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Armand Rioust de Largentaye Paris, le 25/05/2018 Essai pour la Leçon Triffin 2018 de l’Association Robert Triffin International. Paris, 28 mai 2018 Titre de la Leçon 2018 : Quel rôle pour les DTS : en ce temps où le multilatéralisme est en danger, une utilisation officielle et privée des DTS pourrait-elle ouvrir la voie vers la nécessaire réforme du système monétaire international? Introduction Le présent essai fait un point sur le débat proposé par la "Leçon 2018" de l'Associatioh Robert Triffin International. Faute d'avoir pu relire les idées de Robert Triffin (1911-1993) dans le texte, l'essai s'est inspiré d'un débat sur le sujet que publia le Conseil économique et social français en 1967. Le débat autour des Droits de Tirage Spéciaux (DTS) est différent aujourd'hui de ce qu'il était à l'époque du Professeur Triffin, notamment de sa période la plus productive, autour des années 1960. Triffin faisait reposer son argumentaire sur la vertu supposée stimulante pour l'économie mondiale de la liquidité internationale, ce qui était contraire à la vision keynésienne de l'économie. Pour celle-ci, c'était la monnaie nationale et non la monnaie internationale qui avait vocation à stimuler l'économie. Toute l'architecture de l'accord de Bretton Woods est fondée sur ce principe, qui fait d'emblée apparaître le clivage des opinions dans les années 1960, en particulier l'opposition du Prof. Triffin à l'Accord de Bretton Woods. Le débat aujourd'hui touche à des questions aussi fondamentales que celles débattues dans les années 1960, car le débat actuel aborde en fait la vieille question de la stabilité de l'étalon monétaire, qui cependant semble échapper aux différentes analyses, à commencer par celle du gouverneur Zhou de la Banque populaire de Chine. C'est

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Armand Rioust de Largentaye Paris, le 25/05/2018

Essai pour la

Leçon Triffin 2018 de l’Association Robert Triffin International.

Paris, 28 mai 2018

Titre de la Leçon 2018 : Quel rôle pour les DTS : en ce temps où le multilatéralisme est en danger, une utilisation officielle et privée des DTS pourrait-elle ouvrir la voie vers la nécessaire réforme du système monétaire international?

Introduction

Le présent essai fait un point sur le débat proposé par la "Leçon 2018" de l'Associatioh Robert Triffin International. Faute d'avoir pu relire les idées de Robert Triffin (1911-1993) dans le texte, l'essai s'est inspiré d'un débat sur le sujet que publia le Conseil économique et social français en 1967.

Le débat autour des Droits de Tirage Spéciaux (DTS) est différent aujourd'hui de ce qu'il était à l'époque du Professeur Triffin, notamment de sa période la plus productive, autour des années 1960. Triffin faisait reposer son argumentaire sur la vertu supposée stimulante pour l'économie mondiale de la liquidité internationale, ce qui était contraire à la vision keynésienne de l'économie. Pour celle-ci, c'était la monnaie nationale et non la monnaie internationale qui avait vocation à stimuler l'économie. Toute l'architecture de l'accord de Bretton Woods est fondée sur ce principe, qui fait d'emblée apparaître le clivage des opinions dans les années 1960, en particulier l'opposition du Prof. Triffin à l'Accord de Bretton Woods.

Le débat aujourd'hui touche à des questions aussi fondamentales que celles débattues dans les années 1960, car le débat actuel aborde en fait la vieille question de la stabilité de l'étalon monétaire, qui cependant semble échapper aux différentes analyses, à commencer par celle du gouverneur Zhou de la Banque populaire de Chine. C'est pourquoi il paraît nécessaire de commencer l'essai par quelques rappels essentiels sur la nature de la monnaie de crédit.

Il n'est pas inutile, par ailleurs, de s'interroger sur l'intérêt de ce débat pour la coopération internationale et le développement, puisque plusieurs représentants de l'Agence française de développement ont été invités à la conférence, qui mobilisera certainement d'autres anciens cadres de la Banque mondiale et d'autres agences ou banques de développement. Peut-être le principal profit qu'on peut tirer du débat est celui de réfléchir à ce qui, de la monnaie nationale ou des liquidités internationales, stimule le développement. La réponse de Triffin s'oppose à celle de Keynes (1883-1946), nonobstant les écrits sur le site du FMI qui reflètent plutôt la pensée de M. Triffin, ironie de l'histoire puisque Keynes contribua à concevoir le Fonds monétaire international. C'est en relation à ce paradoxe que l'essai s'attaquera au pouvoir de séduction du professeur Triffin.

Rappels sur la monnaie de crédit

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L'idée principale qui inspire le présent essai est qu'en tant que monnaie fiduciaire, le Droit de Tirage Spécial (D.T.S.) est un instrument toxique dont on ne mesure pas le danger ou peut-être, comme on s'efforcera de le montrer, dont on refuse d’indiquer le danger. Un instrument monétaire souverain qui dispose d’un tel pouvoir d’expropriation est par nécessité hautement politique. Son émission ne saurait être confiée qu’à une entité aussi représentative que « supra-souveraine », digne avant tout de la confiance de toutes les parties prenantes.

Cependant, la littérature révèle une surprenante inconscience de la toxicité de l’instrument fiduciaire, qu’il s'agisse de DTS ou de monnaie de crédit nationale. Or, il est difficile d’imaginer qu’une inconscience aussi répandue soit fortuite. Les intérêts à l’œuvre sont assez puissants pour être suspectés, surtout depuis 2008, de dissimuler les effets toxiques de ce qui les fait vivre.

Dans le mécanisme de la monnaie de crédit, celle-ci est générée ex nihilo par l'émission de crédit; la monnaie en est la contrepartie. Les établissements bancaires qui font des crédits ne sont pas des intermédiaires qui prêtent à Pierre ce qu’elles empruntent à Paul. Certes, ces établissements empruntent sur les marchés monétaires pour faire face à leurs besoins de liquidités. Mais lorsque la banque, appelons-la Paris, qui présente un bilan mettons de 100, ouvre un crédit à Pierre de 10, son bilan se trouve porté à 110, avec, à l’actif : 10 de crédit à Pierre et, au passif : 10 de dépôt de Pierre. En faisant un crédit à Pierre, la banque Paris lui a ouvert un compte chez elle, d’où il pourra tirer pour payer les dépenses pour lesquelles il a sollicité l'emprunt. La masse monétaire est ainsi augmentée de 10, sans aucune création de bien ou de valeur autre que fiduciaire. A l’échelle des pays, la monnaie générée par les banques privées est généralement de l’ordre de 90% de la masse monétaire. On imagine sans difficulté le pouvoir que ce système accorde au secteur bancaire, dont l’autorité ne repose sur autre chose que la confiance qu’il inspire. Le terme « fiduciaire » évoque la confiance et utilise la racine latine fides qui veut dire foi.

Débat des années 1960

A Robert Triffin qui souhaitait augmenter les liquidités internationales et créer une Banque centrale internationale, s’opposaient ceux qui mettaient en garde contre la création d’un nouvel instrument fiduciaire ayant une capacité de préempter les biens de l’étranger. A cette réserve s’ajoutait leur opinion que le système de création de Droits de Tirage Spéciaux à grande échelle ne résoudrait pas le « dilemme Triffin ».

On a utilisé l’expression « dilemme Triffin » pour désigner la situation créée par la domination américaine des marchés financiers internationaux et leur alimentation par les déficits répétés de la balance des paiements américains. En principe, les pays dont la monnaie sert de réserve internationale (essentiellement les Etats-Unis avec le dollar), sont tenus de concilier les objectifs intérieurs de leur politique monétaire avec les objectifs du système monétaire international et de la monnaie de réserve. Par le traité de Bretton Woods, les Etats-Unis, qui détenaient une grande partie des réserves mondiales d’or à l’issue de la guerre, avaient consenti à céder des dollars au Fonds monétaire international pour permettre à celui-ci de prêter aux pays en mal d’ajustement de leur balance courante. Cette cession de dollars était pleinement assumée et ne créait pas vraiment de dilemme.

Mais ce qui apparaissait dans les années 1940 comme un effort consenti se muta bientôt en privilège, à mesure que les Etats-Unis découvraient dans les années 1950 la facilité de régler leur dûs

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internationaux dans leur propre monnaie, qu’il s’agisse de solder en dollars les transactions courantes ou même de financer les investissements qui creusaient le déficit de leur compte de capital. Triffin voyait le système international fragilisé par les dollars émis pour financer ces déficits, formant une masse de plus en plus démesurée par rapport au stock d'or supposé gager le dollar au taux de $35 l’once d’or.

Le « dilemme Triffin » désignait cette situation délicate plus qu’une velléité américaine – en réalité inexistante - de réduire la masse des dollars détenus dans les banques centrales étrangères. Dès 1958, le président de Gaulle, conseillé par l’inspecteur des finances Jacques Rueff (1896-1978), commença à demander la conversion en or des dollars qui s’accumulaient sur les comptes de la Banque de France.

Le débat que publia le Conseil économique et social français en 1967 révèle les positions opposées dans le débat, qui vit Albin Chalandon, rapporteur d’une proposition de réforme du système monétaire international inspiré des idées de Robert Triffin, affronter Jacques Rueff et Jean de Largentaye (1903-1970). Albin Chalandon, inspecteur des finances né en 1920, qui devint ministre du parti gaulliste par la suite, avait créé avec Marcel Dassault (1892-1986) la Banque de commerce de Paris, qui prit une certaine importance. Quant à Jean de Largentaye, il était le traducteur de la Théorie générale de Keynes, membre de la délégation française à Bretton Woods, rédacteur du rapport sur cette conférence au Ministre des Finances et administrateur français au Fonds monétaire international, remplaçant Pierre Mendes-France, de 1946 à 1964.

M. Chalandon défendait l’idée de M. Triffin selon laquelle le remplacement du dollar par les droits de tirage spéciaux rendrait le système monétaire international plus équitable puisque les DTS représentaient un panier de monnaies de plusieurs pays. Ses opposants, Rueff comme Largentaye, alertaient cependant contre le recours à un étalon totalement fiduciaire (les DTS) alors que la nature fiduciaire du dollar n’était que relative, tant que subsistait sa convertibilité en or (nous sommes en 1967). De surcroît, les opposants à M. Chalandon et aux idées du prof Triffin faisaient valoir d’expérience que le système de la banque centrale internationale émettant des DTS ne résoudrait nullement le dilemme dit de Triffin. On pourra lire en annexe l’argumentaire de Jean de Largentaye sur ce sujet, mais la citation suivante suffit:

« Il est facile d'imaginer quel serait le bilan d'une telle banque. A l'actif apparaîtraient les prêts consentis aux Etats-Unis et à la Grande-Bretagne pour remplacer les balances dollars et sterlings, prêts qui s'élèveraient à 25 ou 30 milliards de dollars. Accessoirement on y verrait quelques prêts d'un montant moindre accordés aux pays pauvres pour les faire tenir tranquilles. Au passif figureraient les dépôts de la France, de l'Allemagne et des pays industriels, lesquels se trouveraient dans une situation constamment créditrice. Ainsi, dans

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une banque privée, les comptes débiteurs et les autres formes de prêts sont réservés aux clients les plus importants et les plus solvables, tandis que les comptes de dépôts sont ouverts aux clients de moindre importance. »

Donc, la création d'une Banque centrale européenne ne changerait rien, selon Jean de Largentaye, au traitement discriminatoire résultant de l'étalon de change-or (le dollar convertible).

Une phrase apparaissant quelques lignes après celles ci-dessus mérite qu'on s'y arrête. Jean de Largentaye écrit :

« J’admire en vérité le pouvoir de séduction de ce professeur américain. »

Qu’est ce qui peut expliquer ce pouvoir de séduction, cette influence internationale du « professeur américain » ? On peut penser avec Jean de Largentaye que cette influence résultait de ce qu’il ne contrariait pas les intérêts américains, même s’il proposait un étalon international de rechange au dollar. Sans doute, les idées de M. Triffin étaient-elles même accueillies d’autant plus favorablement chez les américains qu’elles étaient drapées de multilatéralisme et donnaient l’impression que les Etats-Unis n’étaient pas arc-boutés sur l’extension du privilège international exclusif du dollar. Mais ce qui achève de montrer la convergence des idées de M. Triffin avec les positions américaines, c'est la décision américiane unilatérale prise en 1971 de suspendre la convertibilité du dollar et de mettre un terme à l'accord de Bretton Woods, que Robert Triffin ne cessait de critiquer.

Une autre explication possible au pouvoir de séduction de. M. Triffin vient à l'esprit en remarquant qu'il fut recruté à l'université Yale en 1951. Or, cette date n’est pas neutre si l’on rappelle l’histoire de la pensée économique de l’époque, marquée par la chasse aux sorcières qui sévissait aux Etats-Unis (cf. The UN and global political economy de John et Richard Toye). Dans ce contexte, ce n’est pas un partisan de la règlementation keynésienne ni du système malgré tout keynésien de Bretton Woods qui aurait été recruté à l’université Yale. C’eût été plutôt un économiste plus ou moins proche de la Société du Mont Pèlerin et des intérêts multinationaux qui soutinrent cette machine de guerre anti-keynésienne. Keynes devint un « dirty word », un économiste tabou, et ses idées qui dominaient la pensée cinq ans auparavant, furent pour ainsi dire interdites de citation. Bref, le prof. Triffin ne contrariait pas les entreprises multinationales et surtout les grands intérêts financiers. Etre partisan d’une monnaie purement fiduciaire ne contrariait assurément pas le milieu bancaire, de sorte qu’on peut comprendre comment le créateur de la Banque commerciale de Paris fut si admirablement séduit par le professeur américain !

Débat actuel

La situation a changé depuis les années 1960 avec trois évènements spectaculaires: la décision américaine de mettre fin à la convertibilité du dollar (1971), la crise du Sud-Est Asiatique (1997) et la crise mondiale (ou du moins occidentale) de 2008.

1971. En ce qui concerne la suspension de la convertibilité du dollar en 1971, on se contentera d’observer qu’elle concrétisa sans doute les attentes du prof Triffin mais sans provoquer l’abandon du dollar par le commerce ni les banques centrales. Le dollar conservait le prestige de la monnaie, certes non convertible désormais, mais du pays dont la puissance économique, militaire et scientifique continuait à dominer le monde. Cette situation confirmait l’opinion des opposants aux idées de M. Triffin qui observaient que, banque centrale internationale ou pas, les Etats-Unis

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continueraient à profiter librement de l’acceptation de leur monnaie dans les paiements internationaux

1997. Ce qui a surtout changé depuis 1960, c’est l’éloignement des pays asiatiques du Fonds monétaire international après la crise financière du Sud-Est asiatique en 1997. Il en est résulté la constitution de réserves considérables par la Chine et d’autres pays émergents, afin de s’émanciper d’une institution internationale aux pratiques déviantes. Pour comprendre les enjeux, il est utile de se reporter aux statuts du Fonds monétaire international.

L’article I des statuts du FMI, reproduit en annexe, stipule que l’institution est vouée à

"faciliter l’expansion et l’accroissement harmonieux du commerce international et contribuer ainsi à l’instauration et au maintien de niveaux élevés d’emploi et de revenu réel et au développement des ressources productives de tous les États membres."

- Notons en passant que, par le souci de « niveaux élevés d’emploi », les statuts du FMI sont résolument axés sur la préoccupation sociale, remise en grâce 70 ans plus tard dans la dimension sociale de l’Agenda 2030 sur le développement durable, adopté en 2015 à l’ONU. Nous évoquerons la dimension environnementale plus loin.

- Concernant l'épisode de la crise du Sud-Est asiatique, ce qui a été déviant en 1997, c’est le souci de la direction du F.M.I. de faire prévaloir la libéralisation du compte capital sur le maintien des « niveaux élevés d’emploi et de revenu réel et au développement des ressources productives » de la Thaïlande. Le comportement de la direction du FMI acheva de provoquer la défiance de la Chine.

L'expansion harmonieuse du commerce international est le premier objectif du F.M.I. et le moyen pour l'atteindre, selon l'Article I, alinéa iv des Statuts est explicitement la libéralisation des échanges.

Les buts du Fonds monétaire international sont les suivants :

i) ..., ii) ..., iii) ...,

iv) Aider à établir un système multilatéral de règlement des transactions courantes entre les États membres et à éliminer les restrictions de change qui entravent le développement du commerce mondial.

En revanche, il n'est pas question de libéralisation des mouvements de capitaux. Le FMI autorise au contraire les États membres à réglementer ces mouvements si c'est pour préserver la liberté des paiements au titre des transactions courantes. Cf. Article VI des statuts, en annexe.

La libéralisation des mouvements de capitaux ne peut s'envisager que dans le contexte de zones monétaires équipées d'institutions souveraines, notamment d'un institut d'émission monétaire et d'un ministère des finances émetteur de dette souveraine. En France, le président Macron semble l'avoir mieux compris, s'agissant de la zone euro, que ses prédécesseurs ! La Théorie générale de J.M. Keynes reste une analyse fondamentale du fonctionnement de ces institutions.

La confusion entre libéralisation des transactions courantes (échanges commerciaux) et celle des mouvements de capitaux a embrouillé les esprits tout au long de l'histoire du système monétaire international. Faut-il s'en étonner ? Elle manifeste la puissante réalité des intérêts capitalistes,

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notamment financiers, à l'échelle internationale. Ces intérêts n'aiment pas que leurs opérations soient entravées !

Comme on l'a vu, la confusion a perturbé le Fonds monétaire international lui-même, qui s’est maladroitement aliéné les pays asiatiques, notamment la Chine en 1997. Joseph Stiglitz, à peine installé au poste d’économiste en chef de la Banque mondiale, n'hésita pas à dénoncer publiquement le comportement du F.M.I., en refusant de cautionner sa politique Il a raconté cet épisode dans « Globalization and its discontents. » Ajoutons que des personnalités françaises, y compris proches des gouvernements de gauche, se sont vu reprocher d'avoir contribué à cette regrettable dérive (cf. Rawi Abdelal, Capital Rules, 2007).

2008. La crise de 2008, et notamment la déclaration du gouverneur de la Banque populaire de Chine, M. Zhou Xiaochuan en 2009, ont donné une nouvelle actualité au débat autour des idées de M. Triffin. Une chose avait clairement changé depuis les années 1960 : la demande de liquidités internationales s’était manifestée concrètement après la crise de 1997, non pour stimuler le commerce (la justification que faisait valoir le prof. Triffin) mais pour satisfaire le besoin chinois de s’exonérer du F.M.I. en constituant un fonds d’auto-assurance par capitalisation, en l’absence du système d’assurance mutuelle. Tel était l'effet de la défaillance du F.M.I.

La demande de Zhou est maintenant différente, il s’agit pour la Chine de disposer dans ses réserves monétaires d’actifs plus sûrs et plus stables que le dollar. D’où l’intérêt pour le D.T.S., qui a l’avantage de reposer sur plusieurs monnaies et donc d’atténuer ainsi les risques du détenteur.

Il n’est pas sûr, cependant, qu’un instrument fiduciaire comme le D.T.S. puisse répondre à la préoccupation chinoise. L’accroissement inédit et incontrôlé de la dette mondiale, dettes publiques et privées confondues, résultant de la libéralisation des marchés financiers depuis le début de la vague néo-libérale, continue d’alimenter l’instabilité et la vulnérabilité des marchés des changes et des valeurs. Les britanniques Martin Wolf (chroniqueur économique en chef du Financial Times) et Adair Turner (président de l'Institute for New Economic Thinking) s’en sont préoccupés (respectivement dans « The Shifts and the Shocks » et « Between the Debt and the Devil », traduit en français sous le titre « Reprendre le contrôle de la dette ». En France Nicolas Bouleau et Gaël Giraud ont abordé ces questions (Gaël Giraud est à l’initiative de la traduction de l’ouvrage d’Adair Turner)

A l’instar de la proposition de Martin Wolf, une idée désormais évoquée est celle du "Chicago Plan" de l'économiste américain Irving Fisher (1867-1947) consistant à imposer des réserves obligatoires de 100% (100% reserve banking). Mervyn King, ancien gouverneur de la Banque d'Angleterre, propose de tirer les leçons des conséquences de la crise de 2008, notamment l'expérience des emprunts hypothécaires auprès de la banque centrale et du Quantitative Easing. Dans "The End of Alchemy", sa proposition est de n'accorder aux banques des droits de tirage sur la banque centrale qu'en échange et à concurrence de la valeur des actifs gagés.

La recherche d’un étalon monétaire stable a été le thème des recherches sur l’étalon marchandises qui ont occupé Jean de Largentaye, l’opposant à Jacques Rueff partisan de l’étalon or, à partir du moment où il avait traduit la Théorie générale et surtout dès lors que les limites de cette Théorie se manifestaient. La seconde note d'introduction qu'il écrivit en avril 1968 (le mois est précisé!), ajoutée à la réédition de la Théorie générale, n'est pas sans rapport avec le thème débattu ici.

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"La clef du plein emploi ne doit donc pas être cherchée dans l'expansion monétaire, ni dans la politique des revenus, ni dans les autres expédients déduits de la Théorie générale. Elle se trouve, à notre avis, dans l'abandon de cette institution empirique, injuste et inefficace qu'est la monnaie de crédit et son remplacement par une monnaie rationnelle, adaptée à ses fonctions économiques et sociales. Puisse l'ouvrage de Keynes aider à le comprendre."

Quoi qu’on pense du concept d'étalon marchandises, il fut analysé en détail pour proposer une version "étalon marchandises" du Bancor, la monnaie internationale envisagée par Keynes pour sa Clearing Union. Cette analyse fut l'oeuvre principalement de l'économiste Nicholas Kaldor (1908-1986) qui la présenta à la session inaugurale de la CNUCED en 1964. L’idée resurgit aujourd'hui à l’heure du réchauffement climatique. En France l’économiste Michel Aglietta a exploré l'opportunité d’inclure dans la monnaie une exigence climatique comme le crédit carbone. Gaël Giraud a pour sa part observé, notamment dans un interview au journal La Croix, que les émissions monétaires de la Banque centrale européenne (la politique de quantitative easing - "assouplissement quantitatif"?) ont manqué l’occasion de favoriser les valeurs vertes et climatiques dans les marchés financiers.

Le problème qu'a soulevé M. Zhou (lequel s'est récemment retiré de la Banque populaire de Chine) est celui que pose partout la rupture du lien entre la valeur fiduciaire aléatoire de la monnaie et les valeurs réelles dans les économies. Ce problème n’est donc pas un problème de création de D.T.S., n’en déplaise à MM. J.A. Ocampo et Stiglitz, mais un problème de gestion et de réforme des régles d'émission de la monnaie fiduciaire.

Conclusion

Revenons pour conclure à la question de la Leçon 2018 :

en ce temps où le multilatéralisme est en danger, une utilisation officielle et privée des DTS pourrait-elle ouvrir la voie vers la nécessaire réforme du système monétaire international ?

Cette question est une de celles posées dans l'essai du Gouverneur Zhou. Mais au terme de notre analyse, ne doit-on pas chercher à la reformuler? La question pertinente est plutôt celle de la transition vers une monnaie gagée sur les valeurs réelles (et durables!) et de la capacité d'une telle monnaie, utilisée localement, à ouvrir la voie vers la réforme du SMI dans le sens souhaité par M. Zhou. Cette manière de poser la question a l'avantage de faire apparaître le bon sens: le souhait de M. Zhou pour la Chine est le même que celui de tout épargnant privé.

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La Réforme du système monétaire international. Un débat présenté par Emile Roche: Albin Chalandon, Jacques Rueff de l'académie française, Rioust de Largentaye, Editions France-Empire, Paris 1967.

M. Chalandon ne nous cache pas que son idéal est d'instituer une Banque Centrale internationale qui, par voie d'escompte aux pays emprunteurs et d'opérations open market initiées par elle sur les marchés nationaux, régulariserait la liquidité internationale, c'est-à-dire en d'autres termes ferait augmenter cette liquidité de 3 à 5% chaque année. Il est facile d'imaginer quel serait le bilan d'une telle banque. A l'actif apparaîtraient les prêts consentis aux Etats-Unis et à la Grande-Bretagne pour remplacer les balances dollars et sterlings, prêts qui s'élèveraient à 25 ou 30 milliards de dollars. Accessoirement on y verrait quelques prêts d'un montant moindre accordés aux pays pauvres pour les faire tenir tranquilles. Au passif figureraient les dépôts de la France, de l'Allemagne et des pays industriels, lesquels se trouveraient dans une situation constamment créditrice. Ainsi, dans une banque privée, les comptes débiteurs et les autres formes de prêts sont réservés aux clients les plus importants et les plus solvables, tandis que les comptes de dépôts sont ouverts aux clients de moindre importance. ... Je signalerai qu'une banque centrale internationale, outre qu'elle assurerait aux pays débiteurs un privilège permanent par rapport aux pays déposants, ne pourrait suivre à chaque moment qu'une politique unique. Elle serait obligée, par exemple, d'élargir ses crédits parce qu'il y aurait du chômage au Texas, alors même qu'il existerait de l'inflation en France et que l'utilisation en France des crédits ouverts au Texas aggraverait ladite inflation. Le prophète de la Banque centrale internationale est M. Robert Triffin. M. Chalandon nous a loyalement prévenus, dès l'origine de ses travaux qu'il partageait les idées de M. Triffin. J'admire en vérité le pouvoir de séduction de ce professeur américain. Ce pouvoir évoque irrésistiblement celui du banquier écossais John Law. Cependant, John Law cherchait à ranimer l'économie française, qui en 1716 se trouvait asphyxiée par le manque de numéraire, les seules monnaies en usage étant alors formées d'or et d'argent. Aujourd'hui dans chaque pays la monnaie bancaire nationale est capable de fournir tout l'oxygène nécessaire aux échanges intérieurs. Les visées de M. Triffin sont d'un ordre différent. Il cherche avant tout à priver les systèmes monétaires nationaux d'une partie de leur autonomie en les assujetissant à une banque centrale internationale. Pour servir ses idées, M. Triffin est disposé à confier les fonctions de la Banque centrale au Fonds Monétaire Internatinal, à condition que les statuts de cet organisme soit réformés et que ses pouvoirs soient élargis. (La Réforme du système monétaire international, intervention de Rioust de Largentaye, pages 133-135)

La nouvelle monnaie inconvertible en or dont M. Chalandon nous demande d'approuver la création aurait pour effet certain d'aggraver les inconvénients qui ont résulté d'un emploi trop extensif de l'étalon de change-or. Malgré les défauts de cet étalon, la nouvelle monnaie ne tarderait pas, j'en suis conviancu, à le faire regretter. Une fois ladite monnaie créée, les pays excédentaires n'auraient plus qu'à attendre passivement le gonflement de leurs réserves monétaires provenant de l'utilisation par les pays déficitaires de leurs contingents de monnaie nouvelle. Lorsque ces pays déficitaires auraient épuisé les dits contingents ils invoqueraient encore le manque de liquidité internationale pour demander des émissions supplémentaires de monnaie nouvelle et il n'est pas sûr, à la lumière des précédents, que les pays excédentaires auraient la sagesse de les refuser. En approuvant le principe d'une monnaie internationale nouvelle, nous nous engagerions dans une voie dangereuse. Nous accepterions du même coup, comme le disait M. Rueff, de créer au profit de personnes étrangères un montant indéterminé de francs qui seront mis par elles en circulation sur notre

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marché. (La Réforme du système monétaire international, intervention de Rioust de Largentaye, pages 142-143)

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STATUTS DU FONDS MONÉTAIRE INTERNATIONAL

(Extraits)

ARTICLE I

Buts

Les buts du Fonds monétaire international sont les suivants :

i) Promouvoir la coopération monétaire internationale au moyen d’une institution permanente fournissant un mécanisme de consultation et de collaboration en ce qui concerne les problèmes monétaires internationaux.

ii) Faciliter l’expansion et l’accroissement harmonieux du commerce international et contribuer ainsi à l’instauration et au maintien de niveaux élevés d’emploi et de revenu réel et au développement des ressources productives de tous les États membres, objectifs premiers de la politique économique.

iii) Promouvoir la stabilité des changes, maintenir entre les États membres des régimes de change ordonnés et éviter les dépréciations concurrentielles des changes.

iv) Aider à établir un système multilatéral de règlement des transactions courantes entre les États membres et à éliminer les restrictions de change qui entravent le développement du commerce mondial.

v) Donner confiance aux États membres en mettant les ressources générales du Fonds temporairement à leur disposition moyennant des garanties adéquates, leur fournissant ainsi la possibilité de corriger les déséquilibres de leurs balances des paiements sans recourir à des mesures préjudiciables à la prospérité nationale ou internationale.

vi) Conformément à ce qui précède, abréger la durée et réduire l’ampleur des déséquilibres des balances des paiements des États membres.

Dans toutes ses politiques et décisions, le Fonds s’inspire des buts énoncés dans le présent article.

ARTICLE VI

Transferts de capitaux

Section 1. Utilisation des ressources générales du Fonds pour les transferts de capitaux

a) Aucun État membre ne peut faire usage des ressources générales du Fonds pour faire face à des sorties de capitaux importantes ou prolongées, sauf en vertu des dispositions de la section 2 du présent article. Le Fonds peut inviter un État membre à prendre les mesures de contrôle propres à empêcher un tel emploi de ses ressources générales. Si, après y avoir été ainsi invité, l’État membre ne prend pas les mesures de contrôle appropriées, le Fonds peut le déclarer irrecevable à utiliser les ressources générales du Fonds.

b) Rien dans la présente section ne sera considéré comme ayant pour effet :

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i) d’empêcher l’emploi des ressources générales du Fonds pour des opérations en capital d’un montant raisonnable qui sont nécessaires à l’expansion des exportations ou nécessaires dans le cours normal des transactions commerciales, bancaires ou autres;

ii) d’affecter les mouvements de capitaux qui sont financés au moyen des ressources de l’État membre; toutefois, les États membres s’engagent à ce que de tels mouvements de capitaux soient conformes aux buts du Fonds.

Section 2. Dispositions spéciales concernant les transferts de capitaux

Tout État membre a le droit d’effectuer des achats dans la tranche de réserve pour faire face à des transferts de capitaux.

Section 3. Contrôle des transferts de capitaux

Les États membres peuvent prendre les mesures de contrôle nécessaires pour réglementer les mouvements internationaux de capitaux, mais aucun État membre ne peut appliquer lesdites mesures de contrôle d’une manière qui aurait pour effet de restreindre les paiements au titre des transactions courantes ou de retarder indûment les transferts de fonds effectués pour le règlement d’engagements pris, sauf dans les conditions prévues à la section 3, paragraphe b), de l’article VII, et à la section 2 de l’article XIV.

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