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N O T A BIOGRAFICA
El P. Jean Festugière, O. P., nació en París en 1898. Des
ciende del gran abogado Target a quien Luis X V I había
encargado su defensa ante la Convención, de un prefecto
napoleónico, de diputados, senadores y jefes de misión; por
línea materna de Guénau de Mussy, médico de Luis Felipe,
de Saint-Marc Girardin, profesor de la Sorbona, senador y
de la Academia Francesa. Ambiente orleanista; su abuela
fue dama de la Condesa de Paris.
En 1918 ingresa en la Ecole Normale; pasa en 1920 a
la escuela francesa de Roma y luego de Atenas. Ingresa en el
Seminario en 1 9 2 3 ; con los dominicos en 24, sacerdote en
1931 y el mismo año Lector en Teología; en la Escuela Bí
blica de Jerusalem en 1931-32. Desde 1932 reside en el Con
vento de la Asunción de París. En 1936, tesis doctoral en la
Sorbona ("Contemplación y vida contemplativa según Pla
tón'*); en 1942, elegido para la cátedra de Religiones Hele
nísticas de la Escuela de Altos Estudios en París. Académico
en 1958.
Principales publicaciones: i) Sobre el hermetismo, 4 vo
lúmenes, en colaboración con A . D. Nock de Harvard.
2) 4 tomos de estudios bíblicos (Collection Études Bibliques).
3) Sobre los monjes de Oriente : Edición crítica de la Hwto-
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JEAN FESTUGIÈRE
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ria Monachorum in Aegypto, texto griego (publicado por los
BoUandistas) ; 4 tomos Les Moines d'Orient, introducción y
3 volúmenes de traducciones. 4) Sobre la antigüedad griega:
Socrate, Epicure et ses dieux. En inglés: Personal Religion
among the Greeks (Sather Lectures, 1956).
Mesdames, Messieurs,
Quel étrange titre, me direz-vous. Depuis les Grenouilles
d'Aristophane, on a souvent parlé de l'art dramatique d'Eu
ripide et comparé cet art à celui des deux autres grands tra
giques, l'un ou l'autre (Aristophane compare Euripide et
Eschyle) ou les deux ensemble. Depuis le début de ce siècle
(Verrai!, Nestle), il a été de mode de parler d'Euripide le
Rationaliste, le poète de r"Aufklarung", et de le considérer
comme un être areligieux ou même irréligieux, sous le pré
texte qu'il critique les dieux d'Homère. Mais Xénophane l'a
fait avant lui, après lui, Platon; et quant à l'angoisse d'Eu
ripide devant le mystère du Divin, loin de dénoter une âme
irréligieuse, elle manifeste le sens religieux le plus authenti
que, qui est essentiellement une "Quête de Dieu", un effort
toujours et toujours renouvelé pour mieux connaître Dieu,
pour mieux le comprendre. Depuis quelques années enfin
(Delebecque, Goossens), on se plaît à relever les allusions
politiques dans les drames d'Euripide, et non seulement on
replace chaque pièce dans l'histoire politique d'Athènes, mais
on veut même que plusieurs au moins de ces pièces aient
trouvé leur point de départ dans quelque circonstance parti-
13
JEAN FESTUGIÈRE
14
culière de la vie publique athénienne. Or on peut faire là
sans doute des rapprochements intéressants, mais ils restent,
à mes yeux, secondaires.
Savoir, en revanche, si Euripide a été un contemplatif, au
sens où j'entends ce mot — j e l'expliquerai tout à l 'heure—,
est un problème capital, car il touche à la racine même de
l'art dramatique de ce poète. Or, pour prouver qu'Euripide
a été un contemplatif, il pourrait me suffire de deux textes.
Vous connaissez sans doute la théorie des trois genres de vie
dans l'antiquité grecque: vie contemplative, vie politique,
vie chrématistique ou de l 'homme d'affaires. Elle est fondée
sur cette idée qu'il y a pour l 'homme un but suprême, et
que doit être choisie la vie qui mène à ce but. C'est en som
me une doctrine des valeurs, partant une hiérarchie des gen
res de vie. Ceci dit, il est bien intéressant de comparer sur
ce point les Grecs et les modernes. Dans le monde matéria
liste où nous vivons, nous mettons audessus de tout la do
mination sur la matière, non pour comprendre le fond des
choses, mais pour maîtriser la terre et, s'il se peut, les astres
mêmes. Etre toujours plus riche et plus puissant, voilà le but.
Nous plaçons donc en tête la vie chrématistique (conquête
de la richesse) ou la vie politique (empire du monde), et, tout
en bas, la vie contemplative. Les Grecs, en théorie du moins,
renversent exactement cette hiérarchie. Ils méprisent les ap
pétits matérialistes. Μή μοι μήτ* Ά σ ι ή τ ι δ ο ς | τυρανν ί
δας δ λ β ο ς ε ΐ η , | μή χ ρ υ σ ο ύ δώμοττα π λ ή ρ η : Qwe
porte l'opulence de l'empire d'Asie, ou un pdais rempli
d'or, chante Euripide dans un admirable choeur (Hér. 6435).
En revanche, il met au sommet la vie contemplative: Hew
reux, ditil (fr. 910 N.^), qui a acquis la connaissance de la
doctrine de la Nature. H ne tend pas à nuire à ses concitO'
yens, u ne se porte pas aux actes criminels. Non, il contenu
pie l'ordre sans âge de la Nature étemelle, de quoi il est
constitué, par quelles causes et comment. Chez un tel homme
jamais ne siège le désir d'une conduite impure.
EURIPIDE L E CONTEMPLATIF
15
Ces deux textes, disaisjc, pourraient suffire. Mais il nous
faut entrer plus avant dans notre sujet. Il faut montrer que,
pour plusieurs tragédies au moins, c'est l'art dramatique mê
me d'Euripide qui dépend de sa tendance à la contemplation.
Disons donc tout d'abord ce que j'entends par ces mots
"contemplation, contemplatif" et quels problèmes je me pro
pose de traiter.
J'entends par contemplatif celui dont la pensée est tout
occupée des seuls problèmes qui comptent: le destin de
l 'homme, la raison d'être de sa présence icibas, d'où il vient
et où il va. D'après le fragment cité plus haut, où est pro
posé comme objet de la contemplation "l'ordre sans âge de
la Nature étemelle" (αθανάτου κ α θ ο ρ ώ ν φύσεως κ ό σ μ ο ν
άγήρων) , on pourrait croire qu'il s'agit alors de la contem
plation du savant. Et il est vrai qu'en un sens le savant peut
être dit et a été dit — p a r Aristote, par Lucrèce— un contem
platif. Mais la Nature étemelle, au temps d'Euripide, con
tient aussi les dieux. Et en fait, c'est le problème du destin
de l'homme en face des dieux qui passionne et qui trouble
notre poète. La question qu'il se pose continuellement est
celleci: Comment ce destin de l 'homme intéressetil les
dieux, y atil un rapport quelconque entre moi et les dieux,
puisje m'unir à eux, la conduite que je mène icibas me
rapprochetelle d'eux, les peines que j ' y endure sontelles
voulues par eux?
Mon contemplatif est donc essentiellement un homme
religieux. Et ceci m'amène encore à deux précisions.
Tout d'abord, il serait absurde, et parfaitement injuste,
d'opposer chrétiens à païens (du moins lorsqu'il s'agit des
Grecs) comme "ceux qui ont de la religion" à ceux qui n'en
ont pas. D'un bout à l'autre, sous réserve de certaines éclip
ses du sentiment religieux du III· siècle avant notre ère au
I " siècle après, l 'homme ancien est un homme religieux — e n
un sens, bien plus religieux que nous : car il a profondément
la conviction que rien ne se fait sans les dieux, que leur aide
JEAN FESTUGIÈRE
nous est nécessaire pour toute action, alors que nous.. . Pas
sons. En fait, la vraie distinction n'est pas là. La vraie dis
tinction est celleci: qu'il s'agisse de ceux qu'on nomme
païens ou des chrétiens, il y a ceux qui se posent le problè
me de Dieu et ceux qui ne se le posent pas. Il y a ceux qui,
toujours et toujours, scrutent le mystère de Dieu, et ceux
qui vont leur train sans y penser jamais. Or je vous montre
rai que, pour Euripide, la vie n'a exactement aucun sens si
elle ne se rapporte pas au Divin.
Ma seconde précision est celleci. On a coutume de con
fondre paganisme grec et polythéisme, et par suite d'opposer
christianisme et paganisme comme la croyance à un Dieu
unique et la croyance à plusieurs dieux. Les Pères de l'Eglise
n'ont pas assez de sarcasmes sur les querelles des dieux,
leurs amours et leurs mariages, leurs contradictions, et que
saisje encore? Sur quoi il faut observer: premièrement
qu'on s'attaque là aux croyances des poèmes homériques, et
que cette forme de religion était critiquée, et de loin dépas
sée, dès le temps de Xénophane, au VI^ siècle avant notre
ère: c'est chez les philosophes grecs euxmêmes que les Pè
res de l'Eglise ont pris leurs arguments contre les dieux grecs.
Deuxièmement, dès le temps où il s'est mis à réfléchir, le
Grec a établi une équivalence entre ot θεο( , la collectivité
des dieux, et τ ό θ ε ί ο ν , le Divin. Le Divin, c'estàdire
toutes ces puissances mystérieuses desquelles nous dépendons
et dont le vouloir, le plus souvent, nous demeure inintelli
gible. En sorte que le vrai problème n'est pas de savoir s'il
y a quelque différence entre τ ό θ ε ί ο ν ou oí θεοί d'un
côté, et ó θ ε ό ς , le Dieu unique, de l'autre — au surplus
cette expression ó θ ε ό ς est elle aussi courante chez le Grecs,
ils traduisent aussi bien la même réalité p a r ó θ ε ό ς que par
τ ό θ ε ί ο ν — : le vrai problème est de savoir quels sont nos
rapports avec ce Divin. Et dès lors, toutes les légendes
mythologiques et tous les noms personnels — Apollon, Hèra,
Aphrodite etc. — que peut employer un Euripide sont trans
i ó
EURIPIDE LE CONTEMPLATIF
I. L'INTIMITÉ AVEC UNE PERSONNE DIVINE
Le premier aspect est la tendre intimité avec une person'
ne divine, et nous avons là deux figures extraordinairement
séduisantes, Hippolyte et Ion, tous deux dans les tragédies
qui portent leurs noms. Hippolyte est le dévot, et l'on peut
dire l'ami, d'Artémis, une déesse vierge et pure, Ion est
l'enfant de choeur, le jeune ministre, le lévite, du dieu Apol
lon à Delphes.
Hippolyte, prince royal, fils de Thésée et d'une Ama
zone, est un grand et beau garçon, mettons de dix-huit ou
vingt ans, en apparence uniquement occupé de musique
(1135 s.), de chasse et d'équitation. Dès le début de la pièce,
nous le voyons revenir d'une partie de chasse avec des amis
de son âge On pourrait croire, a priori, qu'il n'a point d'au
tre souci que de se donner du bon temps, et qu'il songe déjà
aux femmes. Il n'en est rien. Et la chose curieuse est ceci.
Ce robuste garçon, qui mène la vie sportive commune aux
jeunes féodaux de l'âge héroïque, reste entièrement chaste. Il
le déclare lui-même très franchement, sans honte aucune, à
Thésée, pour se défendre de l'accusation d'avoir entretenu
I C'est l'éducation selon les "Préceptes de Chiron", cf. Goos
sens (infra, p. 7, n. i), 707 s.
posés sur un autre plan: ces noms divers ne sont que les
aspects multiples d'une réalité identique, le Divin, ce Divin
qui là'haut mène toutes choses, la vie du monde comme la
vie des hommes, et qui souvent nous semble étrangement
cruel. Chacune des tragédies le ramène à ce même problème.
C'est parce qu'il y songe toujours que je l'appelle un con
templatif. Et l'heure est venue désormais, mon sujet bien
délimité, de vous montrer au moins deux asjjects de la con
templation chez Euripide.
17
JEAN FESTUGIERE
2 Le cas n'est pas unique, cf. Parthénopée dans les Supplian
tes, 899 s. Π ο λ λ ο ύ ς δ ' έ ρ α σ τ ά ς κ α π ό θ η λ ε ί ω ν δ σ α ς | ε χ ω ν ,
έψρούρει μηδέν έ ξ α μ α ρ τ ά ν ε ι ν .
avec Phèdre de coupables relations. Jusqu'à ce jour, ditil
(1003 ss.), mon corps est resté pur de toute union amoureu'
se; je ne sais même pas comment cela se pratique, sinon par
ouïdire ou pour l'avoir vu sur un tableau; et de ces specta
cles mêmes je n'ai pas trop envie, car je garde mon âme
vierge (τιαρθένον ψυχήν Μχωνιοο6) .̂ Il est donc vierge,
et, à la différence des garçons d'aujourd'hui, il n'en montre,
répétonsle, aucune honte. Il le dit encore sur son lit de mort,
alors qu'il est près d'expirer (1363 ss.) : Zeus, Zens, voistu
cela} Oui, moi qui étais chaste et qui ne cessais de vénérer
les dieux..., je m'en vais tout droit vers l'Hadès. "Ob' ό
σ ε μ ν ό ς έ γ ώ ( ΐ 3 6 4 ) : retenons cet adjectif, σ ε μ ν ό ς , "chas
te" : nous le retrouverons dans le cas d'Ion, à propos duquel
Hermès dit en son prologue (55 s.) : dans le temple du dieu
(Apollon), il mène ici continuellement une vie chaste
( κ α τ α ζ η δεΟρ' άεΐ σ ε μ ν ό ν βίον)" . N'allons pas croire —
nous sommes en Grèce et on pourrait le craindre — qu'Hip
polyte soit atteint du vice grec. Cela aussi, il le nie, avec la
réserve d'un jeune homme bien né, mais fermement (996 ss.) :
j'ai appris tout d'abord à révérer les dieux, puis à user d'amis
qui ne cherchent pas à faire le mal, mais qui rougiraient
d'adresser à leurs familiers de vilaines demandes et de leur
rendre à leur tour de honteux services. Non, la raison de la
conduite d'Hippolyte n'est pas cellelà: c'est une raison très
belle et très touchante, et qui nous révèle un aspect de l'âme
grecque auquel d'autres textes, ceux d'Aristophane par exem
ple, ne nous ont pas habitués. Hippolyte est pur parce qu'il
se sent voué à une déesse pure, qu'il veut vivre dans l'inti
mité de cette déesse et que son plus profond désir est de
rester toujours en communication avec elle. La pièce s'ouvre,
comme je disais, sur le retour d'une partie de chasse. Or, à
18
EURIPIDE LE CONTEMPLATIF
3 Αιδώς. C p . Achille dans Iph. Aul. et, sur Γ α ί δ ε ί σ θ α ι
d'Achille, Goossens (infra, p. 7, n. i), 690 ss., 702 ss.
^ ο σ ο ι ς 6 1 δ α κ τ ό V μ η δ έ ν , ά λ λ ' ε ν τ η φ ύ σ ε ι | τ ο
σ ω φ ρ ο ν ε ί ν ε ί λ η χ ε ν έ ς τα -πάνθ' όμως, | τ ο ύ τ ο ι ς δρέ-
•πεσθαί· τ ο ι ς κ α κ ο ϊ σ ι δ ' où θ έ μ ι ς , Hipp. 79'8ΐ· Pour Ion,
ν ό μ ο ς et φύσις vont ensemble, cf. Ion 642 ss. " Ο δ ' ε ύ κ τ ό ν
ά ν θ ρ ώ π ο ι σ ι , κ δ ν άκ,ουσιν η, | δ ί κ α ι ο ν ε ί ν α ί μ ' δ ν ό μ ο ς
ή φ ύ σ ι ς θ ' & μ α \ π α ρ ε ί χ ε τ φ θ ε φ . Enfin, aux yeux
d'Adraste, la vertu est chose qui s'apprend, Suppl. 913 ss. Ή δ '
ε ύ α ν δ ρ ί α | δ ι δ α κ τ ό ς , είπερ καΐ βρέφος δ ι δ ά σ κ ε τ α ι |
λ έ γ ε ι ν ά κ ο ύ ε ι ν θ ' ών μ ά θ η σ ι ν ούκ ε χ ε ι . Voir au surplus, sur
la vertu âv φύσει ou δ ι δ α κ τ ό ν , toute la discussion de R. Goossens,
Euripide et Athènes, Bruxelles, 1962, 702714 et notes 82106.
peine revenu, Hippolyte va déposer une couronne de fleurs
fraîches aux pieds de la statue d'Artémis qui se trouve de
vant le palais. Et voici la prière qu'il lui adresse (73 ss.):
C'est à toi, ô Maîtresse, que j'apporte cette couronne; je l'ai
tressée de mes mains; elle vient d'une prairie immaculée, oii
le pâtre n'ose mener ses bêtes, où jamais n'a passé la faux.
Mais, le printemps venu, l'abeille en butine les fleurs impoU
lues, et la Pudeur^ l'arrose de frais ruisseaux, et seuls ont le
droit d'en moissonner les fleurs ceux pour qui rester sages
en toutes choses n'est pas vertu qu'ils ont apprise, mais rési
de dans leur nature même aux méchants, nul droit d'en
trée. Accepte donc, ô Maîtresse chérie, pour ta chevelure d'or,
ce bandeau que t'offre une main pieuse. Car tu m'as donné,
à moi seul d'entre les hommes, ce privilège: d'être toujours
avec toi, de te parler et de l'entendre: car tu me parles et je
t'entends, bien que jamais je ne voie ton visage. Oh, puisse'
je finir ma course aussi pur que je l'ai commencée. Cette
prière délicieuse, et d'une vanité un peu naïve — un très
jeune homme, quand il est sage, se croit facilement un être
exceptionnel, et le Grec n'a pas le sens de l 'humilité: Ion
dira de même (643 s.): ce n'est pas la loi seulement, mais
mon tempérament naturel, qui m'ont rendu vertueux au ser'
19
JEAN FESTUGIERE
5 C p . aussi Achille dans Iph. Aul., 919 ss. et sur ces vers, Goos
sens, 691.
* εις α ν θ ρ ώ π ο υ ς (1369). Non pas "devant les hommes" (Mé
ridier), Hippolyte n'est pas un poseur, et c'est de la fidélité au ser
ment qu'il s'agit. Ce n'est que de cela qu'Hippolyte peut dire
μ ό χ θ ο υ ς . . . τ η ς ε υ σ έ β ε ι α ς . . . ε π ό ν η σ α . Appliquée au culte d'Artémis,
l'expression serait absurde puisque ce culte fait toute la joie du
jeune héros. C'est toujours le même, l'éternel problème. A quoi sert
de respecter la loi des dieux, de leur offrir prières et sacrifices, si,
au temps du malheur, ils ne se montrent plus nos amis? Les fem
mes troyennes rappellent à Zeus tous les soins qu'on rendait à son
temple, à son culte. Puis elles ajoutent (Troy. 1077 ss.) ; Je me de
mande, je me demande avec anxiété si tu prends souci de ces mal
heurs, oui, si de là haut, de ton trône céleste et de l'éther tu prends
pitié de ma cité. De même, un peu plus loin, Hécube (Troy. 1240
ss.) ; Je le vois, il n'y a jamais eu dans le vouloir des dieux que
mes tourments; Troie, entre toutes les villes, leur était odieuse et
c'est en vain que nous leur offrions des hécatombes. 1280 ss. : Ο
dieuxl Mais pourquoi invoquer les dieux? Auparavant déjà, ils n'ont
pas entendu mes appels.
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vice du dieu ^—, cette prière, disje, sert d'ouverture à ]a
tragédie. Et la tragédie s'achève sur un dialogue entre Arte
mis et Hippolyte. Ainsi la pièce estelle encadrée comme par
deux motifs musicaux, qui donnent à l'oeuvre son ton parti
culier et en constituent l'atmosphère. Ce dialogue, avec la fin
de l'Héraclès, est un des sommets de l'art d'Euripide. Vous
connaissez tous l'histoire. Racine l'a reprise en sa Phèdre. Je
puis donc me borner à traduire ce dernier morceau. On amè
ne sur une civière Hippolyte mourant. Sa souffrance physi
que est atroce. Mais sa douleur morale n'est pas moindre:
car il a le sentiment qu'il a été abandonné des dieux. Lui qui
était resté chaste par dévotion à Artémis, lui qui s'était mon
tré pieux au point de ne vouloir pas trahir le serment que
lui avait imposé la nourrice de Phèdre, voilà qu'il meurt
condamné par son père, condamné en vertu du serment mê
me qu'il avait prêté. C'est donc pour rien, ditil (1367 ss.),
que j'ai rempli les pénibles devoirs de la piété envers les
hommes Il se croit donc abandonné des dieux. Mais il se
EURIPIDE LE CONTEMPLATIF
Ion est plus jeune qu'Hippolyte. C'est encore un grand
enfant, on peut lui donner de quatorze à seize ans, et il a
encore les petits défauts charmants de l'enfance. Il n'aime
pas qu'un étranger adulte soit trop familier avec lui (524). Il
est fier d'appartenir à Apollon et il n'aime pas "céder le trot-
Cp. Androm. 1226 s. (à l'arrivée de Théti': qui vient consoler
Pénée de la mort de Néoptolème) : Ί ώ [ώ' | τ[ κ ε κ ί ν η τ α ι ; τ ί ν ο ς
α ι σ θ ά ν ο μ α ι | θ ε ί ο υ ; mais cette fois la déesse est vue.
s κ α τ ' δσσων δ ' o ù θ έ μ ι ς β α λ ε ί ν δ ά κ ρ υ 1396·
Cf. plus bas 1441 (Hippolyte à la déesse): μ α κ ρ ά ν δέ λεί ιχοις
^ çt δ [ ω ς ό μ ι λ ί α ν . De même Héraclès 1115 " A (le malheur
d'Héraclès, quand il a tué femme et enfants) κ&ν θ ε ώ ν τ ι ς , εί
•κ ά θ ο ι , κ α τ α ο τ έ ν ο ι . Α propos de l'insensibilité de Ganymède
divinisé devant les malheurs de sa patrie, Troie, L. Parmentier fait
observer justement (éd. des Troyerines, sur les vers 835837) : "L' im
munité visàvis des souffrances des hommes, que leur nature con
fère aux dieux, ne va pas sans une sorte d'insensibilité souveraine
qui, pour Euripide, met entre eux et nous une distance cruelle".
21
trompe. Car soudain Artémis est là. Il sent une brise divine,
il respire le parfum de la déesse (1391 ss.) : Qu'est ceci? 0
souffle caressant d'une divine haleine! Même dans ma tortu
re je t'ai senti, mon corps soudain est devenu plus léger''.
Estelle donc venue ici, Artémis, ma déesse? — £/Ie est là,
malheureux, ta déesse chérie. — Tu vois donc. Maîtresse, en
quel état, misérable, je suis? — Je vois, et je voudrais pieu
rer: mais un dieu ne doit pas pleurer^. — Plus de chasseur
pour toi, plus de servant... — Je sais. Mais tu restes mon
bienaimé même en mourant. — Plus d'écuyer pour toi, plus
personne pour soigner tes images. — . . . (1437 ss.) Adieu! Tu
es près de l'instant fatal, et je n'ai pas le droit de voir un
mort, le dernier souffle d'un mourant ne doit pas souiller
mon visage. — Adieu donc à toi aussi. Pars, Vierge bienheu
reuse. Notre longue intimité s'achève: puissestu la quitter
sans peine.
JEAN FESTUGIERE
22
toir", comme on dit en France, à des gens qu'il juge infé
rieurs à lui (635-7). Il pl^ît en revanche à guider les pèle
rins dans le sanctuaire, à voir sans cesse de nouveaux visages
(640 s.), et qui sont toujours joyeux, car c'est une joie de
visiter le temple (638 s.). Il se plaît aussi, devant ces visi
teurs, à faire un peu l'important, à se montrer bien renseigné
sur les pratiques du temple, les lieux où l'on peut entrer et
ceux qui restent interdits (219 ss.). Il est vif, et de son arc,
qu'il tient en mains, il est prêt à chaque instant à se venger
(524, 527). Quand il a appris que Creuse a essayé de le tuer,
il n'hésite pas un instant à vouloir l'égorger (1282, 1309 s.).
Mais deux traits sont délicieux chez cet enfant. Il ne connaît
ni son père ni sa mère (51, 313), il sait seulement que, tout
bébé, on l'a porté à Delphes (317) où la Pythie l'a adopté et
élevé (47 ss., 321). Or il a un désir passionné de retrouver
sa mère. Quand Creuse — qui est en fait la mère d'Ion, elle
l'a eu d'Apollon qui, toute jeune fille, l'a violée — · , quand
Creuse, à mots couverts, lui laisse entendre son désir de re
trouver son fils, il s'écrie (359) : Hélas! cette aventure est
pareille à la mienne. Puis, sur la remarque de Creuse (360) :
Tot aussi, je le vois, Etranger, tu regrettes ta malheureuse
mère, il répond (361) : Oui, mais ne me ramène pas au sow-
venir poignant de ce que j'ai oublié. Plus tard, quand, non
sans quelque froideur, il accepte Xouthos pour père, ce cri
lui échappe (563 ss.) : 0 mère chérie, quand donc, toi aussi,
te verrai'je} Maintenant, plus que jamais, j'ai la nostalgie de
toi, de savoir qui tu peux bien être. Mais peut-être es-tu
morte et ne saurais'je, même en songe, te voir. Et quand,
à la fin. Creuse l'a reconnu pour son fils, quelle joie, quel
ravissement de pouvoir contempler, enfin, sa mère: Oh, ma-
man chérie, comme il m'est doux de te voir, de me pencher
sur ton visage plein de joie (1437 s.).
L'autre trait délicieux, et qui nous ramène à la religion
contemplative d'Euripide — car les personnages qu'il crée
ne sont que des projections de ce qu'il ressent en lui-mê-
EURIPIDE LE CONTEMPLATIF
II. L E MYSTERE DE LA CRUAUTE DES DIEUX
Dès lors qu'on croit à des dieux, à l'action des dieux sur
la vie humaine, dès lors qu'on croit que tout dans cette
vie est dirigé par les dieux ou que, du moins, rien ne
s'accomplit sans leur vouloir ou leur permission — ce qui,
me — est celuici. Ion n'a pas seulement été nommé par les
Delphiens "gardien des trésors" ( χ ρ υ σ ο φ ό λ α ξ 54) et "in
tendant" (ταμίας 55) d'Apollon. Il sait, il sent qu'il ap
partient tout entier au dieu. Il se dit luimême l'esclave
d'Apollon (309), comme S. Paul se dira l'esclave du Christ.
Il n'a pas connu d'autre monde que l'enceinte du sanctuaire.
Il a couru, tout petit, autour des autels (52, en lisant
σ τ ρ ο ψ ά ς , non τ ρ ο φ ά ς , 323). C'est le dieu qui le nourrit
( i i o ) , qui le pourvoit d'une belle tunique (326 s.). Toute la
maison d'Apollon est aussi sa maison à l u i : il y couche, là
où le sommeil le prend (314 s.). Et il chante donc sa joie de
vivre dans l'amitié du dieu, de posséder le merveilleux pri
vilège de n'éprouver à l'égard du Divin que des sentiments
de confiance et de gratitude. Comme VHippolyte commen
çait par une prière à Artémis, ici encore c'est sur une mono
die admirable à Apollon que s'ouvre le drame (i 28 ss.) : Beau
le labeur, ô Phoibos, que je voue à ton service devant le
temple, en l'honneur du siège mantique. Glorieux est mon
labeur, puisque c'est à des dieux que je consacre mes mains
d'esclave, non à des maîtres mortels, mais à des maîtres im
mortels. Honorable est ce labeur, et je ne me lasse point de
peiner. Phoibos est pour moi un vrai père, un père qui a
donné le jour: car il me nourrit, et je bénis mon nourricier.
Celui qui est mon bienfaiteur (je lis τ ο ν δ ' ώ ψ έ λ ι μ ο ν έμοί
avec L Ρ au ν. 138, Φοίβον τ ο ν avec Heath au ν . 140), je
le nomme du nom de Père: c'est Phoibos, le dieu de ce
temple.
23
JEAN FESTUGIERE
24
en pratique, revient au même — , le problème du mal se pose
et veut être expliqué. Car il est bien clair que ce problème
implique la présence des deux termes: le terme " D i e u " sup'
primé, si tout est matière insensible, il n'y a plus de problè
me. On ne se révolte pas contre la roche qui vous écrase,
la vague qui vous engloutit. Mais si l'on croit que cette ro
che ou cette vague a été poussée contre vous par un dieu
qui veut vous faire du mal, alors on se demande: "Pour
quoi, que lui aije fait? De quoi suisje coupable, sinon d'exis
ter, minuscule insecte sur la terre, parfaitement incapable
d'offenser un dieu?" .
J'ai prononcé le mot coupable, il m'est venu naturellement
sous la plume, car il est manifeste que, dans les plus vieilles
croyances de l'humanité, tout malheur est considéré comme
le châtiment d'une faute. De cette faute, on peut être direc
tement responsable: Agamemnon a sacrifié Iphigénie, il est
tué par Clytemnestre ; et Clytemnestre à son tour est égor
gée par Oreste — les raisons de ce dernier meurtre sont plus
complexes, j 'y reviendrai tout à l'heure — . Ou bien on hé
rite de la faute. Elle a été commise par un lointain ancêtre,
et ses suites se font sentir par une chaîne de crimes de géné
ration en génération. Ainsi la race des Tantalides, dont les
derniers témoins sont Electre et Oreste, estelle vouée au
malheur à cause de la faute initiale de l'ancêtre. Tantale.
Vous avez reconnu aussitôt la notion du "péché originel".
Elle est, je pense, aussi ancienne que l 'humanité; elle se re
trouve probablement chez tous les peuples; elle est com
mune en tout cas et à beaucoup de légendes des Grecs et au
récit de la Genèse. C'est qu'elle est l'une des solutions, sans
doute la plus primitive et la plus simple, que l'esprit humain,
dans son angoisse, se donne du problème du mal. Une fois
Dieu ou le Divin conçu comme un Etre parfait, il ne peut
être responsable du mal — θ ε ό ς α ν α ί τ ι ο ς , dit Platon. Dès
lors, il faut bien trouver un responsable. Et l'on n'a le choix,
en ces cas, qu'entre deux réponses. Ou bien un antiDieu —
EURIPIDE LE CONTEMPLATIF
25
et la matière résistante conçue comme cause du mal est bien
encore un anti-Dieu — ou bien c'est l 'homme lui-même qui,
par une faute originelle, est tenu pour responsable de tous
les malheurs de l'humanité. C'est la croyance la plus ancien
ne, et, comme je disais, elle est courante. Electre accuse le
premier père de sa race (Euripide, Oreste, y ss. 988 ss.). Et,
dans le récit de la Genèse, tout le mal des hommes résulte
d'une faute de nos premiers parents.
Il y a là sans doute, dans la fatalité qui pèse sur une
race, à la limite sur toute la race humaine, quelque chose
de profondément tragique. Mais ce n'est pas le plus tragique.
Le plus tragique, c'est quand il n'y a pas de culpabilité hu
maine, c'est quand celui qui souffre, loin d'avoir commis
aucune faute, s'est toujours montré parfaitement pieux et
juste envers les dieux et envers les hommes. Ou encore, il y
a eu faute, mais celui qui a commis la faute n'en est pas
responsable, parce que le crime lui a été commandé par un
dieu. Le cas du "Juste Souffrant", nous l'avons vu plus haut
à propos d'Hippolyte, nous allons le revoir à propos d'Héra
clès. Le cas du crime divinement ordonné, nous allons le
voir à propos d'Oreste. Et nous pouvons observer aussitôt
combien ce problème a obsédé Euripide. Quatre tragédies au
moins l'ont pris pour thème: VHippolyte, l'Héraclès en fo
lie, ï'Oreste, l'Ion (dans la monodie de Creuse, 859-922).
Commençons donc par la "Juste Souffrant", dans l'Héra
clès. L'Héraclès d'Euripide, en cette pièce, n'est pas le sou
dard brutal de la légende ordinaire, tel que le montrent, par
exemple, les Trachiniennes de Sophocle. Il n'est pas non plus
l'espèce de Falstaff bon vivant que nous voyons dans l'Al-
ceste d'Euripide. Quand il rentre à Thèbes après ses durs
travaux, il ne ramène pas une concubine, comme il le fait
dans les Trachiniennes ou comme Agamemnon dans lé drame
de ce nom. Il est simplement le bon guerrier qui, fier de ses
exploits et la conscience pure, est tout heureux de revoir son
foyer, sa femme et ses enfants. Il est donc un "juste" et le
JEAN FESTUGIÈRE
' T h è m e constant chez Euripide: Hippol. 189 ss., 207, 981,
Oreste 13, 976 ss., etc.
·" Cf. Hippol. I I 0 2 ss., oil c'est Euripide qui parle, car, bien
que le choeur soit composé de femmes de Trézène, nous avons
pourtant dans la strophe i les participes masculins KEÓOCOV (1105) et
XEÓOOCÙV (1106), les féminins ne paraissant que dans l'antistrophe
26
malheur qui va fondre sur lui est un malheur immérité. Pour
bien comprendre la raison profonde de ce malheur, il faut
rappeler les données du drame. Il est admirablement compo
sé, de deux parties qui font contraste, avec, à la charnière,
un dialogue entre deux personnages divins, Iris messagère
d'Héra et Lyssa déesse de la folie, où nous est révélée l'es
sence même du problème du mal, la souffrance du héros qui
n'est pas coupable ( ο υ δ έ ν δ ν τ α ς α ί τ ι ο υ ς Hér. 1310).
Quand le drame s'ouvre, Héraclès est en train de subir sa
dernière épreuve et il semble que de celleci il ne sortira pas
vainqueur, car elle a consisté à le mener dans l 'Hadès, d'où
l'on ne revient pas. Profitant de son absence et convaincu
qu'elle sera définitive, un tyran local, Lycos, s'est emparé du
pouvoir à Thèbes, et il s'apprête à assassiner, non seulement
le vieux père d'Héraclès, Amphitryon, et son épouse Méga
ra, mais encore et surtout les fils d'Héraclès, qui sont au
jourd'hui des enfants, mais qui pourraient un jour vouloir
le venger. Dans cette première partie (1814), nous voyons
donc d'abord les apprêts du meurtre, avec les thèmes obli
gatoires de la peine de vivre (503 ss. : Amphitryon) de la
révolte contre l'injustice des dieux (347 α μ α θ ή ς τ ι ς εΙ
θ ε ό ς , η δ ί κ α ι ο ς ο 5 κ ^ψυς: Amphitryon à Zeus). Sou
dain, alors que tout semble perdu, et que les victimes sont
déjà là parées de vêtements funèbres (442 s., 497), Héraclès
revient. Il embrasse son père, sa femme, ses enfants, le dé
sespoir total fait place au ravissement, et, comme il nous
arrive, à nous pauvres hommes, continuellement ballottés
d'un sort à l'autre, à la révolte contre les dieux succède une
critique de cette révolte Où donc, chante le choeur des
EURIPIDE L E CONTEMPLATIF
( ε ύ ξ α μ έ ν ^ l i i i , μ ε τ α β α λ λ ό μ ε ν α i i i y ) . "Sans doute la pensée des
dieux, quand elle pénètre en mon esprit, m'aide grandement à chas
ser la douleur. Et pourtant, comme je garde quelque lucidité au fond
de mon espoir, je cède au doute, quand je vois les destins hasardeux
des hommes et leurs actions. Car tout change, tout passe d'un état
à un autre, et le temps de vie mesuré aux hommes varie continuel
lement dans d'innombrables vicissitudes". L'une des rares déclara
tions optimistes (ou la seule?) se trouve dans la bouche de Thésée,
Suppl. 195218 (pour le dieu "civilisateur", cp. Esch., Prométhée: le
thème est traditionnel jusqu'au moins Diodore de Sicile, 1. I).
vieillards thébains, où est l'homme qui, bien que mortel,
voulant souiller de son impiété les dieux, a lancé contre les
Bienheureux du ciel cette calomnie insensée, que les dieux
sont impuissants? (757759)·•· Les dieux, les dieux prennent
soin de distinguer entre les méchants et les pieux (772 s.)...
Les dieux aiment encore la justice (813 s.). A peine achevé
ce bel hymne de confiance, on voit apparaître dans l'air, sur
des chars, audessus du palais d'Héraclès, Iris et Lyssa. "Lys
sa offre l'aspect effrayant d'une Gorgone; elle a des serpents
dans les cheveux et tient un fouet dans la main" (Parmen
tier, édition Budé, p. 51). Ce dialogue entre Iris et Lyssa
(822874) sst, comme je le disais, à la charnière du drame et
il en révèle le sens profond. Quel est le crime d'Héraclès,
pourquoi doitil être puni? Apparemment, selon la légende
primitive, il n'est coupable que d'être le fils de Zeus, le plus
grand des dieux, et d'une mortelle, Aicmène. D'où la ja
lousie d'Héra, épouse de Zeus, d'où la guerre implacable
qu'elle ne cesse de faire au bâtard. Maintenant qu'il est arri'
vé au terme de ses épreuves, dit Iris, messagère d'Héra, la
déesse veut qu'il se souille du sang des siens par le meurtre
de ses enfants, et je le veux également (830 ss., trad. Par
mentier). Iris demande donc à Lyssa de plonger Héraclès
dans une crise de folie furieuse, au cours de laquelle, cro
yant voir en eux des ennemis, il massacrera sa femme et ses
enfants. Lyssa refuse d'abord. Elle connaît son pouvoir, elle
sait ce qui doit résulter de son intervention. Or Héraclès est
27
JEAN FESTUGIÈRE
•1 On ne peut non plus expliquer autrement la plainte d'Hécube
28
méritant : il a civilisé des contrées inaccessibles et la mer sau
vage, il a restauré, à lui seul, le culte des dieux là où il était
tombé par le fait d'hommes impies. Cesse donc, je te le con
seille, de vouloir un crime énorme (851-854). L'épouse de
Zeus, répond froidement Iris (857), ne t'a pas envoyée ici
pour des actes de sagesse. Lyssa alors prend à témoin le So
leil qu'elle agit contre son gré, mais, puisqu'il lui faut obéir
à Héra — elle n'est qu'une déesse subalterne — , elle agira
(858 s.).
Te l est le sens apparent de la tragédie. Mais son sens réel
est bien plus profond. Héraclès est le symbole de l'humanité
souffrante, qui, chaque jour, peine et lutte pour accomplir
son destin. Aussi longtemps donc que l'homme est dans
l'épreuve, il est indemne. Avant qu'il n'eût achevé ses durs
combats, Héraclès était protégé par les luttes mêmes aux
quelles son sort le contraignait (827 s.). Maintenant qu'il a
fini, qu'il est heureux, il est perdu. Pourquoi? Parce que le
bonheur est l'apanage du Divin, parce que les dieux ne per
mettent pas que l 'homme, même juste, même vertueux, soit
trop heureux, parce que les dieux, en fait, jalotisent le bon
heur de l'homme. C'est là ce que signifie ici, la haine d'Héra.
Qu'il connaisse, dit encore Iris (840 ss.), quelle est à son égard
la colère d'Héra... Les dieux ne seront plus rien, le sort des
hommes sera trop grand, si Héraclès n'est pas puni. Puni de
quoi? D'être heureux. Alors Héraclès doit massacrer ses fils.
Et le choeur s'écrie (887 ss.) : O Zeus, ta race même, bientôt,
n'aura plus de descendance: voici que des Punitions furieuses,
mangeuses de chair crue, rançons pour le crime (d'être heu
reux) la feront s'affaisser sous le poids des calamités. Cette
croyance sinistre, nous la retrouverons dans VOreste (971 ss.) :
Elle a passé, elle a passé, elle s'est évanouie tout entière, la
race des enfants de Pélops, la maison qu'on enviait jadis pour
son bonheur. La Jalousie des dieux l'a détruite Pour cette
EURIPIDE LE CONTEMPLATIF
Héraclès est puni sans avoir commis de faute. Oreste est
puni en conséquence d'une faute, mais il n'en est pas vérita
blement responsable puisque c'est Apollon qui lui a ordonné
de la commettre. En sorte que nous retrouvons ici le même
thème : une souffrance voulue ou permise par les dieux
— puisque tout se fait par eux ou rien sans eux — sans
qu'il y ait de culpabilité húmame. 11 y a d'ailleurs, même
dans la forme extérieure, de grandes ressemblances entre les
deux drames. Ils sont composés tous deux de deux parties
contrastées : d'abord catastrophe imminente, puis résignation
ou salut. La punition, dans les deux cas, consiste dans un
état de démence, unique chez Héraclès, intermittent chez
Oreste. La folie, de part et d'autre, présente les mêmes traits :
une hallucination, au cours de laquelle Héraclès croit voir des
ennemis qu'il doit tuer (935 ss.), Oreste des vierges à l'oeil
sanglant, à l'aspect de serpent (253 ss.). Puis chacun de ces
malheureux tombe dans un profond sommeil (Hér. 1005,
1013 = Or. 132210), et il y a des deux côtés une scène où
l'on supplie le choeur de ne pas réveiller le malade (Hér.
1042 ss. = Or. 136 ss. Noter σ ί γ α σ ί γ α , λ ε π τ ό ν Ιχνος
ά ρ β ύ λ η ς | τ ί θ ε τ ε Or. 140 s. = Héracl. 1042 ss. où σ ί γ α
ο ι γ α τ ο ν ΰτινω τταρειμένον έ ά σ ε τ ε έ κ λ α θ έ σ θ α ι κ α κ ώ ν ; )
Des deux côtés aussi, le malade, à son réveil, est tout étonné
dans les Troyennes, 1240 ss. Ούκ ην δρ* âv θ ε ο ί σ ι π λ η ν οΰμοί
i rovoL I Τ ρ ο ί α τε πόλεων ε κ κ ρ ι τ ο ν μ ι σ ο υ μ έ ν η , | μ ά τ η ν δ*
έ β ο ϋ θ υ τ ο ϋ μ ε ν . Troie était trop heureuse, il a fallu qu'elle périsse.
29
Jalousie, les Grecs ont un mot spécial, nétnésis, et de cette
Némésis ils ont fait une déesse, avec son temple, son autel
et ses prêtres, notamment à Rhamnonte en Attique : une
déesse, pour bien marquer qu'il y a là une force si puissante
dans le cours des affaires humaines qu'elle ne peut provenir
que du Ciel,
JEAN FESTUGIERE
30
et comme hébété (Hér. 1105 ss. εκ T O L π έ π λ η γ μ α ι . . . τ ί ς
ε γ γ ύ ς . . . δ ύ σ γ ν ο ι α ν δ σ τ ι ς την έμήν ί ά σ ε τ α ι ; ) de se
trouver dans l'état où il est, il ne reconnaît plus rien, n'a
plus aucun souvenir de ce qui lui est arrivé (Or. 215 s.),
il a le sentiment d'avoir été comme entraîné par une vague
terrible (Hér. 1091 s. ώς έ ν κ λ ύ δ ω ν ι καΐ φρενών
τ α ρ ά γ μ α τ ι | πέτιτωκα δ ε ι ν φ = Or. 279 έκ κ υ μ ά τ ω ν
γαρ αυθίς αυ γ α λ ή ν ' όρώ). Des deux côtés enfin, le
malade se sent souillé et, dans le cas d'Oreste, sale — il ne
s'est pas lavé depuis cinq jours. Or. 39, 422 — , et il se cache
la tête, par crainte de se montrer impur au visiteur (Héra
dès devant Thésée 1155 ss., 1198 ss., 1218 ss., 1233 = Ores
te 42 s.).
Il y a pourtant deux différences. Héraclès est, depuis
longtemps, un homme adulte, il a largement connu la vie,
ses peines et ses joies, il a lutté et triomphé, il a femme et
enfants, et, dans la tradition ordinaire, on ne compte plus ses
maîtresses. Oreste — et c'est ce qui le rend si digne de pitié
à nos yeux — est, physiquement, à peine sorti de l'adoles
cence, moralement, encore un enfant. Quand son père et
Ménélas sont partis pour la guerre, c'était un nourrisson aux
bras de Clytemnestre (Or. 377). A u retour du roi, il avait
dix ans, l'âge où l'on poursuit des bêtes dans les bois : il
porte encore au sourcil la cicatrice de la blessure qu'il s'est
faite un jour en poursuivant, avec Electre, un faon (Electre
573 s.). Dans l'Electre et l'Oreste — dont les événements se
passent cinq jours après le meurtre de Clytemnestre (Or. 39,
422) — , il a l'âge de l'éphèbe grec qui s'exerce dans les
gymnases (El. 528). En outre, depuis le temps au moins qui
a suivi la mort d'Agamemnon, il a traîné la vie de l'exilé,
qui doit se louer, pour subsister, au service d'une cité ou
d'une famille (El. 130 s., noter λ α τ ρ ε ύ ε ι ς ) . Sa tête a été
mise à prix par Egisthe (El. 32 s.). Enfin, et c'est le plus
horrible, dans les années où un garçon ne devrait que rire et
fortifier son esprit et son corps, il a eu à affronter ce dilem
EURIPIDE LE CONTEMPLATIF
•2 "Insensé", ά μ α θ ί α ν έθέστιισας ΕΙ. gyi. De même aussi
les Dioscures, Φοίβου τ ' ά σ ο ο ι γ λ ώ σ σ η ς έ ν ο π α ί (ΕΙ. 1302).
'3 Et par ailleurs fils de Lèda, frères d'Hélène et de Clytem
nestre.
Φοίβω τ ή ν δ ' à ν α θ ή σ ω , | π ρ ά ζ ι ν φ ο ν ί α ν . De même
Hélène dans l'Oreste 76 (είς Φοίβον ά ν α φ έ ρ ο υ σ α τι^ν
ά μ α ρ τ ί α ν ) , Oreste luimême (ih. 597 ά ν α ψ έ ρ ο ν τ ί μ ο ι ) . Voir
aussi Electre 1245 s. (les Dioscures): Φοίβος τ ε , Φ ο ί β ο ς . . .
σοφός δ ' ών ούκ εχρησέ σ ο ι σοφά et cp. Androm. 1161 ss.,
31
me : "Je dois, c'est là un acte de piété (δσιος Or. 547), ven
ger mon père; mais tuer ma mère est un acte absolument
impie (ανόσιος είμι Or. 546, α ν ό σ ι α δρών 563)» devant le
quel tout mon être recule (El. 966 ss.)".
Or, et c'est ici que je veux en venir, Oreste doit venger
son père parce qu'il en a reçu l'ordre d'Apollon. Sur ce point,
il est constant qu'Euripide a interprété la légende dans le
même sens qu'Eschyle. C'est ce qui donne, et à VOrestie
d'Eschyle et aux deux drames parallèles d'Euripide (Electre,
Oreste), un caractère tragique absolument unique, puisque
tout le problème religieux s'y trouve engagé: l'homme a
commis une faute sur l'ordre d'un dieu, puis, la faute com
mise, il est abandonné par ce dieu. Que l'ordre soit venu
d'Apollon, Euripide l'a toujours marqué, et dans l'Electre et
dans l'Oreste. Dans l'Electre: Ο Phoibos, s'écrie Oreste un
peu avant le crime, quel oracle insensé tu as rendu..., toi
qui m'as ordonné, contre toute justice, de tuer ma mère!
(El. 971, 973). Cet ordre est si extraordinaire qu'Oreste se
demande si ce n'est pas un "démon vengeur" (άλάστωρ)
qui, sous les traits du dieu, a parlé ainsi (El. 979). Il ne peut
croire que l'oracle ait raison (981) et ne se décide enfin que
parce qu'il faut obéir aux dieux (985 ss.).
Mais alors, si les dieux ont donné l'ordre, c'est à eux que
remonte la responsabilité de l'acte. Tel est l'avis déjà des
Dioscures, euxmêmes des dieux à la fin de l'Electre: C'est
à Phoibos que j'attnbue ce meurtre sanglant (El. 1296 s.)
JEAN FESTUGIERE
en particulier 1164 s. Έ μ ν η μ ό ν ε υ σ ε δ ' (scil, Apollon), (δσπερ
ά ν θ ρ ω π ο ς κ α κ ό ς , | π α λ α ι ά ν ε ί κ η ' π ώ ς δ ν ουν εΐη σ ο φ ό ς ;
15 Voir aussi Iph, Tarn. 711715, 975, Androm, 10311036.
32
Dans l'Oreste, on ne cesse pas de rappeler le même thème:
Apollon a donné Tordre, Oreste a obéi, il est donc parfaite
ment injuste qu'Apollon maintenant abandonne Oreste (28
et 31 : Electre, 76 et 121 : Hélène, 163 ss. et 191 ss.; Electre,
329 ss. : le choeur, 416 et 4 1 8 : Oreste, 591 ss. et 596 ss.,
598 s . : Oreste, 955 ss. : Messager). N e retenons qu'un seul
de ces passages. Il est dans l'apologie qu'Oreste présente de
vant Tyndare son aïeul, le père de Clytemnestre (Or, 591
ss.) : Tu le vois, Apollon, de son siège au nombril du monde,
dispense aux mortels une parole tout à fait claire, et nous,
nous obéissons à tout ce qu'il a bien pu nous dire: c'est à
lui que j'ai obéi quand j'ai égorgé ma mère. C'est lui donc
que vous devez tenir pour impie et tuer. C'est lui le coupa
ble, non pas moi. Que me fallaitil faire} Ou seraitce que le
dieu, sur qui je rejette la faute, n'est pas capable d'effacer ma
souillure} Vers quel refuge pourraton bien fuir encore, si
celui qui a donné l'ordre ne me sauve pas de la mort} Ne
va donc pas dire que ce que j'ai fait est mon crime: dis
plutôt qu'en l'accomplissant je me suis perdu
Demandonsnous maintenant ce qui se cache derrière le
fait légendaire de l'oracle d'Apollon et quelle sorte de con
flit moral s'est imposé au malheureux Oreste. En vertu de la
solidarité de la famille dans une société où la figure du père
est dominante, venger son père se présente comme un devoir
immédiat sanctionné par la religion. Tuer sa mère, d'autre
part, et cela dès le temps sans doute où l 'homme apparut
sur terre, est l'acte le plus abominable qu'un être humain
puisse commettre. Et nos réflexes tout premiers et la religion
encore condamnent cet acte, on ne transperce pas le sein qui
vous a nourri enfant. Voilà donc Oreste pris entre deux obli
gations religieuses. Il est pieux ( ô o L o q ) s'il tue; il est impie
EURIPIDE L E CONTEMPLATIF
33
s'il tue (Or, 546 s.). Que faire, vraiment, que faire? (T[
Xprjv ^£ &pâaai ; T( xpfjv (is ô p â v ; Or, 551 = ib, 596).
Oreste n'est pas une jeune brute. C'est un garçon plein de
conscience (Or, 396), après le meurtre il est consumé par ses
remords mêmes (398), les Erynies qui le harcèlent ne sont
que la projection au dehors de ses doutes intérieurs. Et c'est
un garçon plein de délicatesse. Dans la scène initiale du dra
me (211 ss.), l'une des plus belles, des plus touchantes, du
théâtre universel, dans cette scène où nous voyons la grande
soeur soigner, avec quelle tendresse, quelle compassion, son
petit frère, il a honte de se montrer si misérable devant Elec
tre et de lui donner tant de peine (281 s.), il la supplie d'aller
se reposer un peu, de prendre quelque nourriture, de donner
des soins à son corps (301-306). On peut donc imaginer quelle
a dû être son angoisse avant l'acte, quel est son désespoir
après. On peut imaginer quelle acuité a dû prendre chez ce
très jeune homme à l'âme tendre le conflit moral et religieux
qui s'est présenté à lui. Je dis bien religieux, car, pour les
Grecs de l'âge héroïque, tout est commandé par les dieux.
C'est la raison même qui les a fait créer, comme instinctive
ment, l'oracle de Delphes. Il faut, il faut absolument, savoir
ce que les dieux veulent, sans quoi nous ne réussissons en
rien.
Oreste donc a obéi. Et maintenant il est pris de folie.
L'assemblée d'Argos va le condamner à mort, lui et Electre.
Ménélas, son seul appui humain, le trahit. Et il n'a point
d'appui d iv in : nul signe venu du Ciel, Apollon l'aban
donne.
Quel problème, en vérité, pour une âme contemplative!
Nous tâchons d'obéir à Dieu, même dans les actes qui nous
coûtent le plus, nous accomplissons les commandements de
Dieu, même les plus difficiles, et Dieu se tait. Il est comme
s'il n'était pas. Nous sommes dans la "Nui t Obscure" qu'ont
si bien décrite vos mystiques. Le silence de Dieu. Ça a été le
martyre d'Oreste, c'est le martyre quotidien du chrétien.
lEAN FESTUGIERE
34
Arrêtons-nous ici. J'ai essayé de vous montrer qu'Euripi
de est, authentiquement, une âme contemplative. Il a le désir
du Divin : ï'Hippolyte et l'Ion le prouvent. Mais il se heur
te, dans ce désir, au mystère auquel nous nous heurtons tous,
le silence de Dieu. Et alors, comme il est païen, comme il n'a
pas eu encore la révélation d'un Dieu qui vient ici-bas pour
souffrir et mourir comme nous et avec nous, il n'a pour seule
ressource que la résignation, le sentiment, noble sans doute,
mais amer, que l'homme ne se montre jamais aussi grand que
quand il accepte son destin. C'est ce que reconnaît Héraclès
lorsque, dans sa réponse à Thésée, il accepte de vivre encore
malgré l'horreur qu'il a de lui-même : Bien que plongé dans
le malheur, j'ai réfléchi, je crains d'être accusé de lâcheté si
je fuis la clarté du jour... Je me fortifierai contre la tentation
du suicide... Maintenant, je le vois, il faut obéir en esclave
au destin (Hér. 1347 s., 1351, 1357).
C'est le dernier mot d'Héraclès. C'est le dernier mot de
la sagesse grecque.