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LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

Convoqué par sa vieille amie Diane, Maxime Odradek inter-

rompt son exil américain pour un hommage à leur ancien pro-

fesseur de philosophie. Et avec Diane, c’est tout Valmondois,

domaine du Val-d’Oise et de sa décadente jeunesse, qui s’en-

gouffre dans ces quelques jours parisiens. Parti à la recherche

du temps perdu, Maxime l’agnostique, sévèrement menacé par

l’horizon de la cinquantaine, est soudain plongé dans le présent

que ses propres bifurcations lui ont épargné. Parmi tous ses

vieux-jeunes amis effrayants d’autosatisfaction, et nez à nez

avec son grand amour mort, le voilà confronté de plein fouet à

la possibilité d’un avenir. Saura-t-il voir et saisir les secondes

chances que le destin met sur sa route ?

Drôle et mélancolique, virtuose et grinçant, Le Sérieux des

nuages pourrait bien être le désopilant roman du tragique exil

intérieur auquel nul n’échappe. Denis Baldwin-Beneich a l’inso-

lence d’en faire un divertimento d’une férocité et d’une élé-

gance rares.

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DENIS BALDWIN-BENEICH

Denis Baldwin-Beneich a connu un succès déraisonnable avec

un premier thriller écrit à quatre mains au plus fort des années

1980 (Softwar, Robert Laffont, 1984).

Editeur, il a dirigé la collection “Nouvelles Angleterres” chez

Balland pendant douze ans. Depuis 1999, il vit à Providence,

Rhode Island, USA.

DU MÊME AUTEUR

SOFTWAR, Robert Laffont, 1984 (avec Thierry Breton).FAUSSE DONNE, Balland, 1990.L’IMPOSTEUR, Balland, 1992.

L’ANNIVERSAIRE DE LIZ LAPIN, Balland, 1993.LE PLUS GRAND RABBIN DU MONDE, Denoël, 2002.LES CORBEAUX DE PROVIDENCE, Denoël, 2006.

© ACTES SUD, 2010ISBN 978-2-7427-8817-0978-2-330-00838-3

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Denis Baldwin-Beneich

LE SÉRIEUXDES NUAGES

roman

ACTES SUD

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Pour Sarah

Pour Sophie

A la mémoire de

Patrick Norman Storey

MIT Class of 1965

Lorsque la mémoire nous sera rendue,L’amour connaîtra-t-il enfin son âge ?

EDMOND JABÈS,La Mémoire et la Main.

Yes, women.I luxuriate in women.

ANONYME, 1860(à la manière de Walt Whitman).

… L’existence effective s’est montrée àmoi au milieu des illusions, de même quela terre apparaît aux matelots parmiles nuages.

CHATEAUBRIAND,Mémoires d’outre-tombe,

quatrième partie, livre XLIV.

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Première partie

CUMULUS

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I

Donc Diane, voilà qu’un beau jour, out of theblue, elle me sonne. Je ne l’avais pas revue, nientendue depuis des années, pas plus que lesautres de la bande de Valmondois. Si ça lagênait ? Rien du tout ! Quand elle parle, Dianeest chez elle. Avec un naturel qui aurait pu fairecroire que nous nous étions quittés la veille,que nous habitions toujours le quartier, de partet d’autre d’une rue où s’écoulait désormais l’At-lantique… Des gens comme ça, c’est elle ! Unpetit côté Madone nerveusement persuadée, enplus. Ils se baignent, ces gens-là, s’étirent et seprélassent dans les heures tièdes et parfuméesdu monde, vous traversent les continents, lesannées, les rancunes, pour vous sauter dessusde toute la hauteur de leurs défauts, avec leurseffets en piles, leurs tics à tout va, des mallesd’eux-mêmes… Et puis, ils vous tendent lamain, la voix, on ne sait quoi d’autre de vacant,sourire démodé aux lèvres, parce que tel estleur bon plaisir – et le vôtre, sûrement, si vousne crachez pas sur la flatterie.Insoucieux, gonflés, le genre à se trouver déli -

cieux en toute circonstance, soudain les revoilà,comme un nuage, comme des vaisseaux, commel’ombre, ces chers visages de notre passé. Ob -jet de l’appel : elle donnait une garden-party en

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l’honneur de Malauzet. “C’est pourtant loin d’enêtre une, de garden-party, précisait-elle. Plutôtun hômmââhge !”Diane : obscure parce qu’elle ne pense pas.

Horreur de la clarté.

Sur le moment, un peu médusé de l’entendre ànouveau, je retrouvais un sentiment très ancien :celui de préférer l’approuver plutôt que de l’écou -ter. “On vient de remettre les pââhlmes académi -ques à Malauzet”, ajoutait-elle. Avec les in flexionsde sa voix, elle soulignait d’un trait en haut,d’un autre en bas, les mots de sa phrase. Le tout,prononcé avec les dents du fond comme par lepassé. A en laisser rêveur. Ses défauts n’avaientpas été accentués avec l’âge. Mieux : elle avaitsu les conserver intacts. De toutes les façons,j’avais toujours eu l’impression d’entrer dans unevolière dès qu’elle se mettait à parler, d’en sortir,si tout à coup elle se taisait. “Il fallait témoignerde notre ââhffeechion…” Parfois, elle prolongeaitles syllabes comme on fait pour effrayer les petitsenfants. “… de notre reuhconnhéeessanchee en -vers celui qui a été notre professeur de philo so -phie ; un phâââhre éclairant notre abhôminâââblejeunesse. C’était donc…”Le reste de sa phrase était laissé en suspens.

A moi, soutier, d’en débrouiller la signification,d’en régler le détail. Impérissable règle des gensdu monde : abandonner aux autres le souci dedémêler ce qu’ils viennent de dire. Diane, dansla ligne. Le temps qu’elle finisse, le temps queje comprenne, elle était déjà loin. “Tu en seras,si tu veux bien…”, avait-elle dit. “Commandé”se rait plus juste, car il y avait dans sa manièred’appuyer sur la politesse, un ton qui évoquait

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plus un ordre tout net qu’une simple invite. Sibien que je l’avais retrouvée d’emblée, entière, mavieille amie, à ses intonations, comme on recon-naît, malgré la porte derrière laquelle il est encorecaché, dès les premières secousses cascadées dela voix, la gueule de Louis Jouvet, son costumecroisé, sa dégaine pas bien franche.

J’étais embarqué. Enfin, oui et non. Plutôt attiréet repoussé par ce curieux retour vers l’oasis oule mirage de notre jeunesse. Oh, et pas vraimentdupe non plus. D’abord parce qu’on ne s’étaitjamais aimés de manière décisive, Diane et moi.Ensuite, je ne voyais pas entre nous un quel-conque “acheminement” en vue. On ne rallumepas des cendres, voilà.Malauzet, là oui, c’était autre chose. Comme

par-delà le paysage et l’époque, ce bonhomme.Un souvenir à tout rompre ! Même si, en un quartde siècle, je n’avais pas trouvé une minute pourlui faire un mot, le saluer, lui dire merci, quel quechose qui lui aurait fait comprendre que je luiétais redevable de je ne sais trop quoi ; le pres-sentiment d’une voie, d’une recherche peut-être,entre l’utopie de la jeunesse et l’illusion de l’âgeadulte. L’occasion offerte par Diane n’était-ellepas trop belle ? D’autant que deux semaines au -paravant, dans un petit moment d’égarement,façon Henri Brulard, (un de ces jours en pente,vous savez), j’avais défait ma ceinture pour gra-ver sur le dedans : “Je vais avoir la cinquantaine.”Alors ?Alors l’idée de pouvoir faire avec Malauzet le

bilan de nos existences respectives, maintenantque tout cela était plus ou moins derrière nous,qu’objectivement, il ne restait plus beaucoup de

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vie à vivre, ni pour lui, ni pour moi, tout celame parut de saison et, pourquoi ne pas le dire, meten ta. Sans morbidité aucune. A la manière d’unlong regard sur le calme des vieux, les pieds dansles eaux oublieuses du Léthé, la chance d’en cau-ser une dernière fois avec quelqu’un sur le dé -part, d’obtenir de lui des éclaircissements sur uneformule ésotérique d’autrefois. Moi : “Vous vou-liez dire quoi par la vie est une fontaine ?” Lui :“La vie n’est pas une fontaine.”

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II

Faut que je vous mette un instant à Valmondois,charmant village du Val-d’Oise. Sans quoi, vousrisqueriez de vous perdre dans mon histoire,de confondre ce patelin avec un autre, celuidu pays de Caux, par exemple. Les ruines del’abbaye du XIIe n’y seraient plus. Le pittoresqueen prendrait un coup. Fâcheux, rien de plus. Caren fin, vu de près, nez dessus, Yvetot vaut Cons -tantinople ! D’ailleurs, on nous en a tapoté, despaysages ! Et pas d’hier. En avons-nous assezsubi, de ces “chemins creux”, de ces “lisières debois”, de ces “matinées d’octobre”, de ces “bordsde rivière” ? Et la forêt de Fontainebleau donc,nous l’a-t-on assez servie par petites tranches ?Le paysage, c’est bon à mettre derrière les figureset voilà tout. Même si quelques-unes de cesfigures, je le concède, en surgissant dans deslieux où elles n’avaient encore jamais été aper-çues réfutent à coup sûr ce qui vient d’être dit ;façon Très Sainte Vierge au milieu de Bouddhaspurs et parfaits d’un temple tibétain. Mais bon,Valmondois (vallis munda), l’élégance de sa val-lée, son herbe verte, son ciel bleu, ses grandsarbres qui joignent les mondes… Théâtre d’unâge d’or toujours chimérique, avec ce risque : neplus être là au prochain retour, s’écrouler et dis-paraître comme un décor de carton-pâte.

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Cette sensation, ce petit coup de tonnerre in -time – exaltez-vous ou devenez pâle, mais nechangez pas de physionomie – je connais commevous. Moralité : on ne cloue pas le temps aupassé. On peut toujours essayer. Ça ne marchepas. Donc : Levez-vous et emportez votre lit, commeil est dit quelque part. Parce que chacun, un jourou l’autre, s’est trompé de chemin, d’épo que,d’histoire, parfois même de monde. Tenez, moi,avec mes promenades autour d’Yonville – villagenormand de Ry, en vrai – livre en main, sansjamais pouvoir retrouver le château du Héronqui avait inspiré celui de la Vaubyessard pourla Bovary. A croire qu’elle l’avait rêvé, son bal, laEmma. Mais nos souvenirs, les bons, les beaux,les autres, les pathétiques (toujours trop longspour être racontés), ne sont-ils pas tous de lamême farine ? Quant aux rustiques du pays, cesmonstres d’innocence, sur la question de savoiroù était passé ce fichu château, ils répondaient :“Gi ! Connais point !” Ou encore : “… L’étaitbeau comme voilà… Démonté pierre par pierre !Vendu, parti en Amérique…” C’était selon. Ah,oui, s’il avait été question d’un bœuf, d’unâne, d’un vieux bouc…, on les aurait entendus.Pas poètes pour un sou, les pignoufs ! Donc,moi, rapport à Valmondois, et dans un style decommère, si vous voulez bien, ce sera sans lési-ner sur les broutilles, et petit à petit, sans relâche,sans tomber dans le piège de se laisser rebuterpar quoi que ce soit. Une façon comme une autrede vous faire sentir, en descendant dans les dé -tails (les détails, ça se caresse), que je ne cacherien, rien de futile, rien d’important, non plus.J’ajoute : sans relire, comme pour mon épitaphe,de peur de me reprendre, par-ci, par-là et, audernier moment, d’enjoliver pour mentir, une

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dernière fois. Pourtant, je vous entends déjà. Vousallez me dire : “Mais ça ne s’est pas tout à faitpassé comme ça !” et vous allez donner à ce “pastout à fait” des allures de démenti.

N’importe. Les pages, même tournées, se valent.Nos histoires, les petites, les grandes, ne sont

peut-être que des contes de fées ratés, un pet àvêpres, un zéro dans la lune, calembours sancti-fiés, pâtissage de lieux communs et autres pro-verbes, le tout mis au rancart par un siècle quin’en veut pas, dissipe et escamote tout sous nosyeux.

“Le village de Valmondois peut passer pourl’un des plus jolis de tout le département du Val-d’Oise.” Voilà ce qui se disait dans le salon deprovince que je fréquentais, milieu des annéesquatre-vingt, où les femmes et tout ce qui leurressemblait n’étaient plus à la mode, même si,comme le rappelle le très délié Brantôme, che-min jonchu et con velu sont fort propres pourchevaucher. Seulement voilà, pour coller à l’airdu temps, on leur préférait les chevaux, lanature, les choses simples, les discussions sur lachaux grasse, les chaînes d’angle, les lupins :“Magnifiques quand ils sont bleus !” et la cus -cute !

A ne pas croire, ces petits souvenirs révéla-teurs d’une époque qui nous reviennent commeça, avec d’autant plus de force et de clarté qu’ilsnous paraissent aujourd’hui inconsistants. Maistant qu’à crever d’orgueil, hein, ça ou autrechose, pourquoi pas ? Il n’empêche, ça couchaittoujours, ou plutôt, ça foutait, dirions-nous, maisalors pardon… Pas le foutre tragique, non. Etsans un mot, façon moine trappiste… En bonne

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logique, on ne rappelait pas après. C’était là l’usagede Vénus tel que nous le pratiquions. Jouir, il n’yavait vraiment que ça ; un style, vous dis-je, avecles voluptés, n’importe lesquelles, à conditionqu’elles soient chaque fois nouvelles. Le sexe,maintenant que j’y pense, était peut-être le seulaccès à l’extraordinaire que nous connaissions.En tous les cas, notre excentricité, si c’était biende cela qu’il s’agissait, se manifestait par l’abusde boissons, de stupéfiants, toutes sortes d’excèssexuels… Quant à l’amour, c’était l’Hâmour ; cetruc d’un autre âge qui existait dans les livres. Ala rigueur, cette tuile qui nous tombe sur la têtequand on passe dans la vie. Plus simplement, unpiège à cons pour les cons. On touchait à tout,candidement échangistes, aux filles qui étaientprises, à celles qui ne l’étaient pas ou qui fai-saient semblant d’être quelque chose, aux mala -droites, avec leurs manières et leurs charmes,aux autres, inclassables, et puis aux moches aussi,parce que la beauté, on s’en fichait complète-ment ; bref à tout, vraiment à tout, sauf à l’Hâ-mour. Pour nous, c’en était bel et bien fini desfleurettes, on se consultait au ventre, directement.Après ça, il n’y avait plus qu’à laisser sécher.Sans le savoir, nous étions redevenus d’antiquesRomains : aimer c’était éjaculer.

Vous brûliez les étapes ! me direz-vous. Ehbien oui, c’était ça, on brûlait tout ! J’ajouteraiqu’on ne sautait pas en marche, si vous me sui-vez… Très suffisante consécration de nos émois.Post-coïtum pas triste, non plus. Quant au post-scriptum sentimental, il était inexistant. Nousnous reboutonnions sans jamais chercher à nouscacher derrière la toile des grands tableaux duTintoret ou de Gozzoli, sans même penser à in -former le monde que Bonaparte et Fabrice del

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Dongo n’avaient pas en nous de dignes succes-seurs. Vous voyez le genre…

Quant au terme de “salon”, je le reconnais, lemot date et ne va pas. Ça fait Siècle des Lumiè -res avec effet de saucisson lâché dans l’oreille,aurait dit Saint-Simon. Et puis, c’est d’un monté !A l’épo que, voilà plus de vingt ans de cela, çan’allait déjà pas. Etait-ce parce que, sans le sa -voir, nous étions dans un petit siècle ? dans unepetite fin de grand siècle ? Possible. Possible. Lemal, le grand mal, n’est-ce pas plutôt de n’êtrepas de son siècle ? En France surtout où, aprèsavoir été la crème fouettée de l’Europe, commedisait Voltaire, l’exécrable chauvinisme transcen-dantal du XIXe aidant, ça continuait de causercomme si de rien n’était, en grande puissance,alors que le pays, fallait bien voir, parlait dansson sommeil et était devenu les Deux-Sèvres.Mais bon, pour aller vite, disons : “demi-siècle”et passons. Souvenez-vous que ce n’était jamaisqu’un salon de province. Car enfin, ce qu’onretrouvait, dans ce “machin” de Valmondois, desauterie en pince-fesses, avec la patine d’unetradition de longue date, c’étaient bel et bien cesmêmes convulsions de compliments et de civi-lités qui avaient fait l’ordinaire des aïeux du coin.Aïeux au nombre desquels, je m’empresse dele signaler, on n’aurait eu que peu de chancesd’apercevoir les miens. Pas même en cuisine.Alors qu’eux aussi, les pauvres, remontaient aumoins à Louis XIV ! Reste que, pour le jeunehomme que j’étais alors, Valmondois brillait d’unéclat singulier, sardanapalesque si vous aimezmieux, ne serait-ce que par ce coudoiementétrange des mondes anciens et nouveaux. J’étais

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du Chapitre des Nouveaux, l’invité de Diane,première fille de la maison, un peu comme onaurait dit premier chambellan ou quelque chosedans ce goût-là.

Une fois la semaine, elle nous faisait sa Ma -dame du Deffand jeune, lorsque, demi-boucle decheveux bruns accrochée au coin de la bouche,parlant avec les dents du fond, elle conviait quel -ques happy few (des camarades de classe qu’elleappelait comme ça) à venir passer le week-enddans la grande maison de maman Betty, un pre-mier prix de piano du Conservatoire de Paris, etde beau-papa Astolphe, compositeur à cheveuxlongs de réputation internationale, auteur de tou -tes les musiques de films de “l’aut’e con”, cinéastecélèbre que Diane étiquetait ainsi, ayant eu depuistoujours un goût immodéré pour les appellationsde son cru. L’aut’e con, ça lui allait comme ungant, au cinéaste. On le voyait et on voyait toutde suite ce qu’elle voulait dire.

A Valmondois, village heureux où, comme àVenise, le plaisir était la grande affaire, la déca-dence était aussi franchement exquise. Chasseau passe-temps : fumette, buvette et galipettes.La maison était si vaste qu’il y avait de quois’amuser, qu’on ne s’y cachait que pour la forme,par goût du jeu. Dans les chambres vastes, deslits majuscules, quasi suspendus : on pouvait àson gré monter dessus ou copuler dessous. C’étaitpas obligé, bien sûr. Nous étions libres. En réa-lité, si débondés que nous aurions pu faire toutet son contraire en y trouvant un même bonheursous le regard émoussé d’une vieille perruqueaccrochée au mur depuis des lustres et des lus -tres. Magie des demeures historiques !

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A l’heure des grandes soirées, nous réappa-raissions, quoique dans un état second, pau-pières mi-closes, yeux rouges, pupilles dilatées,contents, je crois, de tout. Nous dînions à lagrande table, nous aussi, en portant un regardextralucide sur l’autre monde, celui d’Astolphe etde maman Betty : quelques snobs décoratifsqu’on retrouvait de semaine en semaine, cesnéants fluides, comme nous les appelions. Fallaitvoir, outre l’aut’e con, tel qu’en lui-même, cesdeux ou trois Jean Cocteau servis en une seulesoirée, faire des courbettes anguleuses à des Car-men Miranda en potiches dépareillées, cesacteurs qui souriaient (l’enflure étant le caractèregénéral des acteurs) jusqu’à ce qu’on les recon-naisse, ce qui leur donnait un petit air de faussepièce, et puis ces frôleuses, ah oui, ces frôleuses,charmantes demi-mondaines, grisées, grisées,grisées, qui se prenaient pour les reines de l’ins-tant qui passe… Elles vous offraient le bras pourêtre conduites à table, sans jamais hâter la volupté,un peu comme si elles vous chuchotaient avecdes mots doux, des mots qui excitent, que c’étaitlà qu’elles aimaient le mieux être caressées, qu’ilfallait aller moins vite, se retenir encore un peu,toujours un peu… C’était d’une grâce à voustroubler à l’égal d’une émotion artistique ! L’effet“Mrs. Robinson” garanti. Koou koou ka-tchoou…Parce qu’elles travaillaient à nous incendierdoucement, voilà pourquoi ! Nous n’avions pasvingt ans, songez ! And here’s to you… Et ellessavaient déjà tout, ces femmes qui nous met-taient dans un état superbe : jouir, “mouiller”,comme aimait à préciser Ovide, promener survous des yeux mourants, j’ajoute. God bless you,please, Mrs. Robinson. Question “salon garni”, parconséquent, on était bon.

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Mais pour moi, l’inouï, puisque par un curieuxmimétisme auquel nous n’échappions pas, toutmanants que nous étions, il fallait appuyer avecforce et montrer le plaisir que nous avions, nousaussi, à employer un mot pas de chez nous, c’étaitcette cajolerie de l’Histoire que je ressentais àêtre “reçu” chez les de Chimay. Oh, pas rien ! Oh,pas voisin de palier ! Oh, non ! Une famille pres -que éteinte, mais à blason : “molettes d’éperond’or reposant sur un champ d’azur et trois pairlesd’argent posés en pal”, au passé tellement illustre(une de leurs princesses s’était taillée en 1896avec le violoniste tzigane de chez Maxim’s ! Si c’estpas vivre, ça ?), que j’éprouvais à simplement leurtendre la main pour les saluer, l’effarement d’unjeune singe à face nue passant d’une branche àl’autre de leur arbre généalogique.

Ils avaient, ces gens-là, la démarche traînante– les invalides, eux, c’était le geste grave – quidonne l’air d’être “né”, et puis des mimiques ré -glées, un air d’indifférence qu’ils affectaient pourla noblesse, les titres, le luxe, les conventions etmême pour leur habillement. Etrange glissementdu naturel qui, en eux, faisait ressortir plus encoreleur mondanité, soulignant du même coup le platconformisme des bourgeois, en même temps quece truc épouvantable, quand on y pense : l’ab-sence de qualité ! Par comparaison, leurs invités,et j’en faisais partie, paraissaient toujours un peuexcentriques, prétentieux et, au bout du compte,assez mal élevés.

Leurs dames à eux, (il m’avait fallu des annéespour les distinguer les unes des autres), blondescomme l’épi de blé, col haut et mince, paupièreslourdes, yeux ronds, nez busqué, survivance dela race rose et doré, avaient en plus ceci de beauet de particulier que, pareilles aux chevaux et aux

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oiseaux, elles n’avaient pas de face, mais plutôtun profil. D’autant qu’elles ne s’abaissaient jamaisà vous regarder. Elles se laissaient contempler.Fem mes de la race des chimères, comme cellesqu’on découvre dans les peintures du XVIe siècle,et pas vraiment fouta bles non plus, quoiquedonnant l’impression d’être encore poursuiviesd’amour par les premiers Capétiens. Entre elleset eux, lorsqu’ils me tournaient le dos, les “à par-ticule” (la noblesse étant marquée par le sans-gêne absolu), c’était pour parler politique ; choseà laquelle je n’étais nullement convié, n’ayantpas un sou d’avance et, par suite, aucune opi-nion à défendre. C’était alors qu’ils retrouvaientles échos de la Pompadour et du duc de Chaul -nes, en compagnie d’un beau vieillard (noble etduc : deux maladies mentales) dont la tête, unpeu déménagée, allait répétant : “La Révolution,ce n’est pas vrai ! Bonaparte, ce n’est pas vrai ! Lagauche, ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai !”Ajoutez à cela que ces Astolphe, Alban, Erbrand,Gaëtane, Isaure et Bertrande d’aujourd’hui s’in-terpellaient par leurs surnoms pittoresques de“Mémé”, “Jaja”, “Guiguitte”, se cajolaient à coupsde “mon petit chiffon”, “ma petite loque”, “monco chon”, “ma crotte”, s’échauffaient jusqu’au ravis -se ment les uns les autres d’un frisson médiéval(pour moi, à dormir debout) au nez, à la barbede nous autres faquins, et vous aurez en quel -ques traits le tableau des Très Riches Heures dessoirées de Valmondois.

Quant à l’exquise politesse, sourire démodé,historique, qu’ils prodiguaient à leurs invités(ils me donnaient, par exemple, du : “C’est mor-dant, dites donc… Vous en avez de raides ! Trèsintéressé, si heureux, flatté de causer un peu avecvous…”) elle aurait pu, cette politesse, paraître

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aussi fausse que suave et illustrer comme partransparence le raffinement auquel ils étaient par -venus, après des siècles de morgue aristocratique,dans l’expression de leur mépris pour les gensde ma sorte.

Lors des grands dîners surtout, et même si, dansleur situation, rien ne les obligeait à descendre àla méchanceté, la table était si longue, qu’à laplace où l’on me reléguait, j’étais raisonnable-ment en droit de me demander si les plats arrive-raient jusqu’à moi.

Et puis, ils faisaient appeler mamie Mado, labonne vieille cuisinière. C’était pour l’applaudir.

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