Formes de Vie Des Jeux de Langage à La

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  • 7/24/2019 Formes de Vie Des Jeux de Langage La

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    Formes de vie : des jeux de langage la

    phnomnologie des cultures

    Jacques Fontanille

    Universit de Limoges, Centre de Recherches Smiotiques (CeReS)Institut Universitaire de [email protected]

    ABSTRACT:Science du sens et du questionnement, la smiotique propose desmthodes pour interroger le sens des pratiques sociales et des productionsculturelles humaines. Elle est donc en mesure dapprhender sous quellesformes et avec quels effets smiotiques les choix technologiques, politiques etde modle social transforment nos cultures conues comme des totalitsporteuses de sens et comme des foyers didentit pour chacun de nous. Il nousfaut pour cela proposer un niveau de questionnement adquat et de portesuffisante, un plan dimmanence qui soit appropri la nature et au niveaudes problmes traiter. Ce plan dimmanence sera celui desformes de vie,dfinies en premire approche comme des ensembles signifiants composites etcohrents qui sontles constituants immdiats des cultures. Les formes de vie sontelles-mmes composes de textes, de signes, dobjets et de pratiques ; ellesportent des valeurs et des principes directeurs. Elles disent et dterminent lesens de la vie que nous menons et des conduites que nous adoptons ; elles nousprocurent des identits et des raisons dexister et dagir en ce monde.Lobjectif de cette rflexion en cours est donc de redfinir les formes de viecomme le plan dimmanence principal dune smiotique des cultures, pourrendre compte la fois de leur cohrence, de leurs dformations et de leurstransformations. Aprs un examen de la conception des formes de vie chezWittgenstein, cette tude proposera une reconfiguration conceptuelle, enpassant notamment par la prise en considration de la dimensionphnomnologique, sensible et subjective des formes de vie culturelles.Elle proposera dabord une dfinition de leur cohrence syntagmatique(fonde sur le principe de persvrance ), ainsi que de leur congruence

    paradigmatique (fonde sur le principe de slection et pondrationaxiologiques congruentes ). Elle montrera que la qute du sens de la vie dansles formes de vie a pour origine lexprience sensible de leur imperfection ,et elle aboutira la caractrisation des tats dme lmentaires issus decette exprience, et sur lesquels reposent les formes de vie humaines.

    Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy

    Vol. 3, n. 1 (2015)ISSN 2281-9177

    mailto:[email protected]:[email protected]
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    1. Introduction

    Science du sens et du questionnement, la smiotique peut se reconnatreaujourdhui, avec la plupart des autres sciences humaines et sociales, commelune des sciences susceptibles de rendre compte des cultures en particulier etde la culture en gnral : elle propose en effet un cadre thorique et desmthodes pour interroger le sens des pratiques sociales et des productionsculturelles humaines. Elle est donc en mesure den dire et den questionner lesens, et dapprhender sous quelles formes et avec quels effets smiotiques leschoix technologiques, politiques et de modle social transforment nos culturesconues comme des totalits porteuses de sens et des foyers didentit pourchacun de nous. Il nous revient donc de proposer un niveau dequestionnement adquat et de porte suffisante, un plan dimmanence quisoit appropri la nature et au niveau des problmes traiter.Ce plan dimmanence sera celui desformes de vie, dfinies en premireapproche comme des ensembles signifiants composites et cohrents qui sontles constituants immdiats des cultures. Les formes de vie sont elles-mmescomposes de textes, de signes, dobjets et de pratiques ; elles portent desvaleurs et des principes directeurs. Elles disent et dterminent le sens de la vieque nous menons et des conduites que nous adoptons ; elles nous procurentdes identits et des raisons dexister et dagir en ce monde.Mais lesformes de vie, du point de vue de lhistoire des ides, appartiennent

    au champ des sciences du langage : tout dabord la philosophie du langage,avec Wittgenstein, ensuite la thorie smiotique de la praxis nonciative, avecGreimas. Cette notion na t ni labore dans le champ des sciences de laculture, ni conue pour apprhender les cultures et rendre compte de leurstransformations. Paralllement, les smiotiques de la culture, du moins cellesqui saffichent telles (notamment au sein de lEcole de Tartu-Moscou), ne fontaucune rfrence cette notion, et ne semblent pas en avoir lusage.Lobjectif de cette rflexion en cours est donc de redfinir les formes de viecomme des constituants des cultures, et mme comme le plan dimmanenceprincipal et ncessaire pour rendre compte la fois de leur cohrence, de leurs

    dformations et de leurs transformations. Lune des phases essentielles de cettereconfiguration conceptuelle passe notamment par la prise en considration dela dimension phnomnologique, sensible et subjective des formes de vieculturelles.

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    2. De la smiotique du vivant aux formes de vie

    2.1 Les formes de vie en tant que langages

    La notion de forme de vie sinscrit explicitement et fermement dans lafiliation de la thorie du langage et, plus prcisment de ses dveloppementspragmatiques. Mais on verra que son laboration smiotique lui confregalement une dimension phnomnologique. Les formes de vie sont desorganisations smiotiques (des langages ) caractristiques des identitsculturelles, individuelles et collectives, et ce titre elles ne peuvent treconues en dehors dune reprsentation hirarchise des plans danalysesmiotiques des cultures, en relation notamment avec les signes, les objets, lestextes ou les pratiques.Chez Wittgenstein, qui est en quelque sorte linventeur de cette notion, danslesInvestigations philosophiques, laforme de vieest dj le niveau ultime de sapropre stratification des plans danalyse des langages, et qui part desexpressions (les noncs), continue avec leurs usages, puis avec les jeux delangage, et aboutit aux formes de vie. A lintrieur de cette hirarchie des plansdanalyse, le contrle intentionnel du sens des expressions serait assur paruneprocdure implicite de condensation et d'expansion, qui permet de passer desfigures locales aux formes de vie plus gnrales qui les englobent et qui leurdonnent sens : telle expression signifie , en expansion, telle forme de vie ;

    inversement, telle forme de vie est manifeste, en condensation, par telleexpression.Si lon sen tient cette perspective pragmatique, la hirarchie des plansdanalyse propose par Wittgenstein pourrait tre assimile une thorie delnonciationcomprenant des conditions pratiques delinterprtation des noncs.Les diffrents plans danalyse ne sont jamais considrs chez lui commeautonomes, et susceptibles de dtre analyss pour eux-mmes : linterprtationtraverse des niveaux, en condensation et en expansion, sans pouvoir sarrtersur chacun deux. En dautres termes, cette fois emprunts Hjelmslev, ladistinction entre les plans danalyse de Wittgenstein ne provoque pas de

    discontinuit dans lanalyse elle-mme, et elle semble mme conue pourpouvoir y dployer une analyse continue, sur un plan dimmanence homogne.Ce sont les limites de lapproche pragmatique.Iuri Lotman, dans laSmiosphre1, tudie lui aussi, sans le formuler ainsi, desformes de vie, qui pourraient tre considrs comme les constituantsimmdiats de la smiosphre. Mais il les traite toutes explicitement comme des

    1 LOTMAN1966; LOTMAN1999.

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    textes : quil sagisse dun pome de Pouchkine, dun roman de

    Dostoewski, de la vie dune princesse russe, de lorganisation urbaine et delhistoire de Saint-Ptersbourg, des comportements collectifs des dcembristesou des jeunes officiers aristocrates, tout est texte. Lotman pratiqueapparemment une analyse discontinue, puisque ses objets danalyse, ladiffrence de Wittgestein, sont bien des objets autonomes pouvant faire lobjetdapproches distinctes. Mais pourtant, son analyse est sur le principe continue , puisque tous les objets en question ont le mme statut etappartiennent au mme plan dimmanence, celui de la smiosphre.En revanche, lapproche smiotique doit pouvoir la fois caractriser chacundes plans danalyse comme une smiotique-objet part entire, et rendre

    compte des procdures dintgration entre chacun des plans. Cest la raisonpour laquelle nous avons propos dans Pratiques Smiotiques2unerorganisation des plans dimmanence, fond sur les diffrentes morphologiesde lexpression des smiotiques-objets, depuis les signes lmentairesjusquaux formes de vie, en passant par les textes, les objets, les pratiques et lesstratgies. Dans les limites de chacun de ces niveaux, lanalyse est continue,mais dun niveau lautre, elle est discontinue : lanalyste reconnat en sommequil a chang de plan dimmanence au fait quil doit rajuster les procduresdanalyse aux nouvelles proprits quil observe et dont il doit rendre compte.Les formes de vie constituent lun de ces plans dimmanence, et elles peuvent

    donc faire lobjet dune analyse en propre. Situes sur le dernier plandimmanence des cultures, elles peuvent intgrer3tous les niveaux infrieurs :cest pourquoi les formes de vie contiennent ainsi des signes, des textes et desimages, des objets, des pratiques et des stratgies.

    2.2 La vie peut-elle avoir une forme smiotique ?

    Les formes de vie occupent toujours le dernier niveau, elles sont les constituants immdiats des cultures, comme on peut dire que tel ou telsyntagme est un constituant immdiat de la phrase. La question se pose dela possibilit de considrer ce qui a trait la vie comme une smiotique-

    objet, mais aussi de rendre compte de ses relations avec la culture (ou dans

    2 FONTANILLE2008, premier chapitre.3 La notion dintgration, emprunte Benveniste (BENVENISTE1966, 125-7), prsuppose lefait que dun niveau lautre lanalyse est discontinue, mais implique galement que desprocdures spcifiques (celles de lintgration, ascendante ou descendante dans leparcours en question) permettent de projeter plusieurs smiotiques-objets sur un seulplan dimmanence, la suite de quoi elles sont susceptibles de recevoir une analysecontinue.

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    les termes de Lotman, avec la smiosphre ). Se pose galement du statut

    des formes quasi-smiotiques reprables en dehors du champ culturel,notamment de ce que lon appelle mtaphoriquement la bio-smiotique .DansRecherches philosophiques, Wittgenstein dfinit les formes de vie comme reprsentation et interprtation dun jeu de langage : Et sereprsenterun

    langageveut direse reprsenter une forme de vie 4. Lassimilation entre langage et forme de vie , est place sous le contrle dunereprsentation,autrement dit un niveau dapprhension qui est dj le langage organis dansune description et saisi en tant que systme conceptuel. Lexpression veutdire , en outre, implique une reformulation interprtative, qui ne peut serduire une simple quivalence : se reprsenter une forme de vie est donc

    une interprtation de se reprsenter un langage . Dans la stratification desniveaux danalyse adopte par Wittgenstein, les formes de vie occupent bien ledernier niveau, ce qui devrait permettre de comprendre sa position comme :endernire analyse, lultime cadre de reprsentation dun langage est une forme de vie.Pour Wittgenstein, cet ultime cadre de reprsentation mtalinguistique nesemble pas soumis aux variations culturelles, car ce serait mme lui quirendrait traductibles et comprhensibles les jeux de langage qui adviennentdans les diffrentes langues et les diffrentes cultures ; les formes de viesubsumeraient et neutraliseraient donc les diffrences culturelles :

    Imagine que tu arrives en qualit dexplorateur dans un pays inconnudont la langue test compltement trangre. Dans quelles circonstancesdirais-tu que les gens de ce pays donnent des ordres, quils lescomprennent, quils leur obissent, quils se rebellent contre eux, etc. ?La manire dagir commune aux hommes est le systme de rfrence aumoyen duquel nous interprtons une langue qui nous est trangre.5

    Cette capacit dpasser les diffrences culturelles sexplique alors de cettemanire :

    On peut simaginer un animal en colre, craintif, triste, joyeux, effray.Mais un animal qui espre ? [] Seul peut esprer celui qui sait parler.

    Seul le peut celui qui matrise lemploi dun langage. Ce qui veut direque les manifestations de lespoir sont des modifications de cette formede vie complexe6.

    Pour Wittgenstein, pour pouvoir parler utilement des formes de vie , il faut

    4 WITTGENSTEIN2004, 19. Les italiques dans la citation sont de notre fait.5 WITTGENSTEIN2004, 206.6 WITTGENSTEIN2004, 247.

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    donc tre en mesure de distinguer, littralement, les manires dagir

    commune aux hommes de toutes les manires dagir des tres vivants engnral. On comprend alors que le niveau de diffrenciation auquel se placeWittgenstein est beaucoup plus gnral que celui des cultures au sens o lonentend ce terme dans la smiotique des cultures : il y a des formes de vie partout o il y a du vivant, mais il ny en a quun seul type qui puisse trecaractris comme forme de viehumaine. Les formes de vie humaines ont cecide particulier quelles comprennent des jeux de langage (actes de langage, tatspassionnels, types dinteractions, etc.) qui les diffrencient de toutes les autres.Le niveau de questionnement choisi par Wittgenstein est donc le mme quecelui dEco quand il soutient par exemple, dans plusieurs de ses nombreux

    crits, quun systme de signes ou de signification ne peut tre caractriscomme smiotique (cest--dire comme participant de la significationhumaine) que sil est en mesure de mentir (les phromones des fourmis nementent pas !). Cest aussi ce mme niveau de questionnement que lon peutsinterroger sur le statut smiotique des alphabets des codes gntiques, ousur les modalits de la communication biologique, notamment inter etintracellulaire. Pour Wittgenstein, la ligne de partage semble claire : les formesde vie humaines sont les seules qui subsument une hirarchie de plansdanalyse comprenant des jeux de langage et des expressions linguistiques ; etce sont les seules qui sont susceptibles dengendrer des croyances et des

    configurations passionnelles

    7

    .

    2.3 Donner forme & donner vie

    Revenant la distinction entre jeux de langage et formes de vie, on peut alorsprciser sous quelles conditions le sens humain des formes de vie peutapparatre :

    A lintrieur de la catgorie gnrale du vivre (indiffrenci), lasous-catgorie du vivre avec ou vivre ensemble , est la seule olon peut concevoir que se dveloppent des activits ayant trait au

    langage. Vivre avec est une macro-exprience qui peut tre analyse enexpriences composantes : cest la substance des formes de vie

    7 Pour sa part, Wittgestein, opte notamment, comme A. J. Greimas, pour un principe de vridiction : Cest ce que les hommesdisentqui est vrai et faux ; et cest dans lelangageque les hommes saccordent. Cet accord nest pas un consensus dopinion, maisde forme de vie. (WITTGENSTEIN2004, 241.)

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    humaines. Le sens humain de cette macro-exprience et de ses expriencescomposantes leur est procur par un certain nombre de propritsmodales, axiologiques, passionnelles et thiques.

    Pour nous, la macro-exprience est uneforme de vie, et les diffrentesexpriences composantes, sont despratiques smiotiques.

    La question se pose alors de savoir si les expriences en questionprsentent dj des proprits smiotiques (substantielles) identifiables, avantmme la reconnaissance de leur sens humain. Si on imagine par exemple ungroupe danimaux qui changent des bruits, des mouvements de la tte ou de

    tout autre partie du corps, qui synchronisent des postures et des micro-dplacements les uns par rapports aux autres, selon un certain rythme, et lintrieur de limites temporelles et/ou spatiales identifiables, alors on obtientunschme dexprienceidentifiable,iconiqueouiconisable: on reconnatra dans ceschme dexprience un certain type dinteraction qui ressemble uneconversation, mme sil ne peut sagir dune conversation au sens plein duterme. Un tel schme ne suppose pas ncessairement la vie, car il peutapparatre de la mme manire aussi bien dans des socits de singes que dessocits de robots.Pour reconnatre un tel schme proto-conversationnel dans une interaction

    quelconque, on sappuie sur un ensemble de traits sensibles (auditifs, visuels ;vocaux, posturaux, moteurs, rythmiques), qui a exactement le mme statut quela dimension plastique dune image : cest une expression susceptibledentrer en relation avec des contenus et des systmes de valeurs pourconstituer ainsi un ensemble signifiant.Mais ce schme ne fournit quun plan dexpression potentiel et hypothtiquedont il faut trouver le contenu. Dans le cas des interactions entre animaux,linvestissement modal, axiologique et passionnel du contenu de linteractionreste suspendu des hypothses thologiques qui peuvent dboucher sur lareconnaissance de formes de vie animales . Dans le cas des interactions entrerobots, la question critique (souvent pose dans les uvres de science-fiction)est celle du statut propre ou simul de cette forme figurale : est-ce unereproduction contrle de lhumain, ou une dynamique propre et autonome ?Dans le cas des interactions humaines, cet investissement du schmedexprience par des contenus dbouche sur la reconnaissance de formes devie et de pratiques smiotiques humaines. En fin de compte, le schme delinteraction nous indique que nous avons affaire un tre et agir ensemble ,et le contenu modal et passionnel lui donne le sens dune vie humaine.

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    2.4 Vivre est survivre : le schme de la persvrance

    On pose dabord par principe que les lments constituants des formes de viedoivent tre agencs selon certains types de relations, selon certains tempo etcertains rythmes pour constituer un schme reconnaissable. On ajoute que ceschme, en sassociant des contenus thmatiques, figuratifs, axiologiques etpassionnels, constitue une nouvelle smiotique-objet, une forme de vie. Vivre est un cours dont le dploiement syntagmatique est en soi unproblme : le problme rsoudre par la vie mme. Une vie en cours estborne aux deux bouts de la chane, lune ralise (la naissance) et lautre

    potentielle (la mort) mais entre ces deux bornes le cours peut tre interrompu tout moment, peut rencontrer des obstacles, et doit faire face tout ce qui peuten dtourner le cours. La forme dune vie est donc suppose rpondre auxquestions dinspiration modale, axiologique et passionnelle, qui en ponctuentle dploiement syntagmatique : comment, pourquoi, sous quelles conditions,au nom de quoicontinuer?. Dans une forme de vie, ce quon sefforce decontinuer, cest la vie mme, ou du moins lune de ses dimensionsconstitutives.Spinoza rsume ce principe structurel en une seule formule :persvrer dansson tre, et en fait une rgle lmentaire et profonde, partir de laquelle il

    engendre un systme thique tout entier

    8

    . La formule de Spinoza, en effet,condense plusieurs dimensions de la vie en cours :persvrer, en effet, cenest pas seulement continuer , mais continuer contre, ou malgrquelquechose qui empcherait de continuer. Lactant persvrant est donc comptent,dot des modalits qui lui permettent la fois dapprcier les obstacles et de lessurmonter.Dans son tre peut tre compris de deux manires, ltrecommeexistant(prdication absolue), et ltrecommeidentit(prdication attributive) ; mais cesdeux acceptions peuvent aussi bien se combattre rciproquement que sesoutenir mutuellement.Persvrer dans son trecondense donc galement deuxdimensions la fois solidaires et antagonistes, cest--dire en tensionpermanente : dun ct, il est bien question de continuer un cours de viemalgr X , et de lautre, de continuer tre ce quon est travers toutesles phases de ce cours de vie.La premire dimension est celle de lagencement syntagmatique du cours devie. La seconde est celle, dj traite par Paul Ricur, de la permanence delidentit tout au long de ce mme cours syntagmatique : permanence de

    8 SPINOZA1954.

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    lidem, par rptition, redondance et recouvrement ; permanence de lipse, par

    confrontation avec laltrit, maintien dune image de soi-mme et tenue dunepromesse9. Les deux dimensions sont en tension lune avec lautre, puisquechaque priptie du cours de vie qui continue, chaque obstacle rencontr etfranchi, est aussi une menace ou une gageure pour le maintien de lidentit deltre ; et, rciproquement, le maintien de lidentit est une contraintesupplmentaire pour continuer le cours de vie.Aux deux ples extrmes de cette tension, lune ou lautre de ces deuxdimensions se trouve compromise : dun ct, cesser de vivre, interrompre lecours, est une manire radicale de rester indfiniment le mme, sans avoir affronter laltrit ; et de lautre ct, renoncer tre soi-mme, renoncer la

    permanence de lidentit, cest aussi une manire de sassurer dune poursuitedu cours de vie, o chaque obstacle nest plus quune occasion de changer.La catgorie axiologique de base, sur laquelle fonder les formes quipermettent la vie de continuer, sera donc celle dune continuationproblmatique,persvrer dans son cours, malgr X. En tout point du parcours, laquestion se pose darrter, de continuer, ou de changer de parcours. Et si elle sepose, cest parce que lapersvranceest en permanence confronte unecontre-persvrance(obstacles, tentations, bifurcations, interactions et distractionsdiverses).Et cest lexistence postule de cettecontre-persvrancequi donne tout leur

    sens aux initiatives et aux dcisions de lactant persvrant : il accepte ou ilrefuse, il maintient ou il relche, tout tour ou continument, la continuation oularrt. La contre-persvrance dessine un autre horizon pour le cours de vie,dautres cours possibles, des alternatives et des choix. Lexistence dune contre-persvrance, ainsi comprise, nous sauve en quelque sorte du conformisme : tout moment,persvrer dans son courspeut conduire inventer ou compromettre lavenir, et projeter de nouvelles formes de vie sur la forme encours.

    3. Cohrence et congruence des formes de vie

    3.1 La cohrence syntagmatique des cours de vie

    Greimas et Courts crivaient dansSmiotique. Dictionnaire raisonn de la thoriedu langage, propos du schma narratif canonique :

    9 RICUR1990, 138-48.

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    Le schma narratif constitue comme un cadre formel o vient s'inscrirele sens de la vie, avec ses trois instances essentielles : la qualificationdu sujet, qui lintroduit dans la vie ; sa ralisation par quelque chosequil fait ; enfin la sanction la fois rtribution et reconnaissance qui seule garantit le sens de ses actes et linstaure comme sujet selonltre.10

    Le sens de la vie sinscrit dans une forme (la squence des trois typesdpreuves). Le raisonnement commence avec des structures dnoncsnarratifs, examins partir de corpus folkloriques, et, en passant par une sriedextrapolations successives ( tous les textes, tous les genres narratifs, puis

    toute srie dactions signifiante), il atteint un niveau de gnralit suffisantepour toucher aux formes de vie . Il y a dautres formes syntagmatiquesimaginables, mais ce qui importe ici est la nature du raisonnement qui conduitde lnonc linguistique et textuel la forme de vie : par gnralisationssuccessives, par extension progressive des possibilits de lanalyse et du champde pertinence, ce qui ntait que formes de textes particuliers devient, parpaliers,la forme de lexprience et de la vie en gnral.Eu gard au schma narratif canonique, on observe immdiatement que la forme (narrative) qui donne sens opre des slections trs fortes sur la substance (vitale). Du ct de la substance, en effet, la premire tape de la

    vie est la naissance, et la dernire est la mort ; du ct de la forme (le schmanarratif canonique), la premire tape est laqualification, et la dernire lasanction. Natre la vie en tant que substance nest quune borne initiale, et ilfaut y projeter une forme syntagmatique particulire pour quelle deviennesignificative. Le schma narratif canonique neutralise la valeur de la borneinitiale, et ne prend en compte que lensemble des phases qui la suivent, cellesde lacquisition de la comptence11.De mme, comme lcrivait Montaigne, lamort nest que le bout de la vie, et non le but : pour donner sens cettefin, le schma narratif lui substitue lensemble des phases de reconnaissance etde rtribution12, qui peuvent advenir aussi bien avant quaprs la mort.Le cours de vie est une substance ; cest la projection dun schme

    syntagmatique sur ce cours qui en fait une forme ; et cette forme estsusceptible de fonctionner ensuite comme forme de lexpression qui peut

    10GREIMAS& COURTS1979, 245.11Ce sont les apprentissages, ou comme dans la chanson de geste mdivale, les enfancesdu hros .

    12Et les religions, notamment la religion chrtienne, sont trs explicites sur latransformation de ce bout de la vie en but pour le salut ou la damnation.

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    tre associe une forme du contenu . En loccurrence, dans le schma

    narratif canonique, pour le segment de qualification les contenus sont desmodalits de la comptence, et, pour le segment de sanction , les contenussont des valeurs projetes soit sur le sujet soit sur lobjet qui lui est attribu.Cette forme sera complexifie, voire remise en question, et elle connatra desalternatives.Ce quon a pu appeler par exemple le tournant modal a permis desubstituer un inventaire relativement fig d'actants, et une schmatisationnarrative close, une plus grande diversit de rles modaux, mieux adapte une plus grande diversit de formes de vie. Lanalyse de la dimension sensiblea fait apparatre dautres types dalternatives : soumis par exemple

    lapprhension sensorielle des valeurs figuratives, le cours de vie prend formesous la contrainte des esthsies, hors des cadres fixs par le schma narratif, etdployant la place les affections successives du corps propre du sujetsensible. Ce type de schma sensible et esthsique peut lui aussi, comme lamontr Greimas dansDe limperfection13,par gnralisations successives,accder au rang de forme de vie.Ces deux variantes, runissant et associant les esthsies, la combinatoiremodale, et les tats proprioceptifs du sujet sensible, ont donn lieu lasmiotique des passions, dont le principal apport, justement, consiste dans ledgagement de schmes syntagmatiques de porte plus gnrale, qui

    sefforcent de rendre compte du dploiement des parcours passionnels. Ildevient ds lors possible de fonder le sens de la vie sur les formes

    syntagmatiques issues duschma pathmique canonique14.Mais peu importe la diversit des schmatisations possibles, car seul comptepour linstant le principe sous lequel apparat, dans le raisonnementsmiotique, une forme de vie : un schme syntagmatique est choisi commeplan de lexpression, et projet sur un cours de vie ; et des configurationsmodales, passionnelles et thmatiques lui sont associes comme plan ducontenu.

    3.2 La congruence paradigmatique des formes de vie

    Lacohrenceest une proprit de laxe syntagmatique : elle se dploie enquelque sorte lhorizontale , par rcurrence et recouvrement des unitsdun parcours syntagmatique quelconque. Lacongruenceest en revanche uneproprit de laxe paradigmatique : les diffrentes catgories, disposes en

    13GREIMAS1991.14GREIMAS& FONTANILLE1991, 265-71. FONTANILLE2003, 129-32.

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    strates hirarchises, sont chacune soumises des orientations et des

    slections, et la congruence dcrit la compatibilit entre ces diffrentesorientations et slections.A chaque catgorie, sont imposes des orientations axiologiques, quipondrent diffremment les diffrents termes de la structure : par exemple, surla catgorie vie/mort, o le terme mort est le rsultat dune ngation (non-vie), puis dune affirmation (mort), le poids axiologique peut porter sur langation, et donc survaloriser la position non-vie . Au niveau des catgoriesnarratives, le poids axiologique peut galement porter sur lopration quicorrespond la ngation prcdente, et qui serait en ce cas celle de non-conjonction , mais ce nest quune des possibilits, et les autres oprations

    (disjonction, non-disjonction et conjonction) restent disponibles. Le choixaxiologique peut fort bien valoriser dun ct la non-vie (la ngation), et delautre la conjonction , et on obtient ainsi une bauche de forme de vie quirepose sur la qute (conjonction) de leffacement de soi-mme (non-vie).Lacongruencecaractrise le plan du contenu, et la puissance de propagationdun choix axiologique lensemble des catgories de contenus. Sur lensemblede ces catgories, depuis les structures lmentaires de la significationjusquaux structures discursives de surface, une forme de vie impose en effet cequon a pourrait dnommer dsormais uneslection congruente. Une forme devie, en effet, peut tre caractrise par un type d'quilibre ou de dsquilibre

    interne la fonction smiotique, par un type de mdiation proprioceptive, pardes rles modaux, actantiels et passionnels, etc. La slection congruente assurele lien entre tous ces choix. A cet gard, une slection congruente pourrait tredfinie comme une commutation en chane, une commutation contagieuse :une slection opre sur une catgorie de contenu entrane dautres slectionssur les autres catgories. Cest cette capacit de propagation qui est la signaturedune intentionnalit propre la forme de vie.La cohrence du schme syntagmatique et la congruence des slections convergent

    pour manifester lexistence d'un projet de vie sous-jacent. On pourrait illustrer cepoint en sappuyant sur le cas del'absurde. L'absurde est une configurationsmiotique qui ne semble rsulter que dune accumulation d'incohrences etd'insignifiances, mais qui est nanmoins organise comme une forme de vie,prsentant toutes les caractristiques de congruence dans les slectionsopres, et de cohrence dans la dformation des univers smiotiques qui enrsultent.Il faut pour cela dpasser le simple constat cognitif (incohrence,insignifiance), pour dcouvrir un style thique et esthtique qui restaure enquelque sorte le sens du non-sens, comme chez Camus (Labsurde), Sartre (La

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    Nause), Ionesco (Rhinocros) ou Cline (Voyage au bout de la nuit). Ds lors que

    le sens de la vie n'est plus accessible par la voie cognitive, la forme de viepropose une voie esthtique et sensible, reposant pour l'essentiel sur lesparticularits de la manifestation figurative, o on peut reconnatre un principede congruence qui en garantit l'effet intentionnel.On notera, comme caractristiques des slections congruentes propres cetteforme de vie particulire, au moins chez les quatre auteurs mentionns :(1)Le dsquilibre de la fonction smiotique, d une prolifration du plan del'expression (le trop plein du signifiant) et une rarfaction corrlative du plandu contenu (la vacuit du signifi) : les rhinocros prolifrent chez Ionesco,

    comme les balles et les agressions de tous horizons chez Cline, proportioninverse, chez lun comme chez lautre, de la vacuit de contenu.(2) En consquence,le champ de prsencedu sujet sensible labsurde se trouveaffect soit d'une densit excessive (du point de vue extroceptif), soit d'unevacance extrme (du point de vue introceptif).(3) Ds lors,le corps proprequi sefforce en vain de runir le mondeextroceptif et le monde introceptif, pour en faire respectivement un plan delexpression et un plan du contenu, fait lexprience intime de ce rabattementimpossible entre deux mondes incommensurables. Cette exprienceproprioceptive se traduit par exemple, chez Sartre ou Cline, par la nause, ou

    chez Ionesco, par des expriences somatiques schizodes, deux types demanifestations figuratives et somatiques spcifiques de labsurde, en tant quilrend impossible la mdiation proprioceptive.(4) Ladimension narrativeen est affecte, puisque la quantification tantdrgle, la liquidation du manque ne peut entraner qu'un excs, lequelappelle son tour une insuffisance, ou linverse. Le dsquilibre pondral de lafonction smiotique engendre chaque cycle un dcalage dans l'intensit de laqute et des confrontations polmiques, de sorte que le devenir du rcitabsurde ne peut tre qu'un processus sans fin damplification et d'exacerbationdes conflits sous-jacents.(5) Sur ladimension modale et passionnelle, le sujet a le choix entre, d'une part(i) assumer l'absurde et devenir lui-mme une partie du mondeabsurde (comme le montre la transformation des personnages en rhinocroschez Ionesco, mais aussi la prolifration contagieuse des modalits devoir etvouloir dans le discours des personnages), et d'autre part,(ii) refuser d'assumer, proclamer son irresponsabilit (comme le faitBranger dansRhinocros, sous la forme du non devoir et du non vouloir).Pour Cline, le seul choix est entre la mort (fin de persvrance) et labjection

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    (le prix payer pour persvrer). Ce qui revient une alternative entre fuir

    l'angoisse de l'absurde, en se mlant l'incohrence du monde pour ne plus lapercevoir, ou la vivre indfiniment en spectateur impuissant et dsespr.Labsurde ainsi conu est donc une forme de vie, caractrise par la forteidentit et cohrence de son schme syntagmatique (proprits rythmiques,quantitatives, narratives, etc.) et la congruence entre les diffrents niveaux(actantiels, modaux, passionnels, figuratifs) de son contenu.

    4. La dimension phnomnale des formes de vie

    4.1 Des expressions et des contenus prouvs par des actants

    Nous crivions plus haut : la cohrence du schme syntagmatique et la congruencedes slections convergent pour manifester lexistence d'un projet de vie sous-jacent .Or lune et lautre participent dun choix et donc, dune position subjective : lesens de la vie se dessine pour un actant engag dans le cours de vie.Pour ce qui concerne la premire, le schme syntagmatique rsulte de lapression globale dune persvrance continuer la vie en cours. Mais lapersvrance implique elle-mme lengagement dun actant, un engagementplus ou moins intense dans la continuation du cours de vie. La manire de

    grer, notamment, les obstacles et les accidents de parcours, est principalementdtermine par les variations dintensit de cet engagement15: quon lidentifiecommesentiment de lutilit, commecroyance en la vertu de laction, ou commesimple intrtpour le cours des interactions, peu importe, il en rsulte uneforme dinvestissement subjectif de lacteur dans la continuation du cours lui-mme. Cet investissement subjectif est en quelque sorte le relais local de latension globale exerce par le principe de persvrance sur le cours de vie.Autrement dit : engag (ou pas) dans son cours de vie, et priodiquementinvesti (ou pas) dans le franchissement ou la neutralisation des obstacles,

    15Dans la mme perspective, Bourdieu traite de cet engagement, comme dune incidencelocale de lhabitus et de la complicit ontologique entre lhabitus propre chaqueacteur et le cours des interactions sociales. En effet, si les acteurs sociaux agissent dans lesens de la persvrance pratique, cest, selon Bourdieu, parce quils trouvent unintrt (au sens passionnel du terme) sinvestir dans le jeu social ; cest le fait dtrepris par le jeu, de croire que le jeu en vaut la chandelle, (..), que cela vaut la peine dejouer , cest accorder au jeu social un poids axiologique indcis mais engageant, toutcomme devant un spectacle qui nous tient parce quil veille notre intrt. (BOURDIEU1994, 151.)

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    lacteur reoit, en raison de la rcurrence de cet engagement ou de ce

    dgagement, un rle modal et passionnel global, au titre des modes depersvrance (ou pas) quil aura adopts.Dans un sens ou dans lautre, un choix est opr, par une instance actantielledcisive, celle qui augmente ou diminue lintensit de lengagement dans lecours de vie ; et cette intensit dengagement manifeste la force variable du lienentre lactant en question et le cours de vie, continuer ou pas : dans cetteperspective, ce choix et la force du lien qui en dcoule apparaissent comme lepoint dorigine de leffet de cohrence du schme syntagmatique que nousappelons forme de vie . La force de ce lien est lun des ressorts de ladimension thique des formes de vie.

    De lautre ct, celui des slections congruentes dans les catgories decontenus, nous avons vu quelles consistent orienter les catgories, faireporter le poids axiologique sur tel ou tel terme, telle ou telle position : unesubjectivit est luvre, et l aussi, il faut supposer lengagement dun actantdans les choix effectus. La congruence de lensemble des slections etpondrations est la description dun effet constat ; mais son explication faitappel une valorisation subjective.Une forme de vie doit donc tre assume, travers des identits modales etpassionnelles, en intensit et extension, parun actant-corps, dont la sensibilitet lengagement plus ou moins intense et tendu, transforment le cours de vie

    en phnomne . Les variations intensives et extensives de la prsencesensible sont alors des dterminations prpondrantes dans lorientation desformes de vie, et cette dimension phnomnale permet notamment aux coursde vie de fonctionner, du point de vue de lactant-corps vivant, comme unequte du sens de la vie . *

    4.2 Des formes de vie intrinsquement imparfaites

    Si lon suit sur ce point la proposition dj ancienne de Greimas16,la prsencesensible ne donne lieu des formes smiotiques,a fortiorides formes de vie,que si elle est affecte dun certain coefficient dimperfection, cette imperfectiontant le ressort la fois de lmergence dune intentionnalit dans les formesperues, et de la dynamique de transformation qui sen suit. Limperfection, ledfaut de sensen quelque sorte, est trs exactement ce que sefforcent decombler ou de traiter la cohrence syntagmatique et la congruenceparadigmatique, sous la forme dune qute du sens de la vie en cours.Du point de vue de la cohrence syntagmatique, limperfection est dj au

    16GREIMAS1991.

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    cur du principe de persvrance, ds lors quil prsuppose ncessairement

    une contre-persvrance : il ny aurait pas lieu de dployer une tellepersvrance si le cours de vie ntait pas imparfait : rtablir une formecohrente dans ce parcours, cest en quelque sorte rparer limperfectionsyntagmatique. Du point de vue de la congruence paradigmatique, cest ladistribution des poids axiologiques qui dsquilibre les catgories et quiproduit de limperfection, et il revient alors la congruence des slections etdes pondrations de rparer cette imperfection en projetant une intentionnalitdirectrice sur lensemble des choix effectus.Limperfection tant le ressort mme de la qute du sens de la vie en cours,dun point de vue phnomnologique, nous pouvons en rechercher les

    premiers lments au cur de lapprhension sensible du cours de vie,dans lespremires articulations de la prsence et de labsence: prsence ou absence dunsegment attendu ou inattendu dans la chane syntagmatique ; prsence ouabsence dun terme dans les slections et pondrations opres dans lescontenus.La prsence et l'absence peuvent tre soit extroceptive (du ct desexpressions), soit introceptive (du ct des contenus), la relation tant tablieentre l'une et l'autre par le corps propre (la proprioception). En tant quephnomnes sensibles et du point de vue de lactant-corps vivant, les formesde vie sont donc prises en charge par cette mdiation proprioceptive, qui fait le

    lien entre les prsences et absences syntagmatiques (le plan de expression desformes de vie) et les prsences et absences paradigmatiques (le plan ducontenu des formes de vie).Lensemble des proprits syntagmatiques et paradigmatiques des formes devie sont alors des proprits sensibles, quun actant-corps est susceptible deressentir ou de percevoir, y compris sous forme dtats motionnels etpassionnels. Ces tats d'me lmentaires lis la prsence et labsencesensibles peuvent tre alors considrs comme les gnrateurs des types deformes de vie fondamentales. Dans cette perspective, la mdiationproprioceptive nest pas seulement une hypothse thorique ncessaire : ellepeut tre manifeste directement et en propre : cette manifestation peut tresensorielle et/ou somatique, elle peut prendre la forme de la patience ou del'impatience, de la philie ou de la phobie, de l'impulsion ou de la nause, del'agitation ou de la langueur, etc.Dans tous les cas, cette manifestation est compose dau moins deuxdimensions :une dimension tensive, par laquelle se manifeste ltat du corpssensible soumis aux tensions de limperfection, et unedimension phorique, parlaquelle ce corps-actant manifeste son rapport (engagement ou dgagement,

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    attraction ou rpulsion, etc.) lgard de lvnement ou de la situation que

    doit affronter le cours de vie. La nause de labsurde, par exemple, manifestesur ladimension tensivelimpossible mdiation entre le trop plein du plan delexpression et la vacuit du plan du contenu (dcalage qui peut trequantitatif, intensif ou rythmique), et, sur ladimension phorique, elle manifestele rejet du corps propre lgard dun monde ainsi constitu.

    4.3 Les tats dmes lmentaires

    Sur le principe gnral de la mdiation entre les prsences et absencessyntagmatiques (les expressions imparfaites de la forme de vie) dune part, et

    les prsences et absences paradigmatiques (les contenus imparfaits de la formede vie) dautre part, on peut alors obtenir une premire typologie des tatsd'me fondamentaux, qui elle-mme pourra tre dmultiplie enconfigurations de manifestation, selon les traitements respectifs qui seront faitsde la dimension tensive et de la dimension phorique.La typologie des tats dme lmentaires sobtient en combinant les deuxtermes de la catgorie prsence/absence, avec ceux de la catgorieextroceptif/introceptif, sachant que cette dernire est, dans le cas particulierdes formes de vie, la transposition de lopposition entre lexpressionsyntagmatique et le contenu paradigmatique.

    (1) Une prsence extroceptive associe une absence introceptivesuscite toutes lesvarits de ltonnement, de lasurprise(qui donne une impulsion au cours devie) lastupfaction(qui en suspend provisoirement le cours). Dans les termespropres aux formes de vie telles que nous les avons dfinies, un schmesyntagmatique se met en place, mais ne correspond aucune slection oupondration identifiable au plan du contenu. A la recherche dune substancede contenu, lactant engag dans une telle forme de vie est dans une formedattente particulire, dsigne nagure par Greimas comme l attente delinattendu ; l attente est installe par la rgularit dun schme

    syntagmatique17, et l inattendu est ce potentiel de prsence introceptive(du ct du contenu), qui chappe toujours, mais qui maintient ainsi la tensiondun cours de vie ouvert sur lavenir.(2) Une prsence introceptive associe une absence extroceptivesuscite toutes lesvarits dumanque, quil soit prospectif (comme lattente) ou rtrospectif(comme lanostalgie). Dans les termes propres aux formes de vie : des slections

    17En cela, elle est lhomologue de lattente invoque par JAKOBSONdans son analyse deseffets de la prosodie du texte potique (JAKOBSON1963, 209-48).

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    et pondrations axiologiques ont bien lieu, mais elles ne correspondent aucun

    schme syntagmatique susceptible de les mettre en uvre en un parcoursidentifiable. Le cours de vie qui pourra liquider le manque est inventer.(3) Une prsence extroceptive qui rencontre une prsence introceptivesuscite unsentiment deplnitude, o limperfection ne peut natre que de lexcs deprsence de lun et/ou de lautre : l'excs de plnitude se transforme alors enangoisse du trop plein et rejoint ainsi lune des formes de labsurde. Lesformes de vie issues de ces transformations ne peuvent tre que dceptives, carelles ne peuvent que dgrader lquilibre originel entre le schmesyntagmatique et les slections et pondrations paradigmatiques.(4) Une absence extroceptive qui rencontre une absence introceptivene peut

    engendrer que lenon-sens, puisque, dans les termes mmes des formes de vie,la relation smiotique est suspendue : plus dexpression syntagmatique, plusde contenus slectionner ou pondrer. Ce dispositif est celui du sentiment duvide, dont lprouv peut tre plus ou moins intense, et engendrer ainsi destats dedpression, ou sous certaines conditions, devertige. Ce type de formesde vie pose comme origine lexprience du dfaut de sens absolu.

    Ltonnement(la surprise et la stupfaction), lemanque(attente ou nostalgie),laplnitude(qui dmobilise ou qui menace) et lenon-sens(assum ou refus) :voil quelques-uns des tats dmes fondamentaux forms partir des

    imperfections de la vie, et qui suscitent le besoin de formes de vie18

    .Le rsultat de cette premire typologie est synthtis dans le tableau suivant,reposant sur le principe de la tension entre les degrs de prsence et dabsencesur les deux plans de lexpression et du contenu.

    18Cette problmatique a dj t aborde dans FONTANILLE& ZILBERBERG, 1998, op. cit.,chapitre formes de vie , dans une approche sensiblement diffrente maiscomplmentaire.

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