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ETUDE LINGUISTIQUE DE L’ESPAGNOL MISE EN LIGNE GRATUITEMENT AU FORMAT PDF PAR MICHEL BÉNABEN ANCIEN MAÎTRE DE CONFÉRENCES À L’UNIVERSITÉ MICHEL DE MONTAIGNE-BORDEAUX III 366 PAGES UNE INITIATION AU LATIN EST ÉGALEMENT PROPOSÉE À LA FIN DE CE COURS © MICHEL BÉNABEN 2020. TOUS DROITS DE REPRODUCTION INTERDITS

Etude linguistique de l'espagnoldictionnairefrancaisespagnol.net/Etude-linguistique-de-l... · 2020. 9. 2. · Etude linguistique de l'espagnol Author: Bénaben Michel Subject: Etude

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  • ETUDE LINGUISTIQUE DE L’ESPAGNOL

    MISE EN LIGNE GRATUITEMENT AU FORMAT PDF

    PAR MICHEL BÉNABEN

    ANCIEN MAÎTRE DE CONFÉRENCES

    À L’UNIVERSITÉ MICHEL DE MONTAIGNE-BORDEAUX III

    366 PAGES

    UNE INITIATION AU LATIN EST ÉGALEMENT PROPOSÉE À LA FIN DE CE COURS

    © MICHEL BÉNABEN 2020. TOUS DROITS DE REPRODUCTION INTERDITS

  • 2 Michel Bénaben

    INTRODUCTION

    Ce nouveau cours s’adresse aux étudiants hispanisants de nos Universités et notamment à ceux qui préparent les concours de l’enseignement (CAPES et Agrégation d’espagnol).

    L’objet principal de cette étude est de décrire les différents systèmes linguistiques de l’espagnol moderne (linguistique synchronique). Par ailleurs, de nombreux aperçus historiques (linguistique diachronique) permettent d’éclairer et de comprendre le fonctionnement des systèmes actuels.

    Des comparaisons entre le français et l'espagnol inciteront les étudiants de nos facultés à réfléchir non seulement sur l'espagnol mais aussi sur quelques-uns des mécanismes essentiels de leur langue maternelle.

    L'analyse de quelques exemples empruntés à des œuvres littéraires montre que la linguistique dispose d'un certain nombre d'outils qui, maniés avec discernement, permettent d'expliquer les textes de manière plus rigou-reuse (linguistique textuelle).

    L’ouvrage est divisé de manière classique en quatre parties : phonétique et phonologie ; morphosyntaxe nominale ; morphosyntaxe verbale ; lexique et sémantique.

    Ce cours de linguistique espagnole est suivi d’une vingtaine de pages

    consacrées à une initiation au latin.

    Mise à jour : Mai 2020

  • 3 Michel Bénaben

    PREMIERE PARTIE

    PHONETIQUE ET PHONOLOGIE

  • 4 Michel Bénaben

    I- DEFINITIONS PREALABLES: PHONÉTIQUE, PHONOLOGIE,

    PHONÈME.

    A- La phonétique. La phonétique est la discipline dont l'objet est la description des sons du

    langage. - Elle les étudie dans leur réalisation concrète, physique: par exemple, le

    son p est articulé au niveau des lèvres. - Elle les étudie indépendamment de leur fonction linguistique: le

    phonéticien décrira t outes les variétés de r du français: le r roulé avec la pointe de la langue tel qu'on peut l'entendre en Bourgogne, en Corrèze ou dans les Cévennes, le r uvulaire qui est la prononciation la plus courante et le r dit "grasseyé".

    La phonétique ne va pas au-delà de cette description articulatoire. Son objet n'est pas de savoir si ces distinctions physiques ont une fonction quelconque dans le processus de communication.

    - Le champ d'action de la phonétique est le discours oral. La réalisation effective d'un son peut varier en fonction des sons environnants ou de la place du son dans un mot. C'est ainsi que le d de diente (à l'initiale du mot) n'est pas le même que celui de cada (plus relâché entre deux voyelles) ou que celui de Madrid parfois prononcé comme une ceta.

    D'autre part, chaque individu ayant un appareil phonateur qui lui est propre, les mêmes sons pourront être prononcés différemment d'une personne à l'autre. Les circonstances dans lesquelles on prononce les sons accentuent ces différences: un chanteur d'opéra "roule" généralement les r en français à cause de l'énergie articulatoire qui est mise en œuvre.

    Enfin il existe des prononciations régionales. Le son s n'est pas articulé de la même façon en Castille, en Andalousie ou en Amérique latine.

    - On distingue: la phonétique articulatoire ou physiologique qui décrit la production des sons par les organes de la phonation (m est une consonne nasale, p est une labiale) et la phonétique acoustique qui décrit les sons d'après leurs propriétés physiques: un son est fait de vibrations de l'air. On parlera de fréquence pour désigner le nombre de vibrations par seconde.

    Enfin la phonétique historique décrit l'évolution des sons au cours de l'histoire d'une langue. C'est ainsi qu'on est passé du latin LUPUM à l'espagnol lobo. L'ouverture de u en o et la transformation (la sonorisation) de p en b sont des phénomènes qui relèvent de la phonétique évolutive.

    B- La phonologie.

    Longtemps la phonologie a été confondue avec la phonétique. Le terme "phonologie" est apparu vers 1850 mais ce n'est que dans la première moitié du XXe siècle que les deux termes, qui correspondent à des concepts tout à fait différents, ont été employés avec plus de rigueur.

    - La phonologie étudie les sons du langage en ne tenant compte que de leur fonction (leur utilité) dans la communication linguistique.

  • 5 Michel Bénaben

    - Elle est beaucoup plus abstraite et théorique que la phonétique. Contrairement à ce qui a été vu plus haut, la phonologie considère qu'il existe un seul d et un seul s en langue espagnole. Pour elle, les variantes d'un même son n'existent pas.

    - Le critère déterminant en phonologie pour savoir si un son est utile ou non dans la communication linguistique est sa capacité à générer des messages différents. Si l'on compare les variétés de r du français et celles de l'espagnol, on peut dire qu'il existe un seul r en langue française car le fait de rouler les r ne permet pas d'obtenir des mots de sens différent: le mot carré prononcé avec un r roulé n'est pas différent du point de vue du sens de carré prononcé avec un r non roulé. En revanche, en espagnol on peut poser l'existence de deux r car ils permettent d'opposer de très nombreux mots en substituant simplement un r simple par un r multiple (procédé de la commutation): caro ≠ carro; quería ≠ querría; encerar ≠ encerrar; pera ≠ perra; perito ≠ perrito etc.

    C- Le phonème.

    - On donne le nom de phonèmes à tous les sons utiles à la communication linguistique dans une langue donnée. En espagnol il existe un phonème appelé r simple et un phonème appelé r multiple. En français, il existe un seul phonème r qui peut être réalisé de trois manières différentes (variantes1).

    - Le phonème est la plus petite unité que l'on puisse isoler dans la chaîne parlée. Le mot faro comporte 4 unités minimales, 4 phonèmes: f-a-r-o. Ces unités sont, par elles-mêmes, dépourvues de sens.

    - On isole les phonèmes par le procédé de la commutation. Le mot puro contient 4 de ces unités. En effet, si l'on remplace la première tranche de son p par d'autres sons possibles on obtient d'autres mots: muro, duro, curo (curar) etc. On a donc dégagé par ce procédé les unités p, m, d, k. De la même façon on isole l'unité u par la commutation avec paro , pero, poro.

    - La liste des phonèmes d'une langue est limitée. Selon les langues, on compte entre 10 et 100 phonèmes. Le castillan en possède 24 (5 voyelles et 19 consonnes), le français en distingue théoriquement 34 (31 dans la pratique). Ce découpage assure un codage économique. Non seulement nous pouvons exprimer toute notre expérience du monde au moyen de quelques milliers de mots seulement mais ces milliers de mots sont faits eux-mêmes à partir d'un stock très réduit, donc à fort rendement, de petites unités, les phonèmes.

    - Propriétés des phonèmes. Les phonèmes se caractérisent par les traits distinctifs encore appelés traits pertinents. Un trait distinctif est un élément phonique qui permet de différencier un phonème de tous les autres. Le phonème b possède les traits distinctifs suivants:

    - il est occlusif (il y a occlusion, fermeture du chenal buccal), ce qui le distingue de f qui est fricatif (il se produit une friction);

    1 Le terme "allophones" est généralement employé pour désigner les variantes d'un même phonème dans la chaîne parlée: on dira que le phonème espagnol d a deux allophones: un d relâché (fricatif) comme dans cada et un d occlusif ("dur") comme dans diente.

  • 6 Michel Bénaben

    - il est labial (les deux lèvres sont en contact), ce qui le distingue de k qui est vélaire (articulé sur le voile du palais);

    - il est sonore (les cordes vocales vibrent), ce qui le différencie de p qui est un phonème sourd (pas de vibrations);

    - il est oral (la totalité de l'air expiré passe par la bouche). Ces traits suffisent à le distinguer de tous les autres phonèmes.

    Normalement, il ne doit pas y avoir de risque de confusion entre les phonèmes d'une langue1. Les seuls phonèmes qui pourraient se rapprocher le plus de b sont p et m. La seule différence entre b et p est que le premier est sonore, l'autre sourd. Quant à m et b, ils ne se différencient que par le trait oralité pour b et le trait nasalité pour m (une partie de l'air passe par les fosses nasales lors de la prononciation de m).

    D- Les différents procédés de transcription.

    On distingue la transcription phonologique, la transcription phonétique et la transcription graphique.

    Par convention un phonème (entité abstraite) est représenté entre deux barres obliques: /b/, /d/, /r/, /k/.

    La transcription phonétique utilise des crochets [..]. Par exemple, le phonème /b/ peut être réalisé concrètement de deux façons selon qu'il est à l'initiale d'un mot (borrar) ou entre deux voyelles (cabo): le premier b (occlusif) sera transcrit phonétiquement [b]; dans le second cas, le b plus relâché (il est dit "fricatif") sera transcrit [β].

    Enfin la transcription graphique (l'écriture) du phonème /b/ peut être b (borrar / cabo) ou v (vaca / cavo). A partir de maintenant nous utiliserons ces divers procédés de représentation.

    Il peut y avoir harmonie ou discordance entre les trois types de transcription. Exemple de concordance: le phonème /p/ est phonétiquement transcrit [p] (il n'y a pas de variantes de ce phonème) et il est toujours graphié p (poner, apodo).

    Exemples de discordances:

    Les transcriptions phonologiques et phonétiques sont réalisées au

    moyen d'un alphabet créé en 1888 par l'Association phonétique internationale et appelé "alphabet phonétique international". Il utilise des lettres empruntées aux alphabets grec et latin ou des signes dessinés par les phonéticiens eux-mêmes. Le principe de cet alphabet est simple: un seul signe pour chaque son.

    1 Quand cela risque de se produire, le système est obligé de se réorganiser et de nouveaux phonèmes peuvent apparaître. L'espagnol a connu ce processus au cours de son histoire. On trouvera quelques exemples dans le chapitre suivant.

    Phonologie /d/ /č/ Néant /k/ + /s/ /θ/ (ceta) / r̅ / Phonétique [d] diente

    [δ] cada

    [č]

    Néant

    [ks]

    [θ]

    [ r̅ ] Graphie d ch

    (noche) h (búho) x

    (examen) c (cero) z (zarza)

    r (rojo) rr (carro)

  • 7 Michel Bénaben

    La transcription phonétique et phonologique peut s'appliquer à des phrases entières.

    Soit la phrase suivante 1: A las doce menos cuarto empezaron a llegar los invitados… Sa transcription phonétique est:

    [ a las dóθe menos kwárto | empeθáron a λeγár los imbitáδos ] Quelques remarques s'imposent. - la barre verticale représente la pause entre les deux groupes phoniques

    (prononcés d'une seule traite). - l'accent ne signifie pas qu'il faille l'écrire sur les mots concernés: c'est

    une façon de montrer que dans la chaîne parlée seuls certains mots reçoivent ce que l'on appelle l'accent de phrase ou accent de groupe.

    - les lettres grecques (θ, γ, λ, δ) sont tirées de l'alphabet phonétique international: θ (thêta) = la ceta; γ (gamma) = le son g entre deux voyelles; λ (lambda) = le son que l'on trouve dans calle ; δ (delta) = le son d entre deux voyelles.

    - le n de invitados est prononcé en réalité comme un m à cause du b qui le suit (m et b sont deux labiales). Cette transformation n'est pas consciente chez le locuteur. Les variations qui peuvent affecter la prononciation d'un phonème dans la chaîne parlée sont étudiées dans le chapitre suivant (variantes conditionnées).

    Quant à la transcription phonologique de cette phrase, elle ne sera proposée que plus tard (p. 18) car certaines notions telles que la neutralisation doivent d'abord être expliquées.

    II- DESCRIPTION DU SYSTEME PHONETIQUE ET PHONOLOGIQUE DE L'ESPAGNOL

    A- Les organes de la phonation. La description proposée dans ce chapitre sera de type physiologique,

    articulatoire, elle nécessite donc une présentation schématique de l'appareil de la phonation.

    Il n'y a pas d'organes spécifiquement dévolus à la parole: les lèvres, la langue, le larynx et les poumons ont avant tout des fonctions physiologiques. L'homme a appris à se servir de ces organes pour parler.

    Les organes de la phonation sont de trois types: - l'appareil respiratoire qui fournit l'air à partir des poumons; - le larynx qui contient les cordes vocales et qui sert de générateur de

    son; - des résonateurs placés au-dessus du larynx (cavité buccale, fosses

    nasales) et qui donnent aux sons des caractéristiques bien particulières. Par des mouvements successifs de fermeture et d'ouverture des cordes

    vocales, l'air émis par les poumons est fragmenté en une série d'impulsions que l'on appelle le ton laryngien. Elles vont servir de base à la production des sons.

    1 Elle est tirée du manuel de Vidal Lamíquiz, Lingüística española, Publicaciones de la Universidad de Sevilla, 1975, pp. 244-245.

  • 8 Michel Bénaben

    La langue joue un rôle important dans la mesure où elle permet de régler le volume de la cavité buccale. On distingue la pointe de la langue encore appelée apex et le dos. En venant se porter vers l'avant ou vers l'arrière du palais, la langue détermine des degrés d'ouverture ou de fermeture plus ou moins grands.

    La partie située derrière les dents porte le nom d'alvéoles. Le palais se divise en palais dur et palais mou ou voile du palais situé vers l'arrière de la bouche. Le voile est terminé par la luette. Pendant l'émission d'un son nasal la luette est abaissée, ce qui permet à une partie de l'air expiré de passer par les fosses nasales. La luette est relevée lors de la production d'un son dit oral. Enfin les lèvres permettent d'obstruer ou de resserrer le chenal buccal.

    dents

    lèvre sup.

    lèvre inf.apex

    dos

    palais dur voile

    cavités nasales

    luettealvéoles

    colonne d'air

    larynx

    langue

    B- Le système vocalique.

    1- Description phonétique.

    a) Les traits articulatoires. Le "triangle" des voyelles.

    Les voyelles sont des sons prononcés en laissant constamment le canal buccal libre, l'air ne rencontre aucun obstacle avant d'arriver aux lèvres.

    Elles se caractérisent par trois traits articulatoires : * La sonorité. Ce sont des phonèmes toujours sonores (les cordes

    vocales entrent en vibration). Ce trait explique par exemple que les consonnes sourdes qui se trouvaient encadrées par des voyelles se soient sonorisées en passant du latin à l'espagnol : LUPUM (/p/ est une consonne dite sourde) > lopo > lobo (/b/ est sonore).

  • 9 Michel Bénaben

    * le lieu d'articulation. Ce trait désigne le point vers lequel la langue se dirige. On distingue :

    - des voyelles palatales ou antérieures (la langue vient se masser vers l'avant de la bouche) : /e/ et /i/;

    - des voyelles vélaires ou postérieures (la langue vient se masser vers l'arrière de la bouche, vers le voile du palais) : /o/ et /u/ .

    Pour la voyelle /a/, la langue reste en position centrale. * Le degré d'ouverture (ou d'aperture). C'est la distance entre le dos de la

    langue et le palais. L'espagnol connaît trois degrés d'aperture : - 1 voyelle ouverte : /a/ - 2 voyelles semi-fermées : /e/ et /o/ - 2 voyelles fermées : /i/ et /u/. A ces trois critères s'ajoute la position des lèvres qui sont arrondies pour

    /o/ et /u/ ou rétractées pour /e/ et /i/. L'espagnol ne possède pas de voyelles nasales comme le français (/ã/ dans le mot temps ) ou le portugais.

    L'espagnol a donc un système vocalique simple que l'on a l'habitude de représenter sous la forme d'un triangle :

    Antérieures Postérieures

    I U Fermées E O Moyennes A Ouverte Centrale

    b) Les semi-voyelles (ou semi-consonnes). Ce sont les plus fermées des voyelles et les plus ouvertes des

    consonnes. Il s'agit de yod ( / j / ) qui correspond à la voyelle /i/ et que l'on trouve dans bien et de /w/, qui correspond à /u/ et présent dans causa. Yod est un son palatal encore plus fermé que /i/; /w/ est un son vélaire plus fermé que /u/. On ne les trouve que dans les diphtongues (ou les triphtongues : buey), ce qui se comprend aisément lorsque l'on sait que la loi du timbre agit dans un groupe de voyelles: lorsque 2 voyelles sont en contact, l'élément le plus fermé tend à se fermer davantage: latin Bene > bien > [bjen] (/i/ étant plus fermé que /e/).

    Elles sont considérées comme semi-voyelles lorsqu'elles constituent le deuxième élément d'une diphtongue ou le dernier élément d'une triphtongue: aire; audaz; buey. Elles sont en position dite implosive.

    On les considère comme des semi-consonnes lorsqu'elles constituent le premier élément d'une diphtongue ou d'une triphtongue: rienda ; hierba (ou yerba); cuando; buey. Cette position est assimilée à une position explosive.

    Ces phonèmes sont à l'origine de toute une série de modifications affectant le vocalisme du radical de nombreux verbes: latin METIAM > metya > mida. Le yod a fermé, à distance, le /e/ du radical. Enfin, ils peuvent jouer un rôle dans la prononciation de certains groupes vocaliques : mío = [mi-y-o]; río = [ri-y-o]. En français : plier = [pli-y-é].

  • 10 Michel Bénaben

    En espagnol, ces phonèmes fonctionnent comme de simples variantes combinatoires des voyelles i et u correspondantes (variantes d'un seul phonème, ce sont des allophones). En français, certaines semi-voyelles ou semi-consonnes peuvent avoir un rôle distinctif (pertinent en phonologie) : loi [lwa] ≠ loua [lua] ; roi [rwa] ≠ roua [rua] ; trois [trwa] ≠ troua [trua].

    c) Les variantes conditionnées.

    Les voyelles peuvent présenter des variations d'ouverture selon la place

    qu'elles occupent dans la chaîne parlée (ce sont des variantes conditionnées ou combinatoires). Ainsi /e/ a un timbre plus fermé à l'intérieur d'une syllabe lorsque celle-ci est terminée par certains phonèmes ayant un caractère fermant tels que /m/,/n/,ou /s/ : empezar; ven; es. On pense d'ailleurs que c'est probablement le phonème /n/ qui est à l'origine de la fermeture du /o/ de ABSCONDERE (esconder ) qui normalement aurait dû diphtonguer : escondo, escondes et non * escuendo, escuendes 1.

    d) Position des voyelles à l'intérieur d'un mot. Elles peuvent occuper toutes les places: initiale ou finale de mot (arma);

    fin de syllabe (pedir) etc. Cependant les voyelles fermées /i/ et /u/ se rencontrent moins fréquemment dans la syllabe finale non accentuée. Emilio Alarcos Llorach2 cite comme exceptions les mots savants (álbum, crisis, espíritu), les mots propres au vocabulaire médical (bronquitis, apendicitis) et les termes familiers obtenus par contraction : la bici(cleta), la mili(cia) etc.

    e) Les voyelles et l'accent tonique.

    Le "maintien" d'une voyelle dépend de sa place par rapport à l'accent

    tonique. Sous l'accent elle ne peut que se conserver. Lorsqu'elle en est éloignée, elle aura tendance à se relâcher. C'est ce qui arrivé lors du passage du latin à l'espagnol. Par exemple dans le mot COLLOCARE où l'accent tonique se trouve sur le /a/, la voyelle précédente se trouve en position dite prétonique, c'est-à-dire atone. Elle aura donc tendance à chuter: COLLOCARE > colgar. La même chose s'est produite pour la voyelle /e/ prétonique : VERECÚNDIA > vergundia > vergüenza (français: vergogne).

    Ce phénomène affecte les voyelles à l'intérieur d'un mot mais il concerne aussi les voyelles dans la chaîne parlée. Des mots qui, pris individuellement, recevraient un accent tonique, le perdent lorsqu'ils sont prononcés dans certaines conditions en compagnie d'autres mots. Grande, bueno, tercero, ninguno, uno etc. ont leur propre accent tonique mais ils le perdent lorsqu'ils précèdent un substantif, ce dernier recevant ce que l'on appelle l'accent de phrase: ainsi le /o/ de bueno dans [bueno hombre] peut être assimilé à celui de COLLOCARE et chutera dans les mêmes circonstances. C'est le phénomène

    1 On pourrait multiplier les exemples empruntés à la grammaire historique : hominem > hombre (et non huembre); comitem > conde (et non cuende); havían > havién (en vieil espagnol, le /a/ de l'imparfait a été fermé en /e/). 2 Emilio Alarcos Llorach, Fonología española, Gredos, 1974 (Cuarta edición), p.150.

  • 11 Michel Bénaben

    de l'apocope en espagnol moderne. Cependant, toutes les voyelles ne chutent pas. Une séquence comme [una buena mujer] ne se transforme pas en [* un buen mujer]. C'est qu'il existe une différence de nature entre les voyelles. La voyelle /a/ est la plus ouverte, la plus audible, elle se maintiendra1. Par contre /e/ et /o/ sont plus fermées, moins "audibles", elles seront donc plus facilement "effaçables". En français il se produit le même phénomène lors de la prononciation de petit ou de médecin par exemple qui se transforment en [ptit] et [médcin].

    2- Aspects phonologiques.

    a) Procédé de la commutation. Par la simple commutation de ses 5 voyelles l'espagnol assure la

    distinction entre bon nombre de signifiés: paso / peso / piso / puso / poso. Seuls le degré d'aperture et le lieu d'articulation sont les propriétés articulatoires utiles pour opposer les voyelles en espagnol.

    b) "Pertinence" de l'ouverture ou de la fermeture des voyelles au niveau dialectal. Comparaison avec les systèmes français et portugais.

    L'ouverture ou la fermeture d'une voyelle n'a pas, comme en français ou en portugais, de valeur pertinente (elle ne sert pas à distinguer les mots les uns des autres). Cependant, il arrive, au niveau dialectal (en andalou et en murcien par exemple) que les différences d'aperture soient utilisées pour compenser la perte du -s final par relâchement articulatoire. Ainsi on opposera dio (passé simple de dar ) et Dios (prononcé [Dio] en andalou) par une ouverture (et un allongement) du /o/ de Dio(s). Il en va de même pour les pluriels : usted [uté] s'opposera à ustedes [utέ] avec un é ouvert.2

    Le français possède, en principe, 15 voyelles mais certaines oppositions -peu rentables car elles ne permettent pas de distinguer beaucoup de mots- ne sont presque plus employées3. Théoriquement le /e/ de poignée est fermé pour le distinguer par exemple de celui de poignet qui est ouvert. Il en va de même normalement pour été / était ; parlerai / parlerais. En portugais avó (avec /o/ ouvert) signifie "grand-mère"; avô (avec /o/ fermé) signifie "grand-père"…

    C- Le système consonantique.

    1- Description phonétique. a) Les traits articulatoires.

    Contrairement à ce qui se passe pour les voyelles, le passage de l'air

    n'est pas libre, il rencontre des obstacles. Les consonnes se caractérisent par 4 traits articulatoires :

    1 Au moment du passage du latin à l'espagnol, elle s'est maintenue même en position parfaitement atone : paradisu > paraíso; horphanu > huérfano. 2 On consultera à ce sujet l'ouvrage de Rafael Lapesa, Historia de la lengua española, Escelicer, 1968, pp. 321-323. 3 C'est le cas de patte / pâte (/a/ antérieur et /a/ postérieur).

  • 12 Michel Bénaben

    * Le mode d'articulation. On distingue en fonction du degré croissant d'ouverture:

    - les occlusives (ou explosives ) qui comportent une fermeture momentané́e totale puis une brusque sortie de l'air : /p/, /b/, /t/, /d/, /k/, /g/;

    - les fricatives: il y a un resserrement des organes de la phonation, l'air sort de façon continue mais avec un frottement, une friction: /x/ (la jota), /f/, /θ/ (la ceta), /s/, /y/ (dans apoyo );

    - les affriquées: elles ont un début occlusif et une fin fricative. Il y en a une seule en espagnol moderne : /č/ (noche);

    - les latérales et les vibrantes. La langue vient se placer sur le palais et l'air passe de chaque côté de la langue pour les latérales /l/ (bala) et / λ / (calle); pour les vibrantes, la langue occupe la même position avec en plus une vibration de cet organe pour le /r/ simple (pero) ou plusieurs vibrations (/r̅/ multiple) : perro.

    Les latérales et les vibrantes sont tellement proches que dans l'apprentissage, parfois difficile, du /r/ espagnol par des Français, on commence souvent par faire prononcer un /l/: pala / para… Jusqu'au XVIIe siècle, il n'était pas rare de trouver une assimilation complète entre le /r/ et le /l/ : buscarlo > buscallo. Enfin, en espagnol populaire, des confusions s'opèrent parfois: aparcar => [apalcal].

    * Le point d'articulation (ou lieu d'articulation). On distingue, de l'avant vers l'arrière de la bouche :

    - les bilabiales (les deux lèvres sont en contact): /p/, /b/, /m/; - les labiodentales : /f/ (une seule en castillan); - l'interdentale : / θ / (un peu comme le "th" anglais); - les dentales : /t/, /d/ (la langue s'appuie contre les dents); - les alvéolaires (la langue contre les alvéoles dentaires): /s/, /n/,/l/,/r/,/r̅/; - les palatales (la langue contre le palais dur): /č/, / λ /, /η/ (niño), /y/; - les vélaires (la langue contre le voile du palais): /k/, /g/; - l'uvulaire (extrémité du voile du palais, la luette; latin "uvula"): /x/. * L'action des cordes vocales : la sonorité ou la sourdité. Si les cordes vocales entrent en vibration, il y a production d'un phonème

    sonore: /b/, /d/, /g/ par exemple. L'absence de vibrations donne des phonèmes sourds: /p/, /t/, /k/.

    * L'action du voile du palais: nasalité et oralité. Si la luette est relevée, l'air sort totalement par la bouche et la consonne est orale: /b/, /t/, /k/ etc. Si la luette est abaissée, l'air circule à la fois par la bouche et par le nez. La consonne est dite nasale: /m/, /n/, /η/.

  • 13 Michel Bénaben

    b)Tableau-résumé du système consonantique de l'espagnol.

    Bilabiales Labiodentale Dentales Interdentale Alvéolaires Palatales Vélaires Occlusives sonores

    b

    d

    g

    Occlusives sourdes

    p

    t

    k

    Fricatives (sourdes)

    f

    θ

    s

    y sonore

    x uvulaire

    Affriquée (sourde)

    č

    Nasales (sonores)

    m

    n

    η

    Latérales (sonores)

    L

    λ

    Vibrante simple (sonore)

    r

    Vibrante multiple (sonore)

    c) Les variantes conditionnées ou combinatoires.

    Les phonèmes dont on vient de proposer le classement sont décrits en

    position isolée. Dans la chaîne parlée, il est très fréquent que leur articulation soit modifiée, conditionnée par les autres phonèmes avec lesquels ils sont en contact. Les différentes réalisations phonétiques d'un même phonème portent le nom d'allophones.

    Une voyelle entourée par des phonèmes de type nasal acquiert une certaine coloration nasale: convidar => [cõnbidar]. Une consonne occlusive sera prononcée différemment selon qu'elle est à l'initiale d'un mot ou en position intervocalique: le /d/ de diente (à l'attaque du mot) est différent de celui de cada légèrement "fricatisé". Une consonne occlusive en position intervocalique, relâchée, a tendance à se transformer en une fricative, plus facile à prononcer. Ce relâchement est tel que le phonème finit par disparaître dans la langue parlée: soldado, mercado, salido deviennent [soldao], [mercao], [salío]. Dans le même ordre d'idées un /d/ en position implosive (en fin de syllable ou en fin de mot) tend à se fricatiser: Madrid, adquirir pourront être prononcés [Madriθ], [aθquirir].

    Ces phénomènes se produisent à l'intérieur des mots mais des variantes peuvent aussi se produire dans une suite de mots. Dans en vano, le /n/ n'est pas vraiment prononcé comme une alvéolaire mais plutôt comme une bilabiale, en quelque sorte par anticipation sur l'articulation du /b/ (bilabial) à venir: [embano]. Cela facilite l'articulation, les repositionnements incessants des organes de la phonation sont ainsi limités (moindre effort articulatoire).

    La notion de variante conditionnée permet souvent d'expliquer l'histoire d'un mot. Ainsi, à partir de ciento pies (un mille-pattes), est-on passé, après apocope, à cien pies puis à cienpiés et enfin à ciempiés : /n/ s'est transformé en un phonème bilabial au contact du /p/ lui-même bilabial.

  • 14 Michel Bénaben

    La phonétique historique explique l'évolution d'un certain nombre de phonèmes par la proximité d'autres phonèmes: le numéral latin CENTUM (prononcé [kentum] avec une occlusive) est devenu cent ([sã]) en français et ciento (avec une ceta) en espagnol par un déplacement de son point d'articulation dû aux voyelles /e/ ou /i/. En effet, /k/ est une vélaire (articulée sur le voile du palais, donc vers l'arrière de la bouche) mais au contact d'une voyelle antérieure (prononcée vers l'avant de la bouche) comme /e/ ou /i/, il s'est produit un déplacement du point d'articulation de /k/ vers la zone alvéolaire (le français en est resté là) puis vers la zone interdentale pour l'espagnol: ciento.

    2- Aspects phonologiques a) Justification du type de classement effectué par la phonologie.

    La phonologie ne retient que les traits phonétiques pertinents, c'est-à-dire

    les seuls qui soient vraiment utiles pour distinguer les mots les uns des autres. Ainsi /f/ est exactement labiodental, mais ce trait articulatoire n'est pas

    utile pour l'opposer aux autres phonèmes. Par exemple il va s'opposer à /p/, occlusif, par son caractère fricatif et cela suffira pour distinguer favor de pavor. C'est la raison pour laquelle /f/ sera "reclassé" en phonologie dans l'ordre des labiales sur le même plan que /b/, /p/, /m/.

    La ceta est, phonétiquement parlant, une interdentale ( elle est d'ailleurs la seule dans cette catégorie). En réalité elle peut fort bien figurer dans l'ordre des dentales d'autant plus que l'on s'aperçoit que l'occlusive dentale /d/ en position relâchée peut se "transformer" en ceta: Madrid, adquirir se prononcent souvent, on l'a vu, [Madriθ], [aθquirir].

    Le /s/ de l'espagnol a un caractère particulier qui est celui d'être légèrement chuinté1. Ce phonème est normalement apico-alvéolaire (la pointe de la langue -l'apex- se place contre les alvéoles dentaires). Son point d'articulation est donc proche de la zone palatale. Cela est si vrai qu'en espagnol ancien /s/ était fréquemment confondu avec un phonème très voisin, la fricative palatale sourde /š/ (prononcée [che]). Il n'était pas rare de trouver des graphies qui témoignaient de cette confusion : Sastre (dérivé du latin SARTOR) était graphié également xastre (x était la transcription normale de la fricative palatale sourde /š/), preuve que les deux points d'articulation étaient bien proches. Cette confusion devenait tellement gênante que l'espagnol a dû reculer le point d'articulation de la fricative palatale vers le voile du palais et la jota est apparue au XVIIe siècle…Ce fait suffit à justifier le classement phonologique du /s/ castillan dans l'ordre des palatales.

    L'affriquée palatale /č/ a, on l'a vu, une attaque occlusive et une fin fricative. Mais seul le trait occlusif va être retenu lors de son intégration dans le tableau phonologique. En effet, il n'y a pas d'inconvénient à la mettre sur le même plan que les autres (vraies) occlusives (/p/, /b/, /t/, /d/, /k/, /g/ ) dans la mesure où, cette fois, le point d'articulation sert à assurer un écart distinctif suffisant: pino s'oppose parfaitement à chino. Bien que /p/ et /č/ soient placées

    1 Les consonnes chuintantes sont présentes en français dans chou et joue. Leur articulation est prépalatale.

  • 15 Michel Bénaben

    dans la même catégorie (les occlusives), l'une est labiale, l'autre est palatale. On aura donc des oppositions viables du type : Barco / charco; parte / parche; dato / chato; marca / marcha; galán / chalán.

    Enfin, les phonèmes /n/, /l/, /r/ et /r̅/ (alvéolaires) sont "reclassés" dans l'ordre général des dentales.

    D'un point de vue phonologique, l'espagnol dispose donc des ordres suivants:

    - labial : /p/, /b/,/f/, /m/ - dental: /t/, /d/, /θ/, /n/, /r/, /r̅/,/l/ - palatal: /č/, /s/, /η/, /λ /, /y/ - vélaire: /k/, /g/, /x/.

    b) Tableau phonologique

    Labiales Dentales Palatales Vélaires

    Occlusives sourdes p t č k

    Occlusives sonores b d g

    Fricatives f θ s x

    Nasales m n η

    Latérales L λ / y

    Vibrantes r / r̅

    c) La notion de rendement fonctionnel. Le phénomène du "yeísmo". On dit que l'opposition entre deux phonèmes a un rendement fonctionnel

    élevé lorsqu'elle permet de distinguer beaucoup de mots les uns des autres. La survivance d'une opposition est liée à son utilité dans le système de la communication.

    On remarque que le classement phonologique ne retient le critère de sonorité et de sourdité que pour les occlusives (/p/ /b/; /t/ /d/; /k/ /g/). Cela ne veut pas dire que les autres phonèmes soient indifférents à ce trait articulatoire. On se reportera au tableau phonétique proposé p.13 pour constater que les nasales, les latérales et les vibrantes sont toutes sonores, que l'affriquée et les fricatives sont sourdes (à l'exception de /y/ ). Cette propriété acoustique n'est pas exploitable en espagnol: /m/ est bien un phonème sonore mais son corrélat sourd n'existe pas. Par contre le trait sourdité/sonorité est pertinent pour les occlusives et a un fort rendement fonctionnel: Boca / Poca; Dejado / Tejado; Coma / Goma etc.

    L'espagnol ancien connaissait beaucoup plus d'oppositions fondées sur la sonorité et la sourdité: par exemple, oso (j'ose) -prononcé comme le /z/ du français chose- s'opposait à osso (ours), prononcé sourd comme aujourd'hui. Il semble que le faible rendement de ces oppositions soit une des raisons qui

  • 16 Michel Bénaben

    aient contribué à leur disparition. Il se produit un phénomène semblable en français actuel en ce qui concerne l'opposition entre la nasale de brun et celle de brin 1. En effet , l'opposition entre /œ̃/ (brun) et /ε͂/ (brin) ne permet de distinguer que très peu de mots: empreint / emprunt par exemple. L'écart entre les deux phonèmes a tendance à se réduire au profit de /ε̃/.

    L'espagnol moderne connaît ce phénomène à travers ce qu'on a appelé le "yeísmo" et qui met en cause les phonèmes / λ / et /y/.

    On s'aperçoit que les signifiants utilisant ces deux phonèmes (calló / cayó; pollo / poyo) sont peu nombreux par rapport à d'autres types d'oppositions. Il y a donc une tendance à confondre /λ/ et /y/ au profit de ce dernier (d'où le nom de "yeísmo"): calle, llorar, gallina seront prononcés [caye], [yorar], [gayina]. Bien entendu il peut arriver que ces "confusions" soient gênantes pour le sens: [ se cayó] = "il tomba" ou "il se tut" ?? Mais le contexte permet de lever toute ambiguïté.

    d) Evolution du système phonologique. Tendances. Solutions

    retenues. - Fricatisation de / λ / et de /y/ (rehilamiento).

    On vient de voir que l'opposition entre / λ / et /y/ se résout au profit de /y/ dans certaines aires linguistiques du domaine hispanique. Cette tendance est même poussée à l'extrême dans la mesure où le phonème /y/ est virtuellement "éliminé" du système phonologique. On observe en effet que beaucoup de locuteurs tant espagnols qu'hispano-américains tendent à prononcer ce phonème comme une fricative ou une affriquée sonore [(d)že]: calle pourra être prononcé [caže]2 ou [cadže]. Il en va de même pour le /y/ de yo généralement prononcé comme une affriquée [džo]. L'élimination virtuelle de / λ / et de /y/ -peu "rentables"- a pour conséquence et avantage de combler une place restée vide dans le système phonologique de l'espagnol, celle de l'occlusive palatale sonore correspondant à /č/ (voir p.15).

    - Le "seseo" et le "ceceo" andalou.

    L'évolution du système phonétique de l'espagnol a provoqué, vers la fin du XVIe siècle, un risque de confusion entre 2 phonèmes. Pour simplifier nous dirons par exemple que caça (la chasse) et casa (la maison) pouvaient être confondus car les points d'articulation des deux phonèmes qui permettaient d'opposer ces deux mots étaient très proches.

    Dans caça, le phonème /ŝ/ graphié ç et prononcé [tse] était à l'origine une affriquée alvéolaire sourde. Elle s'est transformée en une fricative dont le point d'articulation était assez voisin du /s/ de casa (autre fricative alvéolaire…). Autrement dit l'écart distinctif entre ces deux phonèmes n'était plus assuré. Deux solutions étaient possibles: ou bien augmenter la distance entre les deux points d'articulation ou bien "prendre le risque" de les confondre.

    1 Fait analysé par A. Martinet dans Economie des changements linguistiques, Berne, A.Francke,1955. 2 Le son [z] a pour équivalent français la fricative palatale sonore de voyage par exemple.

  • 17 Michel Bénaben

    La première solution a été retenue par le castillan (qui est à l'origine un dialecte issu de la zone cantabrique). Elle a consisté à déplacer la fricative de caça 1 de la zone palatale vers l'avant de la bouche: c'est le phénomène de l'interdentalisation qui conduira à la création de la ceta, fricative interdentale sourde, attestée à partir du XVIIIe siècle seulement: caza.

    L'autre solution est propre à des aires linguistiques éloignées de la zone cantabrique. En Andalousie les deux phonèmes voisins ont été confondus. Cela a donné le "ceceo", solution qui consiste à prononcer tous les /s/ comme des "cetas": casa sera prononcé [caθa]. L'autre variété est le "seseo" qui consiste à prononcer toutes les "cetas" comme des /s/: caza sera prononcé [casa].2

    e) La neutralisation des oppositions.

    La place des phonèmes à l'intérieur d'un mot n'est pas indifférente.

    Certaines oppositions ne fonctionnent que dans certaines positions. On peut dire de manière globale que les cas de non-fonctionnement des

    oppositions se produisent en fin de syllabe. Cela se comprend aisément dans la mesure où le relâchement articulatoire est très net dans cette position et qu'il a souvent causé la modification ou même la disparition des phonèmes qui s'y trouvaient. Pour ne prendre qu'un exemple emprunté à la phonétique historique, on sait que le /k/ de NOCTEM, justement en position implosive, s'est vocalisé en "yod" puis a disparu: NOCTEM > noyte > noche. Voilà une bonne raison de ne pas "confier" un rôle clef à des phonèmes placés dans certaines positions.

    Quelques exemples. L'opposition /r/ / r̅/ ne fonctionne qu'à l'intervocalique: caro ≠ carro;

    encerrar ≠ encerar; perrito ≠ perito; quería ≠ querría etc. Elle est neutralisée dans toutes les autres positions:

    - en fin de mot ou de syllabe: dans cantar le nombre de vibrations est

    parfaitement indifférent. Il n'existe pas un [kantar] qui s'opposerait à un autre [kantar̅ ];

    - en début de mot ou de syllabe (précédée d 'une consonne): le / r̅ / de rama de même que celui de alrededor ou de Israel ne peuvent être que vibrés plusieurs fois. L'attaque d'un mot exige un effort articulatoire supplémentaire et provoque spontanément plusieurs vibrations du phonème / r /.

    En espagnol ancien les r initiaux étaient très souvent graphiés avec deux r (rrama). Les copistes transcrivaient ainsi ce qu'ils entendaient réellement. Cette graphie a été abandonnée par la suite puisqu'elle était parfaitement inutile: il ne peut y avoir d 'opposition /r/ / r̅/ en début de mot, la graphie simple suffisait donc.

    Un autre exemple concerne les phonèmes /m/ et /n/ qui se neutralisent toujours en position implosive. Le point d'articulation de ces nasales dépend surtout de la consonne qui les suit. Dans convidar, le /n/ implosif a plutôt une

    1 Appelée très exactement fricative dorsodentale. 2 Pour la géographie linguistique du "seseo" et du "ceceo" on peut consulter R.Lapesa, Historia de la lengua española (Dialectos del Mediodía. El Andaluz), p. 325 et suivantes.

  • 18 Michel Bénaben

    articulation bilabiale calquée sur le /b/ subséquent. Dans santo l'articulation sera dentale comme celle de /t/. Si l'on ne tient pas compte de la consonne de la syllabe suivante, il se produit une légère nasalisation de la voyelle précédente et le résultat est une nasale "neutre", dépourvue d'un point d'articulation précis: [cõ-bidar], [sã-to]. Juan de Valdés, au XVIe siècle, avait déjà remarqué ce phénomène:

    Marcio. ¿Qué parecer es el vuestro acerca del poner m o n antes de la p y de la b?

    Valdés. Bien sé que el latín quiere la m…pero como no pronuncio sino n, huelgo ser descuidado en esto, y assí, por cumplir con la una parte y con la otra, unas vezes escrivo m y otras n; y assí tanto me da escrivir "A pan de quinze días, hanbre de tres semanas, como hambre."1

    Après ces remarques indispensables sur les phénomènes de neutralisation, nous sommes en mesure de donner la transcription phonologique de la phrase proposée à la page 7. A las doce menos cuarto empezaron a llegar los invitados devient donc:

    / a laS dóθe menoS kwáRto eNpeθároN a λegáR loS iNbitádoS / - les majuscules (S, R et N) signifient par convention en phonologie qu'il y

    a neutralisation de l'opposition entre les phonèmes à certaines places (à l'intérieur d'un mot - en position implosive - ou en fin de mot)2.

    - on remarquera également que la phonologie ne prend pas en compte les variantes conditionnées des phonèmes. La variante fricatisée du son g (intervocalique) de llegar qui était notée [γ] en phonétique n'est pas retenue ici pas plus que la variante du phonème /d/ notée [δ].

    - l'accent, qui est pertinent en phonologie espagnole, est également noté.

    f) La position et la combinaison des consonnes. Une consonne peut se trouver à l'initiale d'un mot, en finale, ou à

    l'intérieur (en fin ou en début de syllabe). Toutes les consonnes de l'espagnol peuvent apparaître en début de mot

    à l'exception du /r/ simple (la vibrante dans cette position ne pouvant être prononcée qu'avec plusieurs vibrations): llorar, charco, zarza, gente, ñoño etc. Il faut remarquer cependant que la nasale palatale /η/ est relativement rare en position initiale. On compte une trentaine de mots seulement qui sont souvent originaires d'Amérique latine. Le nombre élevé de consonnes en position initiale s'explique par le fait qu'il s'agit d'une place de choix, fiable car peu sujette aux changements phonétiques, qui permet de créer de nombreuses oppositions distinctives.

    On remarquera cependant que les mots commençant par F- sont moins nombreux qu'en français: Frente / front; familia / famille mais faire / hacer; fumée / humo; fée / hada; foin / heno; farine / harina etc. Le remplacement du F- initial latin est dû, selon Ramón Menéndez Pidal3, au substrat cantabrique,

    1 Juan de Valdés, Diálogo de la lengua, Castalia, pp. 100-101. 2 On appelle S, R et N des archiphonèmes. 3 R.Menéndez Pidal, Manual de gramática histórica española, Espasa Calpe, vigésima edición, 1989, pp. 121-124. La théorie de Menéndez Pidal est confirmée par le fait qu'en

  • 19 Michel Bénaben

    c'est-à-dire à la langue prélatine parlée dans les régions du nord et semble-t-il apparentée au basque. Cette langue ne connaissait pas le F- initial du latin et l'a remplacé au moment de la latinisation par un /h'/ aspiré. Puis l'aspiration a disparu. Aujourd'hui la graphie h ne correspond à aucun phonème: FACERE > [h'azer] > [aθer].

    En fin de mot, le nombre de consonnes est limité à -d, -n, -l, -r,-s, -z et,

    plus rarement, -j 1. La finale -k ne se trouve que dans des mots d'origine étrangère: vivac (de l'ancienne forme française bivac originaire elle-même de l'allemand dialectal bîwacht…)2, frac, stock etc. Cette réduction du nombre des consonnes a une explication historique: les consonnes finales du latin ont chuté par relâchement articulatoire sauf celles qui étaient vraiment vitales pour l'espagnol d'un point de vue morphologique à savoir -n qui est la marque du pluriel des verbes (canta/cantan), -s qui est à la fois la marque de la deuxième personne du singulier (cantas, cantabas etc.) et celle du pluriel des noms (mesa/mesas), -r qui est la marque de tous les infinitifs (cantar/comer/subir), et -d qui sert à la morphologie de l'impératif, à la deuxième personne du pluriel: cantad, comed, subid.

    D'autre part, il est évident que les phénomènes de neutralisation entre certaines oppositions en position implosive expliquent aussi la réduction du nombre de consonnes: c'est ainsi que les phonèmes de type nasal ( /m/, /n/, et /η/ ) voient leur point d'articulation se réduire à un seul, celui du /n/ alvéolaire: CUM > con; QUEM > quien; DOMINUM PETRUM > doño Pedro > doñ > don Pedro.

    Les combinaisons de consonnes.

    Certains groupes consonantiques sont tolérés en espagnol, d'autres non. C'est ainsi qu'en position finale aucune combinaison de consonnes n'est admise. Il existe par exemple des mots terminés par -n (cantan, volumen) ou par -d (cantad, bondad) mais jamais par -nd. Cette constatation nous conduit à faire quelques remarques sur le phénomène de l'apocope si fréquent en espagnol. L'apocope provoque la chute de la partie finale d'un mot en position atone. La forme qui en résulte doit être conforme aux modèles préexistants dans la langue espagnole. L'apocope de grande, de santo et de reciente, après la chute des voyelles -e et -o, donne normalement grand, sant et recient. Or il n'existe pas de mots terminés par -t pas plus qu'il n'existe de mots terminés par -nt ou -nd. L'apocope doit donc se poursuivre et l'on aboutit alors à des formes qui respectent la typologie3 phonétique de l'espagnol: gran, san, recién.

    Gascon, variété d'occitan au contact des régions basques françaises, le même phénomène s'est produit: filium > hijo en espagnol et hilh (/h/ aspiré) en gascon. 1 La jota tend à disparaître de la prononciation dans cette position: reloj = [reló]. 2 On observera que l'espagnol a aussi adapté ce mot à sa typologie en créant la forme vivaque. 3 La typologie décrit et caractérise les langues en fonction de certains critères. Pour les phonèmes, on retient leur nombre, leur distribution dans le discours. Du point de vue prosodique on décrit la place et le rôle des accents toniques; en ce qui concerne la morphologie on recherche les indices de la notion de "personne", la façon de marquer le genre grammatical, le nombre, la fonction etc.

  • 20 Michel Bénaben

    En position initiale les combinaisons de deux consonnes sont relativement nombreuses avec une préférence très marquée pour les liquides (vibrantes et latérales) comme deuxième élément consonantique: producto, breña, fruta, trucha, droga, crear, grabar; flor, glacial, claro, blanco etc.

    D- La syllabation.

    C'est l'opération qui consiste à découper en syllabes distinctes les séquences phoniques de la chaîne parlée.

    Une syllabe se définit par trois caractéristiques: le son qui forme le noyau syllabique, la finale de la syllabe et les combinaisons de consonnes et de voyelles qui constituent la syllabe-type.

    En espagnol comme en français, le noyau syllabique est vocalique. Il y a autant de syllabes que de voyelles: [me-sa]; [ár-bol]; [es-truc-tu-ra].

    On distingue 2 types syllabiques : les syllabes ouvertes et les syllabes fermées.

    Une syllabe est dite ouverte lorsqu'elle est terminée par une voyelle: le mot [ca-ma-re-ro] est formé de 4 syllabes ouvertes.

    Une syllabe est dite fermée si elle est terminée par une ou plusieurs consonne(s): [trans-por-tes].

    Dans le mot [fer-me-tur(e)], la première syllabe est fermée, la seconde est ouverte, la troisième fermée. Le français connaît donc ces deux types syllabiques mais, pratiquement, dans la chaîne parlée on peut dire que toute phrase française est une suite presque ininterrompue de syllabes ouvertes. La phrase la mer est basse en ce moment est en fait composée d'une série de syllabes ouvertes à cause des phénomènes d'enchaînement consonantique et de fusion vocalique: [la/mé/ré/ba/se͂/ce/mo/me͂].

    Le français a donc un aspect très lié. L'espagnol connaît aussi des phénomènes de fusion vocalique, témoin ce vers du poète José de Espronceda qui ne compte que 11 syllabes à cause des synalèphes (enchaînements vocaliques): Un hombre entró embozado hasta los ojos = [un hombr[e en][tró em]bozad[o (h)as]ta los ojos].

    Le classement typologique des syllabes de l'espagnol par ordre

    d'importance décroissant est le suivant1: CV (Consonne / Voyelle) : -to- (cor-to) CVC : -tan- (can-tan) V : -e- (pose-e) CCV: -pro- (pro-nun-ciar) VC: -al- (al-re-de-dor) CCVC: -bron- (bron-qui-tis) VCC: -obs- (obs-tá-cu-lo) CVCC: -cons- (cons-tan-te) CCVCC : -trans- (trans-por-te)

    Comme en français, la fréquence du type CV (syllabe ouverte) est nettement supérieure à celle de toutes les autres combinaisons.

    1 Ce classement est proposé par Vidal Lamíquiz, Lingüística española, op. cit., p. 240.

  • 21 Michel Bénaben

    On remarque que S- n'entre jamais en combinaison avec une autre consonne à l'initiale d'un mot: les groupes Sb-, Sp-, St-, Sk- + voyelle n'existent pas en espagnol. La linguistique comparée des langues romanes montre que dans les aires linguistiques situées à l'Ouest de la Romania (français, occitan, portugais, espagnol, catalan) il y a eu une tendance à généraliser un E- dit prothétique alors qu'à l'Est (italien, roumain) ce sont les formes "réduites" qui ont plutôt prévalu: Latin français1 espagnol occitan portugais italien roumain Spatha épée espada espasa espada spada spata Schola école escuela escola escola scuola scoala

    Cette tendance se retrouve en espagnol moderne lorsqu'il s'agit d'adapter les anglicismes: Stress → estrés; Standar → estándar; Stand → estand etc.

    Dans son Cours de linguistique générale 2, Ferdinand de Saussure a proposé une explication de type articulatoire: "Citons le cas si connu des voyelles prothétiques devant S suivi de consonne en français: latin SCUTUM ∅ iscutum ∅ français escu, écu. Le groupe -SK- est …un chaînon rompu; -S // K- est plus naturel. Mais cet S implosif doit faire point vocalique quand il est au commencement de la phrase ou que le mot précédent se termine par une consonne d'aperture faible." Nous ajoutons que le type syllabique -S/K- se trouve déjà "à l'état naturel" à l'intérieur des mots. Dans pes-car par exemple, chaque consonne forme une syllabe avec les voyelles voisines.

    L'ajout d'un E- ou d'un I- est un procédé euphonique qui relève de la phonétique syntactique3 et qui permettait en latin vulgaire de mieux enchaîner les diverses unités phoniques. Par exemple, dans la séquence eo ad scolam, il y avait une rupture entre ad et scolam. Par contre, dans eo ad iscolam, une liaison s'opérait entre la préposition et le substantif. Il s'ensuivait une meilleure distribution syllabique : [e/o/a/dis/co/lam].

    Le choix des voyelles /e/ et /i/ n'est pas arbitraire: le phonème /s/ est dental/alvéolaire, par conséquent ce sont les voyelles prononcées vers l'avant de la bouche qui ont été retenues pour former syllabe4.

    1 Ce E- n'est pas systématique en français: scolaire, spéculation, stable etc. 2 Cours de linguistique générale, éditions Payot, 1972, pp. 94-95. 3 Euphonie: qualité des sons agréables à entendre. La phonétique syntactique décrit les modifications phonétiques qui peuvent affecter un son selon la place qu'il occupe dans la chaîne parlée. 4 C'est la partie occidentale de la Romania qui a conservé le E- prothétique car les consonnes finales y sont relativement nombreuses (espagnol: esperar ). En revanche, dans les langues dont tous les mots ont une finale vocalique la voyelle prothétique n'est pas utile (italien: sperare).

  • 22 Michel Bénaben

    III- L'ACCENTUATION A- Le rôle de l'accent.

    L'accent est un procédé phonique qui permet de mettre en valeur une unité linguistique supérieure au phonème (qui peut être une syllabe, un mot, un groupe de mots ) afin de la distinguer d'une autre unité semblable:

    - dans mañana la deuxième syllabe est mise en relief par rapport à la première et à la dernière;

    - dans la phrase [el buen hombre] [se arrepintió] formée d'un syntagme nominal (el buen hombre) et d'un syntagme verbal (se arrepintió), les accents principaux se portent sur le substantif (au détriment de l'article et de l'adjectif antéposé) et sur le verbe (au détriment du pronom réfléchi).

    Le rôle de l'accent varie selon les langues. Il existe des langues où la

    place de l'accent est fixe. C'est le cas du français où l'accent porte toujours sur la dernière syllabe (il prononça un discours intéressant) et c'est le cas du tchèque où l'accent porte toujours sur la première syllabe. On dit alors que l'accent a une fonction démarcative car il permet de distinguer les mots les uns des autres, il facilite le repérage des diverses unités linguistiques1.

    Dans les langues où l'accent n'est pas fixe (comme en anglais et dans toutes les langues romanes à l'exception du français), il a une fonction distinctive. Cela signifie que deux mots (parfois plus) parfaitement semblables ne se distinguent que par la place de l'accent tonique.

    L'espagnol utilise cette fonction principalement dans son système verbal: - Canto (première personne du présent de l'indicatif) s'oppose à cantó (3e

    personne du singulier du passé simple). - Cante (subjonctif présent, première ou troisième personne du singulier)

    se distingue de canté (première personne du singulier du passé simple). - Cantare (futur du subjonctif, première ou troisième personne du

    singulier) s'oppose à cantaré (première personne du singulier du futur de l'indicatif).

    - Cantara (première ou troisième personne du singulier de l'imparfait du subjonctif) s'oppose à cantará (troisième personne du singulier du futur de l'indicatif).

    - Varío (je varie) s'oppose à varió ( il varia) et à Vario (l'adjectif signifiant "varié").

    - Continúo (je continue) se distingue de Continuó (il continua) et de Continuo (l'adjectif signifiant "continu", "continuel").

    - Término (substantif signifiant "terme") se distingue de Termino (je termine) et de Terminó (il termina).

    1 Cette fonction de repérage n'est pas toujours aussi claire en français car cette langue connaît des phénomènes de liaison et d'élision qui "soudent" parfois les éléments entre eux: un jeune enfant fera des erreurs de segmentation et dira j'ai vu un tâne car il aura entendu par ailleurs la séquence un petit âne ([petitâne]).

  • 23 Michel Bénaben

    De la même façon l'anglais import signifie "importation" lorsque l'accent porte sur la première syllabe et "importer" quand l'accent est marqué sur la deuxième syllabe.1

    On parle enfin de fonction culminative de l'accent lorsqu'il marque le "sommet" d'une unité phonique. Par exemple, dans el niño / se dirigió / hacia mí, il existe trois groupes phoniques que nous isolons par des barres obliques. Les caractères gras soulignés matérialisent l'emplacement des accents.

    Alors que le français se caractérise par l'égalité rythmique (les syllabes

    sont presque égales), en espagnol la proéminence accentuelle est beaucoup plus marquée et les différences quantitatives entre les syllabes sont importantes. Tomás Navarro Tomás2 a mesuré la quantité syllabique en espagnol. Dans les exemples suivants les chiffres indiquent, en centièmes de seconde, la durée de chaque syllabe:

    Eclipse : e (6)- clip (26)-se (6) Lebrel : le (16)-brel (31) Jaula : jau (32)-la (15).

    L'intensité de l'accent a évidemment des répercussions sur la durée des

    phonèmes. Voici à titre d'exemple la durée de chaque voyelle dans une série de mots offrant les principales variétés accentuelles de l'espagnol (tableau proposé par Tomás Navarro Tomás):

    Inicial Protónica tónica postónica final Paso 10,8 10,8 peseta 6,5 10 11,7 perezoso 6,5 6 10 10,5 Coral 7,2 13,5 rapidez 6,1 5,8 14 sátiro 9,5 6 12 fonética 6 8,5 4,5 11,5 paralítico 6,5 5,7 8,5 4,6 11,7

    D'après l'auteur les durées moyennes sont:

    - voyelle initiale: 6,4 - voyelle protonique (avant l'accent tonique): 5,8 - voyelle tonique: 10,6 - voyelle postonique (après l'accent tonique): 5 - voyelle finale: 11,4

    Contrairement à ce que l'on pourrait penser, la voyelle finale est parfois aussi longue et même plus que la voyelle tonique.

    1 L'italien utilise abondamment ce procédé: áncora ("ancre") se distingue de ancóra ("encore") etc. 2 Tomás Navarro Tomás, Manual de entonación española, México, Málaga, 1966 (reedición), chapitres 174-180.

  • 24 Michel Bénaben

    B- Typologie accentuelle de l'espagnol.

    L'espagnol connaît trois types d'accentuation: - les mots oxytons1, accentués sur la dernière syllabe: cantar, civil, pared. - les mots paroxytons, accentués sur l'avant-dernière syllabe (la

    pénultième): mesa, chicos, árbol. - les mots proparoxytons, accentués sur l'antepénultième syllabe: águila,

    sílaba, régimen. En français tous les mots sont de type oxyton: commencer, hasard,

    parol(e) 2. En espagnol une majorité de mots (44%) sont accentués sur l'avant-

    dernière syllabe. Viennent ensuite les mots accentués sur la dernière syllabe (environ 13%). Quant aux proparoxytons ils ne représentent qu'une très faible proportion : quelque 3%. Les autres mots (40%) sont inaccentués.

    Cette distribution très inégale s'explique par certaines lois de phonétique qui ont agi au moment du passage du latin à l'espagnol. L'accentuation proparoxytone du latin3 a presque disparu dans la mesure où la voyelle interne qui suivait immédiatement l'accent tonique se trouvant en position atone a subi un relâchement articulatoire et a chuté dans bien des cas:

    LITTERAM (mot proparoxyton) > litt(e)ram > letra (mot devenu paroxyton après s'être contracté).

    DOMINUM > Dom(i)num > duemno > dueño Par ailleurs des phénomènes d'apocope4 ont également contribué à

    diminuer le nombre de mots proparoxytons en espagnol: ORDINE > orden(e) > orden JUVENE > joven(e) > joven ARBORE > arbor(e) > árbol ANGELUM > angelo > angel(o) > ángel

    Ces phénomènes d'apocope sont à rapprocher évidemment de ceux que nous connaissons aujourd'hui et qui concernent grand(e), recient(e), buen(o), un(o), ningun(o) etc.

    Le fait qu'il existe beaucoup plus de mots paroxytons et oxytons que de mots proparoxytons n'est pas sans incidence sur la façon d'accentuer les mots composés. On sait que lorsqu'un mot est composé à partir de deux ou trois mots, seul le dernier doit porter l'accent tonique:

    Así + mismo > asimismo tío + vivo > tiovivo Sabe + lo + todo > sabelotodo gana + pan > ganapán ciento pies > cien pies > ciempiés a + tras > atrás; de + tras > detrás décimo séptimo > decimoséptimo; diez y seis > dieciséis ; veinte y tres > veintitrés ; veinte y dos > veintidós; veinte y cuatro > veinticuatro.

    1 Du grec "tonos" (accent) et "oxus" (aigu). 2 Le -e terminal est dit muet et n'entre donc pas dans le décompte des syllabes. 3 On dit également accentuation dactylique. 4 Chute d'un ou plusieurs phonèmes en fin de mot.

  • 25 Michel Bénaben

    Il existe d'abord le principe de l'unicité de l'accent: un mot doit porter un seul accent. D'autre part, le fait de privilégier le dernier mot en lui faisant porter l'accent principal est une façon de respecter la typologie accentuelle de l'espagnol. On évite ainsi d'allonger la liste des mots dont l'accentuation est minoritaire. Asimismo, tiovivo, sabelotodo, ganapán, detrás, veintidós etc. sont soit des paroxytons, soit des oxytons, cela revient à dire qu'ils sont conformes à la majorité des mots de l'espagnol, alors que *asímismo, tíovivo, sábelotodo, gánapan, véintidos etc. tendraient à renforcer un type d'accentuation que l'évolution historique a rejeté ou même à créer de nouveaux types d'accent (*sábelotodo) que l'on ne rencontre qu'accidentellement en espagnol lors de l'enclise des pronoms personnels compléments par exemple: Búsquesemelo. Une preuve supplémentaire du fait que l'accent principal se place sur le dernier élément nous est fournie par la disparition de la diphtongue dans siete + cientos > setecientos ; nueve + cientos > novecientos ; tierra + teniente > terrateniente.

    C- Mots toniques et mots atones.

    Tous les mots ne sont pas porteurs d'un accent tonique. Une hiérarchie s'instaure entre les éléments de la phrase. C'est ainsi qu'il existe toute une catégorie de mots qui sont atones par nature. Ce sont des mots-outils tels que les articles, les prépositions et les conjonctions dont le rôle est secondaire par rapport aux substantifs, aux adjectifs, aux verbes. Par exemple, dans la phrase vengo de Madrid, les deux éléments principaux sont vengo et Madrid. La préposition de se contente de relier les deux éléments en question, elle a un rôle secondaire, elle sera donc atone par nature. On comprend mieux alors pourquoi, en cas d'homonymie entre monosyllabes, il faut écrire un accent sur telle forme plutôt que sur telle autre.

    Formes portant l'accent écrit Formes atones par nature

    él (pronom personnel) el (article) mí (idem) mi (possessif) tú (idem) tu (possessif) té (substantif) te (pronom personnel) dé (subjonctif) de (préposition) sé (saber / ser) se (pronom réfléchi) sí (adv. affirmatif) si (conjonction) más (= "plus") mas (conjonction adversative)

    L'article (el ) est un mot atone qui s'appuie sur le mot qu'il précède pour

    former avec lui une seule unité accentuelle: on dit que c'est un mot proclitique. Dans [el hombre], l'accent ne peut se trouver que sur le substantif. D'ailleurs l'évolution phonétique de l'article démontre qu'il a perdu une partie de sa forme, de son physisme, à cause précisément de sa position atone: [ILLE HOMO ] > el(e) > el. Autre étymon possible (accusatif) :

    [ ILLUM HOMINEM ] > El(o) hombre > el hombre

  • 26 Michel Bénaben

    La chute de la voyelle finale -o est due à un phénomène d'apocope exactement comme dans uno bueno hombre ∅ un buen hombre.

    En revanche le pronom él fait partie des formes toniques des pronoms personnels: Esto es para él / Ceci est pour lui .

    On remarque que le français utilise comme équivalent la forme lui qui est une forme renforcée, tonique par rapport au pronom complément atone le. En espagnol, au moment où il a fallu distinguer les deux homonymes (el / el ) issus tous les deux du même étymon latin, c'est la forme naturellement tonique qui a reçu logiquement l'accent dit grammatical.

    La même démonstration est valable pour le possessif mi et le pronom personnel mí. Il existe deux séries de possessifs: les formes atones (mi, tu, su) et les formes toniques (mío, tuyo, suyo). Les formes atones, écourtées, ne se trouvent qu'en position proclitique par rapport au substantif (toujours avant lui): mi libro. Les formes toniques, elles, ne sont pas obligatoirement dans la dépendance du substantif, elles peuvent en être physiquement éloignées: este libro es tuyo.

    Quant au pronom mí, il appartient à la série tonique qui s'oppose à la série atone des pronoms personnels. La même distinction existe en français:

    ESPAGNOL FRANCAIS

    Formes toniques Formes atones Formes toniques Formes atones Mí Me Moi Me Ti Te Toi Te

    Sí / él le lui / soi le

    Este libro es para mí / ce livre est pour moi L'homonymie grammaticale (mi / mi ) a donc été réglée par la présence

    d'un accent écrit sur la forme naturellement tonique. Le pronom ti n'a pas d'homonyme dans la série des possessifs (on ne dit

    pas * ti casa ), par conséquent il n'a pas à porter d'accent grammatical. L'homonymie entre la préposition de et la forme de subjonctif présent dé

    est réglée au profit de la forme verbale. En effet dans la hiérarchie qui s'établit entre les mots, le verbe, le substantif et l'adjectif sont les catégories privilégiées par rapport aux mots-outils, ou mots grammaticaux tels que les prépositions. On s'explique alors pourquoi le substantif té est doté d'un accent qui le distingue du pronom personnel complément atone te: te lo digo.

    La même démonstration vaut pour sé (première personne du présent de l'indicatif du verbe saber ou impératif du verbe ser ) et se (pronom personnel réfléchi atone): se estaban preparando.

    Quant à l'adverbe affirmatif sí, il est normal de lui attribuer l'accent écrit permettant de le distinguer de la conjonction si qui marque l'hypothèse1. Dans la réponse à la question ¿Ha venido Juan ? Sí, l'accent porte très nettement sur cet élément. En revanche la conjonction si se contente d'introduire une proposition subordonnée à une principale, elle appartient donc à la catégorie des mots atones: Si hace buen tiempo, saldré.

    1 La forme sí représente aussi le pronom personnel réfléchi tonique sous préposition: Siempre piensa en sí / il pense toujours à lui.

  • 27 Michel Bénaben

    En ce qui concerne l'homonymie entre mas ("mais") et más ("plus")1, là encore la fonction grammaticale influe sur l'attribution de l'accent. Mas est une conjonction de coordination adversative. Elle se contente de relier en les opposant deux éléments: Es muy servicial, mas no me gusta.

    Lorsque más signifie "plus", il appartient à la catégorie des quantificateurs, mots permettant d'exprimer l'intensité. L'accent qu'il porte est en accord avec sa fonction: Es la película más divertida que jamás he visto. Ici le superlatif signifie que l'on porte l'adjectif à son plus haut degré.2

    D- La diphtongaison

    - Mécanisme de la formation des diphtongues -ie- et -ue-. Sous l'action de l'accent tonique, les voyelles e et o du latin3 ont subi le

    phénomène complexe de la diphtongaison. La diphtongaison de e.

    - la pression exercée par l'accent a d'abord "écrasé" et dédoublé cette voyelle. Ces "deux" voyelles étaient ouvertes: ęę - l'intensité de l'accent n'est pas la même partout. Elle est forte au début puis elle décroît: e̋è. - il s'ensuit que la première voyelle va maintenir son timbre d'origine (ouvert) grâce à la présence de l'accent. Quant à la seconde, relâchée, elle va voir son ouverture augmenter encore plus en vertu du fait que le relâchement articulatoire facilite l'ouverture d'une voyelle: une voyelle ouverte est plus "facile" à prononcer qu'une voyelle fermée. Autrement dit, la seconde voyelle sera encore plus ouverte que la première: ęe͈ 4 - ensuite intervient ce que l'on appelle la loi du timbre: lorsque deux voyelles sont en contact, la plus fermée tend à se fermer encore plus. Dans le cas présent, la première voyelle est moins ouverte que la seconde (donc plus fermée), on a donc: ę́e͈ > ẹ́ e͈ > íe. - enfin, la loi de l'accent 5 opère à son tour: íe → ié.

    La diphtongaison de O.

    On obtient d'abord le résultat suivant: ó > ǫ́o͈ > ọ́o͈ > úo > uó. Ce groupe vocalique n'a pas été conservé parce qu'il est difficile de prononcer successivement deux vélaires et que l'autre diphtongue (ie) a très

    1 Ces deux formes proviennent du même étymon latin magis qui signifiait "plus". Le français possède la même conjonction mais . En outre, l'ancienne valeur latine ressurgit dans l'expression je n'en peux mais = je n'en peux plus. 2 Pour plus de détails sur les mots accentués ou inaccentués, on peut se reporter à l'ouvrage de Tomás Navarro Tomás, op. cit., § 166-170. 3 Ces voyelles étaient brèves, elles sont devenues ouvertes. 4 Le signe ̢ signifie que la voyelle est ouverte. Un point sous une voyelle signifie qu'elle est fermée: ę (ouvert) ≠ ẹ (fermé). 5 L'accent tend à se déplacer spontanément de la voyelle la plus fermée sur la voyelle la plus ouverte.

  • 28 Michel Bénaben

    probablement exercé une action analogique: sur le modèle ie on est alors passé de uo à ue: PORTAM > puorta > puerta.

    Propriétés d'une diphtongue. Le "triangle" des voyelles (p.10) aide à la compréhension de ce qu'est

    une diphtongue. Une diphtongue est toujours formée d'une voyelle fermée (dite "faible") et d'une voyelle ouverte (dite "forte") ou l'inverse. L'ensemble est prononcé d'une seule émission de voix, la voyelle "faible" étant pratiquement absorbée par la voyelle "forte". L'espagnol possède des diphtongues dites décroissantes et des diphtongues croissantes. Une diphtongue décroissante est une diphtongue dont l'élément le plus fermé se trouve en deuxième position. Dans une diphtongue croissante, l'élément le plus ouvert se trouve en seconde position.

    - diphtongues décroissantes: [ai] aire ; [aw] causa ; [ei] seis ; [ew] reuma ; [oi] sois. - diphtongues croissantes: [ia] hacia ; [ie] tierra ; [io] Dios ; [wa] cuarto ; [we] cuerda ; [wo] menguó. 1 Il existe des diphtongues en position atone (industria, ebrio, cantabais,

    individuo) ou en position tonique (heroico, arcaico, reina). Lorsque l'accent doit être écrit sur une diphtongue, il se porte spontanément sur la voyelle la plus ouverte (voir la loi de l'accent): después, cantáis, también. En 1952, l'Académie a décidé de supprimer à juste titre certains accents hérités de l'évolution phonétique et portant sur des monosyllabes: dió, vió et fué sont devenus dio, vio et fue pour la simple raison que dans les diphtongues io et ue l'accent ne peut porter que sur la deuxième voyelle, la plus ouverte.

    Rôle de la diphtongue en phonologie.

    On peut considérer que les diphtongues jouent un rôle identique à celui d'un phonème. En effet, elles permettent, par simple commutation, d'opposer de nombreux signifiés: cierro / cerro; cielos / celos; cuero / coro; cuesta / costa; cola / cuela (verbe colar ); causa / cosa; quieto / quito. Elles sont également commutables entre elles: cauto / cueto (colline); pies / pues; cantáis / cantéis; cantarais / cantareis (subjonctif imparfait / subjonctif futur).

    E- L'accentuation des mots d'origine étrangère. Les emprunts et leur

    adaptation au phonétisme castillan.

    La tendance à emprunter des mots à d'autres langues n'est pas une pratique exclusivement moderne. Cela s'est fait de tout temps. L'intégration des mots empruntés s'opère de manières diverses et varie selon l'époque. Par exemple, les emprunts au français ont considérablement augmenté au XVIIIe siècle: hotel, chalé, secreter, sofá, neceser, engranaje, útiles (outils), brigadier,

    1 Par convention les groupes de voyelles -iu- et -ui- (voyelles faibles) sont considérés comme diphtongues croissantes: viuda / buitre.

  • 29 Michel Bénaben

    pillaje, ambigú, coqueta, chaqueta, pantalón, satén, tisú etc. datent de cette époque-là1.

    Les transformations subies par les mots sont plus ou moins importantes. Parmi les mots bien intégrés au phonétisme de l'espagnol on peut citer edecán qui retranscrit le français aide de camp. On remarquera que l'espagnol a fidèlement reproduit l'accent de groupe du français: [aidedecámp ].

    Lorsque l'on sait que les mots français sont tous oxytons, on comprend que la grande majorité des mots espagnols qui les reproduisent soient aussi accentués sur la dernière syllabe: menu → menú; chalet → chalé; carnet → carné; cliché → clisé; parquet → parqué; cabaret → cabaré.

    Les emprunts à l'anglais se font souvent sous forme directe: boom (el boom turístico ), marketing, ranking, snob, standard, gangster, stress etc. Mais on les trouve aussi en voie d'hispanisation plus ou moins avancée: esnob, estándar, estrés, gángster, chárter, póster, líder. L'accent est le signe de l'adaptation aux lois qui régissent le système accentuel de l'espagnol.

    1 En ce qui concerne les emprunts, on se reportera avec profit à l'ouvrage d'Albert Belot, L'espagnol aujourd'hui. Aspects de la créativité lexicale en espagnol contemporain, Editions du Castillet, Perpignan, 1987, pp. 57-76.

  • 30 Michel Bénaben

    DEUXIEME PARTIE

    LE PLAN NOMINAL (MORPHOSYNTAXE)

  • 31 Michel Bénaben

    I- NOTIONS DE BASE A- La morphologie

    La morphologie est la partie de la linguistique qui décrit et justifie la forme des mots.

    Elle étudie la variation des mots selon les catégories du genre (masculin, féminin, neutre), du nombre (singulier, pluriel, duel1), de la personne, du cas (langues à flexions: latin, allemand, russe…), du temps (étude des désinences verbales). Elle décrit les divers modes de formation des mots:

    - la dérivation (préfixation ou suffixation): Hacer → Deshacer ; mercado → hipermercado ; peatón → peatonal; persona → personarse ;

    - la composition (juxtaposition de radicaux différents): calientaplatos; limpiaparabrisas; petrodólar ;

    - la formation parasynthétique (suffixation et préfixation simultanées): a + cerca + ar → acercar (pour plus de détails, voir la quatrième partie).

    Elle décrit la forme des mots selon certains critères, en fonction notamment de leur statut grammatical (leur fonction), de leur signification, du système linguistique auquel ils appartiennent.

    On distingue la morphologie nominale (relative aux substantifs, pronoms, articles, possessifs, démonstratifs, adverbes, prépositions, conjonctions) et la morphologie verbale.

    Exemple d'analyse concernant la morphologie nominale. On peut facilement démontrer que le système des adjectifs / pronoms

    possessifs est en rapport avec celui de la personne grammaticale (présente dans les pronoms personnels) en faisant apparaître les similitudes de forme entre les deux paradigmes:

    Possessifs Pronoms personnels mi me, mí tu tú, te, ti su etc. se, sí etc.

    C'est la raison pour laquelle certains linguistes préfèrent parler d'adjectifs

    personnels plutôt que de possessifs. Quant à la morphologie verbale elle tentera par exemple de justifier la

    forme de certains passés simples dits irréguliers et que l'on a l'habitude d'appeler parfaits forts: hubo / tuvo / puso / pudo etc. ont un type d'accentuation et un type de radical qui permettent de les distinguer de tous les autres verbes de l'espagnol.

    B- La syntaxe

    La syntaxe est la partie de la linguistique qui décrit et justifie la combinaison des mots dans la phrase. Elle étudie leurs rapports, leurs fonctions, la place qu'ils occupent.

    1 Le mot ambos peut être considéré comme une trace de duel (ce qui va par deux) en espagnol.

  • 32 Michel Bénaben

    Quelques exemples relevant de l'analyse syntaxique. - L'emploi de certains temps et de certains modes dans les subordonnées

    de condition introduites par la conjonction si. On ne peut pas employer n'importe quel temps ou n'importe quel mode

    après cette conjonction. Les phrases suivantes sont viables: Si hiciera / hiciese buen tiempo, saldría. S'il faisait beau, je sortirais. Si hace buen tiempo, saldré. S'il fait beau, je sortirai.

    Les énoncés suivants sont exclus de la syntaxe de l'espagnol et du français:

    * Si haga buen tiempo, saldré. * S'il fasse beau, je sortirai. * Si hará buen tiempo, saldré. * S'il fera beau, je sortirai. * Si haría buen tiempo, saldría. * S'il ferait beau, je sortirais.

    L'analyse syntaxique démontrera que les temps employés après la conjonction si doivent être des "passés" et que les temps employés dans la proposition principale doivent être des "futurs" par rapport au verbe de la subordonnée.

    - Les rapports entre l'auxiliaire haber et le participe passé relèvent de la syntaxe car rien ne doit en principe les séparer: * He //siempre// dicho que era mi amigo est une phrase agrammaticale en espagnol.

    - Le fait que certaines langues romanes utilisent une préposition devant certains compléments d'objet ou avec tel ou tel type de verbes, entre également dans les compétences de la syntaxe: Llamé a Pedro por teléfono / Precede el camión al autobús.

    C- La morphosyntaxe.

    Il est évident que la morphologie et la syntaxe ont de nombreux points communs, d'où la nécessité de concevoir la notion et le terme de morphosyntaxe. L'exemple des pronoms personnels permet de montrer que leur forme est indissociable de leur fonction. Soit l'énoncé suivant:

    (yo) se lo diré / Je le lui dirai. A chaque fonction correspond une forme bien précise:

    - fonction sujet: yo / je - fonction complément d'objet direct: lo / le - fonction complément d'objet indirect: se / lui

    Il est donc plus juste de parler de morphosyntaxe des pronoms personnels.

    La déclinaison latine illustre bien aussi les relations étroites entre morphologie et syntaxe: dans Puerum video, le m final du substantif renseigne sur sa fonction dans la phrase (accusatif = objet direct).

  • 33 Michel Bénaben

    D- Analyse de la structure des mots: les notions de monèmes,

    morphèmes, lexèmes. Tout message peut être décomposé en une suite d'unités dotées

    chacune d'une forme orale (ou/et écrite) et d'un sens. La séquence un hombre rico contient trois de ces unités :

    - hombre et rico sont pourvus d'une forme (suite de phonèmes et de graphèmes; substantif et adjectif) et d'un sens.

    - quant à l'article uno son sens n'est pas aussi immédiatement perceptible que pour hombre et rico. Il indique cependant que l'on singularise le substantif contrairement à l'article el qui permet de généraliser (El hombre es mortal ).

    La forme verbale reembarcamos peut être analysée de la façon suivante: Re- : Préfixe indiquant la répétition, la réitération. em- : autre préfixe signifiant la pénétration. Il s'oppose ici au préfixe

    privatif Des- (desembarcamos). barc- : unité donnant l'idée d'un véhicule flottant d'un certain type (se

    rapporte à barco). -amos: unité signifiant le présent de l'indicatif et la première personne du

    pluriel à savoir moi+toi+lui etc., opposable par exemple à la deuxième du pluriel: reembarcáis .

    Ces 4 unités qui ont à la fois une forme et un sens sont appelées des monèmes 1 . Ce terme est beaucoup plus précis que "mot". Dans un hombre rico, il y a bien trois mots et trois monèmes mais dans reembarcamos, alors qu'on ne perçoit qu'un seul "mot" l'analyse linguistique découvre 4 unités minimales parfaitement isolables.

    Si l'on continue de découper un monème en unités encore plus petites, dépourvues de signification, on aboutit alors aux phonèmes dont on a proposé une description dans la première partie. Le monème Re- dans Reembarcamos contient deux phonèmes: /r̅/ et /e/.

    Pour isoler les monèmes d'une langue quelconque on pratique le test de la commutation. La commutation est un changement provoqué par le linguiste dans un énoncé pour observer le comportement d'un fragment de cet énoncé. Dans un premier temps on découpe, on segmente une partie de la chaîne et on regarde ensuite si l'on peut substituer à cette partie d'autres parties de telle manière que le sens de l'énoncé change. Si le test est positif, c'est que les unités commutant ont une fonction distinctive (on dit qu'elles sont pertinentes), ce sont des unités de la langue. Dans l'énoncé es un señor la mar de generoso on se gardera bien de considérer que la mar de contient 3 monèmes. En réalité aucun des trois éléments ne peut être remplacé séparément. On ne dit pas * una mar de pas plus qu'on ne dit el océano de. Il faut donc les remplacer en bloc, par exemple par muy. Autrement dit, c'est la preuve que la mar de est un seul et même monème.2

    1 Ce terme a été proposé par André Martinet et il a été en général adopté par la communauté des linguistes. 2 En français l'expression au fur et à mesure est un seul monème qui commute avec pendant que, tandis que.

  • 34 Michel Bénaben

    Le classement des monèmes.

    On distingue 2 catégories: - les lexèmes : ce sont des éléments significatifs porteurs de

    renseignements sémantiques. Ils ont un pouvoir de représentation car ils suscitent chez le locuteur une image mentale. Par exemple, le mot puerta évoque une "ouverture pratiquée dans un mur". Un lexème peut se présenter sous la forme d'un mot (hombre, canto ["chant"], hábil). Ce peut être aussi une unité plus petite que le mot. Le lexème reçoit alors le nom de radical qui est un segment lexical invariant : cant-abas ; hábil-mente. Les lexèmes, contrairement aux morphèmes, sont extrêmement nombreux et leur liste est ouverte, pratiquement illimitée. Les néologismes, les mots nouveaux, sont là pour en témoigner: petrodólar, ofimática, croissantería, docudrama, plusmarquista, liderar etc. etc.1

    - les morphèmes : ce sont des éléments porteurs de renseignements

    grammaticaux. Ils n'ont aucun pouvoir de représentation. Par exemple, les renseignements fournis par le mot aunque sont de nature strictement grammaticale : conjonction permettant d'introduire des propositions subordonnées concessives (ou adversatives). La signification de ce terme est purement linguistique car pour le définir on décrit ses conditions d'emploi (syntaxe). Un morphème peut correspondre à un mot. Il s'agit alors d'un mot grammatical appelé aussi mot-outil : articles (el / uno), possessifs (mi, tu, su), démonstratifs (este, ese, aquel), pronoms personnels (yo, me, mí), conjonctions de subordination (aunque, cuando), conjonctions de coordination (y, o, pero), prépositions (contra, hacia, en, de etc.). On parle de morphèmes disjoints lorsqu'un morphème se présente sous la forme de deux unités distinctes mais que l'on ne peut sémantiquement et syntaxiquement dissocier l'une de l'autre. C'est le cas de la négation en français : ne ... pas. Les mots grammaticaux sont des morphèmes indépendants, ils sont autonomes. Enfin, ils sont en nombre réduit (2 articles, 6 adjectifs possessifs, 3 démonstratifs etc.) et leur liste est fermée. Le locuteur n'a pas le loisir d'en créer.

    Un morphème peut se présenter sous la forme d'une unité non autonome, plus petite que le mot. On distingue alors :

    a) les affixes qui comprennent les préfixes (hipermercado), les suffixes (trabajador) et les infixes qui viennent se fixer à l'intérieur du mot entre radical et terminaison : pie-cec-ito ;

    b) les désinences lorsque le mot est soumis à des variations grammaticales. On distingue les désinences nominales (genre et nombre : perr-o / -a / -s) et les désinences verbales (cant-abas / -aste / -ases).

    A titre d'exemple, on analysera l'énoncé suivant en morphèmes et en

    lexèmes: A él, le gustaba pasearse por sus tierras. Nombre de morphèmes: 9. Nombre de lexèmes: 3

    1 En français les mots formés avec le suffixe -erie ont connu un franc succès: animalerie, bagagerie, sweaterie, déchetterie, onglerie (!), jardinerie…

  • 35 Michel Bénaben

    - Sont des morphèmes: a (la préposition); él (pronom personnel sous préposition); le (pronom personnel complément); -aba (désinence d'imparfait de l'indicatif); -ar (voyelle thématique des verbes de la première conjugaison et morphème d'infinitif); se (pronom réfléchi); por (préposition); su (adjectif possessif); -s (dans sus et tierras : marque du pluriel dans le plan nominal).

    - Sont des lexèmes: gust- (radical que l'on retrouve dans gusto ); pase- (radical que l'on trouve dans paseo, paseante ) et tierra.

    Les formants.

    On appelle formants les éléments constitutifs ou facultatifs qui entrent dans la composition d'un mot.

    Les formants constitutifs (permanents) du substantif sont le genre et le nombre: la plupart des substantifs de l'espagnol portent la marque du masculin ou du féminin, du singulier ou du pluriel: niño / niña; niño / niños.

    Les formants facultatifs sont appelés aussi secondaires car ils entrent après coup dans la fabrication d'un mot. Ce sont les préfixes et les suffixes:

    Des- est un préfixe dit privatif qui vient modifier le sens du mot de base: hacer / deshacer.

    -dor est un suffixe chargé de signifier le nom d'agent: trabajador, investigador, colaborador.

    E- Le classement des différentes catégories de mots. Les notions de

    support, apport, incidence. Plan nominal et plan verbal.

    Parmi toutes les façons de classer les parties du discours (substantif, adjectif, verbe etc.) qui ont été proposées, on peut retenir celle qui est fondée sur le principe de l'incidence.1

    Le principe de l'incidence est de type syntaxique. On appelle incidence le mécanisme par lequel certains mots prennent appui sur un support. Dans una novela policíaca, le mot novela est le support, la base de l'information et l'adjectif policíaca est un apport de signification, un complément d'information sur le substantif antérieurement posé. L'adjectif permet de le caractériser. On dit que cet adjectif est incident au substantif novela.

    Dans Nous chantons, nous est le sujet/support dont il est dit qu'il exerce l'activité de "chanter" (apport d'information). La forme verbale est également incidente au support.

    On distingue 2 types d'incidence: a) L'incidence interne (le mot ne renvoie qu'à lui-même): c'est le cas des

    substantifs. Árbol ne peut se dire que de lui-même.2 b) L'incidence externe. Elle caractérise les mots qui ont besoin d'un

    support externe. C'est le cas des