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Etudes des structures syntaxiques du proverbe en tarifite Abde1kader BEZZAZI Université Mohamed Premier, Oujda Généralités Les échanges entre locuteurs dont les langues maternelles sont proches semblent, dans leurs usages spontanés, sous-tendus par des efforts de traduction: ces échanges, en termes d'intercompréhension, sont gérés par des "décodages" relativement aisés, à condition qu'une habitude de reconnaissance des spécificités des parlers concernés se constitue comme assise d'un terrain d'appropriation des ressemblances et des différences (phoniques, lexicales, morphologiques, etc.). Ce principe de reconnaissance, impliquant des opérations d'appropriation linguistique par le locuteur, n'est jamais sans difficultés. Il suffit, pour s'en rendre compte, d'observer des témoignages lors de discussions banales entre locuteurs qui, pour s'assurer mutuellement l'intercompréhension, font de leur mieux pour articuler leurs énoncés. Lorsque la difficulté persiste, la segmentation, dans le sens où l'on est amené à épeler les mots de l'énoncé, s'avère un moyen pour mieux se comprendre. Le cas du rifain (notamment chez les Figuiguis, les Iqer'iyen, les Ibeqqoyen, les Aït Waryaghel et les Aït-Znassen) est assez typique des questions que nous aimerions soumettre au débat. Rappelons qu'il est aisé de remarquer des rapprochements entre le figuigui et le znasni, d'un côté et, de l'autre, entre le znasni et le rifain du Nord, comme si le voyage du Sud-Est vers le Nord-Est permettait d'entrevoir une continuité dans le sens où, justement, entre le figuigui et le rifain du Nord, l'intercompréhension est à peine possible lorsqu'elle ne s'interrompt pas radicalement. C'est dire qu'il y aurait un continuum dans les opérations de compréhension qui affichent des "frontières" dont le médiateur-intermédiaire serait le znasni. C'est de là que nous est venue l'idéel de nous appuyer sur des comparaisons entre des expressions proverbiales rifaines collectées par M. Hamdaoui (2004) et par S. Moudian (2000), et d'autres qui leur sont identiques sur le plan sémantique et attestées chez les Aït-Znassen. Les différences et ressemblances, sur le plan linguistique, se font repérer sans difficultés selon quelques détails constitutifs de chacun des parlers considérés. 1 Cette idée aurait pu gagner en pertinence s'il nous était possible de réunir entre les trois dialectes du Nord-est, exprimant les mêmes expressions proverbiales. Nous n'avons, malheureusement, pas pu approfondir cette expérience descriptive: nous nous limitons, pour le moment, aux dialectes des Beni-Znassen et d'Al-Hoceima, 141

Etudes des structures syntaxiques du proverbe en tarifite

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Etudes des structures syntaxiques du proverbe en tarifite, par Abdelkader BEZZAZI. rif, amazigh, berkane, ait iznassen

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Etudes des structures syntaxiques du proverbe en tarifite

Abde1kader BEZZAZIUniversité Mohamed Premier, Oujda

Généralités

Les échanges entre locuteurs dont les langues maternelles sont prochessemblent, dans leurs usages spontanés, sous-tendus par des efforts de traduction: ceséchanges, en termes d'intercompréhension, sont gérés par des "décodages"relativement aisés, à condition qu'une habitude de reconnaissance des spécificitésdes parlers concernés se constitue comme assise d'un terrain d'appropriation desressemblances et des différences (phoniques, lexicales, morphologiques, etc.). Ceprincipe de reconnaissance, impliquant des opérations d'appropriation linguistiquepar le locuteur, n'est jamais sans difficultés. Il suffit, pour s'en rendre compte,d'observer des témoignages lors de discussions banales entre locuteurs qui, pours'assurer mutuellement l'intercompréhension, font de leur mieux pour articuler leursénoncés. Lorsque la difficulté persiste, la segmentation, dans le sens où l'on estamené à épeler les mots de l'énoncé, s'avère un moyen pour mieux se comprendre.Le cas du rifain (notamment chez les Figuiguis, les Iqer'iyen, les Ibeqqoyen, les AïtWaryaghel et les Aït-Znassen) est assez typique des questions que nous aimerionssoumettre au débat. Rappelons qu'il est aisé de remarquer des rapprochements entrele figuigui et le znasni, d'un côté et, de l'autre, entre le znasni et le rifain du Nord,comme si le voyage du Sud-Est vers le Nord-Est permettait d'entrevoir unecontinuité dans le sens où, justement, entre le figuigui et le rifain du Nord,l'intercompréhension est à peine possible lorsqu'elle ne s'interrompt pasradicalement. C'est dire qu'il y aurait un continuum dans les opérations decompréhension qui affichent des "frontières" dont le médiateur-intermédiaire seraitle znasni. C'est de là que nous est venue l'idéel de nous appuyer sur descomparaisons entre des expressions proverbiales rifaines collectées parM. Hamdaoui (2004) et par S. Moudian (2000), et d'autres qui leur sont identiquessur le plan sémantique et attestées chez les Aït-Znassen. Les différences etressemblances, sur le plan linguistique, se font repérer sans difficultés selonquelques détails constitutifs de chacun des parlers considérés.

1 Cette idée aurait pu gagner en pertinence s'il nous était possible de réunir entre les troisdialectes du Nord-est, exprimant les mêmes expressions proverbiales. Nous n'avons,malheureusement, pas pu approfondir cette expérience descriptive: nous nous limitons, pourle moment, aux dialectes des Beni-Znassen et d'Al-Hoceima,

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Hypothèse de travail

La question qui semble relativement naïve -au risque d'être jugée insensée par ladémonstration que la langue amazighe n'est pas plurielle- est la suivante: si laréalisation d'un énoncé tel qu'il se donne à être lu ou entendu (plan de lamanifestation) impose au locuteur des éléments qui ne sont pas attestés dans sonpropre parler, comment en fait-il l'économie pour qu'apparaissent d'autres unitésdiscrètes qui se chargent d'assurer le sens attendu dans l'énoncé?

Ces éléments linguistiques peuvent être de deux natures: effacement ou substitution.Les opérations de reconnaissance des particularités - qui peuvent être des détails -passent inévitablement par un processus de recadrage soumis, comme nous l'avonsdit, à un effort de traduction dans son propre dialecte. La situation typique, commeexemple, pour éclairer ce point peut se résumer comme suit: un Znasni à Nador,lors d'un échange (une discussion par exemple) est affecté à une appartenanceprésumée proche géographiquement de l'espace habité par les partenaires. Dans cecas, l'on comprend, pourquoi il n'est pas étonnant qu'on attribue à un Znasnil'appartenance aux lkebdanen (compte tenu de la proximité linguistique du kabdaniet du znasni).

Quelques détails hétérogènes

La démarche que dévoilent les éléments qui viennent d'être évoqués est simple:quelques expressions proverbiales recueillies par M. Hamdaoui (1997 et 2004), etpar S. Moudian (2000), ont été soumises à des informateurs issus des Aït-Znassen(en l'occurrence les Aït Moussi). Notre tâche consistait à retenir les remarquesspontanées des informateurs qui, sans le savoir, s'appliquaient à faire des analysescomparatives: les réactions de rejet ou des corrections des énoncés proverbiaux touten les "remaniant" par des réappropriations aussi bien sur le plan phonique que surle plan de certaines particularités de l'usage des prépositions, des coordonnants etdes réaménagements des environnements de certaines unités discrètes de la langue,seront reproduites et décrites sommairement.D'ores et déjà, quelques remarques peuvent être avancées en prenant les exemplessuivants (tous les exemples que nous citerons seront donnés d'abord en rifain duNord et, ensuite en znasni) :

R : taHebbuct n d ittefGen bara wmettur tetten t ijDiDen"le grain qui sort de la terre, les oiseaux le mangent"

R: issezgur taqdiHt qber tafunast"Il devance le cruchon avant la vache = il achète le bol avant la vache"Z: issizzar tqdiHt zzat (qbel) i tfunast

Z : tiHebbet d itteffGen berra i tmurt tetten tet ijDiDen

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L'on constate que pour ces deux exemples, auxquels on peut intégrer d'autres, nosinformateurs znasnis utilisent systématiquement i dans le sens où il suitimmédiatement (qbel), zzat VS awerray, berra VS sdaxxel, sennej VS swadday,alors que i ne figure pas dans les mêmes énoncés en rifain. Si on fait l'économie de idans la phrase en rifain, on peut, théoriquement, présumer qu'il devrait être facultatifdans les énoncés znasnis, ce qui devrait donner des énoncés comme :

issizzar taqedduHt zzat tafunast

Or, cet énoncé n'est pas accepté par nos informateurs qui relèvent systématiquementl'absence de i qu'ils considèrent comme obligatoire en précisant "il faut dire :... zzati tfunast".

Essayons de voir le cas où le i, auquel nous intégrons le cas de n, apparaît dans desénoncés proverbiaux en rifain (Nord) et n'apparaît pas dans le znasni(l'environnement syntaxique sera, bien entendu, différent du cas des premiersexemples ci-dessus) :

R: ad yerHem rebbi takeCCa i zg-s Ga yeCCen"Que Dieu bénisse le ver qui mangera de sa chair (son cadavre)"

Se dit en guise de témoignage envers la bonté d'une personne

Z: ad yerhem rebbi tayetCa zzi-s Ga yetCen

R: tHettCed i wgyul n immuten .

Z: tHeCCid i wgyul immuten (yemmuten)

R: taddart n i'emmren s reHwayej n midden texra

Z: axxam i'emrnren zi lHwayej n midden yexla----------

En faisant provisoirement abstraction des structures de ces phrases, l'on voit qu'enrifain du Nord, i semble entrer en concurrence avec n pour rendre compte del'opérateur de la relative. Si cette hypothèse est valable, l'on aura une réalisation dutype:

ad yerHem rebbi takeCCa n zg Ga yeCCEn

Justement, cet énoncé a été soumis à des usagers dont la langue maternelle (LM) estle rifain du Nord qui n'ont pas remis en cause l'utilisation de n. Il semble, d'ailleurs,

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-toutes proportions gardées- que la tendance est orientée vers l'utilisation de ndonnons un exemple parmi d'autres 2:

R : Dar n igguren ad yawi awar niG asennan

Z : Dar igguren ad yawiy awal neG asennan

Le pied qui marche apportera des mots (des nouvelles) ou des épines (des ennuis)

En somme, N + n + V en rifain se réalise en znasni : N + V, avec cette nuance quesi le rifain utilise la première structure, comparativement au français par exemple, lastructure est exactement la même que N qui V concernant la phrase:

aGembu n iCarken 'ernrnra s ur issired

(Littéralement: le visage qui est partagé ... ) alors que le znasni semble avoir optépour un usage à partir du V pour produire une qualification du Nom (aGembuiCerken [littéralement] le visage partagé).

Résumons: Pour le premier cas, l'utilisation de n sert de relatif, ce qui produit unerelative dont la structure est rendue en znasni autrement:

R : udem n iCarken 'emmar-s ur issired (le visage qui est partagé .... )

Z : udem iCerken 'emmer s ur issired (Je visage partagé )

Les deux parlers optent pour des utilisations distinctes mais sans aucune influencesur le sens de l'énoncé. Si l'usage rifain N + n + V est douteux en znasni (selon lesinformateurs) le bon sens devait nous faire retenir une question simple: commentdire syntaxiquement une relative en znasni, du moins dans la lignée de quelquesexemples comparables tels que:

R: ta'ddist n yedjuzn war t'iyyib Ci"Le ventre qui a faim ... "

HZ: ta'dist yelluzen ur t'iyyib"Le ventre affamé ..... "

L'usage de n en znasni se maintient comme préposition dans la structure N + n + N(renvoyant à l'appartenance) :

tarwa n yidu am tsilit n udar

2 On trouve plusieurs exemples dans les corpus de M. Hamdaoui et de S. Moudian qui entémoignent.

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Ce n a tendance à disparaître en rifain comme en témoignent les exemples suivants:

tarwa yyida am tsirit n udar"les enfants d'aujourd'hui .... "

tazeddiGt u deggwar am tazeddiGt unwarta'rurt urGem qa' d tadunt

"Indifférence" syntaxique/signification énonciative

Dans nos exemples d'expressions proverbiales, l'on constate l'actualisation/nonactualisation d'un élément de la langue comme si cela n'altérait pas la structure: laparticule prédicative d dont Galand disait: "[c'est] un luxe que le kabyle s'estoffert" (1979, 9) est un autre cas de figures:

R : neCC ig issnen tasriGwa n tmurt inu (ou nnetC ... )"C'est moi qui connais le caroubier de ma terre"

Z : netC ay issnen tasliwGa n tmurt inu

Pour le znasni, lorsque la particule prédicative est introduite, elle sert commeopérateur d'ancrage sur le plan énonciatif. K. Cadi parle d' "opérateur demouvement dont la réalisation est ay/i " (1990 : 136). L'ancrage dont il est questionpour nous ne relève pas du phrastique mais du présupposé qui laisserait penser quedans les exemples:

d aGyul ay innan i yemma s ur tessined xwali"(c'est) l'âne qui a dit à sa mère: tu ne connais pas mes oncles maternels"

etd agyul, yenna i yemma s ."C'est un âne, il a dit à sa mère .... "

il Y a une focalisation désignative dans le premier, alors que dans le second, unefocalisation attributive ou qualifiante (un sème qui se rapporte à un trait de qualité).La différence entre les deux exemples n'est pas prise en charge par d mais par lavaleur aspectuelle du verbe et de l'opérateur ay.Dans le cas de l'actualisation/non actualisation de d, la valeur énonciative semblerendue à travers un univers discursif où se trouve réalisée la valeur argumentatived'un présupposé asserté par le sujet de l'énonciation:

tazubayt ay isseGmayen nnwar/ d tazubayt ...."C'est la décharge qui fait pousser les fleurs"

Le znasni a tendance à utiliser d plutôt que de le mettre en position elliptique tout enle faisant réhabiliter implicitement par l'univers du discours comme c'est le cas,

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semble-t-il, dans le rifain du Nord si l'on en croit les exemples des corpus deM. Hamdaoui et de S. Moudian.

Ce même cas réapparaît avec l'utilisation de qa :

R : U da s innan i wnegmar qa nhar a nesnuda ?"Qui a dit au chat qu'aujourd'hui nous barattons le lait ?"

La suppression de qa, comme pour le znasni, n'engendre pas une phraseagrammaticale; mais il y a plus important que la grammaticalité de la phrase dumoins pour le znasni :La suppression de qa engage une différence d'intentionnalité et de perception del'énoncé:qa précédant nhar précise et rend corrélatif "l'acte de dire" à un moment du jour oùje dis l'énoncé (ce serait un jour précis de la semaine (par exemple, tel lundi à telledate et non pas tel jour de chaque semaine). La nuance est importante dans la mesureoù la question porte sur l'unicité du jour où nous barattons le lait (ce jour où je disl'énoncé, vendredi, le 15 nov.) ou bien sur l'itérativité cyclique du jour où nousbarattons (c'est tel jour de chaque semaine: tous les vendredis, par exemple).

Des questions ... mais il faut conclure ...

Ce que nous avons tenté de présenter n'a peut-être pas, en soi, une valeurscientifique à l'image des attentes de ce colloque. Nous aurions souhaité proposerune démarche comparative approfondie en hiérarchisant les cas sous forme d'unetypologie. Ce travail nous semble possible, ne serait-ce que parce que lesexpressions proverbiales ont la capacité de mettre à l'abri ce genre de recherche desgrands risques d'erreurs. Elles ont au moins le mérite de ne pas se plier aux "modes"de créativité ou de "forçat" des dialectes amazighes par des tendancesintellectualistes. Les quelques cas à peine approchés méritent d'être vérifiés dans ledialecte figuigui pour voir dans quelle mesure les réflexes de mise enfonctionnement de la langue sont fondamentalement subtiles et responsables designifications à travers des usages à peine perceptibles mais qui spécifient desparticularités sur le plan intentionnel et énonciatif qui pourrait éclairer les approchessyntactico-sémantiques.

Bibliographie

Bezzazi, A. (2005), "Petite leçon de vocabulaire amazigh" in Rispail Marielle,Langues maternelles: contacts, variations et enseignement. Le cas de lalangue amazighe, L'Harmattan, pp. 229-239.

Cadi, K. (1990), Transitivité et diathèse en tarifit: analyse de quelques relations dedépendances lexicale et syntaxique, Thèse de Doctorat d'Etat, Paris III.

Galand, L. (1979), "Relation du verbe et du nom dans l'énoncé berbère", Lacito-document, Eurasie 2, Selaf.

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L'amazighe dans l'Oriental et le Nord du Maroc: variation et convergence

Hamdaoui, M. (2004), Proverbes et expressions proverbiales amazighs (le tarifit),Hilal Impression, Oujda.

Moudian, S. (2000), Syntaxe des proverbes rifains, Thèse de Doctorat, UFR:Sciences du langage, Université de Fès.

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