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doi:10.1016/j.amp.2005.10.009 Annales Médico Psychologiques 164 (2006) 85–91 Dictionnaire biographique de psychiatrie par des membres de la Société Médico-Psychologique Disponible sur internet le 09 décembre 2005 Jean-Pierre Falret (1794–1870) Depuis les origines de la psychiatrie, la pathologie men- tale a été appréhendée sous deux angles, à partir de deux modèles distincts : celui des troubles ou des syndromes, constellations de symptômes, perturbations de fonctions, voire symptôme unique déterminant à lui seul le diagnostic, dans lequel les entités morbides se chevauchent mutuelle- ment et peuvent évoluer de l'une vers l'autre ; celui des maladies, des espèces « naturelles », bien délimitées, irréductibles les unes aux autres, à l'instar des entités de la médecine somatique. Le premier modèle se rattache à l'empirisme et à une approche idiopathique des troubles mentaux, le second est sous-tendu par une théorie étiopathogénique explicite ou implicite. Le premier modèle est dimensionnel et recherche des comorbidités, le second est catégoriel et repose sur le diagnostic différentiel. Le premier modèle vise à réunir des aspects sémiologiques divers dans un ensemble unifié, le second établit des séparations nosographiques. Le premier modèle est un compromis tenant compte des imperfections d'acquis provisoires incertains, le second tend vers un idéal alignant la psychiatrie sur le reste de la médecine. Il est certes difficile de rattacher une époque ou un auteur de manière tranchée à l'un des deux modèles, des oscillations au cours d'une même évolution biographique ou des emprunts simultanés à chacune des approches étant possibles. Mais, dans l'ensemble, le premier modèle prévaut chez Pinel, chez Esquirol et au début de la carrière de la plupart de leurs élèves, pour céder la place au second après 1850. C'est incon- testablement la personnalité de Jean-Pierre Falret qui a joué le rôle principal dans le passage d'un modèle à l'autre. Nous examinerons plus loin dans quelle mesure il a réussi à se per- pétuer durablement. Mais, le fait est qu'il a déterminé un infléchissement dans la manière d'appréhender les troubles mentaux, bouleversé leur mode de classification et orienté la recherche clinique pendant au moins un demi-siècle. 1. L'homme Le personnage que nous étudions n'a pas été confronté aux vicissitudes politiques et aux incertitudes de carrière de ses maîtres. Sa biographie, tourmentée pour ce qui est des options théoriques, apparaît lisse et rectiligne quant à la tra- jectoire hospitalière. Né à Marcilhac-sur-Célé (Lot) le 26 mai 1794, en pleine Terreur, il était comme Esquirol issu de cette opulente bourgeoisie municipale du Sud-Ouest, confi- nant à la petite noblesse de robe [27]. Aîné des deux fils de Pierre Falret, dit Falret de Laumières, « propriétaire », et d'Antoinette Nadal, il se rattachait à Antoine Falret, bour- geois de Livernon (Lot) vers 1560, par une lignée de gref- fiers, d'avocats en parlement et de procureurs, dans laquelle les mariages entre cousins étaient fréquents. Presque à chaque génération, sa famille avait donné des religieux à l'abbaye bénédictine de Marcilhac (actuellement en ruines) : trois rien que dans la fratrie du grand-père, tandis que le frère cadet de notre aliéniste entra lui-même dans les ordres. Falret fondera en 1843 avec l'abbé Christophe, aumônier de son service et futur évêque de Soissons, l'œuvre du patronage des aliénées convalescentes qui porte toujours son nom (lointain ancêtre des foyers de post-cure). Il sera l'un des rares aliénistes à prôner « l'utilité de la religion dans le traitement des maladies mentales » (1845). Après avoir terminé ses humanités au collège de Cahors, Jean-Pierre Falret passe une année à l'école de médecine de Montpellier (1810), mais il s'inscrit dès 1811 à la faculté de Paris. D'abord externe à l'hôpital des Enfants-Malades, c'est à l'occasion d'un remplacement à la Salpêtrière qu'il fait la connaissance de Pinel et d'Esquirol. Ce dernier l'y fait rentrer comme élève en 1813 (bien qu'il n'ait pas passé le concours de l'Internat des hôpitaux de Paris). Aide-major pendant la campagne de 1814, il soigne les soldats typhiques à l'ambu- lance installée dans l'hôpital. Il est attaché par Esquirol à la maison de santé de la rue Buffon (1815), où il peut étudier la mise en pratique du traitement moral. Il soutient en 1819 sa thèse de médecine, Observations et propositions médico- chirurgicales…, dans laquelle il critique le concept de manie sans délire du vieux Pinel, une lésion de l'entendement étant pour lui indissociable de l'affection. En 1820, paraît dans le Journal complémentaire des sciences médicales son mémoire sur le suicide, qui formera en 1822 la seconde partie de l'ouvrage De l'hypocondrie et du suicide. C'est semble-t-il à ce moment que se dégradent ses relations avec Esquirol, dont le célèbre article sur le même sujet est publié en 1821 dans le tome 53 du Diction- naire des sciences médicales de Panckoucke. Une petite note assassine de l'article l'accuse en termes plus ou moins voilés de plagiat : « Cette observation et plusieurs autres ont été pu- bliées en 1820 par un de mes élèves ; comme il s'y est glissé des erreurs de plus d'un genre, je reproduis ces faits tels que je les ai recueillis. » En 1822, Falret épouse Julie Philippine Delasalle. Il fonde la même année avec Félix Voisin la maison de santé privée de Vanves, entourée d'un parc de 16 hectares (aujourd'hui jardin public), où il s'installe avec sa jeune épouse et où vont

Falret, J.-p. - Biographie

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doi:10.1016/j.amp.2005.10.009

Annales Médico Psychologiques 164 (2006) 85–91

Dictionnaire biographique de psychiatrie par des membres de la Société Médico-PsychologiqueDisponible sur internet le 09 décembre 2005

Jean-Pierre Falret (1794–1870)

Depuis les origines de la psychiatrie, la pathologie men-tale a été appréhendée sous deux angles, à partir de deuxmodèles distincts : celui des troubles ou des syndromes,constellations de symptômes, perturbations de fonctions,voire symptôme unique déterminant à lui seul le diagnostic,dans lequel les entités morbides se chevauchent mutuelle-ment et peuvent évoluer de l'une vers l'autre ; celui desmaladies, des espèces « naturelles », bien délimitées,irréductibles les unes aux autres, à l'instar des entités de lamédecine somatique.

Le premier modèle se rattache à l'empirisme et à uneapproche idiopathique des troubles mentaux, le second estsous-tendu par une théorie étiopathogénique explicite ouimplicite. Le premier modèle est dimensionnel et recherchedes comorbidités, le second est catégoriel et repose sur lediagnostic différentiel. Le premier modèle vise à réunir desaspects sémiologiques divers dans un ensemble unifié, lesecond établit des séparations nosographiques. Le premiermodèle est un compromis tenant compte des imperfectionsd'acquis provisoires incertains, le second tend vers un idéalalignant la psychiatrie sur le reste de la médecine.

Il est certes difficile de rattacher une époque ou un auteurde manière tranchée à l'un des deux modèles, des oscillationsau cours d'une même évolution biographique ou desemprunts simultanés à chacune des approches étant possibles.Mais, dans l'ensemble, le premier modèle prévaut chez Pinel,chez Esquirol et au début de la carrière de la plupart de leursélèves, pour céder la place au second après 1850. C'est incon-testablement la personnalité de Jean-Pierre Falret qui a jouéle rôle principal dans le passage d'un modèle à l'autre. Nousexaminerons plus loin dans quelle mesure il a réussi à se per-pétuer durablement. Mais, le fait est qu'il a déterminé uninfléchissement dans la manière d'appréhender les troublesmentaux, bouleversé leur mode de classification et orienté larecherche clinique pendant au moins un demi-siècle.

1. L'homme

Le personnage que nous étudions n'a pas été confrontéaux vicissitudes politiques et aux incertitudes de carrière deses maîtres. Sa biographie, tourmentée pour ce qui est desoptions théoriques, apparaît lisse et rectiligne quant à la tra-jectoire hospitalière. Né à Marcilhac-sur-Célé (Lot) le 26mai 1794, en pleine Terreur, il était comme Esquirol issu decette opulente bourgeoisie municipale du Sud-Ouest, confi-nant à la petite noblesse de robe [27]. Aîné des deux fils de

Pierre Falret, dit Falret de Laumières, « propriétaire », etd'Antoinette Nadal, il se rattachait à Antoine Falret, bour-geois de Livernon (Lot) vers 1560, par une lignée de gref-fiers, d'avocats en parlement et de procureurs, dans laquelleles mariages entre cousins étaient fréquents.

Presque à chaque génération, sa famille avait donné desreligieux à l'abbaye bénédictine de Marcilhac (actuellementen ruines) : trois rien que dans la fratrie du grand-père, tandisque le frère cadet de notre aliéniste entra lui-même dans lesordres. Falret fondera en 1843 avec l'abbé Christophe,aumônier de son service et futur évêque de Soissons, l'œuvredu patronage des aliénées convalescentes qui porte toujoursson nom (lointain ancêtre des foyers de post-cure). Il seral'un des rares aliénistes à prôner « l'utilité de la religion dansle traitement des maladies mentales » (1845).

Après avoir terminé ses humanités au collège de Cahors,Jean-Pierre Falret passe une année à l'école de médecine deMontpellier (1810), mais il s'inscrit dès 1811 à la faculté deParis. D'abord externe à l'hôpital des Enfants-Malades, c'està l'occasion d'un remplacement à la Salpêtrière qu'il fait laconnaissance de Pinel et d'Esquirol. Ce dernier l'y fait rentrercomme élève en 1813 (bien qu'il n'ait pas passé le concoursde l'Internat des hôpitaux de Paris). Aide-major pendant lacampagne de 1814, il soigne les soldats typhiques à l'ambu-lance installée dans l'hôpital. Il est attaché par Esquirol à lamaison de santé de la rue Buffon (1815), où il peut étudier lamise en pratique du traitement moral. Il soutient en 1819 sathèse de médecine, Observations et propositions médico-chirurgicales…, dans laquelle il critique le concept de maniesans délire du vieux Pinel, une lésion de l'entendement étantpour lui indissociable de l'affection.

En 1820, paraît dans le Journal complémentaire dessciences médicales son mémoire sur le suicide, qui formeraen 1822 la seconde partie de l'ouvrage De l'hypocondrie etdu suicide. C'est semble-t-il à ce moment que se dégradentses relations avec Esquirol, dont le célèbre article sur lemême sujet est publié en 1821 dans le tome 53 du Diction-naire des sciences médicales de Panckoucke. Une petite noteassassine de l'article l'accuse en termes plus ou moins voilésde plagiat : « Cette observation et plusieurs autres ont été pu-bliées en 1820 par un de mes élèves ; comme il s'y est glissédes erreurs de plus d'un genre, je reproduis ces faits tels queje les ai recueillis. »

En 1822, Falret épouse Julie Philippine Delasalle. Il fondela même année avec Félix Voisin la maison de santé privéede Vanves, entourée d'un parc de 16 hectares (aujourd'huijardin public), où il s'installe avec sa jeune épouse et où vont

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naître ses deux fils : Jules, le futur aliéniste, en 1824 ; Henri,le futur préfet, en 1827 (ce dernier sera autorisé sous lesecond Empire à relever le nom de son épouse, aristocrateirlandaise, devenant ainsi Falret de Tuite).

En 1828, Falret obtient une médaille d'or de l'Académiedes sciences pour ses Recherches statistiques sur les aliénés,les morts subites et les suicides…, alors que la « méthodenumérique » se développe en médecine. Il devait plus tardvivement critiquer cette orientation. En 1829, il est membreadjoint de l'Académie royale de médecine (dont il devientmembre titulaire l'année suivante). Le 30 mars 1831, rega-gnant les lieux de sa formation, il est nommé médecin titu-laire de la section des idiotes à la Salpêtrière. Il y met enplace une école, sur le modèle de celle ouverte à Bicêtre en1828 par Ferrus. Il participe aux travaux préparatoires de laloi de 1838. Le ministre de l'Intérieur Montalivet présente le6 janvier 1837 devant la chambre des députés sa brochure de84 pages d'observations sur le projet. Il obtient le remplace-ment des termes « imbécillité », « démence » et « fureur »par celui d'« aliénation mentale » (le second terme ne serasupprimé du code pénal de 1810 qu'en… 1994 !).

En 1840, il devient médecin-chef d'un service d'entrantesde la Salpêtrière, la section de Rambuteau (1re de la divisiondes aliénées). Quoique médecin des hôpitaux, il conserve ladirection de la maison de Vanves (la rue longeant l'établisse-ment porte encore aujourd'hui le nom de Falret). Est-ce cettedouble activité et le souvenir des années passées rue Buffonqui lui fera préconiser en 1845 d'édifier des asiles de capacitéréduite, n'excédant pas 100 à 150 malades, des « petitsétablissements » proches du domicile des patients ([9], 654–657) ? Le 14 décembre 1840, il prononce au Père-Lachaisel'un des discours devant la tombe d'Esquirol. Il insiste signi-ficativement sur le philanthrope (comme jadis Esquirol àpropos de Pinel), pour réserver un coup de griffe auclinicien : « Sans doute, les écrits d'Esquirol présentent denombreuses lacunes, et on doit regretter surtout que toutesles parties n'en aient pas été étroitement unies par un lienplus philosophique » ([9], 777).

Dès ses premières années à la section de Rambuteau, il meten place un enseignement officieux sur les maladies mentales,« véritable pépinière où les pouvoirs publics vinrent chercherdes médecins aliénistes pour la direction des asiles » (Ritti). Ilinsistera en 1847 sur l'importance d'un enseignement de psy-chiatrie dans la formation de tout étudiant en médecine. Sonélève Lasègue, chargé en 1862 du premier cours officiel surles maladies mentales à la faculté de médecine, évoquera plustard l'enseignement de Falret : « Les leçons ne tenaient qu'uneplace secondaire, mais, à côté de l'auditoire de l'amphithéâtre,il existait le cercle plus étroit des élèves assidus. Le serviceétait accessible à tous, sans formalités, sans doctrines impo-sées. Chacun étudiait selon la pente de ses aptitudes et rappor-tait ses observations personnelles, débattues et discutées,controversées en commun avec l'indulgente participation dumaître » (cité par Sémelaigne [26], 292).

Un registre manuscrit de 1852 de la section de Rambu-teau, encore conservé de nos jours aux Archives de l'Assis-

tance publique [8], témoigne du soin avec lequel étaientrecueillies les observations de chacune des malades du ser-vice. Les leçons de l'année universitaire 1850–1851 ont étéréunies dans un volume de 270 pages, publié en 1854, l'an-née de la parution des articles sur la folie circulaire et la non-existence de la monomanie. Dix ans plus tard, regrettant den'avoir pas publié un « traité complet sur les maladiesmentales », Falret rassemble ses principales contributionsdans un volume de 800 pages [9]. Il prend sa retraite en1867, à 73 ans. Auguste Voisin (petit-fils de Félix) lui suc-cède à la Salpêtrière, son fils Jules à la maison de Vanves.C'est donc au terme d'une existence bien remplie qu'ils'éteint dans sa propriété du Pic à Marcilhac, loin du fracasde la guerre franco-prussienne, le 28 octobre 1870 :

« Où l'on reçoit le jour il est doux de mourirEt près de son berceau l'on aime à s'endormir »(Jean-Pierre Falret, « Mon village »)

2. L'œuvre

Lorsqu'il rédige l'introduction de son traité de 1864, Fa-lret retrace son autobiographie intellectuelle [12]. Il diviseprès d'un demi-siècle de recherches en trois périodessuccessives : une phase « anatomique » ou « somatiste »(1820 à 1830), dominée par les autopsies et les statistiques ;une phase « psychologique » (1830 aux années 1840), domi-née par l'étude des facultés mentales du normal aupathologique ; une phase clinique (à partir de 1845–1850),dominée par l'observation. Malgré le caractère un peu aléa-toire de ce genre de reconstruction a posteriori en forme debilan, l'évolution de Falret n'est pas sans analogies avec cel-les de Pinel, de Charcot et de la médecine mentale depuis1945 (neuropsychiatrie, psychopathologie, « retour à laclinique »).

Après une thèse assez iconoclaste, De l'hypocondrie et dusuicide (1822) est une première œuvre qui réunit en fait deuxessais séparés. À l'époque, Falret est, comme Georget, con-vaincu de la localisation cérébrale d'une aliénation encoreconsidérée comme maladie unique. L'hypocondrie est lependant masculin de l'hystérie, favorisé par des« méditations profondes » qui fatiguent l'intelligence. Lapropension au suicide doit être considérée comme un vérita-ble « délire » : Falret est donc l'un des premiers aliénistes àpréconiser l'annexion des comportements suicidaires par lamédecine mentale.

Les deux articles « Aliénation mentale » (1838) et« Délire » (1839), rédigés pour le Dictionnaire des étudesmédicales pratiques, se rattachent à la période« psychologique » de l'auteur et sont les plus anciens de sestravaux repris dans le grand ouvrage de 1864. Le premierrappelle le diagnostic différentiel entre délire aigu et« folie » (tel qu'il a été tracé par Georget), mais ouvre inci-demment quelques brèches dans la nosologie d'un Esquirolalors en pleine gloire : les troubles intellectuels du délireaigu sont analogues à ceux de la démence et distincts de ceux

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de la mélancolie ([9], p. 8) ; la folie est nettement séparéedes passions par « cette pluralité de délire dans les aliéna-tions même les plus bornées, qualifiées à tort demonomanies » (p. 22) ; la subordination des troubles intel-lectuels aux altérations affectives est clairement affirmée.

L'année suivante (1839), Falret commence à critiquerexplicitement la définition selon Esquirol du délire, fondéesur les altérations des facultés mentales (sensations, idées,jugements, volonté). Le délire est pour lui caractérisé essen-tiellement par la perte de la « conscience de son état » ([9],p. 354). Il ne s'agit d'ailleurs que du symptôme commun d'af-fections fort diverses, « l'aliénation mentale d'un côté et del'autre la céphalite, l'arachnitis idiopathique et sympathique,l'ivresse par les spiritueux et l'empoisonnement par lesnarcotiques » (p. 351–352). Mais « nous ne devons pas décrireles maladies à propos d'un de leurs symptômes » (p. 372).

Sous le nom de « délire nerveux ou spasmodique », Falrettrace en 1839 le tableau d'un « délire aigu apyrétique qui nereconnaît pour cause prédisposante et occasionnelle ni lesspiritueux, ni les narcotiques ou stupéfiants », déjà signalépar Dupuytren et bien proche de ce que Magnan et Legraindécriront en 1886 sous le nom de bouffée délirante aiguë :« L'explosion du délire nerveux manque souvent deprodromes ; il acquiert rapidement son plus haut degré d'in-tensité. […] Le malade passe en quelques jours, en quelquesheures, en quelques instants, d'un état de sens commun à ladéraison la plus complète. Rien n'avait préparé à cette méta-morphose ceux qui en sont témoins et ils restent frappésd'étonnement » (p. 389).

En 1843, les Considérations générales sur les maladiesmentales consacrent le renoncement au terme d'aliénation etprônent des méthodes d'examen actives et interventionnistes :« Une grande expérience et beaucoup d'art sont nécessairespour observer, pour interroger convenablement certains alié-nés, faire jaillir leurs pensées intimes et les surprendre enquelque sorte en flagrant délit de folie : au lieu d'aiguiser laruse d'un aliéné à éluder une autorité qui l'importune, mon-trez de la franchise, de l'abandon, éloignez de son esprit touteidée de surveillance exercée sur lui, de curiosité de pénétrerses pensées, et alors soyez sûr que, ne vous voyant pasattentif à tout contrôler en lui, il sera sans défiance, se mon-trera tel qu'il est, et que vous pourrez l'étudier plus facile-ment et avec plus de succès » ([9], p. 43).

En 1854, les Leçons cliniques de médecine mentale mar-quent l'accession de Falret à la maturité. C'est surtout la1re leçon, « De la direction à imprimer à l'observation desaliénés », qui rompt avec les méthodes d'examen jusque-làen vigueur, répertoriées selon quatre rubriques et dont ildresse une critique en règle. Il aborde ainsi, cinquante ansavant la psychanalyse, la question de l'impact du regard del'observateur sur la nature des faits cliniques qu'il recueille,des interférences entre présupposés théoriques du clinicienet type de données qu'il recense [11]. Il propose une hiérar-chie des modes d'approche qui doivent être peu à peudélaissés : les procédés des romanciers dépeignant passionset idées fausses à partir de leur bizarrerie et de leur pittores-

que (les monomanes de la Comédie humaine de Balzac, sansnul doute) ; ceux plus élaborés des narrateurs, « négligeantles individualités pour ne plus étudier que les types […],cherchant à remonter du fait particulier au fait général »(sont évidemment visées ici les observations d'Esquirol) ;ceux des « somatistes » allemands (Jacobi et probablementGriesinger, dont le traité n'a pas encore été traduit), « qui ontcherché à importer dans la médecine mentale les idées de lamédecine ordinaire » et « assimilé le symptôme folie au symp-tôme délire » ; enfin ceux des « psychologues » (Condillac,Heinroth), transposant dans la pathologie les subdivisions desfacultés à l'état normal, « envisageant la folie comme une sim-ple perturbation de l'état physiologique de l'intelligence ».

À ces procédés imparfaits, ayant conduit à la description decatégories artificielles, Falret propose de substituer une obser-vation active, individualisée, diachronique, attachant la mêmeimportance aux signes négatifs qu'aux manifestations producti-ves, bref passant d'un empirisme contemplatif à une expérimen-tation rationnelle, comme on est passé de la botanique à laphysiologie en sciences naturelles et de la médecine au lit dumalade à la médecine de laboratoire : « Changer son rôle passifd'observateur des paroles et des actes des malades en rôle actifet chercher souvent à provoquer et à faire jaillir des manifesta-tions qui ne surgiraient jamais spontanément. […] S'attacher àétudier et à caractériser l'individualité maladive […], étudierl'aliéné qu'on a sous les yeux dans ce qui le distingue indivi-duellement. […] Ne jamais séparer un fait de son entourage, detoutes les conditions au sein desquelles il a pris naissance, dusol sur lequel il a germé et de toutes les circonstances qui le pré-cèdent, l'accompagnent ou le suivent ; […]. La maladie, en ef-fet, n'est qu'une série d'événements plus ou moins complexesque l'observateur doit présenter dans leur ordre de succession etde filiation naturelle. […] Soumettre les malades à une véritableexpérimentation dans le but de signaler les lacunes qu'ils mon-trent dans leurs réponses et dans leurs actes, par comparaisonavec l'action de l'intelligence saine dans les mêmes circonstan-ces. C'est ce que nous appelons l'observation des faits négatifs »([9], p. 124–130).

Après ces révélations et l'énoncé de ces préceptes révolu-tionnaires à l'époque, Falret adopte un plan assez conventionneldans la suite de ses leçons. Alors qu'il mettait en cause les sub-divisions en folies de l'intelligence, de la sensibilité et de lavolonté (p. 116), il étudie successivement les troubles de lasensibilité, des sentiments et des penchants (2e leçon), lestroubles de l'intelligence (3e leçon), les illusions (4e leçon),les hallucinations (5e, 6e et 7e leçons), les troubles de lasensibilité physique et des mouvements (8e leçon), puis lamarche des maladies mentales (9e et 10e leçons, initialementpubliées dans les numéros des 7 et 14 janvier 1851 de laGazette des Hôpitaux).

La 3e leçon met en lumière les trois périodes de l'évolu-tion des manifestations délirantes, selon un schéma sansdoute emprunté à la paralysie générale de Bayle (1822) :

incubation, au cours de laquelle le sujet se livre à« l'enfantement d'un délire qui soit l'expression, le reliefexact d'un état intérieur » ;

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systématisation, l'amenant à « combiner dans son esprittous les éléments du véritable roman qu'il élabore » ;période de délire stéréotypé (c'est le premier emploi duterme en psychiatrie), « présage certain d'une ruine plusou moins prochaine de l'intelligence » ([9], p. 193–195).

La 9e leçon introduit l'épithète dépressif dans un écritmédical (1851) : « L'aliénation partielle dépressive, commeson nom l'indique, a pour fond et pour caractère principall'affaissement, la lenteur, la prostration de toutes les facultéset une anxiété générale » ([9], p. 325). La 10e leçon signale,toujours dès 1851, une « forme circulaire des maladiesmentales », qui permettra à Falret de revendiquer trois ansplus tard la priorité sur la folie à double forme de Baillarger.Dans la réédition de 1854, il a remplacé la locution initialepar « folie circulaire » ([9], p. 337).

Le mémoire sur la « non-existence de la monomanie »vient couronner l'approche des manifestations délirantesinaugurée par les leçons. Ce texte, dans lequel la polémiquen'est pas absente, se divise en deux parties. Une premièrepartie, théorique et critique, met en cause l'atomisme sémio-logique et les « transitions insensibles » du normal au patho-logique qui sous-tendent le concept de monomanie. Uneseconde partie, pratique et clinique, recommande de privilé-gier, contre la thématique et les « idées saillantes » (p. 435),la « coordination » (p. 437), la « systématisation » (p. 443),l'évolution et surtout l'arrière-plan affectif, l' « état général »(p. 435), le « fond » (p. 436), le « sol morbide » (p. 443).Cette psychogenèse, qui ancrait déjà les manifestations déli-rantes dans la personnalité, n'était pas absolument originale,puisqu'on en trouve l'ébauche en 1805 dans la thèse d'Esquirol,faisant du caractère et des passions le fondement du délire,puis dans le concept de « phrénalgie » initiale de Guislain(1833) et de Griesinger (1845). Par ailleurs, Falret metl'accent sur la distinction entre un « état d'expansion » avecsurexcitation des facultés et un « état de dépression » avecralentissement, qui « ne sont en réalité que la monomanieet la lypémanie désignées sous d'autres noms », fera remar-quer un commentateur (Linas, 1876). Mais, Esquirol etGriesinger travaillaient dans le cadre de l'aliénation mentaleunitaire.

Le mémoire sur la folie circulaire (1854), « forme demaladie mentale caractérisée par l'alternative régulière de lamanie est de la mélancolie », est lu à l'Académie de médecinele 7 février 1854. Comme les pathologies délirantes, dont elleforme en quelque sorte le pendant thymique, affectif, lamaladie évolue en trois périodes qui traversent les catégoriesdiagnostiques d'Esquirol : état maniaque, état de dépression,intervalle lucide. Point capital, les cycles « doivent se succé-der pendant un long temps et se succèdent le plus souventpendant toute la vie » ([9], p. 461). Chaque période est carac-térisée par « un ensemble de symptômes physiques, intellec-tuels et moraux toujours identiques à eux-mêmes » (p. 462).Il n'y a que peu de retouches à apporter de nos jours au tableauclinique de Falret et au mode de subordination des symptô-mes. Les idées délirantes sont ici secondaires à l'altération del'humeur, aux perturbations de la psychomotricité et aux trou-

bles somatiques. La maladie doit être distinguée d'oscilla-tions de l'humeur moins caractérisées : transformationaccidentelle de la manie en mélancolie, « comme tous lesauteurs l'ont noté dans tous les temps » ; mélancolie anxieuse,« qui arrive quelquefois jusqu'à l'agitation maniaque » ; étatsmélancoliques ou périodes de prostration au cours de certainsaccès maniaques (p. 461). Il s'agit donc bien d'une espèce« naturelle » présentant tous les caractères que Falret associeà ce terme : regroupement de symptômes spécifiques, évo-luant de manière typique, conduisant au diagnostic positifaprès élimination d'autres entités par le diagnostic différen-tiel. On note à ce propos que sa rigueur diagnostique le con-duit à une conception étroite et restrictive de l'affection, quin'aurait sans doute pas englobé tous les aspects actuels dutrouble bipolaire (notamment les états mixtes).

Toutes les conséquences de cette précision descriptiveseront tirées dans ce testament spirituel que constitue l'in-troduction au recueil de 1864, Des maladies mentales etdes asiles d'aliénés. Les « espèces » de Pinel et d'Esquirol(manie, mélancolie, monomanie, démence) ne sont que de« prétendues formes de maladies mentales [qui] n'ontaucune réalité dans la nature » ([9], p. XXVII). Il faut pas-ser d'une observation transversale à une approche longitu-dinale des troubles fondée sur l'évolution : « Ce qu'ilfaudrait surtout rechercher, ce serait la marche et les diver-ses périodes des espèces véritables de maladies mentales,encore inconnues jusqu'à ce jour, mais que l'étude attentivedes phases successives de ces affections permettra dedécouvrir. » En effet, l'aliénation n'est pas une « maladieunique ». Mais Falret ne lui substitue en 1864 que peu de« maladies » mentales véritables : la paralysie générale oufolie paralytique, la folie circulaire, les troubles intellec-tuels de l'épilepsie, le délire alcoolique aigu ou chronique(p. XL–XLI).

Toutefois, l'étiologie, « partie la plus obscure de la con-naissance des maladies », ne peut servir de base à la classifi-cation. Malgré la parution récente du Traité desdégénérescences de son élève Morel (1857), Falret n'attachepas non plus une importance fondamentale à l'hérédité(p. XXXII–XXXIII). Il se livre à une charge virulente contreles statistiques, « procédé d'autant plus dangereux qu'il offretoutes les apparences de la vérité » (p. XLII–XLIII). Repre-nant sa critique de la psychologie pathologique de son épo-que, il plaide pour une discontinuité entre le normal et lepathologique : « Nous voyons un abîme profond entre la rai-son et la folie et pour nous cet abîme est comblé par lamaladie » (p. XXXVIII).

Quoiqu'il n'isole pas de pathologie délirante autonome(malgré la description du délire de persécution par son élèveLasègue en 1852), il formule une psychopathologie élaboréedes idées délirantes. Il distingue ce qu'il appelle l' « aptitude àdélirer », dépendante d'une modification organique primitiveencore inconnue (« novum organon »), de sa « résultantepsychique », le « travail » du délire, la « production du délirepar le délire », qui « devient cause de nouveaux effets, secon-daires, tertiaires, etc. » (p. XII–XIII).

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Mais, sa principale originalité est l'intérêt critique et l'em-prunt à chacune des théories qui l'ont guidé durant sa carrièrepour constituer un savoir cumulatif, et non le reniement deses engagements successifs pour adopter un athéorisme defaçade : « Nous appartenons toujours à l'école anatomique,puisque nous croyons fermement à l'existence d'une modifi-cation organique quelconque dans toute maladie mentale ;mais nous différons de la plupart des adeptes de cette écoleen ce sens que nous regardons comme secondaires leslésions tangibles et visibles constatées dans le cerveau ou lesautres organes chez les aliénés et que nous n'attachons d'im-portance véritable qu'aux lésions initiales encore inconnues.[…] Nous appartenons encore également à l'école psycholo-gique, puisque nous considérons comme très digne d'atten-tion l'étude minutieuse des phénomènes psychiques chez lesaliénés […] mais nous différons de la plupart des partisansde l'école psychologique, puisque nous regardons commestérile, dans l'aliénation mentale, l'étude des lésions isoléesdes facultés admises par les psychologues et que nous con-centrons tout notre intérêt sur l'observation clinique des étatspsychiques complexes, tels qu'ils existent chez les aliénés.Telle est, en résumé, notre théorie mixte sur les maladiesmentales » (p. LXVI–LXVII).

Cette profession de foi témoigne du retour de Falret aumonisme somatopsychique de Cabanis, de Pinel et d'Esqui-rol vers la fin de sa vie, alors que la psychiatrie était dominéepar les courants de pensée organicistes.

3. L'héritage

Jean-Pierre Falret va devenir rapidement après sa dispari-tion une référence fondamentale pour la psychiatrie. Tousles grands noms de la médecine mentale française de laseconde moitié du XIXe siècle et du début du XXe ont été sesélèves ou ceux de son fils. Il a formé Lasègue et Morel.Magnan a été son interne. Jules Falret, son fidèlecontinuateur 1, sera à son tour le maître de Cotard et deSéglas. On sait l'influence qu'aura l'œuvre de ce dernier surChaslin, Clérambault et Henri Ey.

Dès 1894, Sémelaigne consacre à Falret un chapitre deses « grands aliénistes français » [26] et Ritti qualifie l'intro-duction de son recueil de « véritable discours de la méthodeen psychiatrie », lors de l'inauguration du buste qui s'élèveencore aujourd'hui dans les jardins de la Salpêtrière, face àcelui de Baillarger [23]. La description de la folie circulaireest longuement évoquée dans la partie historique des travauxqui font connaître en France la folie maniaque–dépressive, audébut du XXe siècle [5]. Kraepelin lui-même signale que« Falret et Baillarger ont été les premiers à nous familiariseravec cette maladie » [13]. Dans le climat nationaliste exacerbéde la Première Guerre mondiale (1917), Mourgue saluel' « esprit sans préventions » de Falret, son « intuitiongéniale » de rechercher le fond de la maladie et son « conseilsi connu de ne pas se faire le secrétaire des malades » [18].

Il voit en lui le précurseur de la philosophie positiviste deTaine et de la psychopathologie générale, face à la« tendance envahissante et étouffante des Allemands » et àla « psycho-analyse (sic) de Freud […] dont son clair espritfrançais eût rapidement dénoncé les sophismes » !

En 1934, le Britannique A. Lewis, du Maudsley Hospital,lui consacre deux pages de l'historique de la mélancolie qu'ilrédige pour le Journal of mental science [17]. En 1941,l'Américain Zilboorg voit en lui, dans son histoire de la psy-chologie médicale, un « clinicien expérimenté apte à flairerles oscillations émotionnelles […]. Selon lui, un patient étaitune psychologie vivante complexe » ([28], p. 395). Dans la3e de ses Études cliniques de 1948 sur le « développementmécaniciste de la psychiatrie », H. Ey fait de Falret l'un des« grands cliniciens » qui ont su éviter de s'engager dans la« dissection de la vie psychique morbide [et] retrouver lasubstance vivante de la folie vue et observée dans sa nature »([6], t. 1, p. 36, 40, 45). Dans la 20e étude de 1954 sur la clas-sification des maladies mentales, il le crédite d'une « critiqueeffrayante de lucidité des classifications de son époque, quivaut encore pour la plupart de celles que l'on a essayé de leursubstituer, sans s'inspirer de ses sages conseilsméthodologiques » ([6], t. III, p. 16).

Il confessera en 1973, dans le Traité des Hallucinations :« Pour ma part, je retrouve dans J.-P. Falret, comme dansH. Jackson, comme chez E. Bleuler ou P. Janet, ma proprepensée (…) (celle que je leur dois) sur le dynamisme, la po-sitivité du Délire qui se développe sous 1'effet d'une condi-tion négative primordiale » ([7], t. 1, p. 431, note). Enfin, iln'hésitera pas à « marquer sa place éminente dans la généa-logie de la pensée organo-dynamique » ([7], t. Il, p. 1238).

En 1980, P. Bercherie fait de Falret « celui qui ouvre l'èrede la grande psychiatrie classique » dans le chapitre 6 de sesFondements de la clinique ([1], p. 80–92). En 1983, paraîtdans l'American Journal of Psychiatry la traduction de lafolie circulaire, sous le titre : « La découverte de Falret ».L'auteur insiste sur « l'étroitesse du fossé séparant notrecompréhension actuelle de cette condition pathologique decelle dont faisait preuve Falret » [24]. En 1984, P. Pichot etJ.-D. Guelfi opposent le modèle de « syndrome » d'Esquirol(dont le DSM serait le dernier avatar) au modèle de« maladie » de Falret et Kraepelin : « En l'absence de lésionsanatomiques caractéristiques, l'argument central servant àdéfinir une espèce naturelle, une maladie, était l'évolution,car à évolution identique, cause identique » [20]. En 1995,P. Pichot fera jouer à Falret un rôle capital dans la « naissancedu trouble bipolaire » [21].

À partir de 1984, G. Lantéri-Laura publie une série d'ar-ticles sur la « sémiologie de J.-P. Falret », incarnant le« passage de l'aliénation aux maladies mentales » [14–16].Dans ses deux ouvrages de référence, Psychiatrie et con-naissance (1991) et Essai sur les paradigmes de la psychia-trie moderne (1998), il fait de Falret la figure centrale d'unchangement de paradigme (au sens de T. Kuhn) qu'il situeautour de 1850 et qui se serait perpétué jusqu'en 1926, datedu rapport de Bleuler sur la schizophrénie au congrès de1 Voir Ann Méd Psychol 2004;162:317–319.

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Genève-Lausanne, marquant symboliquement l'avènementde la notion de structure en psychiatrie.

En 1987, l'historienne américaine J. Goldstein voit enFalret « le premier psychiatre français à proposer une visionantibaconienne de l'intouchable principe clinique », àl'opposé de la méthode inductive d'Esquirol ([10], p. 347).En 1994, sont réédités l'ouvrage princeps de 1864 [9] etl'article sur la folie circulaire, dont J. Postel fait l'un des« textes essentiels » de la psychiatrie [22]. En 1996, Falretest l'un des auteurs les plus cités de l'History of mental symp-toms de G. Berrios, de Cambridge [3].

Comment peut-on évaluer l'influence de J.-P. Falret surl'évolution de la psychiatrie ? En 1894, Ritti constatait : « Levœu de Falret a été en partie exaucé. Plusieurs espèces natu-relles de maladies mentales ont été constituées d'après sesprincipes. Mais la classification est restée bâtarde, mi-partieartificielle, mi-partie naturelle » [23]. Il est certain qu'à partirde 1850, en France et en Allemagne, l'accent a été mis dansles descriptions cliniques sur le diagnostic différentiel, l'évo-lution des troubles et le concept de chronicité.

Delasiauve trace en 1851 le tableau de la « stupidité »(future confusion mentale) à partir de son diagnostic diffé-rentiel avec la lypémanie (mélancolie). Lasègue décrit en1852 le délire de persécution, évoluant en trois périodes surplusieurs années chez un même malade. Jules Falret l'intègreen 1860 parmi les maladies mentales, puis en complète ladescription. Dans sa classification de 1863, Kahlbaum dé-membre la psychose unitaire de Griesinger, en définissantnotamment la paranoïa (au sens moderne) et la paraphreniahebetica (dont Hecker précise l'évolution en 1871, sous lenom d'hébéphrénie). Il isole en 1874 la catatonie et ses qua-tre périodes successives. Cotard fait en 1882 du délire denégation passé à la chronicité un « état spécial à certainsmélancoliques intermittents dont la maladie est devenuecontinue ». Magnan fait la même année du délire chroniqueà évolution systématique l'axe de sa classification. Cetteapproche devient à partir de 1896 le pivot de l'édifice noso-logique kraepelinien. Au début du XXe siècle, les délireschroniques des Français évoluent durant toute l'existence dessujets atteints, comme leur nom l'indique. Le délire d'inter-prétation de Sérieux et Capgras (1909), reprend les troispériodes d'incubation, de systématisation et de chronicité dela 3e leçon de 1854.

La distinction de J.-R. Reynolds entre symptômes positifset négatifs [2] est légèrement postérieure à la mise en exer-gue des faits négatifs dans la 1re leçon de 1850 (publiée en1854). La hiérarchie fonctionnelle de Jackson entre symptô-mes négatifs de régression et de dissolution et symptômespositifs de libération est déjà explicite dans la filiation de1864 entre aptitude à délirer et résultante psychique. La sub-division de Bleuler entre symptômes fondamentaux et acces-soires de la schizophrénie est la mise en pratique de laséparation entre symptômes de fond (perturbations de l'af-fectivité) et symptômes de surface ou de relief (idées déliran-tes). La conception de la psychopathologie selonMinkowski, c'est-à-dire celle d'une psychologie du patholo-

gique et non d'une pathologie du psychologique, est implicitedans la critique de la psychologie des facultés mentales del'École écossaise du sens commun. Les relations entre le nor-mal et le pathologique selon Canguilhem sont déjà dévelop-pées dans la remise en cause des « gradations insensibles[…] entre la raison et la folie ».

Mais, comme souvent dans l'histoire des idées, les émuleset les continuateurs ont systématisé à l'excès, parfois jusqu'àl'absurde, la doctrine du maître. Le schéma évolutif en troisou quatre périodes a été plaqué de manière rigide sur despathologies auxquelles il ne pouvait s'appliquer rigou-reusement : les futurs états névrotiques comme la « folie dudoute avec délire du toucher » de Legrand du Saulle (1875),ou l'attaque de grande hystérie de Charcot (1882) ; despathologies frontières entre troubles de la personnalité etmanifestations délirantes, comme l'idéalisme passionné deDide (1913) ou l'érotomanie de Clérambault (1921).

Par ailleurs, certains aspects du modèle d'Esquirol semaintiennent bien après 1850 : l'usage persistant de la psy-chologie des facultés dans la partie sémiologique des traités,la classification des délires par thèmes. Des inimitiés tenacess'installent entre ceux des élèves d'Esquirol restés fidèles àleur maître (Calmeil, Baillarger, Trélat, Delasiauve, Dago-net) et la nouvelle génération des aliénistes émules de Falret,rompant la belle unanimité des débuts.

Dès les années 1880, face aux progrès foudroyants de lamédecine somatique sous l'influence des sciences fonda-mentales, contrastant avec le peu de retombées pratiques duconcept de dégénérescence mentale, il devient évident que lemodèle de « maladie » est inopérant à intégrer la majeurepartie de la pathologie psychiatrique. Les entités morbidestendent alors à devenir des syndromes.

Séglas et Chaslin voient ainsi en 1888 dans la catatonie« plutôt l'histoire d'un symptôme ou mieux d'un syndromeque d'une maladie véritable ». Dans ses leçons de 1887–1894 (publiées en 1895), Séglas critique l'autonomie du dé-lire chronique, montre qu'obsessions et hallucinations, loinde constituer des pathologies autonomes, peuvent se rencon-trer dans des circonstances cliniques très diverses. En 1897,il réduit le délire de négation à n'être plus que le« syndrome » de Cotard (terme utilisé pour la première foispar Régis en 1893) [25]. Dans les catégories diagnostiquesde son manuel de 1912, Chaslin substitue aux maladies les« types cliniques » (il emprunte le terme à Charcot) et lessyndromes [4]. Il affirme catégoriquement en 1914 : « Àl'heure actuelle, délimiter des “maladies mentales” estimpossible, sauf exception. » Sont également des« syndromes » l'automatisme mental et les délires passion-nels de Clérambault (1921), les entités qui forment les têtesde chapitre du manuel de Dide et Guiraud (1922). Henri Eyécrit en 1948 : « Les entités cliniques ne sont jamais, enfonction d'un processus donné, que des formes cliniques autravers desquelles une même maladie et un même maladepeuvent passer. Les maladies mentales, dès que leur naturemécano-spécifique n'est plus soutenable, deviennent néces-sairement des syndromes. Or, c'est ce double mouvement

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qui s'est de plus en plus accentué à partir de la fin duXIXe siècle, l'importance des formes symptomatiques n'afait que croître avec les progrès des études étiologiques et lavaleur syndromique des maladies mentales est devenue pres-que une banalité pratique sinon théorique » ([6], t. 1, p. 43).

De nos jours, après bien des vicissitudes, la majeure par-tie des catégories de la CIM-10 de 1992 [19] sont des entitéssymptomatiques que ne caractérisent ni leur étiologie, ni leurévolution, et dont le diagnostic différentiel est souvent maldélimité : les « épisodes » maniaques (F 30) et dépressifs(F 32), le « trouble » dépressif récurrent (F 33), les« troubles » névrotiques, liés à des facteurs de stress etsomatoformes (F 40 à F 48), les « syndromes » comporte-mentaux associés à des perturbations physiologiques (F 50 àF 59), les « troubles » de la personnalité et du comportement(F 60 à F 69). Seuls peuvent être considérés comme des« maladies » véritables : les troubles mentaux organiques ouliés à l'utilisation de substances (F 00 à F 19), la schizophré-nie et les troubles délirants (F 20 à F 29), le trouble affectifbipolaire (F 31) et les troubles de l'humeur persistants(F 34). La schizophrénie mise à part, la liste n'est guère plusétendue que celle dressée en 1864 par Falret !

Mais, ce qui, à un siècle et demi de distance, peut appa-raître comme un échec relatif tient plus à l'essence même dela pathologie mentale qu'à une faille de la méthodologie dumédecin de la Salpêtrière. La psychiatrie contemporaine estbien l'héritière de Jean-Pierre Falret qui, le premier, avait suen percevoir les limites et la part d'insaisissable.

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