Fluctuations Economiques

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    Arthur Schopenhauer(1851)

    thique, droitet politique

    Parerga et Paralipomena

    Traduction dAuguste Dietrich, fvrier 1908.

    Un document produit en version numrique par Pierre Tremblay,Collaborateur bnvole

    Courriel:[email protected]

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web:http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe

    par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimien collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web:http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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    Arthur Schopenhauer - Ethique, droit et politique (1851) 1

    Cette dition lectronique a t ralise par Pierre Tremblay,

    collaborateur bnvole,[email protected] la bibliothque virtuelle Les Classiques des sciences sociales partir de:

    Schopenhauer, Arthur (1788-1860)

    thique, droit et politique (1851)

    Ed. Flix Alcan, Paris; 1909. 187 p.

    Traduit en franais par Auguste Dietrich, fvrier 1908.

    Une dition lectronique ralise partir du fac-simil de l'dition originale telle que reproduite parla Bibliothque Nationale de France:http://www.gallica.bnf.fr/

    Polices de caractres utilises :

    Pour le texte: Times New Roman, 12 points.Pour les citations : Times New Roman, 10 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 10 points.

    dition lectronique ralise le jeudi, 22 septembre 2002 avec le traitement detextes Microsoft Word 1997 sur Windows 98.

    Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter, 8.5 x 11)

    mailto:[email protected]:[email protected]://www.gallica.bnf.fr/http://www.gallica.bnf.fr/http://www.gallica.bnf.fr/http://www.gallica.bnf.fr/mailto:[email protected]
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    Table des matires

    Prface du traducteur

    thique

    Droit et Politique

    Philosophie du droit

    Sur lducation

    Observations psychologiques

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    PRFACE DU TRADUCTEUR

    Table des matires

    Le prsent volume des Parerga et Paralipomena ne se prte pas par sa nature, comme lestrois prcdents, une tude prliminaire biographique ou historique ; nous en avonsd'ailleurs dj dit assez ce double point de vue, pour mettre en une lumire suffisante lafigure originale et complexe de Schopenhauer, et pour situer dans son milieu exact l'uvredont nous avons entrepris la traduction. Les matires renfermes dans le volume actuel :thique, droit, politique, ducation, le tout couronn par des observations psychologiques,parlent d'elles-mmes, et il y aurait quelque purilit dvider de trop longs commentaires leur sujet. Ce qu'on peut toutefois faire ici, c'est mettre en relief certaines vues fonda-mentales, signaler spcialement certaines ides d'un intrt spculatif ou pratique.

    Un soir, Schopenhauer se promenait sur la route avec son ami le Dr Wilhelm Gwinner,son futur biographe. Les toiles brillaient au ciel, et Vnus resplendissait d'un clat toutparticulier. Gwinner, contemplant la plante, devint tout coup lyrique, et se mit voquer lesouvenir des mes que Dante y a places comme dans un port de salut bni ; puis, sonimagination travaillant, il demanda au vieux philosophe s'il n'tait pas d'avis qu'il y avait laussi des tres vivants, mais dous dune existence plus parfaite que la ntre. Schopenhauerrpondit qu'il ne le croyait pas ; une organisation suprieure celle des humains ne pouvait,selon lui, avoir la volont de vivre . Il pensait que la srie ascendante vers la vie se termi-nait l'homme, dernier terme de ce progrs qui lui apparaissait comme un fait si effroyable ;

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    puis, s'exaltant insensiblement : Croyez-vous, dit-il, qu'un tre suprieur nous voultcontinuer un seul jour cette triste comdie de la vie ? Cela est bon pour des hommes ; desgnies ou des dieux s'y refuseraient .

    Cette assertion constitue il la fois le point de dpart et le point d'aboutissement de ladoctrine de Schopenhauer. En prsence du ce monde mauvais, o la douleur corrompt toutejoie, o la mort a le mot dfinitif, o notre destine apparat comme une tragi-comdie miseen uvre par un gnie malfaisant qui trouve son bonheur nous torturer, quel sentiment peutprouver l'homme raisonnable et sage ? Un sentiment d'une double nature : un profondmpris pour la vie humaine, pour la dcevante Maa qui cherche le traner d'illusions enillusions toujours plus drisoires, en mme temps qu'une immense compassion pour sesfrres, pour tous les damns de la vie, n'importe quel degr de l'chelle. En un mot,l'homme doit en arriver donner accs dans son cur la sympathie, cet tonnant, onpourrait dire ce mystrieux passage de nous-mme dans un autre tre, qui supprime lesbarrires de l'gosme et transforme en quelque sorte le non moi en moi. C'est donc lesentiment moral par excellence, un lien par lequel et dans lequel nous sentons que noussommes tous frres. prouver de la compassion, c'est devenir un tre moral. Sympathiseravec la nature entire, c'est le vritable tat du sage sur cette terre... Une compassion sansbornes l'gard de tous les tre vivants, voil le plus solide, le plus sr garant de la moralit ;avec cela, il n'est pas besoin de casuistique. Celui qui en est pntr ne blessera srement nine lsera personne, ne fera de mal personne, mais il aura bien plutt des gards pourchacun, pardonnera chacun, aidera chacun de tout son pouvoir, et toutes ses actionsporteront l'empreinte de la justice et de l'amour du prochain. En revanche, qu'on essaie dedire : Cet homme est vertueux, mais il ne connat pas la piti ; ou bien : C'est un hommeinjuste et mchant, cependant il est trs compatissant , et la contradiction est vidente.Chacun son got : mais, pour moi, je ne sais pas de plus belle prire que celle qui termine lesanciennes pices de thtre indoues : Puissent tous les tres vivants rester exempts dedouteurs !

    Voil le nud de la doctrine thique de Schopenhauer, telle qu'il la dduit dans leFondement de la morale. La base de la morale est donc la sympathie vive, ardente, se tradui-sant en piti, en charit affective. Mais ce n'est pas encore l le point culminant de la morale.On n'atteint celui-ci que par la ngation complte de la volont de vivre, par l'asctisme, telque l'ont pratiqu les saints, les anachortes, les pnitents indous et chrtiens. De mme quela satisfaction de l'apptit sexuel affirme, chez l'individu, la volont de vivre, de mmel'asctisme, en empchant la satisfaction de cet apptit, nie cette mme volont, et montre par

    la que, en mme temps que la vie du corps, cesse la volont dont celui-ci est l'apparence .En un mot, l'antithse entre l'affirmation de la volont de vivre et la ngation de cette volontest ce qu'on pourrait dnommer le belvdre de la morale de Schopenhauer : c'est de ce pointde vue, le plus lev, son avis, qu'il juge et classe les actions humaines.

    Hartmann, dans sa Philosophie de l'inconscient, a soumis cette thorie de son prdces-seur a une critique approfondie et incisive, qui est, en somme, bienveillante et approbative.Nietzsche, au contraire, l'a excute radicalement, avec un souverain mpris. La morale de la

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    piti proclame par Schopenhauer lui apparat, au meilleur cas, comme une touchantesuperstition la vieille mode. Et, poussant plus loin la raillerie, l'auteur de Par del le bien etle mal rappelle que Schopenhauer, le pessimiste, aimait jouer de la flte aprs ses repas.Est-ce l un pessimiste, se demande-t-il, celui qui affirme la morale du lde neminem (nenuis personne), et qui joue de la flte ? Cette vue morale, d'aprs lui, appartient la dca-dence en matire de morale. Les poques fortes et les civilisations avances ne connaissent nila piti ni l'amour du prochain, et elles voient dans ce sentiment une preuve de faiblessemprisable. On ne peut rver contraste plus frappant entre l'ide de l'apologiste du surhom-me et celle du vieux philosophe pourtant bien dsabus, bien revenu de toutes les illusionshumaines, que celui-l nommait l'un de ses matres.

    Cette ide morale, ont avanc des critiques, nous transporte en plein Orient, etSchopenhauer n'a fait qu'interprter l'usage de l'Occident les enseignements des livresindous. Mais on peut leur rpliquer tout aussi justement qu'il n'a fait qu'interprter lesenseignements des vangiles. Son thique est une tentative srieuse d'application de la vertuchrtienne par excellence au principe moral tabli sur une base philosophique. Sansintervention de dogme, de religion, de dieu, en vertu d'une mtaphysique purement humaine,il affirme la bont comme me de la morale. Aucun des grands constructeurs d'thiquesmodernes ne se rapproche aussi troitement que lui, sous ce rapport, du christianisme.L impratif catgorique de Kant est infiniment plus loign des prescriptions chrtiennesque la morale de la compassion proclame par Schopenhauer. Seulement, le point faible dusystme de ce dernier, cest qu'il constitue bien plus une thorie spculative qu'un fait vivantet fcond. Combien le systme de Hegel, par exemple, offre-t-il un champ plus vaste auxmanifestations de la volont morale ! Chez Schopenhauer, c'est en ralit la souffrance seulequi est l'aiguillon de cette volont. Base troite, insuffisante pour laisser place aux manifes-tations si diverses, infinies, des actions humaines. L'ide morale matresse du pessimisteallemand ressemble tonnamment l'ide morale de Tolsto, si puissant comme romancier etconteur, souvent si naf et si puril comme philosophe et comme moraliste. Cette ressem-blance n'a d'ailleurs rien d'tonnant, d'autant plus que, outre l'analogie de leurs natures, leRusse a beaucoup lu l'Allemand.

    La philosophie tout entire, aux yeux de notre philosophe, est thorique, et la morale nefait pas exception. La philosophie est simple spectatrice des choses, et la morale n'a rien dmler avec les prceptes. Une morale non fonde en raison, celle qui consiste faire lamorale aux gens , ne peut avoir d'action, parce qu'elle ne donne pas de motifs. Vouloirdiriger les hommes, modeler les caractres, ce sont des prtentions du vieux temps . La

    vertu ne s'enseigne pas plus que le gnie. Nos systmes de morale ne feront jamais deshommes vertueux, de grands caractres, des saints, pas plus que nos thories sur l'art nesusciteront des potes, des statuaires, des musiciens. En morale, comme dans le reste, lephilosophe n'a qu'une chose faire : prendre les faits tels qu'ils lui sont donns in concreto,c'est--dire tels que chacun les sent, les interprter, les claircir par la connaissance abstraitede la raison.

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    Ceci dit, on sera mieux prpar lire le chapitre qui ouvre le volume. C'est un suppl-ment au Fondement de la morale, et surtout au Monde comme volont et comme repr-sentation, o l'auteur avait trait un peu superficiellement la question thique. Il y a ici deschoses qui ne se trouvent pas l. Ces pages renferment, entre autres matires, une fine etpiquante analyse des vertus et des vices, prsente souvent sous une forme humoristique, etsont pleines de faits intressants. L'expos avant tout thorique de Schopenhauer se prte enplus d'une circonstance une application pratique, et il est un certain nombre d'observationset mme de recommandations dont le lecteur peut tirer un utile profit. En voici une que nouscroyons devoir souligner tout particulirement : elle concerne les faux amis, ces nuds quideviennent couleuvres , selon l'expression de Victor Hugo. Qui d'entre nous n'a pas souffertde la perfidie d'un soi-disant ami. Qui n'a pas ressenti au moins une fois en sa vie l'amretristesse de devoir chasser de son cur un tre qu'on avait introduit dans son intimit, pourlequel on n'avait rien de cach, et qui n'tait qu'un tratre ? Et cela. souvent, pour le simpleplaisir, par pur dilettantisme de vilaine me. Or, voici le trs sage conseil que nous donne ce sujet notre philosophe, qui tait mfiant, nous le voulons bien, mais qui, comme tout hom-me ayant l'exprience de la vie, avait t pay plus d'une reprise - en quelle mauvaisemonnaie, nous le savons tous ! - pour ltre : Celui qui ne se proccupe pas des petits traitsde caractre n'a qu' s'en prendre soi, si, plus tard, il apprend ses dpens, par les grandstraits, connatre le dit caractre. En vertu du mme principe, il faut rompre immdiatementaussi, ne fut-ce que pour des bagatelles, avec les soi-disant bons amis, s'ils rvlent uncaractre ou perfide, ou mchant, ou bas, afin d'viter leurs mauvais tours srieux, qui n'at-tendent qu'une occasion de se produire sur une plus vaste chelle. Disons-en autant desdomestiques. On doit toujours se rpter : Mieux vaut vivre seul qu'avec des tratres .C'est parler d'or ; malheureusement, ce n'est d'ordinaire que quand il est dj tard, que l'onprend l'gard des amis gnants ou dangereux cette rsolution si salutaire.

    Le droit et la politique sont un chapitre de la morale, en thorie du moins, car, dansl'application, il faut trop souvent en rabattre. A ce double point de vue aussi les ides deSchopenhauer taient en opposition dcide avec les ides de son poque. Aprs que Hegelfut parvenu convaincre l'Allemagne, pour un laps de temps assez long, de la divinit deltat, la rvolution de 1848 vint soudainement donner un trange dmenti ce dogmenouveau.

    L'ide de la souverainet populaire se substitua celle de l'tat omnipotent. Schopen-hauer, qui prenait au srieux les problmes sociaux, comme tous les autres, n'entendait tredupe en aucun sens : de l ses ides relatives au droit et la politique. Rsumons-les

    rapidement, telles qu'il les expose surtout dans son grand ouvrage.

    Tous les tres individuels ont un don commun, la raison. Grce elle, ils ne sont pasrduits, comme les btes, ne connatre que le fait isol; Ils s'lvent la notion abstraite del'ensemble et de la liaison des parties de cet ensemble. Grce elle, galement, ils ont vite suremonter a l'origine des douleurs qui sont le fond de la vie humaine, et ils ont aperu lemoyen de les diminuer, sinon de les supprimer. Ce moyen, c'est un sacrifice commun, com-pens par des avantages communs suprieurs au sacrifice. En effet, si, le cas chant, il est

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    agrable l'gosme de l'individu de commettre une injustice, son plaisir a, d'autre part, uncorrlatif invitable; l'injustice commise par l'un est forcement soufferte par l'autre, ce quiconstitue pour celui-ci une souffrance. Alors que la raison fasse un pas en avant, qu'elles'lve jusqu' la considration de l'ensemble, et elle verra que la jouissance produite chez unindividu par l'acte injuste est balance par une souffrance plus grande qui se produit chezl'autre. Elle s'apercevra encore que chacun doit redouter d'avoir moins souvent goter leplaisir de commettre l'injustice, qu' endurer l'amertume d'en ptir. De tout cela la raisonconclut que si l'on veut commencer par affaiblir la somme des souffrances rpartir entre lestres individuels, et aussi la rpartir le plus uniformment possible, le seul moyen estd'pargner tous le chagrin de l'injustice reue, et, dans cette vue, d'obliger tous les hommes renoncer au plaisir que peut procurer la pratique de l'injustice. Peu peu l'gosme, dpas-sant son point de vue born et insuffisant, se range l'avis de la raison, et finit par dcouvrirle moyen protecteur ; le contrat social, la loi. C'est ainsi que s'est constitu ltat.

    En vertu de celle origine, la thorie de l'tat, ou thorie des lois, rentra dans un des cha-pitres de la morale, celui qui traite du droit, o sont tablies les dfinitions du juste et del'injuste pris en eux-mmes, et o sont ensuite traces, par voie de consquence, les limitesprcises qui sparent l'un de l'autre. Seulement, la thorie en question ne les empruntera quepour en prendre le contre-pied ; partout o la morale pose des bornes qu'on ne doit pasfranchir, si l'on ne veut pas se rendre coupable d'une injustice, elle considrera ces mmesbornes de l'autre ct, que les autres, eux non plus, ne doivent pas franchir. On a qualifil'historien de prophte rebours; on pourrait qualifier de mme le thoricien du droit demoraliste rebours. La thorie du droit serait ainsi la morale rebours, du moins pour lechapitre de la morale o sont exposs les droits qui ne doivent point tre viols. Ainsi lanotion de l'injuste, et celle de la ngation du droit que l'injuste enferme, notion qui est d'ordremoral originel, devient juridique; son point de dpart pivote sur lui-mme, et s'oriente du ctpassif au lieu de rester orient du ct actif; cette notion opre donc une conversion.

    Voil, d'aprs notre philosophe, la raison de certaines doctrines tranges sur ce sujet,comme celle qui affirme que ltat est un moyen de nous lever la moralit, qu'il nat d'uneaspiration la vertu, que, par suite, il est dirig contre l'gosme; ou celle qui fait de l'tat lacondition de la libert, au sens moral du mot, et, par l mme, de la moralit. Rien de celan'est vrai. L'tat, n d'un gosme bien entendu, d'un gosme qui s'lve au-dessus du pointde vue individuel pour embrasser l'ensemble des individus, ne vise nullement l'gosme, maisseulement les consquences funestes de l'gosme. Il ne se proccupe pas davantage de lalibert au sens moral, c'est--dire de la moralit : par sa nature mme, en effet, il ne peut

    interdire une action injuste qui n'aurait pas pour corrlatif une injustice soufferte.

    Quant la doctrine du droit selon Kant, o la construction de l'tat se dduit del' impratif catgorique , et n'est pas seulement une condition, mais un devoirde moralit,Schopenhauer la rejette plus compltement encore.

    La politique tire de la morale sa thorie pure du droit, c'est--dire sa thorie de l'essenceet des limites du juste et de l'injuste; aprs quoi elle s'en sert pour ses fins elle, fins

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    trangres la morale ; elle en prend la contre-partie, et l-dessus elle difie la lgislationpositive, y compris l'abri destin la protger; bref, elle construit l'tat. La politique positiven'est donc que la doctrine morale pure du droit renverse.

    Tel est le fond de la doctrine de Schopenhauer sur le droit, la politique et ltat. Dans songrand ouvrage, il traite la matire avec toute la tenue et le srieux qui conviennent unexpos gnral d'ides tel que celui auquel il se livre. Dans les pages du prsent volume, ildploie plus d'humour et de fantaisie, entre davantage dans les dtails, et aborde certainesquestions trs intressantes qu'il n'avait mme pas effleures jusque-l.

    La premire de ces questions est celle du luxe, dont le philosophe contrebalance les avan-tages et les inconvnients, sans prendre nettement parti dans un sens plutt que dans l'autre,mais en inclinant toutefois visiblement vers le maintien de l'usage du superflu, cette chosesi ncessaire , suivant le mot clbre de Voltaire; il aborde ensuite la question de la souve-rainet du peuple, qui commenait alors occuper les esprits dans cette Allemagne o, silongtemps, l'obissance peu prs passive avait rgn en matresse, et o les murs fodaless'taient prolonges presque jusqu' ce jour-l.

    Cette question est pour Schopenhauer une occasion d'tablir un parallle entre la formegouvernementale monarchique et la forme rpublicaine. Aristocrate de la veille , comme ilse complaisait le redire en employant cette expression franaise, par toutes les habitudes deson existence et tous les traits de son caractre, il avait par consquent peu de got pour lasuprmatie de la masse. Toutes les fibres de sa nature ddaigneuse et raffine se rtractaientau contact duprofanum vulgus, et des expriences comme celle de la rvolution de 1848, oil s'tait senti menac dans sa suffisante mais modeste aisance, et, partant, dans sonindpendance et le bonheur du restant de sa vie, n'taient pas faites pour le rconcilier avec ladmocratie. Schopenhauer prouva alors un sentiment analogue celui que Taine, esprit silibre par certains cts, mais caractre un peu timide et facilement apeur, prouva l'occa-sion des vnements de la Commune. Le philosophe allemand se prononce donc pour lamonarchie contre la rpublique. On trouvera ici ses raisons allgues. L'une d'elles, - nulle-ment personnelle, puisqu'il n'entra jamais dans sa pense de mettre pour sa part la main lachose publique, - c'est qu'il doit tre plus difficile aux intelligences suprieures d'arriver dehautes situations, et, par l, une influence politique directe, dans les rpubliques que dansles monarchies : pour quel motif, il nous le dit. Il voulait aussi avant tout un solide principed'autorit, et il croyait la seconde forme gouvernementale plus apte l'tablir que la pre-mire. Mais ce serait une erreur que de voir en lui un partisan de la raction aveugle. Tout en

    trouvant la forme monarchique celle naturelle l'homme, peu prs comme elle l'est auxabeilles et aux fourmis, aux grues voyageuses, aux lphants nomades, aux loups et auxautres animaux runis pour leurs razzias, qui tous placent un seul d'entre eux leur tte , iltait libral sa faon, affirmant que le meilleur gouvernement est en dfinitive celui quisatisfait le mieux les aspirations de l'humanit et s'efforce le plus de la rendre heureuse. S'ilse prononait pour la royaut, il n'avait cure, en revanche, du droit divin, auquel ses idesphilosophiques lui dfendaient de croire. La lgitimit, disait-il l'occasion des vnementsd'Italie, un an avant sa mort, est une belle chose, mais elle ne donne par elle seule aucun droit

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    au succs. Pour tre sr de celui-ci, un gouvernement doit tre intellectuellement suprieur la masse gouverne; mais, moralement, son chef ne doit pas tre trop noble, tre un Titus ouun Marc-Aurle, ni, en sens oppos, tomber au-dessous du niveau universellement admiscomme mesure du droit. En ce sens, il prophtisait son ami Gwinner la chute de NapolonIII : Il est trop mauvais , lui disait-il. Il ne portait pas davantage dans sou cur le premierBonaparte, ainsi qu'on le verra au cours de ce volume.

    Schopenhauer rencontre sur son chemin la question du jury criminel, et, en vertu dumme courant d'ides aristocratiques, il la rsout en un sens peu favorable cette institutionde tout temps si discute, et de nos jours plus que jamais. Il est vraiment plaisant de l'enten-dre fulminer contre ces tailleurs et ces tanneurs dont la lourde et grossire intelli-gence, sans culture, pas mme capable d'une attention soutenue, est appele dmler lavrit du tissu dcevant de l'apparence et de l'erreur. Tout le temps, de plus, ils songent leurdrap et leur cuir, aspirent rentrer chez eux, et n'ont absolument aucune notion claire de ladiffrence entre la probabilit et la certitude. C'est avec cette sorte de calcul des probabilitsdans leurs ttes stupides, qu'ils dcident en confiance de la vie des autres . La boutade estamusante ; nous laissons d'autres le soin de dcider si elle est en mme temps une vrit.Qu'aurait dit, de nos jours, cet adversaire irrductible du jury, en voyant un de ces tan-neurs devenir prsident de la rpublique d'un grand pays, et ce jury tant conspu s'largirencore, jusqu' admettre dans son sein des ouvriers proprement dits, conformment a ladcision d'un ministre ? Mais, depuis Schopenhauer, les ides ont march, l'instruction s'estrpandue, et, qu'on dplore le fait ou qu'on y applaudisse, rien ne parait pouvoir opposerdsormais une digue, en Europe, au flot toujours montant de la dmocratie.

    Le problme de l'ducation se rattache troitement, sinon directement, celui de lamorale, et, comme le droit et la politique, est l'un des lments constitutifs de celle-ci. Ceproblme a de tout temps fortement proccup les populations du Nord. Sans remonterjusqu' l'poque de Charlemagne et d'Othon le Grand, qui travaillaient avec le zle personnelque l'on sait la diffusion de l'enseignement tous ses degrs ; sans rappeler autrement quepar leurs noms quelques-uns des meilleurs ouvriers de la mme uvre, l'poque de laRenaissance germanique, Rodolphe Agricola, Alexandre Hgius, Reuchlin, Luther,Mlanchthon, Bugenhagen, etc., tous ceux qu'on a appels les humanistes , on voitl'Allemagne, ds le commencement du XVIIe sicle, appliquer tous ses efforts la constitu-tion de l'enseignement du peuple. Les pdagogues surgissent alors de toutes parts. L'un d'eux,Comnius, est rest illustre entre tous comme crateur de l'cole primaire et l'un des pr-curseurs de la mthode intuitive. La rformation de l'enseignement fut son principal

    enttement , suivant le mot naf de Bayle. Son uvre fut continue, dans un sens malheu-reusement trop empreint de pitisme, par A. H. Francke, dont l'opuscule : Court et simpleenseignement, est, comme le Discours de la mthode, duquel des critiques l'ont rapproch,plus gros d'ides que de mots, et opra en pdagogie une rvolution comparable celle desquelques pages de Descartes en philosophie. Puis vinrent, dans la seconde moiti du XVIII e

    sicle, deux toiles de premire grandeur, Basedow et Pestalozzi, autour desquelles gravitentles satellites Campe, Salzmann, Diesterweg, Frbel, etc. Enfin, au XIXe sicle, apparatHerbart, infiniment plus original et plus suggestif comme ducateur que comme philosophe,

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    quel que soit son mrite ce dernier titre. Sa Pdagogie gnrale et ses Esquisses de leonspdagogiques constituent la tentative la plus importante faite jusque-l en Allemagne pourlever la pdagogie au rang d'une science exactement fonde sur une double base spculativeet exprimentale. Cette liste d'ducateurs thoriques ou effectifs, qu'il serait facile debeaucoup allonger, prouve simplement que les pays du Nord prennent plus au srieux que lespays latins l'ducation et l'enseignement, et tout ce qui s'y rattache. Cela est dans leurs tradi-tions, en quelque sorte dans leur sang. Tandis que le jeune Franais, par exemple, a unetendance fcheuse voir en son ducateur un gneur, un tyran, qu'il n'aime pas et qu'il railleplus ou moins ouvertement, le jeune Allemand, lui, est tout au moins respectueux songard, si, au fond, ses sentiments ne sont pas non plus toujours trs bienveillants. C'est quecelui-ci voit moins l'homme lui-mme que le savoir qu'il porte dans sa tte et qu'il est chargde communiquer.

    Or, pour l'homme du Nord, ds la premire jeunesse, le savoir est la chose essentielle; onle lui a rpt, et, son tour, il le rptera ceux dont il aura charge. Nous avons constat parnous-mme, en pntrant dans quelques lyces et dans quelques coles primaires des paysallemands, la vrit du jugement que nous consignons ici. Tous ceux qui connaissent d'unpeu prs l'Allemagne savent de quel profond respect est entour, non seulement dans lessalons, mais dans les restaurants et brasseries, dans tous les endroits publics, l'homme qui,rehaussant d'ordinaire son prestige l'aide de lunettes en or, a le trs grand honneur dedpartir le savoir la jeunesse : le Herr Professor sonne dans les bouches comme devaitsonner l'antique civis romanus. Et cette assertion si solidement tablie, en vertu de laquelleles victoires de Sadowa et de Sedan, qui ont eu pour rsultat l'unit de l'Allemagne, sontavant tout le lait du matre d'cole, n'est-elle pas des plus caractristiques ! En regard de cerespect pour l'ducateur et de la reconnaissance que lui vouent les peuples de racegermanique, opposons les caricatures que les espigles coliers romains traaient dj deleurs matres, voil deux mille ans, et dont de curieux chantillons se voient encore parmi lesgraffiti de Pompi. Ce respect d'une part, cet irrespect de l'autre, dclent deux mentalitsdiffrentes.

    Cela ne veut pas dire que notre pays n'ait eu, lui aussi, ses ducateurs thoriques ou effec-tifs, et, parmi les premiers, quelques-uns des plus remarquables, tels que Rabelais, Ramus,Montaigne, Fnelon, Rollin, etc. A ces noms on peut ajouter celui de Jean-Jacques, qui avaitde grandes prtentions sous ce rapport; il ne faut toutefois pas oublier que l'auteur d'miletait Suisse, c'est--dire plus homme du Nord que Latin, et qu'il n'accuse ni dans ses ides nidans sa mentalit gnrale les traits ordinaires du caractre franais. On peut en dire autant de

    l'excellent livre de MmeNecker de Saussure sur lducation progressive. crit par uneGenevoise, ses prceptes sont plus appropris au temprament moral des gens du Nord qu'celui des gens du Midi. En rsum, tout ce que nous prtendons ici, c'est que les peuplesgermaniques ont abord de tout temps avec plus de srieux que les peuples latins le problmede l'ducation et des mthodes d'enseignement, et que la liste de leurs ducateurs minentsnous apparat plus tendue que celle des ntres.

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    Les considrations de Schopenhauer en matire d'ducation et d'enseignement viennentrajouter trs utilement celles de ses prdcesseurs en cet ordre d'ides. Il n'a crit sur cesujet que quelques pages, mais fortes de choses, mais suggestives, comme on le verra. Il meten garde contre la mthode, trop frquemment suivie, qui consiste placer les notions avantles perceptions, c'est--dire qui substitue l'ducation artificielle l'ducation naturelle, et il ya l un avertissement utile mditer. Il termine en improuvant la lecture des romans, commede nature engendrer dans les jeunes esprits des ides fausses prjudiciables la connais-sance relle de la vie.

    Les observations psychologiques sur lesquelles se ferme le volume sont une sorte derevue vol d'oiseau de tout ce qui est dit ici et dans les autres ouvrages; elles traitent de omnire scibili, sont le fruit de l'inspiration du moment, ouvrent des horizons sur une foule depoints, et n'ont pas moins d'intrt que tout ce qui prcde, grce leur forme souventhumoristique et piquante, et leur style serr, en quelque sorte lapidaire, qui est la manireassez habituelle de l'crivain.

    Ici comme ailleurs, comme partout, notre philosophe tmoigne beaucoup de mpris pourle troupeau humain; il semble que, pour parler de ses semblables, il lui faille tremper saplume dans le fiel, assez souvent mme dans le vitriol. A ce point de vue il exagre videm-ment, puisque, par le fait mme de la vie en communaut, chacun, ici-bas, est moralementsolidaire de l'autre, et il est de plus illogique, puisqu'il base la morale sur la sympathies'affirmant non seulement en piti, mais en charit effective. Il y a l certainement, dans lesystme de Schopenhauer, une contradiction prouvant que les meilleures ttes et les summiphilosophi eux-mmes n'ont pas moins de peine que le commun des mortels mettre toujoursbien d'accord leurs ides. Ce mpris de l'humanit provient, chez l'auteur du Monde commevolont et comme reprsentation, la fois de son temprament et de son caractre. D'unepart, il ne ressentait nullement le besoin, pour tre incit penser, de la conversation, ou,comme il disait, du bavardage des autres, se trouvant assez riche de son propre fonds; d'autrepart, sa nature aristocratique, qui avait entrevu, avant que Darwin la formult nettement, laloi de la slection, se cabrait quoi qu'il en et contre la domination de plus eu plus envahis-sante du nombre et le rgne de la mdiocrit. Du ddain pour ses semblables il en arriva partapes successives au mpris. Quoties inter homines fui, minor homo redii (chaque foisque je me suis trouv parmi les hommes, je suis revenu moins homme), se plaisait-il direavec l'auteur de l'Imitation, qui lui-mme l'avait dit aprs Snque. Aussi, mme avec ceuxqu'il qualifiait d'amis, lui arrivait-il de briser brusquement l'entretien sur un ton peu aimable,pour leur faire comprendre qu'il avait hte de regagner sa tour d'ivoire, de renouer au plus tt

    la chane un moment interrompue de son recueillement intellectuel. Les seuls tres qui nel'ennuyaient pas, qui lui procuraient mme une joie toujours renouvele, c'taient les ani-maux. Il nous fait sa confession cet gard dans ses Observations psychologiques : Quellejouissance particulire n'prouvons-nous pas, dit-il, voir n'importe quel animal vaquerlibrement sa besogne, s'enquter de sa nourriture, soigner ses petits, s'associer descompagnons de son espce, etc., en restant absolument ce qu'il est et peut tre ! Ne ft-cequ'un petit oiseau, je puis le suivre de l'il longtemps avec plaisir. Il en est de mme d'un ratd'eau, d'une grenouille, et, mieux encore, d'un hrisson, d'une belette, d'un chevreuil ou d'un

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    Si la vue des animaux nous charme tant, c'est surtout parce que nous gotons une satisfaction voir devant nous notre propre tre si simplifi. Gwinner raconte que Schopenhauer ayantvu, pour la premire fois, en 1854, la foire de Francfort, un jeune orang-outang, allait luirendre visite presque chaque jour, tudiant avec la plus grande attention et la plus vivesympathie cet anctre prsum de notre race , dans les traits mlancoliques duquel il lisaitle dsir qu'avait la volont de parvenir la connaissance. Nous avons parl, dans les volumesprcdents, de son amour pour son chien. Il revenait souvent sur le compte de cet animal engnral, s'tonnant quelque peu que le chien, cette bte fauve apprivoise, le parent et peut-tre le descendant du chacal ou du loup, ait pu devenir le fidle, affectueux et obissant com-pagnon de l'homme que l'on sait.

    Le meilleur jugement sur le fond mme de l'uvre de Schopenhauer nous semble manerde Schopenhauer lui-mme : Mes ouvrages, dit-il, se composent de simples articles inspirspar l'ide dont j'tais plein ce moment, et que je voulais fixer pour elle-mme; on les a unisensemble avec un peu de chaux et de mortier. C'est pour cela qu'ils ne sont pas vides etennuyeux, comme ceux des gens qui s'assoient leur bureau et crivent un livre page parpage, d'aprs un plan arrt . Certains juges ont mis l'avis que si une telle manire decomposer peut tre une condition de varit et d'intrt, un peu plus de ciment, cependant,n'aurait pas nui la consolidation de l'difice. Mais d'autres ont ripost que cet difice estentirement bti en pierres de taille, comme ces murailles cyclopennes o chaque bloc, telqu'il est, sajoute aux autres presque sans liaison artificielle, reposant dans la masse par sonpropre poids et consolidant l'ensemble.

    Quant cet ensemble mme, il n'est peut-tre pas un seul philosophe de valeur, depuisPlaton, pour ne pas remonter akya Mouni, jusqu' Hegel et Schelling eux-mmes, qui n'aitcontribu le constituer et le rendre viable; mais l'agencement merveilleux de ces pices derapport, leur emploi en vue d'une ide suivie et la conception mme de cette ide qui lesrattache et les unit, voil l'uvre propre de Schopenhauer. Elle suffit sa gloire. Peut -trecertaines parties de ses crits ont-elles un peu vieilli, sont-elles devenues un peu insuffi-santes, et ont-elles surtout, pour le lecteur du XXe sicle, un intrt historique et docu-mentaire; la science proprement dite et mme la science psychologique ont fait, depuis prsde cinquante ans qu'est mort Schuopenhauer, des progrs clatants, et celui-ci, malgr toutson talent et sa perspicacit si aigu, ne pouvait savoir que ce quon savait de son temps; lesparties sujettes caution sont d'ailleurs en petit nombre, et elles ont grande chance de sesauver grce leur tour littraire classique, l'esprit qui y coule pleins bords, la connais-sance subtile de l'homme dont elles sont pntres. Eu un mot, si telle ou telle pierre s'est

    lgrement effrite, l'ensemble de l'difice reste aussi solidement fix sur ses assises qu'aupremier jour, et la philosophie de l'auteur duMonde comme volont et comme reprsentationdemeure un pisode considrable de l'histoire de la pense moderne, en mme temps qu'elleconstitue, par plusieurs cts, un des plus prcieux trsors de la sagesse humaine. Sans doute,Schopenhauer poussa souvent bien loin l'amertume de la pense, la mfiance l'gard de sessemblables, le scepticisme moral; les dsillusions et les tristesses de l'existence l'avaient aigripeut-tre outre mesure. Mais, en dpouillant toutes les idoles de leur clat artificiel ettrompeur, en vous mettant face face avec la ralit, si cruelle qu'elle soit, il vous ouvre les

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    yeux, vous dsabuse, vous rend un service manifeste. La vie de l'homme devient de plus enplus une lutte sans merci, il n'y a pas se le dissimuler, et, si l'on ne veut pas tre vaincu coup sr, il faut pouvoir opposer ses adversaires, sur ce terrible champ de bataille, desarmes d'une trempe au moins gale la trempe des leurs. La connaissance, dans l'acceptionphilosophique du mot, la connaissance intgrale, inexorable, est la meilleure de ces armes.

    Fvrier 1908.

    Auguste Dietrich.

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    THIQUE

    Table des matires

    Les vrits physiques peuvent avoir beaucoup d'importance extrieure; mais elles n'ontpas d'importance intrieure. Celle-ci est le privilge des vrits intellectuelles et morales, qui

    ont pour thme les plus hauts degrs d'objectivation de la volont, tandis que les vritsphysiques ont pour thme les plus bas. Par exemple, si nous parvenions la certitude - cen'est pour l'instant qu'une supposition - que le soleil l'quateur produit la thermo-lectricit,celle-ci le magntisme terrestre, et celui-ci la lumire polaire, ces vrits auraient une grandeimportance extrieure; mais elles n'auraient pas grande importance intrieure. Des exemplesde cette importance intrieure nous sont au contraire fournis non seulement par tous les hautset vrais arguments philosophiques intellectuels, mais aussi par la catastrophe de toute bonnetragdie, comme, en outre, par l'observation de la conduite humaine dans les manifestationsextrmes de sa moralit et de son immoralit, c'est--dire du bien et du mal. Car en tout ceciapparat l'essence dont le phnomne est le monde, et cette essence, son plus haut degrd'objectivation, rvle son fond intime.

    Dire que le monde a purement une signification physique, et non morale, c'est l'erreur laplus grande et la plus pernicieuse, l'erreur fondamentale, la vritable perversit d'opinion, etc'est au fond ce que la foi a personnifi sous la dsignation de l'Antichrist. Cependant, et endpit de toutes les religions, qui maintiennent le contraire et cherchent l'affirmer leurfaon mythique, cette erreur fondamentale ne disparat jamais compltement sur la terre; ellecontinue au contraire relever la tte de temps en temps, jusqu' ce que l'indignation gn-rale la force une fois de plus se cacher.

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    Si assur toutefois que soit le sentiment d'une signification morale du monde et de la vie,son explication et la solution de la contradiction existant entre elle et le monde sont tellementdifficiles, qu'il a pu m'tre rserv d'exposer le vritable et seul pur fondement de la moralit,efficace en tous lieux et en tout temps, ainsi que son but. La moralit du progrs moral esttrop de mon ct, en cette matire, pour me faire craindre que ma doctrine soit jamais mineet remplace par une autre.

    Quoique mon thique elle-mme reste ignore des professeurs, le principe moral kantienprvaut dans les Universits, et, parmi ses formes diverses, celle de la dignit de l'homme est maintenant la plus en faveur. J'ai dj montr son inanit dans mon trait sur le Fonde-ment de la morale ( 8). Pour cette raison, je n'en dis pas plus ici. Si l'on demandait sur quoirepose cette prtendue dignit de l'homme, la rponse serait qu'elle repose sur sa moralit.Ainsi, la moralit repose sur la dignit, et la dignit sur la moralit. Mais, ceci mis part,c'est seulement d'une faon ironique que la conception de dignit me semble applicable untre aussi malade de volont, aussi limit d'intelligence, aussi dbile de corps que l'homme.

    Quid superbit homo ? cujus conceptio culpa,Nasci pna, labor vita, necesse mori ! 1

    Aussi voudrais-je tablir, par opposition la forme indique du principe moral de Kant,la rgle suivante : n'entreprenez pas d'apprcier objectivement, quant sa valeur et sadignit, l'tre avec lequel vous entrez en contact; ne prenez donc pas en considration la

    perversit de sa volont, la limitation de son intelligence ni la fausset de ses ides. Lapremire pourrait aisment veiller contre lui la haine, la dernire le mpris. Tenez seulementcompte de ses souffrances, de sa misre, de ses angoisses, de ses douleurs. Alors nous noussentirons toujours apparents lui, nous sympathiserons toujours avec lui, et, au lieu de la

    haine ou du mpris, nous prouverons pour lui cette compassion qui est la seule(affection) laquelle nous convie lvangile. Pour empcher la haine et le mpris de sesoulever contre lui, ce n'est certainement pas la recherche de sa prtendue dignit, mais, aucontraire, l'affirmation de la sympathie, qui est le point de vue vritable.

    Les bouddhistes, en consquence de leurs profondes ides thiques et mtaphysiques,partent non des vertus cardinales, mais des vices cardinaux, dont les vertus cardinales appa-

    raissent d'emble comme les antithses ou les ngations. Suivant l'Histoire des Mongolsorientaux de J.-J. Schmidt (voir p. 7), les vices cardinaux sont, pour les bouddhistes : lavolupt, la paresse, la colre et l'avarice. Mais vraisemblablement l'orgueil doit remplacer laparesse : c'est du moins ainsi que ces vices sont numrs dans les Lettres difiantes etcurieuses, dit. de 1819, t. VI, p. 372; l'envie, ou la haine, y est de plus ajoute en cinquime

    1 De quoi senorgueillit lhomme, dont la conception est une faute, la naissance une douleur, la vie unefatigue, et qui est vou la mort !

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    lieu. A l'appui de ma rectification de l'allgation du trs recommandable J.-J. Schmidt, vients'ajouter l'accord de celle-ci avec les doctrines des soufis, qui taient sous l'influence dubrahmanisme et du bouddhisme. Ceux-ci en effet tablissent les mmes vices cardinaux, et,d'une faon trs frappante, par couples, de sorte que la volupt entre en scne avec l'avarice,et la colre avec l'orgueil. (Voir Tholuck, Fleurs du mysticisme oriental, p. 206). Volupt,colre et avarice se trouvent dj nonces dans le Bhagavat Gita (XVI, 21) comme vicescardinaux : ce qui atteste le grand ge de la doctrine. De mme, dans le Prabodha-Chandrodaya, ce drame philosopho-allgorique si important pour la philosophie du Vdanta,ces trois vices cardinaux apparaissent comme les trois gnraux du roi Passion dans sa guerrecontre le roi Raison 1. Les vertus cardinales opposes ces vices cardinaux, qu'on verraitapparatre, seraient la chastet et la gnrosit, associes la douceur et l'humilit.

    Si maintenant l'on compare ces ides fondamentales de l'thique, tablies avec tant deprofondeur par l'Orient, les vertus cardinales platoniciennes, si clbres et tant prnes, lajustice, la bravoure, la modration et la sagesse, on les trouvera dpourvues d'une ide fonda-mentale claire et directrice, donc superficiellement choisies, et en partie mme manifeste-ment fausses. Les vertus doivent tre des qualits de la volont; mais la sagesse appartient

    directement l'intelligence. La , que Cicron traduit par temperantia et lalangue allemande par Mssigkeit (modration), est une expression trs indtermine et trsambigu sous laquelle on peut ranger beaucoup de choses, telles que rflexion, sobrit, tte

    solide; elle vient vraisemblablement de , ou, comme le dit Hiraxdans Stobe (Florides, titre V, 60) :

    .

    La bravoure n'est pas une vertu, bien que parfois elle puisse venir en aide la vertu; maiselle est galement prte servir la cause la plus indigne; c'est en ralit une proprit dutemprament. Dj Geulinex 2, dans la prface de son thique, a rejet les vertus cardinalesplatoniciennes, qu'il a remplaces par celles-ci : diligentia, obedientia, justitia, humilitas.videmment un mauvais choix. Les Chinois numrent cinq vertus cardinales : la piti, lajustice, la politesse, la science et la sincrit (Journal asiatique, t. IX, p. 62). Samuel Kidd,dans son livre sur la Chine (Londres, 1841, p. 197), les dnomme bienveillance, droiture,convenance, sagesse et sincrit, et commente abondamment chacune. Le christianisme n'apas de vertus cardinales; il n'a que des vertus thologales : foi, amour et esprance.

    1 Krishna Mira, Prabodha-Chamdrodaya, ou la naissance de lide. Drame thologico-philosophique,traduit du sanscrit (en allemand), et accompagn dune prface par Rosenkranz (1842).

    2 Geulinex (Arnold), n Anvers en 1624, mort Leyde on 1669, fut professeur de philosophie et dethologie protestante dans cette dernire ville. Il a publi divers ouvrages crits en latin : Saturnalia,Logica, , sive Ethica, Compendium physicum,Metaphysica vera, Collegium oratorium, etc., dont lesplus remarquables sont posthumes. Geulinex est un philosophe cartsien qui a de la profondeur et del'originalit, mais que la gloire de Spinoza et de Malebranche rejeta dans la pnombre. De nos jours on acommenc lui faire rparation. Le professeur J.-P.-N. Land a donn une dition de ses uvres : Operaphilosophica, La Haye, 1891-1893, 3 vol. (Le trad.)

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    Le point o commencent se sparer les vertus morales et les vices de l'homme, est cetteopposition de notre attitude fondamentale envers les autres, qui prend ou le caractre del'envie, ou celui de la sympathie. Car chaque homme porte en soi ces deux particularitsdiamtralement opposes, vu qu'elles proviennent de l'invitable comparaison de son propretat avec celui des autres; et selon la manire dont le rsultat affecte son caractre individuel,l'une ou l'autre de ces particularits deviendra son attitude fondamentale et la source de saconduite. L'envie, elle, consolide la muraille entre vous et moi; pour la sympathie, cettemuraille devient mince et transparente; parfois mme elle s'croule compltement, cas auqueldisparat la distinction entre moi et ce qui n'est pas moi.

    La bravoure, dont il vient d'tre question, ou, plus exactement, le courage qui rside sabase (car la bravoure est simplement le courage la guerre), mrite d'tre examin de plusprs. Les anciens mettaient le courage au nombre des vertus, la lchet au nombre des vices.Mais cette ide n'est pas d'accord avec le sens moral chrtien, qui incline la bienveillance et la patience, et qui dfend toute inimiti, mme la rsistance; aussi les modernes l'ont-ilsabandonne. Nous devons cependant concder que la lchet ne nous semble pas compatibleavec un noble caractre; il suffit dj pour cela de l'excessif souci de sa propre personne quis'y trahit. Le courage se ramne au fait que l'on affronte volontairement, un moment donn,des maux qui vous menacent, pour viter des maux futurs plus grands; tandis que la lchetfait l'oppos. Le courage est donc le caractre de la patience, qui consiste percevoirclairement qu'il y a de plus grands maux encore que les maux prsents, et qu'on pourrait seles attirer en s'y drobant violemment ou en se dfendant contre eux. Le courage serait doncune sorte de patience, et comme c'est celle-ci qui nous rend capables de privations et desacrifices de tout genre, le courage, grce elle, est au moins apparent aussi la vertu.

    Mais peut-tre se laisse-t-il envisager un point de vue plus lev encore. On pourrait,par exemple, ramener la crainte de la mort l'absence de cette mtaphysique naturelle, parconsquent simplement sentie, en vertu de laquelle l'homme porte en lui la conscience qu'ilexiste aussi bien en tous, et en tout, qu'en sa propre personne, dont la mort doit, pour cetteraison, peu le proccuper. De cette conscience devrait donc natre le courage hroque, de lamme source, logiquement (comme se le rappelleront les lecteurs de mon thique), que lesvertus de justice et d'amour du prochain. Cela s'appelle aborder la chose de haut; cependant iln'est pas facile d'expliquer pourquoi le lchet parait mprisable, tandis que le couragepersonnel parait noble et lev. On ne peut voir, en effet, d'un point de vue plus bas, pourquoiun individu fini, qui est tout pour lui-mme, qui est mme la condition fondamentale de

    l'existence du reste du monde, ne subordonnerait pas toutes les autres choses la conser-vation de son moi . Aussi une explication exclusivement immanente, c'est--dire purementempirique, fonde uniquement sur l'utilit du courage, ne suffirait-elle pas. De l vient peut-tre que Calderon a mis un jour sur le courage une ide sceptique, mais digne d'attention; ilnie sa ralit, et cela par la bouche d'un vieux et sage ministre s'adressant son jeune roi :

    Que aunque el natural temorEn todos obra igualmente,

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    No mostrarle es ser valiente,Y esto es lo que hace el valor 1.

    (La Fille de l'air, 2 partie, 2 journe).

    Au sujet des diffrences mentionnes entre l'estimation du courage comme vertu chez lesanciens et chez les modernes, il faut encore considrer que les anciens entendaient par vertu,virtus, , chaque excellence, chaque qualit louable en elle-mme, morale, intellectuelle,ou simplement corporelle. Mais aprs que le christianisme et montr que la tendancefondamentale de la vie est une tendance morale, on n'entendit plus par le mot vertu que lesqualits morales. En attendant, on trouve le mot avec son sens primitif chez les ancienslatinistes, comme aussi en Italien, ainsi que le prouve la signification bien connue du motvirtuoso. Les matres devraient appeler expressment l'attention des coliers sur cetteextension de l'ide de vertu chez les anciens; autrement, elle pourrait engendrer facilementchez eux une perplexit secrte. A cette fin, je recommande particulirement deux passagesqui nous ont t conservs par Stobe. Le premier, d probablement au pythagoricienMtopos (Florilge, titre I, 64), o est explique la capacit de chaque membre de notre

    corps pour l' ; le second, qui se trouve dans ses glogues physiques et thiques (livreII, chap. VII). On y lit en toutes lettres :

    (Un cordonnier a de la vertu, suivant qu'il confectionne bien sa chaussure.)

    Ceci explique pourquoi il est question, dans l'thique des anciens, de vertus et de vicesqui ne trouvent pas place dans la ntre.

    Comme la place assigne la bravoure parmi les vertus, celle assigne l'avarice parmiles vices est douteuse. Toutefois il ne faut pas confondre celle-ci avec la cupidit, qu'exprimedirectement le mot latin avaritia. Aussi allons-nous examiner une bonne fois le pour et lecontre au sujet de l'avarice, en laissant chacun le soin du jugement final.

    A. - Ce n'est pas l'avarice qui est un vice, mais son contraire, la prodigalit. Elle rsulted'une limitation bestiale au prsent, sur lequel l'avenir, qui n'existe encore qu'en ide, ne peutobtenir aucun pouvoir, et elle repose sur l'illusion de la valeur positive et relle des plaisirs

    sensuels. L'indigence et la misre futures sont en consquence le prix auquel le prodigueachte ces plaisirs vides, fugitifs, souvent mme purement imaginaires, ou repat sa vaine etsotte vanit des courbettes de ses parasites, qui rient de lui derrire son dos, comme del'tonnement de la populace et des envieux de sa magnificence. Pour cette raison l'on doit lefuir, comme on fuit un pestifr, et, ds que l'on a dcouvert son vice, rompre avec lui. Ainsil'on n'aura pas plus tard, quand les consquences se produiront, ou en supporter sa part, ou

    1 Bien que la crainte naturelle agisse galement chez tous les hommes, cest tre vaillant que de ne pas lamontrer, et cest ce qui constitue la bravoure .

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    jouer le rle des amis de Timon d'Athnes. De mme il ne faut pas compter que celui quidissipe imprudemment sa fortune, laissera intacte celle d'autrui, si elle vient lui tomberentre les mains. Sui profusus, alieni appelens1, a trs justement remarqu Salluste (Catilina,chap. V). La prodigalit ne mne donc pas seulement l'appauvrissement, elle mne de plus,par celui-ci, au crime; les criminels des classes leves le sont presque tous devenus par leurprodigalit. Le Koran dit avec raison : Les prodigues sont frres de Satan. (Sura XVII,verset 29). L'avarice, au contraire, a la superfluit dans son cortge; et quand donc celle-cin'est-elle pas souhaitable ? Ce doit tre l un bon vice ayant de bonnes consquences.L'avare, en effet, procde du principe exact que tous les plaisirs n'exercent qu'une actionngative, et que, par suite, une flicit constitue par eux est une chimre; tandis que lesdouleurs sont positives et trs relles. Alors il se refuse ceux-l, pour s'assurer d'autant mieuxcontre celles-ci; le sustine et abstine devient sa maxime. Et comme il sait en outre combiensont inpuisables les possibilits du malheur et innombrables les voies du danger, il prend sesmesures contre eux, afin de s'environner d'une triple muraille protectrice. Qui peut dire o lesprcautions contre les coups de la fortune commencent devenir excessives ? Celui-1 seulqui saurait o finit la malignit de celle-ci. Et mme si les prcautions taient excessives,cette erreur lui nuirait tout au plus lui-mme, et non aux autres. N'aura-t-il jamais besoindes trsors qu'il entasse : dans ce cas, ils profiteront un jour d'autres, que la nature a crsmoins prvoyants. Que jusque-l il soustraie l'argent la circulation, il n'y a pas de mal, carl'argent n'est pas un article de consommation; il reprsente uniquement les biens rels,utilisables; il n'est pas lui-mme un bien. Les ducats ne sont au fond que des jetons compter; ce qui a de la valeur, ce n'est pas eux, mais ce qu'ils reprsentent; et cela, l'avare nepeut le retirer de la circulation. En outre, sa mainmise sur l'argent augmente juste d'autant lavaleur de ce qui reste en circulation. Si, comme on l'affirme, maint avare finit par aimerl'argent directement et pour lui-mme, maint prodigue, cela n'est pas moins certain, aimegalement la dpense et le gaspillage directement pour eux-mmes. L'amiti ou mme lesrapports de parent avec l'avare sont non seulement sans danger, mais dsirables, car ilspeuvent produire de grands avantages. Quoi qu'il en soit, ses proches rcolteront aprs samort les fruits de son abstinence; et de son vivant aussi, dans les ncessits extrmes, on peutesprer quelque chose de lui, en tout cas toujours plus que du prodigue dplum, qui n'a pasle sou et est accabl de dettes. Mas d el duro que et desnudo2, dit un proverbe espagnol. Enconsquence de tout ceci, l'avarice n'est pas un vice.

    B. - Elle est la quintessence des vices. Si les plaisirs physiques dtournent l'homme de lavoie droite, sa nature sensuelle, ce qu'il y a de bestial en lui, en porte la faute. Entran parl'excitation et subjugu par l'impression du moment, il agit sans rflexion. Au contraire,quand, par faiblesse physique ou par suite de la vieillesse, il en est arriv l que les vices,qu'il ne pouvait abandonner, l'abandonnent, son aptitude aux plaisirs sensuels tant morte,alors, s'il tourne l'avarice, l'apptit intellectuel survit l'apptit charnel. L'argent, qui est lereprsentant de tous les biens de ce monde, leur abstraction, devient dsormais le tronc arideauquel se cramponnent ses apptits teints, comme gosme in abstracto. Ils se rgnrent

    1 Prodigue de son argent, convoiteux de celui dautrui .2 Lhomme dur donne plus que lhomme nu .

    http://vices.si/http://vices.si/
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    partir de ce moment dans l'amour du mammon. Le dsir fugitif sensuel s'est transform en unapptit raisonn et calcul de l'argent, qui est, comme son objet, de nature symbolique, et,comme lui, indestructible. C'est l'amour obstin, se survivant en quelque sorte, des jouissan-ces de ce monde, l'inconvertibilit absolue, la joie charnelle sublime et spiritualise, le foyerabstrait auquel viennent aboutir tous les dsirs, et qui est ceux-ci ce que l'ide gnrale est la chose particulire. L'avarice est en consquence le vice de la vieillesse, comme laprodigalit est celui de la jeunesse.

    La disputatio in utramque partem laquelle on vient d'assister nous amne trsnaturellement la morale du juste milieu d'Aristote. La considration suivante lui estencore favorable.

    Toute perfection humaine est apparente un dfaut dans lequel elle menace de tomber;et, l'inverse, chaque dfaut est apparent une perfection. De l rsulte souvent l'erreur quenous commettons au sujet d'un homme : au dbut de la connaissance que nous lions avec lui,nous confondons ses dfauts avec les perfections qui y sont apparentes, ou au rebours. Alorsle prudent nous semble lche, l'conome avare ; ou bien le prodigue, libral; le butor, loyal etsincre; l'impertinent, dou d'une noble confiance en lui-mme, etc.

    Celui qui vit parmi les hommes se sent toujours tent d'admettre que la mchancetmorale et l'incapacit intellectuelle sont troitement unies, puisqu'elles ont une seule et mmeracine. Mais cependant il n'en est pas ainsi, et je l'ai dmontr longuement dans les Suppl-ments auMonde comme volont et comme reprsentation. Cette illusion, qui nat simplementde ce qu'on les trouve souvent ensemble, s'explique par le fait qu'elles apparaissent trsfrquemment toutes deux; en consquence, il leur arrive aisment d'habiter soue le mmetoit. On ne peut nier, cependant, qu'elles ne jouent cache-cache l'une avec l'autre leurcommun avantage ; de l rsulte l'aspect si peu satisfaisant qu'offrent un trop grand nombred'hommes, et le monde va comme il va. La stupidit est spcialement favorable la clairemanifestation de la fausset, de la bassesse et de la mchancet, tandis que l'intelligences'entend mieux les dissimuler. Et que de fois, d'autre part, la perversit du cur empchel'homme d'apercevoir des vrits la hauteur desquelles atteindrait son intelligence !

    Cependant, ne nous surfaisons pas, tous tant que nous sommes. Le plus grand gnie lui-mme est incontestablement limit dans une sphre quelconque de la connaissance, etproclame par l sa parent avec la race humaine essentiellement pervertie et absurde. Chacunporte en soi, au point de vue moral, quelque chose d'absolument mauvais, et mme le meil-

    leur et le plus noble caractre nous surprendra parfois par des traits individuels de bassesse; ilconfesse ainsi en quelque sorte sa parent avec la race humaine, o l'on voit se manifestertous les degrs d'infamie et mme de cruaut. Car c'est prcisment par ce mauvais ct, parce principe du mal qu'il porte en lui-mme, qu'il a d devenir un homme. Et, pour cetteraison, le monde est exactement ce que l'a montr mon fidle miroir.

    Nonobstant tout cela, la diffrence entre les hommes reste incalculablement grande, etbeaucoup reculeraient d'effroi en voyant les autres tels qu'ils sont eux-mmes. Oh ! donnez-

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    nous un Asmode 1 de la moralit, qui rende transparents pour son favori non seulement lestoits et les murailles, mais le voile de dissimulation, de fausset, d'hypocrisie, de grimaces, demensonges et d'illusion tendu sur toutes choses, et lui fasse voir combien peu de vritablehonntet on trouve dans le monde, et combien frquemment, mme l o on le souponne lemoins, derrire tous les extrieurs vertueux, secrtement et au fond le plus recul, lamalhonntet est assise au gouvernail ! C'est de l que viennent les amitis quatre pattes detant d'hommes des meilleurs; car, en vrit, o trouverait-on une consolation contre ladissimulation, la fausset et la ruse infinies de l'espce humaine, s'il n'y avait pas de chiens,dont l'honnte figure peut tre regarde sans mfiance ?

    Notre monde civilis n'est donc en ralit qu'une grande mascarade. On y trouve deschevaliers, des curs, des soldats, des docteurs, des avocats, des prtres, des philosophes, ettout le reste ; mais ils ne sont pas ce qu'ils reprsentent; ils ne sont que des masques souslesquels, en rgle gnrale, se cachent des spculateurs (moneymakers). L'un revt le masquedu droit qu'il a emprunt son avocat, uniquement pour pouvoir fourrer un autre dedans. Unsecond a choisi, dans le mme but, celui du bien publie et du patriotisme ; un troisime, celuide la religion, de la puret de la foi. Beaucoup dj se sont affubls, toutes sortes de fins, dumasque de la philosophie, de la philanthropie, etc. Les femmes ont moins de choix : laplupart emploient le masque de la puret, de la dcence, des occupations domestiques et de lamodestie. Il y a aussi des masques gnraux, sans caractre particulier, comme qui dirait lesdominos que l'on rencontre partout. Parmi eux se rangent la svre intgrit, la politesse, lasympathie sincre et l'amabilit ricaneuse. Sous tous ces masques se cachent, comme nousvenons de le dire, peu prs uniquement des industriels, des commerants et des spcula-teurs. Les marchands constituent sous ce rapport la seule classe honnte. Seuls ils se donnentpour ce qu'ils sont, vont en consquence sans masque, et occupent pour cette raison un rangpeu lev. Il est trs important d'apprendre de bonne heure, ds sa jeunesse, qu'on se trouveau milieu d'une mascarade. Autrement il est beaucoup de choses qu'on ne pourra nicomprendre ni atteindre. On restera devant elles tout perplexe, commencer par l'homme cuiex meliore luto dedit prcordiaTitan2. Parmi ces choses sont la faveur acquise la bassesse;le mpris dont est l'objet l'homme de mrite, mme du plus rare et du plus grand mrite, de lapart de ceux qui cultivent la mme branche que lui ; la haine de la vrit et des grandescapacits, l'ignorance des savants dans leur propre science, et la recherche des produitsartificiels au dtriment des produits vrais. Il faut donc enseigner aux jeunes gens que, danscette mascarade, les pommes sont en cire, les fleurs en soie, les poissons en carton, que toutn'est que farce et plaisanterie; et que de ces deux hommes qu'ils voient si srieusement auxprises ensemble, l'un ne vend que de la fausse marchandise, que l'autre paie avec des jetons compter.

    1 Allusion au Diable boteux de Lesage, que celui-ci a imit du Diablo cozuelo de Luis Perez de Guevara.Cest Lesage seul qui a donn le nom d Asmode son diable. Lauteur espagnol ne nomme jamaiscelui-ci que el Cozuelo . (Le trad.)

    2 Dont le dieu suprme a cr les entrailles du meilleur limon .

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    Mais il y a des considrations plus srieuses exposer et de pires choses dire. L'trehumain est, au fond, un animal sauvage et effroyable. Nous le connaissons seulement domptet apprivois par ce qu'on nomme la civilisation ; voil pourquoi nous nous effrayons desexplosions occasionnelles de sa nature. Mais quand une fois le verrou et la chane de l'ordrelgal sont tombs et que l'anarchie apparat, alors il montre ce qu'il est. Celui qui, mme sanscette occasion, voudrait se renseigner ce sujet, peut se convaincre, par des centaines dercits anciens et modernes, que l'homme ne le cde en cruaut et en impitoyabilit aucuntigre ni aucune hyne. Un exemple de poids pour le temps prsent est fourni par la rponseque fit en 1840 la Socit antiesclavagiste de l'Amrique du Nord la Socit anti-esclavagiste britannique, qui s'tait informe auprs d'elle de la manire dont taient traitsles esclaves dans son pays. Cette rponse a pour titre : Slavery and the internal Slavetrade inthe United States of North-America : being replies to questions transmitted by lte BritishAntislavery-Society to the American Antislavery-Society. Londres,1841, 280 pages. Ce livreconstitue un des actes d'accusation les plus accablants contre l'humanit. Personne ne lerefermera sans horreur, et peu de gens sans verser des larmes. En effet, ce que le lecteur peutavoir jamais entendu dire, ou imagin, ou rv, en fait de duret ou de cruaut humaine, luisemblera insignifiant, s'il lit comment ces dmons face d'hommes, ces coquins bigots quivont l'glise et observent le sabbat, spcialement les calotins anglicans qui se trouventparmi eux, traitent leurs frres noirs innocents, que l'injustice et la violence ont fait tombersous leurs griffes diaboliques. Ce livre, compos de comptes rendus secs, mais authentiqueset documents, rvolte un tel degr tout sentiment humain, qu'on pourrait, le tenant lamain, prcher une croisade en vue de l'assujettissement et du chtiment des tats esclavagis-tes de l'Amrique du. Nord : car ils sont la honte de l'humanit entire. Un autre exempledatant de nos jours - pour beaucoup de gens le pass na plus de valeur- se trouve dans lesVoyages au Prou, de Tschudi (1846), et concerne le traitement inflig aux soldats pruvienspar leurs officiers 1. Mais nous n'avons que faire d'aller chercher des exemples dans leNouveau-Monde, ce revers de la plante. N'a-t-on pas dcouvert en Angleterre, en 1848, quedans un court espace de temps, et cela non pas une fois, mais des centaines de fois, un mari aempoisonn sa femme, ou une femme son mari, ou tous deux leurs enfants, ou torturlentement ceux-ci a mort par la faim ou les mauvais traitements, uniquement pour recevoirdes Socits mortuaires (Burial Clubs) les frais d'enterrement qui leur taient assurs en casde dcs ! A cette fin ils faisaient inscrire un enfant dans plusieurs et jusque dans vingt de cesSocits la fois. On peut voir ce sujet le Times des 20, 22 et 23 septembre 1848, quirclame vivement, pour cette raison seule, la suppression des Socits mortuaires. Ce journalrenouvelle violemment la mme plainte, le 12 dcembre 1853.

    Des rapports de ce genre appartiennent videmment aux pages les plus noires des annalescriminelles de la race humaine. Mais la source de ces faits et de tous les faits analogues n'en

    est pas moins l'essence intime et inne de l'homme, ce dieu (selon la rgle) despanthistes. En chacun rside avant tout un colossal gosme qui franchit le plus facilement

    1 Un exemple de ces tout derniers temps se trouve dans louvrage de Mac Leod, Travels in Eastern Africa,Londres, 1880, 2 vol., qui enregistre la cruaut inoue, froidement calcule, vraiment diabolique, aveclaquelle les Portugais traitent leurs esclaves dans le Mozambique.

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    du monde les bornes du droit; c'est ce que nous enseigne, en petit, la vie quotidienne, et, engrand, chaque page de l'histoire. La ncessit reconnue de l'quilibre europen, si anxieuse-ment surveill, ne rvle-t-elle pas par elle seule que l'homme est une bte de proie qui, dsqu'elle voit sa porte un animal plus faible, l'assaille infailliblement ? Et n'obtenons-nouspas chaque jour en petit la confirmation de ce fait ?

    Mais l'gosme illimit de notre nature s'associe encore, en proportions plus ou moinsfortes, dans chaque cur humain, une provision de haine, de colre, d'envie, de fiel et demchancet, amasse comme le poison dans la glande de la dent du serpent, et qui n'attendque l'occasion de se donner carrire, pour tempter et faire rage ensuite comme un dmondchan. Si l'opportunit srieuse fait dfaut, elle finira par mettre profit l'occasion la plusmince, que son imagination grossit :

    Quantulacunque adeo est occasio, sufficit ir1.(Juvnal, Satire XIII, vers 183).

    et elle poussera ensuite les choses aussi loin qu'elle le pourra et l'osera. Nous leconstatons dans la vie quotidienne, o l'on dsigne ces ruptions sous cette expression : dverser sa bile sur quelque chose . On a aussi remarqu que quand ces ruptions nerencontrent pas de rsistance, le sujet s'en trouve ensuite dcidment mieux. Aristote a dj

    observ que la colre n'est pas sans jouissance: (Rhtorique, livre I,chap. XI; livre II, chap. II), et il cite cet appui un passage d'Homre, qui dclare la colre

    plus douce que le miel2

    . Mais ce n'est pas seulement la colre, c'est aussi la haine, qui estpar rapport elle ce qu'est une maladie chronique une maladie aigu, qu'on se livrerellement con amore :

    Now hatred is by far the longest pleasure :Men love in haste, but they detest at leisure 3.

    (Byron,Don Juan, chant XIII, strophe VI).

    Gobineau 1, dans son livre sur lesRaces humaines, a nomm l'homme l'animal mchantpar excellence 2 , jugement qui soulve des protestations, parce qu'on se sent atteint par lui;

    1 Si mince que soit loccasion, elle suffit la colre .2 Ce passage se trouve dans les deux vers suivants de lIliade (chant XVIII, 109-110) :

    Qui, plus douce encore que le miel, qui coule avec limpidit, se gonfle dans la poitrine des hommescomme une vapeur. (Le trad.)

    3 La haine est de beaucoup le plaisir le plus durable. Les hommes aiment rapidement, mais ils dtestentlonguement .

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    il a nanmoins raison. L'homme est en effet l'unique animal qui inflige des douleurs auxautres sans but dtermin. Les autres animaux ne le font jamais que pour apaiser leur faim,ou dans l'ardeur de la lutte. On rpte toujours que le tigre tue plus qu'il ne mange ; il n'gor-ge toutefois qu'avec l'intention de se repatre, et c'est le cas de dire, en employant l'expressionfranaise, que ses yeux sont plus grands que son estomac 3 . Aucun animal ne tortureuniquement pour torturer; mais l'homme le fait, et ceci constitue le caractre diabolique,infiniment pire que le caractre simplement bestial. Il a dj t question de la chose engrand; elle n'est pas moins vidente en petit, comme chacun a l'occasion quotidienne de l'ob-server. Par exemple, deux jeunes chiens jouent ensemble, - spectacle pacifique et charmant.Un enfant de trois quatre ans arrive, et ne manque gure de les frapper aussitt de son fouetou de son bton, montrant ainsi qu'il est dj l'animal mchant par excellence . Les sifrquentes taquineries sans but et les mauvaises plaisanteries dcoulent aussi de cette source.Vient-on, je suppose, exprimer son mcontentement au sujet d'un drangement ou de toutautre petit dsagrment, il ne manquera pas de gens qui vous les imposeront uniquement pourcette raison : animal mchant par excellence ! Ceci est tellement certain, qu'on doit se garderde manifester son dplaisir de petits ennuis; et mme, l'inverse, sa satisfaction de petiteschoses. Dans ce dernier cas, les gens feront comme ce gelier qui, ayant dcouvert que sonprisonnier tait parvenu, avec beaucoup de peine, apprivoiser une araigne et y trouvait ungrand plaisir, l'crasa sur-le-champ : animal mchant par excellence ! Voil pourquoi tous lesanimaux craignent instinctivement l'aspect et mme la trace de l'homme, - de l'animalmchant par excellence . En cela l'instinct ne les trompe pas : l'homme seul, en effet, fait lachasse la proie qui ne lui est ni utile ni nuisible.

    Il y a rellement dans le cur de chacun de nous une bte sauvage qui n'attend quel'occasion de se dchaner, dsireuse qu'elle est de faire du mal aux autres, et, si ceux-ci luibarrent la route, de les anantir.

    C'est de l que nat tout le plaisir du combat et de la guerre; et c'est cet instinct que l'intel-ligence, sa gardienne particulire, a charge constante de dompter et de maintenir en quelquemesure dans les bornes. On peut l'appeler le mal radical, dfinition dont se contenteront ceux

    1 Le comte de Gobineau (Joseph-Arthur), n Ville-dAvray (dautres disent Bordeaux) en 1816, entra en1849 au miinistre des Affaires trangres, et fut successivement secrtaire dambassade Berne, Hanovre, Francfort, ministre en Perse de 1802 1864, en Grce de 1864 1868, au Brsil, puis en Sude,de 1872 1877. Aprs sa mise la retraite, il stablit Rome, et mourrut en 1882 Turin. Le comte deGobineau a beaucoup crit, et ses ouvrages sont en gnral remarquables : ils embrassent les genres les plusdivers, depuis ltude des caractres cuniformes et lhistoire des civilisations jusquau roman et la posie.

    Son livre le plus important est lEssai su lingalit des races humaines (1853): cest la base de tous lestravaux de lauteur, et la thorie qui en fait le fond celle de lanthropologie des diverses nationalit seretrouve jusque dans son grand pome dAmadis; cest en mme temps le point de dpart de la nouvellecole ethnologique. Il est intressant de constater que les Allemands se sont de bonne heure occups destravaux du comte de Gobineau, et alors quaujourdhui encore il nest gure connu en France que desrudits, quils lui consacrent des tudes srieuses et traduisent ses uvres jusque dans des collectionspopulaires trs bon march. Il y a videmment une affinit entre certaines ides de ce publiciste distinguet quelques-unes des ides actuellement lordre du jour chez nos voisins doutre-Rhin. (Le trad.)

    2 En franais dans le texte.3 galement en franais.

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    pour qui un mot remplace une explication. Mais je dis : c'est la volont de vivre qui, toujoursde plus en plus aigrie par les douleurs perptuelles de l'existence, cherche allger sa proprepeine en infligeant des peines aux autres. De cette faon, la volont de vivre se dveloppepeu peu en mchancets et en cruaut vritables. On peut aussi remarquer ici que, de mmeque la matire, selon Kant, n'existe que par l'antagonisme de la force expansive et contrac-tive, ainsi la socit humaine n'existe que par l'antagonisme de la haine, de la colre ou de lapeur. La laideur de notre nature ferait en effet peut-tre un jour de chacun de nous unmeurtrier, s'il ne s'y mlait pas une forte dose de peur, qui la maintient dans les bornes; etcette peur seule, son tout, nous rendrait l'objet de la moquerie et le jouet de chaque enfant,si notre colre n'tait pas l toute prte surgir et faire bonne garde.

    Mais le plus dplorable trait de la nature humaine reste le plaisir de nuire, troitementapparent la cruaut, et qui ne se distingue en ralit de celle-ci que comme la thorie de lapratique. Il apparat gnralement l o la sympathie devrait trouver sa place, la sympathiequi, son oppose, est la vritable source de toute vraie justice et de l'amour du prochain. Dansun autre sens, l'envie est oppose la sympathie, en ce qu'elle est provoque par l'occasioninverse. Son opposition la sympathie repose donc directement sur l'occasion, et se mani-feste aussi dans le sentiment comme une consquence de celle-ci. L'envie, quoique condam-nable, est donc susceptible d'excuse, et est minemment humaine; tandis que le plaisir denuire est diabolique, et que sa moquerie est le rire de l'enfer. Il apparat, nous l'avons dit,justement l o la sympathie devrait apparatre; tandis que l'envie napparat que l o il n'y apas de motif pour celle-ci, et o ce serait plutt le contraire. C'est ce dernier titre qu'elle natdans le cur humain, et constitue donc encore un sentiment humain; je crains mme quepersonne nen soit compltement exempt. Que l'homme, en effet, devant la fortune et lesjoies des autres, sente d'autant plus amrement ses propres besoins, cela est naturel, et mmeinvitable; seulement, cette situation ne devrait pas exciter sa haine contre l'homme plusfortun; et c'est prcisment en ceci que consiste l'envie proprement dite. En tout cas, ce quidevrait le moins la provoquer, ce sont les dons de nature, qu'il ne faut pas confondre avecceux dus au hasard ou la faveur d'autrui.

    Toute chose inne repose sur une base mtaphysique, c'est--dire a une justificationd'espce suprieure et existe en quelque sorte par la grce de Dieu. Malheureusement, l'envieagit tout au rebours. Elle pardonne le moins les avantages personnels, et l'intelligence, mmele gnie, doivent en consquence implorer d'abord le pardon du monde, quand ils ne sont pasen situation de pouvoir mpriser firement et hardiment celui-ci. Quand, notamment, l'envieest excite seulement par la richesse, le rang ou la puissance, elle est souvent encore attnue

    par l'gosme. Celui-ci se rend compte qu'on peut esprer de la personne envie, le caschant, secours, plaisir, assistance, protection, avancement, etc., ou que tout au moins, en lafrquentant, un reflet de sa splendeur peut l'honorer lui-mme; et l'on a toujours l'espoird'acqurir soi-mme un jour tous ces biens. Au contraire, pour l'envie qui s'en prend aux donsnaturels et aux avantages personnels, tels que la beaut chez les femmes, l'intelligence chezles hommes, il n'y a aucune consolation de cette espce ni d'esprance de l'autre; il ne luireste qu' har amrement et implacablement les tres ainsi privilgis. Son seul dsir estdonc d'exercer une vengeance sur son objet. Mais ici sa malheureuse situation fait que tous

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    ses coups tombent sans force, ds qu'il apparat qu'ils sont venus d'elle. Aussi se cache-t-ellenon moins soigneusement que les pchs charnels secrets, et invente-t-elle l'infini des ruses,des piges et des artifices, de faon se dissimuler et atteindre son objet sans tre vue.L'envie ignorera de l'air le plus innocent du monde, par exemple, les mrites qui remplissentde rage son cur, elle ne les verra pas, ne les connatra pas, ne les aura jamais re marqus nin'aura entendu parler d'eux, et se montrera ainsi passe matresse en dissimulation. Avec unemalice raffine, elle ngligera comme absolument insignifiant l'homme dont les brillantesqualits torturent son cur, ne s'apercevra pas qu'il existe , l'oubliera compltement. Elles'efforcera aussi avant tout, par des machinations secrtes, d'enlever ces mrites touteoccasion de se montrer et de se faire connatre. Elle lancera ensuite sur eux, du fond del'ombre, blme, moquerie, raillerie et calomnie, semblable en cela au crapaud qui jacule sonvenin hors d'un trou. Elle n'en louera pas moins avec enthousiasme des hommes insignifiants,ou des productions mdiocres, mme mauvaises, dans la mme branche de travaux. Bref, elledevient un prote en stratagmes, de manire blesser sans se faire voir. Mais quoi toutcela sert-il ? L'il exerc ne la reconnat pas moins. Elle se trahit dj par sa crainte et safuite devant son objet, objet qui reste d'autant plus isol qu'il est plus brillant : voil pourquoiles jolies filles n'ont pas d'amies. Elle se trahit par sa haine sans raison, qui la moindreoccasion, souvent mme purement imaginaire, clate en formidable explosion. Quelquetendue d'ailleurs que soit sa famille, on la reconnat l'loge universel de la modestie, cetteruse vertu invente au profit de la plate banalit, qui nanmoins, par la ncessit qui lapousse pargner la mdiocrit, la met prcisment en lumire. Il ne peut assurment y avoirrien de plus flatteur pour notre amour-propre et notre orgueil que la vue de l'envie au guetdans sa cachette et prparant ses machinations; il ne faut toutefois jamais oublier qu'elle estconstamment accompagne par la haine, et l'on doit se garder de laisser l'envieux devenir unfaux ami. La dcouverte de l'envie est donc d'importance pour notre scurit. On doit enconsquence l'tudier, pour venter ses piges, car on la trouve partout, elle va toujoursincognito, ou, comme le crapaud venimeux, pie dans les trous sombres. Elle ne mrite nigards ni piti, et il faut lui appliquer cette rgle :

    Tu n'apaiseras jamais l'envie;Tu peux donc t'en moquer ton aise.

    Ton bonheur et ta gloire sont pour elle une souffrance;Tu peut ainsi te repatre de son tourment 1.

    Si, comme nous l'avons fait ici, on envisage la mchancet humaine en inclinant s'eneffrayer, on doit ensuite jeter les yeux sur la misre de l'existence humaine, puis les reporterde nouveau sur la mchancet en question, si cette misre vous effraye. Alors on trouveraqu'elles se font l'une l'autre quilibre, et l'on deviendra conscient de l'ternelle justice, enremarquant que le monde lui-mme est son propre tribunal, et en commenant comprendre

    1 Den Neld wirst nimmer du vershnen :So magst du ihn geirost verhhnen.Dein Glck, Hein Ruhm ist ihm ein Leiden :Magst drum an seiner Qual dich weiden.

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    pourquoi tout ce qui vit doit expier son existence, d'abord par la vie, puis par la mort. Lemalum pn apparat d'accord avec le matum culp. De ce mme point de vue se dissipe

    aussi notre indignation pour l'incapacit intellectuelle du plus grand nombre, qui nousdgote si frquemment dans l'existence. Ainsi miseria humana, nequitia humana et stultitiahumana se rpondent parfaitement dans ce sansara1 des bouddhistes, et sont de la mmegrandeur. Mais si nous examinons l'une part et la mesurons spcialement, elle semble alorsdpasser les deux autres sous ce rapport. Ce n'est pourtant l qu'une illusion et une simpleconsquence de leur dimension colossale.

    Chaque chose proclame ce sansara; mais, plus que chaque chose, le monde humain, danslequel, moralement, mchancet et bassesse, intellectuellement, incapacit et btise, domi-nent en une mesure effrayante. Cependant il se manifeste en lui, quoique trs sporadique-ment, mais d'une faon constante, qui nous tonne toujours, des phnomnes d'quit, de

    bont, de noblesse d'me, comme aussi de grande intelligence, d'esprit qui pense, mme degnie. Ceux-cl ne disparaissent jamais compltement. Ils luisent devant nous comme despoints isols qui brillent hors de la grande masse sombre. Nous devons les prendre commeune assurance qu'il y a dans ce sansara un bon principe sauveur qui peut arriver semanifester, en emplissant et en affranchissant l'ensemble.

    Les lecteurs de mon thique savent que le fondement de la morale repose finalementpour moi sur la vrit qui a son expression dans le Vda et Vdanta, conformment la for-mule mystique tablie : Tallwam asi (c'est toi-mme), qui est prononce en se rfrant chaque chose vivante, homme ou animal, et qui est alors dnomme la mahavakya, la grandeparole.

    On peut en ralit regarder les actes conformes celle-ci, par exemple la bienfaisance,comme le commencement du mysticisme. Chaque acte de bienfaisance pratiqu par un motifpur proclame que celui qui le pratique est en contradiction directe avec le monde phnomnaldans lequel un autre individu est entirement spar de lui-mme, et se reconnat identique celui-ci. Tout acte de bienfaisance compltement dsintress est cependant une action mys-trieuse, un mystre; aussi a-t-il fallu, pour l'expliquer, recourir toutes sortes de fictions.Aprs que Kant eut retir au thisme tous ses autres supports, il lui laissa simplement celui-ci, savoir qu'il donnait la meilleure explication de ces actes mystrieux et de tous ceux quileur ressemblent. Il admettait en consquence le thisme comme une hypothse thorique-ment non dmontrable, mais valable au point de vue pratique. Que Kant ait t d'ailleurs encela tout fait srieux, j'en doute. En effet, tayer la morale sur le thisme, c'est la ramener l'gosme. Cependant les Anglais, comme chez nous aussi les plus basses classes sociales, nevoient pas la possibilit d'un autre fondement.

    1 Le sansara, cest le tourbillon vital, le mouvement toujours renouvel qui, pendant les ternits, roule lme travers des angoisses et des douleurs sans nombre, auxquelles elle aspire impatiemment chapper.

    (Le trad.)

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    Ce fait de reconnatre sa propre et vritable essence dans un autre individu qui semanifeste objectivement, apparat avec une beaut toute particulire dans les cas o un trehumain, vou invitablement la mort, se dvoue avec un soin anxieux et un zle actif aubien et au salut des autres. On connat l'histoire de cette servante qui, mordue la nuit, dans lacour d'une ferme, par un chien enrag, et se sentant perdue, empoigne le chien et le tranedans l'curie, qu'elle referme, pour empcher qu'il ne fasse d'autres victimes. De mme cetpisode qui a eu Naples pour thtre, et que Tischbein 1 a perptu dans une de sesaquarelles. Fuyant devant la lave qui envahit rapidement la mer, un fils porte son vieux presur ses paules; mais quand une troite bande de terre spare seulement encore l'un de l'autreles deux lments destructeurs, le pre dit son fils de le laisser l, et de se sauver encourant; sans quoi tous deux seraient perdus. Le fils obit, et jette, en s'loignant, un dernierregard d'adieu son pre. C'est la scne du tableau. De la mme nature est le fait historiqueque Walter Scott dcrit, avec sa matrise habituelle, dans le Cur de Midlothian2, chap. II.Deux dlinquants ont t condamns mort, et celui qui, par sa maladresse, a amen lacapture de l'autre, le dlivre heureusement, dans l'glise o vient d'tre prononc le sermonfunbre, en tenant vigoureusement en respect la garde, tandis qu'il ne fait pas la moindretentative pour chapper lui-mme. Citons galement ici, quoiqu'elle puisse tre dsagrableau lecteur occidental, la scne souvent reproduite par la gravure, o un soldat dj genouxpour tre fusill, cherche loigner de lui, en agitant vivement son mouchoir, son chien quiveut le rejoindre. Dans tous les cas de cette espce, nous voyons un individu, approchantavec une complte certitude de sa fin personnelle, oublier son propre salut pour s'appliquertout entier celui d'un autre. La conscience pourrait-elle s'exprimer plus clairement, pourtmoigner que cette fin est seulement celle d'un phnomne, et est elle-mme un phnomne,tandis que la vritable essence de l'tre qui finit demeure intacte, se perptue dans l'autre, enlequel le premier est en train de la reconnatre si nettement, comme le dmontre son action ?S'il n'en tait pas ainsi, si nous avions devant nous un tre qui va vritablement prir, celui-cipourrait-il, en effet, par le dploiement de ses dernires forces, tmoigner un aussi intenseintrt pour le bonheur et la continuation d'un autre ?

    Il y a en ralit deux manires opposes de devenir conscient de sa propre existence. Lapremire, en intuition empirique, se dployant de l'intrieur, comme un tre infiniment petitdans un monde illimit sous le rapport du temps et de l'espace; comme un seul tre parmi lesmille millions d'tres humains qui courent en tous sens sur ce globe terrestre, pour trs peu detemps, en se renouvelant tous les trente ans. La seconde, en s'enfonant dans son propreintrieur et en devenant conscient d'tre tout en tout et vritablement le seul tre rel qui se

    1

    L'histoire de la peinture allemande enregistre le nom de cinq Tischbein, les deux oncles et les trois neveux.Celui dont il s'agit ici, Wilhelm, n Hayna en 1751, mort Eutin en 1829, est le plus connu. On l'appelle le Napolitain , parce qu'il habita longtemps Naples. Elve de Raphal Mengs, il s'leva peu peu de lapure vlrtnosit de son matre a l'art classique proprement dit, et finit mme par aller jusqu'au ralisme. Sontableau le plus clbre est Gthe sur les ruines de Rome, qui se trouve linstitut artistique de Stdel, Francfort, et que la gravure a rendu si populaire. Wilhelm Tischbein fut jusqu' sa mort l'ami intime del'auteur de Faust, qui parle plus d'une fois de lui.

    2 Midlothian tait le nom de la vieille prison d'Edimbourg, dmolie en 18l7. C'est l'anne suivante que WalterScott publia le roman trs dramatique que lui avait inspir la disparition de l'antique gele cossaise, ostaient drouls tant d'vnements tragiques. L'action se passe on 1736. (Le trad.)

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    voit une fois encore dans l'autre qui lui est donn du dehors, comme dans un miroir. Or, quele premier mode de connaissance embrasse seulement le phnomne opr par le principiumindividuationis, mais que le second soit une conscience immdiate de soi-mme comme de lachose en soi, c'est l une doctrine dans laquelle, pour la premire partie, j'ai Kant avec moi,et, dans les deux, le Vda. La sim