception des messages (clips audio-visuels cinétiques vs placards bi-dimensionnels fixes) mais le moment de la diffusion, par contre, n'en a pas. Les messages, si ce n'est ceux qui indiquent expl icitement un solde, ne sont pas marqués par une quelconque indication saisonnière .

2 - 1 Les publ icités télévisées

L'analyse a pernlis une classification des messages qui a m is e n évidence, pour la moitié d'entre eux2, un modèle d e publicité qui uti l ise la même forme, le même contenu et la même stratégie communicationnel le . Ce modèle connaît deux variantes : avec voiture immobile (36 spots), avec voiture en mouvement ( 5 7 spots) . I l a un simple but d'exposition et l a stratégie est purement ostentatoire : voici une automobile .

Dans le modèle avec voiture immobile (A), le spot compte peu de plans, une dizaine au maximum, et i l offre un espace complètement décontextual isé : la voiture est présentée sur un fond uniforme .

1 Source : Le guide al/lluel des médias 1993-94, Montréal , Info Presse Conununications et le Conseil des directeurs médias du Québec inc. 1 993.

2 93 spots sur 1 95, soit 47,7%, in Publicité automobile et sécurité routière, rapport de recherche soumis à la Société d'Assurance Automobile du Québec, C. Saouter et l-P. Lafrance, assistés de L. Brosseau et 1. Lafrance, 1 994, p. 6.

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Texte informatif et logo sont souvent superposés sur l'image ple in cadre . L'action est produite par la caméra qui tourne autour du véhicule mais l 'image peut tout autant rester fixe à l 'écran. El le supporte une voix off qui débite les caractéristiques techniques et le rapport qual ité/prix, ou, quelques rares fois, présente un narrateur à l 'avant-plan ( l 'équivalent d'un admoniteur) qui fait le commentaire en voix in . Le temps est celui de l 'énonciation, c'est-à-dire celui de la diffusion ; il dure quinze ou trente secondes.

Dans le modèle avec voiture en mouvement (B), le spot compte davantage de plans et présente un espace contextual isé. Nous reconnaissons alors route, forêt, désert ou montagne . La voiture roule, sans conducteur visible, sans croiser d'autre véhicule. La voiture est un personnage, rouler est une action, la contextualisation du plan instaure un espace , le mouvement impl ique une durée . Nous sommes devant un récit minimal . Là aussi, une voix off accompagne le déroulement visuel .

Dans un cas comme dans l'autre, la bande sonore est constituée de la vo ix du narrateur et d'une musique. Aucun bruit de moteur, aucun crissement de frein . Il apparaît ainsi que la voiture est immanente , détachée d'un conducteur jamais mis en scène, déchargée de ses contingences mécaniques (elle ne fait aucun bruit) . Lorsqu'elle se déplace, el le est mue par el le-même (pas de moteur, pas de conducteur), dans un espace l ibre et vierge (seule dans la forêt, la montagne, le désert), venant de nulle part, ne se dirigeant nulle part. Si le modèle reste proche dc la simple monstration d'un objet de consommation, le modèle laisse sentir quelques dimensions oniriques.

La seconde moitié des publicités offre, au plan formel, un plus hau t n iveau d e complexité : récits avec personnages (humains), construction en vidéo-cl ips, pastiches, parodies, mise en scènes de textes, etc . Il n'y a pas de récurrences particulières qui permettraient d'établ ir une typologie bien définie ou un classement en sous-catégories. Si une plus grande richesse formelle caractérise ces 1 02 spots, le message, quant à lui, demeure assez confonne à ce que nous avons rencontré précédemment. Il s'agit, dans bien des cas, du modèle A ou B agrémenté d'une petite mise en scène. Cependant, le fait de produire ces mises en scène impl ique de facto J 'introduction

'd'éléments qui, minimalement, renvoient à des

univers extérieurs au strict plan formel et esthétique. Ainsi, montrer un cO\>,r-boy qui pique-nique avec sa petite voiture (Saturn)

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est différent de montrer une famille en randonnée qui croise un ours (Chevrolet Lumina) .

L'étude de ces petits univers fait alors apparaîtré une assertion quelque peu surprenante : l 'automobile n 'est pas un moyen de transport. Nous avons tout d'abord identifié personnages, temps, espace et actions, puis, en utilisant les topiques univers mis en scène, fonction de la voiture, interactions et valeurs, nous avons passé en revue les cent deux petites propositions diégétiques. Les actions sont identifiables dans le plan de la représentation, à un n iveau dénotatif simple : construire (Chrysler), acheter (Hyundai), méditer (Saturn), garder un but (Toyata), astiquer (Nissan), etc. De quelles interactions témoignent-el les ? Le plus fréquemment, d'aucune : le personnage est seul à l 'écran (quand il astique, quand i l médite, quand i l pique-nique, quand i l se promène). O n rencontre même le cas où la voiture permet d'échapper à l ' interaction (Chrystler Colt 93, une jeune femme fu it une réception : elle s'enfuit plutôt que de s 'ennuyer avec les autres). Lorsqu'interaction il y a, e lles sont majoritairement d'ordre privé et intra-famil ial (les parents et les enfants de Chevrolet Lumina, la mère et la fille de Geo, la femme et son chien de GM, etc) . Très rarement un couple est mis en scène, mais alors chacun a sa voiture (Ford Escort). O n travaille fort peu dans ces univers, seulement à trois reprises. E n très haute montagne et entre hommes (GM Chevy), chez un concessionnaire pour concevoir une publicité (Volkswagen Golf). Seul le spot Chrysler montre une chaîne d'assemblage et la coordination nécessaire de nombreux ouvriers pour arriver au résultat final . Ces actions et i nteractions se produisent dans des univers typés dont la fréquence met en évidence une hiérarchie très nette : les actions se passent essentie llement en pleine nature (e t une nature grandiose de préférence), nulle part ( ! ), c'est-à-dire sur des fonds unifonnes, dans les environs de la maison famil iale e t , enfin, en bas de l iste, dans des lieux à caractère urbain ou col lectif (la banque de Honda, l 'arène de Toyota, l 'usine de Chrysler) . Notons comment la campagne de Saturn, qui place ses scènes dans un village, est faite sur un ton ironique . Les durées de ces mini-récits sont toutes indéfin ies et à peu près continues. L'action est prise en train de se dérouler e t nous n'en avons ni les introductions n i les résolutions. Les rares ell ipses sont seulement contingentes (après la dispute avec la mère, la fille est montrée déjà roulant dans sa Geo) .

Ces éléments étant identifiés, quel est le statut, la fonction de l 'automobile ? Pour qu'elle soit reconnue comme un moyen de transport, les marques doivent apparaître : a) le conducteur ou les

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passagers à bord du véhicule sont visibles, b) l 'action mise en scène est réalisable grâce à l'util isation d'un moyen de transport, c) le commentaire ou la trame diégétique met l 'accent d'une façon ou d'une autre sur le transport.

En complétant l'étude de ces 1 02 spots par cel les des 46 consacrés aux produits et services connexes, nous aboutissons à la compilation suivante : 9 spots sur 1 48 font de la voiture un m oyen de transport. Pour les 137 autres, l'automobile est un androtde, un placenta, une baguette magique, le meilleur ami de l 'homme, un mari, un trésor, une carte de visite.

De tels statuts pernlettent d'atteindre des buts ou d'assurer des valeurs précises : désobéir (Geo), prouver sa viri l ité (Ford Ranger 93) ou la confirmer (Chrysler) -cet exercice a lieu entre hommes, à l'exclusion des femmes- atteindre le merveil leux (Hyaundai, Chevrolet), fantasmer (Nissan Injinity), accomplir une performance quelquefois (GM, Hyundai) et, rarement, séduire ( Vo/kswagen Golj) .

L'analyse du corpus laisse constater que toute référence à l 'univers réel de la conduite automobile est évacuée : pas de routes encombrées, pas d'accidents, pas de conditions météorologiques difficiles, pas de code de la route . Les renvois à d'autres dimensions pragmatiques ou quotidiennes de la réal ité manquent aussi. De plus, lorsque quelques rares spots introduisent la notion d'altérité, c'est-à­dire la présence d'un autrui extérieur à la sphère onirique ou privée, il est singulièrement incarné : une fourmi (Mr Muffler), un ours e n papier (Chevrolet Lumina), une petite grenouille (Chevrolet Corsica), un chaton (Mazda) .

Nonobstant le fait que l a publicité n'a pas à faire l ' inventaire des usages sociaux de l'automobile, il n'en demeure pas moins que l 'étendue de ce qu'elle exclut de ses représentations est considérable . Ce vide de la représentation fera ultérieurement l 'objet de notre i nterrogation .

2-2 Les publ icités de la p resse i m p ri mée

L'analyse des publicités imprimées a été faite à l'aide de la même gri l le que pour la publicité télévisée, tenant compte du fait que nous avions affaire Ici, non pas à des images cinétiques, mais à des images fixes. L'analyse a pennis de dégager quatre grandes catégories d'annonces .

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_______ .Espace public et espace publicitaire -------

Le premier modèle (1) est bien simplement du type petites annonces . De format réduit (de 1 1 1 6 de page à 1 /4 de page), à peu près exclusivement en noir et blanc, régulièrement encadré d'un filet noir, i l présente un dessin ou une photographie d'une automobile (parfois deux ou trois) toujours de profiL Un texte au lettrage de tai l le variable indique le nom de la voiture ou du concessionnaire et le prix. Fréquemment, ce genre d'annonce ne contient même pas d' i l lustration.

Ce genre d'annonce prolifère : 260 des 585 de notre corpus imprimé sont sur ce modèle. La simpl icité du contenu et de l a construction e n fait une publicité informative, qui n'ouvre pas de champ d'interprétation particulier. L'automobile est ici un strict objet de consommation .

Le second modèle (II) est une version du précédent agrémenté d'un petit élément figuratif. Beaucoup utilisé ( 1 75 annonces), d'un fomlat légèrement supérieur au précédent, il connaît deux variantes. Dans l'une, un petit dessin sans rapport particul ier avec l'univers de l 'automobile ou une photo du concessionnaire accompagne l a composition . Dans l'autre, la petite i l lustration est conçue au service d'une série ou d 'une campagne et sert d'élément de reconnaissance . Celui-ci contribue à l'arrimage éventuel avec une campagne télévisée, par exemple la pancarte de Mazda, l 'ombre chinoise de Suzuki ou le petit bonhomme de Nissan.

Ici aussi, le champ interprétatif reste extrêmement restreint . Le plus souvent, l 'é lément illustratif a une simple fonction décorative ou mnémotechnique (pancarte de Mazda) . Dans les cas où il campe un petit bonhomme, i l construit un énonciateur, équivalent du narrateur in praesentia de l a publicité télévisée . L'annonce est alors la version fixe et imprimée du spot télévisuel de l ' automobi le immobile (modèle A).

Le troisième modèle (III) se démarque de façon significative . Moins fréquent mais abondant ( 1 20 annonces), i l util ise couramment l a pleine page mais aussi l a double page. C e modèle joue sur l 'esthétique et la rhétorique. Généralement i l lustré par une seule voiture, l a composition reconstitue celle de la bel le page de l ivre ou du tableau bien encadré . Souvent, l'annonce dispose d'un texte assez long, typographié à l'im itation d'un article ou d'une page de l ivre . Au-dessus de la voiture positionnée sur u n fond unifomle, donc hors-contexte, un pseudo-titre offre des figures rhétoriques pour

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attirer l 'attention comme, par exemple, Pas lambine, la berline (al l i tération d'Acura) .

Cette conception préside au quatrième modèle (IV) qui est la version de luxe du précédent. Réservée aux magazines ( 3 0 annonces), el le arbore l a quadrichromie, l e papier glacé e t tout ce que cela autorise de rehauts chromés. Ce modèle uti l ise plutôt la pleine page et, régulièrement, la double page.

Ces deux derniers modèles offrent des effets transtextuels (Genette, 1 982) qui reposent sur le jeu de mot ou sur la citation linguistique ou visuel le. La lecture des textes de type article construit un paradigme identique à celui qui est apparu dans la publicité télévisée. Une publ icité pour la Jetta de Volkswagen en contient tous les t raits : Jefta avait pris quelques livres de trop. Sans s 'énerver sans çrier au régime (anthropomorphisme de l 'automobile, figure de l 'androïde) ; ils voulaient renforcer la sécurité. Une cage de sécurité l 'enveloppe (centrage vers l ' intérieur, repli sur soi) ; elle n 'a pas ralenti d'une milliseconde (la vitesse comme fin en soi, i rrationnel onirique) ; les fauteuils orthopédiques se moulent à voIre corps ( l 'automobi le, instrument du cocooning, dimension privée) ; nous avons cassé la routine et défié l'ordinaire (dédain pour les réal ités concrètes) .

2-3 Les t.'a its sail lants de la publicité pou r autom ob ile

Tout d'abord, ramenons les modèles à leur dimension quantitative. I l faut noter que le spectateur-lecteur, tant par la télévision que par la presse imprimée, est exposé une fois sur deux à une conception publ icitaire qui est l 'exclusive monstration d'un objet de consommation, dont la seule fonction est d'être le support d'une transaction marchande. Rien n'y distingue l 'automobile d'un tube de dentifrice ou d'une l ivre de carottes : ces publ icités sont l 'élémentaire manifestation de la culture marchande .

L'autre moitié des publ icités, qui engage un champ plus complexe d'interprétation, a pour caractéristique première l'évacuation de la fonction pragmatique de l 'automobi le, sa fonction de transport. La seconde caractéristique, malgré la construction fréquente de réc its, est la réduction des interactions : l 'agir des personnages est solitaire et ne nécessite pas d'autre(s) protagoniste(s) . En troi sième lieu, les mi l ieux dans lesquels sont campées les petites histoires sont, plus souvent qu'autrement, étrangers au domaine social ou au réel ordinaire .

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Un tel constat pourrait sembler anodin s'il concernait des constructions faites, par exemple, autour du mouchoir en papier ou de l'épluche-légumes. Sans doute d'ailleurs est-i l fréquemment présent dans d'autres secteurs de l 'activité publ icitaire . Probablement prend-il ici de l ' importance en raison de la contradiction flagrante qu'il entretient avec les dimensions pragmatiques de l'objet . L'automobile est un objet prodigieusement uti l isé dans l'exercice social : la moindre des preuves qu'on peut en avoir est, par exemple, le volume de contraventions dressé par la Vil le de Montréal au cours d'une année!. C'est ce contraste que nous voulons maintenant interroger.

De son statut d'élément iconique dans un énoncé visuel, l'automobile, dans le plan interprétatif, devient un élément à valeur symbolique . À un niveau rhématique, chaque publicité considérée a autorisé à fonnuler ceci est une petite histoire dans laquelle on voit une Chevrolet, ou bien cela est un exposé qui nous montre une Geo . Dans le vraisemblable des récits ( interprétant dicent), la lecture a conduit à admettre que l'automobile en question était le meilleur ami de l 'homme, un placenta, etc. Ce faisant, un composant de l 'énoncé visuel, au delà de sa participation à l 'édification de l'énoncé, est aussi un élément d'une construction rhétorique qui lui pemlet d'accéder à un second statut : la voiture est au conducteur ce que le cheval est au cow-boy (Saturn). La construction de Saturn repose sur la métaphore à quatre tennes e t nous pourrions sans aucun doute faire l ' inventaire des figures de rhétorique qui conduisent à ce statut de symbole dans l'ensemble du corpus. Il est certain que dans le cas, encore de Saturn, la série de spots dont l'action choisit le cadre d'un petit village, ferait remarquer l 'util isation de la mise en scène de l'objet -catégorie de l 'invention (de Piles, 1 708)- comme attribut du statut social, donc comme emblème , autre trope avec lequel nous a fanliliarisé la rhétorique classique.

Ce changement de statut, effectué grâce au jeu sur les métasémèmes (Groupe Il, 1 970), dans le plan inte rprétatif (le passage du sinsigne iconique rhématique au sinsigne symbolique dicent), est proposé de façon systématique dans les publicités qui visent au-delà de la monstration d'un objet marchand . Ce constat nous conduit à envisager comment la rhétorique est une version de la sémiotique ou une partie de celle-c i . Dans le cadre du présent texte, cela nous a

1 Le Devoir rapporte 1 ,4 mill ions de contraventions ou de constats d' infraction pour l'année 1 993, voir édition du mercredi 9 novembre 1 994, p. A3.

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i ncitée à explorer d'autres zones de l 'Encyclopédie pour y repérer les util isations rhétoriques de l'automobile. Ce repérage étant établ i , nous avons ouvert sur la problématique de l'espace public.

3- Espace public, espace publicita i re et autom obile

L'automobile est un objet fort particul ier. I l a tout d'abord une évidente fonction uti l i taire -du moins du point de vue du sens commun- mais i l est au moins autant le support d'une fonnidable charge symbolique. L'automobile a détrôné la locomotive comme emblème de la Révolution industriel le mais sa puissance symbolique dans l ' imaginaire commun, louée par les Futuristes dès les années 1 9 1 0, reste cependant accolée à un objet l ié aux plus simples réalités .

. L'étude de l 'articulation entre sa part symbol ique et sa part uti l i taire est l 'objet final du présent article, observé tout d'abord dans un contexte de production précis, la publicité . Nous allons voir comment cette articulation éclaire, à sa façon, une problématique récurrente de la culture contemporaine, cel le de la négociation entre l ' individuel et le collectif, entre le privé et le publ ic.

3- 1 Les axes de la com m unication et l 'espace publ ic

Se considérer comme membre participant d'une communauté plus large que la famil le ou la tribu est un sentiment ou une identification réitérés tout au long de l 'histoire et qui, dans notre culture, a pour modèle choyé le citoyen de la cité grecque. Ce sentiment d 'appartenance et d'identification pennet la définition des territoires et des nations et, ultimement, la reconnaissance de l 'État, comme abstraction représentative de la col lectivité tout entière . Chaque individu, par ses interactions avec les autres membres de la collectivité, participe à divers registres de re lations et de commun ication dont le procès est marqué par la distinction entre le public et le privé. Cet exercice de la communication est une composante de l 'activité humaine à laquelle toute société recourt pour maintenir sa cohésion et sa perpétuation . Dans la perspective de la dimension col lective, le but dcs stratégies de communication est d'entretenir les l iens qui tissent le tissu social et dans lesquels les membres de la communauté se reconnaissent. Ainsi s'élabore le sentiment d'appartenance essentiel à la perpétuation de la société, dans le temps et dans l 'espace, ainsi se constntit un espace public, signe d'une distinction entre les notions de communion et de

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________ Espace public et espace publicitaire --------

communauté, qui permet le maintien de la communauté à distance d'elle-même afin de préserver les termes d'un échange possible) .

Intégrité du territoire e t perennité sont deux param�tres fondamentaux de l'édification ultime du corps social, à savoir l 'Etat. Celui-ci a pu avoir la tai l le de la Cité, a pu être incarné dans le corps d'un roi au puissant statut symbolique ( Kantorowicz, 1 989), peut être aujourd'hui défini par le paradigme démocratique. Fondamentalement, il répète et met en scène tant ses fondements que ses mandats : être une garantie et garantir aux membres de la société, du plus bas échelon jusqu'aux plus hautes él ites, la souveraineté dans laquelle s'épanouit et se perpétue la survie au sein d'une même culture.

.

Pour ce faire, la communication se propage suivant deux dimensions principales, le transport et la transmission. Le transport est la manifestation de l'appropriation territoriale et de son approvisionnement, tant au plan symbolique que physique. Le transport rend potentiellement accessible à tous les membres de l a société tous les recoins d u territoire approprié e n tous temps e t tout le temps. (D'où le paradoxe de la publicité Hyunday Scoupe Turbo: Il ny a lJue moi qui roule sur cette grandiose route de montagne, mais il y a bien eu une instance quelconque pour la construire . . . ) . Une des meilleures i l lustrations de cela reste l 'extension du réseau routier romain au fur et à mesure de l 'expansion de l'orbis romana autour du bassin méditérranéen.

La transmission est la mise en circulation de tous les discours e t représentations que l a société s'adresse à elle-même ou que les sociétés s'adressent entre elles. Elle s'articule sur deux vecteurs, celui de la diachronie et celui de la synchronie : transmettre ce qui doit être connu à tous ceux qui doivent le savoir en même temps ( la levée d'un nouvel impôt) ; transmettre ce qui doit perdurer à travers les générations (une constitution, une croyance religieuse) . Le transport, en marquant l 'espace, autorise l'exercice temporel de la transm ission .

La société industrielle et démocratique a cru bon, pour assurer la solidité symbolique et pragmatique de ces deux axes, d'instaurer, d'une part, une normalisation et une performativité du transport, d'autre part un accès systématique et continu à l'exercice de la

1 Librement cité de Étienne Tassin, « Espace conllmm ou espace public ? », in Hermès nO 1 0, Espaces publics, traditiol/s et commul/auté, Paris, CNRS, 1 992, p. 24 .

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transmission . Par exemple, au XIXe siècle, la normal isation de l 'écartement des rails de chemins de fer afin de raccorder entre eux les réseaux ferroviaires. Ou encore, la mise en place des programmes d'alphabétisation et l'essor massif de la presse imprimée .

La locomotive et le journal sont au XIXe siècle ce que sont . l 'automobile et la télévision à nos années contemporaines. Cependant, la formule escamote un glissement important du po in t de vue de la res publica. L'accélération et la prolifération ont réduit l 'espace et le temps à un ici, maintenant, mis en scène quotidiennement par le bulletin de nouvelles, et ont contribué à brouiller la distinction entre public et privé, perturbant les rituels qui partic ipent de façon si importante à l 'exercice de la communication. (Hal l , 1 978 et 1 984) . Tout savoir, tous en même · temps, sur tout point et en tout point du globe : cet idéal du village global est l'antithèse de l'espace public et fait valoir la communion comme aboutissement contradictoire de la communication! . Le mandat des médias a suivi le même gl issement :

[ 0 0 ' ] La quotidienneté du flux des nouvelles n'a aucune incidence réelle à quelque tenne que ce soit sur la vie quotidienne d'une immense majorité de leurs destinataires. [ 0 0 ' ] Les médias ont des usages qui échappent à la conm1Unication sémantique, qui se situent dans le domaine du lien, de la

relation, du contact2.

Ce glissement de la communication à la communion trouve un écho très évident dans le glissement que nous avons constaté de la voiture comme moyen de transport à la voiture comme, par exemple, placenta.

3-2 La transform ation rhéto rique de l ' automobile

Le déplacement dans l'espace, signe de la constmction symbolique d'un territoire, alimente de nombreux jeux rhétoriques que l 'on peut aisément retracer dans différents lieux de discours. En explorant diverses allégories, métaphores, emblèmes et exemples (Robrieux, 1 993), nous allons voir que, non seulement le rapport entre automobile et espace public est une récurrence, mais que, aussi, le glissement vers la dimension privée est tout à fait repérable. Par la

1 É. Tassin, ibid. , p. 24. 2 in Paul Beaud, La société de connivence médias. médiations et classes sociales, Paris, Aubin, 1 984, p. 28 1 -282.

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--------Espace public et espace publicitaire --------

même occasion, il apparaitra que les glissements vers des statuts e t des fonctions autres que le transport, tels que nous les avons identifiés dans le l ieu publ icitaire, ne sont des procédés ni isolés, n i originaux.

Sous forme d'allégorie, c'est-à-dire sous forme de m étaphore complexe, qui recourt, par exemple, à une construction élaborée comme un récit, nous trouvons la relation automobile/espace public, du d iscours savant, dans ces lignes de Pjlul Veyne :

[Le gouvernant] ressemble à un agent de la circulation qui "canalise" la circulation spontanée des voitures pour qu'elle se passe bien : telle est la tâche qu'il s'est attribué ; on appelle ça le welfare state, et nous y vivons. Quelle différence avec le prince d'Ancien Régime, qui, voyant de la circulation sur les routes, se serait borné à imposer un droit de passage! 1

Nous la rencontrons aussi dans le discours journal istique : Du code de la route au code politique, titre Le Devoir qui offre ses colonnes à José Esteban et Robert Berling, tous deux universitaires. Conscients de l'al légorie, leur texte contient d'ail leurs: Le petit détour que nous avons effectué par la circulation automobile a u Mexique, et ses rouages méconnus, permet peut-être d'apporter u n éclairage intéressant sur le jeu subtil entre règles écrites et non écrites2. Plus haut dans l'article., nous avions rencontré : le piéton n 'a même pas le droit de cité. Nous la retrouvons dans le discours publicitaire : le petit bonhomme Nissan, déjà évoqué, est à l'œuvre le 26 octobre 1 993, le lendemain des élections fédérales. Portant casquette de chauffeur, montrant la nouvelle Sentra Coupé DLX 1 994 affublée d'un petit drapeau canadien, le petit bonhomme interpelle Jean Chrétien, fraîchement é lu : Monsieur le nouveau Premier Ministre, le temps est venu de prouver que l'économie et votre prioritéP

Sous fom1e de métaphore, nous trouvons le même thème dans un texte fameux de Roland Barthes :

Je crois que l'automobile est aujourd'hui l'équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques : je veux dire une grande création d'époque, conçue passionnément par des artistes

1 Paul Vey ne, [ I 971 et 1 978] , Comme'" 011 écrit l 'histoire, suivi de Foucault ,.évolutiolllle l'histoire, Paris, Seuil, coll. "Points", nO H40, 1 993, p.208. 2 Le Devoir, 23-24 juillet 1 994, p. A9. 3 Le Devoil' et autres journaux, 26 octobre 1 993.

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inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s'approprie en elle un objet parfaitement magiquel .

Cette phrase, qui remonte aux années cinquante, signale l ' interface paradoxale entre la dimension publique et la dimension privée que peut évoquer l'automobile . Dans son aristotélicienne proposition à quatre termes (cathédrale/Moyen Age vs automobile/Temps Modernes), Roland Barthes introduit simultanément la grande dimension, une grande création d'époque, et la petite, . . . qui s 'approprie en elle un objet. Avec lui, nous pouvons entendre le gl issement de la fluidité communicat ionnelle vers la cristal l isation hors-contexte . D'œuvre collective, l'automobile devient fétiche, objet magique. Objet magique que nous avons aussi rencontré dans notre corpus (Chevrolet Lumina) . Paradoxe et contradiction de la 'démocratie en contexte industriel : l'accès à la totalité se traduit par une appropriation totalement égocentrique.

Ce paradoxe ou double discours peut être retracé dans une édition de 1 93 8 de la revue L 'illustration. Consacré au Salon de l'automobile qui se tient à Paris cette année-là, le magazine confie son article majeur à un journaliste-maison qui a vu naître l 'automobile2. Cet article -qui ravit le lecteur cinquante ans plus tard- veut utiliser l 'automobile comme emblème de la puissance nationale, i l lustrant implicitement l 'adéquation entre accès au territoire et souveraineté nationale . Il faut donc que cet auteur français démontre que l 'automobile est une invention française . Tâche difficile que l'auteur mène tant bien que mal, à mi-chemin entre l 'al légeance patriotique et la lucidité intellectuelle.

Quoiqu'il en soit, l'automobile (latin, mobile ; grec, autos, soi­même) a détenniné, dans le monde entier, par ses propriétés et par celles des engins dont elle est incontestablement la mère, une révolution matérielle et morale si énorme qu'elle équivaut à un changement profond des conditions matérielles et sociales de la vie, aussi bien du point de vue international qu'au point de vue national. [ . . . ] Personne ne conteste que la réalisation pratique de la voiture sans chevaux soit presque entièrement française, que l'automobile viable ait eu en France sa naissance, son enfance et le merveilleux développement de son adolescénce. Sans doute, i l n'est pas question de soutenir que

1 Roland Barthes, « La nouvelle C itroen », in Mythologies, Paris, Seuil, coll . "Points" nO 10, 1 957, p. I SO. 2 Baudry de Saulnier, La révolutiol/ automobile dal/s le mOI/de, dessins de 1. S imont, in L'illustratiol/, Paris, 8 octobre 1 938, non paginé.

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bien d'autres pays n'ont pas coopéré à ces événements. [ 0 0 ' ] Mais l'ensemble de l'automobile est essentiellement de France. Les faits sont là dans une sorte d'indiscutable solennité. Le véhicule à trois roues de Cugnot, qui date du règne de Louis XVI, 0 0 . .

Mythe des origines, métaphore des âges de la vie, étymologie, double négation : l'auteur ne ménage pas ses efforts . Autant que le signe d'un paradigme national dépassé -l'automobile, comme le cinéma, transgresse tout à fait les frontières- ce texte est une tentative de placer l 'automobile dans la sphère du bien publ ic. La maladresse de cet article peut faire sourire, el le offre un paral lèle avec la publ icité de Chrysler, dans notre corpus, qui, tentant cette même fonction emblématique, se heurtait à un écueil pol itique : la bande son ne pouvait dire à un public québécois que Chrystler batissait le Canada.

Dans les pages de cette même revue, un même parallèle entre discours des années trente et discours des années quatre-vingt-dix, peut être fait sous l 'angle de la dimension privée . En effet, nous trouvons le titre de cet article subséquent : Une voiture ? Non, votre voiture! l

Vous vous déciderez avant tout selon votre tempérament : les rythmes de votre auto doivent correspondre aux votres, car ses réactions sont dangereuses si el les ne s'hamlOnisent pas à vos réactions . C'est presque l 'affaire d'un médecin que de vous guider dans votre achat. [ 0 0 ' ] L'automobile, c'est du mouvement au service d'un individu. Nous nous trouvons par el le motorisés nous-mêmes e t son régime est l e prolongement de notre propre sensibil ité. [ 0 0 ' ] Posons ce principe : la voiture a un s exe; el le a un âge ; el le exerce une profession enfin, el le possède une personnal ité.

Faut-il s'étonner alors d'entendre, dans une actuelle campagne télévisée pour la Pontiac Firejly, une comédienne s'adresser à sa voiture : Ne me parle jamais !

Ces diverses i l lustrations, peu nombreuses, et sans caractère systématique, ne retracent pas le moment historique d'un gl issement du public au privé. Cependant, elles manifestent bien la bi-polarité de l 'objet automobile : emblème par excel lence de l 'espace public mais, tout autant, porteur idéal du bonheur intime. Ce double registre signale deux l ieux de discours possibles et nous pouvons

1 René Richard, aquarelles de Geo Ham, ibid . , non paginé.

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constater alors que la publ icité ne se saisit que d'un seul . Dans le même mouvement, nous devons constater que c'est celui privilégié par certains chercheurs. Tout d'abord, l 'automobile permet de satisfaire une série de besoins très importants pour l'homme : besoins de déplacements rapides, b,esoin d'une autonomie toujours plus grande, désir de puissance ' . A ce point de vue de géographe, fai t écho celui du sociologue :

Aujourd'hui, nous avons une facilité de déplacement qu'aucune civilisation n'a connue avant nous, et pourtant le déplacement est devenu l'activité quotidienne la plus chargée d'an;xiété. Cette an.xiété provient du fait que nous considérons la mobilité illimitée comme un droit absolu de l'individu. La voiture privée est l'outil logique qui nous pemlet d'exercer pareil droit ; il en résulte que l'espace public, et notamment celui de la rue, perd sa signification, et devient un objet d'exaspération lorsqu'il n'est pas subordonné à la liberté de mouvement2.

Un point de vue de sémiologue corrobore les précédents : l 'automobile, comme la nef fermée à l 'intérieur de l 'avion, est coquille close sur un microcosme, image de la nacelle romantique, duplication de la demeure. L 'enfermement est une image fondamentale (ou archétype) liée à la matrice3.

Notons comment de l'al légorie et de la métaphore, nous sommes passés à l 'exemple. Autrement dit, i l est considéré comme vrai, e t util isable en preuve, que l'automobile est un objet de l'intimité . Ainsi donc, nous pouvons -et devons- la considérer comme artefact de la modernité ou de la postmodemité et l'assimiler aux objets désignés par Paul Beaud :

Le "walkman" dont l'évidente utilité première est la rupture radicale avec l'environnement qu'il pennet ; le magnétoscope qui prolonge le plaisir solitaire de la télévision ; les jeux vidéo qui plongent les joueurs dans le vertige dont parlait Caillois et le coupent de toute autre relation que son asservissement volontaire et hypnotique à la maclùne . Il en irait de même de l'ordinateur domestique dont · les études amencames sembleraient montrer que, comme les calculatrices de poèhe, i l

1 Jean Ritter, [ 1 97 1 ], Géographie des Trallsports, Paris, PUF, Que sais-je ? nO 1 427, 1 976, p. 5 . 2 Richard Sennett, Les Tyrallllies de l'iIlTimiTé , Paris, Seuil, 1 979, p. 23. 3 Geneviève Cornu, Sémiologie de l'image da liS la publicité, Paris, Organisation, 1 99 1 , p. 67.

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sert surtout à des fins non utilitaires, ludiques, mais limi tées à un rapport narcissique à un objet techniquel .

Les figures rhétoriques du discours visuel o u verbal n e sont pas un artifice décoratif. En choisissant une figure plutôt qu'une autre, tout auteur manifeste un point de vue cognitif sur le monde. Ce faisant, la construction du trope inclut ou exclut des topiques, des l ieux communs, des thématiques ; elle anticipe des contre-argumentations éventuelles.

Remarquons aussi le rôle sémiosique des figures rhétoriques. Elles pemlettent de passer, dans la temlinologie pelrClenne, de l ' interprétant rhématique à l ' interprétant dicent, autrement dit de l ' interprétation première simplement dénotative (automobile rouge de marque X) à l ' interprétation seconde de type vraisemblable (cette voiture vaut vraiment pour une matrice) . Dans le cas du discours publicitaire, cela est au service d'une stratégie visant délibérément à occulter la dimension publique au profit de la d imension privée . Dans le cas du métadiscours de type scientifique, l 'usage de tel ou tel type de figure manifeste le contrôle des étapes interprétatives et l ' inscription du point de vue de l'auteur dans un monde -nomlalement- plus vaste que lui . En uti l isant l'allégorie, l'emblème ou, de façon moins expl icite, la métaphore, les auteurs mettent en relation deux objets ou deux situations ou deux propositions conceptuelles. Autrement dit, ils conservent distincts les termes de leur figure, sans confusion ni assimil iation possible. Le prince n'est pas un patrouilleur de ville ; l 'automobile n'est pas une cathédrale, la France n'est pas une De Dion Bouton. Bien des nuances séparent les figures identifiées ici et, selon leur densité référentielle ou conceptuelle, elles infléchissent les discours des auteurs de façon significative . Notre repérage élémentai re suggère l ' intérêt d'une investigation plus systématique à l ' intérieur des textes réflexifs . À l 'étape de la présente recherche, émettons l 'hypothèse suivante : certains auteurs uti l isent une rhétorique qui en vient -probablement à leur corps défendant- à promouvoir des stratégies d'occultation, d'évitement ou d'exclusion qui ne sont guère différentes de celles de la publicité . Ainsi, recourir à l 'exemple revient fréquemment à construire une assertion et conduit à oblitérer le fait que le \,,'alkman sert aussi à écouter de la musique, que l'automobile sert aussi à conduire les enfants à l'école. Que la matrice soit une métaphore de la voiture, fort bien . Mais énoncer que l'automobile est une matrice implique que l'espace référentiel es t

1 P . Beaud, op. cir. , p . 285.

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purement symbiotique et non pas ce qui se déploie "entre ", comme ce qui, dit Hanna Arendt, "inter homines est", ce qui sépare les individus, les tient dans une extériorité des uns aux autres et dans une extériorité de chacun à l 'ensembleJ . Ainsi, par l 'exercice rhétorique, et sans plus de démonstration, on en arrive à l 'énoncé l 'espace public n 'existe pas.

3-3 l a vérité publ icitaire

L'analyse du corpus de publicités pour automobile a mis en évidence des rhétoriques d'ordre visuel dont l'effet est l 'exclusion à peu près systématique des dimensions sociales et pragmatiques de l'usage de l 'automobi le . Cela se comprend aisément si l'on considère que cela permet aux vendeurs d'automobi les d'éviter toute allusion aux ·aspects terriblement contraignants de cet objet à vendre. En bonne logique marchande, la réal ité concrète de l 'automobile est un handicap réel à la vente . JI faut détourner le plus possible l'attention de ces aspects-là : la stratégie la plus simple est de .les passer sous silence, aussi bien au plan visuel qu'au p lan verbal . A preuve, deux spots de notre corpus signalent cette nécessité de l 'évitement. Dans l 'un (Hyunday Scoupe Turbo), une voiture sport roule à toute vitesse en haute montagne, sur une route vertigineuse. Le contexte référentiel étant trop manifestement contraire aux règles é lémentaires de la conduite, l'annonceur a dû surimposer une mention de mise en gare, do not attempl. Dans l 'autre, déjà évoquée, Chrysler montre l 'intérieur d'une usine et des ouvriers à la chaîne de montage. Le message est axé sur la création d'emploi . Le message anglais dit : At Chrysler, we 're not just building cars, we 're building Canada. Dans la version française, le message se term ine ainsi : Chez Chrysler, on ne construit pas des voitures, on bâtit u n pays . D'avoir moindrement évoqué u n aspect social a fait surgir l a dimension politique du bilinguisme canadien : l 'annonceur a ajusté ses textes en conséquence.

Nonobstant le discours publ icitaire ou un certain métadiscours, i l demeure pourtant que l 'automobile n 'est pas u n objet relevant strictement de l ' intimité . Statistiques des accidents, budgets gouvernementaux . affectés aux réseaux routiers, valeur juridique du code de la route, droit des autorités à relever des infractions, organismes publics affectés à la question : existe-t-i l un seul citoyen, ulcéré par la présente l iste, qui ait jamais invoqué la Charte

1 É. Tassin, op. cit., p. 33.

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des droits et des l ibertés en brûlant un feu rouge ou en dépasant une l imite de vitesse ?

P lutôt qu'une disparition de l 'espace publ ic et de ses rituels , i l paraît plus juste de constater une tendance notoire à l'exclure des discours et des représentations. La publicité pour automobile en est une manifestation exemplaire et la rhétorique du discours postmodeme, une autre l . Cependant, cette exclusion n'est pas synonyme de l a non-existence d e l 'espace publ ic, elle est p lutôt l a forme discursive de son ostracisme .

4- le citoyen et la publ icité

L'espace phénoménologique apprivoisé grâce à la maîtrise de l a communication, dans ses dimensions transport e t transmission, autorise l'édification de l'espace dit public . Dit : c'est parce qu'il est nommé, décrit et discuté, qu'il est à son tour le lieu des débats possibles et nécessaires.

Bien des études, mais aussi le simple bon sens, laissent savoir avec évidence que l'ancrage phénoménologique de cet espace participe de moins en moins à la représentation que le simple citoyen peut s'en faire. La mondial isation et le flot des communications ne pemlettent pas l'accès à l ' information concernant cet espace par des implications ou des explorations directes du citoyen, mais seulement par des systèmes de médiation qui y suppléent. Ainsi, les médias sont-ils devenus la nOl/velle agora (Cayrol, 1 986). De façon logique autant que caricaturale, a droit de cité ce qui figure dans les médias et le rêve du citoyen est de passer à la télé.

Cependant, cette nouvelle agora, pour des raisons qui traversent toute l'histoire de l 'industrie et du capital isme (Beaud, 1 990), autant conceptuel le soit-el le devenue, n'en demeure pas moins une entreprise marquée par les règles du marché et de la technologie. Emprise des côtes d'écoute, stratégies de diffusion, organigrammes d'émissions : le discours ou le débat col lectif de l'espace public traditionnel se trouve disséminé dans des l ieux et genres médiatiques qui, pour l 'heure, évoquent davantage une cacophonie que les beaux jours de la démocratie athénienne . L'incompatibi l ité croissante de l 'économique et du politique (Delmas, 1 99 1 ), à l 'avantage du premier et au détriment du second, fait du genre publicitaire un lieu

1 Voir notanunent à ce sujet Citoyellneté et urbanité, Paris, Esprit, coll. " Société", 1 99 1 , qui contient, entres autres, un texte de Jean Beaudrillard et de G i l les Lipovetsky.

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Jovfei «Médiation et Information» n 06 - 1997

de discours, peut-être incongru, mais tout à fait significatif, ne serait-ce que par le volume de temps e t d'espace toujours croissant qu'il occupe sur les ondes et dans les imprimés. I l est un lieu d 'exposition d'univers variés qui, par leurs références, aussi d iscutables ou vaines soient-elles, proposent des bribes d' inventaire de ce qui a été vu, connu, ou encore de ce qui est imaginable. Suivre le flot publicitaire en même temps que le flot récréatif e t infomlatif, implique l e citoyen lecteur et spectateur dans une construction, une représentation de ce qui anime la société et peut donc passer pour un espace public.

La publ icité pour automobile, par l 'ampleur de son non-dit, nous a imposé d'explorer la partie ostracisée de son discours. L'uti l isation rhétorique de son objet, dans son poids symbolique et pragmatique,

. a permis de cerner la contradiction d'une société hyper­communicante en lutte contre la communication. Au moins aussi bien que le métadiscours de reduplication, la publicité e l le-même alimente la problématique . Nous avons procédé à plusieurs reprisesl à l 'analyse d'échantil lons de la programmation télévisuelle. Sélectionnant une heure dans le prime-time, nous avons appliqué la même méthode d'exploration que pour la publicité automobile . Non seulement les publicités pour les produits autres que l 'automobile mais les émissions elles-mêmes, y compris les bulletins de nouvel les, présentaient des constructions obeissant à ce même paradigme de la prépondérance du privé. Exemplaire de cette tendance, depuis 1 994, la société de téléphone Bell Canada le stigmatise dans des sketches corrosifs dont raffole le public. Les affres relationnel les du héros avec la mère et le beau-frère révèlent l 'ultime question : comment réussir à ne pas communiquer malgré le téléphone ? La nouvelle agora, au moins par son flot publicitaire, signale que la prolifération de la communication (médiatisée) ne pousse peut-être pas tant à l'individualisme et à la symbiose qu'à l 'autisme social . Déjà, les automobiles roulent à vide, venant de nulle part, se d irigeant nulle part.

B i b l i o grap h i e BARTHES, Roland, « Éléments de sémiologie », 111 Communications nO 4, Paris, Seuil, 1 964, pp . 9 1 - 1 35 . BEAUD, Michel, Histoire du capitalisme. de 1 500 à nos jours,

Paris, Seuil , col l . "Points" nO E 1 8, 1 990.

1 Ces exercices ont été faits dans le cadre de séminaires de doctorat en sémiologie sur l'espace et le temps dans les productions audio-visuelles (Université d u Québec à Montréal, 1 993 et 1 994).

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CAYROL, Roland, La nouvelle communication politique, Paris, Larousse, col l . "Essais en l iberté", 1 986. DELMAS, Phil ippe, Le maître des horloges, modernité de l 'action publique, Paris, Seu il , col l . "Points" nO 0J30, 1 99 1 . de PILES, Roger, [ 1 708], Cours de peinture par principes, Paris, Gallimard, 1 989. ECO, Umberto, [ 1 984], Sémiotique et philosophie du langage, Paris, PUF, 1 988 . GENETIE, Gérard, Palimpsestes, la littérature au second degré, Paris, Seuil, col l . "Poétique", 1 982 . GROUPE Il, ( 1 970), Rhétorique générale, Paris, Seuil, col l . · "Points" nO 1 46, 1 982. KANTOROWICZ, Ernst, Les deux corps du roi, essai sur la théologie au Moyen Age, Paris, Gal limard, col l . "Bibliothèque des histoires" nO 3, 1 989. HALL, Edward T., La dimension cachée, Paris, Seuil, col l . "Points" nO 89, 1 978 . HALL, Edward T., ( 1 984), La danse de la vie, temps culturel, temps vécu, Paris, Seuil , col l . "Po,ints" n° 247, 1 992 . ROBRIEUX, Jean-Jacques, Eléments de rhétorique et d'argumentation, Paris, Dunod, 1 993 . SAOUTER, Catherine, Le langage visuel, Montréal, XYZ éditeur, à paraître .

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