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Extrait de la publication… · que les images les plus propres à déclencher les émo-tions et les curiosités faciles. Mais en même temps ... d'acquérir les techniques qui permettent

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Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptationréservés pour tous les pays.

C 1966, Éditions Gallimard.

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Introduction

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Chaque semaine, chaque mois, chaque jour quipassent, apportent leurs moissons de découvertes scien-tifiques. Les plus méritoires, les plus fécondes, lesplus étonnantes ne sont pas en général celles dontparlent les journaux, car les journaux ne recherchentque les images les plus propres à déclencher les émo-tions et les curiosités faciles. Mais en même tempsque l'on enregistre des photographies prises sur laLune ou sur Mars, s'accumulent les documents surles premiers âges de l'homme, en même temps sontidenti fiés de nouveaux constituants du noyau atomique,en même temps l'on améliore les plants de vigne,de blé ou de tabac. Nous savons que le nombre deschercheurs aujourd'hui vivants dépasse celui dessavants morts depuis le commencement du monde,et que, même si beaucoup de ces chercheurs ne trouventrien, ceux qui trouvent effectivement sont assez nom-breux et assez heureux pour que, des mathémathiquesà la préhistoire, de l'astronomie à la sociologie et dela mécanique des fluides à la physiologie des articu-

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lations mentales, le champ de nos connaissancess'étende selon un rythme exponentiel.

De plus nous savons que ces découvertes ont uneaction directe et rapide sur notre vie personnelle etquotidienne; nous savons que c'est la science expéri-mentale qui a permis d'élever de 25 ans à 70 la viemoyenne des hommes; nous comptons sur elle pourdiminuer nos souffrances, supprimer nos maladies,réduire nos infirmités nous sommes devenus cons-cients du fait que ce sont ces mêmes découvertes qui,par la voie du progrès technique, c'est-à-dire d'unemeilleure adaptation au réel des méthodes de produc-tion, élèvent notre niveau de vie, améliorent notregenre de vie, et permettent à l'homme moyen de se rap-procher du plein emploi de ses facultés.

Ainsi, d'une part, la pensée humaine fait chaquejour une place croissante aux attitudes et aux conceptsde la science expérimentale; d'autre part nos actesquotidiens sont insérés dans un milieu de plus enplus construit selon les règles de la technique eœpé-rimentale.

Ce double mouvement accule l'homme moyen àacquérir l'esprit scientifique. Mais de plus, un autrefait également certain rend collectivement souhai-table cette acquisition par l'homme moyen de cet espritscientifique: c'est que le développement économiqueet le progrès social, si désiré aujourd'hui par lesmasses populaires, dépend des connaissances scienti-fiques et techniques des citoyens. Un pays sous-déve-loppé est un pays sous-instruit, et réciproquement,

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un pays sous-instruit est nécessairement un payssous-développé et l'instruction dont il s'agit ici n'estpas celle des lettres, des arts, du droit ou de la religion,si utile qu'elle soit par ailleurs au progrès, à l'équi-libre ou au bonheur de l'homme, mais bien celle dessciences expérimentales.

Ainsi, tant pour éviter Vexil du monde où il sontnés que pour hâter les progrès qu'ils désirent, leshommes d'aujourd'hui doivent acquérir V esprit scien-tifique expérimental.

Or, même dans nos vieilles nations qui ont engendréles Archimède, les Galilée, les Képler, les Newton, lesLavoisier, les Faraday, les Bohr, les Einstein. ilest fort loin d'en être ainsi.

L'objet de ce livre est à la fois d'en rechercher lescauses et de contribuer à y porter remède.

Plus généralement, ce livre est né de deux questionssimples et connexes comment se fait-il que l'espritscientifique expérimental soit venu si tard dans lamillénaire humanité ? et comment se fait-il qu'ilsoit encore si sporadique et si vagissant ?

Ces questions obligent à ré fléchir sur les obstaclesà l'esprit expérimental. Dans la mesure où ellespeuvent permettre au lecteur de mieux prendre cons-cience des démarches essentielles de la méthode expéri-mentale, elles pourront l'aider à acquérir ces réflexesessentiels qui caractérisent l'homme d'aujourd'hui.

A l'heure actuelle, l'homme moyen, et même peut-ondire le bachelier moyen, n'ont donné que quelquesheures de leur vie à la philosophie des sciences quiest pourtant le moteur de la civilisation contemporaineet l'undes grands espoirs de l'humanité. Même les pro-

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fesseurs, même les chercheurs, même beaucoup de vraissavants, ont peu ré fléchi sur les principes qui sontpourtant à la base de leurs travaux. A plus forteraison, l'étudiant moyen, l'homme moyen travaillentsans méthode et perdent. des milliers d'heures fauted'en avoir passé cinquante à apprendre à travailler.

Car la méthode scienti fiquene sert pas seulementà apprendre des choses que l'humanité ignore, ellesert aussi à apprendre à l'individu des choses quel'humanité sait, mais que l'individu ignore. Elle aune portée générale qui s'étend du savant à l'hommemoyen, et de la mécanique ondulatoire aux événementsbanals de la vie quotidienne. Il n'y a pas deux domainesséparés, celui de la science et celui de la vie; la mé-thode scienti fique n'est pas une technique réservée àdes spécialistes, comme l'actuariat aux assureurs, ledroit aux magistrats ou les hiéroglyphes aux égypto-logues. Elle est l'un des moyens donnés à tout homme,et, de ces moyens, le plus facile et le seul sûr, de con-naître le monde dans lequel il est placé, univers, terre,plantes, bêtes et gens.Le domaine de la science n'est pas seulementl'astro-nomie, la chimie nucléaire ou la physique quantique,c'est-à-dire les « secrets » de la matière, de l'univers etles mystères profonds de la vie, c'est toute la réalitésensible; la méthode expérimentale ne s'applique passeulementà la description, à l'explication,à la connais-sance donc, des planètes, de l'électron ou du cyanurede potassium, elle s'applique aussi à tous les faits etévénements de la vie courante de chaque homme vivant.

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Introduction

Il est ainsi non seulement de l'intérêt de la société,mais de l'intérêt individuel de chacun d'entre nous,d'acquérir les techniques qui permettent de mieuxconnaître le réel et d'avoir sur lui de fortes prises. Ausage, l'esprit expérimental donne des satisfactions deconnaissance; à l'ambitieux, il donne les moyens deprojeter des entreprises effectivement réalisables, deles réussir, de parvenir. A chacun, il permet de mieuxs'adapter aux choses et aux hommes qui l'entourent,de mieux les connaître, de mieux les comprendre, etainsi de réduire les souffrances, de travailler àl'équilibre et au bonheur.

Or,- dans l'état actuel des choses, l'attitude del'homme moyen à l'égard de la science est loin deces principes. Pour lui-même, il n'y croit pas assez;}pour les autres, il y croit trop. C'est-à-dire qu'ilattend des autres les spécialistes, les savantsla construction de la science et de la société scienti-

fique, sans penser qu'il a lui-même à y concourir.Il ne se sent que peu lui-même concerné par lescomportements rationnels qu'il'attend des autreshommes; il ne se tient personnellement responsableni de la connaissance, ni de l'activité d'une société,d'une humanité, dont il est pourtant membre et dontil revendique l'assistance, la solidarité. Il adhèreaisément à des connaissances non scientifiques, etporte couramment des jugement8 contraires à l'espritscientifique, même dans des domaines où la méthodeexpérimentale permet facilement de décider ou dela vérité, ou de l'erreur, ou du doute.

Inversement, l'homme moyen attend trop de lascience des autres. Il ne considère pas la science

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comme un savoir en cours d'élaboration, partiel,borné, lacunaire, plein de doutes et de questions nonrésolues, difficile à acquérir et à interpréter, maiscomme un pouvoir que détiendraient les savants,et par eux les gouvernements pouvoir pratiquementillimité et dont pourtant les classes dirigeantes tendentà conserver le privilège. L'homme de la rue ne croitpas que l'État qui peut envoyer des projectiles dansla Lune, faire graviter des satellites et construiredes bombes atomiques, ne puisse pas aussi donnerà tous les hommes un haut niveau de vie, accélérerla production, stabiliser la monnaie. L'école insistesur ce que sait la science, et ne dit que peu de chose surce qu'elle ignore. Plus l'adolescent reste dans lesclasses inférieures de l'enseignement et plus il al'impression que l'humanité sait à peu près tout cequ'il est nécessaire qu'elle sache pour assurer la vieet la prospérité des peuples. D'où l'attitude courantede la critique revendicative, basée sur la formulebien connue « il n'y a qu'à. », levain des petitesmauvaises humeurs et des grandes révolutions. Cetteformule minimise ou même réduit à rien la nécessitéde moyens, de méthodes, d'efforts en général difficileset séculaires le plus souvent même, elle présumeune science et une technique qui ne sont pas formées,qui exigeront elles-mêmes de longues années et desmillions d'heures de travail pour être constituées,dans les cas au moins où elles pourront l'être effec-tivement1.

1. On trouvera plus loin, p. 96, l'exemple tiré de Lénineet de la révolution russe de 1917.

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Cette ignorance de l 'ignorance vient du fait quel'école enseigne à longueur d'années scolaires ceque la science sait, et parle peu de ce qu'elle ne saitpas. Mais si la science peut tant de choses, pourquoila société et la vie individuelle restent-elles si impar-faitesEt si la science parle si peu de ses lacuneset de ses limites, n'est-ce pas parce qu'elle veut dissi-muler qu'elle néglige ce qui est essentiel pour l'homme?

Seuls aujourd'hui des savants parlant d'autressavants peuvent dire « Nous avons un avan-tage certain c'est que nous connaissons unepetite partie d'un sujet assez bien pour porter pro-fondément en nous le sens de la connaissance et lesens de l'ignorance1» Autant donc il faut donner àl'homme moyen l'exercice de la méthode expérimen-tale, autant il faut lui donner conscience de l'igno-rance qui étreint encore l'humanité et constitue l'undes éléments fondamentaux de la condition humaine.Et comme dans cette ignorance il faut distinguerce qui tient à notre temps de ce qui tient à notre mé-thode de connaissance, le plan de ce livre s'ordonneraen trois parties

10 Dans la première, L'ignorance, nous feronsun inventaire rapide de ce que l'humanité d'aujour-d'hui ignore, et tenterons de marquer la distorsionqui existe entre ce qu'il serait désirable qu'elle sûtet ce qu'elle sait efjectivement.

20 Dans la seconde, nous ré fléchirons sur les causesde ces distorsions et plus généralement sur la lenteurde l'acquisition de l'esprit scientifique expérimental

1. Robert Oppenheimer, dans Prospective, n° 5, p. 86.

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nous serons amenés à y décrire les démarches essen-tielles de la méthode expérimentale.

3° Enfin dans la troisième partie, nous envisage-rons les limites de la science, c'est-à-dire les bornes.que la méthode expérimentale s'assigne elle-mêmedans l'ensemble de la connaissance humaine.

Ce programme explique aisément pourquoi j'aitenu à publier ce livre dans la collection Idées plutôtque dans un volume de faible diffusion. Naguèreencore, un tel essai aurait dû s'adresser à 2 000 per-sonnes et rechercher le jugement de 200. Mais, dèsaujourd'hui, ces nombres doivent être multipliés parcent. De même que ce sont 100 000 hommes d'actionqui ont jugé Le Grand Espoir et qui en ont prouvéla conformité au réel, de même 100 000 hommesd'action doivent expérimenter ce livre dans leur viequotidienne le jugement viendra de leurs expé-riences. Quant aux philosophes professionnels, jesouhaite, s'ils veulent juger avant le verdict deshommes d'action, qu'ils le fassent non par référenceaux idées classiques, mais par rapport aux faits dumonde actuel.

Comme tous mes autres livres, ce livre s'adressedonc au grand public. Je dois ainsi avertir le lecteurpeu instruit de philosophie des sciences, qui est celuiauquel je m'adresse, que j'exprime ici ce que je pensedes questions traitées, sans distinguer dans mespensées ce qui est classique et ce qui ne l'est pas,ce qui a déjà été dit par des auteurs con firmés et ceque je crains d'être le premier à dire.

Introduction

L'Introduction à la médecine expérimentalem'a paru entièrement digne de demeurer aujourd'huiencore la base de l'enseignement classique en matièrede méthode scientifique. Mais c'est un livre si célèbre,et si court, et si clair, que chacun pense le connaîtres'il l'a hâtivement paroouru un beau jour de sajeunesse, ou même s'il en a entendu discourir sonprofesseur de physique ou de philosophie maisc'est là une illusion de la clarté française, car ils'agit de problèmes difficiles que le cerveau humainn'assimile que lentement et difficilement. En outre, ily a plus à savoir aujourd'hui que du temps de ClaudeBernard. La puissance et les limites de la scienceexpérimentale sont mieux dessinées; il y a plus àdire sur les moyens et les obstacles. J'ai fait deslectures et j'en ai retenu ce qui m'a paru en accordavec mon expérience; mais j'y ai ajouté toutes lesidées que cette expérience m'a suggéré être de mêmeimportance.

Le lecteur ne doit donc pas prendre ce livre pourun manuel classique, mais commel'expression del'expérience et de la libre réflexion d'un Ichercheurd'aujourd'hui.

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PREMIÈREPARTIEE

Leçons d'ignorance

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