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Etude exploratoire et biographique des motifs d’engagement d'infirmiers dans une 1
activité de recherche 2
3
Auteur : Dorsafe DAUNJ, infirmière et cadre de santé formateur, IFSI des hôpitaux de Saint-4
Maurice (94), titulaire d’un master 2 européen de recherche en formation des adultes 5
(CNAM) 6
7
Résumé 8
La recherche infirmière a pris un essor inédit en France en particulier depuis 2009 et 9
l’impulsion des programmes hospitaliers de recherche infirmière et la réforme du 10
programme d’étude en soins infirmiers. 11
Cette étude exploratoire biographique se propose, au travers de cinq récits d’infirmiers, de 12
comprendre leur dynamique d’engagement dans leur activité de recherche, qu’elle soit 13
réalisée en milieu hospitalier ou universitaire. 14
Ces récits ont pu mettre en évidence un certain nombre de motifs et de facteurs facilitant 15
l’engagement en lien avec la notion de reconnaissance, qui interroge la posture de chercheur 16
de ces infirmiers avec en toile de fond l’émergence d’une discipline académique propre à la 17
profession. 18
Mots clés : infirmiers, chercheurs, recherche infirmière, engagement, reconnaissance, 19
recherche biographique. 20
21
Abstract 22
Nursing research took off in France in particular since 2009 and the impulse of the hospital 23
research programs nurse and the reform of the programme of nursing studies. This 24
biographical exploratory study proposes, through five narratives of nurses, to understand 25
their dynamics of commitment in their research activity, whether it is carried out in hospital 26
or university medium. These narratives highlight a certain number of reasons and of factors 27
facilitating the commitment in link with the concepts of recognition, which asks the posture 28
of researcher of these nurses with in backdrop the emergence of an academic discipline 29
suitable for the profession. 30
Keywords : nurses, researchers, nursing research, commitment, recognition, biographic 31
research. 32
33
Nb de signes (espaces compris, page de garde compris hors bibliographie) : 63783 34
2
INTRODUCTION 35
Depuis ces dernières années et tout particulièrement depuis 2009, la recherche infirmière 36
s’est développée dans le paysage français, notamment sous l’impulsion des Programmes 37
Hospitaliers de Recherche Infirmière et Paramédicale (PHRIP), financés par le ministère de 38
la santé. Ce programme a fortement contribué à l’émergence et à une plus grande visibilité 39
de cette recherche. Parallèlement, en cette même année, la réforme du programme des études 40
infirmières a consacré une place de choix pour l’initiation à la démarche de recherche dans 41
le programme de formation initiale. Bien que la recherche infirmière existe en France depuis 42
plusieurs décennies et qu’elle soit inscrite officiellement comme activité professionnelle 43
possible dans les textes régissant la profession, elle a néanmoins peiné à faire valoir sa 44
visibilité et son utilité – si ce n’est pas même son existence – jusqu’à ces dernières années et 45
à se positionner vis à vis de la recherche biomédicale. 46
Un certain nombre d’infirmiers se sont engagés dans des projets de recherche clinique et/ou 47
dans un cursus universitaire pouvant aller jusqu’au doctorat mais peinent à être reconnus 48
pour ce parcours et l’apport de leurs travaux, vis à vis de leurs pairs et de leur institution. 49
En partant du postulat de départ que l’activité de recherche initiée et menée par des infirmiers 50
semble éloignée des représentations habituelles des activités consacrées aux soins et à la 51
prise en charge des patients, comment alors certains infirmiers ont-ils pu se diriger vers la 52
recherche et s’engager plus ou moins durablement sur cette voie ? 53
Cet article est le fruit d’un travail de mémoire effectué dans le cadre d’un master 2 recherche 54
en formation des adultes, en sciences de l’éducation. Il se propose, au travers de récits de 55
parcours de recherche d’infirmières et d’infirmiers, de mettre en perspective leurs motifs et 56
leurs modes d’engagement respectifs dans l’activité de recherche et de comprendre comment 57
ils l’ont intégrée à leur pratique professionnelle. 58
Il s’agit donc d’une recherche exploratoire et biographique à partir de quelques-uns de ces 59
parcours, de ces itinéraires empruntés par les infirmiers engagés dans un processus de 60
recherche. Nous verrons qu’au travers de ces parcours singuliers, des traits communs et 61
d’autres plus spécifiques se dégageront, en lien direct ou indirect avec ce que la recherche 62
leur ont apporté, entre engagement et transformation de soi. 63
64
65
66
Contexte de la recherche infirmière 67
3
68
La complexité grandissante des parcours de soins, l’accroissement de la prise en charge des 69
pathologies chroniques, du vieillissement, l’exigence de la qualité des soins ont pour 70
conséquence que les infirmiers se doivent de réfléchir et d’agir de plus en plus à la lumière 71
de données professionnelles et scientifiques. Données issues de la recherche qui produirait 72
de la connaissance permettant non seulement d’améliorer la qualité des soins, mais aussi de 73
valoriser et mieux faire connaître et reconnaître des savoirs infirmiers, qui s’organiseraient 74
autour d’une discipline nommée « sciences infirmières ». 75
Théoriquement, tout infirmier peut être amené à réaliser un travail de recherche, d’autant 76
que les textes réglementant la profession le nomme clairement, dans l’article 4311-77
15 : « Selon le secteur d'activité où il exerce, y compris dans le cadre des réseaux de soins, 78
et en fonction des besoins de santé identifiés, l'infirmier ou l'infirmière propose des actions, 79
les organise ou y participe dans les domaines suivants : (…) 8° Recherche dans le domaine 80
des soins infirmiers et participation à des actions de recherche pluridisciplinaire. » (Code 81
de la santé publique, 2004). 82
Un infirmier menant ou participant à un projet de recherche peut la réaliser principalement 83
dans le cadre de la recherche clinique et en particulier grâce au financement du Programme 84
Hospitalier de Recherche Infirmière et Paramédicale (PHRIP), dans le cadre universitaire 85
par le biais du master et du doctorat, ou encore dans celui de projet de recherche 86
collaborative, de recherche action, recherche évaluative… 87
Ces recherches peuvent s’inscrire dans le cadre d’un projet institutionnel visant à optimiser 88
la qualité et la sécurité des soins, dont l’impact peut permettre par exemple la mise à jour ou 89
la remise en question de protocoles de soins. Ce qui pose constamment la question des 90
moyens alloués, notamment en terme de temps dédié pour participer à ces travaux. 91
Le Conseil International des Infirmières (CII) définit la recherche dans le domaine des soins 92
infirmiers comme étant « une démarche qui procède d'une quête systématique visant a 93
dégager de nouveaux savoirs infirmiers au bénéfice des patients, des familles et des 94
communautés. Ce type de recherche englobe tous les aspects des questions de sante qui 95
revêtent un intérêt quelconque pour les soins infirmiers, y compris pour ce qui est de la 96
promotion de la sante, de la prévention des maladies, des soins aux individus de tous âges 97
pendant leur maladie, durant leur rétablissement ou lors de l'accompagnement vers une 98
mort dans la dignité et la paix. La recherche en soins infirmiers applique l'approche 99
scientifique a une démarche qui a pour objet de faire avancer l'état des connaissances, 100
d'obtenir des réponses a des questions ou de résoudre des problèmes (…).» (CII, 2009) 101
4
La recherche infirmière recouvre plusieurs champs d’étude possibles (Debout, 2010) : 102
- La clinique, au plus près des patients (étudier les déterminants et comportements de 103
santé, évaluer l’efficacité des interventions de soins) 104
- La formation infirmière initiale ou continue 105
- La gestion et organisations des soins 106
- L’évolution de la profession infirmière 107
Elle contribuerait ainsi non seulement à mettre en valeur les savoirs infirmiers dans l’optique 108
d’améliorer les pratiques mais aussi à l’objectif d’influencer qualitativement et 109
significativement les politiques publiques de santé dans une perspective médico-110
économique, en vue de mieux répondre aux besoins de santé de la population. Elle répondrait 111
ainsi à la définition d’une recherche en optimisation (Barbier, 2008), permettant 112
l’élaboration de recommandations, procédures, programmes et autres diagnostics de 113
situations, répondant davantage à une démarche de résolution de problèmes sur le plan 114
clinique ou de l’organisation ou la sécurité des soins. 115
La recherche infirmière s’inscrit donc dans le domaine de la recherche appliquée, mais elle 116
ne s’arrête pas à cette seule dimension de la recherche en optimisation car elle s’inscrit 117
également dans une recherche en intelligibilité, qui, dans une perspective compréhensive, 118
cherche à donner du sens à la pratique, à la conceptualiser, notamment par le biais de 119
l’éclairage apporté par les sciences humaines (Barbier, 2009). 120
121
Il faut tout d’abord préciser que l’émergence de la recherche infirmière est concomitante à 122
celle du processus de professionnalisation de l’activité des soins infirmiers. 123
Les pays anglo-saxons ont été les plus avant-gardistes en matière de recherche infirmière, 124
en ayant développé leur culture scientifique dès le début de leur processus de 125
professionnalisation, en intégrant l’université au début du 20éme siècle (Diebolt, Fouché 126
2011). 127
En France, l’intérêt naissant pour la recherche en soins et leur réalisation par des infirmières 128
a été favorisé par l’exportation des travaux des théoriciennes nord-américaines et les 129
directives de l’Organisation Mondiale de la Santé à partir des années 60-70. Et bien qu’il 130
existe des travaux de fin d’étude en formation initiale, en formation des cadres et autres 131
travaux issus de formations à l’université, force est de constater que cette question de la 132
recherche infirmière et de l’élaboration par la profession de ses savoirs propres est restée 133
quasiment invisible en France. 134
5
L’héritage historique de la profession et de la formation fortement médicalisée et axée sur 135
la technique, le peu d’espace de réflexion autonome et la domination médicale a fini par 136
entrainer l’ancrage de représentations plutôt négatives et des réticences à la recherche chez 137
les infirmiers, qui bien que présente dans les textes officiels et le dispositif de formation, n’a 138
pas été réellement soutenue, ni encouragée, ni dotée d’infrastructures adaptées à son 139
développement. La question de son utilité et sa visibilité n’a pas ou peu été considérée à sa 140
juste mesure par les différentes institutions de gouvernance hospitalières et unité de soins, 141
ni saisie par la profession elle-même pour qui la recherche est perçue comme une activité 142
lointaine et élitiste (Magnon, 2006 ; Debout et al., 2010). 143
A partir de là, un constat s’impose : les infirmiers ont très peu recours de manière directe 144
dans leur exercice quotidien à l’appropriation de résultats de recherche en soins pour leur 145
pratique ou la réfléchir, ce qui est particulièrement vrai dans le contexte français mais pas 146
seulement (Goulet et al., 2004 ; Pépin, Kérouac, Ducharme, 2010). 147
En effet, les mécanismes de prise de décision cliniques des infirmiers reposent avant tout sur 148
leur intuition et leur expérience, leurs repères pris en service de soins, les informations 149
transmises par les collègues, par les procédures de soins et un raisonnement clinique 150
s’appuyant sur une analyse dynamique de la situation par les données du jour, relevées au lit 151
du patient (Pépin, Kérouac, Ducharme, 2010 ; Poiroux, 2015). Le recours à des publications 152
scientifiques pour éclairer sa pratique et l’analyse de situation semble alors incongru et 153
abstrait, d’autant plus que la formation initiale n’aura pas formé à y recourir. Le rapport aux 154
soins et à leur technique restent donc « encore sur un empirisme fortement ancré qui, à lui 155
seul, peut faire varier les pratiques d’un service a l’autre sans que l’on ait evalue le benefice 156
d’une pratique par rapport a une autre » (Poiroux, 2015 p.8). 157
Or, il est de plus en plus admis que lorsque les décisions et la pratique clinique se fondent 158
sur des preuves scientifiques, leur probable efficacité n’en sera que meilleure, notamment 159
face à une population soignée de plus en plus informée sur son état de santé : « une utilisation 160
adéquate des résultats probants de recherche contribuera à augmenter la probabilité que 161
les decisions cliniques soient pertinentes et a diminuer l’exposition des patients a des 162
interventions inefficaces ou même dangereuses » (Goulet et al., 2004). 163
164
A la lumière de ces divers enjeux, la profession infirmière française doit faire face à un 165
certain nombre de freins au développement de cette recherche à savoir : l’insuffisance de 166
temps dédié et de personnel alloué et financé face à une charge de travail infirmier 167
conséquent et du manque d’effectif, le manque de formation et d’appropriation des 168
6
méthodes, outils, résultats de la recherche sur le terrain, l’accès difficile à la langue anglaise 169
sachant que la très grande majorité des parutions scientifiques sont anglophones… 170
L’insuffisance de structures dédiées à la recherche (notamment pour les hôpitaux non 171
universitaires), l’absence de filière académique, d’une discipline scientifique reconnue qui 172
permettrait notamment de développer des laboratoires dédiés et de pouvoir centraliser les 173
travaux infirmiers déjà existants mais qui se retrouvent dispersés entre différentes disciplines 174
(sociologie, sciences de l’éducation, philosophie…). 175
Mais les freins les plus redoutables sont peut-être ceux des professionnels eux-mêmes : trop 176
méconnue, la recherche impressionne, suscite la crainte autour la mise en œuvre concrète de 177
la recherche ou de ses conséquences sur la remise en question des pratiques (Collière, 2001). 178
Les savoirs infirmiers restent donc le plus souvent tacites et incorporés, alors qu’ils 179
gagneraient à être explicités, tant dans leur élaboration que leur application ou leur 180
conceptualisation. 181
Toutefois, il est à noter actuellement que plus en plus d’infirmiers se saisissent de cette 182
démarche de recherche, de leurs premiers questionnements à la publication de leurs résultats, 183
même si elle n’est encore ni évidente, ni toujours soutenue à la hauteur de son importance et 184
son intérêt tant pour les bénéficiaires que pour les professionnels engagés dans cette activité. 185
L’activité de recherche infirmière a ainsi pu se doter progressivement de moyens, se 186
structurer, se formaliser, autrement dit se professionnaliser. En particulier au travers du 187
dispositif de formation initiale, où les nouvelles générations d’infirmiers, grâce notamment 188
à l’unité d’enseignement 3.4, « initiation à la démarche de recherche », se doivent d’être 189
capable de « rechercher et traiter des données professionnelles et scientifiques », dont le 190
référentiel de compétences consacre la huitième d’entre elles. 191
Les moyens se traduisent également par des financements publics (mais aussi privés) de 192
programmes hospitaliers de recherches infirmières et paramédicales, qui constituent autant 193
de leviers à l’essor de la recherche pour les infirmiers, de la rendre accessible et utile par le 194
biais de l’utilisation des données scientifiques récentes et pertinentes pour faire évoluer les 195
pratiques au bénéfice des patients. 196
L’impulsion de ces programmes de recherche ont amené l’émergence de postes de 197
coordonnateurs de la recherche paramédicale au sein de la direction des soins d’un certains 198
nombres d’hôpitaux en France, pour la plupart des centres hospitalo-universitaires (CHU) et 199
entre 2010 et 2014, près de 10 millions d’euros ont été investis par la Direction Générale de 200
l’Offre de Soins (DGOS) (Stuwe, Parent et Louvet, 2015). 201
7
A la suite du développement des programmes de recherche infirmière, la loi santé 202
promulguée en janvier 20161 a reconnu dans son article 157 la possibilité pour une infirmière 203
de diriger une recherche clinique (donc impliquant des patients) dans le domaine des soins 204
infirmiers. 205
De plus en plus d’infirmiers et de cadres s’engagent donc dans des projets de recherche et 206
ont saisi les enjeux et les opportunités de la recherche, son utilité sociale en particulier en 207
terme d’amélioration de la qualité des soins mais aussi dans l’optique d’une plus grande 208
visibilité et partage à l’international de leur démarche, notamment par le biais de la 209
publication, des communications et des coopérations scientifiques. 210
211
Elaboration du questionnement de recherche 212
213
Peu d’écrits relatent cependant le vécu du parcours de recherche et de la posture de chercheur 214
des infirmiers. La plupart des écrits infirmiers sur la recherche mettent davantage en avant 215
le processus de recherche avec ses objets et ses méthodes que la personne du chercheur lui-216
même, ses motivations profondes pour s’engager dans cette activité, ce que cela peut 217
représenter pour lui et ce qu’il en retire comme fruit en terme de cheminement personnel et 218
intellectuel. 219
Il était donc opportun que cette recherche puisse s’appuyer sur une approche biographique 220
afin d’étudier au mieux comment cette posture de chercheur a été investie par ces infirmiers. 221
L’activité de recherche peut recouvrir toutes les étapes de la recherche et désigner autant une 222
activité ponctuelle et circonscrite qu’une activité qui se professionnalise et perdure dans le 223
temps. L’activité de recherche s’inscrit elle-même dans un parcours, dans toute sa 224
complexité entre formation à la recherche, la réalisation de projets de recherche clinique ou 225
la réalisation d’un mémoire, d’une thèse, la gestion des difficultés liées à ce parcours, d’ordre 226
professionnel, personnel, logistique dans la mise en œuvre du projet… dans une visée ou 227
non d’acquérir le statut de chercheur ou de praticien-chercheur. 228
La notion même de parcours de recherche rejoint alors celle de parcours de vie (Delory-229
Momberger, 2014), dans le sens où la perspective de carrière infirmière ne s’inscrit pas dans 230
une trajectoire linéaire et standardisée où l’exercice d’une activité de recherche serait une 231
évidence en soi. 232
1 LOI n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé, https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do;jsessionid=DFA10EF682DF9A27FE7A32EC8F76A89F.tpdila13v_1?cidTexte=JORFTEXT000031912641&dateTexte=29990101#LEGIARTI000031916524
8
C’est ainsi que le choix du cadre méthodologique a fini par s’imposer au travers de la 233
recherche biographique en éducation, qui choisit de se centrer sur l’histoire élaborée par la 234
parole et le récit de la personne, en tentant de répondre à cette question : 235
Quels sont chez les infirmiers, leurs motifs et leurs modes d’engagement dans une 236
activité de recherche et comment l’ont-ils intégrée dans leur parcours professionnel ? 237
CADRE THEORIQUE 238
239
Autour de la dynamique d’engagement 240
241
Le principal concept développé dans cet article sera celui de l’engagement, qu’il est 242
nécessaire de définir et de différencier de la motivation. 243
Selon Vallerand et Thill (1993), la motivation se définirait comme l’ensemble « des forces 244
internes et/ou externes produisant le declenchement, la direction, l’intensite et la persistance 245
du comportement ». Cette définition amène une dimension « énergétique » et dynamique à 246
ce concept de motivation, qui tendrait vers un but à atteindre accompagnée du temps et de 247
l’énergie qui y seraient consacré. 248
Au regard de cette définition, il est alors possible de différencier la motivation de 249
l’engagement dans le sens où « la motivation serait de l’ordre du potentiel (…) et 250
l’engagement, de l’ordre du comportement ». (De Ketele, 2013, p.10). 251
Quant à l’engagement, le verbe to engage désigne en anglais comme en français « mettre en 252
gage », « offrir une garantie (…) ; cela suppose de celui qui met en gage et de celui qui le 253
reçoit des responsabilités et des obligations » (De Ketele, 2013 p. 9), ce que l’on retrouve 254
dans l’idée de « l’engagement comme contrainte » (Kaddouri, 2011), dans le sens d’une 255
dimension d’irréversibilité où la personne qui s’engage ne peut plus se permettre à un 256
moment donné de revenir sur son engagement, au risque d’y perdre en crédibilité, au vu des 257
couts matériels, psychologique et relationnels qui ont été investis. 258
Mais l’engagement peut aussi être vu comme un amorçage de l’activité envisagée (Kaddouri, 259
2011), où l’on retrouve la dimension dynamique de celui-ci, avec la motivation comme 260
moteur de l’action et l’engagement comme mise en action du projet, ou d’actions déjà 261
réalisées, qui s’articulent de manière subtile, entre mobiles, buts et moyens (Bourgeois, 262
2000). En allant donc un peu plus loin, il est nécessaire de compléter ces définitions par le 263
fait que le sens de l’engagement ne peut se réduire qu’à des motifs plus ou moins explicités 264
en « surface ». 265
9
En effet, ces motifs sont mus par des mobiles qui « s’enracinent dans la sphère proprement 266
subjective du sujet, celle de son histoire et de son économie psychique », autrement dit dans 267
un « désir » qui se retrouve dans les racines les plus profondes du sujet (Bourgeois, 2000, p. 268
96 et 98). Ces mobiles se traduisent d’une manière plus concrète sous forment de buts, de 269
résultats à atteindre, qui eux-mêmes demandent à solliciter un certain nombre de moyens 270
pour arriver à leur réalisation, au regard des contraintes et des possibilités offertes par la 271
réalité du contexte, en tenant compte également de la temporalité de cette articulation entre 272
mobiles, buts et moyens (Bourgeois, 2000). Ainsi, la personne elle-même devra faire des 273
choix dans ses possibilités de s’engager, se saisir d’opportunités d’actions. Ces différents 274
« modes » d’engagement, surtout lorsqu’ils sont facilités et encouragés peuvent eux-mêmes 275
devenir source de renforcement des mobiles. Prendre conscience de cette articulation peut 276
permettre de réinterroger sa pertinence, ceci d’autant plus que les motifs d’engagement eux-277
mêmes peuvent évoluer au cours de l’activité, tant dans leur manifestation discursive que 278
dans le sens qui y sera donné par la personne, signe de sa propre évolution et de sa 279
transformation (Bourgeois, 2000). 280
281
Mais les motifs ne sont pas seulement sous-tendus par du désir ; ils se façonnent également 282
par la valeur attribuée à l’activité envisagée, ce qu’elle peut apporter comme bénéfice pour 283
soi (Bourgeois, 1998). Un certain nombre d’approches théoriques résumées sous 284
l’appellation du paradigme expectancy-value, dont Vroom a été l’initiateur en 1964 et repris 285
par de nombreux auteurs, partent du principe que l’espérance de réussite de l’activité désirée 286
et d’atteindre son but, combiné à la valeur positive perçue de cette activité contribuent au 287
processus de motivation du sujet. En d’autres termes, plus l’individu est convaincu d’avoir 288
ses chances de réussir, plus l’activité à une valeur importante à ses yeux, plus il se donnera 289
les moyens de s’y engager. 290
Ce modèle met particulièrement en avant les propres capacités perçues par l’individu et donc 291
son estime de lui-même, son propre sentiment d’être compétent et efficace mais aussi la prise 292
en compte de son environnement social, familial auquel il appartient, qui peut également 293
impacter sur les choix qui seront établis. Ce qui interroge du coup sur la nature des moyens 294
ou d’éléments déclencheurs de la prise de décision de s’engager et de sa mise en œuvre, non 295
seulement dans son amorçage mais aussi dans le maintien dans la durée. 296
297
L’engagement dans une activité de recherche 298
299
10
Parmi les travaux sur l’engagement se rapprochant le plus des préoccupations de cette 300
présente recherche, ceux de Mokhtar Kaddouri, (2005, 2008), ont pour certains d’entre eux, 301
pris pour objet les dispositifs de formation à la recherche comme lieu de dynamique 302
motivationnelle et identitaire. Il a ainsi différencié six catégories de motifs identitaires 303
d’engagement des professionnels vis à vis d’une formation en master recherche (Kaddouri 304
2008), motifs qui pourraient prendre sens dans le contexte des professionnels infirmiers. 305
La recherche comme cadre de structuration d’une fonction statutaire, où les 306
professionnels visent à valider un statut officiel de chercheur, voire de praticien-chercheur, 307
en s’engageant dans un long processus de formation à la recherche, passant par le master et 308
le doctorat. 309
La recherche comme cadre de structuration d’une responsabilité fonctionnelle, où ce 310
qui est visé par les praticiens est le développement de compétences d’accompagnement à la 311
recherche, que ce soit dans le cadre de projets institutionnels ou de formation dans 312
l’enseignement supérieur, pour des suivis de mémoire par exemple. Leur enjeu est de se 313
situer à « l’interface entre la communaute des professionnels et la communauté scientifique 314
(…)» (p.177). 315
La recherche comme cadre de structuration de sa pratique, où l’intérêt pour les 316
praticiens est de mobiliser divers cadres théoriques issus des sciences humaines pour mieux 317
analyser leurs pratiques et problématiques professionnelles ou leur donner une légitimité 318
théorique, sans pour autant viser l’objectif de devenir chercheur. 319
La recherche comme cadre de structuration d’un parcours de vie, où l’individu 320
formulera le souhait de reprendre un cursus d’étude afin de combler un besoin 321
d’accomplissement de soi par les études, dans une perspective purement personnelle et dans 322
une prise de conscience de son potentiel, sans aucun enjeu de carrière ou de posture 323
institutionnelle. 324
La recherche comme cadre de structuration d’une identité déjà existante, qui « permet 325
l’accès a une facette identitaire complementaire : celle de diplôme de l’universite ». Cette 326
identité comme « étiquette », sert de « carte de visite » pour des consultants, leur permettant 327
de faire reconnaître leur statut professionnel et de « renforcer leur visibilité sociale ». 328
(p.181) 329
La recherche comme cadre de structuration de son rapport au savoir, où l’individu 330
développe une soif continue de savoir, de se former, de poursuivre coute que coute ses 331
études, dont la réussite et le renforcement de l’estime de soi encourage à davantage s’engager 332
et de se lancer des défis qui entretiennent ce désir de réussite et de se surpasser. 333
11
334
Ces profils étant indicatifs, un certain nombre de ces éléments de compréhension vis à vis 335
de l’engagement en formation à la recherche pourraient donc se retrouver dans les parcours 336
de recherche des infirmiers. 337
Après avoir clarifié ces quelques points théoriques à propos de l’engagement, la méthode 338
d’exploration de la phase empirique de travail reposera donc sur la recherche biographique 339
en éducation. 340
341
La recherche biographique en éducation 342
343
Le choix d’inscrire cette recherche dans le champ de la recherche biographique a pris sens 344
dans le fait de ne pas de considérer les parcours de recherches d’infirmiers comme des objets 345
distants et désincarnés mais plutôt de comprendre dans quelle mesure le vécu de ces parcours 346
de recherche ont été source d’apprentissage sur soi, son environnement et source 347
d’émancipation et de transformation de soi. 348
La recherche biographique a pour objet « d’explorer les processus de genèse et de devenir 349
des individus au sein de l’espace social, de montrer comment ils donnent une forme à leur 350
expérience, comment ils font signifier les situations et les évènements de leur existence. » 351
(Delory-Momberger, 2014 p.74). C’est donc une recherche qui invite à mettre en lumière les 352
processus par lesquels un individu évolue au sein de la société et en quoi son parcours de 353
vie, telle une pierre à l’édifice, participe et interagit avec l’espace social. 354
Ce cadre théorique et méthodologique de la recherche biographique s’inscrit dans une 355
« large tradition herméneutique et phénoménologique » (Delory-Momberger 2014 p.76), 356
ainsi que dans la tradition allemande où le champ disciplinaire de la recherche biographique 357
est véritablement institué (biographieforschung). 358
359
Le processus biographique s’inscrit dans une appropriation de ses propres expériences, en 360
contact avec le monde et au contact de soi. La vie s’avère en elle-même une source 361
intarissable d’apprentissage sur soi, en soi et par soi, qui se résumerait dans le terme 362
allemand de bildung, et ceci tout au long de la vie (life-span). L’appropriation de 363
l’expérience permet à l’individu de constituer ses propres ressources à partir de l’expérience 364
en train de se vivre, en train de se faire (erlebnis) et le retour sur l’expérience vécue, ce qu’on 365
en a retenu, appris, compris (erfahrung). Ainsi, chaque individu détient cette capacité 366
singulière à intégrer de nouvelles expériences vécues, autrement dit sa biographicité, plus 367
12
ou plus moins facilement, dans une temporalité plus ou moins longue. (Delory-Momberger, 368
2014, 150-152). 369
La recherche biographique s’inscrit alors - ce qui constitue sa particularité – dans une 370
intrication entre passé, présent et futur, témoignant à la fois du temps consacré et nécessaire 371
à la construction progressive de soi, toujours dans une perspective socio-historique. 372
373
MATERIEL ET METHODE 374
Méthode d’investigation : l’entretien de recherche biographique 375
376
La recherche biographique se nourrit et s’enrichit par l’exploration de ces différents 377
contextes de vie, de parcours, que le chercheur saisira par le biais de récits, de descriptions 378
mis en forme au décours d’un entretien de recherche biographique, dans une posture 379
d’écoute et d’échange authentique avec le narrateur. Récit élaboré, construit et énoncé au 380
moment singulier de l’entretien, a priori authentique et donc non reproductible à l'identique 381
dans un autre « ici et maintenant ». 382
Afin de pouvoir étudier comment et dans quel contexte ces infirmiers se sont engagés dans 383
leur activité de recherche, des entretiens de recherche biographique ont été menés et 384
analysés, dans l’objectif principal de mettre en lumière les traces de leur motifs et modes 385
d’engagement dans leurs récits, comment ils ont rencontré la recherche et comment elle s’est 386
inscrite dans leur parcours professionnel et/ou personnel. 387
La forme de ces entretiens invite la personne à se raconter, à partir d’une question inaugurale 388
(racontez-moi…, comment vous en êtes venu à…), et d’items à aborder à propos de son 389
parcours, ses expériences, les évènements qui ont jalonné ce parcours, les moments de 390
transitions, de bifurcations… 391
L’intention au travers de ces entretiens était donc de pouvoir explorer ce qui fait sens pour 392
ces infirmiers dans leur engagement actuel dans une activité de recherche, par le prisme de 393
la continuité entre passé, présent, futur. D’explorer ce qu’ils ont compris et appris de cette 394
expérience de recherche, en quoi elle les a transformés, en quoi il y a eu peut-être un avant 395
et un après, même si le projet est encore en cours de réalisation. 396
397
Choix de la population 398
399
Etant donné que dans une perspective de longue temporalité et de complexité des trajectoires 400
vécues, les parcours de recherches peuvent intégrer une double dimension hospitalière ou 401
13
universitaire, il a donc semblé pertinent de faire le choix de ne pas cloisonner l’un et l’autre 402
dans les critères de sélection des participants. 403
Cinq infirmiers, dont certains étaient aussi cadres ont accepté de faire part de leur parcours, 404
avec comme critère principal leur implication actuelle (ou passée) dans une activité de 405
recherche hospitalière et/ou universitaire : 406
407
✓ V., 32 ans, infirmière de recherche clinique et coordonnant une recherche 408
collaborative au sein de son unité de soins et titulaire d’un master 2 en éducation 409
thérapeutique du patient. 410
✓ C., 49 ans, infirmière anesthésiste et cadre de santé, formatrice au sein d’un cursus 411
de master en santé, a mené une recherche en soins et débuté une thèse qu’elle n’a pas 412
mené à son terme. 413
✓ L., 54 ans, infirmier, cadre de santé et formateur en IFSI, doctorant en sciences de 414
l’éducation (2ème année de thèse). 415
✓ J., 25 ans, infirmier en chirurgie cardiaque, étudiant en master 2 (éducation 416
thérapeutique du patient) et participant à un projet de recherche financé en soins 417
infirmiers en milieu hospitalier. 418
✓ B., 51 ans, infirmière, puéricultrice et référente douleur, menant une recherche 419
financée en soins infirmiers en néonatalogie. 420
421
Le consentement pour mener et enregistrer ces entretiens a été recueilli. L’identité de ces 422
personnes et de leur d’activité professionnelle ont été rendus anonymes lors de la 423
retranscription et de la présentation des résultats. 424
Au fil de ces entretiens, à visée exploratoire et descriptive dans le cadre de cette recherche, 425
l’objectif n’était en aucun cas de dresser un échantillon représentatif ou d’établir des profils 426
types d’infirmiers chercheurs, ni de prétendre à une saturation des données, mais plutôt de 427
présenter des portraits singuliers, de tenter de retracer leur itinéraire et des liens entre 428
recherche, travail et formation. 429
Les différents items retenus lors de l’élaboration des récits ont été les suivants : 430
• Motivation pour faire de la recherche 431
• Vécu de la posture de chercheur 432
• Perception de cette posture par les pairs, la hiérarchie et le corps médical 433
• Apprentissage liée à cette expérience de recherche 434
435
14
Méthodologie de l’analyse des récits 436
437
Ces différents récits ont fait l’objet d’une retranscription intégrale et d’une analyse 438
interprétative entretien par entretien, suivant le cadre théorique et méthodologique de la 439
recherche biographique décrit précédemment, structuré à partir des catégories suivantes, qui 440
s’appuient sur les travaux de Walter Heinz (Heinz, 2000) : 441
442
Les formes du discours : il s’agit d’identifier la manière dont le narrateur a « mis en 443
intrigue » son récit, structuré son discours, qui serait plutôt d’ordre narratif, explicatif, 444
descriptif ou encore évaluatif. 445
446
Les schémas d’action : il s’agit de tenter de repérer dans le fil du discours les modalités 447
d’action, intentionnalité ou forme d’agir mise en œuvre par la personne, son positionnement, 448
ses stratégies. Il s’agit, au décours des récits, de repérer ces postures, l’agir dominant que la 449
personne met en scène, les figures de soi qu’elle fait apparaître. 450
Cette catégorie se divise en 4 schémas d’action possibles : 451
Agir stratégique : se définit par agir ayant une tendance à la prévision, l’anticipation la plus 452
précise possible des actions et de leurs résultats, leurs conséquences dans l’avancement et 453
l’enchainement des évènements. 454
Agir progressif : se définit par un agir par tâtonnement, une exploration, un avancement pas 455
à pas, étapes par étapes, en modulant et en réajustant l’action en fonction des avancées, ce 456
qui suggère une certaine prudence dans l’action. 457
Agir attentiste : se définit par une attitude qui « laisse venir » les situations pour agir, s’en 458
remettent à la rythmique propre du cours des évènements, peu ou pas d’anticipation, ne 459
cherchent pas à les provoquer. 460
Agir avec prise de risque : se définit par une attitude qui serait qualifiée au premier abord de 461
« fonceuse », malgré l’inconnu, acceptant plus facilement de saisir des opportunités, 462
d’expérimenter et de se laisser surprendre et/ou de provoquer le cours de l’action, de 463
bousculer par moment l’enchainement des évènements. L’agir avec prise de risque peut 464
révéler des manières d’être ou de faire que l’on ne soupçonnait pas en soi. 465
466
Les topoï ou motifs récurrents : Ce sont « des cles d’interpretation du vecu » (Delory-467
Momberger 2014 p.91), des thèmes récurrents qui structurent le récit. Ce sont des termes 468
15
que les personnes expriment durant l’entretien, qui reviennent spontanément dans le discours 469
même sans relance et qui peuvent traduire une vraie préoccupation de la personne. 470
471
La gestion biographique des topoï : il s’agit de mettre en perspective l’articulation, la 472
confrontation entre ces motifs récurrents et en quoi ils participent ou répondent au processus 473
biographique et de subjectivation de l’individu, au sein même de l’espace social dans lequel 474
il a évolué au travers des évènements. 475
476
RESULTATS 477
478
Cette présentation de résultats permettra tout d’abord d’effectuer une synthèse de 479
l’interprétation des récits et de récapituler les principaux points de convergences et de 480
divergences à partir des catégories d’analyse de W. Heinz. 481
A la suite de cette synthèse suivra une discussion présentant quelques pistes de complément 482
d’analyse et de confrontation au cadre théorique autour de la dynamique engagement dans 483
une activité de recherche dans le contexte infirmier. 484
485
Synthèse globale des entretiens 486
487
En faisant un retour sur la question de recherche qui s’était posée à savoir « Quels sont chez 488
les infirmiers, leurs motifs et leurs modes d’engagement dans une activité de recherche et 489
comment l’ont-ils intégrée dans leur parcours professionnel ? », il est donc à présent 490
opportun de récapituler ce qui a alors pu émerger de ces récits, pour les mettre en discussion 491
dans un deuxième temps. 492
493
Pour V., infirmière de recherche clinique et titulaire d’un master en biologie et en éducation 494
thérapeutique, il s’agissait de se questionner sur les pratiques et valoriser les savoirs des 495
patients atteints de maladies chroniques, possédant des savoirs issus de leur maladie. Elle a 496
alors saisi l’opportunité de répondre à un appel à projet de recherche collaborative, 497
conjointement avec des professeurs de médecine et sciences humaines qu’elle a rencontré 498
dans le cadre de son master. 499
Pour V., la recherche infirmière et paramédicale permet d’aller plus loin, de prendre de la 500
hauteur, de ne pas se contenter des évidences de la pratique quotidienne et surtout de 501
travailler en équipe pluridisciplinaire autour d’un projet commun en incluant les patients. 502
503
16
Pour C., cadre de santé et infirmière anesthésiste, son désir d’apprendre, comprendre, 504
explorer, étudier était déjà très marqué depuis l’enfance mais s’est retrouvé « empêché » par 505
son sentiment d’infériorité doublé d’un sentiment de rejet et de frustration engendré par le 506
leitmotiv qui lui était renvoyé par les adultes : « tu comprendras quand tu seras grande ». Ses 507
diverses rencontres par la suite avec des figures marquantes et positives (notamment la cadre 508
d’unité de soins), l’ont encouragée à entreprendre une première recherche hospitalière avec 509
un médecin puis à reprendre ses études en formation cadre, master, puis thèse, pour 510
finalement rester dans la formation et l’accompagnement à la recherche au sein du master 511
où elle est chargée de cours. Pour C., ce qui est essentiel est de se questionner plus largement 512
sur le sens des évènements personnels et professionnels, sur le sens de la vie, mieux 513
comprendre le Monde, ainsi qu’accroitre ses connaissances dans le champ de la santé et dans 514
diverses disciplines en sciences humaines. 515
516
Pour L., infirmier et cadre formateur actuellement en thèse, son objectif à terme en 517
s’engageant dans la recherche est de devenir formateur-chercheur. Son souhait a toujours été 518
de diversifier ses activités professionnelles notamment grâce à une activité associative au 519
sein d’une société savante qui lui a servi de tremplin pour la recherche en soins et de 520
s’inscrire dans des gestions de projet, dans l’optique également de participer à son niveau à 521
valoriser la profession infirmière. Il existe pour lui un lien étroit entre engagement dans la 522
recherche et un préalable d’engagement professionnel fort, qui a guidé l’ensemble de sa 523
carrière, de ses débuts d’infirmier à son poste actuel de cadre formateur. Poste qui lui a offert 524
la possibilité de s’inscrire en master en sciences de l’éducation puis en doctorat, afin de 525
mieux comprendre certaines difficultés d’apprentissage des étudiants. 526
527
Pour J., jeune infirmier en chirurgie cardiaque et étudiant en master 2 en sciences de 528
l’éducation, il a saisi l’opportunité d’accompagner un projet de recherche infirmière qui était 529
resté en suspens, le porteur de projet étant en arrêt de travail. Tout jeune diplômé, il se rend 530
compte que l’activité de soins infirmiers ne le satisfait pas pleinement et s’inscrit donc en 531
formation et dans ce projet dans lequel il prend plaisir dans cette posture d’accompagnement. 532
Pas toujours soutenu par son encadrement et sans cesse rappelé à l’ordre juste pour son jeune 533
âge (25 ans et à peine deux à trois ans d’expérience professionnelle), il « s’accroche », 534
inspiré par les infirmières cliniciennes qu’il a connu en stage et qui l’ont impressionné par 535
leur niveau d’autonomie vis à vis de la profession médicale. Pour J., il est important de se 536
questionner sur les pratiques, prendre du recul et ce qui le motive pour la recherche est la 537
17
perspective de devenir lui aussi un infirmier ayant développé une expertise dans un champ 538
clinique, capable d’auto-gérer son activité de soins spécifique et de développer ses 539
recherches, en incluant une dimension de sciences humaines, qui lui semble à présent 540
incontournable depuis qu’il a effectué son parcours en master. 541
542
Pour B., infirmière et puéricultrice en néonatalogie, titulaire d’un DU douleur et référente 543
clinique dans ce domaine, le maitre mot est « améliorer la qualité des soins ». Son intérêt 544
majeur pour la prise en charge de la douleur, l’ont poussée à développer sa propre idée de 545
recherche infirmière à l’aide du médecin chef de service, d’un cadre de santé et des supports 546
institutionnels comme l’unité de recherche clinique et la direction des soins (en particulier 547
au travers des évaluations des pratiques professionnelles prescrites par la Haute Autorité de 548
Santé et mis en œuvre par la direction des soins). Elle se heurtera à de nombreux aléas 549
administratifs, logistiques et organisationnels dans le déroulement de sa recherche, qui, 550
malgré son financement prend plusieurs mois de retard, qui manquent à plusieurs reprises 551
de la décourager totalement. Mais la force de son engagement et son désir d’aller jusqu’au 552
bout de l’étude et de prouver ses observations cliniques et empiriques ont eu raison des 553
difficultés, bien qu’elles soient loin d’être résolues. 554
555
Les formes du discours 556
Une narration empreinte d’humour et d’autodérision pour certains (L. et C.), d’autres plus 557
explicatives (B. et V.), ancrées dans une dimension institutionnelle forte ou dans une 558
dimension plus personnelle (C.). Des discours où les longues expériences professionnelles 559
(B. et L.) parlent d’elles-mêmes et pour lesquels la dimension longitudinale et historique de 560
la profession se voit comme auréolée par l’activité de recherche, dont ils auraient apporté 561
leur modeste pierre à l’édifice de sa reconnaissance. 562
D’autres récits où la vigueur de la jeunesse (V., J.) l’emporte sur le temps et l’énergie à y 563
consacrer et qui auront encore toute leur carrière devant eux pour faire valoir leurs travaux. 564
Ce que les plus anciens dans la profession projettent quant à eux dans un espace-temps plus 565
restreint en fin de carrière, mais dans lequel ils souhaitent synthétiser leur concentré 566
d’expériences professionnelles, où la recherche leur permettra de continuer de dérouler le fil 567
rouge qui les passionnent, faisant lien entre clinique, formation et amélioration des pratiques 568
soignantes. 569
570
Les schémas d’actions 571
18
La plupart de ces infirmiers se trouvent dans des schémas d’actions plutôt d’ordre progressif 572
vis à vis de leur parcours de recherche, dans le sens où, comme l’a formulé L., « on ne passe 573
pas de l’etat « infirmier » a l’etat « chercheur » du jour au lendemain » (l.25-26) et qu’il y 574
a nécessairement une succession d’étapes entre formation, élaboration du projet et sa mise 575
en œuvre, la valorisation de sa production… Ainsi que la motivation permettant cet agir, qui 576
s’installe et s’affermit au fur et à mesure du temps, des expériences plus ou moins bien 577
vécues, des rencontres qui renforcent d’une manière plus ou moins constructive… Qui 578
nécessite également un agir stratégique comme l’agencement de parcours de recherche 579
concomitamment ou consécutivement hospitalière et universitaire, comme là aussi dans la 580
plupart de ces récits, voire parfois de prise de risque, pour pouvoir s’engager et tenir dans la 581
durée, au vu de la longue temporalité qu’exige l’activité de recherche. Il semble donc que 582
l’attentisme ne soit pas de mise et que le fait même d’agir, de manière aussi progressive et 583
stratégique soient-elles et en particulier dans ces contextes de recherche, permettent 584
d’accéder à ce qui pourrait s’appeler dans le cadre de ce travail des « facilitateurs de 585
l’engagement », que nous verrons un peu plus loin. 586
587
Les motifs récurrents et la gestion biographique des topoï 588
Les différents topoï évoqués offrent une articulation permanente entre rencontres 589
déterminantes, temporalité, engagement, formation, et transformation de soi tout au long du 590
vécu et de la place que prend l’activité de recherche dans la vie de ces infirmiers. 591
Une fine intrication entre formation, activité professionnelle et recherche qui semble à 592
chaque fois indissociables, les uns nourrissant les autres, dans un mouvement perpétuel d’un 593
besoin de satisfaction plus ou moins marqué selon les récits d’une curiosité intellectuelle, 594
d’une posture réflexive qui questionne sur l’émergence d’une double posture de « soignant 595
chercheur ». 596
La recherche est alors elle-même vecteur d’apprentissage et de besoin de formation, de la 597
même façon que l’entrée en formation elle-même conduit à la recherche, au sens large, que 598
ce soit de la recherche documentaire et/ou de la recherche scientifique, académique. 599
Certains topoï sont centrés sur les motifs comme le questionnement sur les pratiques, la 600
curiosité, l’amélioration de la qualité des soins, d’autres sur des éléments facilitants 601
l’engagement comme les rencontres et les éléments déclencheurs, ou d’autres sur le mode 602
de celui-ci comme l’accompagnement et la gestion de projet chez J. 603
D’autres encore sont centrés sur le « soi », ses expériences, sa transformation, ses doutes, 604
ses modèles identitaires, ses ambitions… 605
19
Puis une gestion biographique de ces topoï qui se tourne résolument vers l’avenir, où la 606
recherche semble jouer un rôle de catalyseur, d’accélérateur de l’évolution de la carrière 607
professionnelle, au regard de la singularité et en cohérence de ces différents parcours. Un 608
ensemble de topoï qui à chaque fois, témoignent de la cohérence de leur processus de 609
subjectivation, de cet élan de devenir ce qu’ils ont envie de devenir, de réaliser ce qu’ils 610
souhaitent réaliser, chacun à leur manière mais avec toujours une grande authenticité et une 611
grande finesse d’analyse de leur propre parcours. 612
613
Ces récits ont permis au final de faire émerger un certain nombre de facteurs 614
facilitants et/protecteurs vis à vis de l’engagement dans une activité de recherche : 615
• Le Rôle des médecins comme initiateur à la recherche clinique pour les 616
infirmiers/ères 617
• Rôles soutenant des cadres, direction d’IFSI 618
• Impact et rôle des associations professionnelles, sociétés savantes 619
• Accord de financements publics ou privés, financement de thèse 620
• Présence de structures et de temps dédiés à la recherche 621
• Accès à la formation (DU, master, thèse…) 622
623
Facteurs de risque de désengagement 624
• Jugements de valeurs par autrui sur les capacités et le degré d’expérience 625
• Jugement négatifs sur soi, impression de ne pas être capable ou pas légitime 626
• Manque de temps dédié à la recherche 627
• Difficultés et longueurs administratives, juridiques, logistiques 628
• Difficultés de coopération entre les centres d’études, lors de l’inclusion des patients 629
630
DISCUSSION 631
Ce qui frappe dans l’ensemble de ces récits, c’est la détermination dont font preuve ces 632
infirmiers dans leur engagement, qui relève pour eux tous de leurs propres choix personnels 633
de s’investir dans une activité de recherche, d’y donner de leur temps et de leur énergie, avec 634
cette envie que ce travail puisse aboutir à des résultats certes modestes mais présentables, 635
convaincants, concrets pour la vie du patient et des soignants, avec le sentiment de 636
satisfaction d’être allé au bout de leur projet. Ainsi, la motivation et l’engagement seront 637
d’autant plus important que la personne sera à l’initiative de son projet, mû par un sentiment 638
20
d’autodétermination développée selon les travaux de Deci et Ryan (2000) et repris par 639
Philippe Carré, qui le définit par « la perception de la pro-activité, du choix, de la liberté 640
d’agir, de l’autonomie par le sujet lui-même » qui lui permet « de se sentir l’auteur de ses 641
décisions et de ses actes » (Carré, 2005, p.139-140), ce qui amplifiera sa capacité à agir pour 642
mettre en œuvre son projet. 643
Les motifs évoqués dans ces récits vis à vis de la recherche et de la reprise d’études en 644
formation universitaire sont donc logiquement, selon la définition qu’en donne Boutinet 645
(1998), plutôt d’ordre personnels, en lien avec les choix intimes de ces infirmiers, de leur 646
désir d’aller plus loin, d’explorer et d’élargir ou d’approfondir leurs connaissances, de ne 647
pas se cantonner qu’à une activité soignante. Ils sont également d’ordre situationnels, mû 648
par l’influence extérieure de l’environnement professionnel qui a pu générer une opportunité 649
de donner d’autant plus vive à ce désir personnel et de le densifier, en s’appropriant pour soi 650
une opportunité de recherche venant d’un appel à projet comme dans l’exemple de V., ou 651
d’un programme déjà en cours comme pour celui de J., ou encore les problématiques de 652
calcul de doses chez les étudiants pour L., qui pourraient occasionner des répercussions 653
accidentelles graves auprès des patients. 654
Ce qui est également très présent dans l’ensemble de ces récits sur le plan du contenu des 655
motifs, c’est le motif réflexif, dans le sens d’un besoin fort et systématique de répondre par 656
la recherche à des questionnements professionnels, le besoin de satisfaction d’une curiosité 657
permanente, le fameux « aller plus loin », qui est revenu dans quasiment tous les entretiens, 658
la nécessité d’une remise en question des pratiques, de leur donner du sens, de comprendre 659
le pourquoi du comment. 660
La nécessité également que puisse, à partir de là, se poursuivre leur processus de 661
subjectivation qui se traduirait par un projet de soi sur soi, « projet identitaire voulu par le 662
sujet lui-même », qui « donne sens à son existence et signification à sa vie » (Kaddouri, 2002 663
p.36), dans un souci d’authenticité et donc de cohérence entre leurs aspirations propres et les 664
intérêts institutionnels. Intérêts qui puissent inclure également celles du groupe 665
professionnel dans ses idéaux de reconnaissance d’une discipline académique, ainsi que la 666
réponse aux besoins des patients. 667
Autrement dit, que ces divers intérêts extérieurs et stratégiques puissent s’articuler 668
harmonieusement dans un « accomplissement de soi » (Jorro de Ketele 2013, p. 167) au 669
cours de leur parcours professionnel mais aussi pouvoir se réaliser dans leur propre logique 670
d’évolution personnelle, dans un désir de légitimation de leur attrait pour la recherche, le 671
21
questionnement, l’exploration, la créativité et la confrontation entre les aspects théoriques et 672
les aspects plus concrets qu’offrent le terrain. 673
674
Car pour ces infirmiers, l’activité de recherche, contrairement à l’image qu’elle véhicule au 675
sein du groupe professionnel, ne se résume pas qu’à une activité purement intellectuelle qui 676
entrainerait une perte de sens de l’action. Bien au contraire, la recherche émane et doit 677
émaner des préoccupations de terrain et s’en nourrir, lui rendre justement tout leur sens et 678
plutôt qu’éloigner les infirmiers du terrain, elle aurait tendance à renforcer leur attachement 679
à leur rôle de praticiens, pour devenir des praticiens « réfléchis », qui ne se contentent pas 680
des évidences mais cherchent à inclure d’autres lectures du soin et de ses enjeux techniques, 681
relationnels ou encore éducatifs. 682
La recherche permet alors de traduire en acte un motif de diversification de leur activité 683
professionnelle soignante, comme énoncé dans les récits par le désir de faire « autre chose » 684
que des soins, ne pas être ou ne pas rester « juste » infirmière ou infirmier, pouvoir « aller 685
de l’avant », s’offrir la possibilité de ne pas rester dans des impasses thérapeutiques ou 686
techniques. « Dans les contextes professionnels saturés de procédures et de rationalisation, 687
l’acteur reste un acteur pluriel avec le sentiment d’agir dans la synthèse de ce qu’il pense 688
être et pouvoir devenir » (Jorro, De Ketele, 2013, p.167), et donc de ne pas se contenter 689
passivement de la routine des soins, pouvoir sortir hors des sentiers battus, quitte à prendre 690
le risque de susciter l’incompréhension ou un sentiment de décalage vis à vis de ses autres 691
collègues, comme cela peut aussi renforcer les liens de l’équipe autour d’un projet commun. 692
D’où la nécessité au moment opportun, d’un projet de reprises d’études à l’université pour 693
la plupart, en amont ou en aval de la recherche, essentiellement pour des motifs intrinsèques 694
d’ordre épistémique, où le savoir est une « source de plaisir en lui-même » où le sujet est 695
particulièrement animé d’une « curiosite, voire de passion d’apprendre ou de savoir » 696
(Carré, 1998, p.123), ce qui ressort tout particulièrement dans les récits de C. et J. 697
Les motifs peuvent également être d’ordre « opératoires professionnels », à savoir 698
« acquérir des compétences (connaissances, habilités, attitudes) perçues comme nécessaires 699
a la realisation d’activites specifiques sur le champ du travail » (Carré 1998, p.125) comme 700
dans le cas de V. ou de B. 701
Dans la continuité de l’analyse de ces motifs, les profils proposés par Kaddouri (2008) 702
concernant l’engagement des professionnels dans des dispositifs de formation à la recherche 703
décrit dans le cadre théorique, se retrouvent dans les parcours de ces infirmiers. 704
22
Celui qui a été particulièrement saillant est celui de la recherche comme « cadre de 705
structuration d’une responsabilite fonctionnelle », dans le fait de viser « la gestion ou 706
l’accompagnement d’activites de recherche conduite par d’autres qu’eux-mêmes », 707
(Kaddouri, 2008, p.176), illustré par l’importance de la place que tient l’accompagnement à 708
la recherche (J.), cette volonté de devenir une « personne ressource » (B.), de coordonner 709
des projets, de créer des ponts entre la formation dans les IFSI et la recherche hospitalière 710
(L.). 711
Dans le cas de L., l’engagement dans ses activités de recherche s’intègre également dans le 712
cadre d’une structuration d’une fonction statutaire, dans le sens de l’acquisition du statut 713
« officiel » de chercheur en post-doctorat. Et même s’il ne court pas « après les titres » 714
(l.951), il n’empêche qu’il aura la possibilité de prétendre à l’exercice de son « activité 715
scientifique dans un cadre statutairement reconnu » (Kaddouri, 2008, p.174). 716
717
Pour C., son parcours de recherche s’apparente à une longue quête d’elle-même, qui ne se 718
situe pas dans des considérations ou préoccupations centrales d’évolution de carrière mais 719
davantage dans la recherche du sens de ce qu’elle vit, tant sur un plan professionnel que 720
personnel, ce qui rejoint le profil de la « recherche comme structuration d’un parcours de 721
vie » (Kaddouri, 2008, p.179) où la reprise d’études universitaires permet de « construire du 722
sens pour soi » (p.181). Ce profil est doublé de celui d’une « structuration d’une identite 723
déjà existante » (p.181), dans le fait qu’elle ait pu accéder grâce à son master à une identité 724
de « diplômee de l’universite » (p.181), qui lui a permis de « prendre sa revanche » sur une 725
première tentative à la fois ratée et empêchée d’accès aux études universitaires après 726
l’obtention de son baccalauréat. 727
La recherche comme structuration de son rapport au savoir semble également coexister de 728
manière intriquée dans le cas de C., où elle prend plaisir à se former et à se renouveler sans 729
cesse et où elle finit par trouver son point d’atterrissage où elle trouve son équilibre en tant 730
que « formateur » itinérant et autoentrepreneur. 731
Cette structuration du rapport au savoir par la recherche et la formation à la recherche habite 732
également B., qui, donnerait bien une suite à son diplôme spécialisé dans la douleur et 733
continuer d’approfondir ses connaissances et compétences en la matière, sachant que pour 734
elle, son rapport à la recherche se situe davantage dans le « cadre de structuration de sa 735
pratique » (Kaddouri, 2008, p.177). En effet, ce qui compte pour B. ce n’est pas en soi 736
d’acquérir un statut de chercheur mais plutôt de gagner la possibilité d’élargir son champ 737
d’action dans sa pratique professionnelle, où les apports théoriques sont au service de 738
23
l’action, pour mieux la comprendre, être davantage en capacité de résoudre les problèmes et 739
sortir du sentiment d’impuissance. 740
C’est prendre du recul sur sa pratique, la rendre plus efficace, plus fluide, profil que rejoint 741
également V., pour qui la recherche s’est avant tout se questionner, se demander comment 742
et pourquoi on agit de telle ou telle façon dans le soin, comment mieux intégrer les patients 743
dans la dynamique de prise en charge. 744
Ce motif de structuration de sa pratique se verrait donc logiquement relié avec le motif 745
réflexif et le motif opératoire professionnel précédemment cités. 746
Au-delà des seuls motifs, le sens de l’engagement chez les infirmiers dans l’activité de 747
recherche rejoint de manière forte l’engagement professionnel, ce qu’illustre tout 748
particulièrement le récit de L., qui semble suggérer qu’un engagement professionnel 749
accompli se présenterait comme un préalable à l’engagement dans une activité de recherche. 750
L’engagement professionnel se définissant comme l’« ensemble dynamique des 751
comportements qui, dans un contexte donne, manifestent l’attachement a la profession, les 752
efforts consentis pour elle ainsi que le sentiment du devoir vis a vis d’elle et qui donnent 753
sens a la vie professionnelle au point de marquer l’identite professionnelle et personnelle » 754
(De Ketele, Jorro, 2013, p.11), la recherche en soins infirmiers pourrait aisément s’inclure 755
dans cette définition, dans le sens où elle peut être une manifestation concrète de cet 756
engagement professionnel, car comme énoncé dans la plupart des récits, la recherche semble 757
répondre au devoir d’amélioration de la qualité des soins, exige un certain nombre d’efforts 758
en terme de temps et de formalisation de ses différentes étapes, valorise les savoirs de la 759
profession et renforce ainsi la dynamique identitaire professionnelle en soulignant ou en 760
légitimant la spécificité des savoirs infirmiers. 761
L’investissement dans la recherche infirmière constituerait donc en soi un prolongement de 762
leur engagement professionnel, dans le sens d’une « preuve » supplémentaire de sa 763
manifestation, à la mesure du temps donné et de l’énergie consacrée et au regard des valeurs 764
professionnelles infirmières comme le respect de l’être humain, la dignité, la responsabilité, 765
le devoir de compétences, la préoccupation de la sécurité et du confort du patient, ce qui peut 766
conforter les infirmiers qui souhaitent s’y inscrire. Un investissement donc non simplement 767
tourné vers soi mais qui s’adresse à l’autre, où « (…) S’engager, en ce sens, ce n’est pas 768
uniquement s’engager face a soi-même dans une tache, c’est aussi s’engager vis a vis 769
d’autrui » (Bourgeois, 2014 p.98). Le but affiché de la recherche au regard de ces valeurs 770
professionnelles soignantes va donc dans le sens d’une motivation « altruiste », et en 771
conséquence d’apporter à autrui des soins de qualité et réfléchis. 772
24
Le modèle de l’expectancy-value se retrouve ici renforcé, en terme de bénéfice escompté en 773
tant que moteur de l’engagement : une retombée de la recherche avant tout au bénéfice des 774
patients usagers des soins et pour la promotion de la santé, bien loin devant des 775
considérations personnelles. Motivation altruiste également par le biais de la formation, ou 776
plus précisément la « transmission » où L. par exemple souligne son désir « que les résultats 777
de cette thèse puissent alors bénéficier aux étudiants infirmiers et aux infirmiers ». 778
L’engagement vis à vis d’autrui renvoie également aux collègues qui doivent faire preuve 779
de compréhension vis à vis du temps que peut prendre l’activité de recherche ce qui amène 780
à évoquer le besoin de reconnaissance de cette activité, perçue comme une « non-781
activité » comme du « temps en moins » passé au lit du patient : « vous ne faites rien » (J.), 782
qui renvoie à l’image de l’infirmière uniquement centrée vers l’action (Poiroux, 2015). 783
Ainsi, communiquer autour de son projet de recherche permet de mieux faire connaître ses 784
enjeux et son importance, de situer ce projet vis à vis de la pratique soignante et les bénéfices 785
escomptés, de mieux négocier les moyens pour y parvenir. 786
Cependant, outre les retombées en terme de résultats, ce qui semble très important pour ces 787
infirmiers, c’est aussi, comme le disait L., de « prouver peut-être deja que c’est possible », 788
qu’ils sont capables d’organiser et de mener une recherche, de se donner les moyens d’y 789
parvenir, capacité qui restait de l’ordre du quasi-impensable et du quasi-impensé dans le 790
contexte socio-historique français. 791
La recherche ne sera alors plus le sommet à atteindre (L.), mais sera vue comme un 792
processus, dont le vécu du cheminement permettra de mieux en apprécier les résultats. 793
Se sentir capable par le regard d’autrui et sur eux-mêmes, se sentir fiers d’y être arrivés, 794
chacun à leur manière : l’enjeu ici, devient non plus seulement celui du « je » mais aussi 795
celui du « nous », au nom du groupe professionnel, ce qui amène à prolonger la question des 796
motifs et de l’engagement en le reliant au thème de la reconnaissance. 797
Ce besoin de reconnaissance n’est donc pas simplement d’ordre individuel mais traduit le 798
sentiment de pouvoir contribuer concrètement à l’évolution de la profession et son processus 799
historique de professionnalisation : « le PHRI, c’est une grande avancee pour notre 800
profession, de reconnaissance, que nous aussi on peut faire des choses interessantes, (…) 801
une reconnaissance de notre rôle propre, (…) qu’on a eu du mal a avoir et ça c’est quand 802
même un grand pas, c’est important » (B.). 803
Ce qui pose également l’enjeu, pour l’infirmière ou l’infirmier passés par un long cursus 804
universitaire d’être reconnus en tant que chercheur, « face a la necessite d’acquerir une 805
légitimité auprès de trois instances : les scientifiques, la société mais également les 806
25
professionnels infirmiers utilisateurs potentiels des savoirs qu’il aura contribue a faire 807
emerger et qu’il aura diffuse » (Debout, Eymard, Rothan-Tondeur, 2010, p. 138). 808
A savoir que l’engagement dans un parcours de recherche concerne le plus souvent des 809
infirmiers dotés d’une expérience professionnelle de longue date, d’un domaine d’expertise 810
en particulier, dont certains sont devenus également cadre de santé (Debout, Eymard, 811
Rothan-Tondeur, 2010). La bonne connaissance de leur unité de soins, de leur établissement 812
et des problématiques de santé rencontrés, ainsi que le soutien méthodologique et logistique 813
de l’hôpital sembleraient ainsi être des facteurs facilitant pour l’engagement dans la 814
recherche (Feroni, 1992). 815
816
CONCLUSION 817
Ce présent travail aura tenté d’ancrer cette émergence de la recherche chez les infirmiers 818
d’un point de vue socio-historique et de donner quelques repères pour appréhender comment 819
s’est construit cette posture de recherche et/ou de chercheur dans une histoire plus collective, 820
à partir de parcours et de récits singuliers. 821
Se pose alors en prolongement non seulement la question de la formation au métier 822
d’enseignant-chercheur mais aussi celle des types de recherches à mener, y compris 823
collaboratives, interdisciplinaires et interprofessionnelles dans le champ de la santé. 824
L’envers du décor de cette reconnaissance de cette posture de chercheur peut toutefois 825
potentiellement entrainer une tension identitaire entre appartenance au groupe professionnel 826
infirmier et à une communauté scientifique reliée à une discipline académique, dont la 827
préoccupation principale ne sera pas systématiquement le champ de l’activité infirmière sous 828
toutes ses formes. 829
Les infirmiers pourront donc se sentir « tiraillés » dans cette double appartenance aux 830
mondes des praticiens et des chercheurs, tension qui mériterait que l’on s’y penche quelque 831
peu et qui permettrait d’amener un ensemble de réflexions rétrospectives et prospectives qui 832
ferait l’objet d’un travail ultérieur. 833
La recherche, par son prestige et son rayonnement possible auprès de la communauté 834
professionnelle, scientifique, mais aussi de la société, serait alors symboliquement, au-delà 835
de ses aspects concrets pour la qualité des soins, un espace de recouvrement d’une certaine 836
dignité professionnelle, qui contrebalancerait le mépris si longtemps éprouvé par les 837
infirmières, engendré par une partie du corps médical mais aussi par les réticences du groupe 838
professionnel lui-même. Une forme pourrait-on dire de réparation d’une « identité de 839
chercheur empêchée » à propos des savoirs infirmiers ? 840
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