195

Essai Sur La Vie de Sénèque

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Auteur : Diderot, Denis essai sur le philosophe

Citation preview

Page 1: Essai Sur La Vie de Sénèque
Page 2: Essai Sur La Vie de Sénèque

Ce document est extrait de la base de donnéestextuelles Frantext réalisée par l'Institut National dela Langue Française (INaLF)

Essai sur la vie de Sénèque le philosophe, sur ses écrits et sur les règnes deClaude et de Néron [Document électronique] / Diderot

p1

I Lucius Annaeus Sénequenaquit à Cordoue, ville célebre del' Espagne ultérieure, aggrandie, sinonfondée, par le préteur Marcellus, l' an deRome 585, colonie patricienne quidonna des citoyens, des sénateurs, desmagistrats à la république, privilége accordéaux provinces de l' empire qui enjouissoient encore sous le regne d' Auguste.

p2

Le surnom d' Annaea, que portoit lafamille, signifie ou la vieille famille oula famille des vieillards, des bonnes gens,dont la rencontre étoit d' un heureuxaugure.On appelloit ibrides les enfans d' unpere étranger ou d' une mere étrangere :c' étoient des especes de citoyens bâtards,dont le vice de la naissance se réparoit par lemérite, les services, les alliances, la faveurou la loi. La famille Annaea fut-elleespagnole ou ibride ? On l' ignore.

p3

Le pere, ou même l' aïeul de Séneque,fut de l' ordre des chevaliers. La premiereillustration de ce nom ne remonte pasau-delà, et les séneques étoient dunombre de ceux qu' on appelloit hommesnouveaux .Le pere se distingua par ses qualités

Page 3: Essai Sur La Vie de Sénèque

personnelles et par ses ouvrages. Il avoitrecueilli les harangues grecques et latinesde plus de cent orateurs fameux sous leregne d' Auguste, et ajouté à la fin dechacune un jugement sévere. Des dix livresde controverses qu' il écrivit, il nous enest parvenu environ la moitié, avec quelques

p4

fragmens des cinq derniers. Sa mémoireétoit prodigieuse : il pouvoit répéterjusqu' à deux mille mots, dans le mêmeordre qu' il les avoit entendus.Sa réflexion sur la dignité de l' artoratoire, dont le chevalier romain Blandusdonna le premier des leçons, fonction quijusqu' alors n' avoit été exercée que par desaffranchis, est très sensée : " je ne conçoispas, dit-il, comment il est honteux d' enseignerce qu' il est honnête d' apprendre. "soit que la plaisanterie des républicainsen général ait quelque chose de dur, soitque Séneque le pere fût d' une humeurcaustique, un jour il entre dans l' école duprofesseur en éloquence Cestius, au momentoù il se disposoit à réfuter la miloniene.

p5

Cestius, après avoir jetté sur lui-même unregard de complaisance selon son usage,dit : " si j' étois gladiateur, je serois Fuscius ;pantomime, Batyle ; cheval, Mélission.Et comme tu es un fat, ajoutaSéneque, tu es un grand fat " . On éclatede rire. On cherche des yeux l' écerveléqui a tenu ce propos. Les éleves s' assemblentautour de Séneque et le supplient de ne pastourmenter leur maître. Séneque y consent,à la condition que Cestius déclarerajuridiquement que Ciceron étoit plus éloquentque lui, aveu qu' on n' en put obtenir.On citoit Séneque le pere parmi lesbons déclamateurs de son temps. Les nomsde déclamateurs et de sophistes n' avoientpoint alors l' acception défavorable qu' ony attacha depuis, et que nous y attachons.La déclamation étoit une espece

Page 4: Essai Sur La Vie de Sénèque

d' apprentissage de l' éloquence appliquée à dessujets anciens ou fictifs ; une gymnastique,où l' athlete essayoit des forces qu' il devoitemployer dans la suite aux choses publiques ;une introduction à l' art oratoire,

p6

comme les héroïdes en étoient une à l' artdramatique.Peu de temps après, ce fut la ressourced' un goût national qui, au défaut d' objetsimportants, s' exerçoit sur des frivolités ;un besoin de pérorer qu' on satisfaisoit,sans se compromettre ; le premier pas versla corruption de l' éloquence, quicommençoit à perdre de sa simplicité, de sagrandeur, et à prendre le ton emphatiquede l' école et du théatre.Nous entendons aujourd' hui par déclamateursla même sorte d' energumenes,contre laquelle Pétrone se déchaîne avectant de véhémence à l' entrée de sonroman satyrique : " ces gens, dit-il, qui crientsur la place : citoyens, c' est à votreservice que j' ai perdu cet oeil, donnez-moiun conducteur qui me ramene dans mamaison ; car ces jarrets, dont lesmuscles ont été coupés, refusent le soutienau reste de mon corps " .

p7

Ii Helvia ou Helbia, mere deSéneque, étoit espagnole d' origine.Le grandpere de Séneque avoit étémarié deux fois. Helvia étoit du premierlit, sa soeur du second ; leur pere étoitvivant, et résidoit en Espagne : elles avoientété élevées dans une maison austere, oùl' on se conformoit aux moeurs anciennes.Helvia étoit instruite ; son pere luiavoit donné une bonne teinture des beauxarts. La mere de Cicéron étoit de lamême famille, et portoit le même nom, deuxfois illustrée, l' une par la naissance dupremier des orateurs ; l' autre par lanaissance du premier des philosophesromains.

Page 5: Essai Sur La Vie de Sénèque

La soeur d' Helvia jouit de la réputationla plus intacte, et obtint le plus grand

p8

respect pendant un séjour de seize ansen Egypte, chez un peuple médisant etfrivole. Elle perdit en mer son époux,oncle de Séneque : au milieu de latempête, dans l' horreur d' un naufrageprochain, sur un vaisseau sans agrèts, la craintede la mort ne la sépara point du cadavrede son époux, qu' elle porta à travers lesflots, moins occupée de son salut que dece précieux dépôt. Séneque parle de ce faitcomme témoin oculaire.Iii Marcus Annaeus, époux d' Helvia,vint à Rome sous le regned' Auguste, quinze ou seize ans avant la mortde ce prince. Peu de temps après, Helvias' y rendit avec sa soeur et ses troisenfants, Marcus Novatus l' aîné, qui pritdans la suite le nom de Junius Gallionqui l' adopta ; Lucius Annaeus, le cadet,dont nous écrivons la vie ; et LuciusAnnaeus Méla, le plus jeune. Ils furentmariés tous les trois : Junius Gallion eut une

p9

fille appellée Novatilla ; Séneque en parle,dans sa consolation à Helvia, commed' un enfant charmant.Gallion fut proconsul en Achaïe, etc' est à son tribunal que des juifsfanatiques traînerent S Paul. " si cethomme, leur dit-il, etc. "ce discours est un modele à proposeraux magistrats en pareille circonstance.

p10

Jusques-là Gallion a parlé et s' est conduiten homme sage : mais lorsqu' il souffretranquillement que les grecs gentils, quihaïssoient les juifs, se jettent surSosthenes, grand-prêtre de la synagogue, et le

Page 6: Essai Sur La Vie de Sénèque

maltraitent en sa présence, il oublie safonction ; il devoit ajouter, ce me semble :" disputez tant qu' il vous plaira ; maispoint de coups : le premier qui frappera,je le fais saisir et mettre au cachot " .Iv Lucius Annaeus Séneque étoitd' un tempérament délicat, et sa mere nele conserva que par des soins assidus : ilfut toute sa vie incommodé de fluxions,et tourmenté, dans sa vieillesse, d' asthme,d' étouffements ou de palpitations ; carl' expression suspirium , dont il se sert

p11

au défaut d' un mot grec, convient égalementà ces trois maladies. " le suspirium ,dit-il, est court, l' accès n' en dure guereplus d' une heure, mais il ressemble àl' ouragan : des maladies que j' ai touteséprouvées, c' est la plus fâcheuse " .Il étoit maigre et décharné : cettelégere disgrace de la nature lui sauva la viedans un âge plus avancé ; et je ne doutepoint qu' il n' ait fait allusion à cettecirconstance dans une de ses lettres,où il dit que " la maladie a quelquefoisprolongé la vie à des hommes qui ontété redevables de leur salut aux signesde mort qui paroissoient en eux " .V Caligula, ennemi de la vertu etjaloux des talents, avoit sur-tout de laprétention à l' éloquence : il fut tenté de fairemourir Séneque au sortir d' uneplaidoirie où celui-ci avoit été fort applaudi.

p12

Caligula eût épargné un crime à Néron,sans une courtisane, à laquelle il confiason atroce projet : " ne voyez-vous pas,lui dit cette femme, que cetavocat tombe de consomption ? Etpourquoi ôter la vie à un moribond ? "dans le nombre de ces femmes quinaissent pour le malheur des peuples, la hontedes regnes, et qui ont conseillé leforfait tant de fois, en voilà donc une quile prévient.

Page 7: Essai Sur La Vie de Sénèque

Monstre aussi inconséquent qu' insensé,tu affectes le mépris pour les ouvragesde Séneque, tu les appelles des amas degravier sans ciment, (...) ; et tu veuxle faire mourir !Peu s' en fallut que ce critique sublime,condamnant à l' oubli les noms d' Homere,

p13

de Virgile et de Tite-Live, nefît enlever des bibliotheques les ouvrageset les statues des deux derniers.Vi une excessive frugalité et desétudes continues acheverent de détruirela santé de Séneque.Annaeus Méla fut pere du poète Lucain,de cet enfant, neveu du philosopheSéneque, qui devoit un jour, dit Tacite,soutenir si dignement la splendeur dunom. ô Tacite ! ô censeur si rigoureux destalents et des actions, est-ce ainsi quevous avez dû parler de la Pharsale, aprèsavoir lu l' Enéide ? Vous traitez avec

p14

le dernier mépris les conspirateurs dePison, et vous faites grace à un délateur desa mere. Si vous donnez le nom de monstre

p15

à Néron devenu parricide par la craintede perdre l' empire, quel nomdonnerez-vous à Lucain, qui devient égalementparricide par l' espoir de sauver sa vie.Je ne méprise pas Lucain comme poète ;mais je le déteste comme homme.Vii je ne sais si les égards descadets pour les aînés étoient d' usage danstoutes les familles, ou particuliers à celledes séneques ; mais on remarque dans lephilosophe un grand respect pour sonfrere Junius Gallion, qu' il appelleson maître ; titre accordé, soit à lareconnoissance des soins qu' il avoit eus de sapremiere éducation, soit à la simple

Page 8: Essai Sur La Vie de Sénèque

natu-majorité, si souvent représentative del' autorité paternelle.

p16

Tacite ne nous donne ni uneopinion très avantageuse, ni une idée trèsdéfavorable de Méla. Il s' abstint deshonneurs par l' ambition des richesses. Il restachevalier romain, se promit plus decrédit de l' administration des biens duprince, que de l' exercice de la magistrature,et préféra la fonction d' intendantdu palais, ou de publicain, au titre deconsulaire. Trop d' ardeur à recueillir lafortune de son fils, Lucain, après sa mort,souleva contre lui Fabius Romanus,intime ami du poète. Romanus contrefait deslettres, sur lesquelles le pere et le filssont supçonnés d' être les complices de Pison.

p17

Ces lettres sont présentées à Méla parordre de Néron, avide de ses richesses.Méla, à qui l' expérience de ces temps avoitappris quel étoit le but, et quelle seroit lafin de cette affaire, la termina par le moyenle plus court et le plus usité ; ce fut de sefaire couper les veines. Il mourut de lamême mort que son frere, avec autant decourage, mais avec moins de gloire ;laissant par son testament de grandes sommesà Tigellin et à Capiton son gendre, afind' assurer le reste à ses héritierslégitimes. Si la liaison du poète Lucain,avec un scélerat tel que Romanus, voussurprend ; si vous ne pouvez supposer queLucain, qu' un homme d' une aussi grandepénétration, se soit aussi grossiérementtrompé dans le choix d' un ami, ni que laconformité de caracteres les ait attachésl' un à l' autre ; interrogez les mânesd' Acilia.

p18

Page 9: Essai Sur La Vie de Sénèque

Viii Annaeus Méla auroit été aussiun homme d' un mérite distingué, s' ilétoit permis d' en croire un pere qui parleà son fils ; ses éloges ne sont quelquefoisque des conseils adroitement déguisés. Lepere de Séneque écrit à son fils Méla :" vous avez la plus grande aversion pourles fonctions civiles et pour la bassessedes démarches, etc. "

p20

Ix Séneque arrive à Rome sousAuguste : il étoit dans l' âge d' adolescence autemps où les rites judaïques et egyptiensfurent proscrits, la cinquieme annéedu regne de Tibere. Il dit avoir observécette flamme ou comete, dontl' apparition précéda la mort d' Auguste. Ainsi ilentendit parler la langue latine dans sa plusgrande pureté : ce n' est point un auteur dela basse latinité ; il écrivit avant les deuxPlines, Martial, Stace, Silius Italicus,Lucain, Juvénal, Quintilien, Suétone etTacite. La latinité n' a commencé às' altérer que cent ans après lui. Il y a le style dusiecle, de la chose, de la possession, de

p21

l' homme : le nôtre n' est pas celui du regnede Louis Xiv, cependant le françois quenous parlons, n' est pas corrompu ;Fontenelle écrit purement, sans écrire commeBossuet ou Fénelon. Séneque se fit unstyle propre au goût de ses contemporains,et à l' usage du barreau.X Séneque, le pere, eut de laréputation, et acquit de la fortune : il vit lesdernieres années du regne de Tibere. Ilavoit servi de maître en éloquence à sonfils, c' est du moins l' opinion deJuste-Lipse. Cet art étoit alors sur son déclin : etcomment ce grand art qui demande une

p22

ame libre, un esprit élevé, se soutiendroit-il

Page 10: Essai Sur La Vie de Sénèque

chez une nation qui tombe dansl' esclavage ? La tyrannie imprime uncaractere de bassesse à toutes les sortes deproductions ; la langue même n' est pas àcouvert de son influence : en effet est-ilindifférent pour un enfant d' entendre autourde son berceau, le murmurepusillanime de la servitude, ou les accents nobleset fiers de la liberté ? Voici les progrèsnécessaires de la dégradation : au ton de lafranchise qui compromettroit, succede leton de la finesse qui s' enveloppe, etcelui-ci fait place à la flatterie qui encense, à laduplicité qui ment avec impudence, à larusticité grossiere qui insulte sansménagement, ou à l' obscurité qui voile l' indignation.L' art oratoire ne pourroit même durer chez despeuples libres, s' il ne s' occupoitde grandes affaires, et ne conduisoitpas aux premieres dignités de l' etat. Necherchez la véritable éloquence que chezles républicains.Xi Séneque qui avoit fait ses premieres

p23

études sous les dernieres annéesd' Auguste, et plaidé ses premieres causessous les premieres années de Tibere et deCaligula, quitte le barreau et se livre à laphilosophie avec une ardeur que laprudence de son pere ne put arrêter. Je dis laprudence ; car un pere tendre, qui craintpour son enfant, le détournera toujoursd' une science qui apprend à connoître lavérité et qui encourage à la dire, sous desaugures qui vendent le mensonge, sousdes magistrats qui le protegent, et sousdes souverains qui détestent la philosophie,parcequ' ils n' ont que des chosesfâcheuses à entendre du défenseur des droitsde l' humanité : dans un temps où l' on nesauroit prononcer le nom d' un vice, sansêtre soupçonné de s' adresser au ministreou à son maître, le nom d' une vertu, sansparoître rabaisser son siecle, par l' élogedes moeurs anciennes, et passer poursatyrique ou frondeur ; rappeller un forfaitéloigné, sans montrer du doigt quelquepersonnage vivant, une action héroïque,

Page 11: Essai Sur La Vie de Sénèque

p24

sans donner une leçon, ou faire un reproche.à des époques plus voisines de nostemps, vous n' eussiez pas dit qu' il n' avoitmanqué à tel grand, qu' un Tibere pour êtreun Séjan ; à telle femme, qu' un Néron pourêtre une Poppée, sans donner lieu auxapplications les plus odieuses : que faire doncalors ? S' abstenir de penser ; non, mais deparler et d' écrire.Xii le pere de Séneque fitd' inutiles efforts, pour arracher son fils à laphilosophie : Séneque se lia avec lespersonnages de son temps les plus renommés parl' étendue de leurs connoissances etl' austérité de leurs moeurs, le stoïcien Attale,le pithagorisant Socion, l' eclectique FabianusPapirius, et Démétrius le cynique.

p25

Quand il entendoit parler Attale contreles vices et les erreurs du genre humain,il le regardoit comme un être d' un ordresupérieur. " Attale, dit Séneque, sedisoit roi, et je le trouvois plus qu' un roi,puisqu' il faisoit comparoître les rois autribunal de sa censure. J' avois pitié dugenre humain en l' écoutant " .Le pithagorisant Socion le détermina às' abstenir de la chair des animaux, régimedont sa santé s' accommodoit fort bien :mais, à l' expulsion des cultes étrangers,dont quelques-uns étoient caractérisés parl' abstinence de certaines viandes, son perequi haïssoit encore moins la philosophie,qu' il ne craignoit une délation, le ramenaà la vie commune, et lui persuadafacilement de faire meilleure chere.Il dit de Fabianus Papirius, " ce ne sontpas des phrases qui sortent de sa bouche,ce sont des moeurs " .

p27

De Démétrius, etc. "c' est à ce Démétrius, que Caligula, quidésiroit se l' attacher, fit offrir deux cents

Page 12: Essai Sur La Vie de Sénèque

talents, et qui répondit au négociateur," deux cents talents, la somme est forte ;mais allez dire à votre maître, que pour metenter, ce ne seroit pas trop de sa couronne " .Propos qu' on traiteroit d' insolence s' il échappoità la fierté d' un philosophe de nos jours.C' est ce Démétrius qui disoit à unaffranchi enorgueilli de sa fortune, " je seraiaussi riche que toi, dès que je m' ennuieraid' être homme de bien. "c' est le même dont Vespasien punit lespropos indiscrets par l' exil, châtiment qui

p28

ne le rendit pas plus réservé : l' empereurinstruit de ses récentes invectives, n' yrépondit que par un mot qu' un grand princede nos jours a ingénieusement parodié :" tu mets tout en oeuvre pour que je te fassemourir ; moi, je ne tue point un chienqui m' abboye " .Séneque ne se laisse point ici transporterde reconnoissance ou d' enthousiasme : ilétoit vieux et le rival de ses maîtres,lorsqu' il en parloit ainsi à un homme instruit,à Lucilius qui les avoit personnellementconnus ; et si les éloges de Sénequen' eussent pas été vrais, le courtisan n' auroitpas manqué d' en plaisanter.Mais pourquoi ne voit-on plus d' hommesde cette trempe ! Est-ce que la nature

p29

a cessé d' en produire ? Non, j' en pourroisciter qui, pauvres et obscurs ont cultivéavec succès les sciences et les arts ; je les aivus souvent affamés et presque nuds, sansse plaindre, sans discontinuer leurstravaux. Si leurs semblables sont rares, c' estqu' il est plus difficile encore de résister àl' éducation domestique et à l' influence desmoeurs générales, qu' à la misere : ce sontdeux moules qui alterent la forme originaledu caractere. Qui est-ce qui oseroitaujourd' hui braver le ridicule et le mépris ?Diogene, parmi nous habiteroit sous les tuiles,mais non dans un tonneau ; il ne feroit

Page 13: Essai Sur La Vie de Sénèque

dans aucune contrée de l' Europe, lerôle qu' il fit dans Athenes. L' ameindépendante et ferme qu' il avoit reçue,il l' auroit conservée ; mais jamais il n' eutdit à un de nos petits souverains, commeà Alexandre Le Grand ; retire-toi de monsoleil .Xiii Séneque faisoit grand cas desstoïciens rigoristes ; mais il étoit stoïcien

p30

mitigé, et peut-être même eclectique,raisonnant avec Socrate, doutant avecCarnéade, lutant contre la nature avecZénon, et cherchant à s' élever au-dessusd' elle avec Diogene. Des principes de lasecte, il n' embrassa que ceux qui détachentde la vie, de la fortune, de la gloire,de tous ces biens au centre desquels on peutêtre malheureux ; qui inspirent le méprisde la mort, et qui donnent à l' homme etla résignation qui accepte l' adversité, et laforce qui la supporte. Doctrine quiconvient et qu' on suit d' instinct sous les

p31

regnes des tyrans, comme le soldat prendson bouclier au moment de l' action.Ce que des sollicitations appuyées del' autorité paternelle purent obtenir de Séneque,ce fut de se présenter au barreau.Lorsque le philosophe désespere de fairele bien, il se renferme, et s' éloigne desaffaires publiques ; il renonce à la fonctioninutile et périlleuse, ou de défendre lesintérêts de ses concitoyens, ou de discuterleurs prétentions réciproques, pours' occuper dans le silence et l' obscurité de laretraite, des dissensions intestines de saraison et de ses penchants ; il s' exhorte à lavertu, et apprend à se roidir contre letorrent des mauvaises moeurs qui l' assaillit etqui entraine autour de lui la masse généralede la nation.Xiv sur ce que le pere de Sénequeavoit obtenu de la condescendance de sonfils, il pressentit ce qu' il en pourroit encore

Page 14: Essai Sur La Vie de Sénèque

obtenir, et il réussit à lui persuader de

p32

quitter le barreau, de déparer du laticlave larobe modeste du philosophe qu' il avoitreprise, et de se montrer entre lescandidats ou prétendans aux dignités de l' etat.On ne s' étonnera pas de la marcheindolente de Séneque dans cette carriere : maisil avoit une belle-mere ambitieuse, active,qui se chargea de toutes les démarchesqui répugnoient à Séneque ; une tante quiavoit accompagné Helvia, sa soeur, àRome, qui avoit apporté dans cette ville lejeune Séneque entre ses bras, dont lessoins maternelles l' avoient garanti d' unemaladie dangereuse, et qui réunit soncrédit à celui d' Helvia. Celle-là n' avoit jamaiseu la hardiesse de parler aux grands, et desolliciter les gens en place : elle surmontasa timidité naturelle, en faveur de sonneveu : ni sa modestie vraiement agreste,si on l' eut comparée à l' effronterie desfemmes de son temps : ni son goût pour le

p33

repos, ni ses moeurs paisibles, ni sa vieretirée, ne l' empêcherent de se mêler dans lafoule agitée et tumultueuse des clients.Peut-être la tante n' eut-elle pas réussi, sansle mérite personnel du neveu : mais uneréflexion qui n' en est pas moins juste,c' est qu' une des caractéristiques des sieclesde corruption, est que la vertu et lestalents isolés ne menent à rien, et que lesfemmes honnêtes ou deshonnêtes menentà tout, celles-ci par le vice, celles-là, parl' espoir qu' on a de les corrompre et de lesavilir : c' est toujours le vice qui sollicite,ou le vice présent, ou le vice attendu.Xvi après avoir quitté la philosophiepour le barreau, et le barreau pourles affaires publiques, Séneque quitta lesaffaires publiques et la questure pourrevenir à la philosophie, dont il donna desleçons publiques. On fixe la date de sapréture, à son retour d' entre les rochers

Page 15: Essai Sur La Vie de Sénèque

de la mer de Corse, où il fut relégué,

p34

les uns disent, comme confident, les autrescomme complice des infidélités de Julie,fille de Germanicus et soeur de Caïus,accusée d' adultere par Messaline... parMessaline ? ... etc. mais pour éclaircir ce fait, il est à proposde jetter un coup d' oeil sur le regne deClaude, et le caractere de cet empereur.Xvii de longues et fréquentesmaladies affligerent les premieres années de

p35

sa vie : on le mit sous la conduite d' unmuletier, qui ne changea pas de fonctionsauprès de son éleve qu' il traitoitcomme une bête de somme. Livie, son aïeule,ne lui parloit qu' avec dédain ; sa mereAntonia disoit d' un sot par excellence,il est plus bête que mon fils Claude, etLivilla, sa soeur, ne cessoit de plaindre lepeuple romain à qui le sort destinoit unpareil maître. On affoiblit sa tête, onavilit son ame, on lui inspira la crainte et laméfiance : rebuté de sa famille, et repoussédes hommes de son rang, il se livra à lacanaille, et aux vices de la canaille.Appellé par Caïus à la cour, il en est lejouet : on lui lance au visage desnoyaux d' olives et de dattes, en présencede ses parents, qui ne s' en offensent pas ;peu s' en fallut qu' on ne vit Caïus monté surun cheval consulaire, lorsqu' il fit son oncle

p36

consul. Claude avoit été baffoué jusqu' àl' âge de cinquante ans : on le tira parforce de dessous une tapisserie où ils' étoit caché pendant qu' on assassinoit sonneveu. Il est enlevé au milieu du tumultedes factions ; il est transporté dans le campmalgré lui : on le conduisoit au trôneimpérial, et il croyoit aller au supplice. Qui

Page 16: Essai Sur La Vie de Sénèque

se le persuaderoit ! Caïus, après sa mort,trouva des vengeurs. Valérius Asiaticusdit, je voudrois l' avoir tué : et ce motprononcé fierement en impose. Cependantle soldat veut un maître, pour n' en avoirqu' un : le sénat veut la liberté, pour êtrele maître ; Cassius Chéréa crie, que cen' étoit pas la peine de se délivrer d' un phrénétique,

p37

pour servir sous un imbécille ;et il ordonne au centurion Lupus demettre à mort Caesonia, femme de Caïus. Sescourtisans l' avoient abandonnée, elleétoit assise à terre, à côté du cadavrede son mari, tenant dans ses bras sa fille,encore enfant, et déplorant leur communedestinée. Au silence et à l' air féroce ducenturion, elle comprit qu' elle touchoità sa derniere heure ; elle dit : " l' empereurvivroit encore s' il m' avoit écouté " ,et tendit la gorge au centurion, quibrisa la tête de l' enfant contre la muraille,après avoir égorgé la mere. Cet acte decruauté, et quelques autres, révoltent lepeuple ; il se sépare des sénateurs : ladivision se met entre ceux-ci ; le camppersiste dans son choix, et Claude alloit êtreproclamé, lorsque les députés du sénatle conjurent de ne pas s' emparer de force

p38

d' une autorité qui lui seroit conférée d' unlibre consentement. " ce que vous medemandez, leur répondit-il, ne dépendpas de moi. On pouvoit redouter lapuissance impériale entre les mains d' unprince qui n' écoutoit que ses caprices :assurez le sénat qu' on n' a rien desemblable à craindre " .Proclamé, et tranquillement assis sur letrône, il annonce le pardon desinjures qu' on lui a faites, et tient parole.Il brûle les deux registres de Caïus, l' unintitulé le poignard , l' autre l' épée . Ilfait enlever, la nuit, les statues de cetempereur, et ne souffre pas que sa

Page 17: Essai Sur La Vie de Sénèque

mémoire soit flétrie. Il revoit les différentsjugements rendus sous le dernier regne :il en confirme quelques-uns ; il en annulle

p39

d' autres. Il défend de léguer sesbiens à César, et de poursuivre qui quece soit sous le prétexte de lèze-majesté :deux edits tels qu' on auroit pu lesattendre du plus sage des princes ; l' unassuroit aux enfants la succession de leursperes ; l' autre annonçoit au peuple lasécurité du souverain. Il rappelle d' exilles deux soeurs de Caïus ; Antiochusest remis en possession de laCommagene ; Mithridate, l' iberien,délivré de ses fers ; un autre Mithridate,déclaré prince du Bosphore Cimmérien ;Agrippa, roi de Judée, décoré des ornementsconsulaires ; Hérode, son frere, deceux de la préture : des sommes immensesenvahies, retournent aux premiers

p40

possesseurs ; d' autres léguées, aux véritableshéritiers : pour comble de tant debienfaits, le poids accablant de l' impôtgénéral est allégé. Ce n' est pas tout :on creuse un port à l' embouchuredu Tibre ; on tente le desséchementdu lac Fucin ; les limites de l' empire sontétendues.

p41

à la seconde époque de son régne, oùl' on voit, par une foule d' actions atroces,combien l' autorité souveraine est ombrageuse,la pusillanimité cruelle, et l' imbécillitécrédule ; toute vertu n' est pasencore éteinte dans ce souverain : il déclarelibre l' esclave que son maîtreabandonnera dans la maladie : et coupabled' homicide, le maître qui tueroit sonesclave malade. Incertain sur la maniere

Page 18: Essai Sur La Vie de Sénèque

de modérer la sévérité de la procédureancienne dans l' exclusion des sénateursmal famés : " que chacun, dit-il, s' examine ;qu' on demande la permission dese retirer du sénat, nous l' accorderons :et confondant sur une même liste etceux qui se retireront librement, et ceuxque nous chasserions, la modestie des unsaffoiblira l' ignominie des autres " . Sondiscours à Méherdates, sortant de Romepour se rendre chez les parthes, quile demandoient pour souverain, est

p42

celui d' un pere à son fils. " pratiquezla clémence et la justice ; vous en serezd' autant plus révéré des barbares, queces vertus leur sont moins connues " .Il réprime la licence du peuple au théâtre,et défend aux usuriers de prêter aux enfantsde famille.Xvii d' après les actions et lesdiscours qui précedent, que faut-il penser deClaude, dont le nom est si décrié ? Quefaut-il penser de tant de souverains quin' ont ni rien fait ni rien dit d' aussi bien ?Malheureux dans le choix de sesfemmes, il est forcé, par raison d' etat,de renoncer à Emilia Lepida, petite filled' Auguste. Le jour fixé pour la célébrationdes noces, une maladie lui enleve LiviaCamilla, descendante du dictateur de cenom. Il répudie Plautia Urgulanilla,surprise entre les bras d' un affranchi ; il chassedu palais, Petina, de moeurs irréprochables,

p43

mais d' une humeur et d' un orgueilque Claude même ne put supporter. àcelle-ci succéda Messaline, fameuse parses débauches, et à Messaline, Agrippine,non moins fameuse par son ambition.Bientôt on ne retrouve plus le princejuste et clément : Claude, subjugué parMessaline, entouré de l' eunuque Posidès,des affranchis Félix, Harpocras,Caliste, Pallas et Narcisse, qui abusent de

Page 19: Essai Sur La Vie de Sénèque

ses terreurs, de son penchant à la crapule,et de son goût effréné pour les femmes,l' administration a passé de ses mains aupouvoir d' une troupe de scélérats auxordres des deux derniers.On vend publiquement les magistratures,les sacerdoces, le droit de bourgeoisie,

p44

la justice, l' injustice : les favorisligués exercent un monopole général. Claudese plaint de l' indigence de sontrésor ; on lui répond qu' il seroit assezriche, s' il plaisoit à ses deux affranchis del' admettre en tiers.On dispose, à son insu, des dignitésdes commandements, des graces et deschâtiments ; on révoque ses dons et sesordres ; on ne tient aucun compte de sesjugements ; on supprime les brevets qu' ila signés : on en suppose d' autres. C' est laluxure de Messaline, l' avidité ou lesombrages des affranchis, qui désignent lescitoyens à la mort : la luxure de Messaline,les femmes dont elle est jalouse, leshommes qui se refusent à sa débauche :l' avidité des affranchis, ceux qui sontopulents ; leurs ombrages, ceux qui ont ducrédit.Claude n' est rien sur le trône, rien dansson palais ; il le sait, il le dit ; il est

p45

comme abruti : il signe le contrat de mariagede Silius avec sa femme ; il déshériteson propre fils par une adoption ;quelquefois il oublie qui il est, où il est, enquel lieu, en quel moment, à qui ilparle ; il invite à souper des citoyens qu' ila fait mourir la veille ; à table, ildemande à un des convives, pourquoi safemme ne l' a pas accompagné, et cettefemme n' est plus : après la mort deMessaline, il se plaint de ce que l' impératricetarde si long-temps à paroître.Un plaideur le tire à l' écart, etlui dit qu' il a rêvé, la nuit derniere, qu' on

Page 20: Essai Sur La Vie de Sénèque

assassinoit l' empereur en sa présence :l' instant après, le fourbe appercevant sonadverse partie, s' écrie : voilà l' homme de

p46

mon rêve ; et sur-le-champ le malheureuxest traîné à la mort. Ce ridicule stratagêmeest employé par Messaline et Narcissecontre Appius Silanus ; Appiusen perd la vie, et l' affranchi estremercié de veiller sur les jours de l' empereur,même en dormant.La vie privée de Claude montre ce quele mépris des parents, secondé d' unemauvaise éducation, peut sur l' esprit et lecaractere d' un enfant valétudinaire.Les premieres années de son regne,marquées par l' amour de la justice et dutravail, la clémence, la libéralité, etd' autres qualités rares, l' auroient mis aunombre des hommes excellents et des bonssouverains, si la méfiance, la foiblesse, lacrainte ne l' avoient pas livré à des infames.Les dernieres nous apprennent jusqu' oùune prostituée et deux esclaves peuventdisposer d' un monarque, le dépraver etl' avilir.

p47

Xviii tel étoit l' état des choses à lacour de Claude, lorsque Julie, soeur deCaïus, y reparut. Cette femme avoit del' esprit, de la beauté, et ne devoit soncrédit ni à Messaline ni aux affranchis,dont il falloit être ou les instruments oules victimes. L' éclat avec lequel Séneques' étoit montré au barreau, l' avoit conduità l' intimité des personnes du plus hautrang, et sur-tout du malheureuxBritannicus ; il ne pouvoit être que haï de ceuxdont ses principes et ses moeurs faisoient lasatyre. Combien de mots qui n' étoientdans sa bouche que des maximes générales,et qu' il étoit facile à la méchancetédes courtisans d' envenimer par desapplications particulieres ! Le philosopheaura dit, je le suppose, que la débauche

Page 21: Essai Sur La Vie de Sénèque

avilit, et que, dans les femmes sur-tout, ellealtere tous les sentiments honnêtes :croit-on que, sans être persuadé qu' il désignâtla femme de l' empereur, on ne l' en aitpas accusé auprès d' elle, et traité sesdiscours de pédanterie insolente. D' ailleurs,

p48

Messaline, jalouse de l' ascendant de laniece sur l' esprit de l' oncle, redoutoit legénie pénétrant de Séneque, qui pouvoitéclairer Claude sur les désordres de samaison et les vexations des affranchis. Laperte de Séneque et de Julie fut donc résolue :Messaline dit à Caliste, à Pallas, àNarcisse : " cette Julie ne se conduit quepar les avis de cet homme attaché, detous les temps, à Germanicus son pere :qui sait ce que Séneque peut conseiller,et ce que Julie peut oser ? Si l' onn' écrase ces deux personnages dangereux,on risque d' en être écrasé " . Le résultatde ces inquiétudes fut de donner unmotif criminel aux fréquentes visites queSéneque rendoit à Julie. En conséquence onprésenta à Claude une plainte juridique :Julie est accusée d' adultere ; on nomme

p49

Séneque. Claude, à qui sa niece étoitmieux connue, rejette l' accusation ; etMessaline n' en est que plus irritée, sescomplices n' en sont que plus effrayés. Quelparti prendront-ils ? Celui qu' ils étoientdans l' usage de prendre, et dont nous lesverrons bientôt user les uns contre lesautres, pour s' exterminer réciproquement.à l' insu de l' empereur, de l' autoritéprivée de Messaline et des affranchis, Julieest enlevée, envoyée en exil, et mise àmort. On insiste sur l' éloignement deSéneque ; et Claude le signe.Xix Séneque ne fut ni l' amant deJulie, ni le confident de ses intrigues. Ilétoit âgé d' environ quarante ans ; sage,prudent et valétudinaire : il étoit marié,il avoit des enfants ; il aimoit sa femme,

Page 22: Essai Sur La Vie de Sénèque

il en étoit aimé : il jouissoit de l' estime etdu respect de sa famille, de ses amis et de

p50

ses concitoyens : sentiments qu' onn' accorde pas aussi unanimement à unhypocrite de vertu. Julie étoit à la fleur de l' âge,dans une cour voluptueuse, entouréede jeunes ambitieux, qui se seroient empressésà lui plaire, s' ils avoient pu se flatterd' y réussir.L' exil de Séneque fut l' ouvrage d' uneinfame, d' un stupide, et de trois scélérats,dont le témoignage fut appuyé, si l' onveut, de la médisance des courtisans, desbruits vagues de la ville, et des clameursd' un suilius, que je ne tarderai pas àdémasquer. Mais que peuvent de pareillesautorités contre le caractere de l' homme ?Séneque n' est point coupable ; non,il ne l' est point. Mais il me plaît d' encroire à l' imputation de la derniere desprostituées, à la crédulité du dernier desimbécilles, et aux calomnies impudentesd' un Suilius, le plus méprisable des hommesde ce temps : je veux que Julie aitconfié ses amours à Séneque ; ou queSéneque, au milieu des élégants de la cour,

p51

se soit proposé de captiver le coeur deJulie, et qu' il y ait réussi : qu' enconclurai-je ? Que le philosophe a eu son momentde vanité, son jour de foiblesse. Exigerai-jede l' homme, même du sage, qu' il nebronche pas une fois dans le chemin de lavertu ? Si Séneque avoit à me répondre,ne pourroit-il pas me dire, comme Diogèneà celui qui lui reprochoit d' avoir rognéles especes : " il est vrai : ce que tu esà présent, je le fus autrefois ; mais tune deviendras jamais ce que je suis " .Séneque, aussi sincere et plus modeste, nousfait l' aveu ingénu qu' il a connu trop tardla route du vrai bonheur ; et que las des' égarer, il la montre aux autres.Hâtons-nous de profiter de ses leçons ; et si nous

Page 23: Essai Sur La Vie de Sénèque

connoissons par expérience ce qu' il en coûtepour vaincre ses passions et résister à l' attraitdes circonstances, soyons indulgents, et

p52

n' imitons pas les hommes corrompus, quipour se trouver des semblables, sont de pluscruels accusateurs que les gens de bien.On avoit tout à craindre du ressentimentde Julie, tant qu' elle vivroit. Sénequeétoit un personnage moins importantet moins redoutable, il suffisoit de leréduire au silence, et d' empêcher qu' iln' employât son éloquence à venger l' honneurde Julie.Xx tandis que Claude s' occupede la réforme des moeurs publiques, ladissolution se promene dans son palais, lemasque levé. Vinicius est empoisonné,et son crime est d' avoir dédaigné lesfaveurs de Messaline. Avant Vinicius,Appius Silanus avoit eu le même sort, etpour le même crime. Un fameux pantomime,appellé Mnester, devient en mêmetemps la passion de Messaline et de Poppée.

p53

Soit crainte, ou politique, Mnesterpréfere Poppée à l' impératrice ; Poppée estaussi-tôt accusée d' adultere avec Valerius :et qui fut l' accusateur de Valerius et dePoppée ? Qui fut l' agent de Messaline ? Ledétracteur de Séneque, Suilius.Claude donne pour esclave à safemme, Mnester ; et Messaline s' empare dessuperbes jardins de Valerius.Suilius suit le cours de ses délations ;il attaque et perd deux chevaliers illustres,surnommés Petra, soupçonnés parMessaline d' avoir favorisé l' intrigue de Poppéeet de Mnester.Les succès de Suilius font éclorre unemultitude d' imitateurs de sa scélératesse etde son audace.Samius se tue en présence même de Suilius,qui avoit reçu quarante mille écusde notre monnoie, de ce client qu' il

Page 24: Essai Sur La Vie de Sénèque

trahissoit.

p54

Ce fut à cette occasion que Silius,désigné consul, propose de remettre envigueur la loi Cincia, qui défendoit auxavocats de recevoir ni argent ni présent.Cette cause est plaidée en présence deClaude : moins les raisons contrairesà la loi étoient honnêtes, plus Claude lesjugea dictées par la nécessité ; et il permitaux avocats de prendre jusqu' à dix millesesterces.De peur que le prêtre n' avilisse ladignité de son état par la pauvreté, on enexige un patrimoine : ne seroit-il paségalement important d' exiger de l' avocatune fortune honnête, de peur qu' il ne soittenté de sacrifier à ses besoins la véritédont il est l' organe, et l' innocence dontil est le défenseur ?

p55

Xxi Messaline est entraînée à unederniere infamie, par l' attrait de son énormité.C' est un excès d' impudence et defolie, dit Tacite, qui passeroit pour unefable, s' il n' en existoit encore destémoins.Messaline épouse publiquement sonamant Silius." le consul désigné, et la femmedu prince, etc. " :

p56

les affranchis concertentcomment, sans se compromettre, ilsinstruiront l' empereur de sa honte. Deuxcourtisannes séduites par de l' argent et despromesses, se chargent de la délation. àcette nouvelle, ce n' est pas d' indignation,de fureur, c' est de terreur que Claude estsaisi ; il s' écrie : suis-je encoreempereur ? Silius l' est-il ? dans le partiopposé, l' ivresse a fait place à l' effroi : au moment

Page 25: Essai Sur La Vie de Sénèque

où l' on apprend que Claude sait tout, etqu' il accourt pour se venger, Messaline seréfugie dans les jardins de Lucullus, Silius

p57

au forum, le reste se disperse chacun deson côté. Des centurions les saisissent, oudans leur fuite, ou dans leurs asyles, etles chargent de chaînes. Messaline estrésolue d' aller à son époux, Britannicus etOctavie se jetteront au col de leur pere ;Vibidia, la plus ancienne des vestales,implorera la clémence du souverain pontife,elle se précipitera aux pieds de son époux,et tiendra ses genoux embrassés. " telleest la solitude de la disgrace, etc. "quelle destinée ! Et qu' elle est juste ! Elleentre dans la voie d' Ostie ; elle ne

p58

trouve point de pitié, la turpitude de savie et la mémoire de ses forfaits l' ontétouffée.Cependant la terreur de Claude duroit ;il ne voit à ses côtés que des assassins :tantôt il se déchaîne contre sa femme, tantôtil s' attendrit sur ses enfants : dans sesagitations, les uns gardent le silence, d' autresaffectant une indignation perfide, s' écrient,quel crime ! Quel forfait ! " déjaMessaline est à la portée de la vue ; etc. "on détourne Claude, on leconduit dans la maison de Silius, on lui

p59

montre, sous le vestibule, une statueélevée au pere de Silius, contre les défensesdu sénat ; dans les appartements, les meublesprécieux des Nérons, des Drufus, leprix honteux de son deshonneur. De là,on le fait passer au camp ; Narcisseharangue le soldat : il s' éleve des cris de fureur,on demande les noms des coupables, ilssont nommés, et leur sang coule de toute

Page 26: Essai Sur La Vie de Sénèque

part. De retour dans le palais, l' empereury trouve une table somptueusement servie ;il mange, il boit, il s' enivre : dans lachaleur du vin, il dit : " demain,qu' on fasse paroître la malheureuse, etc. "

p60

ils vont, et pour s' assurerde l' exécution, ils sont précédésde l' affranchi Evodus.Evodus trouve l' impératriceétendue par terre dans les jardins de Lucullus,où elle étoit retournée. à côté d' elle étoitassise Lépida sa mere ; Lépida quis' étoit éloignée de Messaline, dans laprospérité, et qui s' en est rapprochée dans lemalheur. " qu' attendez-vous, luidisoit-elle ? Qu' un bourreau porte la mainsur vous ? Etc. "

p61

ainsi périt cette femme qui avoit tant defois appris à Narcisse à se passer des ordresde son maître." Claude étoit encore à table, etc. "

p62

Xxii outre les vices de l' administrationde Claude, livré à ses femmes et àses affranchis, il en est d' autres qu' il fautimputer à son mauvais jugement.La gratification accordée au soldat aprèsson avénement au trône, devint unenécessité pour ses successeurs.Le titre de citoyen romain s' avilit par

p63

la multitude de ceux à qui on le conféra.De deux choses l' une, ou laisser par-tout cebeau nom à la place des dieux qu' onenlevoit, et le rendre aussi étendu que

Page 27: Essai Sur La Vie de Sénèque

l' empire ; ou le renfermer dans ses ancienneslimites, la mer et les Alpes.Une faute aussi grave que les précédentes,ce fut d' ouvrir les portes du sénat àses affranchis, à leurs descendants, et à desétrangers : il importoit bien davantage quece corps fut honoré que d' être nombreux.Xxiii Claude ne pouvoit rester sansépouse, et il ne pouvoit en prendre une,sans en être gouverné. De-là, de vivesdisputes sur le choix entre les affranchis ;entre les prétendantes, une égale chaleur àfaire valoir leurs avantages.Les intrigues de Pallas, les caressesd' Agrippine, des assiduités que la parentéautorisoit, obtiennent à la niéce de l' empereurla préférence sur ses rivales. Ellen' a pas encore le nom d' impératrice, mais

p64

elle en exerce l' autorité. Elle roule dans satête le projet de marier Octavie, fille deClaude, à son fils. Mais Octavie estfiancée à Silanus : qu' importe, le censeurVitellius accusera Silanus d' inceste avec JuniaCalvina sa soeur. Des licences que leseul mariage autorise, et le bruit qui s' enrépand, accélerent l' union de Claude avecsa niece. Mais cette union est contrariéepar l' usage et les moeurs, qui ladéclarent incestueuse : qu' importe ? Vitelliuslevera cet obstacle, et le sénat opinera àrecourir à la contrainte, si l' empereur ades scrupules.Toutes ces choses s' exécutent : Octavieest mariée à Domitius Neron : Calvina estexilée, et Silanus se tue. Lollia à qui on nepouvoit reprocher qu' un crime, mais uncrime qui ne se pardonne pas, celui d' avoirdisputé à Agrippine la main de Claude,

p65

est accusée de consulter des magiciens,des chaldéens, les prêtres d' Apollon àColophon, sur le mariage de l' empereur.La protection de Claude lui estinutile, elle est exilée et dépouillée d' une

Page 28: Essai Sur La Vie de Sénèque

immense fortune. Calpurnia, dont Césara loué la beauté, sans dessein, subit lemême sort. Calpurnia n' est qu' exilée, Lolliaest forcée de se tuer, et dans cet intervallele mariage de Claude et d' Agrippine s' estconsommé.Xxiv " Rome alors change de face : etc. "

p66

dans cet intervalle, l' adoption de DomitiusNéron, sollicitée par Agrippine,et pressée par son amant Pallas, estproposée au sénat, et confirmée d' unconcert unanime de ces vils magistrats, dontJuvénal, plus plaisant et plus gaiqu' à son ordinaire, rassemble lessuccesseurs autour d' un énorme turbot,délibérant gravement sur les moyens del' apprêter sans le dépecer. On ôteà Britannicus jusqu' à ses esclaves : ceuxd' entre les centurions et lestribuns, que la pitié intéresse à ce jeuneprince spolié de ses droits à l' empire,sont écartés ou par l' exil ou par des postes

p67

plus honorables : on exclut ceux de sesaffranchis qu' on ne peut corrompre.Britannicus et Néron se sont rencontrés etsalués, l' un du nom de Britannicus,l' autre du nom de Domitius. Agrippine crie :" que l' adoption est comptée pourrien ; etc. "cependant Agrippine n' ose pastout ce qu' elle ambitionne. Lusius Gétaet Rufius Crispinus, attachés par lareconnoissance aux enfants de Messaline, sontdépouillés du commandement de la gardeprétorienne ; et ce poste est donné à

p68

Afranius Burrhus, connu par ses talentsmilitaires.On ne reproche point à Séneque l' adoption

Page 29: Essai Sur La Vie de Sénèque

de Domitius Néron : Burrhus n' estpas tout-à-fait absous de cette injustice.Xxv Agrippine, jalouse de s' annoncerautrement que par des forfaits,sollicite le rappel de Séneque, etobtient la fin de son exil, avec la préture.Son dessein étoit de plaire au peuple quiavoit une haute opinion de la sagesse etdes talents de ce philosophe ; de mettre

p69

Domitius, dès son enfance, sous un aussigrand maître, et de s' étayer de sesconseils, pour s' assurer l' administration desaffaires. Maîtresse de tout sous le regneprésent, elle s' occupoit de loin à restermaîtresse de tout sous le regne suivant ; elles' étoit promis, du ressentiment deSéneque contre Claude, et de lareconnoissance du service qu' elle venoit de luirendre, qu' il feroit cause commune avecelle contre son mari, et qu' il apprendroità son eleve à ramper.Les grands une fois corrompus, nedoutent de rien : devenus étrangers à ladignité d' une ame élevée, ils en attendent cequ' ils ne balanceroient pas d' accorder ; etlorsque nous ne nous avilissons pas à leurgré, ils osent nous accuser d' ingratitude.Celui qui dans une cour dissolue accepteou sollicite des graces, ignore le prix qu' ony mettra quelque jour. Ce jour-là, il se

p70

trouvera entre le sacrifice de son devoir,de son honneur, et l' oubli du bienfait ;entre le mépris de lui-même, et la hainede son protecteur. L' expérience ne prouveque trop qu' il n' est ni aussi commun niaussi facile qu' on l' imagineroit, de setirer avec noblesse et fermeté de cettedangereuse alternative. Un ministre honnêtene gratifiera point un méchant : mais unméchant n' hésitera pas à recevoir lesgraces d' un ministre, quel qu' il soit ; il n' arien à risquer, il est prêt à tout.Xxvi Séneque avoit été relégué

Page 30: Essai Sur La Vie de Sénèque

dans la Corse. Son exil duroit depuisenviron huit ans ; comment le supporta-t-il ?Avec courage : heureux par la culture

p71

des lettres et les méditations de laphilosophie ; dans une position qui auroitpeut-être fait votre désespoir et le mien ;sur un rocher, qui considéré, dit-ilpar les productions, est stérile ; par leshabitants, barbare ; par l' aspect du local,sauvage ; par la nature du climat, malsain.

p72

C' est de-là qu' il écrit à sa mere :" je suis content, comme si tout étoitbien ; etc. "il ajoute une observation singuliere :c' est que, malgré l' horreur du lieu, ony trouve plus d' étrangers que de naturels.C' est un phénomene commun aux grandesvilles, où l' on vient de toutes partschercher la fortune, et aux lieux déserts, oùl' on est sûr de trouver le repos et la liberté.L' homme n' est sédentaire que dans lescampagnes où il est attaché à la glebe ;encore ne faut-il pas qu' il soit écrasé par lesimpôts, et qu' il ne lui reste pas unboisseau du bled qu' il a fait croître.

p73

Mais comment concilier le discours deSéneque, dans sa consolation à Helvia,sa mere, avec le ton pusillanime etrampant de sa consolation à Polybe ! Je vaissupposer ici, avec le savant et judicieuxediteur de la traduction de Séneque,que cet ouvrage est de Séneque, enattendant que je puisse exposer les raisons trèsfortes que j' ai de croire le contraire.

p74

Page 31: Essai Sur La Vie de Sénèque

Rien de plus naturel et de plus facile àcomprendre, et pour celui qui a éprouvéla longue infortune, et pour celui qui a unpeu étudié le coeur humain. L' isle et les rochersbattus de la mer de Corse nepouvoient être qu' un séjour ingrat pour lephilosophe, arraché subitement d' entre lesbras de sa mere, au moment, où aprèsune longue séparation ils jouissoient duplaisir d' être réunis ; enlevé à sa patrie, àses parents, à ses amis ; valétudinaire, loindes occupations utiles, et des distractionsagréables de la ville ; réduit à chercher enlui-même des ressources contre tant deprivations affligeantes, comme on prétendque l' ours s' alimente durant les hiversrigoureux : hé bien ! Séneque, brisé par unevie triste et pénible qui duroit au moinsdepuis trois ans, désolé de la mort de safemme et d' un de ses enfants, aura atténuésa misere, pour tempérer la douleur de samere, et l' aura exagérée pour exciter lacommisération de l' empereur. Qu' aura-t-ilfait autre chose que ce que la nature inspire

p75

au malheureux ? Ecoutez-le, et vousreconnoîtrez que la plainte surfait toujoursun peu son affliction... " mais vousdéfendez Séneque comme un homme ordinaire ? ...c' est que le plus grand hommen' est pas toujours admirable. Il n' y aguere que l' enthousiasme ou la dureté desorganes qui garantissent d' une especed' hypocrisie commune à ceux qui souffrent.Nous sortons d' une table somptueuse, nousrespirons le parfum des fleurs, nous goûtonsla fraîcheur de l' ombre dans desjardins délicieux ; ou si la saison l' exige, noussommes renfermés entre des paravents dansdes appartements bien chauds ; nousdigérons, nonchalamment étendus sur descoussins renflés par le duvet, lorsque nousjugeons le philosophe Séneque : nous nesommes pas en Corse ; nous n' y sommespas depuis trois ans ; nous n' y sommes passeuls. Censeurs, ne vous montrez pas siséveres ; car je ne vous en croirai pasmeilleurs.Ce fragment, si opiniâtrement reproché

Page 32: Essai Sur La Vie de Sénèque

p76

à Séneque, nous est-il parvenu tel qu' ill' a fait ? Ne l' a-t-on point altéré ? L' a-t-ilfait ? Je renvoie la réponse à ces questions àl' endroit où j' examinerai les différentsouvrages de Séneque : j' observerai seulementici que Juste-Lipse étoit tenté de rayer cedernier du nombre des écrits de ce philosophe,comme la satyre d' un ennemi aussicruel qu' ingénieux. Je croirois que laconsolation à Polybe est de Séneque, que jen' en estimerois pas moins Juste-Lipse. Quele petit nombre de ceux qui se tourmentent,qui même s' en imposent, pourtrouver des excuses aux fautes des grandshommes, est rare, et qu' ils me sont chers !Il est deux sortes de sagacité, l' une quiconsiste à atténuer, l' autre à exagérer leserreurs des hommes : celle-ci marque plussouvent un bon esprit qu' une belle ame.Cette impartialité rigoureuse n' est guereexercée que par ceux qui ont le plus besoind' indulgence.Xxvii mais le regne de Claudes' échappe ; la scene va changer, et nous

p77

montrer le philosophe Séneque à côté duplus méchant des princes, dans la cruellealternative de perdre la vie, ou d' approuver lecrime.Pallas venoit de proposer une loi contreles femmes qui s' abandonneroient àdes esclaves. Pallas l' affranchi ! Pallasl' amant d' Agrippine ! L' empereur et le sénatferment les yeux sur cet excès d' impudence :la loi passe, on décerne à Pallas lesornements de la préture, avec unegratification de quinze millions de sesterces.Claude se leve, et dit, que " Pallas satisfait del' honneur, persiste dans son anciennepauvreté " et un sénatus-consulte,gravé sur l' airain, affiche publiquementl' éloge d' une modération digne des premierssiecles de Rome, dans un affranchi, richede plus de trois cents millions de sesterces.Néron plaide pour les habitants

Page 33: Essai Sur La Vie de Sénèque

p78

d' Ilion ; il prend la robe virile avant l' âge :on propose de lui décerner le consulat àvingt ans, en attendant il sera consuldésigné, il exercera l' autorité proconsulairehors de la ville, on le nommera prince dela jeunesse.C' est ainsi qu' Agrippine suit ses projets :c' est ainsi qu' elle conduit pas à pas son filsà l' autorité souveraine.Claude donne des marques assezclaires de repentir sur son mariage avecAgrippine, et sur l' adoption de Néron. Ildicte un testament, il fait signer cetestament par tous les magistrats : " il luiéchappe, dans l' ivresse, qu' il est de sadestinée de souffrir les désordres de sesépouses, et de les punir ensuite. Etc. "

p80

Claude est empoisonné avec des champignonspar la fameuse Locuste, longtempsun des instruments nécessaires del' etat. La force du tempérament de Claudel' emporta sur son art. Agrippine s' adresseau médecin Xénophon, homme supérieurqui n' auroit pas été, je crois, fortémerveillé de la distinction subtile d' un fameuxarchiatre de nos jours, entre l' assassinatpositif et l' assassinat négatif, mais qui neconnoissoit pas mieux que le facultatiste,le péril auquel on s' expose en commençantun forfait, et la récompense qu' on s' assureen le consommant. Xénophon, sousprétexte de faciliter le vomissement, se sertd' une plume enduite d' un poison plus violent,et Claude expire. Sa mort estcélée jusqu' à ce que tout soit disposépour la tranquille et sure proclamation deNéron." le sénat s' assemble ; etc. "

p81

Xxviii Claude meurt âgé desoixante-quatre ans : il n' étoit ni sans

Page 34: Essai Sur La Vie de Sénèque

études, ni sans lettres ; il sçut écrire et parlerla langue grecque, il étoit orateur ethistorien élégant dans la sienne. Il se montrad' abord juste, modeste, sage, et fut aimé :alternativement pénétrant et stupide,patient et emporté, circonspect et extravagant ;

p82

je le trouve plus foible que méchant.Il voulut persuader qu' il avoit contrefaitla démence, pour échapper àCaïus : on n' en crut rien. Il donna lieu auproverbe, que pour être heureux, ilfalloit être né sot ou roi. Pour être trèsheureux, que falloit-il naître ? Son regnefut ce qu' il devoit être, le résultat d' uneorganisation viciée, d' une mauvaiseéducation, de la méfiance, de la pusillanimité,de la foiblesse, du goût pour lesfemmes, de la crapule, de quelquesvertus, et de plusieurs vices contradictoires.Sans la fermeté, les autres qualités duprince sont sans effet ; sans la dignité, ildescend de son rang et se mêle dans lafoule, au-dessus de laquelle sa têtemajestueuse doit toujours paroître élevée. Il enest des rois, comme des femmes, pour

p83

lesquelles la familiarité a toujours quelquefâcheuse conséquence.Xxix Néron s' acquitte d' abord durôle d' affligé. L' oraison funebre étoit unhommage d' étiquette chez les romains,ainsi que de nos jours : il prononçacelle de Claude, et s' étendit surl' ancienneté de son origine, les consulats et lestriomphes de ses ayeux ; son goût pour leslettres et les bonnes études ; la prospéritéconstante de l' empire sous son regne.Jusques là, l' attention, la satisfaction mêmede l' auditoire se soutint ; maislorsqu' il en vint au bon jugement et à laprofonde politique du prince, personne neput s' empêcher de rire : cependant le discoursétoit de Séneque, qui y avoit misbeaucoup d' art.

Page 35: Essai Sur La Vie de Sénèque

p84

Mais aussi quelle tâche que le panégyriqued' un prince vicieux ; d' avoir à direle mensonge dans la tribune de la vérité ;à louer la continence des moeurs privéesdevant une famille, devant un peupleque les débauches ont scandalisé ; labravoure, devant des soldats témoins de lalâcheté ; la douceur de l' administration,devant des sujets qui ont vécu sous laterreur de la tyrannie, et qui gémissentencore sous le poids des vexations. Je voisdans cette conjoncture deux sortes delâches ; et l' orateur impudent qui préconise ;et le peuple qui écoute avec patience : si lepeuple avoit un peu d' ame, il mettroit enpiece et l' orateur et le mausolée. Voilà laleçon, la grande leçon qui instruiroit lesuccesseur. Quelle différence de cesusages, et de celui de ces sages egyptiens quiexposoient sur la terre le cadavre nud

p86

du prince décédé, et qui lui faisoient sonprocès ! à qui appartient-il, si ce n' est auministre des dieux, de sévir après la mortcontre la perversité de celui que sapuissance a garanti des loix pendant sa vie, et decrier, comme on l' entendit autour du corpsde Commode aux crocs : qu' on le déchire :qu' on le traîne aux fourches patibulaires, etc. si j' avois un reproche à faire à Séneque,ce ne seroit pas d' avoir écrit l' apocoloquintose,ou la métamorphose de Claude encitrouille, mais d' avoir composé l' oraisonfunebre." Xxx Néron fut le seul desempereurs qui eut besoin de l' éloquenced' autrui : etc. "

p87

après les honneurs rendus à lacendre de Claude, Néron fait son entrée ausénat. Il ne manque, ni de conseils, nid' exemple pour bien gouverner ; il

Page 36: Essai Sur La Vie de Sénèque

n' apporte au trône, ni haine, ni ressentiment ;il n' a pas d' autre plan à suivre dansl' administration que celui d' Auguste, il n' enconnoît pas un meilleur ; les abus récentsdont on murmure, seront réformés ; iln' attirera point à lui seul la décision desaffaires ; le sort des accusateurs et desaccusés, balancé clandestinement dansl' intérieur du palais, ne dépendra plus desintérêts d' un petit nombre de gens en faveur ;rien à sa cour ne se fera par argent ou parintrigue ; il ne confondra pas les revenus

p88

de l' etat avec les siens ; que le sénat rentredès ce moment dans ses anciens droits ; queles peuples de l' Italie et de ses provinces,aient à se pourvoir aux tribunaux desconsuls, et que les audiences du sénatsoient sollicitées par ces magistrats ; il serenfermera dans le devoir de sa place, lesoin des armées ; le sénat sera maître defaire les réglements qu' il jugera de quelqueutilité ; les avocats ne recevront àl' avenir ni argent ni présent, et lesquesteurs désignés ne se ruineront plus enspectacles de gladiateurs.Agrippine prétend que cettedispense renverse les ordonnances deClaude ; l' avis des peres l' emporte sur le sien.Cependant elle jouissoit d' une autoritéillimitée : son fils avoit donné pourmot du guet, la meilleure des meres : lessénateurs s' assembloient dans le palais, et

p89

Agrippine, à la faveur d' une portedérobée, couverte d' un voile, entendoit leursdélibérations, sans en être vue.Si, comme on n' en sauroit douter,Séneque composa le discours que l' empereurprononça à son avénement au trône,certes il montra bien qu' il étoitvraiment homme d' etat, et qu' il n' ignoroitpas en quoi consiste la grandeur d' unprince, la splendeur d' un regne, et la félicitéd' un peuple.

Page 37: Essai Sur La Vie de Sénèque

Il fit ordonner par le sénat, quece discours seroit gravé sur des tablesd' airain, et lu publiquement tous les ans, aupremier de janvier. Ces tables étoient deschaînes de même métal, dont il se hâtoitde charger le tigre encore innocent etjeune.

p90

On a beaucoup loué le regret queNéron témoigna de savoir écrire, à lapremiere sentence capitale qu' on lui présentaà signer. Je trouve dans ce trait del' hypocrisie ; j' admire davantage Néron,lorsque partageant le consulat avec C Antistius,et les magistrats prétant le sermentd' obéissance aux ordonnances desempereurs, il en dispensa son collegue.Xxxi il faut distinguer trois époquesdans la durée de l' institution de Séneque,ainsi que dans l' ame de son eleve : le maîtreen conçoit les plus hautes espérances ;il voit ses moeurs se corrompre, et il s' enafflige ; lorsque ses vices, sa cruauté, sadépravation, ses fureurs se développent, ilveut se retirer.Trajan disoit que peu de princes

p91

pouvoient se flatter d' avoir égalé Néronpendant les cinq premieres années de sonregne ; et rien n' est plus vrai. Maiscomment ce prince put-il renoncer à unbonheur aussi grand, après en avoir joui silong-temps ? Que des fainéants, desimbécilles, des souverains à qui leurs sujetsont été aussi étrangers, qu' eux à leurssujets ; à qui on s' est bien gardé de donnerdes instituteurs, tels qu' un Séneque et unBurrhus ; qu' on a tenus depuis le berceau,jusqu' au moment où ils arrivent au trône,dans une ignorance totale de leurs devoirs,aient continué de régner comme ils ontcommencé ; je n' en serai point surpris : maisceux qui ont vu les transports d' un peupleimmense dont ils étoient adorés, qui enont entendu les acclamations autour de

Page 38: Essai Sur La Vie de Sénèque

leur char, que des bénédictions continuesont accompagnés depuis le seuil de leurpalais à leur sortie, jusqu' au seuil de leur

p92

palais à leur rentrée, deviennent méchants,se fassent haïr, et bravent l' imprécation ;je ne le conçois pas : à moins quece ne soit dans un âge avancé ; lorsquel' ame d' un prince s' est affoiblie ; lorsqu' il estaccablé sous le malheur ; lorsqu' incapablede tenir les rênes de l' empire, il estforcé de les confier à des fous, à designorants, à des fanatiques, qui abusent despréjugés de son enfance, de sa caducité,de ses terreurs, pour flétrir la gloire de sonaurore : il y en a des exemples, et cela seconçoit. Hélas ! Ces malheureuxsouverains mourroient de douleur, sans lesmomeries dont on use pour leur enimposer par le fantôme de leur grandeurpassée.Claude étoit né bon ; des courtisanspervers le rendirent méchant : Néron, néméchant, ne put jamais devenir bon sousles meilleurs instituteurs. La vie de Claudeest parsemée d' actions louables : il vient unmoment où celle de Néron cesse d' en offrir.

p93

Plautus Lateranus, accusé d' adultereavec Messaline, sera chassé du sénat ;Néron plaidera sa cause, et le rétabliradans sa dignité. Séneque, par la haranguequ' il composera dans cette circonstance etplusieurs autres, justifiera bien les sagesinstitutions qu' il donne à son prince, enmême temps qu' il montrera sa supérioritédans l' art oratoire ; mais il manquera sonbut : c' est en vain qu' il se propose delier son eleve, pour l' avenir, àl' exercice de la clémence, et à la pratiquedes vertus ; cette ruse innocente, capablede donner à un jeune souverain, et àses propres yeux, et aux yeux de sanation, un caractere qu' il n' oseroitdémentir tant qu' il lui resteroit quelque pudeur,

Page 39: Essai Sur La Vie de Sénèque

ne prévaudra pas sur une nature aussiperverse que celle de Néron.Xxxii le meurtre de Junius Silanus,

p94

commis par les intrigues d' Agrippine,à l' insu de son fils, est le premier forfaitdu nouveau regne. Le peupledésignoit au trône Silanus ; on avoit faitmourir son frere, on craignoit en lui unvengeur : c' étoit trop de l' un de ces deuxcrimes.Narcisse est jetté dans un cachot :ce scélérat que les loix devoientrevendiquer, excédé de la rigueur de sa prison,se donne la mort. Néron desira desauver un affranchi, dont l' avarice etla prodigalité s' accordoient si bien avec sesvices encore cachés, et ne put y réussir." les meurtres alloient se multiplier, etc. "

p97

il y eut un moment où l' on remarqua,tout à travers les propos de la ville,la confiance que l' on avoit dans ces deuxpersonnages. Il se répand un bruittumultueux, que les parthes renouvellent leursentreprises sur l' Arménie, et queRhadamiste qu' ils ont chassé, las d' unesouveraineté si souvent acquise et perdue,renonce à la guerre ; et l' on disoit, dans unecapitale où l' on se plaît à discourir :" comment un prince à peine sorti desa dix-septieme année, pourra-t-ilsoutenir un tel fardeau ! ... etc. "

p98

il se présenta une autre circonstance oùle philosophe, par sa présence d' esprit,tira de perplexité et l' empereur et lesassistants, dans une occasion où la dignité deCésar et l' honneur de la républiqueparoissoient compromis. Les ambassadeursd' Arménie haranguoient Néron : Agrippine

Page 40: Essai Sur La Vie de Sénèque

s' avance, disposée à monter sur letribunal et à présider à ses côtés. Onreste immobile et muet ; on ne saitquel parti prendre. Alors Séneques' approche de l' oreille du prince, et lui dit :

p99

" allez au devant de votre mere " . Mais unefemme déliée ne se trompe point à cettemarque de respect ; une femme hautaineen est blessée ; une femme vindicative s' ensouvient.Xxxiii Séneque parvint au consulat,sous Néron, s' il faut s' en rapporterà un Sénatus-consulte, daté des calendesde septembre, sous le consulat d' AnnaeusSéneque et de Trebellius Maximus. Onprétend qu' ils ne furent l' un et l' autre quesubrogés aux consuls ordinaires : maisqu' importe ce fait à la gloire de Séneque,plus honoré dans la mémoire des hommespar une page choisie de ses ouvrages, quepar l' exercice des premieres dignités del' empire, sur-tout sous un Tibere, unCaligula, un Claude, un Néron ; dans untemps et dans une cour, où les grandesplaces confondant les honnêtes gens avecles frippons, les noms les plus distinguésavec la vile populace, les ineptes et les gensinstruits, il y avoit moins de courage àdédaigner les grandes places qu' à lesaccepter ;

p100

et où tout ce que l' on pouvoit s' enpromettre, dépendoit de quelquecirconstance heureuse qui vous en délivrât, oupar une disgrace honorable, ou par unemort glorieuse.Que Séneque ait ou n' ait pas obtenu ladignité de consul, il est constant qu' auretour de son exil, il parut avec tout l' éclatde la haute faveur, et bientôt après avectout celui de la grande opulence.Mais, dira-t-on, que faisoient à la courd' un Claude, dans le palais d' un Néron,un Burrhus, un Séneque ? étoient-ils à leur

Page 41: Essai Sur La Vie de Sénèque

place ? Hélas ! Non ; mais c' étoit au tempset à l' expérience à leur apprendre quel' eleve qu' on leur avoit confié n' étoit pasdigne de leurs soins ; que l' empereur qu' ilsapprochoient ne méritoit ni leurattachement, ni leurs leçons, ni leurs services,ni leurs conseils. Lorsqu' à travers leprestige de quelques signes de vertu, ilseurent démélé le germe de la cruauté et detous les vices prêt à éclorre, ils s' occuperent,sinon à l' étouffer, du moins à en

p101

retarder le développement. On lit dans levieux Scholiaste de Juvénal, queSéneque disoit en confidence à ses amis :" le lion ne tardera pas à revenir à saférocité naturelle, s' il lui arrive une foisde tremper sa langue dans le sang " .Dans l' impossibilité d' inspirer au jeunedissolu l' austérité de moeurs qu' ilsprofessoient, ils essayerent de substituer

p102

à la fureur des voluptés illicites etgrossieres, le goût des plaisirs délicats etpermis. Mais quels pouvoient être le fruitde leur exemple et l' effet de leurs discours,sur un prince mal né, et d' ailleursenvironné d' esclaves corrompus, et defemmes perdues, qui, en applaudissant à sespenchants, lui peignoient Séneque etBurrhus comme deux pédagogues importuns ;l' un plus propre à pérorer dans l' ombred' une ecole, que fait pour être admis àl' intimité d' un empereur ; l' autre, plusdigne de commander dans un camp àla soldatesque, que d' habiter un palais.Xxxiv Octavie, avec toutes sesqualités estimables, les conseils de Séneque etde Burrhus, et l' appui d' Agrippine, ne put,ou fixer l' inconstance, ou vaincre larépugnance et échapper au dégoût de Néron. Ilaccorde sa confiance à deux jeunesdissolus d' une rare beauté, Othon et Sénécion,

Page 42: Essai Sur La Vie de Sénèque

p103

liés entr' eux d' une amitié suspecte. Ilse prend de fantaisie pour une affranchie,nommée Acté. Agrippine est instruite decette intrigue : elle éclate, elle crie qu' unevile créature est devenue son égale ; uneesclave, sa belle-fille : par ses fureursdéplacées, elle aliene l' esprit de son fils ; etSéneque à qui le prince semble se livrerdans cette conjoncture, jouit d' uneconfiance et d' une autorité qu' il partageoitavec elle. Sa position n' en devint que plusdifficile : ramener l' empereur à Octavie ;la tentative étoit honnête, mais inutile :approuver sa passion pour Acté, cela neconvenoit ni à son caractere ni à sesfonctions ; cependant l' instituteur plusprudent que la mere, la regarda comme unfrein qui modéreroit, du moinspour un temps, la fougueuse intempérance

p104

du jeune homme, et sauveroit du troubleet de l' infâmie les plus illustres familles.Mais il falloit dérober, soit à Agrippine,soit à Octavie, soit au peuple, cette basseinclination : en conséquence AnnaeusSérénus, ami intime de Séneque seprêta à un rôle singulier ; ce fut de feindredu goût pour Acté, et de prendre sur lui laprofusion du souverain.Dans la suite, il ne dépendit pas de cettefiere Agrippine, mieux conseillée, dedescendre à des complaisances, de recevoirActé, et de rendre son palais l' asyleobscur du vice de son fils.Xxxv parmi les vêtements les plussomptueux des meres et des femmes desempereurs, parmi leurs plus riches parures,Néon ordonne le choix d' uneparure qu' on présentera de sa part àAgrippine. Le présent est reçu de mauvaise gracepar cette femme, que la possession du sceptre

p105

n' auroit pas dédommagée de l' ambition

Page 43: Essai Sur La Vie de Sénèque

de gouverner : on impute aux mauvaisconseils de Pallas le peu de succès de laparure, et Néron dit de cet affranchidisgracié : il va abdiquer l' empire. Pallas étoit l' amant et leconfident d' Agrippine. Alors cette femme ne seconnoît plus : elle se répand en invectives,en menaces qui retentissent jusqu' auxoreilles du prince : " Britannicus est enâge de régner : etc. "

p106

à ce discours, le trouble s' empare deNéron. Britannicus touchoit à saquatorzieme année : le nommer le véritablesuccesseur de Claude, c' étoit le proscrire ; etbientôt il expire empoisonné à table, aumilieu des jeunes convives de son âge,qui se dispersent d' effroi, sous les yeuxétonnés

p107

d' Agrippine et d' Octavie, sous les yeuximmobiles et fixes des courtisans qui lestiennent attachés sur Néron.Sous Claude, les délateurs ont unsalaire fixé par la loi Papia.Lorsqu' on a fait une conditionpublique et avouée de la délation, où est lemaître en sureté contre son esclave ? Le granden sureté contre son souverain ? Il y a desfonctions infâmes, malheureusementnécessaires au bon ordre de la société : ellesdoivent entrer dans le plan de la police,mais non dans celui de la législation ; et lapolice bien entendue ne remplira pas lesmaisons et les rues de scélérats pourgarantir les citoyens de quelques-uns.Sous Néron, une empoisonneuse, Locuste,est protégée, récompensée,tient école, et fait des éleves dans son art.

p108

Xxxvi la mort de Britannicus annonce

Page 44: Essai Sur La Vie de Sénèque

à Agrippine ce qu' on peut attentersur elle.Dans cette déplorable conjoncture, despersonnages qui affichoient uneprobité scrupuleuse, partageant entre eux despalais, des maisons de campagne, nemanquerent pas de censeurs. Je ne doutepoint que Burrhus et Séneque n' aient étédu nombre des gratifiés, et je m' étonneque les ennemis du philosophe, parmi tantde reproches, aient omis celui-ci. Maisl' historien l' avoit prévenu, en nousdévoilant la politique de Néron, quidétournoit de sa personne les regards publics, enles attachant sur ceux qu' il leur exposoitdécorés de dépouilles odieuses dont il lesforçoit de se couvrir.

p109

" Agrippine demeure inflexible,elle serre Octavie dans ses bras, etc. "quels sont les projets d' Agrippine ? Neveut-elle qu' intimider son fils ? Mais alorspourquoi tenir ses démarches secrettes ?S' est-elle proposé de lui ôter le trône et lavie ?

p110

Après sa disgrace, sa demeureest déserte ; elle n' est visitée que dequelques femmes amenées les unes par la pitié,les autres par la curiosité, par le plaisircruel de jouir de son humiliation, par lahaine ; Julia Silana est du nombre de cesdernieres.C' étoit une femme célebre par sa beauté,sa naissance et ses galanteries : elle avoitautrefois vécu dans l' intimité avec Agrippine,mais elle s' en étoit séparée, emportantavec elle un ressentiment profondd' une injure toujours grave entre lesfemmes.

p111

Page 45: Essai Sur La Vie de Sénèque

Silana suscite contre Agrippinedeux délateurs : à des accusationssurannées, on en ajoute une nouvelle, le projetd' une révolution en faveur de RubelliusPlautus, issu d' Auguste. Cette imposture estmystérieusement confiée à un affranchi deDomitia, tante de l' empereur, et l' ennemied' Agrippine : un autre affranchi courtpendant la nuit au palais qui luiétoit ouvert en qualité de bouffon, et yporte l' alarme. Le tyran, dont la chaleurdu vin irrite l' inquiétude, crie : " qu' ellepérisse, et que son Burrhus soit dépouillésur-le-champ du commandement de lagarde prétorienne " . Burrhus devoit ceposte à Agrippine : moins la reconnoissanceétoit douteuse, plus sa personne étoitsuspecte. Séneque ne balance pas à prendre

p112

la défense de son collegue, et lui sauvel' affront de cette disgrace.Telle est la condition malheureuse destyrans ; ils ne peuvent se confier, ni dansles gens de bien qu' ils éloignent, ni dansles méchants qui leur restent.Xxxvii Néron tremblant, etpressé de se délivrer de sa mere, ne faitgrace à Burrhus, et ne consent au délai desa vengeance, qu' à la condition que celui-cila fera mourir sur-le-champ, si le crimeest constaté : ils iront au point du jourl' instruire, et l' interroger ; et ils auront desaffranchis pour témoins. Qu' elle se justifie,ou qu' elle meure.Ils paroissent devant Agrippine. Cettefemme conservant toute sa fierté, répond :

p113

" je ne m' étonne pas que latendresse maternelle soit inconnue à uneSilana qui n' a jamais eu d' enfant ; etc. "

p114

Page 46: Essai Sur La Vie de Sénèque

ce discours émeut tous les assistants :on s' occupe à la calmer, elledemande à voir son fils, elle le voit : il n' estquestion dans cette entrevue, ni de soninnocence, qu' une apologie indécentepouvoit rendre suspecte, ni de ses bienfaitsdont elle ne pouvoit parler, sans paroîtreles reprocher ; les délateurs sont châtiés,ses amis sont récompensés.Xxxviii Burrhus et Pallas sontaccusés de conspiration. Burrhus conspirer

p115

avec l' affranchi Pallas ! Ils sont absous.On fut moins satisfait de l' innocencede Pallas, que blessé de son orgueil : onlui objecte le témoignage de ses affranchis,ses complices ; il répond : " je nefais jamais entendre mes volontés, chezmoi, que de l' oeil ou du geste ; s' il fautque je m' explique, je ne converse pasavec mes gens, j' écris " .Néron erre la nuit dans les rues de laville, court les lieux de débauches, pille lesmarchands, frappe, insulte, est insulté,frappé ! L' exemple du souverain accroît lalicence : des inconnus s' attroupent et mettentRome au pillage. Néron est vigoureusementrepoussé par un jeune sénateur, assezétourdi pour reconnoître son souverain,et assez lâche pour se tuer ensuite.

p116

Xxxix voici le moment de faireconnoître le seul détracteur de Séneque,l' homme dont ses ennemis, tant anciensque modernes, n' ont été que les échos.Un délateur vénal et formidable,un scélérat justement exécré de la multitudedes citoyens, un prévaricateur, unconcussionnaire, qui ne pardonnoit pas àSéneque le châtiment de ses extorsions :Suilius, autrefois questeur de Germanicus,

p117

Page 47: Essai Sur La Vie de Sénèque

chassé par le sénat de l' Italie, etrelégué dans une isle par l' ordre de Tibere,punition qui parut sévere dans le moment,mais qu' on regarda comme un trait desagesse de l' empereur, après le rappel ducoupable : un homme que le siecle suivantvit également vénal, plus puissant, et jouissantde l' amitié du prince, dont il fit, sansrevers, un long, et jamais un bon usage.Un de ces jouets des circonstanceset du sort, ne put être condamné, sansqu' il en rejaillît un peu de haine surSéneque.Suilius avoit été humilié, mais ne l' avoitpas été au gré de ses ennemis. Pour

p118

achever de l' écraser, on renouvella lesénatusconsulte et la loi Cincia contre larapacité des avocats. Il se présenta devantles juges : là, se livrant à une audace naturelle,que le grand âge affranchissoit detoute retenue, il se déchaîna contreSéneque : " il hait, disoit-il, les amis deClaude, sous lequel il a etc. "

p119

quel est celui qui parle ainsi ? Qui lecroiroit ? Un impudent enrichi par ladélation le plus infâme des métiers ;l' auteur de la mort violente d' une foule decitoyens de l' un et de l' autre sexe ; unscélérat dont les crimes appelloient la hache,ou qu' ils envoyoient au roc Tarpéien, etque les loix trop indulgentes reléguerentaux isles Baléares.Outre ses prévarications au barreau, ilétoit encore accusé de concussion et depéculat, dans son gouvernement d' Asie. Ces

p120

délits exigeant de longues informations etdans des contrées éloignées, on revint sur

Page 48: Essai Sur La Vie de Sénèque

des forfaits dont les témoins étoientprésents.C' est ce même Suilius que Messaline,sous le regne de Claude, déchaîna contreValerius et Poppée.C' est le discours qui précede, que lesDion Cassius, les Xiphilins, et la nuée desdétracteurs de Séneque, depuis son sieclejusqu' au nôtre, ont successivementparaphrasé. Il faut, ce me semble, êtretourmenté d' une cruelle répugnance àcroire aux gens de bien, pour s' en rapporteraux imputations d' un suilius, d' un délateur

p122

par état, d' un furieux, souillé, accusé,et puni de mille forfaits.Xl la paix regne entre l' empereuret sa mere, jusqu' au moment de l' intriguede Néron avec Poppée. " de tous lesavantages qu' une femme peut avoir, il nemanquoit à celle-ci que la vertu. Etc. "

p123

je n' aurois point parlé de cettefemme, née pour le malheur de sonsiecle, la maîtresse de Néron, la seule aimée,et la plus redoutable ennemie d' Agrippine,sans les excès auxquels se portacelle-ci pour soutenir son crédit, et ruinercelui de sa rivale, et sans le rôle difficile deSéneque dans ces conjonctures critiques.Je ne me persuaderai jamais que niBurrhus ni Séneque aient approuvé lerenvoi d' Octavie ; mais un soupçon dontj' aurai peine à me défendre, c' est qu' ils n' aientressenti une satisfaction secrette à trouver

p124

dans Poppée un contrepoids à l' autoritéd' Agrippine. Avec tout le méprispossible pour le vice, l' indignation la plusvraie contre le crime, on ne s' en dissimulepas les avantages passagers.

Page 49: Essai Sur La Vie de Sénèque

Poppée étoit mariée à un chevalier romain,Rufus Crispinus. Othon, las de nela posséder que par un commerce degalanterie, l' enleva à Crispinus, et devintson époux. Soit imprudence, soit ambition,il vante à Néron les graces etl' esprit de sa femme : s' il eut eu le projetde l' en rendre amoureux, il ne se seroitpas conduit avec plus d' adresse. L' empereurest introduit auprès de Poppée, ellefeint d' être éprise des charmes duprince ; elle n' y sauroit résister. Lorsqu' elle

p125

s' en est assuré la conquête, elle devientcapricieuse, elle met en jeu toutes les ruses,toute la coquetterie d' une courtisanneconsommée. " si après une ou deuxnuits, Néron veut la retenir ; etc. "son projet étoit d' amener le divorced' Octavie, et d' épouser Néron : mais quelespoir de succès, du vivant d' Agrippine ?Elle s' occupe à lui rendre sa mere odieuseet suspecte ; elle joint la raillerie auxaccusations. " vous êtes un empereur,vous ? Vous n' êtes qu' un enfant qu' on

p126

mene à la lisiere... etc. "ce discours artificieux est suivi de larmesplus artificieuses encore.Xli les extorsions et l' avidité despublicains excitent des cris ; Néronest tenté de supprimer tout impôt. à Rome,cette seule action eut balancé biendes crimes aux yeux de ses sujets, aux yeuxmême de la postérité : les énormes tributsdes provinces, bien économisés, auroientsuffi aux dépenses publiques.Mais au moment où il se propose desoulager le peuple écrasé, il fait déclarerpar une loi qu' il suffira d' être accusé

p127

Page 50: Essai Sur La Vie de Sénèque

dans ses paroles ou dans ses actions,pour subir la poursuite du crime deleze-majesté : et la vie de personne n' estplus en sureté, et il n' y a plus de fortunequ' on ne puisse envahir.C' est la conscience du despote qui luiinspire, c' est sa terreur qui lui dicte, cesedits qui n' apprennent à la nationqu' une chose, c' est que son oppresseur connoîtle sort qu' il mérite, et qu' il a peur. Si leprince est bon, ses edits sont inutiles ; s' ilest méchant, ils sont dangereux : la vraiecuirasse du tyran, c' est l' audace.On a dit qu' il n' y avoit point degrand génie, sans une nuance de folie :cela me paroît du moins aussi vrai de toutegrande scélératesse, j' ai presque dit detoute puissance illimitée.Xlii on lit dans Suétone, que

p128

Néron conçut de la passion pour sa mere, etc. :on y lit encorequ' il admit entre ses courtisanes, unefemme dont le mérite étoit de ressemblerà l' impératrice. Si ces faits sontavérés, la démarche d' Agrippine seconçoit.Cette femme, en qui d' ailleurs l' ambitionet l' habitude du crime avoientétouffé ce reste de pudeur, le derniersacrifice des femmes perdues et laconsommation de leur perversité, projette decaptiver le coeur de son fils ; elle separe, elle sort la nuit de son palais, ellese montre au milieu de la joie tumultueuse

p129

d' un festin, et de l' ivresse du prince et deses convives. Elle se jette entre les bras deNéron ; des baisers lascifs, on passeà d' autres caresses, les préludes du crime.Séneque est informé de cette scene scandaleuse :aux artifices d' une femme, iloppose la jalousie et les frayeurs d' une autre.Acté, à sa premiere entrevue avecl' empereur, lui dira : " y pensez-vous !

Page 51: Essai Sur La Vie de Sénèque

Votre mere y pense-t-elle ! Etc. "ce discours suggéré par Séneque, et appuyéde ses remontrances, eut son effet.De ce jour Néron évita toute entrevue

p131

secrette avec sa mere ; et, ce queSéneque n' avoit pas prévu, de ce jourle projet de s' en délivrer fut arrêté dansson esprit, " et il ne fut plus questionque de savoir si ce seroit par le poison,par le fer, ou d' une autre maniere. Etc. "ces discours sont rendus àAgrippine : elle oublie et les affairesdésagréables que son fils lui a suscitées depuisson exil de la cour, et les insultes despassants de terre et de mer aux environs de saretraite : elle vient. " Néron s' avanceau devant d' elle sur le rivage, etc. "mais le projet du vaisseau avoittranspiré, et Agrippine se fait porter enlitiere de Baules jusqu' à Baies, où ellesoupe. " à table, Néron se place au dessous

p132

d' elle, etc. "ce dernier sentiment fait trop d' honneur àNéron, et n' en fait pas assez à la pénétrationde Tacite.Agrippine rassurée (et comment nel' eut-elle pas été ? ) entre dans le vaisseau,suivie de deux seules personnes de sa cour,Crépéréius Gallus, et Acéronia, une de

p133

ses femmes : la nuit étoit brillante et lamer tranquille, comme si les dieuxvouloient rendre le forfait évident.Crépéréius étoit debout à côté du gouvernail,Acéronia penchée au pied du lit d' Agrippine,s' attendrissoit en entretenant samaîtresse du repentir de Néron, et lafélicitoit sur son retour en faveur, lorsque leplat-fond de la chambre où Agrippine étoit

Page 52: Essai Sur La Vie de Sénèque

couchée, tombe et écrase Crépéréius ;Agrippine fut garantie par le dais solide deson lit : le méchanisme inférieur manqueson effet. Le vaisseau ne s' entrouvre pas :on travaille à le submerger ; mais lamaladresse, le trouble et la mésintelligencelaissent à Agrippine et à Acéronia le tempsde se jetter à la mer. Soit d' imprudence,selon Tacite, soit de générosité, la

p134

suivante crie du milieu des flots ; " sauvez-moi,je suis la mere de l' empereur " : et à l' instant,elle est assommée sous des coups de rames et de crocs.Agrippine, plus circonspecte, ne reçoit qu' unelégere blessure à l' épaule ; tandis qu' ellenage, des barques vont à sa rencontre,la prennent, et la déposent à sa maisonde campagne, par la voie du lac Lucrin.Là, elle réfléchit. L' horrible projet deson fils est manifeste ; elle dissimule : ellefait instruire Néron de son péril et de sonsalut ; elle le doit, sans doute, à la bontédes dieux et à la fortune du prince ; qu' ilse tranquillisât, et qu' il ne vint point,son état actuel demandoit du repos.à cette nouvelle inattendue, laterreur s' empare de Néron : il voit

p135

Agrippine transportée de fureur, ameuterles esclaves, animer le peuple, soulever lestroupes, faire retentir de ses cris le sénat,les places publiques, raconter son naufrage,montrer sa blessure, et révéler lesmeurtres de ses amis. Si elle paroît en saprésence, que lui répondra-t-il ?Il fait appeller Séneque et Burrhus.Etoient-ils, n' étoient-ils pas instruitsdu projet de la nuit précédente ? Après cetattentat, jugeront-ils l' affaire tellementengagée, qu' il falloit que Néron pérît, si l' onne prévenoit Agrippine ? Ce qu' il y a decertain, c' est que le monstre s' expliquanettement avec ses instituteurs. L' horreur lessaisit. Parlez, leur dit Néron, et songezque vous répondrez de l' événement sur

Page 53: Essai Sur La Vie de Sénèque

vos têtes. Séneque regarde Burrhus, et

p136

lui demande s' il faut ordonner aux soldatsd' égorger la mere de l' empereur. Burrhusrépond que les prétoriens dévoués à lafamille des césars, et à qui la mémoire deGermanicus est présente, ne porterontjamais des mains meurtrieres sur sa fille ; puiss' adressant à Néron, il ajoute : je commandeà de braves soldats, si vous avez besoind' assassins, cherchez-les ailleurs ; et quevotre Anicet n' acheve-t-il ce qu' ilvous a promis. Anicet y consent, et Nérondit avec indignation : " je regne d' aujourd' hui,et c' est à un affranchi que je ledois " .

p137

Les derniers mots de Burrhus semblentprouver que l' attentat du vaisseau lui étoitconnu. Le savoit-il avant, ou l' apprit-ilaprès l' exécution ?Quoi qu' il en soit, il ne faut accuser, niBurrhus, ni Séneque d' une foible résistance,sur-tout lorsqu' on avoue que le brusquediscours de Burrhus amena sa fin tragique.On jugera mal la position et la conduitedes honnêtes gens que leur mauvais destinavoit approchés de Néron, si l' on oublie àquel prince ils avoient à faire, qu' on nes' explique pas avec son prince, commeavec son ami, ni avec un Néron commeavec un autre prince.Burrhus et Séneque en dirent assez pourmarquer leur profonde horreur, exciter la

p138

fureur, les menaces, les reproches deNéron, et exposer leur vie.Il y a des circonstances, telles quecelles-ci, où le discours perdra toute sa force,si l' on ne se peint pas le ton, le regard, lemaintien de celui qui parle : il faut voir laconsternation sur le visage de Séneque,

Page 54: Essai Sur La Vie de Sénèque

l' indignation sur celui de Burrhus.Ce n' est point pour disculper ces deuxvertueux personnages, que Tacite a ditque leurs remontrances auroient étéinutiles : il me fait entendre qu' elles furent aussiénergiques qu' elles pouvoient l' être ; et queplus fortement prononcées, elles auroientoccasionné trois meurtres au lieu d' un.Séneque et Burrhus étoient deuxhommes que les bienfaits d' Agrippinerendoient suspects à un tyran ombrageux, etque leurs vertus rendoient odieux à unprince dissolu.Lorsqu' on ajoute, et que ne persuadoient-ilsà Néron d' exiler ou de renfermer

p139

Agrippine ! on perd de vue, lecaractere violent du fils, l' ambition et lapuissance de la mere, la haine que tous lescitoyens portoient à l' un, le vif intérêtqu' ils avoient pris au peril de l' autre, et lapolitique de princes moins féroces quiont sacrifié leur propre sang à leursécurité, dans des circonstances moinscritiques. Lisez ce qui suit, et accusez encoreSéneque et Burrhus, si vous l' osez.Xliii les yeux du tigre étinceloientde fureur, lorsqu' Agérinus se présente dela part d' Agrippine. Anicet jettefurtivement un poignard à ses pieds, crie quec' est un assassin dépêché par Agrippine, etle fait charger de chaînes." cependant le bruit du périld' Agrippine s' étoit répandu, etc. "

p141

elle étoit dans son lit : les meurtriersl' environnent, le trierarque lui déchargeun coup de bâton sur la tête. Agrippine,le milieu du corps avancé vers lecenturion qui tiroit son glaive, lui dit,frappe mon ventre : et elle expire percéede plusieurs coups. Des chaldéens

p142

Page 55: Essai Sur La Vie de Sénèque

qu' elle avoit consultés sur sonfils, lui répondirent, qu' il régneroit etqu' il tueroit sa mere. qu' il me tue, avoit-elle répondu, pourvu qu' il regne .Croiroit-on qu' il y eut une circonstancecapable d' ajouter à l' horreur de ceforfait ? Qui l' auroit imaginée, sil' histoire ne nous l' avoit transmise ? C' estque sa mere assassinée, Néroncourt assouvir son impure curiosité sur soncadavre ; il le contemple, il y porte lesmains, il en loue certaines parties, enblâme d' autres, et demande à boire.

p143

Cependant ce crime plonge le scélératet superstitieux Néron dans un silencestupide ; la terreur le saisit, sa conscience serévolte : tandis qu' il fait courir le bruit quesa mere, convaincue d' un attentat sur sapersonne sacrée, s' est défaite elle-même, ilvoit son image, il en est poursuivi ; ilvoit les euménides avec leurs fouets etleurs torches ; il essaie en vain de fléchir sesmânes par un sacrifice magique : son suppliceduroit encore lors de son voyage enGrece ; il n' ose se présenter à l' initiationdes mysteres d' Eleusine, effrayé et retenupar la voix du crieur qui ordonnoit auximpies et aux scélérats de s' éloigner.Dans les premiers jours, il s' agite,il se leve : la nuit il croit que le jouramene son châtiment et la fin de sa vie. Lescenturions et les tribuns sont lespremiers, dont la basse flatterie le rassure :

p144

invités par Burrhus, ils lui prennent la mainet le félicitent. Ses amis vont aux templesen rendre graces aux dieux. Pendanttoute sa vie, autant de forfaits, autant desacrifices : les maisons regorgeoient dusang des hommes ; le sang des animauxruisseloit des autels des dieux. Les villesde la Campanie lui marquent leurallégresse par des députations et par des

Page 56: Essai Sur La Vie de Sénèque

sacrifices : cependant il jouoit l' affliction, ilregrettoit le péril dont il étoit délivré, etpleuroit.Le sénat et les grands de Rome avoientdonné l' exemple aux peuples de laCampanie. On immoloit de tout côté desvictimes : on ordonnoit des jeux annuels,aux fêtes de Cérès, jours où la prétendueconspiration d' Agrippine avoit étédécouverte : on décernoit une statue d' or àMinerve dans le palais, en face de celle duparricide. Le jour de la naissance d' Agrippine

p145

étoit écrit dans les fastes entre lesjours funestes.Mais les lieux ne changent pascomme les visages. Le crime étoit fixé devantles yeux du parricide par le redoutableaspect de la mer et des collines. Il se retireà Naples d' où il écrit au sénat :" que l' assassin Agérinus, etc. "

p146

cette lettre, devenue publique, détournales yeux de dessus le cruel Néron ; et l' onne s' entretint plus que de l' indiscrétion deSéneque, qui l' avoit dictée.Xliv les détracteurs de ce philosophel' accusent, sur la foi de Dion Cassius,d' avoir conseillé à Néron l' assassinatde sa mere. Mais cette calomnie,

p147

aussi invraisemblable qu' atroce, est d' ailleursréfutée par le silence de Tacite,historien d' un tout autre poids que Dion,mieux instruit que lui sur tous ces faits, etassez voisin des temps où ils sont arrivés,pour avoir pu les savoir de ceux même quien avoient été les témoins. Il est égalementfaux que Séneque consentît au meurtred' Agrippine : la question qu' il se hâte defaire à Burrhus, eut inspiré de

Page 57: Essai Sur La Vie de Sénèque

l' horreur à tout autre que Néron.

p148

à l' égard de cette lettre que le parricideécrivit à ce vil sénat qu' on amusoit pardes momeries auxquelles il répondoit pard' autres momeries : je pense que ce nefut point à ce méprisable sénat, à cecorps sans autorité, sans ame, sanspudeur, sans dignité, qui avoit déjaprésenté au parricide sa félicitation, et auximmortels, ses actions de graces ; maisque ce fut aux citoyens, parmi lesquels ilrestoit encore de braves gens à redouter,que cette lettre, destinée à devenirpublique, fut réellement adressée. Après unexécrable forfait auquel il n' y avoit plus deremede, que restoit-il à faire, sinon d' en

p149

prévenir, s' il étoit possible, d' autresamenés par des troubles et des conspirations ?Séneque a-t-il accusé Agrippine d' une seuleaction dont elle ne fût coupable ? Aprèsl' attentat du vaisseau, que ne devoit-on pascraindre du ressentiment de cette femme ?Cette question n' est pas de moi, elle est deTacite.Au reste, les accusations précédentessont si graves, que je me propose d' yrevenir. En attendant, je vais rapporter un

p151

passage de montagne qui se présentesous ma plume, et que j' aime mieux déplacéqu' omis : ce que l' auteur des essaisdit de Dion, est indistinctement applicableà tous les censeurs de Séneque. " jene crois aucunement le témoignage deDion ; etc. "Xlv cependant Néron s' inquietesur l' accueil qui l' attend dans Romeà son retour de la Campanie. Restera-t-ilau peuple quelque affection pour lui ?

Page 58: Essai Sur La Vie de Sénèque

Retrouvera-t-il quelque soumission dans lesénat ? Les scélérats qui l' environnoient,et jamais il n' y en eut tant à la cour, luirépondoient : " le nom d' Agrippine estdétesté, sa mort a redoublé de zele pourvous ; venez, reconnoissez par vous-mêmecombien vous êtes adoré " . Ils demandent

p152

à précéder sa marche, et en effetles hommages du peuple surpasserent leurspromesses. Les sénateurs sont vêtus de soie,ils fendent les flots de Rome entiere quiles arrête sur leur passage ; des femmes,des enfants sont distribués par groupes,selon leur âge et leur sexe ; on a élevé desgradins en amphithéâtre, tels qu' on enuse aux spectacles et dans les fêtestriomphales, et ces gradins sont couverts decitoyens et de citoyennes : telle fut l' entréede Néron, couvert et fumant du sang desa mere.Connoissez à présent, souverains, lavaleur de ces acclamations qui vous suiventdans vos capitales, de ce concoursd' hommes qui entourent vos superbeséquipages : il n' y a que votre conscience quipuisse vous garantir la sincérité de cesdémonstrations. Ce qu' on fait aujourd' huipour vous, on le fit autrefois pour un parricide :

p153

songez combien il faut que voussoyez méprisé ou haï, lorsque vos sujetssont rares et gardent le silence sur votrepassage.Il étoit tourmenté depuis longtempsde la fantaisie de conduire un char,et de jouer de la guitare, deux exercicespeu séants à la majesté impériale. Sénequeet Burrhus jugerent à propos decondescendre à l' un de ces goûts, de peurd' avoir à acquiescer à tous les deux. Onfit donc construire dans la vallée duVatican une enceinte, où Néron put sesatisfaire sans se donner en spectacle.Dans la suite, se flattant de le corriger

Page 59: Essai Sur La Vie de Sénèque

par la honte, ils briserent la clôture,

p154

et montrerent au peuple son empereurcocher. Ce moyen produisit l' effet contraireà celui qu' ils en attendoient : lesapplaudissements d' une capitale où il ne restoitpas un sentiment d' honneur, une idée dela dignité, irriterent et accrurent le mal.Lorsqu' un peuple n' est pas un frondeurdangereux, il est le plus séducteur descourtisans. Quoi, sage Séneque, prudentBurrhus, vous vous étiez promis qu' onsiffleroit sur son char le parricide devantlequel on venoit de se prosterner ; qu' unechose, tout au plus indécente ou ridicule,inspireroit du mépris à ceux que le plusexécrable des forfaits n' avoit pas pénétrésd' horreur !Il ne tarde pas à instituer les jeuxde la jeunesse, à monter sur la scene, àchanter, à jouer de la guitare en public ;il appelle le musicien Terpnus, il

p155

l' entend, il prend ses leçons, il s' assujettità tous les préceptes de l' art, il se rangeparmi les concurrents aux prix ; il seconforme aux loix prescrites aux musiciens deprofession, de ne se point asseoir malgré lalassitude, de n' essuyer la sueur du visagequ' avec un pan de sa robe, de ne pointcracher, de ne se point moucher enprésence du peuple. Il capte la bienveillancedes auditeurs, il fléchit le genou devanteux, il joint les mains, et demande del' indulgence. Il est jaloux de la prééminence,au point de faire traîner dans les égoûtsles statues érigées aux grands maîtres quil' avoient précédé. Il corrompt par deslargesses, il entraîne par son exemple, lesdescendants des familles les plusillustres : ni l' âge, ni la dignité, ni lanaissance, ni le sexe, ne dispensentd' apprendre et d' exercer l' art des histrions.Il est entouré de poètes ; il jette deshémistiches ; ils s' écrient, beau ! Merveilleux !

Page 60: Essai Sur La Vie de Sénèque

p156

sublime ! et se fatiguent à enchasserles mots de l' empereur dans desvers dénués de naturel, vuides d' enthousiasme,et bigarrés de différens styles.L' avilissement descend jusqu' aux philosophes :des hommes barbus, d' unemorale austere, d' un triste maintien, semontrent, sans pudeur, au milieu des fêteslicencieuses de la cour. Néron leur accordequelques instants après ses repas : commeils étoient d' opinions diverses, il s' amuseà les mettre aux prises. Ils disputent tandisqu' il digere.J' ose penser que Tibere par sa politique,Caligula par ses extravagances, Claudepar son imbécillité, et Néron par sacruauté, ont été moins funestes à larépublique en versant à grands flots le sang desplus illustres familles, qu' en souillantcelui qu' ils épargnoient. Néron, par sesmeurtres, ravit sans doute de grands hommes

p157

à l' etat ; mais par la corruption, il lepeupla d' hommes sans caracteres : sesprédécesseurs avoient commencé la ruine desmoeurs, il la comble. Si l' on convient dela vérité de cette réflexion, combien deprinces, moins féroces, ont été d' ailleursaussi coupables, aussi méprisables que lui.Le massacre des particuliers pouvoit seréparer avec le tems : le mal fait à lanation entiere dura malgré les exemples,l' administration, les préceptes, et lesédits des Titus, des Trajans, des Marc-Aureleset des Juliens.Les proscriptions de Sylla, cellesd' Auguste font frémir les ames sensibles. Ceuxqui pensent, voient des suites toutautrement fâcheuses, à la douce tyrannie dece dernier : un prêtre catholique,aussi pieux qu' instruit, a dit à cetteoccasion, que " les gens de lettres avoientmis leurs bienfaiteurs au rang des grands

p158

Page 61: Essai Sur La Vie de Sénèque

hommes, long-temps avant que l' egliseplaçât les siens au rang des saints ; etque l' une de ces apothéoses, n' étoit pasplus louable que l' autre " .Xlvi Dion compte Sénequeet Burrhus parmi les spectateurs, etimpute à Séneque un rôle indigne, je ne dispas d' un philosophe, mais de tout honnête

p159

homme à sa place. " ils étoient-là,dit-il, comme deux maîtres, etc. "ce qui est sur-tout remarquable danscette derniere calomnie de Dion, c' estl' impudence et la maladresse aveclesquelles cet homme pervers, aveuglé par lahaine qu' il portoit à tous les gens debien, avance un fait démenti même par

p160

les infâmes courtisans du plus infâme desprinces, qui, pour perdre Séneque,l' accusoient du rôle opposé. " il semoque de vous, disoient-ils à Néron ;il parodie vos vers et votre chant " .Et à qui parloient-ils ainsi ? à un hommecruel, jaloux de son talent. Lorsque cethistorien cherche à diffamer Séneque, ilest le complice de ces courtisans : ils n' envouloient qu' à sa vie, Dion en veut à samémoire.Tacite ne nomme que Burrhus.Le philosophe ne descendit point de ladignité de son caractere et de sesfonctions ; quoiqu' il ne se dissimulât point lepéril auquel son austérité l' exposoit. SiBurrhus en pliant, et Séneque en seroidissant, ne réussirent point ; c' est qu' il est une

p161

perversité naturelle plus forte que toutesles leçons de la sagesse. L' instituteur peuts' éloigner, lorsque son eleve se cache de

Page 62: Essai Sur La Vie de Sénèque

lui : le ministre est perdu, si son maîtrerougit ou pâlit à son aspect ; s' il en estévité ; si l' on craint de l' entendre : bientôt ilse trouve des ames basses qui luipersuadent de s' en délivrer par l' exil ; des amessanguinaires, par la mort. Le prince, quandil n' est pas une bête féroce, prend lepremier parti ; un Néron trouve le secondplus court.Le militaire n' eut pas l' inflexibilité duphilosophe : au théatre, où le maître dumonde, histrion et joueur de flûte deprofession, se prosternoit devant sesjuges, Burrhus joignit son suffrage aux leurs,affligé, mais applaudissant, etc.

p162

Malheureuse condition des gens de bienqui vivent à côté d' un prince vicieux !Combien de fois ils sont obligés de faireviolence à leur caractere ! Cependant il ya cette différence entre le courtisan et lephilosophe, que l' un épie l' occasion deflatter, et que l' autre la fuit ; que l' unsouffre de sa dissimulation, en rougit, se lareproche, et que l' autre s' en applaudit.Les vices des rois encouragent lesvicieux qui les approchent, et rendentpusillanimes les gens de bien. Ceux-cicraignent d' offenser ; ceux-là redoublent deturpitude pour plaire. La conduite des unsfait l' apologie, celle des autres, la satyredes moeurs du souverain. Telle est à sesyeux l' importance du service de sonadulateur, l' importunité des discours, dusilence même de l' homme vrai, que le premierarrive à un pouvoir, quelquefois illimité ;et le second, toujours à une disgraceplus ou moins prompte. Ce n' est pas sousun Tibere, sous un Néron seulement ; c' estde tous les temps, et dans toutes les cours,

p163

qu' il y a plus de faveur à se promettre dumétier de proxénete, que des fonctions degrand ministre ; et que l' on peut sansconséquence deshonorer une nation par la

Page 63: Essai Sur La Vie de Sénèque

perte d' une bataille, mais non hasarderun mot ou un geste de mépris à une favorite.On demandera peut-être pourquoi iln' y a gueres qu' une opinion sur le caractereet la conduite de Burrhus, et qu' onest partagé de jugement sur Séneque. C' estqu' on exige moins apparemment d' unmilitaire que d' un sage : c' est que lephilosophe ne s' occupe point à dénigrer l' hommevertueux de la cour ; et que l' homme decour s' amuse souvent à dénigrer le philosophe.Xlvii Burrhus meurt, sansqu' on pût assurer si ce fut de poison, demaladie, ou de l' une et de l' autre. Lesouvenir de sa vertu le fit long-temps regretter.

p164

Le crédit de Séneque tombe à lamort de Burrhus. Il arriva au philosophe,après la mort du militaire, ce qui seroitarrivé au militaire après la mort du philosophe.Il perdit son autorité ; et l' empereurse tourna vers les partisans du vice.Tigellin étudie les défiances deson maître, et regle ses accusations sur sesdécouvertes. Plautus, dit-il à Néron, estopulent, actif, et du nombre de ceux quiréunissent à l' affectation des moeursantiques, l' arrogance des stoïciens, gensintrigants et brouillons. Et voilà comment uncourtisan artificieux prépare de loin laperte d' un philosophe.Mais, veux-t-on un exemple terriblede la scélératesse d' un autre courtisan ?Sous le regne de Claude, Messaline jalouse

p165

de Poppée, à qui le pantomime Mnester,l' objet de la passion de ces deux femmes,avoit donné la préférence, et pressée des' emparer des superbes jardins de Valérius,médite sa perte et celle de sa rivale.Poppée est accusée d' adultere avecValérius, et la puissance de celui-ci renduesuspecte à l' empereur. Valérius se présentedevant Claude et se défend ; Claudeincline à l' absoudre. Vitellius et Messaline

Page 64: Essai Sur La Vie de Sénèque

en pâlissent. Messaline pleure ; sousprétexte d' aller baigner ses yeux, elle sort etrecommande à Vitellius de ne pas lâchersa proie. Vitellius se jette aux pieds deClaude, se désole, rappelle à l' empereurson ancienne intimité avec Valérius, leuréducation commune à la cour d' Antoniasa mere, les services de l' accusé, ses exploitsrécents, et conclut... je m' arrête d' horreur :qui ne croiroit que Vitellius profitede l' absence de Messaline, pour sauverla vie à un homme de bien sans secompromettre ? ... Vitellius conclut à ce quela clémence de l' empereur laisse à Valérius,

p166

le choix du genre de mort qui luiconviendra : grace qui fut accordée.Xlviii il est difficile de décider siNéron fut plus cruel qu' impudique, ouplus impudique que cruel. Il épousel' eunuque Sporus, et il est épousé parl' affranchi Doryphore. Après un de cesfestins monstrueux, où l' on voyoit laprofusion, le luxe, la crapule, la joie tumultueuseconfondues, il se couvre latête d' un voile nuptial ; les aruspices sontappellés ; la dot est stipulée ; le lit préparé ;les torches de l' hymen sont allumées ; il semarie à Pithagoras, un des infâmes acteursde la fête, et se soumet, à la clarté deslumieres, à ce que la nuit couvre de sesombres dans l' union légitime des deuxsexes.

p167

Sa cruauté se délasse dans la débauche :Agrippine n' est plus : pourquoi diféreroit-ilde répudier Octavie ? Qu' importe sesvertus, si le nom de son pere et la faveurdu peuple la rendent suspecte ? Octavieest accusée d' adultere et exilée. Lerespect et la pitié élevent leurs voix. Nérons' effraye : Octavie est rappellée ; les statuesde Poppée sont renversées ; le peupleattroupé porte sur ses épaules les imagesd' Octavie, elles sont couronnées de fleurs

Page 65: Essai Sur La Vie de Sénèque

et placées dans les temples ; on court aupalais ; la foule remplit les appartementsde l' empereur ; elle crie qu' il se montre :mais des soldats la menacent du glaive etla dispersent à coups de fouets.Cependant, Poppée est aux genoux deNéron ; " votre main, lui dit-elle,m' est plus chere que la vie ; etc. "

p169

d' après ce discours artificieux, l' accusationd' adultere est reprise. Le scélératpar caractere et par habitude, Anicet,s' avoue lui-même coupable du crime : on yjoint celui de la révolte. On déclare par unedit, que celle qu' on avoit répudiée pourcause de stérilité, s' est livrée au préfet de laflotte et fait avorter : et sur le champ, on larelegue dans l' isle Pandataria, abandonnéeà l' âge de vingt ans, à des soldats et à descenturions ; et quelques jours après sonexil, elle est condamnée à mourir. Lesveines lui sont ouvertes ; elle expireétouffée par la vapeur d' un bain trop chaud ;sa tête est séparée de son corps, etprésentée à sa rivale.Séneque est accusé, dans ces circonstances,de tremper dans une conspirationqui n' existoit pas encore, et à laquellepeut-être l' accusation donna lieu. Romanusle déféra clandestinement comme complicede Pison. Séneque se justifie, et fait

p170

retomber avec force l' accusation surl' accusateur.Thraséa qui s' étoit prété aux premieresadulations du sénat, se retire de sesassemblées, après le meurtre d' Agrippine.Au milieu de tant d' honnêtes gensdisgraciés et mis à mort, il eût été honteux pourun Thraséa, de rester en faveur, et d' échapperà la cruauté du tyran. Dans l' intervallede sa disgrace et de sa mort, Néronse vante, en présence de Séneque,de s' être réconcilié avec Thraséa. Lephilosophe ne balança pas à l' en féliciter,

Page 66: Essai Sur La Vie de Sénèque

quoiqu' il vît dans les propos de Néron laproscription de Thraséa signée, et que,par sa franchise, il risquât de signer la

p171

sienne. Y a-t-il beaucoup de courtisans, àqui la perfidie de son maître fût aussi-bienconnue, et qui eût osé lui parler, commeSéneque à Néron ? Dans cette circonstancelégere, je le vois présenter ses veines àcouper, et il ne me montre pas moins decourage, que lorsqu' il verse son sang dansun bain. Au dernier moment, il acceptela mort qui vient à lui avec le centurion ;ici il s' avance fiérement au-devant d' elle.Xlix Séneque vivoit encore à la courde Néron, lors d' un désastre, que les unsattribuent au hasard, d' autres à laméchanceté de ce prince, " mais certes,le plus étendu et le plus terrible que laviolence des flammes eût causé dansRome. Etc. "

p174

l' incendie dura six jours et sept nuits ;Néron, spectateur du haut de la tour deMécène, en habit de théâtre, chantel' embrâsement de Troye. Il défend defouiller les décombres : on enterre à sonprofit les restes de la fortune des incendiés ;et pour la réparation du désastre, il exigedes contributions qui ruinent les citoyenset les provinces. Il dit, " faisonsensorte que tout m' appartienne,

p175

et qu' il ne reste rien en propre à personne " .L Séneque, craignant que tantde forfaits, de crimes, de sacrileges, nelui fussent imputés, demande sa retraite.Il avoit des envieux, il eut descalomniateurs : et quel est l' homme d' unemédiocrité assez rassurante, pour jouir sanstrouble de l' intimité du prince !

Page 67: Essai Sur La Vie de Sénèque

On intenta contre lui différentes accusations." l' accroissement d' une fortuneimmense, etc. "

p176

ces imputations n' étoient point ignoréesde Séneque, il en étoit informépar ceux en qui il restoit de l' honnêteté ; etl' empereur l' éloignant de son intimité,

p180

avec un dédain qui s' accroissoit de jour enjour, il demanda une audience qui lui futaccordée, et dans laquelle il tint lediscours qui suit." seigneur, il y a quatorze ans qu' onm' approcha de vous, etc. "voici la réponse de Néron, telle à-peu-prèsqu' il la fit." ce que votre discours prémédité offred' abord à mon esprit, etc. "

p183

la dignité, l' esprit, le sentiment mêmequi regnent dans ce discours, font frissonner.Ensuite ce prince, disposé parcaractere, et exercé par habitude, à voilersa haine sous de fausses caresses,embrasse Séneque et approche sa joue de lasienne.Li le discours affectueux de Néron,n' en imposa point à Séneque. Sûrde sa disgrace, il persista à demander saretraite, l' obtint avec peine, et changea

p184

tout-à-coup son genre de vie. Il sedépouilla des prérogatives d' un pouvoirqui s' éclipsoit. Ce concours de visitantspolitiques et curieux, qui venoientofficieusement épier sa conduite, surprendre ses

Page 68: Essai Sur La Vie de Sénèque

discours, et qui continuoient à l' obséder,parcequ' ils n' étoient pas encore assurés desa perte, fut éloigné : sa porte fut fermée ;il ne souffrit plus ce cortege de clients quil' environnoient au sortir de sa maison. Onle voyoit peu dans la ville ; sa mauvaisesanté et son goût pour l' étude, lui servirentde prétextes auprès du souverain, qui sefélicitoit, et qui peut-être lui auroit faitun crime, de son absence. Sa mort suivitde près cette réforme. La disgraceconfirmée trouva le philosophe détaché detoutes ces importantes frivolités, dont laprivation rend aux hommes ordinaires lemoment du repos et de la liberté si fâcheux,et la vie privée si ennuyeuse. La pureté desa conscience et le souvenir de ses actions

p185

adoucissoient l' amertume des journées qu' ilpassoit dans l' attente de la proscription.On se proposa d' abord de s' en défairepar la voie secrete du poison : Néronauroit préféré, sans doute, la ressourced' imputer à Séneque même, sa propre mort,de l' accuser de foiblesse, ou même derejetter cette grande perte sur la nécessité duchâtiment. Mais, soit que Cléonicus, undes affranchis de Séneque, qu' on avoitcorrompu, ressentît à l' aspect de sonmaître une horreur, qu' un parricide ne devoitpas éprouver au souvenir de son instituteur,soit que le philosophe eût soupçonnél' attentat, il ne fut pas exécuté.Depuis ce moment, il ne se nourrissoitplus que de fruits sauvages, et ne sedésaltéroit que de l' eau courante des ruisseaux.

p186

Quel spectacle pour l' imagination, quele possesseur d' une richesse immense,tourmenté par la soif, par la faim, et par laterreur pire que le besoin, errant dansses magnifiques jardins, et réduit à lacondition indigente des animaux ! Dis-noustoi-même, grand philosophe, hommevéridique, quelle fut alors ta consolation et

Page 69: Essai Sur La Vie de Sénèque

ta force ! La vertu, la vertu qui te restoit,et que le tyran ne pouvoit t' arracher, letyran qui t' auroit peut-être laissé vivre,s' il eût été en son pouvoir de t' arracherla vertu.Lii tandis que Néron suit le coursde ses forfaits ; qu' il fait mourir satante, et s' empare de ses biens ; quepour épouser Statilia, il ordonne lemeurtre de son mari ; celui d' Antonie,fille de Claude, qui refuse de prendre

p187

dans son lit la place de Poppée ; que tousses amis ou parents subissent le même sort,entre autres le jeune Aulus Plautius, qu' ilviole avant de l' envoyer au supplice ; qu' onnoye Rufinus Crispinus, fils d' Othon etde Poppée, pour s' être amusé à jouer àl' empereur ; Tuscus, son frere de lait, pours' être lavé, pendant son gouvernement enEgypte, dans des bains préparés pourl' empereur ; de riches affranchis qui avoienttravaillé, sous Claude, à son adoption ; levieux Pallas, qui lui faisoit attendretrop long-temps sa dépouille ; et que,d' après la réponse d' un astrologue,consulté sur l' apparition d' une comete,que ces sortes de présages ne se détournentque par des meurtres expiatoires, laproscription de ce qui reste de plusillustre dans Rome est décidée : il se forme

p188

deux conjurations ; l' une de Pison, à Rome ;l' autre de Vinicius, à Bénévent.Des sénateurs, des chevaliers,des hommes de toutes les conditions, desfemmes même entrerent à l' envi danscelle de Pison ; les uns par ambition, lesautres par amour du bien public, Lucainpar un petit ressentiment de poète.Elle échoua par l' indiscrétion d' Epicharis,et les lâches conseils de la femme d' unaffranchi.à l' instant les conjurés sont saisis etconfrontés. Chose incroyable, ils

Page 70: Essai Sur La Vie de Sénèque

meurent presque tous avec courage, aprèss' être entr' accusés lâchement ; un instant

p189

sépare deux rôles aussi opposés. S' ilsméprisoient la vie, que ne mouroient-ils ensilence ? S' ils craignoient la mort,pourquoi mouroient-ils sans se plaindre ?Néron, pour conserver l' empire, faitmassacrer sa mere : l' action de Lucain estplus révoltante ; pour conserver sa vie,il dénonce Acilia sa mere. ô Lucain, tul' emporterois sur Homere, que tonouvrage seroit à jamais fermé pour moi. Je tehais ; je te méprise, je ne te lirai plus.Subrius répond à Néron, qui luidemande, comment il a pu trahir sonserment : " je te haïssois. Nul soldatne te fut plus fidele, etc. "et toi, Sulpicius, pourquoi as-tuconjuré ? " pourquoi ? C' est que ta mortétoit l' unique remede à tes vices " .

p190

Comme on creusoit la fosse de Subrius,et qu' on ne la creusoit, ni assez longue,ni assez large ; il dit ironiquement, ils n' ensavent pas même assez pour cela !Il dit au tribun Niger, qui lui recommandede présenter sa tête avec courage,puisse tu en montrer autant à la frapper .Il semble que la cruauté du maître avoitaccrû celle des bourreaux. Niger quin' avoit pu décapiter Subrius en deux coups,dit à l' empereur, qu' il l' avoit tué une foiset demie.Liii " au meurtre de Plautius Latéranus,désigné consul, succéda le meurtrequi lui étoit le plus agréable, etc. "

p192

Natalis, qui connoissoit la haine secrettede l' empereur contre Séneque, sepromettoit de se sauver en le perdant.

Page 71: Essai Sur La Vie de Sénèque

" Granius Silvanus, tribun deCohorte, eût ordre de présenter àSéneque cette délation, etc. "

p197

le silence de Séneque sur Burrhus, dansce moment, m' inclineroit à croire quecelui-ci ne mourut point d' une mortviolente, ou que du moins Séneque l' ignoroitou ne le pensoit pas. Rien n' étoit plusnaturel

p201

dans cette circonstance, que de s' associercelui avec qui l' on avoit partagé lesmêmes fonctions, et qui en avoit reçu lamême récompense." après ces discours, et quelques autresqui sembloient s' adresser à tous, ilembrasse sa femme ; etc. "Liv le récit qui précede, esttraduit de ses annales ; interprêtes fideles de

p203

cet auteur sublime et profond, nous n' aurionspu, sans témérité, j' ai presque ditsans sacrilége, y ajouter ou en retrancherun seul mot. Si nous lui avons ôté quelquechose, c' est son laconisme et son énergie ;et l' on imagine bien que c' est malgré nous.Séneque avoit eu deux femmes ; lapremiere s' appelloit Helvia, et voicicomment il en parle : " le soir, lorsque

p204

ma lampe est éteinte, etc. "la seconde, celle qui vient d' assister àla mort de Séneque, et mêler son sang àcelui de son époux, s' appelloit Pauline :elle étoit jeune et belle, et Séneque âgé.On ne pardonne rien aux hommes d' un

Page 72: Essai Sur La Vie de Sénèque

certain ordre ; on pese leurs plus indifférentesactions, dans une balance rigoureuse.Et cette balance, qui la tient ? On lesait. Tout s' acquitte dans ce monde-ci, etla naissance, et les richesses, et leshonneurs, et les talents : la possession même

p205

de la vertu n' est pas gratuite, et tantmieux.On fit un crime au vieux philosophe,d' avoir pris une jeune femme. Et qu' importesi cette jeune femme est honnête ? Sile vieux philosophe en étoit tendrementaimé. Vous qui entr' ouvrites les rideauxdu lit nuptial, pour repaître vos yeux, etvous amuser d' une scéne indécente ou ridicule ;jugez à présent, s' il entra dans lasainte union de Séneque et de Pauline,aucune de ces vues si deshonnêtes et sicommunes, qui compensent aux yeux desparents et des époux intéressés, l' extrêmedisparité d' âge ; mais dont la naturetrompée se venge par la perte des moeurs,l' incertitude des naissances, et le troubledomestique." Néron n' avoit aucun motif particulierde haïr Pauline, etc. "

p207

Lv cette richesse prodigieuse pourun simple particulier, étoit exorbitantepour un philosophe ; elle se montoit environà quarante millions de notremonnoie : il n' alla point à elle, il lareçut quand elle vint à lui.

p209

La succession que son pere lui laissa étoitconsidérable. Dans la consolation qu' ilécrivit, de la Corse, à Helvia sa mere, il luidit, " ayant des parents, vous avezavantagé vos fils, déja riches : etc. "elle s' étoit encore accrue

Page 73: Essai Sur La Vie de Sénèque

par des placements avantageux : leslargesses de son eleve y mirent le comble.On l' a déja entendu sur les inconvénientsde ces dons. " seigneur, a-t-il dit àNéron : etc. "

p210

Dion accuse Séneque d' avoir prêtéà usure ; il attribue la guerre britanniqueà la dureté avec laquelle il exigea,dit-il, des bretons, le remboursementde ses capitaux en entier, sans être divisésen plusieurs paiements.Qui est ce Dion ? Ce Dion queCrevier appelle le calomniateur éternel de

p211

tous les romains vertueux ; qui a osé, sanss' appuyer d' aucune autorité, accuserCicéron d' un commerce incestueux avec sa filleTullia, et qui s' est déchaîné contreCassius, Brutus, les hommes les plusrenommés par leurs vertus, sans qu' on puissetrouver à cette étrange fureur, d' autresraisons, dit Juste-Lipse, qu' uneincurable perversité de jugement et de moeurs ?Ce Dion étoit de Nicée en Bithinie : ils' occupa toute sa vie à décrier le mérite quil' offusquoit ; il s' attacha particuliérement àSéneque : distinction flatteuse. Sesmensonges, maladroits, à force d' être exagérés,

p212

manquerent leur effet, même sur lacrédulité. Il fut gouverneur de provinceet deux fois consul ; récompense du vilmérite d' intrigant, de courtisan et deflatteur, qu' il exerça sous trois regnes.Et voilà le témoignage qu' on alléguecontre Séneque, l' homme qu' on oppose àTacite qui le précéda de plus d' un siecle,au censeur des hommes le plus sévere, quifut le contemporain et l' admirateur denotre philosophe.

Page 74: Essai Sur La Vie de Sénèque

Mais ce n' est pas à Dion que nous avonsà répondre ; c' est au crédule abbréviateurde Dion, à Xiphilin, espece de fou,homme méchant, esprit bisarre : car cesont deux observations très judicieuses ;l' une de la Mothe Le Vayer, " qu' ilest incroyable que Dion, etc. "

p213

l' autre de Juste-Lipse, qu' il faut qu' untel faiseur d' épitome, ait pris les accusations deSuilius, ou de quelqu' autre aussi méchant, pour lesvrais sentiments de Dion.On lit dans Dion : " Lucius AnnaeusSéneque surpassa en sagesse tousles romains de son temps, etc. "

p214

quoi qu' il en soit, les détracteurs deSéneque ont-ils recherché les moyens parlesquels sa fortune s' étoit accumulée ?Nullement. Se sont-ils informés de l' usage qu' ilen a fait ? Dit-on que son coffre-fort ait étéfermé à ses parents, à ses amis indigents ?On mentiroit. Lui reproche-t-on quelques-unsde ces vices qui naissent de la sordideou folle opulence, l' avarice ou ladissipation, la dureté, le déréglement des moeurs,l' insolence, l' amour désordonné du faste,le goût des plaisirs sensuels, cettemagnificence intérieure qui humilie les grands,qui confond les différents états de lasociété, qui éleve le millionnaire au niveaudes hommes décorés des premieres places,et qui insulte à la misere publique : onmentiroit encore. Mettra-t-on sur la mêmeligne, un Séneque, l' instituteur du prince,son ami, l' ame de ses conseils, avec unPallas, un Narcisse, un Tigellin, lesministres de sa débauche et de ses cruautés ?On ne peut, sans conséquence, ni s' approcher,ni s' éloigner du tyran, toujours ombrageux.

p216

Page 75: Essai Sur La Vie de Sénèque

S' il est fâcheux d' accepter ses dons,il n' est pas moins dangereux de lesrejetter. Je voudrois bien qu' on nousapprît ce que les censeurs de Sénequeauroient fait à sa place. J' oserois assurer quele mépris du philosophe pour sa proprerichesse, étoit plus vrai que celui d' unSuilius, d' un Dion, d' un Xiphilin, et de tousleurs échos, tant anciens que modernes.Ce qui me confond, c' est qu' au milieude ces déclamations violentes contreSéneque, qui accepta les bienfaits de Néronmalgré lui, je ne trouve pas un mot contreles hommes de la république les plus distingués

p217

par leur naissance et leurs dignités,qui les solliciterent. D' où naît cettepartialité ? Je le sais : c' est qu' ils n' étoient quedes grands ; et que Séneque étoit un sage.Quoi donc ! Ce titre impose-t-il une force,une élévation d' ame, dont toutes les autresconditions sont dispensées ! Ce qu' oninterdit au philosophe, le noble le fera sanss' avilir ! Si telle est l' opinion des grandset du peuple, on ne sauroit penser, ni plusdignement de la philosophie, ni plusbassement de toutes les autres sortesd' illustrations.J' insiste. Quelle si grande importance,cette énorme fortune, qui n' excédoittoutefois ni le rang d' un ministre, ni lafatigue de ses fonctions, ni le mérite de sesservices ; cette richesse si reprochée,peut-être plus encore enviée, pouvoit-elle avoiraux yeux d' un homme né de parents sageset modestes, innocent et frugal commeeux, dont la vertu ne souffrit pas la moindreatteinte de l' air empesté de la cour laplus dissolue, et qui osoit adresser des

p218

vérités dures à un prince, dont le sourcilfroncé, et le visage riant, n' étoient que deuxarrêts de mort différents.Las du spectacle de la débauche et ducrime, il veut s' éloigner : Néron le retient ;

Page 76: Essai Sur La Vie de Sénèque

et voici ce que Séneque lui fait entendre,s' il ne le lui dit pas expressément : " jesais que ma présence et mes reprochesvous importunent : etc. "

p219

certes, ce n' est pas là lediscours d' un homme attaché à la faveur,aux honneurs, aux richesses, à la vie. J' enatteste les gens de cour.Lvi dans la conduite, les discourset les écrits de Séneque, on voit unhomme, un philosophe, qui, affermi sur letémoignage de sa conscience, marche avecune fierté dédaigneuse, au milieu desbruits calomnieux de quelques citoyensqui attaquent sa vertu et ses talents, parune basse jalousie qui souffre de la richessequ' il possede, des honneurs dont il estdécoré, et de la considération générale dontil jouit : et en quel temps cela ne s' est-ilpas fait !

p220

Qu' on rapproche le discours précédent,de celui qu' il tient au tribun Silvanus,quelques instants avant que de mourir, etl' on reconnoîtra, dans une fermeté aussisoutenue, l' homme dont Pline le naturalistea dit qu' il avoit bien connu le néantet la futilité des grandeurs humaines ; lesage à qui elles n' en avoient point imposé ;le philosophe qui avoit passé les jours etles nuits à converser avec lui-même, et àse convaincre de la vanité de ces richesses,dont on aime à se persuader que la possessionl' avoit enivré.Pour rentrer dans le palais de Néron,plus puissant que jamais, il ne lui enauroit coûté qu' un mot flatteur : mais ilmourra plutôt que de le dire. Jusqu' à quanddes pygmées chercheront-ils en eux-mêmesla mesure des grands hommes !

p221

Page 77: Essai Sur La Vie de Sénèque

" tous ces beaux axiomes de moraleque Séneque a dictés, disentquelques-uns de ces détracteurs, c' est une sottisede croire qu' il les ait pratiqués. C' étoitun homme comme nous ; peut-être unpeu moins subjugué par les opinionsvulgaires " . C' est-à-dire, cet héroïsmephilosophique est au-dessus de moi ; doncil est au-dessus d' un autre ; donc il n' y apoint de pareils héros. Voilà une singulierelogique.Je sais qu' il ne faut pas conclure lapureté des moeurs, de la sagesse des discours,et qu' il peut arriver qu' un pervers écriveet parle plus disertement de la vertu, qu' unhomme vertueux : mais ce pervers n' estpas un Séneque, n' a pas consumé sa vie àméditer les devoirs du sage, et à donnerdes leçons de stoïcisme à ses amis, à samere, à ses tantes, à ses freres, à presquetous les ordres de citoyens ; et ne s' est paslaissé couper les veines plutôt que de sedémentir. La vie publique de Sénequen' étoit ignorée de personne : et comment

p222

auroit-il fait pour dérober à ses entoursla connoissance de sa vie privée ? Vicieux,de quel front auroit-il préché la vertu àson eleve ? La moindre contradictionentre ses moeurs et ses préceptes ne l' auroit-ellepas exposé à la risée des courtisans ?Il faut avouer, ou que Séneque a été undes hommes les plus vertueux, ou de tousles prédicateurs le plus impudent. Unvicieux qui poursuit le vice avec la constanceet l' âcreté de Séneque ! Un philosophequi passe ses journées à écrire, et quin' écrit pas une ligne qui ne soit une satyresanglante de lui-même ! Un méchant, dontla fonction habituelle est de faire des gensde bien ! Cela se conçoit-il ? Cettehypocrisie est le rôle exclusif, le privilege d' uncertain état ; mais Séneque n' étoit pointaugure : ce qu' on a dit d' Epicure, on peutle dire de lui ; que celui qu' il ne corrigeoitpas, étoit un déterminé scélérat à renvoyeraux tribunaux des enfers.Lvii jeune seigneur, toi qui ne prisaucun des vices de la cour, où ton rang

Page 78: Essai Sur La Vie de Sénèque

p223

et ta naissance t' appelloient ; toi qui es faitpour croire aux vertus, parceque ton ameen est remplie ; tu arracheras de l' ouvrageingénieux et profond de ton ayeul, cefrontispice où l' on voit le masque séduisantde la vertu sur le visage du vice ; tubriseras ce buste injurieux, au-dessousduquel on lit Séneque ; et tu ne souffriraspas qu' il insulte à jamais au plus digne desmortels.

p224

J' avoue qu' il étoit difficile que le granddétracteur des vertus humaines fît un meilleurchoix. Si Séneque fut un hypocrite, lesage n' est qu' une chimere.Mais la vertu est donc une chose bienaffligeante, une chose bien précieuse,même aux yeux des méchants, à en jugerpar leur acharnement à nous endépouiller ? Encore leur pardonneroit-on leurcruelle malignité, s' ils s' enrichissoient entravaillant à nous appauvrir ; si ce viceétoit le seul dont ils fussent souillés. Maisquels furent, et quels seront dans tousles temps les calomniateurs de Séneque ?Des courtisans, des adulateurs par état,la race la plus abjecte ; des Tiberes, desCaligulas, les oppresseurs des hommesdont ils devoient être les peres, avec lenombreux cortege des menteurs subalternesqui servent leur haine et qui encensentleurs folies.

p225

Il y aura dans tous les temps des scélératsmercénaires, à qui il ne manquera quele talent et la circonstance pour être desAnytes et des Tigellins. Que l' hypocrisieou la perversité de l' homme en place leurfasse signe, ils accourront ; ils diront :seigneur, parle : quel est l' homme de bienqu' il te faut immoler ? Nous voilà prêts. ilsse sont dit : que nous importe le déshonneur,

Page 79: Essai Sur La Vie de Sénèque

pourvu qu' on nous protege et qu' onnous gratifie.Lviii après la découverte de la conjuration

p226

de Pison, Néron est un tigredevenu fou. Des enfants des conjurés, lesuns sont chassés de Rome, exterminés parla faim ou par le poison ; d' autresmassacrés dans un repas avec leurs instituteurs etleurs esclaves.Quelle suite d' assassinats ! Salvidienus,a loué à des étrangers des boutiquesdépendantes de sa maison, proche la placepublique ; il mourra. Cassius Longinus aplacé l' image de Cassius parmi celles de sesancêtres ; il mourra. Pétus Thraséa a lefront sévere d' un censeur ; il mourra. Fierd' avoir tant osé impunément, il se vantequ' avant lui aucun souverain n' a su cequ' on peut sur le trône. Il projettel' extinction de l' ordre sénatorial, qui n' estpas encore assez vil à son gré.On prononce devant lui le proverbe grec,que tout périsse après ma mort ; etc.

p227

rien de plus touchant que la mort deVétus, de Sentia sa belle-mere, et dePollutia sa fille. Pollutia venoit de recevoirdans le pan de sa robe la tête sanglante deson époux. Vétus abandonne tout à sesesclaves, excepté trois lits funéraires, surlesquels ces trois victimes se font couperles veines, avec le même fer, dans lemême appartement, n' ayant de vêtementsque ce qu' en exige la pudeur. On lesplonge dans le bain, où ils expirent ; le pere,les yeux attachés sur sa fille, l' ayeule sursa petite-fille, celle-ci sur les deux autres ;tous trois invoquant en même temps lesdieux ; tous trois les conjurant de hâterleur mort, et de leur épargner la douleurde survivre à ce qu' ils ont de plus cher.La nature suivit l' ordre de l' âge ; Sentiamourut la premiere, et Pollutia la derniere.

Page 80: Essai Sur La Vie de Sénèque

p228

Novius Priscus est exilé à titre d' ami deSéneque.Junius Gallion, frere de Séneque, effrayé,demande grace.Annaeus Méla, frere de Séneque et deGallion, se fait ouvrir les veines.Et tandis que le sang des bons citoyenscoule, on continue de remercier lesdieux.Cependant il se répandoit que SubriusFlavius, de concert avec les centurions,avoit arrêté, dans une assemblée, non sisecrette que Séneque n' en eût euconnoissance, qu' on assassineroit Pison après quecelui-ci auroit assassiné Néron, et que l' empireseroit conféré au philosophe,homme d' une réputation sans tache, etéminemment doué de toutes les vertus. Onfaisoit dire à Flavius : " chasser un joueur

p229

de harpe, pour prendre un chanteur, l' etaten sera-t-il moins déshonoré " .Quel mortel eut plus dignement occupéle trône ? Et quel bonheur pour les romains !Il est rare que l' oppression, quand elleest extrême, n' inspire pas aux peuplesquelque résolution salutaire ; mais, selonles circonstances, c' est, ou une véritablecrise qui termine le mal, ou le sanglot d' unagonisant, un dernier mouvementconvulsif qui tombe rapidement et sans effet.Le nerf nécessaire à l' exécution est coupé,et l' on continue de souffrir et de seplaindre, si la tyrannie le permet : car elle vaquelquefois jusqu' à exiger un front sereinde l' esclave qui porte le désespoir au fondde son coeur. Un soupir, une larmeindiscrette, seroit punie de mort : tel fut sousTibere le sort d' une mere accusée d' avoirpleuré son fils.

p230

Mais quand les romains, d' un concert

Page 81: Essai Sur La Vie de Sénèque

unanime et rassemblés en corps, seroientvenus présenter la couronne impériale àSéneque : l' auroit-il acceptée ? Le médecins' éloigne, lorsque le malade est désespéré :il est un temps où il ne faut, ni commander,ni obéir : que faire donc ? Fuir.Lix cependant il falloit justifier,et la disgrace, et la mort d' un personnageconnu et révéré dans toute l' étendue del' empire. On pense bien que les courtisansne manquerent pas à leur devoir. Quene dirent-ils pas ? Que le public ne crut-ilpas ? Ennemi des hommes de génie, et deshommes vertueux qui le blessent encoredavantage, il ne discuta point les imputationsfaites à Séneque : est-ce que le peuplediscute ? Il crut le mal, comme il lecroiroit aujourd' hui ; il est méchant, mais il estencore plus sot.Cette crédulité populaire ; je la conçois :

p231

mais d' où naît, dans les hommes instruits,une indigne et vile petitesse d' esprit quiexistoit avant Séneque, et qui s' estperpétuée de son temps jusqu' au nôtre ? D' oùnous vient à nous, qui n' avons aucun intérêtà démêler avec les grands hommes del' antiquité, l' étrange manie de décrier leursvertus ? Hé quoi ! La justice, la bienfaisance,l' humanité, la patience, la modération,l' héroïsme patriotique ne sont-ils pas dignesde notre admiration et de nos éloges, enquelque lieu que se montrent ou que cesoient montrées ces grandes qualités, àConstantinople, à Pékin, à Londres, àParis, dans Athenes l' ancienne, ou dansRome moderne ! Qu' avons-nous de mieuxà souhaiter que de les retrouver ! Quoi deplus conséquent à notre sécurité et à notrebonheur, que de les encourager ? Et me blâmera-t-onsi je m' indigne, ou si je m' afflige,lorsque je vois un homme debien faire cause commune avec un pervers,

p233

tel que Suilius ou un Dion Cassius : un

Page 82: Essai Sur La Vie de Sénèque

homme de jugement, préférer le témoignagedu moine Xiphilin à celui de Tacite :un homme distingué par ses vertus, sesconnoissances et ses travaux, appuyer deson suffrage, de vils délateurs ; oublierqu' il ne faut calomnier ni les vivants niles morts ; et que si l' injure faite aux vivantsest plus nuisible, celle qu' on fait aux mortsest plus lâche ; parler de la vie publique etprivée d' un philosophe, décédé il y a prèsde deux mille ans, et dans une contréeéloignée, avec une légéreté qu' on ne sepermettroit pas s' il étoit question d' uncitoyen qui vivoit hier, et dont la demeuren' étoit séparée de la nôtre que de lalargeur d' une rue, ou de l' épaisseur d' un murmitoyen ; attester, avec une assurance quiétonne, des faits contredits par leshistoriens contemporains les plus graves et lesplus séveres, et décider d' un ton magistral :que Séneque ne sut pas mieux soutenir sagloire, que celle de son disciple Néron. où ?Quand ? à quelle occasion ? ... soutenirla gloire d' un Néron ! ... qu' il futavare... quelle preuve a-t-il donné de cevice, et quelle preuve en apporte-t-on ? ...que Tacite s' est vainement efforcé de lejustifier... Tacite le justifie ; mais sanseffort : il raconte des faits dont il étoit sans doute

p234

un peu mieux instruit que nous ; et il lesraconte avec simplicité, comme il convenoità un grand historien tel que lui, etavec la circonspection qu' il devoit à unpersonnage tel que Séneque... qu' ilpréconisa le meurtre d' Agrippine... on a vu,dans quelques-uns des paragraphes précédents,le peu de fondement de cettecalomnie ; il est donc inutile d' insisterdavantage sur ce sujet. J' ajouterai seulement icique Séneque ne préconisa point le meurtred' Agrippine : préconiser, c' est faire l' éloge.Lorsque le crime fut commis, et qu' il nes' agissoit plus que d' en prévenir les suites,Séneque obéit à un maître féroce, enadressant au sénat, ou plutôt au peuple, au nomde l' empereur, quelques motifs quipouvoient en affoiblir l' atrocité. Ces actions,ce n' est pas dans le fond d' une retraitepaisible, où la sécurité nous environne, dans

Page 83: Essai Sur La Vie de Sénèque

une bibliotheque, devant un pupitre, qu' onles juge sainement : c' est dans l' antre de labête féroce qu' il faut être ou se supposer,devant elle, sous ses yeux étincelants, ses

p235

ongles tirés, sa gueule entrouverte et dégoutantedu sang d' une mere : c' est-là qu' ilfaut dire à la bête : " tu vas me déchirer,je n' en doute pas ; mais je ne ferai riende ce que tu me commandes " . Qu' ilest aisé de braver le danger d' un autre,de lui prescrire de l' intrépidité, dedisposer de sa vie ! Encore quel eut été le fruitde ce sacrifice ? Un nouveau crime. Quel sigrand avantage y avoit-il donc pour larépublique, que Séneque fût égorgéplutôt ? D' ailleurs, qui est-ce qui étoit présent,lorsque Néron imposa cette tâche auphilosophe ? Qui sait ce que celui-ci dit autyran ? Qui sera assez juste appréciateurdes circonstances, où l' empire se trouvoit,pour oser blâmer la condescendance de Séneque.Ne diminuons pas le nombre deshonnêtes gens, il y en a déja si peu ;ne ternissons pas la mémoire des hommes

p236

vertueux, ils sont si rares. Assez d' autresexemples consoleront la méchanceté, sansy ajouter celui d' un sage. qu' il perditd' une maniere honteuse une vie qu' il avoitlâchement conservée... voilà ce que fait direla fureur d' arrondir une phrase. Sois vrai,et tu seras ensuite bel esprit, si tu peux.Faut-il que pour flatter mon oreille, tublesses la vérité, et que pour êtreharmonieux, tu deviennes calomniateur.J' appellerai de cette accusation, au récit queTacite nous a laissé de la vie et de la mort deSéneque... qu' il eut besoin des exhortationsde sa femme pour se résoudre à mourir... c' est un nouveau mensonge aussi impudentque le premier. Jamais homme ne mourutavec plus de fermeté et de sang froid. Jelis qu' il exhorta sa femme à vivre ; mais jene lis point qu' elle l' ait exhorté à mourir.

Page 84: Essai Sur La Vie de Sénèque

Je lis qu' il consola Pauline et ses amis ;mais je ne lis point qu' il se soit désolé...qu' il eut besoin de son exemple... traduirele passage de l' historien, par je consens quevous m' en donniez l' exemple ; au lieu de

p237

traduire : " le grand exemple que vousallez donner, en préférant librementune mort glorieuse à une vie amusée,est une gloire que je ne puis avoir, etque je ne vous envierai point " ; c' estconnoître aussi mal la langue de Tacite,que l' ame de Séneque. Beaucoup debraves romains, avant notre philosophe,avoient su mourir dignement ; je ne merappelle aucune romaine de ce temps quiait refusé de survivre à son époux ; voicidonc un homme qui se croit mieux instruitque Tacite. Mais qui est-il, et dans quelleheureuse contrée a-t-il vécu, pour n' avoirjamais vu d' illustres innocents calomniéset persécutés ; pour n' avoir jamais entendules actions les plus criminelles imputées àde grands hommes, même à de saintspersonnages ; et le public imbécille, quedis-je, et quelquefois des gens éclairés,joindre leurs voix à la sienne, et répéter sesdiscours.Dans ces temps voisins de la naissancedu christianisme, et à l' époque de la fureur

p238

des tyrans déchaînés contre cettedoctrine, n' accusoit-on pas les chrétiensd' égorger un enfant dans leurs assembléesnocturnes, et de se repaître de ses membressanglants ? Néron ne les traduisit-il pas, neles châtia-t-il pas des plus horribles supplices,comme auteurs de l' incendie deRome ? Si la providence n' eut arrêté dansses décrets, que la religion de Jésus-Christ,malgré les efforts, ou graces auxefforts des persécuteurs, embrasseroit toutela terre, et dureroit autant que les siecles,les prêtres du paganisme, les historiensidolâtres, ne nous auroient-ils pas transmis

Page 85: Essai Sur La Vie de Sénèque

ces atrocités ? Et s' il fut arrivé à un hommede bien d' examiner les principes et lesmoeurs des apôtres, des disciples, desfideles, et de les rejetter comme deuxcalomnies impudentes, absurdes, incroyables ;peut-être lui en auroit-il couté la liberté,peut-être la vie ; mais en eut-ilété moins sensé, moins courageux, moins

p239

juste. Ce que cet honnête payen eut osépour les chrétiens : je le fais pour unhonnête payen.Lecteur, qui que tu sois, je compte surton estime : méchant, tu la dois à unhomme qui ne croira qu' avec la derniererépugnance que tu n' as jamais été bon, ou,que l' ayant été, tu as pu cesser de l' être :bon, tu la dois à un homme qui ne croira,ni de ton vivant, ni après ta mort, sansdes preuves aussi claires que le jour, quetu sois devenu méchant. Mais à quoi bontoutes ces disputes pour et contre les moeursd' un philosophe ? Que nous importe lacontradiction vraie ou fausse de la conduite deSéneque avec sa morale ? Quelles qu' aientété ses actions, ses principes en sont-ilsmoins certains ? Ce qu' il a écrit du caractereet des suites de l' ambition, de l' avarice, dela dissipation, de l' injustice, de la colere,de la perfidie, de la lâcheté, de toutes lespassions, de tous les vices, de toutes lesvertus, du vrai, du bonheur, du malheurréel, des dignités, de la fortune, de la

p240

douleur, de la vie, de la mort, en est-ilmoins conforme à l' expérience et à la raison ?Aucunement. Nous n' avons pasbesoin de l' exemple de Séneque pour savoirqu' il est plus aisé de donner un bon conseil,que de le suivre. Tâchons donc d' en user àson égard, comme avec tous les autresprécepteurs du genre humain ; faisons cequ' ils nous disent, sans trop nous soucierde ce qu' ils font : malheur à eux, s' ilsdisent ce qu' ils ne pensent pas ; malheur à

Page 86: Essai Sur La Vie de Sénèque

eux, s' ils font le contraire de ce qu' ilspensent.Lx mais nous avons vu mourirl' instituteur ; voyons mourir le disciple :opposons les derniers moments de l' hommevertueux, aux derniers moments duscélérat.ô Rome, que le sang des nations a étébien vengé dans tes propres murs ! Auxproscriptions de Sylla, succedent lesproscriptions des triumvirs ; à l' oppresseur deta liberté, un tyran flateur ; à celui-ci untyran sombre et fourbe ; à celui-ci un tyran

p241

insensé ; à celui-ci un tyran imbécille ;à ce dernier, un tyran féroce ; lapeste à l' incendie. Tes maisons seremplissent de cadavres, tes rues deconvois. Les esclaves, les maîtres expirent aumilieu des gémissements des enfants, desépoux ; ceux-ci, après avoir assisté lesmourants, pleuré les morts, sont déposésà côté d' eux, sur un même bûcher. Heureuxles sénateurs, les chevaliers, lesgrands, les hommes vertueux, qu' unecalamité générale dérobera aux fureurs deNéron !Ce fut alors qu' on publia des prodigesde toute espece : des oiseaux funebress' étoient abattus sur le capitole ; la terreavoit été secouée par des tremblements ; lefeu du ciel avoit embrasé les enseignesmilitaires ; une truie avoit mis bas un petitqui avoit les serres d' un épervier ; unefemme étoit accouchée d' un serpent ; lefiguier ruminal avoit perdu ses branches.

p242

Ces bruits ont été et seront par-tout desavant-coureurs des grandes révolutions.Lorsqu' un peuple les desire, l' imaginationagitée par le malheur, et s' attachant àtout ce qui semble lui en promettre la fin,invente et lie des faits qui n' ont aucunrapport entre eux. C' est l' effet d' un mal-aisesemblable à celui qui précede la crise

Page 87: Essai Sur La Vie de Sénèque

dans les maladies : il s' éleve un mouvementde fermentation secrette au dedansde la cité, il y a des plaintes, il échappe desmots ; on remarque de l' inquiétude sur lesvisages, du désordre dans la conduitehabituelle des personnages importants ; lesamis se séparent ; les ennemis se rapprochent ;le commerce plus réservé pendantle jour, est plus fréquent pendant la nuit ;il erre dans les rues des hommes quis' enveloppent, qui se hâtent, qui se dérobent ;les têtes exaltées qui ne s' expliquent rien,mais que tout frappe, ont des visions,tiennent des discours prophétiques, etdébitent des rêveries qui subissent, en passantde bouche en bouche, mille interprétations

p243

diverses, entre lesquelles il est difficile qu' ilne s' en trouve quelques-unes symboliquesde l' événement qui suit.Les prodiges sont rares sous les regnesheureux, et l' on en est moins effrayé.Le desir de l' impunité n' est pas le seulobstacle aux entreprises périlleuses ; maison veut tout prévoir, on craintd' abandonner quelque chose au hasard. Lemoment du succès s' échappe, tandis qu' ons' occupe de l' assurer ; et c' est ainsi qu' unNéron continue de régner, et qu' un Guisemanque la couronne. Si Subrius eut écoutéson courage, et qu' il eut poignardé letyran en plein théâtre, à l' aspect d' unpeuple entier témoin d' un si nobleforfait, comme il en avoit conçu le dessein,il ne laissoit rien à faire à Vindex. Tandisque les conjurés de Pison temporisententre l' espérance et la crainte, la conjurationse découvre, et ils périssent tous.Il y avoit environ quatorze ans

p244

que la terre gémissoit sous le monstre,lorsque le ciel en fit justice. Vindex soulevela province des Gaules qu' il commandoiten qualité de propréteur, et Galba, lesEspagnes. Alors le tyran perd la raison :

Page 88: Essai Sur La Vie de Sénèque

il se roule à terre, déchire ses vêtements,il se frappe. Dans son délire, il projette defaire massacrer et les gouverneurs deprovinces, et les commandants d' armées :il abandonnera aux légions le pillage desGaules, il brûlera Rome ; au milieu del' embrasement, on lâchera des bêtes férocessur le peuple. Un moment après il veutse présenter aux rebelles ; il prend lesfaisceaux ; il ne se vengera pas ; il versera deslarmes ; on sera touché de son repentir ; lapaix va ramener l' allégresse, et il enmédite les chants. Il ordonne ses équipages,et sur-tout que ses instruments demusique ne soient pas oubliés. On coupe

p245

les cheveux à ses concubines, elles serontarmées de haches et de boucliers, à lamaniere des amazones. Les tribus de Romesont convoquées sous les drapeaux ; personnene s' y rend ; il arrache aux maîtres leursesclaves : il exige le tribut de tous lesordres de l' etat, l' impôt annuel des locations :le fisc ne recevra que de lamonnoie en or et en argent le plus pur, etnouvellement frappée. Il est effrayé par desprognostics, les armées ont embrasséla cause de Vindex, il en apprend lanouvelle à table, il déchire la lettre, ilrenverse la table, il brise deux vases précieux,il demande du poison à Locuste : il s' estretiré dans les jardins de Servilius, tandisqu' on prépare des vaisseaux à Ostie poursa fuite ; les tribuns et les centurions desgardes prétoriennes refusent de l' accompagner,un d' eux lui dit : est-il doncsi difficile de mourir ? ses pensées ne sont

p246

plus les mêmes, il ne se retirera plus chezles parthes, il n' ira plus se prosterner auxpieds de Galba ; mais il prendra le deuil,il montera dans la tribune aux harangues,il demandera graces, et se restreindra augouvernement de l' Egypte : on lui déclarequ' il sera mis en pieces avant que d' arriver

Page 89: Essai Sur La Vie de Sénèque

à la place publique. Il se couche, ils' éveille sur le milieu de la nuit, ses gardesl' ont abandonné ; il saute de son lit, il faitappeller ses amis, il n' en a plus, il court àleurs portes qu' il trouve fermées. Il rentredans son palais que les sentinelles ont pillé ;il présente sa gorge à couper à un gladiateurqui lui refuse son bras ; il court vers leTibre, il est trop lâche pour s' y précipiter ;il revient. Un affranchi lui offre unasyle dans sa petite campagne ; il accepte,il s' y rend en tunique, les jambes nues etla tête enveloppée : il sent la terretrembler sous ses pas, ses yeux sont frappésd' un éclair, il entend les imprécations des

p247

passants contre lui, leurs voeux pourGalba. Il descend de cheval, il arrive, les piedset les vêtements déchirés par des ronces,aux murs du jardin de l' affranchi ; il yentre, en rampant, par une ouverture qu' ona creusée sous la terre, et qui le conduit àune salle étroite où il s' étend sur un mauvaismatelas couvert d' un vieux manteau.Il ordonne sa fosse sur la mesure de soncorps ; il pleure, il s' écrie : quelle finpour un si grand musicien ! malheureux,tu n' en serois pas là, si tu avois sugouverner, comme tu savois chanter : ce n' est pasau musicien qu' on en veut, c' est auméchant empereur. Le sénat l' a déclaréennemi de la patrie, on le cherche pour le traînerau supplice : il se saisit de deuxpoignards ; il se dit : " tu prolonges

p248

une vie infâme, d' une maniere honteuse ;ce que tu fais n' est pas digne d' unempereur : prends ton parti, allonsNéron, exhorte-toi " . Les cavaliers quiont ordre de le prendre vivant, sont à laporte, il les entend. à l' aided' Epaphrodite, son secrétaire, il s' enfonce un desdeux poignards dans la gorge ; il expiroitlorsque le centurion entra : ses yeuxaggrandis et fixes inspiroient l' effroi.

Page 90: Essai Sur La Vie de Sénèque

Le monstre n' est plus. Je m' arrêteimmobile devant son cadavre : à chaqueforfait que je me rappelle, je sens monindignation redoubler : mais que luiimporte ! Il ne me voit point. C' est en vainque je lui reproche les meurtresd' Agrippine, de Burrhus, de Séneque, de Thraséa,de Vétus et de sa famille ; il ne m' entendplus : les furies se sont éloignées, et

p249

sa cendre repose aussi tranquillement quecelle de l' homme vertueux. Qui est-ce quiabsoudra les dieux, de sa vie, et de lamort de ses instituteurs ? Tant de crimessont-ils suffisamment expiés par lesupplice d' un moment ? Est-il vrai que le cielfît assez pour un Séneque, lorsqu' il le créabon ; et qu' un Néron en fût assez châtié,lorsqu' il le créa méchant ? Je le crois : oui,je le crois ; et s' il falloit opter entre le sortd' un scélérat fortuné, et celui d' un hommede bien malheureux, certes je nebalancerois pas. Quel est le motif d' un choixaussi décidé ? La persuasion qu' il n' y apoint de méchant qui n' ait souvent desiréd' être bon, et que le bon ne desira jamaisd' être méchant.Lxi une singularité aussiremarquable que surprenante dans le caracterede Néron, c' est la patience aveclaquelle il supportoit l' injure et la satyre. Ilne se montra dans aucune circonstance

p250

aussi indulgent qu' envers ceux qui l' attaquoientpar des mots ou des vers épigrammatiques.Il livroit l' empereur à la raillerie,mais non le musicien.Le préteur Lucius Antistius, sansaucun sujet de mécontentement, composedes vers outrageants contre Néron,et les lit à table au milieu d' une assembléenombreuse ; il est déféré : le sénat separtage d' avis ; le jugement est renvoyé àNéron, qui répond : " comme je m' étoisproposé de modérer votre rigueur, je

Page 91: Essai Sur La Vie de Sénèque

suis bien éloigné de m' opposer à votreclémence : ordonnez d' Antistius ce qu' ilvous plaira, vous êtes même les maîtresde l' absoudre " .Au milieu des flatteries, le consuldésigné Cérialis Anicius dit un mot délié,dont Néron ne s' offensa point ; il opinoità ce qu' on élevât un temple au divin Néron :honneur qu' on ne rendoit aux souverainsqu' après leur mort.

p251

On publia contre lui nombred' épigrammes grecques et latines, assezmauvaises, à la vérité, à en juger par cellesque Suétone nous a transmises. Il enconnut les auteurs, n' en poursuivit aucun, etobtint du sénat le pardon de ceux quifurent dénoncés.Un acteur des farces attellanes,appellé Datus, chantoit un air quicommençoit par ces mots, bon jour, mon pere ;bon jour, ma mere, et qui finissoit parceux-ci, vous irez bientôt chez Pluton. par le geste de quelqu' un qui boit, ildésigna la mort de Claude ; par celui dequelqu' un qui nage, la mort d' Agrippine ;et par un troisieme qui s' étendoit à laronde, la perte du sénat : il fut exilé.Une pareille insolence seroit plussévérement châtiée de nos jours.

p252

Rien ne le choquoit autant dansles libelles de Vindex, que le dédain de sontalent musical. Il avoit sur cet art une idéeassez juste ; c' est qu' il ne produisoit sesgrands effets que dans les assembléesnombreuses.Séneque lui avoit appris la languegrecque, l' histoire, l' éloquence et la poésie.Il fit des vers médiocres avec assezde facilité ; il ne fit aucun progrès dansl' art oratoire.Il se refusa entiérement à l' étude dela philosophie, d' après le conseild' Agrippine sa mere, qui lui persuada

Page 92: Essai Sur La Vie de Sénèque

que cette science étoit nuisible à un souverain :

p253

c' est-à-dire, à un tyran, car c' étoitla valeur du mot dans la bouche d' unefemme aussi impérieuse.Quoi ! L' art de modérer ses passions,de connoître ses devoirs et de les remplir,d' exercer la clémence et la justice, deconnoître les vraies limites de son pouvoir,les prérogatives inaliénables de l' homme,de les respecter ; cet art, dis-je, estnuisible à un souverain, et il ne doit pointentrer dans le plan de l' éducation d' unprince !Ce conseil d' Agrippine est celui quedonneront toujours aux enfants des rois,ceux qui se proposeront de les abrutir,pour les gouverner : il est important poureux qu' ils soient vicieux et fainéants. MaisAgrippine apprit avec le temps, qu' on netravaille pas impunément à rendre sonmaître sot et méchant. Puissent les imitateursde sa politique recevoir la même récompensequ' elle en obtint !Agrippine publia que son fils Néron,

p254

au berceau, avoit été gardé par deuxserpents ; Néron ne convenoit que d' un.On reproche à Séneque d' avoirinterdit à son eleve la lecture des anciensorateurs ; et cela pour fixer sur lui seultoute son admiration. Quelle ineptie !Séneque permettoit sans doute à Néron lalecture de ses propres ouvrages, où il ditde Cicéron : cet orateur dont la majestérépond à celle de l' empire.

p255

Lxii jusqu' ici nous n' avons vu quel' homme de cour, l' instituteur deNéron ; il nous reste à connoître lephilosophe, ou le précepteur du genre humain.

Page 93: Essai Sur La Vie de Sénèque

Nous nous arrêtons avec intérêtdevant les portraits des hommes célebres, oufameux : nous cherchons à y démêlerquelques traits caractéristiques de leurhéroïsme, ou de leur scélératesse ; et il est rareque notre imagination ne nous serve pas à

p258

souhait. Tous les bustes de Séneque m' ontparu médiocres ; la tête de sa figure au bainest ignoble : sa véritable image, celle quivous frappera d' admiration, qui vous inspirerale respect, et qui ajoutera à monapologie la force qui lui manque, elle estdans ses écrits. C' est-là qu' il faut allerchercher Séneque, et qu' on le verra.Séneque a beaucoup écrit ; et je n' ensuis pas étonné, il avoit tant d' amour pourle travail, et il étoit doué d' un génie sifacile et si fécond. " je ne passe pas,nous dit-il, une seule journée oisive : etc. "

p259

c' est ainsi qu' on se fait un nom parmises contemporains et chez les races futures.Quels que soient les avantages qu' onattache au commerce des gens du monde pourun savant, un philosophe, et même unhomme de lettres, et bien que j' enconnoisse les agréments, j' oserai croire que sontalent et ses moeurs se trouveront mieux dela société de ses amis, de la retraite, de lalecture des grands auteurs, de l' examen deson propre coeur et du fréquent entretienavec soi ; et que très rarement il auraoccasion d' entendre, dans le cercle le mieuxcomposé, quelque chose d' aussi bon quece qu' il se dira dans la retraite.Milord Shaftesbury a intitulé un de sesouvrages, le soliloque, ou avis à un auteur. celui qui se sera étudié lui-même, serabien avancé dans la connoissance des autres ;

p260

Page 94: Essai Sur La Vie de Sénèque

s' il n' y a, comme je le pense, ni vertuqui soit étrangere au méchant, ni vicequi soit étranger au bon.Si l' on en excepte la consolation à Marcia,à Helvia, et à Polybe, qu' il écrivitpendant son exil en Corse ; ce qui nous estparvenu de ses ouvrages, est le fruit desheures du jour et des nuits qu' il déroboità ses fonctions à la cour, et au sommeil.Nous avons perdu ses poëmes, plusieurstragédies, ses discours oratoires, ses livresdu mouvement de la terre, son traité dumariage, celui de la superstition, sesabrégés historiques, ses exhortations et sesdialogues. Il suffit de ce qui nous reste, pourregretter ce qui nous manque.Je ne dis rien de son commerce épistolaireavec S Paul, ouvrage ou d' un écolierqui s' essayoit dans la langue latine, ou d' unadmirateur de sa doctrine et de ses vertus,jaloux de l' associer aux disciples de Jésus-Christ.Il est à croire qu' il avoit parcouru l' Egypte,

p261

où son oncle étoit préfet. Ce qu' ildit de cette contrée et du fleuve quila fertilise, semble confirmer cetteconjecture. On prétend même qu' il s' étoit avancéjusques sur les confins de l' Inde, et Plinenous apprend qu' il en avoit écrit.Lxiii on trouve dans Séneque ungrand nombre de traits sublimes : c' estcependant un auteur de beaucoup, maisde beaucoup d' esprit, plutôt qu' un ecrivainde grand goût. J' aurai de l' indulgence pour

p263

le style épistolaire ; je conviendrai que lafamiliarité de ce genre admet des penséeset des expressions qu' on s' interdiroit dansun autre ; mais quoique pleines de belleschoses, ses lettres assez naturelles dansla traduction, ne m' en paroîtront pasmoins recherchées, dans l' original.

p265

Page 95: Essai Sur La Vie de Sénèque

L' antiquité ne nous a point transmisde cours de morale aussi étendu que lesien. Parmi quelques préceptes quirépugnent à la nature, et dont lapratique rigoureuse ajouteroit peut-être à lamisere de notre condition (conséquencesd' une philosophie trop roide, du moins

p266

pour la généralité des hommes à qui elledemandoit au-delà de ce qu' elle espéroit enobtenir), il y en a sans nombre aveclesquels il est important de se familiariser,qu' il faut porter dans sa mémoire, graverdans son coeur, comme autant de reglesinflexibles de sa conduite, sous peine demanquer aux devoirs les plus sacrés, etd' arriver au malheur, le terme presquenécessaire de l' ignorance et de la méchanceté :il faut les tenir d' une bonne éducation,ou les devoir à Séneque. Que cephilosophe soit donc notre manuel assidu :expliquons-le à nos enfants ; mais ne leur enpermettons la lecture que dans l' âge mûr,lorsqu' un commerce habituel avec lesgrands auteurs, tant anciens que modernes,aura mis leur goût en sûreté. Sa maniereest précise, vive, énergique, serrée ;mais elle n' est pas large. Ses imitateurs nes' éleveront jamais à la hauteur de sesbeautés originales ; et il seroit à craindre queles jeunes gens captivés par les défautsséduisants de ce modele, n' en devinssent

p267

que d' insipides et ridicules copistes. C' estainsi que je pensois de Séneque, dans untemps où il me paroissoit plus essentiel debien dire que de bien faire ; d' avoir dustyle, que des moeurs, et de me conformeraux préceptes de Quintilien, qu' aux leçonsde la sagesse.On verra, dans la suite de cet essai, auxendroits où je me propose d' examiner lesdifférents jugements qu' on a portés de sesouvrages, l' influence qu' ont eue sur le

Page 96: Essai Sur La Vie de Sénèque

mien l' expérience de la vie et la maturitéd' un âge, où si l' on m' eut demandé,que faites-vous, je n' aurois pas répondu,je lis les institutions de l' art oratoire ; maisj' aurois dit avec Horace, je cherchece que c' est que le vrai, l' honnête, ledécent, et je suis tout entier à cette étude.De combien de grandes et bellespensées, d' idées ingénieuses, et même bisarres,

p270

on dépouilleroit quelques-uns de nosplus célebres ecrivains, si l' on restituoità Plutarque, à Séneque, et à Montagne,ce qu' ils en ont pris sans les citer.

p273

J' aime la franchise de ce dernier : " monlivre, dit-il, est maçonné des dépouillesdes deux autres " . Je permetsd' emprunter, mais non de voler ; moinsencore d' injurier celui qu' on a volé.Lxiv je vais parler des ouvrages deSéneque, sans prévention, et sans partialité :usant avec lui d' un privilege dont ilne se départit avec aucun autre philosophe,j' oserai quelquefois le contredire.Quoique l' ordre selon lequel le traducteur ena rangé les traités, ne soit pas celui deleurs dates, je m' y conformerai, parcequeje ne vois aucun avantage à m' en éloigner.Cette courte analyse achevera de dévoilerle fond de l' ame de Séneque, le secret desa vie privée, et les principes qui servoientde base à sa philosophie spéculative etpratique.Je vais donc commercer par les lettres,transportant dans l' une ce qu' il aura ditdans une autre, généralisant ses maximes,les restreignant, les commentant, lesappliquant à ma maniere, quelquefois lesconfirmant, quelquefois les réfutant ; iciprésentant au censeur le philosophederriere lequel je me tiens caché ; là, faisantle rôle contraire, et m' offrant à des flechesqui ne blesseront que Séneque caché derriere moi.

Page 97: Essai Sur La Vie de Sénèque

p274

des lettres de Séneque. Lxv les lettres de Séneque sontadressées à Lucilius, son ami, et soneleve dans la philosophie stoïcienne." Lucilius, je vous réclame : vous êtesmon ouvrage " : ils étoient âgés tous lesdeux : " nous ne sommes plus jeunes " . Lucilius,né dans une condition médiocre,s' étoit élevé par son mérite au rang dechevalier romain, et avoit obtenu laplace d' intendant en Sicile.La matiere traitée dans cette correspondance,est très étendue : c' est presque uncours de morale complet. Je vais le suivre.Mais pour m' épargner à moi-même, et auxautres, la sécheresse et le dégoût d' unetable, j' indiquerai, chemin faisant,quelques-uns des traits qui m' ont le plusfrappé, ce que je voudrois avoir recueilli dema lecture ; et sur-tout qu' on ne sepersuade pas qu' il n' y ait rien à remarquer, àapprendre, dans celles dont je n' annonceraique le sujet.La premiere est sur le temps : Séneque

p275

dit, et ne dit que trop vrai, " qu' une partiede la vie se passe à mal faire, etc. "il traite dans la deuxieme des voyages,et des lectures, autre sorte de voyage." ne pouvant lire autant de livres quevous en pouvez acquérir, n' enacquerez qu' autant que vous en pourrezlire " .C' est là qu' il dit d' Epicure ; " je passedans le camp ennemi, en espion, maisnon en déserteur " .Si vous avez à faire choix d' un ami,lisez la troisieme, où l' on trouve entre autrescette maxime de Pomponius." il y a des yeux tellement accoutumésaux ténebres, qu' ils voient trouble augrand jour " .La quatrieme vous affranchira des terreurs

p276

Page 98: Essai Sur La Vie de Sénèque

de la mort, et des sollicitudes de la vie." le tyran me fera conduire, où ? ...où je vais. Etc. "frappez à cette porte pour autrui : n' yfrappez jamais pour vous.Dans la cinquieme, sur la singularité, iladresse à Lucilius des conseils, dontquelques-uns d' entre nous pourroient profiter." n' allez pas, à l' exemple de certainsphilosophes, etc. "

p277

voulez-vous savoir ce que c' est que lavéritable amitié ? Vous l' apprendrez dans lasixieme." combien d' hommes, dit-il, ont plutôtmanqué d' amitié que d' amis " ! ... lecontraire ne seroit-il pas aussi vrai ; et nepourroit-on pas dire ? Combien d' hommesont plutôt manqué d' amis que d' amitié !Il conseille, lettre septieme, la fuite dumonde. " je ne rapporte jamais de lasociété les moeurs que j' y ai portées " .Quel est celui d' entre nous assez sage,ou assez corrompu, qui n' en puisse direautant ?

p278

Ici, il apostrophe les romains, il leurreproche d' enseigner la cruauté à leursouverain qui ne sauroit l' apprendre.Séneque n' avoit pas encore démêlé le caracterede son eleve, et son commerce épistolaireavec Lucilius, commença apparemmentpendant les cinq premieres années du regnede Néron." la route du précepte est longue ;celle de l' exemple est courte. Lesdisciples de Socrate et d' Epicureprofiterent plus de leurs moeurs, que de leursdiscours " . Il résulte de cette maxime,applicable sur-tout à l' éducation desenfants, qu' il faut leur adresser rarement deces préceptes dont la vérité ne peut êtreconstatée que par une longue expérience :mais parlez sensément ; agissez toujours

Page 99: Essai Sur La Vie de Sénèque

bien devant eux. C' est ainsi que lesromains préparoient à la république desmagistrats, des guerriers et des orateurs.Vous serez difficile sur la compagnie dans

p279

laquelle vous pourrez les admettre, si vouspensez qu' il y a tel mot, telle action,capable de détruire le fruit de plusieurs années.L' activité du sage est le sujet de lahuitieme : dans la neuvieme, où il encaractérise l' amitié, il prétend qu' on refait aussiaisément un ami perdu, que Phidias unestatue brisée. Je n' en crois rien. Quoi !L' homme à qui je confierai mes pensées lesplus secrettes ; qui me soutiendra dans lespas glissants de la vie ; qui me fortifiera parla sagesse de ses conseils et la continuité deson exemple ; qui sera le dépositaire dema fortune, de ma liberté, de ma vie, demon honneur ; sur les moeurs duquel leshommes seront autorisés à juger desmiennes ; je dis plus, l' homme que je pourraiinterroger sans crainte, dont je neredouterai point la confidence, dont j' oseraiéclairer le fond de la caverne, sans sentirvaciller le flambeau dans ma main ; cethomme se refait en un jour, en un mois,en un an ! Hé ! Malheureusement la duréede la vie y suffit à peine ; et c' est un fait

p280

bien connu des vieillards, qui aimentmieux rester seuls, que de s' occuper àretrouver un ami.Lorsque notre philosophe se demandeà lui-même, quel est son but en prenantun ami ; et qu' il se répond : " d' avoirquelqu' un pour qui mourir, quiaccompagner en exil, qui sauver aux dépensde mes jours " ; il est grand, il estsublime ; mais il a changé d' avis.Lorsque, comparant l' amour à l' amitié,il ajoute que l' amour est presque la folie del' amitié , il est délicat.Lorsqu' il répond à la question, quellesera la vie du sage sur une plage

Page 100: Essai Sur La Vie de Sénèque

déserte, dans le fond d' un cachot, celle deJupiter dans la dissolution des mondes, ilmontre l' ame la plus forte. De pareillesidées ne viennent qu' à des hommes d' unetrempe rare.Lxvi il traite, dans la dixieme,de la solitude." Cratès disoit à un jeune homme : quefais-tu là seul ? Etc. "

p281

dans la onzieme, des avantages de lavieillesse ; de la mort, et du suicide.La maniere dont les habitants de sacampagne, son fermier, son jardinier, sesarbres, ses charmilles, lui rappellent songrand âge, est charmante... " qu' est-ceque cet homme qu' on a posté-là, etc. "dans la douzieme, des effets de la philosophiesur les défauts et sur les vices.

p282

Dans la treizieme, du courage que donnela vertu, et du dessouci de l' avenir." le sage qui craint l' opinion, ressembleà un général qui s' ébranle à la vued' un nuage de poussiere élevé par un troupeau " .Dans la quatorzieme, des soins du corps." donnons-lui des soins, etc. "maxime pusillanime : c' est le condamner à taire lavérité.On dit, vivre d' abord, ensuite philosopher : ... c' est le peuple qui parle ainsi :

p283

mais le sage dit, philosopher d' abord, etvivre ensuite, si l' on peut : ou aimer lavertu avant la vie." il y a trois passions qu' il ne faut pointexciter, la haine, l' envie, le mépris...cela est plus digne du moine de Rabelais,que du stoïcien Séneque. C' est vous,Séneque, qui m' avez appris à vous répondre :il y a des hommes dont il est glorieux

Page 101: Essai Sur La Vie de Sénèque

d' être haï : le tourment de l' envie esttoujours un éloge : le mépris n' est souventqu' une affectation... " craignons l' admiration " ... etpourquoi ? Faisons tout ce qui peut en mériter.Il s' entretient avec son ami, lettres 15,16, 17, 18, 19, des exercices du corps,de l' utilité de la philosophie, de la richesse,de la pauvreté, des persécutions, de lacalomnie ; qu' il faut embrasser la philosophiesans délai ; des amusements du sage,de la colere, des passions, des vices, desvertus, des avantages du repos, de lasociété, des fonctions publiques, du bonheur,du malheur.

p284

Les préceptes de Séneque sont austeres,mais l' expérience journaliere et l' usage dumonde en confirment la vérité : on ne lesconteste que par vanité, ou par foiblesse.C' est dans sa vingtieme lettre qu' il dit auxgrands, aux gens en place, un motsimple, mais qu' ils devroient avoir sans cesseà la bouche, s' ils sentoient vivement lesinconvénients de leur élévation : " quandviendra le jour heureux, où l' on neme mentira plus " !Je ne relis point les ouvrages de Séneque,sans m' appercevoir que je ne les aipoint encore assez lus.Quel est l' objet de la philosophie ? C' estde lier les hommes par un commerced' idées, et par l' exercice d' une bienfaisancemutuelle.La philosophie nous ordonne-t-elle denous tourmenter ? Non.Dans la lettre huitieme, sur l' activité dusage, il parle de drames mixtes, dont leton est grave, et le genre moyen entre lacomédie et la tragédie. Ce genre eut-il

p285

aussi des détracteurs chez les anciens ? Ilne le dit pas.Lxvii selon lui, lettre quatorzieme,la philosophie est une espece de sacerdoce etc.Non, non, Suilius, Aristophanes modernes,

Page 102: Essai Sur La Vie de Sénèque

jamais la dépravation ne sera assezgénérale, assez durable, assez puissante,ou la ligue de l' ignorance et du vice,contre la science et la vertu, assez forte, pourempêcher la philosophie d' être vénérableet sacrée.Ne nous engageons point dans des querelles.Méprisons les propos de l' impudent,soyons convaincus qu' il n' y a que deshommes abjects qui osent nous insulter. Nesoyons pas plus offensés de leurs injures,que nous ne serions flattés de leur éloge ;abandonnons le pervers à sa honte secrette... "est-ce qu' il en éprouve " ? ... jele crois depuis qu' un de ces infâmes salariés

p286

des grands pour déchirer les gens debien, a dit d' une satyre de commande,qu' il n' étoit pas bien sûr d' être content del' avoir faite. Un des châtiments de la folie,est de se déplaire à elle-même.L' ouvrage de Séneque est un champ oùl' on trouve toujours à glaner. Je vois quedans l' opulence il s' exerçoit à la pauvreté :au milieu des richesses, il se rit de la peineinutile que la fortune s' est donnée.Il dit, lettre vingt-une, à propos de lavraie gloire du sage : " en vain Atticus

p288

auroit eu pour gendre Agrippa, etc. "puis s' arrêtant à la porte des jardins de cephilosophe, il y grave une inscription quiatteste l' austérité de l' un et l' impartialité del' autre. La voici :" passant, tu peux t' arrêter ici, etc. "c' est ainsi que Séneque pensoit de cephilosophe, si mal connu, et tant calomnié.On ne s' est pas acharné avec moins defureur sur la doctrine d' Epicure, que surles moeurs de Séneque.Je lis dans un auteur moderne :

p289

Page 103: Essai Sur La Vie de Sénèque

on oppose Séneque, comme un bouclierimpénétrable, etc. "lorsque Zéneque fait l' éloge d' Epicure,il ne décrie point Zénon, non plus qu' ilne préconise celui-ci, lorsqu' il attaquele premier. C' est un juge impartial, quipese ce que chaque secte enseigne decontraire ou de conforme à la vérité, et quis' en explique avec franchise. Si les talentssublimes et les vertus transcendantes del' académicien des inscriptions, qui aenrichi l' histoire critique de la philosophie,de son examen de la vie et de la doctrined' Epicure, ne m' étoient parfaitementconnus, je penserois qu' un auteur qui se sert

p290

de l' éloge de l' une des ecoles pour lesrendre toutes deux suspectes, est unmauvais logicien, s' il pense ce qu' il écrit, ouun dangereux hypocrite, s' il écrit ce qu' ilne pense pas.Un littérateur du jour auroit-il la vanitéde se croire mieux instruit des sentimentsd' Epicure, dont les ouvrages nousmanquent, qu' un ancien philosophe, qu' unSéneque, qui les avoit sous ses yeux.Qu' Epicure et Zénon se soient accordésl' un et l' autre à regarder la vertu commele plus essentiel de tous les biens, et qu' ilsen aient eu les mêmes idées : ques' enfuit-il ? Que l' epicurien n' en étoit pas moinsdissolu, et que le stoïcien en étoitpeut-être moins sage ? Voilà une étrangeconclusion.Hé ! C' est bien assez de condamner Epicure,sans lui associer aussi lestement lephilosophe Séneque, son apologiste ;Séneque, que S Jérôme, qui n' étoit pas leplus tolérant des peres de l' eglise, louepour la pureté de sa morale, la sainteté

p291

de sa vie, et qu' il a inscrit dans lecatalogue des auteurs sacrés.Séneque ne ferme presque pas une de

Page 104: Essai Sur La Vie de Sénèque

ses lettres, sans la sceller de quelquesmaximes d' Epicure ; et ces maximes sonttoujours d' un grand sens et d' une sagessemerveilleuse : quelle honte pour lezénonisme !Lxviii c' est dans la vingt-deuxieme lettresur les conseils et sur les affaires, queSéneque dit, des goûts passagers de l' ambition :" c' est un amant qui querelle avecsa maîtresse ; n' allez pas prendre un momentd' humeur pour une rupture " .Croit-on que cette pensée déparât celles dela Rochefoucault ? Il ajoute : " nousmourons plus mauvais que nous ne naissons.Je t' avois engendré, nous dit la nature,

p292

sans desirs, sans crainte, sans superstition,sans perfidie, sans vice. " ... celaest-il bien vrai ? ... " retourne commetu es venu, la vie nous corrompt. "en parcourant les lettres 23 et 24, sur laphilosophie, source des vrais plaisirs, sur lepassé, le présent, le futur, les craintes del' avenir, les terreurs de la mort ; je me suisrappellé l' endroit où Horace recommandeau poète la lecture des feuillets deSocrate : on pourroit lui dire avec plus deraison encore, (...). Si tu crains d' être un poèteexangue, un diseur de puérilités sonores ;si tu veux connoître les vices, les vertus,les passions, les devoirs de l' homme danstoutes les conditions et les circonstances,lis Séneque.Il s' occupe, lettre 25, des dangers de lasolitude : si l' homme se retire dans la forêtpar vanité ou par misanthropie, s' il y porteune ame pleine de fiel, il ne tardera pas ày devenir une bête féroce : celui dont il yprendra conseil, est un méchant quiachevera de le pervertir.

p293

Il écrit, lettres 26, 27, 28 et 29, desavantages de la vieillesse, de la vertu, duvrai bonheur, des voyages, des conseilsindiscrets. On voit dans cette derniere, qu' il

Page 105: Essai Sur La Vie de Sénèque

y avoit aussi à Rome des hommes perversqu' on se plaisoit à associer aux philosophesen général, dans le dessein cruel de souillerla pureté des uns par la turpitude desautres. Ce fait me rappelle l' auteur del' anti-Séneque , et la constante affectationdes ennemis de la philosophie à le citerparmi les hommes sages et éclairés, dontla vie se passe à chercher la vérité et àpratiquer la vertu. Si ces calomniateurs desgens de bien n' étoient pas étrangers à toutsentiment honnête, ils rougiroient deplacer ce nom justement décrié, à côté desnoms les plus respectables et les plusrespectés.La Mettrie est un ecrivain sansjugement, qui a parlé de la doctrine de Sénequesans la connoître ; qui lui a supposé toutel' âpreté du stoïcisme, ce qui est faux ; qui

p294

n' a pas écrit une seule bonne ligne dansson traité du bonheur, qu' il ne l' ait, ouprise dans notre philosophe, ourencontrée par hasard, ce qui n' est et nepouvoit malheureusement être que très rare ;qui confond par-tout les peines du sage,avec les tourments du méchant, lesinconvénients légers de la science, avec lessuites funestes de l' ignorance ; dont onreconnoit la frivolité de l' esprit dans ce qu' ildit, et la corruption du coeur dans ce qu' iln' ose dire ; qui prononce ici que l' hommeest pervers par sa nature, et qui faitailleurs, de la nature des êtres, la regle deleurs devoirs et la source de leur félicité ;qui semble s' occuper à tranquilliser le scélératdans le crime, le corrompu dans sesvices ; dont les sophismes grossiers, maisdangereux par la gaieté dont il lesassaisonne, décelent un ecrivain qui n' a pas lespremieres idées des vrais fondements de lamorale, de cet arbre immense, dont latête touche aux cieux et les racines pénétrent

p295

jusqu' aux enfers, où tout est lié, où

Page 106: Essai Sur La Vie de Sénèque

la pudeur, la politesse, la décence, lesvertus les plus légeres, s' il en est de telles,sont attachées comme la feuille au rameauqu' on deshonore en l' en dépouillant ;dont le cahos de raison et d' extravagancene peut être regardé sans dégoût, que parces lecteurs futiles qui confondent laplaisanterie avec l' évidence, et à qui l' on atout prouvé, quand on les a fait rire ; dontles principes, poussés jusqu' à leursdernieres conséquences, renverseroient lalégislation, dispenseroient les parents del' éducation de leurs enfants, renfermeroientaux petites-maisons l' homme courageuxqui lutte sottement contre ses penchantsdéréglés, assureroient l' immortalité auméchant qui s' abandonneroit sans remordsaux siens ; et dont la tête est si troublée,et les idées sont à tel point décousues, quedans la même page, une assertion senséeest heurtée par une assertion folle, et uneassertion folle, par une assertion sensée ;

p296

ensorte qu' il est aussi facile de le défendre,que de l' attaquer.Lxix dans la même lettre, Sénequecite un beau mot d' Epicure sur lesjugements populaires. " jamais je n' ai vouluplaire au peuple : ce que je sais, n' estpas de son goût ; et ce qui seroit de songoût, je ne le sais pas " .La contrainte des gouvernements despotiquesrétrécit l' esprit, sans qu' on s' enapperçoive ; machinalement on s' interditune certaine classe d' idées fortes, commeon s' éloigne d' un obstacle qui nousblesseroit ; et lorsqu' on est accoutumé à cettemarche pusillanime et circonspecte, onrevient difficilement à une marcheaudacieuse et franche. On ne pense, on neparle avec force que du fond de son tombeau :

p297

c' est là qu' il faut se placer ; c' estdelà qu' il faut s' adresser aux hommes. Celuiqui conseilla au philosophe de laisser un

Page 107: Essai Sur La Vie de Sénèque

testament de mort, eut une idéeutile et grande. Je souhaite pour leprogrès des sciences, qu' il nous fasseattendre le sien long-temps.Lisez la lettre 30, de la mort, et de lanécessité de l' attendre de pied ferme ; etvous me direz ensuite ce qu' il y a de nouveausur ce sujet dans nos ecrivains modernes.Quoi de plus délicat que ce mot ?" l' ame s' échappe du vieillard, sanseffort ; elle est sur le bord de sa levre " .Quoi de plus sensé que ce qui suit ?" qu' est-ce que ces noms d' empereur, desénateur, de questeur, de chevalier,d' affranchi, d' esclave " , ou en stylemoderne, de rois, de grands, de nobles,de roturiers, de paysans ? Ce que

p298

c' est, répond-il, lettre 31 ? " des titresinventés pour enorgueillir les uns, etdégrader les autres. N' avons-nous pastous le ciel au dessus de nos têtes " .Il vous exhortera à la philosophie,lettre 32 : il vous dira, lettre 33, que dansun ouvrage de l' art, il faut que la beautéde l' ensemble fixant le premier coup d' oeil,on n' apperçoive pas les détails ; et que,dans un ouvrage de philosophie ou delittérature, les beaux vers, les sentences,sont les dernieres choses à louer.Il encourage Lucilius à l' étude de laphilosophie, lettre 34, et le félicite sur sesprogrès. Il prouve, lettre 35, qu' il ne peuty avoir d' amitié qu' entre les gens de bien.La mort d' un ami ravit à l' hommevertueux, un témoin de ses vertus ; auméchant, un complice, peut-être indiscret,de ses crimes. Les avantages du repos, lesvoeux du vulgaire, le mépris de la mort,texte auquel il ne se lasse point de revenir ;le courage que donne la philosophie, lesdangers de la prospérité, l' éloquence qui

p299

convient au sage, la voix de la divinitéqui est en nous, ou la conscience, la

Page 108: Essai Sur La Vie de Sénèque

rareté des gens de bien, l' occupent depuis lalettre 36, jusqu' à la 42 e.Il dit à Lucilius, lettre 36 : " on blâmevotre ami d' avoir embrassé le repos, etc. "pour lui peut-être ? Mais pour la société ?Il y a dans le stoïcisme un esprit monacalqui me déplaît ; c' est cependant unephilosophie à porter à la cour, près desgrands, dans l' exercice des fonctions publiques,ou c' est une voix perdue qui criedans le désert. J' aime le sage en évidence,comme l' athlete sur l' arene : l' hommefort ne se reconnoît que dans les occasionsoù il y a de la force à montrer. Ce célebredanseur qui déployoit ses membres sur lascene, avec tant de légéreté, de noblesse

p300

et de graces, n' étoit dans la rue qu' unhomme dont vous n' eussiez jamais devinéle rare talent.Il dit, lettre 41, " dans le sein del' homme vertueux, j' ignore quel dieu,mais il habite un dieu " ... belle idée !Séneque pouvoit ajouter : et dans le seindu méchant, j' ignore quel démon, maisil habite un démon.Lettre 42, qu' est-ce que l' hommeléger : " c' est un oiseau que vous ne tenezque par l' aile ; au premier instant ilvous échappera, et ne vous laissera dansla main qu' une plume " .Je trouve, lettre 43, sur la vie cachée :que ce fut moins l' orgueil, que la honte,qui créa les portiers chez les romains. Dela maniere dont on vivoit, entrer dansune maison sans se faire annoncer,c' étoit prendre le maître ou la maîtresse enflagrant délit.Lettre 44, la philosophie est la vraienoblesse : nul n' a vécu pour la gloired' autrui.

p301

Lettre 45, les chicanes futiles de ladialectique seront méprisées de tout bonesprit ; n' en déplaise, dit Séneque, à nos

Page 109: Essai Sur La Vie de Sénèque

stoïciens, que j' approuve ou blâme à mongré, " parceque je ne m' asservis à aucunmaître, que je ne porte la livrée depersonne, et qu' en respectant les sentimentsdes grands hommes, je nerenonce pas au mien " .Même cause, même effet. Celui quiconnoîtra l' esprit du stoïcisme, ne serapoint étonné qu' un amalgame de philosophieet de théologie, ait fait, des disciplesde Zénon, des moulins à sophismes etdes bluteurs de mots.Lettre 46, il fait l' éloge d' un ouvragede Lucilius.Il dénombre, lettre 47, la multitude desesclaves. " c' est un consulaire subjuguépar sa vieille femme ; etc. "

p302

il n' y a point de cour où l' on n' eût besoind' un officier, dont la fonction fût de setrouver tous les matins au chevet du monarque,et de lui citer cette maxime commune.Après avoir exposé, lettre 48, lesdevoirs de l' amitié, et traité, lettre 49, de lamort et de la briéveté de la vie, il tombesans ménagement sur les puérilités de ladialectique de son ecole. " aujourd' hui,dit-il, la rapidité du temps meconfond, etc. "

p303

cette sentence austere de Séneque, brûlequelque milliers de volumes ?Est-elle juste ? Ne l' est-elle pas ?Et faudroit-il en effet dédaigner touteétude qui n' auroit pas un rapport immédiatavec la connoissance des devoirs, etla pratique des vertus ?Lxx je vais passer rapidement surles lettres qui suivent ; on formeroit unvolume de ce qu' elles offrent de remarquable.

p304

Page 110: Essai Sur La Vie de Sénèque

L' éloge de Lucilius ; la description desbains de baies ; les différentes classes desages ; que peu d' hommes connoissentleurs défauts ; les infirmités auxquellesnotre philosophe étoit sujet ; la maison deVatia, à l' entrée de laquelle on auroit pugraver comme au fronton de la plupartde nos palais, ci-gît le bonheur ; sonséjour à Baies ; la possibilité de méditer,d' étudier, d' écrire au milieu du tumulte ;du premier mouvement dans lapassion ; de la division des êtres, selon Platon ;de la disette de la langue latine ; de ladifférence de la joie et de la volupté ; del' objet méprisable des voeux et des prieresdu vulgaire ; de la soumission du sage à lanécessité : " la nécessité n' est que pourle rébelle ; le sage n' obéit point audestin, ils veulent tous deux " : voilà cequi remplit l' espace de la quarante-neuviemelettre à la soixante-deuxieme, oùnotre philosophe se reproche d' avoirpleuré sans mesure la perte de son amiSérenus ; et nous dit, " vous avez inhumé

p305

votre ami ; etc. " cela est-ilvrai ? Il m' a semblé qu' on l' admiroit,qu' on la louoit, et qu' on la fuyoit.Quoi ! L' on se moque d' un époux, d' unamant, d' un fils, inconsolable de la mortde sa femme, de sa maîtresse, de sonpere, de son ami. Il n' en est rien ; etpour répondre à Séneque dans sa maniere,je lui dirai : " nous sommes touchés detout ce qui nous promet des regretséternels. Etc. "

p306

Séneque prétend, lettre 50, que levice est dans l' ame une plante étrangere ;que la vertu s' y trouve dans son terrein,et qu' elle s' y enracine de plus en plus,

p307

Page 111: Essai Sur La Vie de Sénèque

parcequ' elle est dans l' ordre de la nature,dont le vice est l' ennemi... celaest-il bien vrai ? Pourquoi donc tant devicieux, si peu de vertueux, au milieu detant de prédicateurs de vertu ? Pourquoitant de besoin et si peu de succès del' éducation dans la jeunesse ? Tant de conseilset si peu de fruit dans l' adolescence et dansl' âge viril ? Tant de fous dans la vieillesse ?Tant d' indocilité dans l' esprit, au milieu dela ruine des sens ? La passion parletoujours la premiere, et la raison se tait, oune parle que tard et à voix basse. Sénequene se contredit-il pas, lorsqu' il reproche àApicius d' inviter à la débauche une jeunesseportée au mal, même sans exemple ?Il raconte au même endroit une petiteanecdote domestique. Il garda la folle desa femme, comme une des charges de sasuccession. " j' ai peu de goût, dit-il, pources especes de monstres ; etc. "

p308

Séneque étoit si foible, si glacé, qu' ilnous dit, lettre 57, qu' il passoit presquel' hiver entier entre des couvertures.On voit, lettre 58, que la langue latines' étoit appauvrie, comme la nôtre, en sepolissant : effet de l' ignorance et d' unefausse délicatesse ; de l' ignorance, qui laissetomber en désuétude des mots utiles ; d' unefausse délicatesse, qui proscrit ceux quiblessent l' oreille ou gênent la prononciation.Des expressions d' Ennius et d' Attiusétoient surannées, comme plusieurs deRabelais, de Montagne, de Malherbe etde Regnier. Au tems de Séneque, Virgilecommençoit à vieillir. Comme de toutesles machines, il n' y en a aucune quitravaille autant que la langue, aucune d' aussiorgueilleuse et d' aussi passive que l' oreille ;l' une et l' autre tendent à se délivrer dumalaise le plus léger, mais le plus continu.

p309

Lxxi il dit sur la vieillesse etc. :

Page 112: Essai Sur La Vie de Sénèque

et j' ajouterai, à quoibon rester, quand on n' est plus proprequ' à corrompre le bonheur, à troubler lesdevoirs et à empoisonner les jours de ceuxque la reconnoissance et la tendresseattachent à nos côtés : n' attendons pas qu' ilsnous donnent congé ; nous avons vécu,permettons leur de vivre. Et ne craignons pasque ce conseil soit funeste aux vieillards ;ils ont tous la peur de mourir : la vie n' estvraiment dédaignée que par ceux quipeuvent se la promettre longue ; ils ne laconnoissent pas, comment y attacheroient-ilsde l' importance ou du mépris ; ils vivent,comme ils font tout le reste, sans y penser.

p310

Séneque dit lettre 60, " l' enfant croîtau milieu de la malédiction de sesparents " : et si l' on réfléchit aux actionsdont il est témoin, aux propos qu' ilentend dans le foyer paternel, on netrouvera pas l' expression exagérée." lettre 63, de toutes ces femmestendres qu' on a eu tant de peine à retirerdu bucher, à séparer du cadavre de leursépoux, citez-m' en une qui ait eu des larmespour un mois " .Lettre 64, où il traite de la vénérationpour les anciens philosophes ; " tous,dit-il, ne sont pas dignes d' applaudir auphilosophe " . Quelle douceur trouveroit-ilà l' éloge de celui dont le blâme nele touche pas ? On n' ambitionne la louangeque de celui dont on craindroit lereproche. " Fabianus parloit en public ; maison l' écoutoit avec décence : etc. "

p311

je crains que ces distinctionsne soient plus subtiles que solides.Au théatre, les spectateurs, dans l' ecole,le disciple, ne rompent le silence, queparcequ' ils ne peuvent plus le garder. L' enthousiasmeest le même, et ce n' est pas àl' homme, c' est à la chose, grande,honnête, que le premier applaudissement est

Page 113: Essai Sur La Vie de Sénèque

adressé... " le philosophe a beaucoupperdu à s' être trop familiarisé " ... jen' en crois rien... " il lui faudroit unsanctuaire au lieu d' une place " ... l' endroitoù il s' explique dignement, est toujours unsanctuaire... " il faut à la philosophie desprêtres, et non des courtiers " ... jene lui veux ni les uns, ni les autres.Il expose, lettre 65, les opinions dePlaton, d' Aristote et des stoïciens, sur le

p312

monde : on voit ici que le systêmede l' optimisme n' est pas d' hier, et quecelui des indiscernables fut connu dès letemps du proverbe, qu' on ne se baignepas deux fois dans le même fleuve, et quel' homme et le fleuve ont changé.La lettre 66, sur l' égalité des biens etdes maux, n' est qu' un tissu de sophismes.Il traite, lettre 67, du bon ; et lettre68, du repos du sage qu' il arrache de cerecoin du globe pour le lancer dans lesplaines de l' immensité. Je consens qu' il yfasse un tour, mais je ne veux pas qu' il yséjourne : s' expatrier ainsi, ce seroit n' êtreni parent, ni ami, ni citoyen... " le stoïcienvoit du haut des cieux, combienc' est un siege bas qu' un tribunal, unechaise curule " ... de dessus une chaisecurule, un tribunal, on voit combienc' est un rôle insensé que de se perdre dans

p313

les nues : vues monastiques et anti-sociales.J' aime mieux ce qui suit." c' est une puérilité que de se retirer dela foule, pour l' appeller : c' est appellerla foule, que de faire de sa retraite lanouvelle publique " . C' est une sottevanité, que de s' affliger ou de s' offenser quandelle ne vient pas : c' est ajouter à l' éclat, quede la repousser quand elle vient. Et qu' importequ' on parle ou qu' on se taise devous, pourvu que vous vous retiriez àtemps ! Le malade craint-il ou souhaite-t-ilqu' on dise qu' il s' est mis au lit ?

Page 114: Essai Sur La Vie de Sénèque

" attaquer ses vices, etc. "ici, Séneque ne permet au sage de semêler de l' administration publique, nidans toutes les contrées, ni en tout temps,ni pour toujours.Il me semble que je l' entends s' adresser

p314

en ces termes au candidat qui le consulte :vous présumez trop de votre amour pourle bien ; votre santé délicate ne suffira pasà la fatigue de votre place ; vous êtes d' uncaractere trop foible ou trop roide ; colere etcaustique, vous ne sympathiserez pas avecles habitants de la cour. Vous allez vousprécipiter dans un cahos d' affaires, d' oùni votre zele, ni vos talents supérieurs,ni vos veilles, ne vous tireront pas. Vousserez desservi par ceux mêmes qui vousappellent à l' administration ; vos projets lesplus sages seront, ou rejettés par l' envie,ou écrasés par l' intérêt personnel ou parla haine : il viendra un moment où vousne saurez ni comment rester, ni commentsortir. Préférez le repos ; vivez avec vosamis et avec vos livres : dans les temps depeste, on se renferme.L' homme d' etat qui craint de perdre saplace, n' osera jamais de grandes choses ;son oreille toujours ouverte aux sollicitationsdes hommes puissants, est toujoursfermée aux plaintes du peuple. Il faut qu' il

p315

sache attendre sa disgrace, sans pâlir ;l' apprendre, sans murmurer : il faut qu' ildise : " mon maître avoit un bon serviteur ;il n' en veut plus, tant pis pourlui : il seroit bien singulier que Ménèspût se passer de Diogene, et que Diogenene pût se passer de Ménès " . Il estdes circonstances où les hommes revêtusdes premieres places, ne sont pas élevés :ils sont en l' air.Lxxii la lettre 69, est de l' inconvénientdes fréquents voyages.La lettre 70, du suicide.

Page 115: Essai Sur La Vie de Sénèque

Voici les causes principales du suicide. Siles opérations du gouvernement précipitentdans une misere subite un grand nombrede sujets, attendez-vous à des suicides. Onse defera fréquemment de la vie, par-toutoù l' abus des jouissances conduit àl' ennui, par-tout où le luxe et les mauvaisesmoeurs nationnales rendent le travail pluseffrayant que la mort, par-tout où dessuperstitions lugubres et un climat tristeconcourront à produire et à entretenir la mélancolie,

p316

par-tout où des opinions moitiéphilosophiques, moitié théologiques,inspireront un égal mépris de la vie et de lamort.Les stoïciens pensoient que la notiongénérale de bienfaiteur ne nous faisantpoint un devoir de garder un présent quenous n' avons pas sollicité et qui nous gêne,soit que la vie fût un bien ou fût un mal,la doctrine du suicide n' étoit nullementincompatible avec l' existence des dieux.Ils alloient plus loin ; le suicide que la loicivile et la loi religieuse proscriventégalement, est un des points fondamentauxde la secte : selon cette ecole, " le sage nevit qu' autant qu' il doit, non autant qu' ille pourroit : le bonheur n' est pas devivre ; mais le devoir, mais le bonheur,est de bien vivre " .Les opinions tombent ou se propagent,selon les circonstances ; et quelles circonstances

p317

plus favorables à la doctrine du suicide,que celles où un geste, un mot, unemédisance, une calomnie, le ressentimentd' une femme, la haine d' un affranchi,une grande fortune, la délation d' unesclave mécontent ou corrompu, la jalousie,la cupidité, l' ombrage d' un tyran, vousenvoyoient au supplice dans le moment leplus inattendu. C' est alors qu' il faut direaux hommes : " mourir plutôt ou plus tardn' est rien : etc. "

Page 116: Essai Sur La Vie de Sénèque

p320

les hommes ne se considerent pas assezcomme dépositaires du bonheur, mêmede l' honneur, de ceux auxquels ils sontattachés par les liens du sang, de l' amitié,de la confraternité. La honte d' une actionrejaillit sur les parents ; les amis sont aumoins accusés d' un mauvais choix ; uncorps, une secte entiere est calomnié. Ilest rare qu' on ne fasse du mal qu' à soi.En lisant Séneque, on se demandeplusieurs fois, pourquoi les romains sedonnoient la mort ? Pourquoi les femmesromaines la recevoient avec une tranquillité,un sens froid tout voisin de l' indifférence ?Les combats sanglants du cirque où ilsvoyoient mourir si fréquemment, avoient-ilsrendu leur ame féroce ? Le mépris de lavie s' élevoit-il sur les ruines du sentiment del' humanité ? Revenoient-ils du spectacle,convaincus que la douleur de ce passage quinous effraye, est bien peu de chose,puisqu' elle ne suffisoit pas pour ôter auxgladiateurs la force de tomber avec grace, etd' expirer selon les loix de la gymnastique ?Ce n' étoit ni par dégoût, ni par ennui,que les anciens se donnoient la mort ; c' est

p321

qu' ils la craignoient moins que nous, etqu' ils faisoient moins de cas de la vie. Ledialogue suivant n' auroit point eu lieuentre deux romains." voyez-vous cet endroit ? Etc. "dans un autre moment, vous l' aurieztrouvée trop chaude ; celui qui tâte l' eau, nes' y jette pas.Lxxiii les conseils, le couragephilosophique, sont les deux sujets de lasoixante-onzieme lettre. Rien de plus grandet de plus beau, que la peinture ducourage philosophique... elevez votreame, mon cher Lucilius ; renoncez àdes recherches frivoles, à une philosophieminutieuse, qui rétrécit le génie." il n' y a point de vent favorable

Page 117: Essai Sur La Vie de Sénèque

p322

pour qui ne sait pas dans quel port ilveut entrer " ... cela est vrai : mais lamaxime contraire ne l' est-elle paségalement, et le stoïcien ne pouvoit-il pasdire ? Il n' y a point de vent contraire pourcelui à qui tout port convient, et qui setrouve aussi bien dans la tempête que dansle calme.Il prouve, lettre soixante-douze, quela sagesse ne souffre point de délai ; et lettre70 e, que le philosophe n' est point unséditieux, un mauvais citoyen.Et comment pourroit-on être de bonnefoi, et regarder le philosophe comme unennemi de l' etat et des loix, le détracteurdes magistrats et de ceux qui président àl' administration publique ? Qui est-ce quileur doit autant que lui ? Sont-ce descourtisans, placés au centre du tourbillon,avides d' honneurs et de richesses ; pourqui le prince fait tout, sans jamais avoirfait assez ; dont la cupidité s' accroît àmesure qu' on leur accorde ? Des hommes quesa munificence ne sauroit assouvir, quelqu' étendue

p323

qu' elle soit, l' aimeroient-ilsaussi sincerement que celui qui tient de sonautorité une sécurité essentielle à larecherche de la vérité, un repos nécessaireà l' exercice de son génie ?Le magistrat rend la justice ; le philosopheapprend au magistrat ce que c' estque le juste et l' injuste. Le militairedéfend la patrie ; le philosophe apprend aumilitaire ce que c' est qu' une patrie. Leprêtre recommande au peuple l' amour et lerespect pour les dieux ; le philosopheapprend au prêtre ce que c' est que les dieux.Le souverain commande à tous ; le philosopheapprend au souverain quelle estl' origine et la limite de son autorité.Chaque homme a des devoirs à remplir danssa famille et dans la société ; le philosopheapprend à chacun, quels sont ces devoirs ?L' homme est exposé à l' infortune et à ladouleur ; le philosophe apprend à l' hommeà souffrir.

Page 118: Essai Sur La Vie de Sénèque

Si l' on attenta quelquefois à la vie duprince, fut-ce le philosophe ? Si l' on écrivit

p324

contre lui un libelle, fut-ce le philosophe ?Si l' on prêcha des maximes séditieuses, fut-cedans son école ? A-t-il été le précepteurde Ravaillac ou de Jean Chatel ? C' est lephilosophe qui sent un bienfait, c' est luiqui est prompt à le reconnoître, et à s' enacquitter par son aveu.Ce sujet mériteroit bien d' être traité denos jours. La question se réduiroit à savoir :s' il est licite, ou non, de s' expliquerlibrement sur la religion, le gouvernement etles moeurs.Il me semble que si, jusqu' à ce jour, l' oneût gardé le silence sur la religion, lespeuples seroient encore plongés dans lessuperstitions les plus grossieres et les plusdangereuses. Si la république avoit le mêmedroit au tems de l' idolâtrie, nous serionsencore idolâtres : on fit boire la ciguë àSocrate, sans injustice ; les Nérons et les

p325

Dioclétiens ne furent point d' atrocespersécuteurs.Il me semble que si, jusqu' à ce jour, l' oneût gardé le silence sur le gouvernement,nous gémirions encore sous les entraves dugouvernement féodal : l' espece humaineseroit divisée en un petit nombre demaîtres, et une multitude d' esclaves : ou nousn' aurions point de loix, ou nous n' enaurions que de mauvaises ; Sidney n' eut pointécrit, Locke n' eut point écrit, Montesquieun' eut point écrit ; et il faudroit compter

p326

au nombre des mauvais citoyens, ceux quise sont occupés avec le plus de succès del' objet le plus important au bonheur dessociétés et à la splendeur des etats.

Page 119: Essai Sur La Vie de Sénèque

Il me semble enfin que si jusqu' à ce jouron eût gardé le silence sur les moeurs, nousen serions encore à savoir ce que c' est quela vertu, ce que c' est que le vice. Interdiretoutes ces discussions, les seules qui soientdignes d' occuper un bon esprit, c' estéterniser le regne de l' ignorance et de labarbarie.Séneque démontre, lettre 74 e, qu' il n' ya de bon que ce qui est honnête ; et lettre75, que la philosophie n' est point unescience de mots. " en quoi, dit-il, consistela liberté du sage ? à ne craindre ni leshommes ni les dieux. "on est philosophe ou stoïcien danstoute la rigueur du terme, lorsqu' on saitdire, comme le jeune spartiate, je ne seraipoint esclave.

p327

ô la belle éducation que celle où l' onnous auroit appris à nous fracasser la têtecontre une muraille, plutôt que de soutenirun vase d' ordures !On voit, lettre 76, que Séneque nerougit point de prendre des leçons dansun âge avancé." admirez, dit-il à Lucilius, combienje suis de bonne foi avec vous, etc. "

p329

rejetté ! Ou ? Par qui ? Le méchanta-t-il de l' esprit ? Il sera recherchépar celui qui s' ennuie... de la richesse ?à deux heures sa cour sera pleine de clients,et sa table environnée de parasites ! ... desdignités ? On se pressera dans sesanti-chambres.Lorsque le placard affiche dans lescarrefours l' infamie d' un homme opulent,d' abord sa maison reste déserte ; mais cettesolitude dure peu : peu-à-peu la foulerevient ; peu-à-peu on l' excuse ; peu-à-peuon doute de ses forfaits ; peu-à-peu onaccuse ses juges ; peu-à-peu il estinnocent, et il ne lui en coûte, pour bienmarier ses filles, qu' un accroissement à leur

Page 120: Essai Sur La Vie de Sénèque

dot.Dans les sociétés corrompues, les avantagesdu vice sont évidents ; son châtimentest au fond du coeur, on ne l' apperçoitpoint. C' est presque le contraire de la vertu.Séneque prétend encore qu' il estindifférent qu' on ensemence une vaste étenduede terre ; qu' on jouisse de grands revenus ;qu' on reçoive les hommages d' un cortegenombreux ; qu' on boive des liqueursdélicieuses dans de brillants crystaux... celaseroit à souhaiter ; mais cela n' étoit pasplus à Rome de son temps, que cela n' està Paris du nôtre.

p330

Il n' en est pas moins vrai que lebon vaisseau, ce n' est pas celui qui est leplus richement chargé, et la bonne épée,celle dont la poignée est damasquinée etle ceinturon enrichi de pierreries : il n' enest pas moins vrai qu' on se moque detemps en temps de l' idole de boue devantlaquelle on se prosterne ; mais on seprosterne.Lxxiv il entretient Lucilius, lettre77, de la flotte d' Alexandrie, et de la mortde Marcellinus.C' est-là, " qu' en généralisant le motde César à un soldat qui lui demandoitla mort, etc. "

p331

celle des grands hommes, des hommesvertueux, des hommes utiles, l' esttoujours : c' est ce qu' annonce le deuil public,après leur trépas. Il eut mieux valu, sansdoute, que l' auteur de Mahomet,d' Alzire, de Brutus, de Tancrede, et de tantd' autres chefs-d' oeuvre, mourût quinzejours plutôt, au retour de son triomphe :mais il vaudroit encore mieux qu' il vécût.Comment se remplira le vuide immensequ' il a laissé dans presque tous les genresde littérature ? Je dirois que ce fut le plusgrand homme que la nature ait produit,que je trouverois des approbateurs ; mais

Page 121: Essai Sur La Vie de Sénèque

si je dis qu' elle n' en avoit point encoreproduit, et qu' elle n' en produira peut-êtrepas un aussi extraordinaire, il n' y auragueres que ses ennemis qui me contrediront.Séneque dit, à propos de Marcellinus,je crois, " l' homme fort se reconnoît,jusques sur son oreiller. "

p332

il parle, lettre 78, des maladies et dumotif qui l' empêcha de se délivrer d' uneexistence douloureuse ; lettre 79, deCharibde, de Scylla et de l' Etna.On rencontre dans cet auteur des motsd' une délicatesse charmante, aux endroitsoù on les attend le moins. C' est-là qu' il ditde la gloire, qu' elle est à la vertu, ce quel' ombre est au corps.Lettre 80 e, de la frivolité des spectacleset des avantages de la pauvreté.Il est bien aisé, dira-t-on, de fairel' éloge de la pauvreté, quand on regorge derichesses. Il est bien plus difficile encored' être pauvre, quand on n' est pas un avare ;et c' est ce que Séneque sut faire. Il est bienplus difficile de n' être pas corrompu par larichesse, et Séneque ne le fut point. Censeurs,suspendez un moment votre jugement ;

p333

voyez ce que la richesse produit surtous ceux qui vous environnent, et songezque pour vous venger de vos ennemis, ilne vous manque qu' un puits d' or.Lettre 81 e, des bienfaits et de lareconnoissance.Lettre 82 e, de la molesse. C' est-là,qu' apostrophant l' efféminé, il lui dit :" ô, l' homme vraiment digne d' être livréà la vie " .Toute la philosophie se réduit au méprisde la vie, au mépris de la mort, et à l' amourde la vertu. Ce texte laconique fournit àSéneque une abondance incroyable d' idéesneuves, originales, ingénieuses, fortes,délicates, souvent grandes, quelquefoissublimes. En le lisant, j' ai plusieurs fois été

Page 122: Essai Sur La Vie de Sénèque

forcé de m' écrier : non, je ne serai jamaisun sage ! Ses pensées sur la mort meparoissoient si roides, que, m' appliquant àmoi-même le mot que je viens de citer sur unlâche qui craignoit de mourir, je me suisdit : ô, l' homme vraiment digne d' être livréà la vie !

p334

dans la même lettre, il revient encoresur les subtilités de l' école de Zenon :" si on l' en croyoit, etc. " ce ne fut pas unepareille sotise que Léonidas adressa auxdéfenseurs des Thermopiles : " compagnons, leurdit-il, dînez comme des hommes qui cesoir doivent souper aux enfers. "les sujets des lettres 83, 4, 5, 6 et 7,sont très variés. Il s' agit de la présence deDieu à nos pensées ; de ses infirmités ; desvains raisonnements des stoïciens surl' ivresse ; de son régime : " je me baigne à

p335

froid, dit-il ; à ce bain succede un dînersans table, après lequel je n' ai pas besoinde me laver les mains. "on voit, et dans les ouvrages et dansla vie privée de Séneque, que son bonheurétoit parfaitement isolé de sa richesse ; queson régime étoit austere, et qu' il pouvoittomber dans la pauvreté, je ne dis pas,sans se plaindre, mais sans s' en appercevoir." la vertu, dit-il, passe entre labonne et la mauvaise fortune, et jettesur l' une et l' autre un regard de mépris.Séneque fut encore moins enorgueilli desa vertu, que de sa richesse. Sa vertu me lefait respecter ; la modestie de ses aveux mele fait aimer." mon matelas est à terre, etmoi sur mon matelas. Etc. "

p336

celui qui parle ainsi de lui-même, vaut

Page 123: Essai Sur La Vie de Sénèque

bien plus qu' il ne veut se faire valoir.N' est-ce pas une chose bien singuliere,d' entendre Séneque, lettre 88, réduirel' étude des beaux arts à l' inutilité, pour lesage : et attacher de l' importance à savoir sile tems existe par lui-même ; s' il y aquelque chose d' antérieur à la durée ; si elle acommencé avant le monde ; si elle existoitavant les choses, ou les choses avant elle.J' avoue que s' il y a des questions oiseuseset étrangeres à la sagesse, ce sont celles-là.J' en dis autant des disputes sur la naturede l' ame.

p337

Lxxv ses lettres sur la lecture, lesexhortations et les conseils, l' opinion despéripatéticiens sur les passions, la maison decampagne de Scipion l' africain, les bainsanciens et les bains de son tems, la culturedes oliviers, la frugalité, le luxe et lesrichesses, sont pleines de principes et dedétails intéressants. En voici quelques-uns,tels qu' ils se présentent à ma mémoire.Le salaire d' un acteur étoit de cinqmesures de froment et de cinq deniers.Celui qui disoit à Ménélas, " si tu ne restes enrepos, tu périras de ma main " ; cet autre quidébitoit avec emphase ces vers : " je commandedans Argos, Pélops m' a laissé unvaste empire " , étoient payés à tant par jour, etcouchoient dans un grenier. Commentconcilier ces faits avec la fortune immense etla juste considération dont jouissoit unRoscius, et d' autres comédiens ; car Sénequene fait ici aucune distinction d' un bon et

p338

d' un mauvais acteur ; et parle évidemmentde ceux qui jouoient les premiers rôles. Ceshommes rares étoient apparemmentenrichis par les gratifications des Scipions, desLaelius, qui les admettoient à leur table, etqui savoient apprécier l' utilité de leurstalents.Sans Séneque et Martial, combien demots, de traits historiques, d' anecdotes,

Page 124: Essai Sur La Vie de Sénèque

d' usages, nous aurions ignorés.La conformité de nos moeurs, et decelles de son tems, est quelquefois sisinguliere, qu' on revient de la traduction àl' original, pour s' en assurer. " je voudroisbien, dit-il, etc. "

p339

ah ! Si les maîtres savoient profiter dela raison saine, et de l' ame bouillante deleurs innocents et jeunes eleves !

p340

Ces traits que j' ai transcrits sans ordre,se trouvent les uns dans les lettres que j' aiannoncées, les autres dans celles qui suivent.L' enthousiasme de la vertu lui dictoitdans la 88 e lettre, tous ces paralogismesque la manie de se singulariser a ressuscitésde nos jours." la force, dit-il, n' éprouvepoint de terreurs ; etc. "

p341

que Séneque pousse son énumérationaussi loin qu' il voudra, je persisterai dans lamême réponse, et je lui dirai d' après monexpérience, d' après l' expérience des bonset des méchants, que l' imitation d' uneaction vertueuse par la peinture, lasculpture, l' éloquence, la poésie et la musique,nous touche, nous enflamme, nous éleve,nous porte au bien, nous indigne contrele vice, aussi violemment que les leçonsles plus insinuantes, les plus rigoureuses,les plus démonstratives de la philosophie.Exposons les tableaux de la vertu, et il setrouvera des copistes. L' espece d' exhortationqui s' adresse à l' ame par l' entremisedes sens, outre sa permanence, est plus à laportée du commun des hommes. Lepeuple se sert mieux de ses yeux que de sonentendement, et les images prêchent, et neblessent l' amour propre de personne. Ce

Page 125: Essai Sur La Vie de Sénèque

n' est pas sans dessein ni sans fruit, que lestemples sont décorés de peintures quinous montrent ici la bonté, là, le courrouxdes dieux. Raphael est peut-être aussi éloquent

p342

sur la toile, que Bossuet dans une chaire.Lxxvi dans la 89 e lettre, il exposeles divisions de la philosophie ; puisse repliant, selon son usage, sur lamorale, il gourmande avec beaucoup d' éloquencel' avarice, l' abus de la richesse etl' extravagance du luxe.on ne peut, dit-il, avoir la vertusans l' aimer. cela est vrai. on ne peutl' aimer, ajoute-t-il, sans l' avoir : cela neme le paroît pas.Il a consacré la 90 e à l' éloge de la philosophie,et à la réfutation de Possidonius.Séneque s' est complu dans cet endroit ànous peindre d' une maniere belle ettouchante, les premiers âges du monde. Maisce bonheur des hommes anciens n' est-ilpas chimérique ? La félicité seroit-elle lelot de la barbarie, et la misere, celuides temps policés ? Le bonheur de mon

p343

espece m' est si cher, que je suis toujourstenté de croire aux romans qu' on m' enfait : cela me laisse l' espoir d' un âge où leplus vertueux seroit le plus puissant.Possidonius pensoit que, dans les sieclesde l' homme innocent, le commandementétoit déposé dans la main des sages ; queles sages contenoient le bras de l' hommeviolent, et protégeoient le foible contre lefort ; qu' ils conseilloient, qu' ilsou nuisible ; que leur prudencepourvoyoit aux besoins des peuples ; que leurcourage écartoit les périls dont ils étoientmenacés ; que leur bienfaisance accroissoitla félicité générale ; que la souverainetéétoit un fardeau, et non une distinction ;que ce n' étoit point un riche héritage, maisune charge onéreuse ; qu' une puissanceaccordée pour protéger, n' étoit pas tentée de

Page 126: Essai Sur La Vie de Sénèque

vexer ; qu' on obéissoit sans murmure,parcequ' on commandoit sans tyrannie ;et que la plus grande menace d' un roi,étoit d' abdiquer la royauté.

p344

Jusques-là Séneque est assez d' accordavec Possidonius ; mais lorsque celui-ci faithonneur au sage de l' invention des scienceset des arts, enfants du besoin, desplaisirs et du temps, Séneque s' oppose àtoutes ces prétentions exagérées : et je croisqu' il a raison.Lxxvii vous trouverez dans la lettre 91,le récit de l' incendie de Lyon, avecdes réflexions sur ce terrible événement.Dans la 92, qui est fort belle, laréfutation du principe fondamental desepicuriens, qui plaçoient le souverain biendans la volupté.Dans la 93, la mort de Métronax ; etque la vie ne se doit pas mesurer par sadurée, mais par son activité." la vie courte de l' homme utile ressembleau plus précieux des métaux quia beaucoup de poids sous un petit volume " .Là, Séneque assure que rien n' est pluscommun que des hommes équitablesenvers les hommes, et rien de plus rare

p345

que des hommes équitables envers lesdieux. Je crois les uns et les autres fortrares, et les premiers peut-être plus encoreque les seconds.Dans la 94 e, l' union de la philosophieparaenétique ou de préceptes, avec laphilosophie dogmatique. Cette lettre estpleine de sens ; il y a plus de substance dans unede ses pages, que dans tous les volumesdes détracteurs de Séneque. Il y comparele courtisan à ces insectes dont la piquureimperceptible est suivie d' une enfluredouloureuse, et il la termine par la sortie laplus violente contre Alexandre et lesconquérants.Ce seroit à tort, que les philosophes

Page 127: Essai Sur La Vie de Sénèque

modernes se glorifieroient du mépris qu' ilsont jetté sur ces fameux assassins. Il y après de deux mille ans, que Séneque enavoit fait justice.Chaque individu participe plus ou moinsaux vices de sa nation. Séneque et Taciteen sont deux exemples frappants ; Séneques' est laissé éblouir des victoires du peuple

p346

romain ; Tacite paroît avoir donné dansles prestiges de l' astrologie judiciaire. Lepremier, dont l' indignation s' exhale sansménagement contre les conquêtesd' Alexandre, ou ne s' apperçoit pas, ou sedissimule, que celles des romains ont étéplus longues, plus sanglantes et plusinjustes.L' homme peuple, est le plus sot et le plusméchant des hommes : se dépopulariser ,ou se rendre meilleur, c' est la même chose.La voix du philosophe qui contrariecelle du peuple, est la voix de la raison.La voix du souverain qui contrarie celledu peuple, est la voix de la folie.C' est avec une espece d' indignation, queje l' entends avancer dans la même lettre,qu' il ne trouve rien de plus froid, de plusdéplacé à la tête d' un edit ou d' une loi,qu' un préambule qui les motive. " prescrivez-moi,ajoute-t-il, ce que vous voulezque je fasse ; je ne veux pas m' instruire,mais obéir " .J' en demande pardon à Séneque, mais

p347

ce propos est celui d' un vil esclave qui n' abesoin que d' un tyran. J' obéis plusvolontiers, quand la raison des ordres queje reçois, m' est connue. Lorsque notrephilosophe dit ailleurs que les loixcontribuent au bonheur quand elles sontautant des enseignements que des ordres, nese réfute-t-il pas lui-même ?Quoique nous ayions vu de nos joursdes souverains vendre leurs sujets, ets' entre-échanger des contrées ; une

Page 128: Essai Sur La Vie de Sénèque

société d' hommes n' est pas un troupeau debêtes : les traiter de la même maniere,c' est insulter à l' espece humaine. Lespeuples et leurs chefs se doivent un respectmutuel ; et, faites ce que je vous dis, car telest mon bon plaisir, seroit la phrase laplus méprisante qu' un monarque pûtadresser à ses sujets, si ce n' étoit pas unevieille formule transmise d' âge en âge,depuis les tems barbares de la monarchie,jusqu' à ses tems policés. Je décerne unautel au ministre qui daigna le premiernous rendre raison de la volonté de notre

p348

maître. Quant au souverain qui croirapouvoir, sans descendre de son rang,substituer à la phrase usuelle, celle qui suit :" faites ce que je vous dis, etc. "en quel endroit du monde ne remarque-t-onpas cette contradiction des usages etdes loix ?

p349

Il faut laisser subsister la loi parcequ' elleest sage. Il faudroit réformer l' usage :mais cela ne se peut ; c' est la folie généralede toute une nation, à laquelle leremede seroit peut-être pire que le mal ; ceseroit un acte de despotisme. Celui quipourroit nous contraindre au bien,pourroit aussi nous contraindre au mal. Unpremier despote, juste, ferme et éclairé,est un fléau : un second despote, juste,ferme et éclairé, est un fléau plus grand : untroisieme, qui ressembleroit aux deuxpremiers, en faisant oublier aux peuples leurprivilége, consommeroit leur esclavage.La société ressemble à une voûte : sila clef, ou le premier voussoir, pese trop,l' édifice n' est tôt ou tard qu' un amas deruines.Lxxviii la lettre 95 ne le céde enrien à la précédente : Séneque y prouve quela philosophie paraenétique ou de préceptes,ne suffit pas. Lorsque S Evremonds' expliquoit si légérement sur Séneque,

Page 129: Essai Sur La Vie de Sénèque

il ne l' avoit pas lu.

p350

Un de ces hommes frivoles qu' onappelloit, de son tems, d' agréables débauchés,un epicurien sensuel, un belesprit, étoit peu fait, par son état, soncaractere et ses moeurs, pour apprécier lesouvrages de Séneque, et goûter sesprincipes austeres. Voici mot à mot le jugementque Saint Evremond portoit de Séneque." je vous avouerai, dit-il avec laderniere impudence, que j' estime beaucoupplus la personne, que les ouvrages,de ce philosophe " .Saint Evremond, ainsi que la plupartde ceux qui ont parlé de Séneque, soiten bien soit en mal, ne connoissoient nises ouvrages ni sa personne." j' estime le précepteur de Néron, l' amantd' Agrippine, l' ambitieux quiprétendoit à l' empire " .Séneque ne fut point l' amant de Julieni d' Agrippine ; la méchanceté lesoupçonna seulement, sur l' intimité qui régnoitentre cette femme et lui, d' avoir été le

p351

confident de ses intrigues. S Evremondn' est ici que l' écho de Dion, ou du moineXiphilin, l' écho de l' infâme Suilius.Séneque corrupteur de Julie, estimépar S Evremond, n' en resteroit pas moinsexposé à la censure des hommes qui ontun peu de morale. Quoique la dépravationait fait de grands progrès depuis unsiecle, nous n' en sommes pas encorevenus jusqu' à louer l' adultere.Séneque n' eut point l' ambition de régner.Néron ne put jamais l' impliquer dans laconjuration de Pison ; et pour assurer qu' iln' ignoroit pas que les conjurés avoientrésolu de l' élever à l' empire, il faut s' enrapporter à un bruit populaire.Il ne suffit pas de faire une jolie phrase,il faut encore y mettre de la vérité." du philosophe et de l' ecrivain, je

Page 130: Essai Sur La Vie de Sénèque

ne fais pas grand cas " .C' est être bien difficile ; c' est l' être plus

p352

que Quintilien qui n' aimoit pas Séneque,plus que Columelle, Plutarque, Juvénal,Fronton, Martial, Sidonius Apollinaris,Aulu-Gelle, Tertullien, Lactance,S Augustin, S Jérôme, Juste-Lipse,Erasme, Montagne, et beaucoup d' autres,qui se sont illustrés comme philosophes etcomme littérateurs. Il y a plus de sainemorale dans ses écrits, que dans aucunautre auteur ancien ; et plus d' idéesdans une de ses lettres que dans lesquinze volumes de Saint Evremond." sa latinité n' a rien de celle du tempsd' Auguste ; rien de facile, rien denaturel " .Cela se peut ; mais c' est un bien légerdéfaut, sur-tout pour d' aussi pauvresconnoisseurs que nous dans une languemorte. Sa latinité est celle de Pline l' ancien,de Pline le jeune, et de Tacite : enadmirons-nous moins ces auteurs ? Tacite n' écrit

p353

pas comme Tite-Live ; cependant,quel est l' homme d' un peu de génie qui nepréfere le penseur profond, à l' ecrivainélégant ; le nerf de l' un, à l' harmonie del' autre. On est souvent pur, et plat ;sublime, et barbare : on met quelquefois le plusgrand choix de mots à dire des riens, etl' on dit de grandes choses d' un style trèsnégligé, très incorrect." toutes pointes, toutes imaginationsqui sentent plus la chaleur d' Afriqueou d' Espagne, que la lumiere de Greceou d' Italie " .Sans doute, il y a dans Séneque desjeux de mots, des concetti, des pointesqui me blessent autant que Saint-Evremond ;des imaginations outrées, dontil faut moins accuser le manque de génie,que l' enthousiasme du stoïcisme, et que jevoudrois, non supprimer, mais adoucir.

Page 131: Essai Sur La Vie de Sénèque

La pensée de Séneque peut très souventêtre comparée à une belle femme sousune parure recherchée ; Quintilien, lerival de Séneque, s' en étoit bien apperçu :

p354

" cet auteur, dit-il, fourmille de beautés,il a des sentiments de la plus grandedélicatesse " . On y rencontre à chaquepage des idées sublimes qui forcentl' admiration ; et, n' en déplaise à St Evremond,Quintilien est un juge un peu plussûr que lui." Néron avoit auprès de lui des petitsmaîtres fort délicats, qui traitoientSéneque de pédant " .St Evremond en a fait tout-à-l' heure unamant d' Agrippine ; ici il en fait unpédant : s' entend-il bien lui-même ? Connoît-ilceux qu' il appelle des petits maîtres ?Un Tigellin, un Pallas, un Narcisse, unSporus, un Athénagoras, un troupeaud' infâmes débauchés, de corrupteurs,d' adulateurs d' un monstre, de scélératsdignes du dernier supplice, en comparaisondesquels le plus vicieux de nos courtisansest un homme de bien. Il est glorieuxd' être ridicule aux yeux de tels personnages ;c' est presque leur ressembler, que de lesnommer sans indignation. Néron fut plus

p355

cruel qu' eux, mais ils furent plus vils quelui.Séneque a dit : une ame qui connoît lavérité ; qui sait distinguer le bien, du mal ;qui n' apprécie les choses que d' après leurnature, sans égard pour l' opinion ; qui seporte dans tout l' univers par la pensée,en étudie la marche prodigieuse, etrevient de la contemplation à la pratique ;dont la grandeur et la force, ont pour basela justice ; qui sait résister aux menacescomme aux carresses ; qui commande à lamauvaise fortune comme à la bonne ; quis' éleve au dessus des événements nécessairesou contingents ; qui ne voudroit pas

Page 132: Essai Sur La Vie de Sénèque

de la beauté, sans la décence, de la force,sans la tempérance et la frugalité ; une ameintrépide, inébranlable, que la violencene peut abattre, que le sort ne peut nihumilier, ni enorgueillir ; une telle ame estl' image de la vertu, etc. Voilà le philosophe,dont S Evremond a osé direqu' il ne lisoit jamais les écrits, sans s' éloigner

p356

des sentiments qu' il vouloit lui inspirer." sa vertu fait peur " . C' est que savertu n' a ni l' afféterie, ni les petites graces,ni les petites mines d' une femmede cour. Sa vertu fait peur : oui, auxefféminés, aux flatteurs, aux enfants, etpeut-être même à l' homme que lanature n' a pas destiné au rôle de Régulusou de Caton, si l' occasion s' en présente,et par conséquent à beaucoup de monde,à S Evremond, à moi : avec cettedifférence qu' il est fier de sa foiblesse, et que jesuis honteux de la mienne ; qu' il plaisantecette vertu, et que je me prosterne devantelle." il me parle tant de la mort, et melaisse des idées si noires, que je faisce qu' il m' est possible pour ne pasprofiter de ma lecture " .S Evremond n' est pas digne de l' ecoleoù il s' est glissé ; et il n' écouteroit pas sanspâlir, l' histoire des derniers momentsd' Epicure, son maître.

p357

" il est ridicule qu' un homme quivivoit dans l' abondance, et se conservoitavec tant de soin, ne prêchât que lapauvreté et la mort " .Celui qui s' exprime ainsi, n' a jamais lules ouvrages de Séneque, et n' en connoîtgueres que les titres ; sa vie privée lui estinconnue. Séneque étoit frugal ; riche, ilvivoit comme s' il eut été pauvre,parcequ' il pouvoit le devenir en un instant ; safortune étoit le fonds de sa bienfaisance ;son luxe, la décoration incommode de

Page 133: Essai Sur La Vie de Sénèque

son état : c' étoient ses amis qui jouissoientde son opulence ; il n' en recueilloit quel' embarras de la conserver, et la difficultéd' en faire un bon usage.Le vrai ridicule, c' est celui d' un vieillardfrivole, prononçant d' une maniereaussi tranchée, et d' un ton aussi indécent,sur les écrits, la doctrine, et les moeursd' un personnage aussi respectable que Séneque.Le vrai ridicule, c' est de permettre delire Séneque et de l' imiter quand on en

p358

sera réduit à se couper les veines. Lorsqu' onen est là, il n' est plus temps de lire.Quand on n' a pas lu et relu Séneque d' avance,on l' imite mal. Il me semble quej' entends Séneque, s' adressant à S Evremond,lui dire : " et qui est-ce qui n' estpas exposé d' un moment à l' autre à avoirles veines coupées ? Si ce n' est par la cruautéd' un tyran, ce sera par le décret de lanature : et qu' importe, que votre sang soitversé, ou par un centurion ou par unphlébotomiste, par la fluxion de poitrine ou parla proscription : en mourrez-vous moins ?En serez-vous moins obligé de savoirmourir " ?J' ai apostrophé S Evremond, parceque,devant la justice également à ceux qui sontet à ceux qui ne sont plus, je parle auxmorts, comme s' ils étoient vivants, et auxvivants comme s' ils étoient morts.On a écrit autrefois des libelles contreles honnêtes gens, comme on en écritaujourd' hui ; mais peu sont parvenus jusqu' ànous.

p359

Nos bibliotheques immenses, le communréceptacle et des productions dugénie, et des immondices des lettres,conserveront indistinctement les unes et lesautres. Un jour viendra où les libellespubliés contre les ecrivains les plus illustresde ce siecle, seront tirés de la poussiere pardes méchants animés du même esprit qui

Page 134: Essai Sur La Vie de Sénèque

les a dictés ; mais il s' élévera, n' en doutonspoint, quelque homme de bien indignéqui décélera la turpitude de leurscalomniateurs, et par qui ces auteurs célebresseront mieux défendus et mieux vengés,que Séneque ne l' est par moi.Le vice des ignorants est d' enchérir surles invectives des méchants, dans la craintede n' en paroître que les échos. Lesdétracteurs modernes de Séneque, ont étébeaucoup plus cruels que les anciens : les douzelignes d' un Suilius ont enfanté des volumesd' injures atroces.Lxxix la 96 e lettre est de larésignation ; la 97 e, du jugement de Clodius :lisez-la, si vous voulez frémir de la dépravation

p360

romaine, même au temps de Caton.Un jeune libertin s' introduit, à lafaveur d' un déguisement, dans le lieu de lacélébration des mysteres de la bonnedéesse, et deshonore la femme de César :il est appellé devant les tribunaux, etrenvoyé absous ; mais quel fut le prix de lacorruption des juges ? De grandes sommesd' argent ? Avec ces sommes d' argent, onstipula la prostitution de plusieursfemmes désignées, et la jouissance de jeunesgens de la premiere distinction. Nous lecédons autant aux romains dissolus, qu' auxromains vertueux.Dans la 98 e, il dévoile la frivolité desbiens extérieurs : et dans la 99 e, il veutque le style de l' orateur soit énergique ;celui du poète tragique, sublime, et quele poète comique ait de la finesse.Le philosophe se soutiendra par lagrandeur des choses.Les lettres 100, 101, 2 et 3, nousinstruisent de la mort du fils de Marcellus,et de la modération dans la douleur ; du

p361

caractere des ouvrages de Fabianus Papirius ;de la différence du style oratoire etdu style philosophique ; de la mort de

Page 135: Essai Sur La Vie de Sénèque

Sénécion ; de la célébrité dans les siecles àvenir ; des terreurs paniques. Dans celle-ci,il dit à Lucilius, " que la philosophie vouscorrige de vos vices, mais qu' ellen' attaque pas ceux des autres ; qu' elle segarde bien de se déclarer hautementcontre les moeurs publiques " . Il mesemble que Séneque a fait, toute sa vie, lecontraire de ce qu' il prescrit ici, et qu' il abien fait. à quoi donc sert la philosophie,si elle se tait ? Ou parlez, ou renoncez autitre d' instituteur du genre humain. Vousserez persécutés ; c' est votre destinée : onvous fera boire la ciguë ; Socrate l' a bueavant vous : on vous emprisonnera, onvous exilera, on brûlera vos ouvrages, onvous fera peut-être vous-même monter surun bûcher... vous pâlissez ! La frayeur vousprend ! Et vous voulez attaquer lesmauvaises loix, les mauvaises moeurs, les

p362

superstitions régnantes, les vices, les vexations,les actes de la tyrannie ! Quittezvotre robe magistrale, ou sachez renoncerau repos : votre état est un état de guerre ;vous n' avez pas seulement à faire auxerreurs et aux vices, mais encore auxaveugles et aux vicieux ; votre unique souci,c' est d' avoir raison. Ménager les préjugés,c' est manquer à la vérité ; ménager lesvices, c' est rougir de la vertu.Cet ouvrage sera bien mauvais, s' iln' irrite pas la haine, et n' excite pas les cris dela méchanceté. Elle souffriroit patiemmentque je lui enlevasse une de ses victimes !Je ne m' y attends pas. Heureusement,entre les ennemis de la philosophie, si lesuns ont la perversité des Tigellins, ilsn' en ont pas la puissance ; et si les autresen ont la puissance, ils n' en ont pas laperversité : ceux qui pourroient me nuire nele voudront pas, et ceux qui le voudroient,ne le pourront pas.Il parle, lettre 104, de sa foible santé,et de la tendresse de sa seconde femme

p363

Page 136: Essai Sur La Vie de Sénèque

Pauline. " mes études, dit-il, m' ontsauvé : etc. " de-là, il passe au peu d' effetdes voyages, dans les maladies de l' ame.Il prétend, lettre 105, que les vertussont corporelles : vaines disputes de mots.La lettre 106 contient de bons préceptesde conduite.La 107 e est une exhortation dans lesadversités.Il enseigne, lettre 108, la maniere delire et d' écouter les philosophes. Si lelecteur a eu la patience de me lire jusqu' ici,j' espere qu' il ne se rebutera pas pourquelques lignes de plus ; en revanche, jem' engage

p364

à être beaucoup plus court dans l' examendes autres ouvrages." le sage peut-il être utile au sage ?Chaque homme a-t-il son bon génie " ?Et à ce sujet, le mot d' Epicure qui nedemandoit que du pain et de l' eau pour êtrel' égal de Jupiter : à quoi bon lessophismes et les chicanes dans la philosophie ? àla deshonorer : les mauvaises habitudes sedéracinent-elles facilement : telle est lanature des lettres 109, 10, 11 et 12.Il dit, lettre 110, " soit que vous soyezsous la protection d' une providence, etc. "ou je me trompe fort, ou mépriser le superflu est d' unsage, et mépriser le nécessaire, d' un fou." Epicure demande du pain et de l' eau :

p365

s' il est honteux de faire consister sonbonheur dans l' or et l' argent, il ne l' estpas moins de le faire dépendre du painet de l' eau " ... je voudrois bien savoiroù est la honte de ne pas vouloir mourirde soif et de faim. On n' est pas heureuxpour avoir l' absolu nécessaire ; mais on esttrès malheureux de ne l' avoir pas.Lettre 112, il désespere de l' amendementde l' ami de Lucilius : il n' y a riende bien à faire d' un homme de cet âge.

Page 137: Essai Sur La Vie de Sénèque

Lettre 113, il se moque un peu de sesbons amis les stoïciens, qui disputoiententr' eux si les vertus étoient des animaux...en vérité lorsqu' on voit des hommes, telsqu' un Cléanthe, un Chrisippe s' occuperde pareilles frivolités, on seroit tentéd' attacher peu d' importance à la perte de leursouvrages, et de les ranger dans la classedes Albert Le Grand, des Scot, et autrespéripatéticiens dont la réputation s' estévanouie avec l' ignorance de leur siécle.Là il se déchaîne derechef contreAlexandre : ailleurs il s' adresse à ces hommes

p366

qui feroient peut-être assez peu de casde la vertu, s' il ne leur étoit permis d' enafficher le faste ; qui en ont toujours lemot à la bouche, et qui semblent nousdire, par leur continuels apophthegmes,écoutez-moi, regardez-moi ; c' est moiqui suis sage. Si tu l' étois vraiment, tut' occuperois moins à le persuader, tu leserois sans ostentation ; la vertu obscure,la vertu même couverte d' une ignominienon méritée, ne seroit pas sans attraitspour toi.Lxxx si Séneque a montré dela finesse et du goût dans quelques-unesde ses lettres, c' est à la 114 e où ilexamine l' influence des moeurs publiques etdu caractere particulier, sur l' éloquence etle style. Mécene écrivoit comme ils' habilloit ; son discours fut mol, négligé, lâchecomme son vêtement. Séneque ne veutpas que le philosophe, l' orateur même,s' occupe beaucoup de l' élégance et de lapureté du style : il l' aime mieux véhémentqu' apprêté.

p367

Les richesses font-elles le bonheur ?L' opinion des péripatéticiens sur l' utilitédes passions est-elle vraie ? Quelledifférence le stoïcien met-il entre la sagesse etle sage ? Qu' est-ce que le bon ? Qu' est-ceque l' honnête ? Quels sont nos besoins et

Page 138: Essai Sur La Vie de Sénèque

nos desirs naturels ? Quelle est l' origine denos idées du bon et de l' honnête ? En quoiconsiste la constance du sage ? Les animauxont-ils le sentiment de leur état ? Dela vie réglée, de l' extravagance du luxe,de la frugalité ; le souverain bienréside-t-il dans l' entendement ? Sa notion y est-elleinnée ? Ou les premieres idées de la vieheureuse ont-elles pour base, ainsi que leséléments de toute science et de tout art,quelques phénomenes acquis par les sens ?Voilà le reste des questions agitées depuisla 115 e lettre jusqu' à la 124 e et derniere.Lettre 116, " un jeune fou demandoità Panaetius, si le sage pouvoit êtreamoureux. Panaetius lui répondit : oui,le sage " .

p368

Il seroit difficile de citer un sentimenthonnête, un précepte de sagesse, un exemplede beau, qui ne se trouvât dans ceslettres. On y voit par-tout un penseurdélicat, subtil et profond, un homme debien. Cependant où ont-elles été écrites ?à la cour la plus dissolue : dans quel tems ?Au tems de la plus grande dépravation desmoeurs. Elles sont au nombre de centvingt-quatre ; et dans aucune, pas un seulmot qui sente l' hypocrisie. Ici sa pensées' échappe librement de son esprit : là, soname et sa tête s' échauffent de concert : ilest indigné, il est violent, mais, àtravers les différents mouvements quil' agitent, toujours vrai, toujours lui. Jesuppose que ce recueil tombât entre les mainsd' un homme de sens, mais assez étrangerà la philosophie pour ignorer le nom deSéneque ; et qu' après la lecture de ceslettres, on lui demandât ce qu' il pensede l' auteur. Balanceroit-il à répondrequ' on n' écrit ainsi que quand on a reçu dela nature une élévation, une force d' ame

p369

peu communes ? Et réussiroit-on à luipersuader le contraire, sur-tout si l' on faisoit

Page 139: Essai Sur La Vie de Sénèque

passer successivement sous ses yeux lesautres ouvrages de Séneque, et qu' onterminât cet essai par l' histoire de sa vie etle récit de sa mort ? Ne seroit-il pas tentéde s' écrier de Séneque, comme Erasmede Socrate, sancte seneca, ora pro nobis ? deux grands philosophes firent deuxgrandes éducations : Aristote élevaAlexandre ; Séneque éleva Néron.Les deux hommes les plus sages, lesdeux plus grands philosophes, l' und' Athènes, l' autre de Rome, sont mortsd' une mort violente : tous deux ontété tourmentés pendant leur vie, etcalomniés après leur mort. Vous qui marchez surleurs traces, plaignez-vous si vous l' osez.Les lettres de Séneque sont trop pleines,

p370

trop substantielles, pour être lues sansinterruption. C' est un aliment solide, qu' ilfaut se donner le temps de digérer.consolation à Marcia. Lxxxi eloge de Marcia. Exemples,inutilité de la douleur. Incertitude desévénements. Liaison de la vie avec la mort.Sort dont son fils étoit menacé. Discoursdu pere à sa fille.Marcia étoit fille de Crémutius Cordus,à qui l' on fit un crime d' avoirloué Brutus, et appellé Cassius le dernierdes romains , dans une histoire qu' ilvenoit de publier. Crémutius se laissa mourirde faim, pour se soustraire à la haine deSéjan. Alors par une mort volontaire onaffligeoit des scélérats privés du plaisird' assassiner. Les livres de Crémutiusfurent condamnés au feu ; sa fille lesconserva.

p371

On lit dans cet ouvrage de Séneque,que les flammes avoient consumé la plusgrande partie des monuments des lettresromaines : trait qui ne peut avoirrapport à l' incendie de Néron, postérieur àcette consolation.

Page 140: Essai Sur La Vie de Sénèque

Il me semble que la consolation est ungenre d' ouvrage peu commun chez lesanciens, et tout-à-fait négligé desmodernes. Nous louons les morts qui ne nousentendent pas : nous ne disons rien auxvivants qui s' affligent à nos côtés.Cependant à quoi l' homme éloquent peut-ilmieux employer son talent, qu' à essuyerles larmes de celui qui souffre ; à l' arracherà sa douleur pour le rendre à ses devoirs ;à le réconcilier avec la vie, avec sesparents, avec ses amis, par la considérationdu bien qui lui reste à faire ; à déchirer lecrêpe qui voile le ciel aux regards dumalheureux, et à restituer la sérénité auspectacle de la nature. Ce seroit d' ailleurs unmoyen très délicat de louer le mort, s' ilen valoit la peine.

p372

à quelque heure du jour ou de la nuitqu' Ariste lise ces lignes, il se rappellerace que Pithias lui disoit : lorsqu' aprèsla perte d' une épouse chérie, il s' écrioit,en versant un torrent de larmes : il n' y aplus de bonheur pour moi dans ce monde... "il n' y a plus de bonheur pourvous dans ce monde ! Et vous êtesopulent, et il existe autour de vous tant demalheureux à soulager ! "la vie d' Ariste a bien prouvé jusqu' àce jour, qu' entre toutes les consolationsqu' on pouvoit lui proposer, Pithias avoitrencontré celle qui convenoit à son ami :le temps lui en offrit d' autres quin' étoient pas moins solides.Il y avoit trois ans que Marcia pleuroitla mort de son pere, lorsque Séneque luiadressa cet ouvrage.Je tiendrai parole ; je me contenteraid' indiquer quelques-uns des beaux traitsqu' on y lit." ce ne sont pas les pleurs qu' on sepermet, qui prolongent le spectacle de

p373

la douleur ; ce sont ceux qu' on se commande " .

Page 141: Essai Sur La Vie de Sénèque

Rien de plus ingénieux que la comparaisondu voyage de la vie avec le voyagede Syracuse." que l' homme connoît peu la miserede son état, s' il ne regarde pas la mortcomme la plus belle invention de lanature.Vous plaignez votre fils sur un sort quevotre pere a desiré " .Les motifs que Séneque emploie dansses consolations, sont une cruelle satyredu regne des tyrans : je me plais àl' avouer ; combien il en faudroit effacer delignes aujourd' hui." les funérailles des enfants sont toujoursprématurées lorsque les meres y assistent " .Idée touchante, qui a tout-à-fait lecaractere de l' ancien temps, et le tourhomérique.Au chap. 18 il arrête un des ancêtresde Marcia sur la limite de l' existence et du

p374

néant : le livre des destinées lui est ouvert,et la nature lui dit : " tu connoisà-présent les biens et les maux qui t' attendent, etc. "il faut convenir que ce motif de consolationdonne une haute idée de la fermetéde caractere dans la personne à qui on osele proposer. Les sentiments religieux àpart, quelle est celle d' entre nos femmes àqui l' on pourroit dire : vous ne sauriezcesser de souffrir ; mourez. " votre fils est mort trop tôt ? Et Pompée,et Cicéron et Caton, et tantd' autres, ont vécu trop d' une année, tropd' un jour " . Cela est beau.Ce qui suit est de tous les pays et de tousles temps. " voyez la multitude desmeres qui se désolent sur leurs enfants vivants :

p375

votre fils a échappé à la perversitéde son siecle ; et vous le regrettez " !J' ai à côté de ma table, tandis que jeprononce tout haut ces dernieres lignesque je viens d' écrire, une mere qui me

Page 142: Essai Sur La Vie de Sénèque

répond : " avec tout cela, je veux conservermes enfants " ... mais, puisquevous êtes à chaque instant menacée de lesperdre, apprenez ce que vous auriez àvous dire si ce malheur vous arrivoit.Séneque évoque des cieux l' ame deCrémutius qui s' adresse à sa fille : et laconsolation finit par ce morceaud' éloquence qui mérite d' être lu.de la colere. Lxxxii il faut connoître cettepassion ; il faut la dompter en soi, ilfaut l' éviter dans les autres : quels ensont les symptomes ? Quelles sont sesdéfinitions ? L' homme colere en est-il laseule victime ? Est-elle dans la nature ?Est-elle utile, même modérée ? Augmente-t-ellela force ? Ajoute-t-elle au courage ?Y a-t-il des circonstances qui l' excusent ou

p376

qui la justifient ? Marque-t-elle une amefoible ou une ame forte ?Ce traité, parfait dans son genre, estadressé à un homme très doux, à AnnaeusNovatus, celui des freres de Séneque,qui prit dans la suite le nom de JuniusGallion.On a pensé que l' instituteur l' avoit écrità l' usage de son eleve : je n' en crois rien.Les leçons de sagesse qu' il y donne sontsi générales, qu' à peine en distingueroit-onquelques-unes applicables aux souverainsen particulier, et encore moins auprince dont on lui avoit confiél' éducation. Elles ont le caractere de la secte etle ton du portique : elles ne sentent enaucun endroit ni le palais de l' empereur, nile fond de la caverne du tigre.Si Séneque, en généralisant ses préceptes,s' étoit proposé d' instruire Néron sansl' offenser, il auroit montré de la prudenceet de la finesse : mais cette circonspectionse concilie mal avec la franchise d' unphilosophe et la roideur d' un stoïcien.Séneque est ici grand moraliste, excellent

p377

Page 143: Essai Sur La Vie de Sénèque

raisonneur, et de temps en tempspeintre sublime. Une réflexion qui seprésente, après la lecture de ce traité, c' estqu' il est parfait dans son genre, et quel' auteur a épuisé son sujet.Si l' on y rencontre quelques opinionshasardées, ce sont des corrollaires outrésde la philosophie qu' il avoit embrassée." la colere est une courte folie, undélire passager " ... les bêtes sontdépourvues de colere " ... et pourquoide la colere, plutôt que de l' amour, de lahaine, de la jalousie et des autres passions ? ..." c' est que la colere ne naît que dansles êtres susceptibles de raison " ... etpourquoi les animaux seroient-ils entiérementdénués de raison ? Je crains bien quedans cet endroit et quelques autres, Sénequen' ait donné des limites trop étroitesaux qualités intellectuelles de l' animal." les animaux sont privés des vertuset des vices de l' homme... je n' encrois rien ; pas plus que l' homme soit privédes vices et des vertus de l' animal : il n' y

p378

a de différence réelle que dans l' habit." la colere n' est pas conforme à lanature de l' homme " ... je ne connoispas de passion plus conforme à la naturede l' homme. Le ressentiment est un effetde la colere ; et la sagesse de la nature aplacé le ressentiment dans le coeur del' homme, pour suppléer au défaut de la loi. Ilétoit important qu' il se vengeât lui-même,au temps où il n' y avoit aucun tribunalqui connût de l' injure. Sans la colere etle ressentiment, le foible étoit abandonnésans ressource à la tyrannie du fort ; et lanature eût fait autour de quelques-uns deses violents enfants, une multitudeinnombrable d' esclaves." la vertu seroit bien à plaindre,si la raison avoit besoin du secoursdes vices " ... c' est que les passions nesont pas des vices : selon l' usage, ce sontou des vices ou des vertus. Les grandespassions anéantissent les fantaisies, quinaissent toutes de la frivolité et de l' ennui.

Page 144: Essai Sur La Vie de Sénèque

p379

Je ne conçois pas comment un êtresensible peut agir sans passion. Le magistratjuge sans passion ; mais c' est par goûtou par passion qu' il est magistrat.Quoi, Séneque ! " le sage n' entrerapas en colere, si l' on égorge sonpere, si l' on enleve sa femme, si l' onviole sa fille sous ses yeux ? ... non " ...vous me demandez l' impossible, le nuisiblepeut-être. Il ne s' agit pas de se conduireici en homme, c' est presque dire enindifférent ; mais en pere, en fils, en époux." il est impossible que l' hommede bien n' entre pas en colere contre leméchant, disoit Théophraste... " ainsi,lui répond Séneque : " on sera d' autantplus colere, qu' on sera meilleur " ...vous vous trompez, répliquerai-je à Séneque :vous oubliez la distinction quevous avez faite vous-même, de l' hommecolere, et de l' homme qui se met en colere.

p380

Dites ; ainsi l' indignation contre leméchant sera d' autant plus forte, qu' onaimera davantage la vertu ; et je serai devotre avis.L' indignation contre le méchant, labienveillance pour l' homme de bien, sontdeux sortes d' enthousiasme égalementdignes d' éloge." pourquoi s' irriter contre celui qui setrompe " ? ... le méchant se trompepresque toujours dans son calcul, presquejamais dans son projet. Pour faire sonbien, il n' ignore pas qu' il fait le mald' autrui. S' il n' étoit que fou, j' en auroispitié." s' il falloit se fâcher contre leméchant, on se mettroit souvent encolere contre soi-même " ... c' est cequ' on fait, et pas aussi souvent qu' on ledevroit.Pison condamne à mort un soldat,pour être retourné du fourage sans

Page 145: Essai Sur La Vie de Sénèque

p381

son camarade. Ce soldat présentoit sagorge au glaive, lorsque son camaradereparut. Ces deux hommes, se tenantembrassés, sont reconduits, au milieu desacclamations du camp, dans la tente dePison, qui dit à l' un : toi, tu mourras,parceque tu as été condamné à mourir ;à l' autre, toi, parceque tu as occasionnéla condamnation de celui-là ; et au centurion,toi, pour n' avoir pas obéi... àce récit, dites-moi, que se passe-t-il dansvotre ame ? Est-ce que vous ne sentez pasla fureur s' en emparer ? Est-ce que vousne criez pas à ces trois malheureux : lâches !Que faites-vous ? Quoi ! Vous vouslaisserez égorger sans résistance !Suivez-moi, élançons-nous tous les quatre surcette bête féroce, poignardons-la ; etqu' après il soit fait de nous tout ce quel' on voudra ; nous ne mourrons pas dumoins sans être vengés. Je le sens aubouillonnement de mon sang ; j' en conviens ;c' est la passion qui me transporte et quim' associe, dans ce moment, aux trois soldats

p382

exécutés, il y a deux mille ans. Si jesuis fou, qui est-ce qui osera blâmer mafolie ?La passion et la raison ne secontredisent pas toujours ; l' une commandequelquefois ce que l' autre approuve.La raison est tranquille, ou furieuse.La différence que Séneque met entre lacolere et la cruauté, me paroît juste. L' hommecolere est violent : l' homme cruel estfroid.Mais si le spectacle de l' injustice excitela colere, Socrate ne rapportera jamaisdans sa maison le visage avec lequel il enest sorti... tant mieux : Socrate ne m' enparoîtra que plus vertueux." il y a plus d' inconvénient à être craintque méprisé " ... assurément ; cependantil vaut mieux inspirer de la crainte,que de s' exposer au mépris.En parlant de certaines loix, Sénequedit qu' elles ont été faites contre des

Page 146: Essai Sur La Vie de Sénèque

hommes qu' on supposoit ne devoir jamaisexister... il me semble que c' est le contraire

p383

qu' il falloit dire. La loi seroit absurde,sans l' existence présupposée d' un coupable,fût-ce d' un parricide, et même d' uninfracteur : j' ajoute et même d' un infracteur ;car il y a toujours deux délits commis àla fois : l' action proscrite par la loi, etl' infraction de la loi qui proscrit l' action.Dans le chapitre où Séneque examinecette pensée, qu' on me haïsse, pourvu qu' onme craigne ; il s' écrie : " la crainte ! Etc. "parmi les idées de Séneque, je me plaisencore plus à citer celles qui montrent labonté de son ame, que celles qui montrentla beauté de son esprit ; parceque je fais plusde cas de l' une de ces qualités, que del' autre ; parceque j' aimerois mieux avoir fait

p384

une belle action, qu' une belle page ;parceque c' est la défense des Calas, et non latragédie de Mahomet que j' envierois àVoltaire... mais ce Mahomet est en même-tempsun ouvrage de génie, et unebonne action... j' en conviens... le génieest plus rare que la bienfaisance...d' accord... il se trouva en un jour trois centshommes qui se firent égorger pour lapatrie, et parmi ces trois cents hommes, iln' y en avoit pas un seul capable de faireun vers d' Euripide ou de Sophocle ! ... jen' en doute pas ; mais ils sauverent lapatrie. Tite-Live dit d' un romain : " c' étoitplutôt une ame grande, quevertueuse " : n' en croyez rien, répond Séneque ;il faut être vertueux, ou renoncerà être grand.ô Séneque, homme si bon, je suisfâché de la préférence que tu donnes aurôle cruel de Démocrite qui se rit des malheureux

p385

Page 147: Essai Sur La Vie de Sénèque

humains, sur le rôle compatissantd' Héraclite, qui pleuroit sur la folie de sesfreres.Je ne crois pas qu' il y eut d' hommemoins disposé par caractere à la philosophiestoïcienne, que Séneque, doux, humain,bienfaisant, tendre, compatissant.Il n' étoit stoïcien que par la tête : aussi àtout moment son coeur l' emporte-t-il horsde l' ecole de Zénon.Il n' y a presque aucune condition dansla société, qui ne puisât dans Séneque d' excellentspréceptes de conduite. Il avoitmédité l' homme dans la retraite, il l' avoit vuen action dans le grand tourbillon dumonde. Peres, et vous instituteurs de lajeunesse, lisez et relisez le chapitre 21 dumême livre.Le chapitre 30 est très beau.Il dit, chapitre 31. " tous les hommesportent au fond de leurs ames les mêmessentiments que les rois : etc. "

p386

le beau recueil qu' on formeroit desmots singuliers qu' il nous a conservés !Tel est celui du courtisan à qui l' ondemandoit comment il étoit parvenu àune si longue vieillesse, et comment,pouvoit-on ajouter, il avoit conservé une aussiconstante faveur, et qui répondit, enrecevant des outrages, et en en remerciant. Lxxxiii c' est, je crois, dans letraité de la colere, qu' il parle dusoliloque, la pratique habituelle deSextius. " à la fin de la journée, retiré danssa chambre à coucher, etc. "

p388

de la clémence. Lxxxiv ce traité est adressé àNéron, au commencement de la secondeannée de son regne. Aussi le ton en est-ilnoble et élevé, le style souvent ingénieux,mais plus simple, moins haché, et, s' il m' estpermis d' emprunter une expression de la

Page 148: Essai Sur La Vie de Sénèque

peinture, plus large.On y est introduit par l' éloge del' empereur : d' où l' on passe à la nature de laclémence, à ses motifs, à son utilité pourtous les hommes, à sa nécessité pour unsouverain, et aux moyens d' acquérir, deconserver, et de fortifier en soi, cettevertu.Néron monta sur le trône à dix-huit ans :on voit en cet endroit, que le philosopheavoit découvert la bête féroce, sous la figurehumaine. Il y a des exemples, des réflexions,des conseils, qu' aucun orateurn' auroit l' impudence de proposer à unautre prince que Néron. Ce n' est qu' à untigre qu' on dit, ne soyez point un tigre.On trouvera au chapitre 24, des traits quijustifieront ma pensée. Au reste, les rois,les magistrats, les peres, les instituteurs,les maîtres, tous ceux qui ont quelqu' autorité

p389

sur les autres, y apprendront à jugerdes circonstances où il convient depardonner ou de punir, et à discerner la ligneétroite qui sépare la clémence, de l' injustice.Si l' on doute que Séneque sache penserde grandes choses, et les rendre avecnoblesse, je renverrai au discours qu' il amis dans la bouche de Néron, au premierchapitre de ce traité ; et je demanderaiquelques pages plus belles en aucunauteur, sans en excepter l' historien Tacite.Si Racine doit à celui-ci la belle sceneentre Agrippine et son fils ; Corneille doità Séneque celle d' Auguste et deCinna : voyez le chapitre 9 du premier livre.Néron fut clément par dissimulationdans sa jeunesse ; et Auguste par lassitudedans sa vieillesse.Le traité de Séneque n' ayant pas corrigéNéron ; celui-ci dut concevoir secrettement

p390

une haine d' autant plus profondecontre un peintre hardi, qui mettoitd' avance sous ses yeux le hideux portrait qui

Page 149: Essai Sur La Vie de Sénèque

lui ressembleroit un jour.Dans cet ouvrage, les conséquencesdes principes de l' auteur le menent à desassertions difficiles à digérer : il prononcedécidemment, que la compassion est undéfaut réel, que la cruauté et la compassionsont deux extrêmes, l' une de la sévérité,l' autre de la clémence : ce qui m' inclinoitd' abord à croire, qu' en passant du latindans notre langue, le mot compatir , avoitchangé d' acception ; ou que l' influence desmoeurs générales sur les notions du vice etde la vertu, faisoit regarder à Rome,comme une foiblesse, ce que nous regardonscomme un sentiment d' humanité. Mais ilest évident, par ce qui suit, que l' opinionde Séneque est la pure doctrine de Zénon,qui regardoit la grandeur d' ame commeincompatible avec la crainte et le chagrin,et la leçon d' une ecole dont le sage étoitsans pitié, parceque la pitié étoit un état

p391

pénible de l' ame... Zénon disoit, et Sénequeaprès Zénon, mais sans compassionni pitié, notre philosophe fera tout ce quefait l' homme sensible et compatissant...j' en doute, en secourant celui qui souffre,l' homme sensible et compatissant sesoulage lui-même.de la providence. Lxxxv il y a une providence ;les désordres physiques et moraux n' encontredisent pas la notion : ce que nousregardons comme des maux, n' en sontpas ; quand ils en seroient, nous nepourrions nous en prendre aux dieux, quiont placé sous nos mains tant de moyenspour nous en délivrer. " si vous souffrez,c' est que vous voulez souffrir ; vouséchapperez à la mauvaise fortune, quandil vous plaira : mourez " .Ce traité est dédié au même Lucilius,à qui les lettres sont adressées : c' est lasolution d' une grande difficulté.Ou le monde est éternel, ou il ne l' estpas : s' il est éternel, voilà donc un être

p392

Page 150: Essai Sur La Vie de Sénèque

absolu et indépendant de la puissance desdieux : s' il ne l' est pas, il a été créé.S' il a été créé : avant sa création, ou ilmanquoit quelque chose à la gloire et à lafélicité des dieux, et les dieux étoientmalheureux ; ou il ne manquoit rien à leurgloire et à leur félicité, et, cela supposé, lacréation du monde, superflue pour eux,n' eut pour objet que l' avantage des êtrescréés.Si la création du monde n' eut pourobjet que l' avantage des êtres créés,pourquoi y eut-il des bons et des méchants ?Pourquoi y vit-on le juste opprimé, etle méchant oppresseur ?Cela ne s' est fait que par impuissance,ou par mauvaise volonté ; par impuissance,si c' est un vice auquel il étoitimpossible d' obéir ; par mauvaise volonté, s' il étoitpossible d' obéir à ce vice, et qu' on ne l' aitpas fait.On pardonne un mauvais ouvrage à unouvrier indigent, on ne le pardonne point

p393

aux dieux : tout ce qui sort de leurs mainsdoit être parfait.Si la nature de l' ouvrage ne comportoitpas la perfection, pourquoi ne pasdemeurer en repos ? Pourquoi s' exposer sansnécessité et sans fruit, à la honte de n' avoirrien fait qui vaille.Cette difficulté d' enfant a occupé danstous les siecles les têtes les plus fortes. Elleest proposée, tous les jours, sur les bancsde nos ecoles, présentée dans les cahiersde nos théologiens avec la plus grandevigueur, et résolue de la maniere la plusclaire.Ici Séneque se charge de la cause desdieux. Il ouvre leur apologie par untableau majestueux de la grande machine del' univers.Il fait l' éloge de la vertu ; la vertu, lelien commun des hommes et des dieux.Rien de plus énergique que la peinturedes illustres malheureux : " vous enviezleurs tourments et leur gloire, etc. "

Page 151: Essai Sur La Vie de Sénèque

p394

il faut convenir que la difficulté siincommode pour tous les autres systématiques,s' évanouit dans l' ecole de Zénon...quoi, l' ulcere qui dévore ce maladedepuis le premier instant de sa naissance, etqui le dévorera jusqu' à sa mort, n' est pasun mal ? ... non... n' entendez-vous passes cris ? ... il a tort de crier.

p395

Vous direz que cela a l' air d' uneplaisanterie inhumaine ; soit. Maisgardez-vous de dédaigner un ouvrage pleind' idées sublimes, qui vous détrompera ou quivous affermira dans votre opinion. Lisez-lepour le bel endroit où Séneque incline latête de Jupiter vers la terre, et attache lesregards du maître de l' univers sur Réguluset sur Caton. ô Jupiter, s' écrie-t-il,voici deux athletes dignes de tonadmiration : etc. "mais, dit l' epicurien, si la vertu deCaton ne put éclater sans l' ambition deCésar, pourquoi créer l' un et l' autre ?Accorder aux dieux la puissance d' intervertirl' ordre de la nature ; c' est rendre ladifficulté insoluble. Vous aurez de la peine àme persuader que le pere des dieux et des

p396

hommes se soit plû à voir entrer Régulusdans un tonneau hérissé de pointes. Vousavez raison, j' aimerois mieux être Socratequ' Anyte ? Mais à quoi bon pour Socrate,pour Anyte, et pour les dieux, l' existenced' Anyte et de Socrate ?C' est par des faveurs apparentes, que leciel punit le méchant : c' est par des reversqui vous semblent cruels, et qui ne sontrien, que la providence illustre le bon.Jupiter dit à celui-ci, de quoi te plains-tu ?Je t' ai fait mon égal.Cela se peut, répond le méchant ; maismoi, pourquoi m' avoir fait tel que je suis,

Page 152: Essai Sur La Vie de Sénèque

et tel que tu savois que je serois... dis,malheureux, et tel que tu voulois être.Et d' après cette réplique, voilà nosraisonneurs enfoncés dans les ténebres de laliberté de l' homme et de la prescience desdieux.Et quel parti prend l' homme sage entreces disputeurs ? Il montre le ciel du doigt,et abandonne à ses idées celui que cespectacle ne convainc pas.

p397

Ce traité finit par une prosopopée deJupiter à l' homme vertueux : elle est trèséloquente.des bienfaits. Lxxxvi savoir accorder, etrecevoir des bienfaits.Ce traité des bienfaits en est un enmême temps de la reconnoissance et del' ingratitude. Si les ingrats sont communs,Séneque montre qu' il faut s' en prendre aussifréquemment aux défauts des bienfaiteurs,qu' au vice du coeur humain.La matiere y est épuisée ; il n' a été fait,ni pour Néron, ni pour Aebutius Libéralis,à qui il est adressé, mais pour tous leshommes. On en citeroit difficilement un autre,soit ancien, soit moderne, qui contîntun aussi grand nombre de pensées fines etdélicates, de préceptes divins, de sentimentsque je dirois presque célestes.Je l' avois lu trois fois de suite, et à laquatrieme lecture j' en humectois encoreles feuillets de quelques larmes ; non decelles qu' on donne au récit d' un grand

p398

malheur, à la tragédie, à Iphigénie, àMérope, elles sont mêlées de plaisir etde peine ; mais de celles qui coulentdélicieusement lorsque l' ame est émue dequelque grande action, d' un sentimentdélicat, qui naissent de l' admiration, etque j' accorde aux héros de Corneille.Combien j' étois satisfait de mesbienfaiteurs ! Combien je l' étois encore

Page 153: Essai Sur La Vie de Sénèque

davantage de ce philosophe qui disoit deshommes puissans qui s' étoient ressouvenus delui, et des hommes puissans qui l' avoientoublié ; " c' est à l' oubli de ces derniersque je dois le goût de la retraite, etc. "on est convaincu, entraîné, en lisantle traité de la colere ; on est attendri,touché, en lisant celui des bienfaits. L' unest plein de force ; l' autre de finesse : là,

p399

c' est la raison qui commande ; ici, c' est ladélicatesse du sentiment qui charme.Séneque parle au coeur, et n' en est pas moinsconvaincant ; car le coeur a son évidence.Il y a le goût dans les moeurs, comme letact dans les beaux arts : le jugement quel' un porte des actions, est aussi promptet aussi sûr que le jugement que l' autreporte des ouvrages.Si je voulois citer des maximes, ce traitém' en offriroit sans nombre. J' y lirois :" la bienfaisance est-elle votre vertu ? Etc. "comment une nation marquera-t-ellesa reconnoissance au philosophe ? Par lacouronne civique (...). Lafeuille de chêne l' honorera sans appauvrir

p400

l' etat. C' est une feuille de chêne qu' emporterontavec eux, le sage en mourant,le ministre en sortant de place." il n' y a quelquefois aucune différenceentre le présent d' un ami, et le voeud' un ennemi. "" refusez à votre ami l' or qu' il porteroitchez une courtisanne " .Je reprocherois volontiers à Sénequed' avilir la bienfaisance, lorsqu' il comparele secret d' obliger, avec l' art de lacourtisanne, qui rend ses faveurs piquantesen les variant selon le caractere de sesamants." placez vos bienfaits avec choix : etc. "

p401

Page 154: Essai Sur La Vie de Sénèque

rien de plus délicat et de plus vrai quele chapitre 6, sur la question, si l' ingratitudepeut être traduite au tribunal desloix. " hé ! Dit Séneque, n' est-il pas plushonnête de laisser quelques méchantsimpunis, que de faire soupçonner lamultitude de perfidie " ?Ce que Séneque dit des honneurs accordésà des descendants infâmes, parreconnoissance pour leurs ayeux illustres, medéplaît. Ce n' est point par autrui, c' est parsoi, qu' on mérite ou qu' on démérite. C' estmal défendre les dieux, que de leur fairedire : que tel inepte soit roi, etc.C' est une singuliere compensation, que celled' une injustice par une autre.

p402

Voici encore un endroit où je ne puisêtre de l' avis de notre philosophe. Alexandrefait don d' une ville à un simple particulier,qui refuse un présent qui lui sembletrop important pour lui. " je n' examinepas ce qu' il te convient de recevoir,mais ce qu' il me convient dedonner " . Séneque ajoute : " le mot estd' un fou " ... ce n' est point le mot d' unfou, c' est celui d' un souverain généreux etgrand : qu' est-ce qu' une ville pour le maîtredu monde ?Et pourquoi ce particulier auroit-il étéincapable de bien administrer la cité ? Seroit-ceson refus qui le feroit présumer ?J' aurois, ce me semble, plus de confiancedans la modestie qui s' éloigne des grandsemplois, que dans l' ambition qui les poursuit.Aux maximes qui précedent ajoutonsquelques-uns de ces faits intéressantsqu' elles encadrent.Lxxxvii les disciples de Socrateoffroient des présents à leur maître, et

p403

chacun d' eux à proportion de sa fortune.Eschine, qui étoit pauvre, lui dit : " jen' ai rien qui soit digne de vous, etc. "

Page 155: Essai Sur La Vie de Sénèque

si ce fait vous étoit connu, songez, lecteur,que beaucoup d' autres l' ignorent : j' aimeroismieux instruire celui qui ne sait pas,que de plaire à celui qui sait.Voici comment il s' exprime sur Alexandre." Alexandre ne fut, dès sajeunesse, etc. "

p404

je ne me rappelle plus à quel proposcette sortie violente se trouve dans letraité des bienfaits ; mais je suis sûr qu' ellen' y est pas déplacée. Le style de Sénequeest coupé, mais ses idées sont liées.Lxxxviii Séneque pressentoit, sansdoute, les reproches qu' on lui feroit,lorsqu' il écrivoit " il ne m' est pastoujours possible de refuser : quelquefois jeserai forcé de recevoir un bienfait ; untyran cruel, ombrageux, prompt à s' irriter,regarderoit mon refus commeune insulte " . Cette maxime pouvoitlui coûter la vie.Séneque exclut du nombre des bienfaiteursles animaux. Sans m' engager derépondre à ses raisons, je ne puis m' empêcher

p405

d' exiger du bestiaire quelque reconnoissancepour le lion qui le reconnut etqui le défendit. Parcequ' un moment aprèsl' animal bienfaisant avoit oublié le servicerendu, le bestiaire étoit-il dispensé des' en souvenir ? Répondre qu' oui, n' est-cepas mettre l' homme et l' animal sur la mêmeligne ? Il me semble que j' auroismauvaise opinion de celui, à qui son chienauroit sauvé la vie, et qui ne l' enaimeroit pas davantage.Notre philosophe accuse l' hommed' ingratitude, lorsqu' il ose reprocher à lanature de n' avoir pas rassemblé sur lui tousses dons. Me permettra-t-on d' ajouter uneraison à toutes celles qu' il en donne, etde la proposer à sa maniere ?Homme, songe que c' est à la foiblessede tes organes, que tu dois la qualité qui

Page 156: Essai Sur La Vie de Sénèque

te distingue des animaux. Ambitionnes-tule regard perçant de l' aigle ? Tu regarderassans cesse : l' odorat du chien ? Tuflaireras du matin au soir. L' organe de tonjugement est resté le prédominant et le

p406

maître ; il eut été l' esclave d' un de tes senstrop vigoureux : de-là ta perfectibilité. S' ilexiste dans ton cerveau une fibre plusénergique que les autres, tu n' es plus proprequ' à une chose, tu es un homme de génie :l' animal et l' homme de génie se touchent.La justesse et la force des arguments deSéneque, plaidant la cause des enfantscontre les peres, subjuguent ma raison :mais mon coeur se révolte contre cetteingrate dialectique. J' aime mieux m' exagérerle bienfait paternel, que d' affoiblir lareconnoissance filiale. Je demanderai si,dans le nombre de ces enfants quiprirent leurs peres sur leurs épaules, et quiles transporterent le long des torrents dela lave enflammée qui découloitdes flancs de l' Etna, et qui brûloitleurs pieds, il y en eut un seul qui eutosé dire à sa mere, nous sommes quittes.

p407

Mes oreilles se ferment à ce propos, etmon imagination se livre à un spectacleplus doux ; je vois les peres, les meres,se précipiter sur leurs enfants, et lesbaigner de leurs larmes ; je vois les enfantsessuyer ces larmes de leurs mains : et dansce moment j' ignore quels sont les plusheureux. Je suis pere ; j' ai des enfants ;et c' est ainsi que je sens.Bienfaiteur, si tu m' humilies, tuentendras de moi le discours du citoyen sauvéde la proscription des triumvirs par unami de César, qui lui rappelloit tropsouvent ce bienfait. Je te dirai, " rendsmoi à César : etc. "

p408

Page 157: Essai Sur La Vie de Sénèque

peut-on quelquefois rappeller le servicequ' on a rendu ? Séneque répond à cettequestion, en introduisant un soldatvétéran, accusé d' avoir exercé des violencescontre ses voisins, et plaidant enprésence de Jules-César sa cause qu' oninstruisoit avec chaleur... " vous souvenez-vous,mon général, etc. "

p409

cependant un brave soldat peut être un voisinincommode : et voilà ce que peut l' éloquence.Lxxxix le chapitre 3 du 6 e livreest très ferme, très beau, et j' enconseillerai la lecture à celui qui veut savoir lemoyen de donner de la consistance à des

p410

choses passageres, qui par elles-mêmesn' en ont aucune.J' indiquerois bien les chapitres 32, 33,et 34, du même livre, aux souverains :mais quand le philosophe leur auroit apprisqu' un bien, dont les plus grandes fortunessont privées ; un bien, qui manque à ceuxqui possedent tout, est un ami qui sachedire la vérité, qui arrache au concert tropharmonieux de la flatterie un grand enivrépar la foule des imposteurs, amené jusqu' àl' ignorance du vrai, jusqu' à la haine duvrai, par l' habitude d' entendre, non deschoses salutaires et honnêtes, mais deschoses douces et empoisonnées ; un ami ! Oùle trouveront-ils ? Quand cet ami les auroitconvaincus de l' importance d' être entourésde gens de bien, les appelleroient-ilsauprès de leur personne ? Et quand ils les yauroient appellés, comment les y garderoient-ils ?Que nous serions heureux, si nousréfléchissions sur les avantages que nousdevons à notre médiocrité, et dont les hautes

p411

Page 158: Essai Sur La Vie de Sénèque

conditions sont privées. Nous avonspresque autant de ressources pour devenirbons, qu' ils en ont pour devenir méchants :ils usent aussi bien des leurs, que noususons mal des nôtres ; d' où il arrive quenous sommes tous corrompus.Séneque remarque, " que c' est lecaractere des rois, etc. "le poète Rabirius met un trèsbeau mot dans la bouche d' Antoinemourant : " je n' ai plus que ce que j' ai donné " !Heureux celui qui peut dire à la fortune :enleve moi tout ce que j' ai, et tu ne meferas pas mourir tout à fait indigent.Si la lecture de Séneque tourmente leméchant ; l' homme de bien y trouve souventson éloge.

p412

Dans ce traité des bienfaits, à chaquechapitre on croit que tout est dit, etcependant il n' en est rien. Séneque nemontre, dans aucun autre de ses ouvrages,autant de fécondité. Les auteurs du siecle dela grande éloquence ont su présenter leursidées d' une maniere plus simple et plusimposante ; mais en avoient-ils autant queSéneque.de la tranquillité de l' ame. Lxxxx qu' est-ce que la tranquillité de l' ame ?Qu' est-ce qui nous l' ôte ?Comment pouvons-nous la recouvrer ?Ce traité est adressé à Sérénus, capitainedes gardes de Néron, intime amide Séneque qui se reprocha, dans la suite,l' excessive douleur que sa perte lui causa.Pline nous apprend que Sérénuspérit avec tous ses convives, empoisonnéspar des champignons.

p413

On présume que cet ouvrage est un despremiers écrits de Séneque ; qu' il lecomposa peu de tems après son retourde la Corse ; qu' il ne jouissoit pas encored' une grande opulence, et qu' il étoit malaffermi dans la philosophie, bien qu' il

Page 159: Essai Sur La Vie de Sénèque

eût adressé à Marcia et à Helvia desconsolations qui ne sont pas d' un stoïciennéophyte, et qu' il eût donné des leçonspubliques de zénonisme.Il se montre ici flottant entre l' obscuritéde la retraite, et l' éclat des fonctionspubliques. La fortune l' éblouit, le desir d' unegrande réputation le tourmente ; il le sent,il s' en accuse : il se relegue dans la classede ceux qui oscillent entre le vice et lavertu, et qui ne sont ni assez corrompus,pour être comptés parmi les méchants,ni assez vertueux pour être comptés parmiles bons. On est charmé de la franchiseavec laquelle il dévoile le fonds de son

p414

coeur. Il dit, " j' ai des vices quim' attaquent à force ouverte ; etc. "le stoïcien étoit valétudinaire toute savie ; sa philosophie étoit trop forte : c' étoitune espece de profession religieuse, qu' onn' embrassoit que par enthousiasme ; unétat d' apathie auquel on tendoit de toutesses forces, et sous le noviciat duquel onmouroit avant d' être profès. Séneque sedésespere de rester homme.

p415

Mais d' où lui venoit sa perplexité ? Soname avoit-elle été brisée par la longueur etla dureté de son exil ? L' horreur des antresde la Corse avoit-elle embelli à ses yeuxles palais des grands ? La solitude danslaquelle il avoit passé huit années, donné denouveaux charmes à la société ? Et lesrochers arides et déserts, aiguisé les attraitsde la capitale ? Ou le rôle d' Hercule, ausortir de la forêt de Némée, entre lechemin qui conduit à la gloire, et celui quimene au plaisir, seroit-il celui de tousles hommes ? Non ; le nombre de ceuxdont on pourroit dire (...), estpetit. Quelque parti que prenne Séneque,ce ne sera point l' adulation de lui-mêmequi le perdra.Ce traité offre d' excellentes réflexions

Page 160: Essai Sur La Vie de Sénèque

sur l' emploi de son tems et de son talent ;sur l' essai de ses forces ; sur la vanité desrichesses, lorsqu' on voit un affranchi dePompée plus opulent que son maître ; surla résignation aux peines de son état etaux traverses de la vie : et cette morale

p416

est toujours relevée par des anecdotesintéressantes.Caligula dit, par forme de conversation,à Canus Julius. " à propos, j' aidonné l' ordre de votre supplice " : Julius luirépond, " je vous rends graces, princetrès-excellent. "il jouoit aux échecs lorsque le centurionarriva : " au moins, dit-il à sonadversaire, etc. "le philosophe qui l' accompagnoit aulieu du supplice, lui ayant demandé, aumoment où la hache étoit levée sur soncol, à quoi il pensoit : " j' épie, luirépondit-il, etc. " on n' a jamais philosophési long-tems.

p417

Depuis le siecle de Néron, jusqu' à nosjours, les sectateurs de la doctrined' Epicure n' ont cessé de nous montrer un desleurs, appellant la mollesse et les plaisirs àses derniers instants, et allant à la mortavec la même nonchalance qu' il auroitcontinué de vivre. Certes, je n' ai garde deblâmer la maniere facile dont le voluptueuxPétrone mourut : mais je trouve autantde fermeté, autant d' indifférence, et plusde dignité, dans la mort de Canus Julius.Etoit-il possible de porter le mépris, oupour la vie, ou pour l' empereur, ou pourl' un et l' autre, au-delà de ce qu' il en amis dans sa réponse à Caligula. A-t-onjamais exprimé ce mépris, d' une maniereplus simple et plus fine ? Pétrone est àtable ; il se fait lire des vers en mourant.Julius, en attendant le centurion,s' amuse à jouer aux échecs. Quoi deplus tranquille, et même de plus gai, que

Page 161: Essai Sur La Vie de Sénèque

p418

ses discours à son adversaire et à sesamis ?Pour un disciple d' Epicure, qui saitaccepter la mort quand elle vient, Zénonpeut en citer nombre des siens, qui n' ontpas hésité d' aller au-devant d' elle.Mais à parler vrai des uns et des autres,chacun d' eux se soumet à la nécessité, selonses principes et son caractere.de la vie heureuse. Lxxxxi point de bonheur sansla vertu.Séneque adresse ce petit traité, qu' onpeut regarder comme son apologie etla satyre des faux epicuriens, à Gallionson frere. " ô Gallion, mon frere, tousles hommes veulent être heureux ; maistous sont aveugles, lorsqu' il s' agitd' examiner en quoi consiste le bonheur " .Notre philosophe avoit rencontré lavraie base de la morale. à parler rigoureusement,il n' y a qu' un devoir, c' est d' être

p419

heureux : il n' y a qu' une vertu, c' est lajustice.Avant que d' entrer dans quelquesdétails sur cet écrit, qu' on peut analyser enpeu de mots, il faut que je jette uncoup-d' oeil sur la morale des anciens, et sur lesprogrès successifs de cette science importante.Tout ce qu' elle a de plus élevé, deplus profond, les anciens l' avoient dit ;mais sans liaison : ce n' étoit point lerésultat de la méditation qui pose desprincipes, et qui en tire des conséquences ;c' étoient les élans isolés et brusques d' amesfortes et grandes.Qui est-ce qui inspiroit au caraïbe dese précipiter au milieu des flots encourroux, pour ravir à la mort des européensnaufragés sur ses côtes et prêts à périr ?Lorsque ces malheureux sont prosternéstremblants aux genoux de leurs ennemis,qui est-ce qui fit dire au cacique ? " relevez-vous,ne craignez rien : etc. "

Page 162: Essai Sur La Vie de Sénèque

p420

le fait que je vais raconter, je le tiensd' un missionnaire de Cayenne, témoinoculaire. Plusieurs negres marons avoientété pris, et il n' y avoit point de bourreaupour les exécuter. On promit la vie à celuid' entr' eux qui consentiroit à pendre sescamarades, c' est-à-dire au plus méchant.Aucun n' acceptant la proposition, uncolon commande à un de ses negres de lespendre, sous peine d' être pendu lui-même.Ce negre demande à passer unmoment dans sa cabane, comme pour sepréparer à obéir à l' ordre qu' il a reçu : là, ilsaisit une hache, s' abat le poignet,reparoît ; et présentant à son maître un brasmutilé, dont le sang ruisseloit : à présent,lui dit-il, fais-moi pendre mes camarades ?Qui est-ce qui a placé ce sentimenthéroïque dans l' ame d' un esclave ? Est-cel' étude, est-ce la réflexion ? Est-ce laconnoissance approfondie des devoirs ? Nullement.Dans les premiers temps, les hommes

p421

qui se sont distingués par les actionsles plus surprenantes, étoient asservis auxplus grossiers préjugés. Le rêve d' une vieillefemme avoit peut-être mis les armes à lamain au brave cacique qu' on vientd' entendre parler si fierement à ses ennemis.Un autre cacique leur eût peut-êtreimpitoyablement cassé la tête.Il n' y a pas de science plus évidente etplus simple que la morale pour l' ignorant :il n' y en a pas de plus épineuse et de plusobscure pour le savant. C' est peut-être laseule où l' on ait tiré les corollaires les plusvrais, les plus éloignés et les plus hardis,avant que d' avoir posé des principes.Pourquoi cela ? C' est qu' il y a des héros,longtemps avant qu' il y ait des raisonneurs.C' est le loisir qui fait les uns ; c' est lacirconstance qui fait les autres : leraisonneur se forme dans les écoles, qui s' ouvrenttard ; le héros naît dans les périls, qui sontde tous temps. La morale est en actiondans ceux-ci, comme elle est en maximesdans les poètes : la maxime est sortie de

Page 163: Essai Sur La Vie de Sénèque

p422

la tête du poète, comme Minerve de latête de Jupiter... souvent il faudroit unlong discours au philosophe pourdémontrer ce que l' homme du peuple sentsubitement.Qu' est-ce que le bonheur ? ... ce n' estpas une question à résoudre au jugementde la multitude.Qu' est-ce que la multitude ? ... untroupeau d' esclaves... pour être heureux,il faut être libre : le bonheur n' est pas faitpour celui qui a d' autres maîtres que sondevoir... mais le devoir n' est-il pasimpérieux ? Et s' il faut que je serve,qu' importe sous quel maître ! ... il importebeaucoup : le devoir est un maître dont onne sauroit s' affranchir sans tomber dansle malheur ; c' est avec la chaîne du devoir,qu' on brise toutes les autres.

p423

Le stoïcisme n' est autre chose qu' untraité de la liberté prise dans toute sonétendue.Si cette doctrine, qui a tant de pointscommuns avec les cultes religieux, s' étoitpropagée comme les autres superstitions,il y a long-temps qu' il n' y auroit plus niesclaves ni tyrans sur la terre.Mais, qu' est-ce que le bonheur, au jugementdu philosophe ? ... c' est laconformité habituelle des pensées et desactions aux loix de la nature.Et qu' est-ce que la nature ? Qu' est-ceque ses loix ? Il n' auroit pas été mal des' expliquer sur ces deux points ; car il estévident que la nature nous porte avecviolence, et nous éloigne avec horreur,d' objets que le stoïcien exclut de la notion dubonheur.Mais Séneque écrivoit à Gallion, hommeinstruit, que les définitions que l' onexige ici auroient ramené aux premierséléments de la philosophie.L' homme heureux du stoïcien, est celui

Page 164: Essai Sur La Vie de Sénèque

qui ne connoît d' autre bien que la vertu,

p424

d' autre mal que le vice ; qui n' estabattu ni enorgueilli par les événements ; quidédaigne tout ce qu' il n' est ni le maîtrede se procurer, ni le maître de garder, etpour qui le mépris des voluptés, est lavolupté même.Voilà peut-être l' homme parfait : maisl' homme parfait est-il l' homme de la nature ?Il me semble que, dans la nature, lecorps est le tyran de l' ame, par les passionseffrénées et les besoins sans cesserenaissants ; et qu' au contraire, dans l' état desociété, il n' en est ni l' esclave ni le tyran :ce sont deux associés qui se commandentet s' obéissent alternativement ; quand j' aimangé, je médite ; et quand j' ai médité,il faut que je mange.La philosophie stoïcienne est uneespece de théologie pleine de subtilités ; etje ne connois pas de doctrines plus éloignéede la nature, que celle de Zénon.La recherche du vrai bonheur conduitSéneque à l' examen de la voluptéd' Epicure ; et voici comment il s' en explique :

p426

" pour moi, dit-il, je pense, etc. "la volupté naît à côté de la vertu, commele pavot au pied de l' épi ; mais ce n' estpoint pour la fleur narcotique qu' on a labouré.Il paroît que le mot volupté , malentendu, rendit Epicure odieux ; ainsi que lemot intérêt , aussi mal entendu, excita lemurmure des hypocrites et des ignorantscontre un philosophe moderne.Des efféminés, de lâches corrompus ;pour échapper à l' ignominie qu' ilsméritoient par la dépravation de leurs moeurs,se dirent sectateurs de la volupté, et lefurent en effet ; mais c' étoit de la leur,et non de celle d' Epicure. Pareillementdes gens, qui n' avoient jamais attaché aumot intérêt , d' autre idée que celle de l' oret de l' argent, se révolterent contre une

Page 165: Essai Sur La Vie de Sénèque

doctrine qui donnoit l' intérêt pour lemobile de toutes nos actions ; tant il estdangereux en philosophie de s' écarter du sensusuel et populaire des mots.De l' apologie de l' epicuréisme, Sénequepasse à l' apologie de la philosophie engénéral. Combien j' ai été satisfait, en lisant

p427

les chapitres 17 et 18, d' y trouverles mêmes impertinences adressées à Séneque,et par les mêmes personnages, que denos jours : on lui disoit, comme à nossages :" vous parlez d' une façon, etc. "

p433

Lxxxxii voici comment on attaquoitautrefois le stoïcien Séneque, et lamaniere dont il se défendoit." si donc un de ces détracteursde la philosophie vient me dire, etc. "tout ce qui précede, tout ce que j' omets,tout ce qui suit, est très beau. Quandon cite Séneque, on ne sait ni oùcommencer, ni où s' arrêter. Les philosophesmodernes pourroient dire à leurs détracteurs,ce que le sage de Séneque disoit auxsiens : " ne vous permettez pas de jugerceux qui valent mieux que vous : etc. "

p435

du loisir, ou de la retraite du sage. Xciii on ne peut guere douterque ce petit traité ne soit la continuationde celui qui précede." Epicure dit que le sage etc. "

p436

mais le détail des obstacles s' étend fortloin. Par exemple, si la république est

Page 166: Essai Sur La Vie de Sénèque

trop corrompue, et qu' il n' y ait aucunespoir de la sauver ; si les moyens souffroientdes contradictions insurmontables ; si l' etatest la proie des méchants : le sage sesacrifieroit inutilement.En effet, au milieu des brigues et descabales de l' ambition : parmi cette foulede calomniateurs, qui empoisonnent lesmeilleures actions : entouré d' envieux,qui font échouer les projets les plus utiles,tantôt pour vous en ravir l' honneur,tantôt pour se ménager de petits avantages ;de ces politiques ombrageux, qui épientles progrès que vous faites dans la faveurdu souverain et du peuple, pour saisir lemoment où il convient de vous desserviret de vous renverser ; de cette nuée deméchants subalternes qui ont intérêt à ladurée des maux, et qui pressentent la tendance

p437

de vos opérations : qu' a-t-on demieux à faire, que de renoncer aux fonctionsd' etat ? N' est-on utile qu' en produisantdes candidats, en secourant les peuples,en défendant les accusés, en récompensantles hommes industrieux, en opinantpour la paix ou pour la guerre ? ...non : mais je ne mettrai pas sur la mêmeligne celui qui médite et celui qui agit.Sans doute la vie retirée est plus douce ;mais la vie occupée est plus utile et plushonorable : il ne faut passer de l' une àl' autre qu' avec circonspection ; c' est mêmel' avis de Séneque." et qu' importe, ajoute-t-il, par quelsmotifs le sage embrasse la retraite ! Sic' est lui qui manque à l' etat, ou si c' estl' etat qui lui manque " ... il importebeaucoup : s' il manque à l' etat, c' est unmauvais citoyen ; si l' etat lui manque,l' etat est insensé.Séneque dispense encore le sage del' administration, s' il manque d' autorité, deforce et de santé. Un homme s' est montré

p438

Page 167: Essai Sur La Vie de Sénèque

de nos jours plus intrépide que le stoïcienne l' exige.En passant en revue tous les gouvernements,Séneque n' en trouvoit pas un seulauquel le sage pût convenir, et qui pûtconvenir au sage." s' il est mécontent de la république, etc. "en passant en revue plusieurs de nosgouvernements, le sage seroit encore del' avis de Séneque.Après des siecles d' une oppressiongénérale, puisse la révolution qui vient des' opérer au-delà des mers, en offrant àtous les habitants de l' Europe un asylecontre le fanatisme et la tyrannie, instruireceux qui gouvernent les hommes,sur le légitime usage de leur autorité !Puissent ces braves américains, qui ont

p439

mieux aimé voir leurs femmes outragées,leurs enfants égorgés, leurs habitationsdétruites, leurs champs ravagés, leursvilles incendiées, verser leur sang et mourir,que de perdre la plus petite portion de leurliberté, prévenir l' accroissement énormeet l' inégale distribution de la richesse, leluxe, la mollesse, la corruption des moeurs,et pourvoir au maintien de leur liberté,et à la durée de leur gouvernement ! Puissent-ilsreculer, au moins pour quelquessiecles, le décret prononcé contre toutesles choses de ce monde ; décret qui les acondamnées à avoir leur naissance, leurtemps de vigueur, leur décrépitude et leurfin ! Puisse la terre engloutir celle de leursprovinces, assez puissante un jour et assezinsensée pour chercher les moyens desubjuguer les autres ! Puisse dans chacuned' elles, ou ne jamais naître, ou mourirsur-le-champ sous le glaive du bourreau,ou par le poignard d' un Brutus, le citoyenassez puissant un jour et assez ennemi de

p440

son propre bonheur, pour former leprojet de s' en rendre le maître !

Page 168: Essai Sur La Vie de Sénèque

Qu' ils songent que le bien général nese fait jamais que par nécessité ; et quec' est le temps de la prospérité, et noncelui de l' adversité, qui est fatal pour lesgouvernements.L' adversité occupe les grands talents ;la prospérité les rend inutiles, et porte auxpremiers emplois les ineptes, les richescorrompus, et les méchants.Qu' ils songent que la vertu couve souventle germe de la tyrannie.Si le grand homme est long-temps à latête des affaires, il devient despote. S' il yest peu de temps, l' administration serelâche et languit sous une suite d' administrateurscommuns.Qu' ils songent que ce n' est ni par l' or,ni même par la multitude des bras, qu' unetat se soutient ; mais par les moeurs.Mille hommes qui ne craignent paspour leur vie, sont plus redoutables quedix mille qui craignent pour leur fortune.

p441

Que chacun d' eux ait dans sa maison,au bout de son champ, à côté de sonmétier, à côté de sa charrue, son fusil,son épée, et sa bayonnette.Qu' ils soient tous soldats.Qu' ils songent que si, dans les circonstancesqui permettent la délibération,le conseil des vieillards est le bon ; dansles instants de crise, la jeunesse estcommunément mieux avisée que la vieillesse.Xciv Séneque pense que la naturenous a faits pour méditer et pouragir ; mais lorsque les circonstancesréduisent le philosophe à la vie contemplative,il est encore une gloire à laquelle il peutprétendre. " Chrisippe et Zénon, dansleur retraite, ont mieux mérité dugenre humain, que s' ils avoient conduitdes armées, occupé des emplois etpromulgué des loix " . Vaut-il mieuxavoir éclairé le genre humain, qui dureratoujours, que d' avoir ou sauvé ou bienordonné une patrie qui doit finir ; êtrel' homme de tous les tems, ou l' homme

p442

Page 169: Essai Sur La Vie de Sénèque

de son siecle : c' est un problême difficileà résoudre.Auguste, ce maître de l' univers, cethomme qui régloit d' un mot le sort desnations, regardoit le jour qui ledélivreroit de sa grandeur, comme le plusfortuné de sa vie. Cependant il mourutempereur, et fit bien. Rien de plusdifficile que de se défaire de l' habitude decommander, si ce n' est de celle d' obéir :l' esclave a perdu son ame, quand il aperdu son maître ; comme le chien égarédans les rues, il crie jusqu' à ce qu' il aitretrouvé la maison où il est nourri d' eau etde pain et assommé de coups de bâton.Quelles moeurs ! Quelles effroyablesmoeurs, que celles des romains ! Je neparle pas de la débauche, mais de cecaractere féroce qu' ils tenoientapparemment de l' habitude des combats du cirque.Je frémis lorsque j' entends un de cescitoyens blasé sur les plaisirs, las desvoluptés de la Campanie, du silence etdes forêts du Bruttium, des superbes édifices

p443

de Tarente, se dire à lui-même : " jem' ennuie ; retournons à la ville, je mesens le besoin de voir couler du sang " .Et ce mot est celui d' un efféminé !Ici Séneque s' exhorte à l' examen deschoses, sans partialité, sans cette haineimplacable que sa secte a vouée à toutesles autres.D' où venoit cette intolérance des stoïciens ?De la même source que celle desdévots outrés. Ils ont de l' humeur,parcequ' ils luttent contre la nature ; qu' ils seprivent, et qu' ils souffrent. S' ils vouloients' interroger de bonne foi sur la haine qu' ilsportent à ceux qui professent une moralemoins austere, ils s' avoueroient qu' ellenaît de la jalousie secrette d' un bonheurqu' ils envient, et qu' ils se sont interditssans croire aux récompenses qui lesdédommageront de leur sacrifice ; ils sereprocheroient leur peu de foi, et cesseroientde soupirer après la félicité de l' epicuriendans cette vie, et la félicité du stoïciendans l' autre.

Page 170: Essai Sur La Vie de Sénèque

p444

consolation à Helvia. Xcv Helvia étoit mere de Séneque.Elle resta orpheline presqu' ennaissant, et passa sous l' autorité d' unebelle-mere. Quelqu' indulgence qu' on supposedans une belle-mere, ce n' est pas sanspeine qu' on réussit à lui plaire. Un oncle quila chérissoit lui fut enlevé au moment oùelle l' attendoit, les bras ouverts, à sonretour d' Egypte : dans le même mois, elleperdit son époux. L' absence de ses enfantsla laissa seule sous le poids de cetteaffliction. Sa vie n' avoit été qu' un tissud' alarmes, de périls et de douleurs,lorsqu' elle recueillit les cendres de trois de sespetits-fils, dans le même pan de sa robe, oùelle les avoit reçus en naissant. Vingtjours s' étoient écoulés depuis les funéraillesdu fils de Séneque, lorsque le pere futséparé d' elle par l' exil. Ce dernier événementest le sujet de la consolation.Cet ouvrage, écrit dans la situation laplus cruelle, et la contrée la plus affreuse,

p445

est plein d' ame et d' éloquence. Le beaugénie et l' excellent caractere du philosophes' y développent en entier. On ne peuts' empêcher d' accorder de l' admiration àl' une de ces qualités, et de l' estime àl' autre.C' est parceque tout seroit à citer dece bel écrit, que j' en citerai peu de chose.Séneque dit à sa mere :" j' espere que vous ne refuserez pas àun fils, etc. "je ne le pense pas ; cettemaxime contredit et les philosophes et lespoètes, qui tous ont unanimement reconnuet préconisé l' attrait du sol. Ainsi que tous

p446

Page 171: Essai Sur La Vie de Sénèque

les animaux, l' homme ne s' éloigne du lieude sa naissance, que d' un assez courtintervalle : cet intervalle est limité par sesbesoins et par ses forces ; il le mesure sur lafatigue du retour. Il ne quitte son berceau,que quand il en est chassé. Le lievre et lecerf, qui vont si vîte, changent rarementde forêt : l' aigle plane presque toujoursau-dessus des mêmes montagnes. Le solrappelle l' homme des pays lointains, oùl' intérêt ne l' a point transporté sansl' arracher des bras de son pere, de sa mere,de ses freres, de sa femme, de sesenfants, de ses concitoyens : il s' est retournéplus d' une fois ; ses mains se sont portées,ses yeux baignés de larmes se sont fixés,vers la ville, sur le rivage, qu' il venoitde quitter.Séneque ajoute : " de vos enfants, etc. "

p447

Séneque n' auroit laissé que ce morceau,qu' il auroit droit au respect des gens debien et à l' éloge de la postérité. Lorsqu' ils' occupoit des chagrins de sa mere, il étoitbien plus à plaindre qu' elle.de la briéveté de la vie. Xcvi on présume que le Paulinus,à qui Séneque adresse ce traité, étoit perede Pauline, la seconde femme de Séneque.Il exerçoit à Rome une charge trèsimportante, la surintendance générale desvivres." la vie n' est courte, dit Séneque, etc. "

p448

ce traité, qu' on ne lit point sans s' appliquerà soi-même la plupart des sagesréflexions dont il est semé, est sur-toutcélebre par la réponse vive, ingénieuse etmême éloquente, d' un homme de lettres,à laquelle il donna lieu. Un de ses amis,témoin de ses regrets sur la rapidité dutemps, sachant d' ailleurs combien il en étoitprodigue, l' interrompit en lui citant cepassage de Séneque : tu te plains de la briévetéde la vie, etc.

Page 172: Essai Sur La Vie de Sénèque

p451

Séneque a raison : les journées sont longueset les années sont courtes pour l' hommeoisif : il se traîne péniblement dumoment de son lever, jusqu' au moment deson coucher ; l' ennui prolonge sans fin cetintervalle de douze à quinze heures, dontil compte toutes les minutes : de joursd' ennui en jours d' ennui, est-il arrivé à la finde l' année, il lui semble que le premier dejanvier touche immédiatement au dernierde décembre, parcequ' il ne s' intercalledans cette durée aucune action qui ladivise. Travaillons donc : le travail, entreautres avantages, a celui de raccourcir lesheures et d' étendre la vie.Si le ciel nous exauçoit, l' impatience denos craintes, de nos espérances, de nossouhaits, de nos peines, de nos plaisirs,abrégeroit notre vie des deux tiers. êtrebizarre, tu crains la fin de ta vie ; et en uneinfinité de circonstances, tu hâtes lacélérité du temps ! Il ne tient pas à toi qu' entrel' instant où tu es, et l' instant où tuvoudrois être, les jours, les mois, les annéesintermédiaires ne soient anéanties : la

p452

chose que tu attends, n' est rien peut-être,ou presque rien, et celle que tu sacrifieroisvolontiers, est tout !Séneque prétend qu' Aristoteintenta à la nature un procès indigne d' unsage, sur la longue vie qu' elle accorde àquelques animaux, tandis qu' elle a marquéun terme si court à l' homme, né pour tantde choses importantes. " nous n' avons pastrop peu de temps, lui dit-il ; nous enperdons trop " ... certes, ce n' étoit pasun reproche à faire au plus laborieux desphilosophes... " la vie seroit assezlongue, et suffiroit pour achever les plusgrandes entreprises, si nous savions enbien placer les instants " ... cela est-ilvrai ? La course de notre vie est déja fortavancée lorsque nous sommes capables

Page 173: Essai Sur La Vie de Sénèque

de quelque chose de grand ; et celui quiavoit formé le projet de te faire admirerdes françois, en leur mettant ton ouvragesous les yeux, est mort avant que d' avoir

p454

mis la derniere main à son travail ? ...Séneque, adressez ces reproches auxhommes dissipés ; mais épargnez-les à Aristote,épargnez-les à vous-même, et à tantd' hommes célebres, que la mort a surprisau milieu des plus belles entreprises. Jesuis bien loin de sentir comme vous : jeregrette que vos semblables soientmortels.Je n' aurois pas de peine à trouver dansSéneque, plus d' un endroit où il se plaintde la multiplicité des affaires, et de larapidité des heures. L' animal sait, ennaissant, tout ce qu' il lui importe de savoir :l' homme meurt lorsque son éducation est faite.Je ne suis pas plus satisfait de ce qu' il

p456

vient de dire à Aristote, que de ce qu' il vadire à Paulinus." songez à combien d' inquiétudes etc. "je répondrois à Séneque : non, je ne compare pas cesfonctions ; c' est la premiere qui me paroît laplus urgente et la plus utile... " on nemanquera pas, dites-vous, d' hommesd' une exacte probité, d' une stricteattention " ... vous vous trompez : ontrouvera cent contemplateurs oisifs, pourun homme actif ; cent rêveurs sur leschoses d' une autre vie, pour un bon administrateurdes choses de celle-ci. Votredoctrine tend à enorgueillir des paresseux etdes fous, et à dégoûter les bons princes,les bons magistrats, les citoyens vraimentessentiels. Si Paulinus fait mal son devoir,Rome sera dans le tumulte. Si Paulinus faitmal son devoir, Séneque manquera depain. Le philosophe est un hommeestimable par-tout ; mais plus au sénat, que dansl' ecole ; plus dans un tribunal, que dansune bibliotheque : et la sorte d' occupations

Page 174: Essai Sur La Vie de Sénèque

que vous dédaignez, est vraiment celle quej' honore ; elle demande de la fatigue, del' exactitude, de la probité : et leshommes doués de ces qualités, vous semblentcommuns ! Lorsque j' en verrai qui se seront

p457

fait un nom dans la magistrature,au barreau, loin de croire qu' ils ont perduleurs années pour qu' une seule portât leurnom, je serai désolé de n' en pouvoircompter une aussi belle dans toute ma vie.Combien il faut en avoir consumé dans l' étude,et dérobé aux plaisirs, aux passions, ausommeil, pour obtenir celle-là. Sage estcelui qui médite sans cesse sur l' épitapheque le doigt de la justice gravera sur sontombeau.Turannius a abdiqué les places oùil servoit utilement sa patrie, et s' estcondamné au repos, quand il avoit encore desforces d' esprit et de corps ; et lorsqueTurannius se fait mettre au lit, et pleurer parses gens, comme s' il eut été mort,Turannius vous paroît ridicule ? Dans unautre moment, vous eussiez dit que Turanniusavoit fait de lui-même, et de ceux

p459

qui quittent la république trop tôt, unesatyre forte, une critique sublime." si quelques-uns de vos concitoyens etc. "c' est un défaut si général, que de selaisser emporter au-delà des limites de lavérité, par l' intérêt de la cause qu' ondéfend, qu' il faut le pardonner quelquefoisà Séneque.Je n' ai pas lu le chapitre 3, sans rougir :c' est mon histoire. Heureux celui quin' en sortira point convaincu qu' il n' a vécuqu' une très petite partie de sa vie !Ce traité est très beau : j' en recommandela lecture à tous les hommes ; maissur-tout à ceux qui tendent à laperfection dans les beaux arts. Ils yapprendront combien ils ont peu travaillé, et quec' est aussi souvent à la perte du temps,

Page 175: Essai Sur La Vie de Sénèque

qu' au manque de talent, qu' il fautattribuer la médiocrité des productions en toutgenre.de la constance du sage. Xcvii ou de l' injure, de l' ignominie,de l' arrogance, de la vengance, dela force, de la sécurité, du chemin quiconduit à la vertu.Je ne crois pas que le vicieux puisse

p460

supporter la lecture de Séneque, à moinsqu' il ne se soit fait un systême de perversité,qui le garantisse de la honte et duremords, ou que, né scélérat et bouffon,il n' ait le courage de se moquer de lavertu.Ce traité est adressé à Sérénus. Si lechemin, par lequel le stoïcien conduitl' homme au bonheur, est escarpé ; enrevanche, rien n' est si facile à suivre que lapente qu' il lui indique pour échapper àl' infortune.Plus j' y réfléchis, plus il me semble quenous aurions tous besoin d' une pincée destoïcisme, mais qu' elle seroit sur-tout utileaux grands hommes.Quoi ! Tu t' es immortalisé par unemultitude d' ouvrages sublimes dans tous lesgenres de littérature ; ton nom, prononcéavec admiration et respect dans toutes lescontrées du globe policé, passera à lapostérité la plus reculée, et ne périra qu' aumilieu des ruines du monde : tu es le premieret le seul poète épique de la nation ;

p461

tu ne manques ni d' élévation ni d' harmonie ;et si tu ne possedes pas l' une deces qualités au degré de Racine, l' autreau degré de Corneille, on ne sauroit terefuser une force tragique qu' ils n' ont pas :tu as fait entendre la voix de la philosophiesur la scene ; tu l' as rendue populaire :quel est celui des anciens et des modernesqu' on puisse te comparer dans la poésielégere ; tu nous as fait connoître Lock et

Page 176: Essai Sur La Vie de Sénèque

Newton, Shakespear et Congreve : lapudeur ne prononcera pas le nom de tapucelle ; mais le génie, mais le goût l' aurontsans cesse dans leurs mains, mais lesGraces la cacheront dans leur sein : la critiquedira de ton histoire tout ce qu' elle voudra ;mais elle ne niera point qu' on neremporte de cette lecture, non des faits,mais une haine profonde contre tous lesméchants qui ont fait, et qui font lemalheur de l' humanité, soit enl' opprimant, soit en la trompant : dans tesromans et tes contes, pleins de chaleur,de raison et d' originalité, j' entrevoispartout

p462

la sage Minerve, sous le masque deMomus :après avoir soutenu le bon goût par tespréceptes et par tes écrits, tu t' es illustrépar des actions éclatantes ; on t' a vuprendre courageusement la défense del' innocence opprimée ; tu as restitué l' honneurà une famille flétrie par des magistratsimprudents : tu as jetté les fondementsd' une ville à tes dépens : les dieux ontprolongé ta vie, sans infirmités, jusqu' àl' extrême vieillesse : tu n' as pas connul' infortune ; si l' indigence approcha de toi,ce ne fut que pour implorer et recevoir tessecours : toute une nation t' a rendu deshommages, que ses souverains ontrarement obtenus d' elle ; tu as reçu leshonneurs du triomphe, dans ta patrie, lacapitale la plus éclairée de l' univers : quelest celui d' entre nous qui ne donnât sa vie,pour un jour comme le tien : et la piquured' un insecte envieux, jaloux, malheureux,pourra corrompre ta félicité ! Ou tuignores ce que tu vaux, ou tu ne fais pas assez

p463

de cass de nous : connois enfin ta hauteur ;et sache qu' avec quelque force que lesfleches soient lancées, elles n' atteignent pointle ciel : c' est exiger des méchants et des

Page 177: Essai Sur La Vie de Sénèque

foux une tâche trop difficile, que deprétendre qu' ils s' abstiendront de nuire : leurimpuissance ne me les rend pas moinshaïssables ; un vêtement impénétrable m' agaranti du poignard, mais celui qui m' afrappé n' en est pas moins un lâcheassassin... hélas ! Tu étois, lorsque je teparlois ainsi !Ce livre de la constance du sage, estune belle apologie du stoïcisme, et unepreuve sans réplique de l' âpreté de cettephilosophie dans la spéculation, et de sonimpossibilité dans la pratique. Je crois qu' ilseroit plus difficile d' être stoïcien à Paris,qu' il ne le fut à Rome ou dans Athènes.à tout moment, on est tenté de dire àSéneque, et aux autres rigoristes : vosremedes sont superflus pour l' homme sain,trop violents pour l' homme malade. Il fauten user avec la multitude, comme les maîtres

p464

en gymnastique : c' est par un longexercice et des sauts modérés, qu' ilspréparent leurs éleves à franchir un largefossé ; encore entre ces éleves, y en a-t-ildont les jambes sont si foibles, si pesantes,les muscles des cuisses si mous, que,quelques soins qu' ils se donnent, ils n' enferont jamais que de mauvais sauteurs. Quefaut-il apprendre à ceux-là ? à marcher ;et à ceux qui ont peine à marcher ? à setraîner.Je ne le dissimulerai pas, je suis révoltédu mot de Stilpon, et du commentaire deSéneque. " je me suis échappé àtravers les décombres de ma maison ; etc. "

p465

si tu n' as rien perdu,il faut que tu te sois étrangement isolé detout ce qui nous est cher, de tout ce quiest sacré pour les autres hommes. Si ceschoses ne tiennent au stoïcien, quecomme son vêtement, je ne suis pointstoïcien, et je m' en fais gloire : elles tiennentà ma peau, on ne sauroit me séparer

Page 178: Essai Sur La Vie de Sénèque

d' elles, sans me déchirer, sans me fairepousser des cris. Si le sage, tel que toi, ne setrouve qu' une fois, tant mieux ; s' il fautlui ressembler, je jure de n' être jamaissage.Exiger trop de l' homme, ne seroit-cepas un moyen de n' en rien obtenir !la consolation à Polybe. Xcviii tout meurt ; l' affliction estvaine ; nous naissons pour le malheur ; lesmorts ne veulent point être regrettés ;Polybe doit un exemple de courage :l' étude le consolera.

p466

Pour que le lecteur juge sainement decet ouvrage, qui a attiré tant de reprochesà Séneque, il est à propos, ce mesemble, de s' arrêter un moment sur la positionde l' auteur dont il porte le nom, et surle caractere du courtisan auquel il estadressé.Polybe, un des affranchis de Claude,n' étoit point du nombre de ceux quiabusoient de la faveur du prince imbécille, pourdisposer de la fortune, de la liberté et dela vie des citoyens ; il seroit injuste de leconfondre avec un Narcisse, un Pallas,un Caliste : il n' avoit point de liaison avecMessaline, et on ne le trouve impliquédans aucun de ses forfaits : c' étoit unhomme instruit qui cultivoit les lettres à lacour, et qui exerçoit, sans ambition etsans intrigue, une fonction importante,qui l' approchoit de l' empereur, et quil' auroit mis à portée de faire beaucoup demal, s' il en avoit été capable. L' amourde l' étude est toujours un préjugé favorableaux moeurs.

p467

Séneque s' étoit illustré au barreau, ilavoit obtenu la questure, et il l' avoitquittée pour revenir à l' étude de la sagesse :il avoit une grande réputation à ménager.Ce n' étoit point un novice dans l' ecolede Zénon ; il avoit donné des exemples

Page 179: Essai Sur La Vie de Sénèque

domestiques et des leçons publiques destoïcisme. Il avoit écrit les consolationsà Marcia, et à Helvia sa mere, deuxouvrages fondés sur les principes les plusroides de la secte. C' est au commencementde la troisieme année de son exil, à l' âged' environ quarante ans, qu' il entreprit deconsoler Polybe, de la perte récente d' unfrere, dont il étoit profondément affligé.Il faut en convenir, il est incertain sil' auteur de cet ouvrage se montre plusrampant et plus vil dans les éloges outrésqu' il adresse à Polybe, que dans lesflatteries dégoutantes qu' il prodigue àl' empereur : ce n' est point un poète quichante, c' est un philosophe qui disserte ; et jene suis point étonné que dans un traitéplein de recherches, de raison, de goût,

p468

de sentiment et de chaleur, un des auteursmodernes, qui pense et s' exprimeavec le plus d' élévation, ait versé, sansmesure, son mépris sur la consolation àPolybe. Mais je pense que, dans la suppositionmême que Séneque l' eût écrite, s' ilavoit pesé les circonstances, s' il s' étoitplacé dans l' isle de Corse, s' il eût moinsconsidéré ce que l' on exige du philosophe,que ce que la nature de l' homme comporte,peut-être eût-il été beaucoup moinssevere : et j' aurois desiré, qu' avant des' abandonner à sa noble indignation, il eûtexaminé si la supposition étoit vraie.S' il ne s' agissoit ici que d' excuser unefoiblesse, je renverrois à la préface quel' editeur de la traduction de Séneque a miseà la tête de la consolation à Polybe ; où,dans un petit nombre de pages, écritesavec élégance et sensibilité, il a montré lejugement le plus sain, et l' ame la plushonnête : mais je me suis imposé une autretâche.Les jugements successifs qu' on a portés

p469

de la consolation à Polybe, ont été aussi

Page 180: Essai Sur La Vie de Sénèque

divers qu' ils pouvoient l' être. D' abord lescandale a été général ; ensuite on asouhaité que cet écrit ne fût pas de Séneque ;puis on a douté qu' il en fût. Il restoit unpas à faire : c' étoit de prétendre qu' il n' enétoit pas ; et c' est ce que je vais prouver,autant que la nature du sujet et la briévetéque je me suis imposée me le permettront.Si l' on en croit Dion Cassius, laconsolation à Polybe ne subsiste plus. QueSéneque, honteux de l' avoir écrite,l' ait effacée, comme Dion son ennemil' assure, il n' en est pas moins vrai que nousne pouvons pas juger de celle qui n' existeplus, d' après celle qui nous reste.Lorsque la malignité fut instruite que laconsolation à Polybe ne subsistoit plus,elle eut beau jeu pour en substituer une

p470

autre à sa place. Mais il n' étoit pas facilede publier, sous le nom de Séneque, unouvrage entier qui pût en imposer ; aussin' avons-nous qu' un fragment quicommence au vingtieme chapitre.Et qu' est-ce que ce fragment ? Un centond' idées ramassées dans les écrits antérieurset postérieurs de Séneque, sans précisionet sans nerf ; la rapsodie de quelquescourtisans, une rabutinade. Je l' ai lueet relue : je ne sais si mon oreille étoitpréoccupée ; mais il m' a semblé constammentque je n' entendois qu' un mauvais écho deSéneque. Cependant le philosophe avoitconservé, dans son exil, toute la fermetéde son ame, toute la force de son esprit.J' en appelle à la consolation à Helvia.La consolation à Polybe n' eut pointd' effet, et n' en devoit point avoir. Polybeétoit trop habile courtisan, pour solliciterle rappel d' un homme qui lui étoit aussisupérieur que Séneque.Polybe n' avoit garde de se brouilleravec Messaline, en s' intéressant pour un

p471

citoyen aimé, plaint, honoré, considéré,

Page 181: Essai Sur La Vie de Sénèque

dont elle avoit causé la disgrace, et dontelle pouvoit redouter le ressentiment.Ces réflexions si simples, Séneque ne lesfait pas, et il ne balance pas à s' adresserà Polybe ? Cela est aussi trop mal-adroit.Juste-Lipse, qui n' étoit pas un critiquevulgaire, obsédé du doute que ce fragmentne fût point de Séneque, a été tentéde le rayer du nombre de sesouvrages ; et je n' en suis pas surpris : celuiqui le jugeoit digne d' un bas courtisan,étoit bien fait pour le juger indigne deSéneque.Polybe y est placé à côté des hommesdu premier ordre : les écrits de Polybebrilleront aussi long-temps que la puissancede la langue latine durera, que les gracesde la langue grecque subsisteront ; sonnom passera à la postérité la plus reculée,

p472

aussi célebre que les noms des auteursqu' il a égalés, ou, si sa modestie s' y refuse,auxquels il s' est associé. Et qu' est-ce quePolybe avoit fait ? Il avoit mis en proseHomere et Virgile : la tâche misérabled' un littérateur sans talent.Si Polybe n' étoit pas tout-à-fait un sot,il a dû sentir qu' on se moquoit de lui ; etsi Séneque s' est moqué de Polybe, certesce n' étoit pas le moyen d' obtenir de luila fin de son exil.S' il y a des choses qu' on ne dit point àun homme d' esprit ; il y en a d' autres quele courtisan le plus mal-adroit necommunique point à son maître. De bonnefoi, Polybe auroit-il eu le front de lire àClaude, quelque borné qu' on le suppose,que son sécrétaire pour les belles-lettres,son ministre, si l' on veut, étoit l' atlas del' empire, et portoit le fardeau du mondesur ses épaules. Sous Louis Xiv, cetteexagération, en beaux vers, auroit amené ladisgrace d' un Colbert.Polybe recueillera les actions de César,

p473

Page 182: Essai Sur La Vie de Sénèque

et fera passer aux siecles futurs les hautsfaits dont il est témoin : Claude luifournira lui-même le sujet de l' histoire, etle modele du style historique. Je demandesi l' on a pu dire sérieusement de pareilleschoses d' un prince imbécille, et les dire àun courtisan délicat.Je ne sais ce que c' est que l' ironie, sice qui suit n' en est pas." ô fortune, etc. "

p474

si ce n' est pas-là persister impudemmentet le sécrétaire Polybe, et le CésarClaude, et le philosophe Sénequeque l' on fait parler ainsi ; je n' y entendsrien.Polybe est peint comme un bas courtisan ;Séneque comme un lâche : Claudeest plus cruellement traité ; on en fait leplus grand des souverains.

p475

Tout est outré, tout est exagéré, aupoint de faire éclater de rire.Pour avoir l' ame brisée par le chagrin,on n' est ni vil ni sot.Je trouve le caractere de la satyre plusmarqué, dans la consolation à Polybe,que dans le prince de Machiavel.Mais si la consolation à Polybe est unesatyre, tout s' explique, et l' on ne peutplus reprocher à Séneque l' amertume del' apocoloquintose.Quoi, Séneque auroit eu la bassessed' adresser à Claude les flatteries les plusoutrées pendant sa vie, et les plus cruellesinvectives après sa mort ! C' étoit à fairetraîner dans le Tibre le dernier des esclaves.Ou Séneque n' est point l' auteur de laconsolation à Polybe ; ou c' est une satyre ;ou Séneque n' a point écrit l' incucurbitationde Claude.Par quels exemples console-t-on l' affranchiPolybe ? Par les exemples d' Auguste,de Pompée, de Scipion, de Lucullus,

Page 183: Essai Sur La Vie de Sénèque

p476

des plus grands personnages de l' empire :et qui est-ce qui le console ? C' estl' empereur lui-même. Si ce n' est pas là un usageironique des disparates, c' en est un abusbien insipide.Un satyrique ne se soucie gueres d' êtreconséquent ; pourvu qu' il déchire, celalui suffit : aussi ne suis-je point surpris delire ici, " le destin a rendu commun àtous la destruction, etc. "et c' est un stoïcien qui dit que ladestruction est le plus grand des maux ! Cen' est pas en un endroit, c' est dans cent,que Séneque dit que c' est le plus granddes biens, puisque c' est la fin de tousles maux ; et que la perte la moinsterrible est celle qui n' est suivie d' aucunregret. Jamais Séneque n' a varié sur cesprincipes, les fondamentaux de la secte.

p477

Je trouve le satyrique très délié, lorsqu' ilintroduit Séneque, s' adressant, soità la justice, soit à la clémence de l' empereur ;" que Claude me reconnoisse pourinnocent, etc. "il étoit difficile de le faire renoncer à soninnocence d' une maniere plus adroite à lavérité, mais plus indigne d' un philosopheet d' un philosophe tel que Séneque.Reconnoît-on à ces traits l' homme qui sefera couper les veines, plutôt que de direun mot flatteur à son eleve.Mais ce n' étoit pas assez d' avoir donnéà Séneque un caractere abject aux yeux dupeuple, et ridicule aux yeux des courtisans,il falloit encore le décrier dans sasecte ; et l' on s' y prend bien, lorsqu' onlui fait dire à Polybe : " je ne prétendspas etc. "

p479

etc' est l' éleve de Démétrius, l' ami d' Attalus,

Page 184: Essai Sur La Vie de Sénèque

l' admirateur de Possidonius, qui parleainsi ! Non, ce n' est pas lui qui parle ainsi ;c' est ainsi qu' on le fait parler.Mais un passage de la consolation àPolybe, qui a embarrassé tous les critiques,et dont aucun d' eux n' a tiré laconséquence qui se présentoit naturellement,c' est celui où il exhorte Polybe à donner lechange à sa douleur, en s' occupant de lalittérature légere, de l' apologue, genred' ouvrage, ajoute-t-il, sur lequel lesromains ne se sont pas encore essayés. quoi ! Le littérateur Séneque, le moralisteSéneque, ne connoissoit pas les fables

p480

de Phédre ! Il ignoroit qu' Horaceavoit fait la fable du rat de ville et durat des champs, et plusieurs autres ! Celase présume-t-il ?Quant à moi, j' en conclus que, soit quel' auteur de la consolation à Polybe sesoit proposé la satyre de Séneque, ou qu' ill' ait faite sans s' en douter, ce qui n' est pasimpossible, ce mauvais fragment est beaucoupmoins ancien qu' on ne le croit,puisqu' on avoit déja oublié que Phedre avoitcomposé des fables. Ce qui peut ajouterquelque poids à cette conjecture, c' estla rareté des anciens exemplaires dePhedre : il ne nous en est parvenu qu' unseul.Quelle que soit l' opinion qu' on préferesur la consolation à Polybe, elle n' aurapas l' avantage de la vraisemblance sur lamienne, qui aura sur les autres l' avantagede l' indulgence et de l' honnêteté :je me serai du moins occupé de l' apologied' un grand homme. Je me suis mis àla place de Polybe ; j' ai reçu son ouvrage ;

p481

je l' ai lu, et je me suis dit : ou Sénequese moque de moi et de l' empereur,et c' est un insolent ; ou c' est un lâche ; ouc' est un sot. Un homme qui a autant d' espritque Séneque ne s' expose point à un

Page 185: Essai Sur La Vie de Sénèque

pareil jugement, sur-tout lorsqu' il solliciteune grace.les epigrammes. Xcix Séneque avoit de l' esprit,du génie, de l' imagination, de la verve ;cependant ces petits ouvrages, écrits sansgrace et sans facilité, ne donneroient pasune haute idée de son talent : tous relatifsaux désagréments de son exil, et pleinsde mauvaise humeur, on n' y trouve ni unpoète qui vous séduise, ni un malheureuxqui vous touche, ni un philosophe quivous instruise. Je crois qu' on peut s' enépargner la lecture, et dans la traductionet dans l' original. Ce n' est pas au premierinstant de la douleur, qu' on parle bien ;l' on sent trop fortement, et l' on ne pensepas assez. Les vers de Séneque auroient été

p482

meilleurs, quelques mois, quelques annéespeut-être, après son retour de laCorse. Les plaintes ingénieuses d' Ovide àTomes ne me feront pas changer d' avis.l' apocoloquintose, ou la métamorphosede Claude en citrouille. C on est étrangement surpris,au sortir des fades éloges de laconsolation à Polybe, d' entrer dans la satyrela plus virulente. Quoi ! Philosophe, vousadulez bassement le souverain pendant savie, et vous l' insultez cruellement après samort ! ... " il ne pouvoit plus mefaire de mal " ... cette réponse est d' unlâche et d' un ingrat ; car s' il eût été votrebienfaiteur, vous vous seriez tû parcequ' il

p483

ne pouvoit plus vous faire de bien..." mais il m' a cru coupable d' adultere avecJulie " ... et que vous importoit, sivous ne l' étiez pas ! ... " il m' a tenu huitans en exil " ... est-ce que le stoïciensouffre en exil ? Est-ce que le stoïcien sevenge ? Toutes les belles choses que vousécrivites à Helvia votre mere, n' étoientdonc que des mensonges officieux ? Quand

Page 186: Essai Sur La Vie de Sénèque

je vous vois poursuivre avec fureur unennemi qui n' est plus, que faut-il que jepense de toutes ces belles maximesrépandues dans votre traité sur la colere ?N' êtes-vous, ainsi que la plupart desprédicateurs, qu' un beau parleur de vertu ? Celuiqui comparera votre consolation àPolybe, avec votre apocoloquintose, enconcevra pour vous un mépris qui rejaillira survotre secte ; et vous n' avez pas senti cela !Si la réponse que j' ai faite à ces reprochesn' est pas solide, il n' y en a point.

p484

les questions naturelles. Ci voyez la préface que l' editeura mise à la tête de ce traité, dont ilétoit bien en état de juger, à titre delittérateur, de philosophe, et par l' étuderéfléchie qu' il a faite des sciences qui en sontl' objet. " on y trouve, dit-il, des connoissancestrès vastes etc. "

p485

Cii je pourrois m' arrêter ici ; ceque j' ai dit de Séneque, sinon sans erreur,du moins sans partialité, suffiroitpour bien connoître l' homme et l' auteur :mais il me reste à répondre à quelques-unsde ses détracteurs ; ce que je vais faire leplus succinctement qu' il me sera possible.L' ingénieux et élégant Abbé De S Réala nommé Séneque en plusieurs endroits deses ouvrages : il y est parlé d' un entretiendu philosophe avec la courtisanne Epicaris ;de sa présence à une des assembléesdes conspirateurs de Pison, et de sonprojet de monter au trône de l' empire. Maislorsque l' on cherche la preuve de ces faitsdans l' histoire, on trouve que ce sontautant de fictions, et que S Réal s' est amuséà écrire un roman : or, l' on ne réfute pointun roman ; on désireroit seulement qu' unecrivain ne s' affranchît pas de la vérité,au point de défigurer les caracteres, deprêter des actions malhonnêtes à un hommede bien, et d' imputer des vues insensées,

Page 187: Essai Sur La Vie de Sénèque

à un homme sage. Rien ne peut excuser

p486

cette altération de la vérité ; et l' on nepeut pas faire un plus coupable abus de sestalents. S' il est moins dangereux, il est pluslâche, de calomnier ceux qui ne sont plus etqui ne peuvent se défendre : plus on metd' art et de vraisemblance dans sesimpostures, plus on est criminel ; ce quim' inclineroit à croire que le roman historique estun mauvais genre : vous trompez l' ignorant ;vous dégoûtez l' homme instruit ;vous décriez la vérité par la fiction, et lafiction par la vérité. Le poète dramatique,qui peut disposer des faits jusqu' à uncertain point, garde un respect scrupuleuxpour les caracteres.Ciii l' auteur d' un dictionnairehistorique, en 6 vol. In 8, dit, articleSéneque, qu' un commerce illicite avec laveuve de Domitius, le fit reléguer enCorse.L' époux de Julie ne s' appelloit pointDomitius, mais Vinicius : et voilà Sénequeaccusé d' adultere et d' ingratitude parun ecrivain qui se trompe sur le nom du

p487

bienfaiteur et du mari. Quand on assure debelles actions, on pardonne l' inexactitude :mais doit-on la même indulgence àcelui qui atteste le crime ?Il ajoute, " on ne peut douter etc. "et où avez-vous vu cela ? Dans les ouvragesde Séneque ? Non : vous auriez puy lire ; " lorsque vous me demandezmes ouvrages, je ne m' en croiraipas plus éloquent, que je ne me croiroisd' une belle figure, si vous me demandiezmon portrait " . Dans Suétone ?Non. Dans Dion ? Mais à l' article Dion,vous dites que cet homme est taxé de bizarrerie,

p488

Page 188: Essai Sur La Vie de Sénèque

de partialité, d' un penchantégal à la satyre et à la flatterie ; qu' il paroîtavoir été l' ennemi de Séneque. Et voilà letémoin que vous produisez contre celui-ci !Permettriez-vous qu' on en usât ainsi avecvous, ou avec un de vos amis ? ... " maisSéneque est mort, et je ne suis, et nefus jamais, son ami " ... Séneque estmort, et je suis, et je serai, son admirateuret son ami, tant que j' existerai. Si j' aile malheur de vivre assez long-temps pourperdre ceux qui me sont chers, Séneque,Plutarque, Montagne, et quelques autres,viendront souvent adoucir l' ennui de lasolitude où mes amis m' auront laissé ; eten attendant, je défendrai ces illustresmorts, comme s' ils vivoient.Civ je finirai le combat, par l' ennemile plus redoutable de Séneque : c' estun homme de poids, c' est un ecrivain degrand goût, c' est un juge sévere ; c' estquintilien : et pour ne pas donner à monapologie une fausse solidité en affoiblissantses objections, je vais les rapporterdans ses propres termes.

p493

" Séneque, dit Quintilien, s' est distingué etc. "Quintilien naquit la seconde année duregne de Claude ; alors Séneque avoitquitté le barreau : ils travailloient dans lemême genre ; ensuite l' un professa laphilosophie, l' autre, l' art oratoire. Ilsfurent tous deux instituteurs des grands,leurs contemporains ; mais Quintilien restamaître d' ecole, et Séneque devint ministre.Séneque avoit résisté avec courage auxinclinations vicieuses de Néron :Quintilien avoit divinisé Domitien du vivant

p494

même de ce prince sanguinaire.Quintilien avoue qu' on lui soupçonnoitde la haine contre le philosophe : il mesemble que ce soupçon, qui en auroitcondamné un autre au silence, devoit rendre

Page 189: Essai Sur La Vie de Sénèque

Quintilien très circonspect.Quintilien n' est franc, ni dans sacritique, ni dans son éloge : on y sent de lagêne.à son avis, le style de Séneque estcorrompu : le sien n' a-t-il rien d' âpre et debarbare ? Le défaut de l' un, n' excusera pasle défaut de l' autre ; mais j' espérerai de lamodération, lorsque le juge seral' accusateur, et que la sentence tomberaégalement sur l' accusateur et sur l' accusé.Quintilien sera-t-il plus excusable den' être pas éloquent, en donnant des préceptesd' éloquence ; d' être dur, en prêchantl' harmonie ; incorrect, inélégant, enexaltant l' élégance et la pureté de style ; queSéneque d' être laconique et scabreux enphilosophant ?

p495

Si l' on veut savoir jusqu' où quelqu' un adu goût, il faut l' interroger sur Séneque ! ...est-ce du goût pour la phrase ? Ou du goûtpour les choses ?Pour nous, qui professons l' impartialité,admirateurs de Séneque et de Quintilien,

p496

nous prononcerons que leurs qualités leurappartiennent, et que leur vice est celui deleur temps, s' ils ont été vicieux. Le critiquede Séneque ne sera pas l' approbateur deTacite, et tant pis pour lui.Maintenant, que la langue latine estmorte, et que nous n' en pouvons être quede mauvais ecrivains et de médiocresjuges, même après y avoir donné un aussigrand nombre d' années qu' Erasme,Meursius, Sadolet, Sannazar et Muret ; jedemanderai si c' est le fonds des choses, ou lestyle, qui doit nous attacher, sur-toutdans les auteurs en prose.Cv ah ! Si j' avois lu plutôt les ouvragesde Séneque, si j' avois été imbu deses principes à l' âge de trente ans,combien j' aurois dû de plaisirs à ce philosophe,ou plutôt combien il m' auroit épargné de

Page 190: Essai Sur La Vie de Sénèque

peines ! ô Séneque, c' est toi, dont lesouffle dissipe les vains fantômes de la vie ;c' est toi, qui sais inspirer à l' homme de ladignité, de la fermeté, de l' indulgencepour son ami, pour son ennemi, le mépris

p497

de la fortune, de la médisance, de lacalomnie, des dignités, de la gloire, de lavie, de la mort ; c' est toi, qui sais parlerde la vertu, et en allumer l' enthousiasme :tu aurois plus fait pour moi que mon pere,ma mere, et mes instituteurs ; ils vouloienttous me rendre bon, mais ils en ignoroientles moyens. Que je hais à présent lesdétracteurs de Séneque ! Leur goûtpusillanime me tenoit les yeux attachés surCicéron, qui pouvoit m' apprendre à bien dire, etme déroboit la lecture de celui qui m' auroitappris à bien faire. Cependant quelle

p501

comparaison entre la pureté de style, queje n' ai point acquise avec le premier ; etla pureté de l' ame, qui se seroit certainementaccrue, fortifiée en moi, en étudiant,en méditant, en me nourrissant dusecond ! à l' âge que j' ai, à l' âge où l' on nese corrige plus, je n' ai pas lu Séneque sansutilité pour moi-même, pour tout ce qui

p504

m' environne : il me semble que je crainsmoins le jugement des hommes, et que jecrains davantage le mien ; il me sembleque j' ai moins de regret aux années écoulées,et que je prise moins celles qui suivront ;il me semble que j' en vois mieuxl' existence comme un point assez insignifiantentre un néant qui a précédé et leterme qui m' attend. Ah, quel mal on m' afait ! Pour me rendre meilleur ecrivain, onm' a empêché de devenir meilleur homme.Séneque ne m' a point endurci ; mais j' avoue

Page 191: Essai Sur La Vie de Sénèque

qu' il y a bien peu de choses qui puissentme faire crier.Ce n' est point sur quelques pages de Séneque,qu' on apprend à le connoître, etqu' on acquiert le droit de le juger.Lisez-le, relisez-le en entier, lisez Tacite,et jettez au feu mon apologie ; car c' est alorsque vous serez vraiment convaincu que cefut un homme d' un grand talent et d' une

p505

vertu rare, et que vous mettrez sesdétracteurs dans la classe des hommes les plusméchants et les plus injustes.Cvi résumons. Séneque n' a été,ni le corrupteur de Julie, ni l' amantd' Agrippine ; son exil en Corse fut amené parune intrigue de cour : il ne déroba pointà son eleve la connoissance des grandsauteurs : il en reçut des largesses que leshommes puissants sollicitoient sans pudeur,qu' il ne pouvoit rejetter sans péril, et qu' ilposséda sans avarice, et sans faste :comment auroit-il pu tremper dans unparricide ? Auroit-il été confident du projetd' assassiner Agrippine sa bienfaitrice ? Iln' aspira point à l' empire, Néron ne putmême l' impliquer dans la conjuration dePison : il n' applaudit point aux goûtsindécents de l' empereur : sa conduite nedémentit jamais ses principes : la consolationà Polybe qui nous est parvenue, n' est pointcelle qu' il écrivit ; le fragment qui porte

p506

son nom, est, ou l' essai d' un littérateurobscur, ou l' ouvrage d' un satyrique quis' étoit proposé de tourner en ridiculel' empereur et son ministre, d' avilir le philosopheaux yeux du peuple, d' en faire larisée de la cour, et de le brouiller avec lesstoïciens : il n' eut, pour ennemis qu' unSuilius, homme couvert de forfaits, qu' unDion Cassius, le calomniateur perpétueldes grands personnages de la république,qu' un Xiphilin, auteur bizarre,l' infidele abréviateur de Dion ; parmi les

Page 192: Essai Sur La Vie de Sénèque

modernes, que des têtes rétrécies par unfanatisme détracteur des vertus payennes ; pourcritiques que des ignorants qui ne l' avoientpas lu, que des envieux qui l' avoient luavec prévention, que des epicuriensdissolus et révoltés de sa morale austere, quedes littérateurs qui préféroient la puretédu style à la pureté des moeurs, unepériode harmonieuse à une sentence salutaire.Quant à la prétendue lettre apologétiqueadressée au sénat après la mortd' Agrippine, j' inviterai ceux qui seroient

p507

encore tentés de lui en faire un reproche,de revenir sur ce que j' en ai dit plus haut,et de peser murement ce que j' en vais direici.Cvii on ne sauroit douter que Sénequen' en imposât au tyran, soit parl' autorité de l' homme sage sur l' hommedissolu, soit par l' exercice habituel de safonction d' instituteur ou de censeur. Cefurent ses efforts réunis à ceux deBurrhus, qui arrêterent le cours des assassinatsprêts à s' exécuter. C' étoit le seul personnagede la cour, que Néron respectât ; la hainesecrete du souverain et des courtisans enétoit d' autant plus profonde : voilà letémoin incommode dont il falloit sedélivrer, et contre lequel toutes les batteriesétoient dirigées ; aussi de tous lesmeurtres ordonnés par le monstre, aucun ne

p508

lui fut plus agréable, il brisoit laseule digue qui s' opposoit à sa perversité ;falloit-il le seconder ? En le chargeant dela lettre apologétique, le tigre captieux luitendoit un piége : " je vais, se disoit-il àlui-même, le placer entre la mort, s' ilrefuse, et le déshonneur, s' il obéit. Quefera-t-il " ? Ce qu' il fera ? Ce qu' il doitfaire. Il trompera ton attente, et ilcontinuera de te tourmenter par le spectacleimposant de la vertu. Il est l' égide de tousles gens de bien que ta fureur menace ; il

Page 193: Essai Sur La Vie de Sénèque

la leur conservera. Il sait qu' il y a descirconstances où y a plus de courage à vivrequ' à mourir.Par son refus et par sa mort, Sénequeauroit été l' assassin de tous ceux qu' il eût

p509

abandonnés à la férocité de Néron. Quellesauroient été les premieres victimes d' unerésistance inconsidérée ? Sa femme, peut-être,ses freres, ses amis, une foule d' honnêteset braves citoyens.Vous qui l' accusez, c' est à vous qu' ildemande conseil dans cette conjoncturecritique. Que lui eussiez-vous dit ? Jel' ignore ; mais je lui aurois dit, moi :" quel avantage y a-t-il etc. "

p516

que Néron exigeoit-il de Seneque ? Delouer un parricide ? Non ; mais de prévenirles suites funestes d' un crime commis, enpeignant au sénat et au peuple une femmeambitieuse, telle qu' étoit Agrippine,une mere dangereuse, telle qu' étoitAgrippine : ce qu' il fit. Dans ce moment,dit Tacite, les regards se détournerent dela férocité inouie de Néron, pour s' arrêtersur l' indiscrétion de Séneque. Et quelleindiscrétion Séneque avoit-il commise ? Ilavoit avoué le crime. Non, il ne l' avoitpas avoué ; j' en appelle au récit même deTacite. La tentative du vaisseau étoitconnue : quoi de mieux à faire que de lapallier, en l' imputant à la fortune de Rome ?Agrippine étoit morte : quoi de mieux àfaire, que d' en accuser sa propre fureur ?Il étoit difficile de croire, ajouteTacite, qu' une femme échappée aux

p517

flots eût envoyé un assassin avec un poignard,contre une flotte et des cohortes.Comme si tout audacieux n' étoit pas le

Page 194: Essai Sur La Vie de Sénèque

maître de la vie d' un général, même aucentre de son armée ! L' attentat prétendud' Agérinus avoit éclaté ; et il eut été, cesemble, plus imprudent de s' en taire, qued' en parler.Cviii je m' étois promis de ne plusrien publier de ce que j' écrirois : non quej' eusse pris en dédain la considération qu' onobtient par des succès littéraires ; mais noscritiques sont si amers, le public est sidifficile, et l' on a reçu avec une indifférencesi propre à décourager, des ouvragesque je me glorifierois d' avoir faits, qu' iln' y avoit gueres qu' un sujet aussiintéressant pour une ame honnête et sensible, ladéfense d' un sage, qui pût me distrairede la sévérité de nos juges, de la satiétéde nos lecteurs, de la médiocrité de montalent, et de la sagesse de mon projet.Je me suis livré presque sans réserve àmon goût pour les réflexions ; mais je consens

p518

qu' on les omette ou qu' on les oublie,pourvu qu' on retienne dans sa mémoireles faits sur lesquels je les appuie, et qu' onen conserve au fond de son coeur plusd' horreur pour la calomnie, plus devénération pour le grand homme calomnié. J' aiécrit ce que j' aurois désiré qu' un lecteurhonnête se dît à lui-même en me lisant ;moins jaloux que l' homme de génieretrouvât en lui quelques-unes de mespensées, que flatté, si l' homme de bien sereconnoissoit dans mes sentiments.Cix M Carter, savant antiquaireanglois, nous apprend, dans son voyagede Gibraltar à Malaga, qu' il subsisteencore en Espagne des monuments élevés àla mémoire de Séneque. Il a trouvé àMescania, ville municipale romaine, les restesd' une inscription, où le nom de LuciusAnnaeus Seneca s' est conservé, et dontil fixe la date avant la soixantieme annéede l' ere chrétienne, et la mort de notrephilosophe. Il ajoute qu' on montre à Cordouela casa de Seneca , la maison de Séneque,

p519

Page 195: Essai Sur La Vie de Sénèque

et au voisinage d' une des portes dela ville, el lugar de Seneca, la métairie deSéneque. On s' arrête avec respect àl' entrée de la chaumiere de l' instituteur ; avechorreur, devant les ruines du palais del' eleve. La curiosité du voyageur est lamême ; mais les sentiments qu' il éprouvesont bien différents : ici, il voit l' image dela vertu ; là, il erre au milieu des spectresdu crime : il plaint et bénit le philosophe ;il maudit le tyran.