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1 1 Felicitas SCHMIEDER TARTARUS VALDE SAPIENS ET ER UDITUS IN PHILOSOPHIA La langue des missionnaires en Asie L'envoi de missionnaires aupres des infideles etait, des l'origine, enraci- nee dans la pensee chretienne. C'etait suivre le commandement du Christ que d'aller ä la rencontre de tous les peuples et de les instruire, de m6me etait an- cree depuis toujours la conviction eschatologique suivan t laquelle le Juge- ment dernier ne pourrait survenir avant que le dernier infidele flat baptise 1. Cette signification originelle et finale de 1'activite missionnaire se trouva soutenue et renforcee par des inter6ts politiques contemporains. Au XIIIe siecle, la chretiente latine devait reconsiderer sa position ä la lumiere de plu- sieurs facteurs : 1'elargissement de 1'horizon geographique europeen conse- cutif aux croisades, la rencontre avec des peuples infideles inconnus, la per- ception que les chretiens - ne parlons pas des chretiens romains - ne consti- tuaient plus qu'une fraction tres moderee de 1'ensemble des peuples du monde, enfin les revers essuyes en Terre sainte, qui avaient demontre 1'inca- pacite dans laquelle se trouvaient les chretiens - du moins ä ce stade vaincre et ä convertir par la force tous ces peuples 2. D'un autre c6te, les infideles devaient 6tre convertis tout de suite, car au- cun contact diplomatique, aucun contrat, aucune alliance (ainsi pour battre 1. Mt. 28,19/20: Euntes ergo docete omnes genres (cf. Mc. 16,5 ; Lc. 24,47). Mt. 24,14: et predicabitur hoc evangelium regni in universo orbe in testimonium omniutn gentibus et tunc veniet consununatio. Je tiens ä remercier Pierre Monnet pour avoir traduit cette contribution. 2. Pour l'etude des consequences qu'ont eu sur la vision religieuse, politique, historico-escha- tologique et geographique de l'Ocident medieval 1'extcnsion dc l'cmpire mongol et sa ren- contre avec les Europeens, je me permets de renvoyer ä ma these : F. Schmieder, Europa und die Fremden. Die Mongolen im Urteil des Abendlandes von: 13. bis in das 15. Jahrhundert, Sigmaringen. 1994, ob l'on trouvera une bibliographic detaillee en complement des quclqucs ouvrages indispensables cites darts le present article. L'Etranger au Moyen Age. Acres du XXX' congrls de la SHMESP (Göttingen, 1999), Paris, Publications dc la Sorbonne, 2000, p. 271-281.

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Felicitas SCHMIEDER

TARTARUS VALDE SAPIENS ET ER UDITUS

IN PHILOSOPHIA

La langue des missionnaires en Asie

L'envoi de missionnaires aupres des infideles etait, des l'origine, enraci- nee dans la pensee chretienne. C'etait suivre le commandement du Christ que d'aller ä la rencontre de tous les peuples et de les instruire, de m6me etait an- cree depuis toujours la conviction eschatologique suivan t laquelle le Juge- ment dernier ne pourrait survenir avant que le dernier infidele flat baptise 1. Cette signification originelle et finale de 1'activite missionnaire se trouva soutenue et renforcee par des inter6ts politiques contemporains. Au XIIIe siecle, la chretiente latine devait reconsiderer sa position ä la lumiere de plu- sieurs facteurs : 1'elargissement de 1'horizon geographique europeen conse- cutif aux croisades, la rencontre avec des peuples infideles inconnus, la per- ception que les chretiens - ne parlons pas des chretiens romains - ne consti- tuaient plus qu'une fraction tres moderee de 1'ensemble des peuples du monde, enfin les revers essuyes en Terre sainte, qui avaient demontre 1'inca- pacite dans laquelle se trouvaient les chretiens - du moins ä ce stade -ä vaincre et ä convertir par la force tous ces peuples 2.

D'un autre c6te, les infideles devaient 6tre convertis tout de suite, car au- cun contact diplomatique, aucun contrat, aucune alliance (ainsi pour battre

1. Mt. 28,19/20: Euntes ergo docete omnes genres (cf. Mc. 16,5 ; Lc. 24,47). Mt. 24,14: et predicabitur hoc evangelium regni in universo orbe in testimonium omniutn gentibus et tunc veniet consununatio. Je tiens ä remercier Pierre Monnet pour avoir traduit cette contribution. 2. Pour l'etude des consequences qu'ont eu sur la vision religieuse, politique, historico-escha- tologique et geographique de l'Ocident medieval 1'extcnsion dc l'cmpire mongol et sa ren- contre avec les Europeens, je me permets de renvoyer ä ma these : F. Schmieder, Europa und die Fremden. Die Mongolen im Urteil des Abendlandes von: 13. bis in das 15. Jahrhundert, Sigmaringen. 1994, ob l'on trouvera une bibliographic detaillee en complement des quclqucs ouvrages indispensables cites darts le present article.

L'Etranger au Moyen Age. Acres du XXX' congrls de la SHMESP (Göttingen, 1999), Paris, Publications dc la Sorbonne, 2000, p. 271-281.

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les Sarrasins d'Egypte), n'dtait concevable tant que les deux parties ne pou- vaient se fier ä la validitd de serments mutuels 3. La conversion par la vio- lence devint alors de plus en plus objet de discredit tandis qu'une attention centrale dtait accordee ä la predication. Les ordres mendiants nouvellement fondds faisaient de cette predication dune de leurs missions premieres, et ce non seulement parmi les chretiens, sur leurs terres, mais aussi parmi tous les gentils auxquels on puisse accdder. Les Mendiants devinrent des lors les protagonistes de cette politique, le meilleur instrument au service des papes pour faire appliquer leur conception d'une souverainete universelle 4.

Et puis, en 1241, voila que les Mongols, appelds Tartares, submergerent les confins orientaux de 1'Europe - un peuple apparemment innombrable, puissant et terriblement inconnu ! D'oil venaient-ils et pour queues raisons ? Queues dtaient leurs intentions et dans quels buts 5? Les franciscains et les dominicains furent tout logiquement designds par le pape Innocent IV ddsi- reux de depecher des envoyds aupres de ces peuples terribles, des envoyds qui puissent aussi bien tenir lieu de diplomates que de missionnaires ä l'usage de la conversion des dtrangers pour faire de ces derniers de fideles partenaires ou ä tout le moins de fideles ennemis 6!

Les premiers freres ne parvinrent pas ä procdder ä un seul baptdme, mail revinrent en Europe pourvus d'une quantitd inestimable d'informations propre ä ouvrir la route ä un nombre plus important de Mendiants. Dans les

3. Sur cc point, on ne fera que mentionner I'admonition adressee par le pape Alexandre IV au roi dc Hongrie Bela IV qui, mis sur la defensive, caressait le projet d'une alliance (matrimoniale) aver les Mongols :« Assurement les Infideles ne peuvent titre tenus par le lien dc 1'engagement (fides), parce qu'ils ne possedent pas la vraie foi (fides) : cn effct ils ne peu- vent eux-memes pas plus accorder le poids de l'autorite au serment de fidelite (sacramentis) dc notre religion que, daps le meme temps, un chretien ne pout indubitablement donner foi (rides) au serment de fidelite des paiens » (Vetera ntonumenta historica Hungarian: sacram illustrantia, A. Theiner ed., vol. 1, Rome, 1859, ne CCCCLIV, ici p. 240).

4 Sur les missions, J. Richard, La papaute et les missions d'Orient au Moyen Age (XIIIe XVe sii cles), Rome, 1977. Le pape Innocent IV developpa une theorie canonique qui reconnaissait un droit ä 1'existence ä certains pouvoirs paiens soumis au contr8le du pape : Innocent IV, Apparatus in V libros decretalium. Francfort-sur-le-Main, 1570, ad X. 3.34.8, ti'erbo compen- sato (3)-(4), ainsi que la lettre du pape citee en note 6; cf. F. Schmieder, Europa und die Fremden..., op. cit. n. 2, p. 74-77.

5. Le meilleur ouvrage sur l'apparition des Mongols demeure : G. A. Bezzola, Die Mongolen in abendkindischer Sicht (1220-70). Ein Beitrag zur Frage der Völkerbegegnung, Beme, 1974. 6. La lottre adressec par Innocent IV aux Mongols cst publiee dans Die Beziehungen der Päpste zu islamischen und mongolischen Herrschern im 13. Jahrhundert anhand ihres Brief- wechsels, K. E. Lupprian ed., Vatican, 1981, n° 21. Voir egalement Jean de Plan Carpin OFM, Ystoria Mongalorum, P. Daffmä ct al. ed., Spoletc, 1989. On en trouve unc edition de- passee dans le rccucil de sources Sinica (op. cit. n. 8). p. 3-130. Trois ambassades partirent en 1245 vets 1Orient, dont deux au moins etaient destinees aux Mongols : pour la Russic et 1'Asie centrale, lcs franciscains Jean de Plan Carpin et Benoit de Polognc, dans Ic Prochc- Orient, les dominicains Ascelin et Simon de Saint-Quentin, dont la relation West fragmentai- rement conservee que par l'intermediaire de Vincent de Beauvais. Reconstitution par J. Richard, Histoire des Tartares. Paris, 1965 (Documents relatifs ä 1'histoire des croisades, 8).

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LA LANGUE DES MISSIONNAIRES EN ASIE 273

ddcennies suivantes, les ordres mendiants bätirent dans toute 1'Asie un rdseau dtendu de missions, principalement dans les regions soumises ä la do- mination mongole. Des 1318 on denombrait ddjä 34 couvents franciscains et 5 dtablissements dominicains dans 1'empire mongol, mais nous en ignorons malheureusement la forme ainsi que le nombre de leurs membres. L'organi- sation des vicariats asiatiques des ordres ddbuta ä la fin du XIIIe siecle, en 1307 un franciscain devenait le premier archevdque de Pekin et en 1317 un dominicain le premier archeveque de Sultaniyah en Perse 7.

Dix ans apres 1'envoi de premiers missionnaires, en 1253, le franciscain flamand Guillaume de Rubrouck entreprenait un voyage en Extreme Orient, par souci de rdpondre ä la rumeur suivant laquelle un prince mongol aurait etd baptise et par ddsir de converter ce peuple en son entier 8. En ddpit des traits remarquables de sa personnalitd, que affleurent ä chaque ligne de son long et colord rdcit de voyage, ii incarnait par bien des aspects le type des premiers missionnaires aupres des Mongols. lI entama sa mission aver grand enthousiasme et se sentait bien dquipd pour son entreprise. Mais par ailleurs on ne savait pas grand chose, en Europe, de la vie, de la mentalitd, de la foi et mdme de la langue de ces infideles qu'il souhaitait rencontrer.

Rubrouck ne parlait pas la langue mongole et devait s'en remettre ä des interpretes dont la täche devait se reveler des plus ardues ! Rubrouck de- manda ainsi ä un interprete de traduire - comme ii le dit -« les mots de la foi chrdtienne », tell que << Dieu est invisible, parce qu'il est intellectus et sapientia ». Rien d'dtonnant ä ce qu'ensuite I'interprete se soit ddclard dpuisd 9. A 1'aide d'un meilleur traducteur, Rubrouck se fit le porte parole des

7.1318 : De locis fratrum minorum et predicatorum in Tartaria, G. Golubovich ed., Biblio - teca bio-bibliografica delta Terra Santa e dell'Oriente francescano, 5 vol., Quaracchi, 1906- 1927, t. II, p. 72 (date de 1320-1330). Voir egalemcnt R. Locnertz, « Les missions domini- caines en Orient au XIVe sii cle et la Societe des Freres Peregrinants pour le Christ), >, Atclti- vwn fratrum praedicatorwn, 2 (1932), p. 1-83 ;3 (1933), p. 1-55 ;4 (1934), p. 1-47, ici 2, p. 73-74 (data b juste titre au plus Lard en 1318). La notion de vicariat est selon toute vraisem- blance n6e dans le sillage des missions d'Orient : De locis..., p. 262. La description exacte de ces regions se trouve chez Barthelemy de Pise (1385-1390), De confonnitate vitae beati Francisci ad vitam domini Jesu, dans Analecta franciscana sive chronica aliaque varia do- cutnenti ad historian fratrum minorwn spectantia, 6d. a patribus Collegii S. Bonaventurae, Quaracchi, 1906-1912, IX, 2, p. 556-557. P6kin fut institud par le page C16ment V sur la base des rapports de Jean de Montcorvin (Bulle : Registres du pape Clement V[ 1305-1314] publ. par les B6nddictins, 8 t. en 9 vol., App. I, Index, Rome, 1885-1892/1948, n° 2300; pour la lettrc, voir infra, n. 31). Sultaniyah, capitale du kbanat de Perse : Bulle Redemptor nosier du Pape Jean XXJ. 1(ler avril 1318), De locis..., t. III, p. 200-204.

8. L'ltinerarium dc Guillaume dc Rubrouck est public dans Sinicafranciscana, I: Itinera et relationes fratrum minorum saeculi X111 et XIV, A. van den Wyngaert 6d., Quaracchi, 1929, p. 147-332 [= Itinerarium] ; traductions ct eommentaires : C. et R. Kappler, Voyage dans Pcinpire hfongol : 1253-1255/Guillaume de Rubrouck, Paris, 1985 ; P. Jackson, D. Morgan, Guilclmus de Ruysbroek. The mission of Friar William of Rubruck : his journey to the court of the Great Khan bfoengke 1253-1255, Londres, 1990). 9. « Lcs mots de la foi... »: Itinerarium... op. cit. n. 8, X, 5, p. 191 ;« intellectus et sapien- tia »: XXV. 8 p. 232. Cf. D. Sinor, « Interpreters in medieval inner Asia », Asian and African Studies, 16 (1982), p. 293-323, en part. p. 311-316.

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autres chrdtiens - des Nestoriens asiatiques - lors dune dispute theologique conduite avec des musulmans et des bouddhistes ä la cour du khan mongol chamaniste. Rubrouck avait tres soigneusement observe et analyse les idles

et les representations de la foi chez les autres. Et, sur cette base, it put orien- ter le cours des debats en ne cessant d'instruire ses contradicteurs sur la ma- niere dont ceux-ci auraient dü poser de meilleures questions, mieux adaptdes au ddbat. Partant de convictions ä ses yeux commundment acceptdes, it sou- haitait presenter ä dessein des theses controversees de manidre ä provoquer des contradictions previsibles et susceptibles de plonger son adversaire dans une suite de contradictions dont it ne pourrait sortir qu'en acceptant les conclusions de Rubrouck. Il dtait persuade qu'il eilt pu triompher et convertir tout son auditoire - car personne n'etait en mesure de contrer ses arguments - si seulement les Nestoriens s'dtaient tenus ä l'dcart au lieu de se meler aux debats et de jouer les trouble-fete 10.

Selon toute vraisemblance, c'est Rubrouck lüi-meme qui avait propose au Khan une dispute thdologique car c'dtait son terrain, un terrain dtranger au reste des participants. En effet, plus qu'un autre, it pouvait utiliser la me- thode scolastique de l'inquisitio et de la concluslo rationnelles, ddveloppde en Occident au cours des deux sidcles precedents, nourrie de la tradition aristotdlicienne, fondle sur des textes comme les Sententiae de Pierre Lom- bard 11 (dont Rubrouck avait emporte un exemplaire avec lui), et enseignde

10. Le traducteur etait le Pils d'un Frangais emmen6 depuis Paris, Guillaume Bucher. Sur la question des traductions dans 1'Asie centrale, D. Sinor, « Interpreters in Medieval Inner Asia », Asian and African Studies, 16 (1982), p. 293-320. Requete du Grand Khan: Itinera- rium..., op. cit. n. 8, XXXIII, 7, p. 292; preparation et deroulement de la dispute : XXX]II, 11 et suiv., p. 293 et suiv. Cf. A. D. von den Brincken, 4 (Eine christliche Weltchronik von Quaraqorum. Wilhelm von Rubruk OFM und der Nestorianismus », Archiv für Kulturges- chichte, 53 (1971), p. 1-19. La dispute beneficiait d'une longue tradition dans 1'enscignement

scolastique. Elle continua d'en jouir par la suite : Religionsgespräche im Mittelalter, B. Lewis, F. Niewöhner dir., Wiesbaden, 1992. Peut-etre Rubrouck (si cant est qu'il 6tudia bien ä Paris, voir infra, n. 12) cut-il connaissance d'un texte ici ad6quat, car la dispute men6e devant un khan faisait partie des textes recueillis par Pierre le Venerable. Je tiens cette indication d'Adeline Rucquoi que je remercie a cet cndroit. Cc texte a pu orienter la m6thode suivie par Rubrouck ou bien tout simplement stimuler son genic d'invcntion. Il nest pas impensable, en effet, que Rubrouck, habituellement si friand d'aventures et si proche des 6v6nemcnts, ait in- vcnt6 dc toutes pi`aces cot episode d'apr'cs un modele existant et adapt6 pour ]a cause. A 1'en- contre de cette hypoth6se intervient Ic fait qu'il rapporte ici un echec sans pouvoir cn tirer une legon utile pour ses lecteurs. Quoi qu'il en soft, cc recit doit inviter ä repenser les facult6s d'examen de Rubrouck sans pour autant remettre en cause les orientations fondamcntales dc la m6thode occidentale. - Tenter d'en apprendre davantage sur les differentes religions 6tran-

g4es n'avait alors rien d'6vident, car en ces temps de pr6tolerance une religion 6trang6re

n'avait pas dc valour en soi. On reconnaissait plut8t quc, pour an6antir par la violence une foi totalement inconnue, on devait ndanmoins rassembler en vue de la destruction argumentative des connaissances plus pr6cises sur les representations religieuses dc 1'adversaire. Vofr sur cc sujet l'6tude fondamentale de W. A. Euler, Unitas et Paz Religionsvergleich bei Raimundus Lullus und Nikolaus von Kues. Wurtzbourg, 1990.

11. Mort ä Paris en 1160, Pierre Lombard enseignait los commentaires des tcritures en sui- vant los grandes gloses transmises, et recueillit dans ses Quarre livres de sentences los ques- tions noes de la confrontation entre le texte et sa transmission (1150-1158). L'ouvrage r6pon-

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LA LANGUE DES MISSIONNAIRES EN ASIE 275

entre autres par le franciscain Alexandre de Hales dont Rubrouck avait vrai- semblablement suivi les lerons a 1'universit6 de Paris 12. Rubrouck 6tait et restait convaincu de 1'efficacit6 effective dontjouissait a ses yeux la seule et vraie m6thode missionnaire, une m6thode par laquelle toutefois il n'6tait m6me pas parvenu a convaincre le parti nestorien des vainqueurs ! Sa m6- thode de dispute d6passait leur entendement tout comme celui des contradic- teurs, une constatation qui a son tour d6passait 1'entendement de Rubrouck.

D'ann6e en ann6e grandissaient et le savoir et 1'exp6rience des mission- naires, et de nombreuses informations 6taient compil6es en Occident. Leur analyse conduisit a une r6flexion au sein des ordres et a des recommanda- tions m6thodiques destin6es aux futurs missionnaires afin d'augmenter leurs chances de succes.

Le premier probleme a recevoir une formulation fut celui de la langue. Le dominicain Ricold de Montecroce, apres un long s6jour effectu6 chez lea Arabes et lea Mongols, s'exprima vers 1300 en ces termes sur la question de savoir pourquoi les freres se devaient d'apprendre les langues :« Il ne sert a rien de pr6cher ou de disputer la foi a 1'aide d'interpr6tes. Car les interpretes ordinaires connaissent seulement la langue des affaires ou de la vie quoti- dienne, mais sont incapables d'exprimer en termes appropri6s et precis (propria et convenientia) la foi et son contenu. Ainsi d6tournent-ils les mots de leur sens et en font-ils un mauvais usage car ils ignorent ce que signifient natura ou ypostasis ou persona ou fonna ou materia... » 13.

Ä Oxford, des les d6cennies 1260-1270, le franciscain Roger Bacon mQ- rissait d6ja 1'exp6rience de Rubrouck et faisait de 1'apprentissage des langues le fondement de toute activit6 missionnaire 14. Depuis la fin du XIIIe siecle, le Catalan Raymond Lulle, propagandiste de la mission franciscaine, ne m6- nageait pas ses efforts pour fonder des studia de langue h6bratque, arabe et

dait au vo: u dun rassemblement et d'une mise en ordre syst6matiques du savoir et devint un manuel d'6cole grace au glossateur Alexandre de Hales (OFM).

12. Nous ne poss&dons aucun renseignement sur I'age de Guillaume de Rubrouck, mais le doctor irrefragibilis Alexandre de Hales (etudes a Paris avant 1210) 6tait, entre 1225 et sa mort en 1245, snit jusqu'ä huit ans avant le voyage de Rubrouck, magister regens dc la facult6 de theologie de Paris et franciscain depuis 1236-1237. Rubrouck Iui-meme connait bien Paris et I'Ile-de-France et pourrait avoir 6tudi6 ä Paris. Alexandre de Hales passe pour avoir &6 le premier ä fonder son enseignement th6ologique sur les Sentences de Pierre Lombard. 13. Libellus ad nations orientates, publi6 par A. Dondaine, « Ricoldiana. Notes sur les oeuvres de Ricold da Monte Croce *. Archivum fratrum praedicatorum, 37 (1967), p. 119- 179, ici p. 168-169. 14. Bacon (magister vers 1240 ä Paris ou Oxford, viers 1241-1246 ä Paris, puls de nouveau ä Oxford). Edition dc ses oeuvres : Opus maius ad C/ementem papam, J. H. Bridges 6d., 3 vol., Oxford, 1897-1900; Opus tertium/Opus minus/Compendium philosophiae, J. S. Brewer 6d., Londres, 1859 (Rerum Britannicarum scriptores. Rolls series, 15/1) ; Un fragment inEdit de l'Opus tertium de R B., precede dune Etude sur ce fragment, P. Dubem 6d., Quaracchi, 1909 ; cf. G. Bregola, 4(11 valore delle lingue e delle scienze nell'apologetica di Ruggero Ba- cone », La Scuola cattolica, 65 (1937), p. 372-391.

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m6me mongole, ä Paris et ailleurs 15. C'est au plus tard vers 1300 que fut ef- fectivement mis en place par les ordres mendiants un entrainment linguis- tique destind aux missionnaires dans les colonies marchandes italiennes dta- blies en territoire mongol 16.

Mais tout ne se reduisait pas ä un probleme de maltrise de la langue. L'in- terpr6te fatigue de Rubrouck n'etait pas seulement incompetent. On lui avait demande de traduire des notions pour lesquelles il n'aurait tout simplement pas pu trouver d'equivalents en mongol, meme s'il avait dispose dune forma- tion theologique qui lui en eüt fait comprendre le sens. Or, ce probl8me-lä ne fut formule dans aucune des considerations fondamentales avancdes par Ricold, Bacon ou Lulle sur la mission mongole. II est peu probable que l'un

ou 1'autre ait clairement concu qu'au moins pour certaines des langues en question, il eilt d'abord fallu creer les concepts appropries - surtout pour une dispute scolastique du type de celle ä laquelle Ricold de Montecroce se refe- rait explicitement avec les notions mentionnees 17.

15. Epistola ad Universitatem Paris., ed. dans le Chartularium Universitatis Paris., II p. 1, 611, p. 84 ; cf. Libre de Meravelles (= Felix), S. Galmes ed., 4 vol., Barcelone, 1931-34 (Els nostres classics, 34.38.42.46.47), t. IV, p. 107-108, on y trouve un appel lance au roi de France comme dans le Libernatalis pueriparvuli Christi Jesu, H. Harada ed., Turnhout, 1975 (Corpus christianorum, Continuatio medievalis, 32), p. 70. Le combat mend pendant des de- cennies par Lulle fut recompense par un certain succes. Le concile de Vienne s'empara en 1311 de la question des missions juives et musulmanes : decret 24, dans Concilionum oecu- menicorun: decreta, Bologne3,1973, p. 379 (confrmd a Bale : p. 483) ; B. Altaner, «Raymundus Lullus und der Sprachenkanon (can. 11) des Konzils von Vienne (1312) », Historisches Jahrbuch, 53 (1933), p. 190-219. On ne mentionnera ici que l'dcole d'arabe de Miramar et les diffdrentes activites ddploydes en cc sens avant tout par les dominicains. Sur cc point : J. Richard, « L'enseignement des langues orientales en Occident au Moycn Age », REI, 44 (1976), p. 149-164; B. Altaner, « Sprachstudien und Sprachkenntnisse im Dienste der Mission des 13. und 14. Jahrhunderts », Zeitschrift für Missionswissenschaft und Reli- gionswissenschaft, 21 (1931), p. 113-35 ; Id., « Die fremdsprachliche Ausbildung der Domi- nikanermissionäre während des 13. und 14. Jahrhunderts)*, ibid., 23 (1933), p. 233-241 ; A. Berthier, « Les ecoles de langues orientales fondees au XIIle siecle par les dominicains en Es- pagne et en Afrique », Revue africaine. 73 (1932), p. 84-103 ; J. M. Coll OP, « Escuelas dc lenguas orientales en los siglos XIII y XIV », Analecta sacra Tarraconensia, 17 (1944), p. 115-138,18 (1945), p. 59-89 ; A. Cortaberria Beita, « L'etude des langues au Moycn Age

chez les dominicains. Espagne, Orient, Raymond Maties », Mfelanges de lInstitut dominicain d'dtudes orientales du Caire, 10 (1970), p. 189-249 ; M. Roncaglia, «I frati minori c lo studio delle lingue orientali nel sec. XIII », Studifrancescani, 50 (1953), p. 169-184.

16. Monumenta ordinis fratnun praedicatorum historica, B. M. Reichert OP dd., vol. 1-13, Rome, 1896-1900, vol. IV, p. 220. Tdmoignage reel de recensement des langues, probablement pour marcbands et missionnaires, he cdlebre glossaire trilingue : Codex cuma- nicus bibliothecae ad templum divi Marci Venetian un, G. Kuun dd., Bidapest, 1880. 17. On recourerait sorement a une notion trop moderne du langage (etranger) si l'on supposait que les contemporains avaient percu une relation dtroite entre les mots ct Ids idles et que les

-conceptions religieuses chamaniques n'avaient dispose d'aucun concept capable d'approcher le niveau d'abstraction atteint alors par la theologie chrdtienne savante ; voir aussi la n. suiv. Le probleme existe encore dans la thdorie moderne de mission : voir par exemple W. Bühlmann, Die christliche Terminologie als missionstechnisches Problem, dargestellt am Swahili und an anderen Bantusprachen, Schöneck-Beckenried, 1950.

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La thdorie contemporaine de la traduction, reprdsentde par exemple par saint Thomas d'Aquin, ne faisait que commencer ä rdfldchir sur 1'individua- lite des langues. Elle opposait la traduction littdrale ä une traduction capable de trouver la signification des mots. Mais, comme I'on pensait en prioritd ä la traduction de darabe ou du grec en latin et inversement, on n'avait pas en- core dtd confrontd au probleme d'une langue qui ne disposait pas des mots approprids aux notions aristotdliciennes 18. Les auteurs qui s'occupaient des missions parmi les Mongols n'dvoquaient jamais les differences spdcifiques pouvant exister par exemple entre le mongol et I'arabe. L'insuffisante connaissance des langues chez ces memes auteurs pouvait en dtre respon- sable. Ricold en personne, qui avait rencontrd les Mongols, semble ne pas avoir pane leur langue bien qu'il eCit appris des rudiments d'arabe 19.

Mais, au-delä de ces considdrations, une distinction entre les langues quant ä leurs capacitds d'expression de notions religieuses aurait dü prdsup- poser en fait une distinction entre les religions elles-memes. Le canon tradi- tionnel de la foi ne connaissait Tien d'autre que des chrdtiens, des juifs et des paiens. La chrdtientd latine ne commenca pas avant le XIIC sickle ä considd- rer l'islam comme une religion au contenu spdciflque, c'est-ä-dire au moment meme oü l'on ddcouvrait la valeur de la pensde pa? enne transmise par la re- ception des philosophes anciens. Au Mile sickle, l'horizon s'dlargissait en- core et 1'on rassemblait autant d'informations que possible et aussi systdma- tiquement que Von pouvait (c'est d'ailleurs une rdussite de la pensde scolas- tique), non pas parke que l'on aurait brusquement apprdcid les reprdsenta- tions dtrangeres, mais afin de mieux les ddtruire par l'argumentation. Parties d'un cri d'impuissance :« ils ne croient rien !» 20, les descriptions finirent

18. La question des traductions en latin depuis le grec et 1'arabe et inversement (Thomas d'Aquin, mais avant tout les praticiens actifs dans les 6coles ib6riques de traduction comme Tolede) fait l'objet dune immense litt6rature, de mime la question des diff6rents niveaux d'abstraction est abord6e par les recherches consacrdcs aux traductions en langue vernacu- laire. Toutefois 1'existence dune th6orie m6di6vale coh6rente de la connaissance de tels ni- veaux et de Ieur approche semble apparemment faire d6faut, ou bien n'a pas encore 6t6 d6- couverte. Pour un aperqu densemble : M. A. Aris, article « Übersetzer, Übersetzungen », dans le Lexikon des Mittelalters, 8 (1997), col. 1148-1150 ; R. Copeland, Rhetoric, hermeneutics and translation in the Middle Ages. Academic traditions and vernacular texts, Cambridge, 1991 ; Traductions et traducteurs au Moyen Age. G. Contamine dir., Paris, 1989. Voir dga- lement, Translation and transmission of culture between 1300 and 1600, J. Beer, K. Lloyd- Jones dir., Kalamazoo, 1995. 19. Sur Ricold, U. Monneret de Villard, 11libro dellaperegrinazione nelleparti d'Oricnte di

(rate Ricoldo da Montecroce, Rome, 1948. Lulle savait assur6ment l'arabe et composa quclques unes de ses muvres dann cette langue. Les musulmans constituaient en v6rit6 la cible de choix de ses projets (et efforts) de mission. Voir pour comparaison D. Urvoy, Penser i fs- lanm. Les presupposes islamiques de 1'« An f de Lulle, Paris, 1980 et W. A. Euler, Unitas et Par.... op. cit. n. 10. 20. Annales de li'averley, ad a 1242, H. R. Luard 6d., dans Annales monastic! 11, Londres, 1865 (Return Britannicarum scriptores. Rolls series, 36/2), p. 324. Pour les experiences concernant le fond des textes islamiques, qui commencent avec Pierre le V6n6rable : L. Hagemann, «Die erste lateinische Koranübersetzung. Mittel zur Verständigung zwischen

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par atteindre un niveau auquel mdme les ethnologues modernes peuvent trouver leur compte. Par ce biais, les religions du monde pouvaient dtre analysdes, ddtailldes et rangfies en categories : Roger Bacon crda ainsi un systdme de six religions principales entourdes de nombreuses formes mixtes. La religion mongole, en raison de son caractdre individuel, y occupa la qua- tridme place, au dessus des idolatri et des pagani 21.

La consequence fut que les missionnaires devaient d'abord marcher contre les paiens en compagnie des musulmans, aver lesquels les chrdtiens entretenaient le plus de points communs 22. Mais la preference allait toujours ä la dispute comme la meilleure des mdthodes face ä toute autre religion. Le seul manuel de dispute rddigd ä l'adresse des missionnaires parmi les Mon- gols dtait en latin. Raymond Lulle, auteur de nombreux moddles de disputes entre chrdtiens, musulmans et juifs, en composa dgalement un entre les chrdtiens et les Mongols qui commencait par ces mots :« Un Tartare, tr8s sage et instruit en philosophie, considdrait son dtat, ä savoir de vivre sans la foi... » 23.

Christen und Muslimen im Mittelalter ? ), dans Orientalische Kultur und europäisches Mittelalter, A. Zimmermann, I. Kraemer-Ruegenberg dir., Berlin-New York, 1985, p. 45-58. 21. Le franciscain Roger Bacon, sur la base du savoir transmis par Jean de Plan Carpin et Ru- brouck, integre la foi des Mongols dans son systeme tres precis de classement des religions. Il distingue six sectae principales parmi les religions universelles, tandis que toutes les autres sectes mixtes melent deut ou plus de ces six types (Opus mains..., op. cit. n. 14, II p. 367). La secta tartarica, dont la soil de domination (libido dominandi) constitue la caracteristique la plus remarquable, fait partie de ces six religions principales. Parce qu'ils ven6rent un dieu, les Tartares occupent le troisieme rang apres les paiens et les idolätres, mais sont tout de m@me precedes par les juifs en raison de leur inclination a l'idolltrie et du culte rendu au feu et au seuil de la maison (Un fragment indit..., op. cit. n. 14, p. 173 ; spdcialement opus maius..., op. cit. n. 14, II, p. 370 ; ]a discussion d6taillee des religions se trouve p. 370 et suiv. ; un exemple qui les distingue des idolätres : p. 383). Bacon ne se montre pas cnti6re- ment consequent dans sa systematique : on p. 370 on volt apparaitre la lexAntichristi comme la sixi6me secte alors qu'auparavant (p. 367) et apres (p. 387) c'est 1'islam qui on tient lieu, le- quel est qualifi6 ailleurs (p. 371) de religion mixte (G. A. Bezzola, Die Mongolen in abendländischerSicht..., op. cit. n. 5, p. 203-204, voir egalement la note 13 de cct ouvrage). On trouve encore chez Nicolas de Cues une appreciation des souverains tartares, musulmans et chretiens fond6e sur les religions : De concordantia catholica, G. Kallen ed., III, Ham- bourg, 1959 (Opera Omnia, 14/ 3), 7. p. 359. 22. Bacon (Opus maius..., op. cit. n. 14, II, p. 376 et Un fragment in6dit..., op. cit. n. 14, p. 173), suivant en cela Rubrouck (Itinerarium..., op. cit. n. 8, XXXIII, 11, p. 293-294), sou- haitait commencer par convertir les patens et les idolätres parce qu'on pout les contredire le plus ais6ment. Comparer avec Ricold, qui salt « par experience » que les Tartares sont les plus faciles ä convertir, car la religion tartare se trouve la plus eloignee de la religion chre- tienne, et que les chr6tiens schismatiques sont en revanche les plus difficiles (Libells..., op. cit. n. 13, p. 163). 23. LiberTartari et Christian (= Libersuperpsalmum quicumque), I. SalzingerCd., Opera, 5 vol., Mayence, 1729, IV, p. 347-376. Sur la tradition des disputes mod6les, voir la n. 10. Au mt? me moment, le theologien Gilles de Rome (Aegidius Romanus) composait h la demande du pape Boniface VIII une courte description de la foi chretienne qui devait @tre adressec au Grand Khan mongol. Ce cel6bre savant resolut la question de mani6re vraiment brillante on d6butant le premier chapitre par 1'expos6 de la Trinite. En imaginant que cc trait6 soit jamais parvenu dans les mains des Mongols, on a peine ä imaginer qui eQt pu le traduire ou memo

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I1 est peu probable que Lulle, qui parlait reellement l'arabe mais pas le mongol, ait ete conscient du fait que ce texte eflt ete absolument intradui- sible. Et c'est probablement tout aussi inconsciemment qu'ii inventa un op- posant adequat qu'il etit bien ete incapable de trouver parmi les Mongols. Suivant le modele d'un philosophe europeen ou d'un philosophe arabe exis- tant, Lulle faconna un philosophe mongol fictif qui n'etait pas seulement ca- pable de qualifier avec claite et dans les categories de 1'Occident sa foi d'ido- lätre, mais de surcroit etait ä meme de disputer dans un latin correct et selon les plus pures regles de la scolastique. La rigidite systematique de I'educa- tion scolastique etait apparemment indopassable : eile rendait possible l'idee d'un paffen rompu ä la dispute et tout en meme temps impossible 1'idee d'un paten qui n'en soit pas capable.

On pout seulement supposer que les missionnaires, qui vivaient effecti- vement parmi les Mongols, trouverent des moyens de se faire comprendre. Its apprenaient la langue, apprenaient ä connaitre les populations et obte- naient quelques susses, series de faible duroe. Ce qu'ils pouvaient rapporter de leur experiences a rarement ete conserve, si tant est qu'ils aient jamais ecrit 24. Mais ces temoignages ont pu constituer la source du soul texte qui denonca directement les tentatives de Rubrouck. Vers 1300, un franciscain placait dans la bouche d'un khan mongol les paroles suivantes : «La nour- rice commence par verser goutte ä goutte du lait dans la bouche du nourris- son, afin qu'il goüte le sucre et eprouve 1'envie de toter. Ensuite seulement eile lui donne le sein. Ainsi aurais-tu dO proceder avec nous ä qui cette doc- trine semble totalement etrangere (omnino aliens'), en parlant de mani8re claire et comprehensible ; au lieu de quoi tu as aussit6t brandi la menace des chätiments 6ternels » 25 ! Cette critique est fondamentale et concerne le point de depart de 1'entretien ainsi que le choix des contenus. En outre, eile devait

1'expliquer au khan (Rani ed inediti egidiani. I Capituli frdei inviati da Bonifazuo VIII a Pe- chino, G. Bruni ed., Giornale critico della filosofia italiana, 40 (1961), p. 310-323). 24. Sur les r6cits de voyage perdus et les r6cits oraux, voir F. Schmieder, Europa und die Fremden..., op. cit. n. 2, p. 48-55. On y trouvera 6galement la reference ä une lettre perdue dont on retrouve les traces chez lean de Rocquetaillade (OFM), qui int6gra tres 6troitement Ies Mongols dans ses r6flexions eschatologiques. Quant aux r6cits conserves, ils sont avant tout accessibles sous forme 6pistolaire (voir la n. 30). A ce sujet :« Tria nova docwnenta de missionibus fr. minorum Tatariae aquilonaris annorwn 1314-1322 », M. Bibi, A. C. Moule dd., Archivuni franciscanum historicwn, 17 (1924), p. 55-71, ainsi que la n. 31 et les lettres publi6es dans Ies editions de la Sinica..., op. cit. n. 8 (Andre de Pdrouse, Paschal de Vittoria et Peregrin de Castello, probablement un faux dans cc dernier cas). Voir pour plus de details De locis..., op. cit. n. 7. 25. Liber exemplorum fratrwn minorum s. XIII, L Oliger ed., Antoniamun, 2 (1927), p. 203 - 276, ici n° 7, p. 217. Voir Guilelmus de Ruysbroek.... P. Jackson, D. Morgan 6d., op. cit. n. 8, p. 282. Des exemples de cette nature sont attest6s pour des periodes antdrieures : H. Löwe, « Pirmin, Willibrord und Bonifatius. Ihre Bedeutung fair die Missionsgeschichte ihrer Zeit),,, dans Kirchengeschichte als Missionsgeschichte, IUI, Die Kirche des frilheren Mittelalters, K. Schäferdick dir., Munich, 1978, p. 220. Une We comparable a 6te emise par le pape Gr6goirc le Grand pour la p6riode suivant la conversion : K. Schäferdick. « Die Grundlegung der an- gelsächsischen Kirche im Spannungsfeld insular-keltischen und kontinental-römischen Chris- tentums,., ibid., 1111, p. 158.

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en son principe viser le cur meme de la methode de dispute, car eile appar- tient ä un recueil de predications exemplaires et 1'exhortation ä parler de ma- niere claire et comprehensible (plane et rationabiliter) rdpond exactement aux recommandations faites aux ordres mendiants pour s'adresser, chez eux en Occident, aux simples chretiens 26 !

On ne peut reellement savoir si les missionnaires se sont sur place livres ä des disputes en bonne et due forme. Il est plus vraisemblable qu'etant juste- ment passes par l'ecole mendiante de la predication, ils ne l'ont pas fait, conscients de la faible efficacite du procede. On remarque bien ici le grand ecart qui separe la pratique des representations des theoriciens. Si l'on en croit les quelques relations ecrites disponibles, on est plut6t enclin ä penser qu'ils echangeaient des experiences et employaient des methodes dejä eprouvees. Les papes permettaient aux missionnaires de porter la barbe pour ne pas trop s'isoler des indigenes, et les incitaient ä laisser le peuple porter ses vetements usuels et manger ses mets couturniers afin de ne pas effrayer les candidats au bapteme : ce principe du maintien des coutumes exterieures au profit dune conversion interieure se trouve exprime des 600 dans les ecrits du pape Gregoire Ier 27.

* **

Cette conception avait partiellement inspires 1'ideee prometteuse d'une for- mation de missionnaires indigenes, idle reprise et e tendue par Raymond Lulle dans son ambitieuse Utopie de la mission universelle, Blanquenta : les hommes de tous les pays seraient elevens ensemble avec des chrCtiens dans des monasttres franciscains afin de s'enseigner mutuellement leurs diff&rents idiomes 28. Son ambition dtait de produire des missionnaires originaires des pays dans lesquels ils devaient ensuite opt rer. Et de fait, deux no-

26. Je remercie Nicole B6riou de m'avoir sugg6rd cc contexte d'ensemble de la pr6dication. 27. Sur le port de la barbe : De locis..., op. cit. n. 7, V, p. 113 (1365). Pour les v6tements*et la nourriture : adresse du pape Nicolas IV (OFM) au prince mongol Oljeitu fraichcment baptisd, suivant laquelle it no devait pas modifier les aspects cxt&rieurs de son existence (habitus, vestes, victus) afin de ne pas susciter de rojet de ]a part de ses sujets (Die Beziehungen der Päpste..., op. cit. n. 6, ne 61, p. 273. Dans les Responsa ad Bulgaros du pape Nicolas Ier, on pout lire une telle invite faite aux candidate au bapttme de changer ä peine, du moins ext6- rieurement, leurs modes de vie. Quand it s'agissait do questions do fond, l'8glise savait en re- vanche se montrer inflexible ä tout compromis : J. Muldoon, « Missionaries and the mar- riages of infidels : The case of the Mongol mission )b, The Jurist, 35 (1975), p. 125-41. Voir aussi la n. 3 sur cc point. 28. Dans cc texte, on trouve relatde la carriere d'un Laic qui, on raison do sa sagessc, finit par devenir abbd, 6vaque et cardinal. Cette carriPre nest pas sans rappelcr, on scs d6buts du moins, 1'expdrience de Lulle lui-meme. En tant quo pape, Blanquema concrdtisc toutes les id6es do Lulle, lequel se qualifiait par ailleurs de phantasticus on raison do la hardiesse de scs projets. Parmi ces Wes, on trouve le projet d'une saisie syst6matique et complete du monde ä l'usage de la mission universelle : IJibro de Evast et de Blanquerna, M. J. Gallofr6 6d., Barce- lone, 1982 (Les millors obres de la literatura catalana, 82), p. 219.

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vices mongols vivaient en 1318 dans le monastere franciscain d'Avignon 29. Its 6taient probablement originaires des confins mongols de l'Europe orien- tale oil les missionnaires franciscains achetaient des enfants afin de les dle- ver dans Ia foi chrdtienne 30. On trouve le m6me proc&dd en Chine 31, et Jean Duns Scot recommandait fondamentalement 1'emploi d'une teile mdthode missionnaire 32. On peut imaginer une existence comparable pour le francis- cain tchdrquesse qui fut consacr6 dvdque de sa nation en 1349, au prdtexte qu'un clerc indigene connaissait le mieux les coutumes de son peuple 33.

Si cette explication d6modde signifie qu'en pratique la ndcessitd de convertir tous les infid6les par leurs moyens propres a etd reconnue, alors les possibilit6s de la scolastique moderne auraient plut6t freind le progres md- thodique daps le domaine des missions. Mais, bien au-delä, cette m6me ap- proche scolastique permettait aux Europdens du Moyen Age tardif d'explorer systdmatiquement les regions nouvellement ddcouvertes (et, ä leur insu, d'accumuler pour plus tard les matdriaux propices ä une theologie compara- tive), sans oublier que cette approche allait devenir fondamentale pour nos propres mdthodes de recherche.

29. Expensae Camerae apostolicae pro missionibus fratrturt rrtinorunt inter Tartaros"an. 1318-1353.0. van der Vat ed., Archivwn franciscamun historicum, 31 (1938), p. 538-540, ici p. 538 = Die Ausgaben der apostolischen Kanuher unter Johannes XXII. nebst den Jahres- bilanzen von 1316-1357, K. H. Schäfer 6d., Paderborn, 1911 (Vatikanische Quellen zur Ges- chichte der päpstlichen Hof- und Finanzverwaltung 1316-1378,11), p. 205. 30 Indication dans un r6cit de 1323: De duabus epistolic fratrwn rrtinortrm Tatariae aquilo- naris an. 1323, M. Bib], A. C. h1oule 6d., Archivumfranciscanum historicum, 16 (1923), p. 89-112, ici p. 109. Voir les r6flexions ä cc sujet dans les Expensae..., op. cit. n. 29, p. 539. Jean dc Hildesheim (0. Carm. ) cut pout-ctre connaissance d'autres cas oh les franciscains agissaient de la sorte (Historic triwn regwn, r6dig6e apres 1364, texte latin et anglais medie- val, C. Horstmann ed., Londres, 1886, p. 300). Gregoire le Grand a probablement concu un plan de cette nature dans le cadre de la mission anglo-saxonne : K. Schäferdick, « Die Grundlegung der angelsächsischen Kirche im Spannungsfeld insular-keltischen und kontinen- tal-römischen Christentums », dans Kirchengeschichte als Mfissionsgeschichte..., op, cit. n. 25,111, p. 152- 3 1. Jean de hiontcorvin, Epistolae, dans Sinicafranciscana, I: Itinera..., op. cit. n. 8, p. 335- 355, ici II, 3, p. 347-348. Lc texte de la lottre est conserve dans plusieurs chroniques francis- caines (3 manuscrits au total) et circula dans de nombreux couvents mendiants de tout Ic Proche-Orient (edition partielle dans De locis..., op. cit. n. 7, H, p. 103-137, ici p. 132).

32. Jean Duns Scot (vers 1265-1308) : Quaestiones in Quartran librunt sententiarunt, L. Wadding et al. dd., Opera amnia, 16, Lyon, 1639, IV q. 9. 33. Bulle editec dato De locis..., op. cit. n. 7, V. 41 : mores gentium earundem partiunt exper- ttts.