Francois Rangeon - Droits-Libertés et Droits-Créances

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les contradictions du préambule de la constitution de 1946

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  • DROITS-LIBERTS ET DROITS-CRANCESLES CONTRADICTIONS DU PRAMBULE

    DE LA CONSTITUTION DE 1946

    PAR

    Franois RANGEON

    Professeur l'Universit de Picardie Jules VerneDirecteur du CURAPP

    L'opposition entre les "droits-liberts" - c'est--dire les droits civils etpolitiques proclams par la Dclaration de 1739, les "droits de" - et les"droits-crances" - c'est--dire les prrogatives que l'individu peut fairevaloir auprs des pouvoirs publics, les "droits " - est devenue un lieu com-mun de l'analyse juridique et politique l

    Le Prambule de la Constitution du 27 octobre 1946, inclus depuis 1971dans le bloc de constitutionnalit, est souvent prsent, bien que le terme n'yfigure pas, comme le texte-symbole de l'affirmation des droits-crances. Sanstre clairement conceptualise, la distinction droits-liberts / droits-crancesest implicite dans le Prambule. Ce texte proclame notamment le droit au tra-vail, aux loisirs, l'ducation, la sant, au repos ... Alors que les droits-liberts reconnus en 1739 (libert d'opinion et de conscience, droit deproprit ... ) reposent sur une logique de dfense des liberts individuelles faceaux empitements du pouvoir, les droits proclams en 1946 se fondent aucontraire sur une logique d'intervention tatique. Il ne s'agit plus seulementde protger des liberts, mais aussi de fournir des prestations aux individus.Conditionnant l'exercice effectif des liberts, les droits-crances donneraient leurs dtenteurs la facult d'exiger - ou du moins de rclamer - de l'Etat la

    1. Rivcro (J.), Les liberts publiques, 1. l, Les droits de l'homme, P.U.F., 2c d., 1978, pp.US s. ; Burdeau (G.), Les liberts publiques, 3c d., 1966, p. 19; Ferry (L.), Renaut (A.),Philosophie politique, t. 3, Des droits de l'homme l'ide rpublicaine, P.U.F., 1985, pp. 26s. ; "Droits-liberts et droits-crances", Droits nO 2,1985, pp. 75-84.

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    fourniture d'une prestation. A l'inverse, les droits-liberts seraient des capaci-ts appartenant en propre l'individu et dont l'exercice est garanti par ledroit. Le Prambule de 1946 appartiendrait ainsi la "deuxime gnrationdes droits de l'homme"2 amorce en 1848 par la proclamation du droit au tra-vail et aux secours pour les "citoyens ncessiteux"3, cette gnration des droitssociaux faisant suite la gnration des droits civils et politiques apparus en1789.

    Toutefois le Prambule ne se rsume pas l'affirmation de droits cono-miques et sociaux nouveaux, il "raffirme solennellement les droits et les liber-ts de l'homme et du citoyen consacrs par la Dclaration des Droits de 1789"ainsi que les "principes fondamentaux reconnus par les lois de laRpublique". Il s'agit donc d'un texte composite qui d'une part entrine desprincipes prexistants, d'autre part "proclame en outre, comme particulire-ment ncessaires notre temps" de nouveaux "principes politiques, cono-miques et sociaux".

    L'intention des auteurs du Prambule tait bien en effet de complter laDclaration de 1789 par une proclamation de droits conomiques et sociaux.Paul Coste-Floret, rapporteur gnral de la commission de la Constitution,prsentait ainsi l'objectif poursuivi: "il faut essayer d'tablir la rpubliquedmocratique ; non seulement dans le domaine politique, mais encore sur leterrain conomique et social"4. Mais le mot "complter" peut s'interprter dediffrentes manires, le complment pouvant n'tre qu'un simple ajout, sansincidences majeures sur le texte initial, ou au contraire susceptible d'entranerune modification profonde du sens du texte d'origine.

    Sur ce point, les opinions des constituants taient partages, les uns consi-drant que la rfrence la Dclaration de 1789 est fondamentale, les nou-veaux droits conomiques et sociaux ne constituant qu'une adjonction quin'en remet en cause ni la lettre ni l'esprit, les autres estimant au contraire quele Prambule est un texte radicalement novateur5 Cette divergence expliquela nature ambigu du Prambule issu d'une succession de compromis, de

    2. Sur la thorie des "gnrations" des droits de l'homme, voir Braibant (G.), "Droitd'accs et droit l'information", Mlanges Charlier 1931, p. 703 et Holleaux (A.), "Les lois dela troisime gnration des droits de l'homme: bauche d'tude comparative", R.F.A.P. nO15, 1930, p. 527.

    3. "La Rpublique doit ( ... ) assurer l'existence des citoyens ncessiteux soit en leur pro-curant du travail dans les limites de ses ressources, soit en donnant ( ...) des secours ceux quisont hors d'tat de travailler", Prambule de la Constitution du 4 novembre 1848, parag.VIII.

    4. "Rapport sur le projet de Constitution du 9 aot 1946", Pouvoirs nO 76,1996, p. 3. Voiraussi les propos de P. Coste-Floret rapports par Le Monde du 22/3/46 : "Les auteurs des loisde 1875 s'taient efforcs d'tablir les rgles de la dmocratie politique, l'accomplissement dela dmocratie dans les domaines conomique et social sera l'uvre des actuels constituants".

    5. Sur ce dbat, voir Dujardin (P.), 1946. Le droit mis en scne, P.U.G., 1979, pp. 45 et s.

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    recherches d'quilibres et d'ajustements de positions6, et puisant ses sourcesdans un amalgame de doctrines htrognes7 Le Prambule dcoule en outred'une rcriture partielle et slective de la "Dclaration des Droits del'Homme" qui figurait dans le projet de Constitution repouss par les lecteursle 5 mai 1946.

    Malgr cette htrognit, on peut discerner dans le Prambule "l'expres-sion de la conscience collective d'une nation un moment donn"8.Contrairement la Dclaration des Droits de l'Homme de 1789, qui fit l'objetd'pres discussions doctrinales au sein de l'Assemble nationale 9 , lePrambule de 1946 fut adopt au terme d'un dbat parlementaire riched 'implicites lO , les stratgies politiques ayant contribu occulter les diver-gences idologiques.

    Ni les dbats parlementaires, ni la presse de l'poque ne se firent l'chod'une ventuelle contradiction entre les "droits-liberts" et les "droits-crances" au sein du Prambule. Ces expressions ne figurent d'ailleurs pasdans le vocabulaire de l'poque, pas plus que les formules "droits de" / "droits" qui lui sont aujourd'hui associes. Tout juste peut-on relever dans le projetd'avril 1946 une distinction entre "les liberts", objet de la premire partie dela Dclaration et "les droits conomiques et sociaux", objet de la seconde par-tie, cette distinction disparaissant dans le Prambule.

    Implicite dans le Prambule, la distinction droits-liberts/droits-crancesprend une importance croissante dans la doctrine juridique et dans la thoriepolitique au cours des annes 60. Chez les juristes, elle a pour fonction de sou-ligner l'volution de la conception des droits de l'hommell et par l de ladmocratie12 Dans la thorie politique, le recours cette distinction est prin-cipalement le fait des libraux. Elle permet ainsi F. Hayek ou R. Aron dednoncer les risques de remise en cause de la conception librale des droits del'homme qu'entranerait selon eux la priorit accorde aux droits decrance13 Entre les droits-liberts et les droits-crances, les thoriciens lib-

    6. Rivero (J.), Vedel (G.), "Les principes conomiques et sociaux de la Constitution: lePrambule", Droit social 1947, vol. 31, pp. 13 s. (repris dans Pages de doctrine, LGDJ, 1980,1. l, pp. 93-145).

    7. Pelloux (R.), "Le prambule de la Constitution du 27 octobre 1946", R.D.P. 1947, pp.347 s.

    8. Ibid. p. 347.9. Rials (S.), La dclaration des droits de l'homme et du citoyen, Hachette, 1988, pp.

    US s.10. "Ce que nos constituants ont refus de dire claire souvent ce qu'ils ont dit", Rivero

    (J.), Vedel (G.), op. cit., p. 93.Il. Rivero (J.), op. cil., p. US.12. Burdeau (G.), La dmocratie, Seuil, 1966, p. 66.13. Hayek (F.-A.), Droit, lgislation et libert, P.U.F., 1981,1. 2, p. 121 ; Aron (R.),

    "Pense sociologique et droits de l'homme", Etudes politiques, Gallimard, 1972, p. 216.

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    raux discernent un conflit de logiques, les droits-crances engendrant uneextension de l'interventionnisme tatique au dtriment des droitsindividuels14 .

    Alors qu'elle semblait cantonne aux manuels de liberts publiques et larponse librale la critique marxiste des droits de l'homme15 , la contradic-tion entre les liberts et les crances resurgit au cours des annes 80 et se pr-sente alois co~me une donne importante du dbat politique en France.

    ,

    Outre la place croissante tenue par la question des droits de l'homme etpar la critique de l'Etat Providence dans le dbat idologique, la raison prin-cipale de cette rsurgence est probablement le trs important dveloppementde la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui non seulement ractive lePrambule, mais aussi en actualise la signification tout en tentant de le conci-lier avec la Dclaration de 1789.

    Cette volution explique que le Prambule soit aujourd'hui l'objet de deuxtypes de lectures. Sur le plan politique, le dbat porte sur le caractre nova-teur du texte : le Prambule se situe-t-il dans le prolongement de la penselibrale de 1789 ou bien marque-t-il une rupture? Sur le terrain juridique, laquestion concerne la valeur respective des droits-liberts et des droits-crances. Les premiers sont-ils les fondements des seconds ou bien ces deuxcatgories de droits ont-elles la mme valeur juridique? La jurisprudence duConseil constitutionnel semble osciller entre ces deux interprtations 16 Bienque le Conseil procde gnralement une lecture analytique du Prambule,se rfrant chaque alina pris isolment, il tente aussi de dpasser les contra-dictions inhrentes au Prambule en dgageant des principes transversaux.

    Mme s'il reflte travers son vocabulaire les ambitions et les proccupa-tions de son poque, le Prambule est un texte d'une brlante actualit en rai-son de sa tentative de conciliation entre les droits-liberts et lesdroits-crances. Il constitue ainsi un moment significatif de l'volution desrelations souvent conflictuelles entre ces deux catgories de droits.Paradoxalement, alors que l'intention des constituants de la IVe Rpubliquetait de concilier les droits-liberts et les droits-crances, c'est principalement partir du texte du Prambule qu'est aujourd'hui pose la question du conflitentre ces deux gnrations de droits de l'homme. Pour comprendre ce para-doxe, il nous a paru ncessaire de rappeler que l'ide de la distinction entreles droits-liberts et les droits-crances est bien antrieure au Prambule de1946, texte qui relativise cette distinction afin d'en faciliter le dpassement.

    14. Hayek (F.-A.), La route de la servitude, P.U.F., 1985, pp. 66-67.15. Lefort (C.), "Droits dc l'homme et politique", L'invention dmocratique, Fayard 1981,

    p.45.16. Voir contra P. Terneyre qui estime que "les principes libraux et socialisants ont,

    pour le juge constitutionnel, la mme valeur juridique", "La Constitution devant le progrsconomique et social", Les Petites Affiches, nO 155, 27/12/1991, p. 9.

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    Le rappel pralable des OrIgmes de la distinction droits-liberts/droits-crances permet de montrer le caractre rcurrent du dbat autour de cesdeux notions (1). Il conduit aussi souligner la relativit des contradictionssouvent releves entre ces deux catgories de droits (II). Il montre enfin surquels fondements reposent les diffrentes tentatives de dpassement de cescontradictions (III).

    1 - DROITS-LIBERTS ET DROITS-CRANCES:UN DBAT RCURRENT

    L'opposition moderne entre les droits-liberts et les droits-crances estgnralement ramene au conflit entre les deux premires gnrations dedroits de l'homme. Elle parat rsulter du contraste entre la Dclaration desdroits de l'homme et du citoyen de 1789, fonde sur une conception naturalis-te et universaliste des droits l'homme1? et le Prambule de 1946 qui tend aucontraire vers une approche plus relativiste et plus historiciste des droits del'homme18 En ralit, la distinction droits-liberts/droits-crances s'enracineau plus profond de l'histoire des doctrines juridiques et politiques.

    La gense de cette distinction claire la manire dont elle a t comprise etinterprte par les auteurs du Prambule de la Constitution du 27 octobre1946.

    A) La gense d'une distinction

    Alors que l'ide de "droits-crances" trouve ses premires formulationssous la Rvolution franaise, le thme des "droits-liberts" a une origine pluslointaine.

    L'histoire moderne de l'ide de droit-libert recoupe en grande partie cellede la notion de droit subjectif, qui apparat ds le XIVe sicle, notamment chezGuillaume d'Occam19 Au XVIIe sicle, Hobbes donne l'ide de droit subjec-tif son fondement philosophique en dfinissant le droit comme un pouvoir, unelibert, une capacit inhrente l'individu20 Relaye au XVIIIe sicle par la

    17. Dclaration des droits de l'homme et du citoyen, article 2 : "Le but de toute associa-tion politJue est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme... "

    13. Les nouveaux principes sont prsents "comme particulirement ncessaires notretemps" (al. 2), ce qui leur confre un certain caractre de relativit. Toutefois, le Prambulene renonce pas une approche naturaliste des droits de l'homme, ainsi qu'en atteste la for-mule suivante: "le peuple franais proclame nouveau que tout tre humain... possde desdroits inalinables et sacrs" (al. 1).

    19. Villey (M.), "Guillaume d'Occam et l'ide de droit subjectif', Archives de philosophiedu droit, 1964, p. 97 (repris dans Seize essais de philosophie du droit, Dalloz, 1969, p. 140).

    20. "Le droit naturel est la libert de chacun d'user de son propre pouvoir", Lviathan,le partie, ch. 14.

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    philosophie des Lumires, cette approche individualiste du droit nourrira laDclaration de 1789 articule autour de trois concepts-cls : l'individu, la loiet le droit natureJ21. Dans cette optique, l'individu semble "retranch dansl'enceinte de ses droits"22, les institutions apparaissant comme des entraves etdes limites l'exercice des droits et des liberts.

    Si la conception individualiste du droit, qui engendre une approche ngati-ve du rle de l'Etat, est dominante en 1789, elle n'est pas pour autant exclusi-ve. L'ide de droit-crance, exprime travers le thme du devoir desolidarit de la socit l'gard des plus dmunis est prsente sous laRvolution. Ce devoir de solidarit n'implique cependant pas la reconnaissan-ce d'un vritable droit de crance au profit des dshrits.

    La notion de crance a un sens prcis en droit. Depuis Pothier, les juristesdistinguent traditionnellement les obligations morales, telle que la charit, etles obligations juridiques, qui seules sont susceptibles de donner naissance un vritable droit de crance23 Ce dernier se caractrise par le droit de pour-suivre en justice le dbiteur indlicat24 , ce qui, loin de le distinguer du droitsubjectif, l'en rapproche au contraire25

    Conformment l'ancien droit, "le droit au secours" est peru sous laRvolution comme une obligation morale et non comme une vritablecontrainte juridique. Le projet de Dclaration rdig par Sieys en juillet 1789dispose: "tout citoyen qui est dans l'impuissance de pourvoir ses besoins adroit au secours de ses concitoyens"26. Le projet de Sieys ne sera pas retenupar l'Assemble nationale.

    Quelques annes plus tard, la Dclaration du 24 juin 1793 prsentera les"secours publics" comme une "dette sacre" (art. 21) mais sans instituer unvritable droit au profit des "citoyens malheureux". En 1793 comme en 1789le concept de droit-crance est absent des textes constitutionnels. La socit est

    21. L'article 4 de la Dclaration associe explicitement ces trois concepts: "La libertconsiste pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas autrui: ainsi l'exercice des droits naturels dechaque homme n'a de bornes que celles ... dtermines par la loi".

    22. Rivero (J.), Vedel (G.), op. cit., p. 14.5.23. Pothier, Trait des obligations, Paris 1768,1. 1, p. 2.24. Ibid.2.5. Kelsen dfinit le droit suhjectif comme "un pouvoir juridique defaire valoir l'inexcu-

    tiond d'une obligation par voie d'action en justice", Thorie pure du droit, 2e d., trad. fran-aise, Dalloz, 1962, p. 192. R. Bonnard retient le mme critre pour dfinir un "droit publicsubjectif' : "pouvoir d'exiger de quelqu'un, en vertu d'une rgle de droit objectif, quelquechose laquelle on a un intrt, sous la sanction d'une action en justice", "Les droits publiessuhjectifs des administrs", R.D.P., 1932, p. 69.5.

    26. Orateurs de la Rvolutionfrunaise, tome l, Gallimard, 1989, p. 1018. Dans une ver-sion ultrieure, Sieys ajoutera in fine: "(. .. ) a droit au secours de la Socit, en se soumettant ses ordres", soulignant par l que toute reconnaissance cl 'une '''droit " entrane en contre-partie l'exercice d'une contrainte de la socit sur l'individu. Voir Rials (S.), op. cit., p. ]81.

    Fabiane Notadroits-liberts: approche individualiste du droits, qui s'articule autour de trois concepts-cls: l'individu, la loi, et le droit naturel. les institutions de l'Etat apparaissant comme des entraves et des limites l'exercice des droits et des liberts de l'individu.

  • DROITS-LIBERTS ET DROITS-CRANCES 175

    cense avoir une obligation de secours l'gard des citoyens dmunis, maiscette obligation n'engendre pas la reconnaissance d'un droit au profit des indi-vidus susceptibles d'tre secourus.

    Ds l'poque rvolutionnaire, la notion de "dette" de la socit l'garddes "malheureux" est associe l'ide de solidarit. Chacun, explique Sieys,est dbiteur des avantages que la socit lui procure : "si le citoyen paie unecontribution la chose publique, ce n'est qu'une sorte de restitution"27.

    Un sicle plus tard, aprs que la Constitution de 1848 ait proclam un"devoir d'assistance fraternelle" de la Rpublique l'gard des "citoyensncessiteux", (prambule, al. VIII), les doctrines solidaristes tenteront defaire de la solidarit un vritable droit: "la charit, dit Lon Bourgeois, estun choix qui doit tre remplac par la solidarit qui est un droit"28. En 1902,une proposition de rsolution d'inspiration solidariste soumise la Chambredes dputs complte la formule de Lon Bourgeois : "la solidarit diffre dela charit en ce qu'elle reconnat aux intresss (. .. ) un droit et qu'elle leurdonne un moyen lgal de le faire valoir"29. Les adversaires du solidarisme nemanqueront pas de remarquer qu'une telle proposition implique la reconnais-sance d'un vritable "droit de crance" au profit des dshrits, "une soi-disant crance inne rsultant du dbit d'un compte sans crdit qu'aucunecomptabilit ne saurait admettre"3o. La signification politique et sociale de lasolidarit rejoint ici son sens juridique: "modalit d'une obligation pluralitde dbiteurs, o chacun de ceux-ci est tenu du tout l'gard du crancier"31.

    Si, au dbut du sicle, le solidarisme donne au droit de crance son fonde-ment politique, les thoriciens allemands du droit vont lui donner, la mmepoque, une base juridique. Compltant la dfinition du droit subjectif donnepar Ihering ("les droits subjectifs sont des intrts juridiquement protgs"),J ellinek prcise qu'une droit subjectif ne devient effectif qu' la condition d'treactivement revendiqu par ses dtenteurs. Le droit subjectif devient alors "unintrt protg par la reconnaissance de la facult humaine de vouloir".Appliquant cette dfinition aux droits fondamentaux, Jellinek distingue deuxtypes de droits de l'homme: les droits-liberts ou "droits de statut ngatif", quine requirent pour s'exercer qu'une protection de l'Etat, et les droits-crancesou "droits de statut positif' qui impliquent la fois une revendication active dessujets de droit et une intervention de l'Etat agissant au titre de dbiteur32

    27. Orateurs de la rvolution Franaise, op. cit., 1. l, p. 1008.28. Bourgeois (L.), Solidarit, Paris 1896.29. Rsolution du 5 dc. 1902, Chambre des dputs. Voir Arnaud (N.) et (A.-J.), "Une

    doctrine de l'Etat tranquillisante: le solidarisme juridique", Archives de philosophie du droit,1976, p. 142.

    30. Compte rendu de l'Acadmie des sciences morales et politiques, 1903, t. LX, eit parArnaud (N.) et (A.-J.), op. cit., p. 142.

    31. Cornu (G.), Vocabulaire juridique, P.U.F., 1987, VO solidarit.32. Jellinek (G.), La dclaration des droits de l'homme, 1904. Lors du dbat constitution-

    nel (voir infra), Ren Capitant fustigera la doctrine du "professeur lellinek" selon laquelle le

    Fabiane NotaJellinek

  • 176 LE PRAMBULE DE LA CONSTITUTION DE 1946

    Cette distinction sera reprise par une partie de la doctrine franaise,notamment par Hauriou qui opposera au "droit individuel" qui est "un pou-voir propre de l'individu ( ... ) une facult mise directement la disposition del'individu", les "droits de crance contre l'Etat" qui ne se ralisent que parl'intermdiaire d'une intervention de l'Etat33 L'opposition droit-libert/droit-crance n'occupe toutefois qu'une place marginale dans la doctrine deMaurice Hauriou. Elle joue en revanche un rle plus important dans celle deLon Duguit, qui rcuse pourtant la notion de droit de crance.

    Bien qu'il subisse la double influence des auteurs solidaristes et de la doc-trine allemande, Duguit conteste l'opposition entre les droits-liberts et lesdroits-crances et refuse d'associer les droits-crances aux droits subjectifs. Ilestime en effet que les "droits sociaux" ne sont pas des droits subjectifs appar-tenant l'individu, mais la simple contrepartie des "devoirs sociaux" quel'Etat a la charge d'assumer par l'intermdiaire des services publics. Ainsi n'ya-t-il pas lieu, selon lui, de dissocier les droits-liberts et les droits-crances,les uns comme les autres impliquant la cration de services publics34 Ces der-niers ont pour objet de fournir des prestations aux individus, de protger lesliberts et d'assurer l'exercice concret des droits sociaux35

    A partir de Duguit, la notion de "droit social" va se substituer celle dedroit-crance et donner lieu de multiples tentatives de dfinition tant sur leplan juridique que sociologique. Rsumant ces diffrentes tentatives, GeorgesGurvitch souligne que l'objectif est d'abord de rompre avec l'approche indivi-dualiste du droit36 Il opre galement une dissociation entre la notion de droitsubjectif et celle de droit social. Pour lui, le "droit social" n'est pas un droitsubjectif, un droit de crance individuel, mais au contraire "un droit de com-munion ( ... ) un droit d'intgration ( ...) un droit de participation"37.

    Reprenant ce thme en 1944, dans un ouvrage intitul La dclaration desdroits sociaux dont le but avou est d'influencer les constituants franais38 , G.Gurvitch prsente le droit social comme un droit ambivalent compos d'une

    (suite note 32) droit serait le reflet de l'histoire (dbat devant la premire Assembleconstituante, J. O. 643/3).

    33. Hauriou (M.), Prcis de droit constitutionnel, 2e d. Sirey, 1929, p. 637 note.34. Duguit (L.), Trait de droit constitutionnel, 2e d. 1923, t. 3, p. 564.35. Rappelons que pour Duguit le service public a avant tout une fonction sociale puisqu'il

    se dfinit comme une activit "indispensable la ralisation et au dveloppement de l'interd-pendance sociale" (Trait de droit constitutionnel, 1. 2, p. 59). La notion de prestation appa-rat plus explicitement dans la dfinition du service public donne par Roger Bonnard: le ser-vice public est "une entreprise (. .. ) destine fournir directement ou indirectement desprestations aux particuliers", Prcis de droit public, Sirey, 1939, p. 265.

    36. Gurvitch (G.), L'ide du droit social, Sirey 1932 (texte partiellement repris dans Qui apeur de l'autogestion?, l/18, 1978).

    37. Id. p. 130.38. G. Gurvitch voque de la manire suivante cet ouvrage: "ma dclaration des droits

    sociaux crite New-York en 1944 dans le but d'inspirer la Constitution de la IVe Rpublique,hlas en vain", "Mon itinraire", L'homme et la Socit, nO l, 1966.

    Fabiane Notales deux impliquent la cration de services publies

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    part de droits objectifs, d'autre part d'un "systme de droits subjectifs". Lafinalit du droit social est de favoriser l'intgration des individus et desgroupes dans la socit. En ce sens, "complter la dclaration des droits poli-tiques par une dclaration des droits sociaux, c'est proclamer le droit des pro-ducteurs, des consommateurs ( ... ) une participation effective tous lesaspects de la vie"39. Reprenant la formule de Roger Bonnard, Gurvitch quali-fie ces droits sociaux fondamentaux de "droits publics subjectifs" c'est--direde "droits d'exiger de la puissance publique une certaine conduite"40. Cesdroits publics subjectifs forment ensemble "une unit systmatique" ; ilsn'manent pas de l'Etat mais directement de la socit et rsultent du pouvoircrateur des individus et des groupes. C'est pourquoi le droit social tel quel'entend Gurvitch n'est pas un droit octroy par l'Etat, "c'est le droit de lasocit s'exprimant par la multiplicit de ses groupements "41.

    A l'instar de Duguit, mais pour des motifs diffrents, Gurvitch refuse ainside dissocier les droits-liberts et les droits-crances. Il estime que tous lesdroits de l'homme, qu'il s'agisse des droits-liberts ou des droits-crances,sont des droits de sociabilit, de solidarit et de participation. Quant auxdroits sociaux, ils sont la fois des droits individuels et des droits collectifs,des droits objectifs et des droits subjectifs42

    Ces quelques repres thoriques montrent que le constituant ne disposepas, en 1946, d'une doctrine claire et univoque relative la relation entre lesdroits-liberts et les droits sociaux. Dans la ligne trace en 1943 par la Chartedu Conseil National de la Rsistance, l'objectif affich est d'ordre politique: ils'agit d'instaurer une "dmocratie sociale" par la conscration de nouveauxdroits fondamentaux dans le domaine conomique et social.

    Bien qu'elle n'ait pas t dbattue en ces termes devant les deuxAssembles constituantes, l'opposition droits-liberts/droits-crances fut unpoint sensible du processus d'laboration du Prambule.

    B) L'laboration du Prambule

    Les juristes, en particulier les professeurs des Facults de Droit, bienreprsents au sein de la Commission charge d'laborer le projet deConstitution43 , ont jou un rle notable dans la prise en compte par le consti-tuant de la question des relations entre les droits-liberts et les droits-crances.

    39. Gurvitch (G.), La dclaration des droits sociaux, Vrin, 1946.40. L'ide du droit social, pp. 204-205.4J. La dclaration des droits sociaux, p. 72. Voir Michel (J.), "G. Gurvitch: dmocratie

    quantitative et dmocratie 'Jualitative", Procs nO 8, 1981, p. 104.42. L'ide du droit social, p. 130.43. Six professeurs de droit sigent parmi les 43 membres de la Commission. Voir supra la

    contribution de G.-J. Guglielmi, "Dbattre d'un... et crire... le Prambule".

    Fabiane Notadroits d'exiger de la puissance publique une certaine conduite

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    L'un des plus influents d'entre eux, Ren Capitant, expose ainsi l'enjeu dudbat: "la libert a besoin, pour tre effective, que l'Etat organise ces grandsservices publics (. .. ) qui sont le moyen pour l'Etat de remplir les obligationsnouvelles qu'il contracte envers l'individu et de distribuer chacun les soins,l'ducation, les secours dfaut desquels il n'y a pas de scurit sociale et,par consquent, pas de libert vritable"44. Loin d'tre opposs aux droits-liberts, les droits-crances en sont au contraire, selon R. Capitant, les condi-tions d'effectivit. L'Etat, concept qui ne figurera qu'une seule fois dans letexte du Prambule (al. 13 infine), prend la forme du service public, instru-ment matriel d'exercice des obligations que la socit a contractes l'gardde ses membres.

    La dmocratie sociale est en effet, dans l'esprit de R. Capitant, un"contrat de tous avec tous" reposant sur la participation et le consentement del'ensemble des citoyens45 . Ce contrat impose aux citoyens un devoir de solida-rit rciproque. En pratique, ce devoir est assum par les services publics qui,par la fourniture de prestations garantissent un minimum de justice sociale.Loin d'tre sources de contraintes, les services publics sont au contraire fac-teur de libert: "sans un niveau de vie suffisant (. ..) que serait dans les soci-ts modernes une libert purement abstraite ?" demande R. Capitant46 .

    Contrairement la Dclaration de 1789, le principe de lgitimit de l'inter-vention publique n'est plus la loi, garantie formelle des liberts, mais le servi-ce public. Abandonnant un moment les thses de l'cole du service public pourrevenir aux rflexions de Jellinek et de Gurvitch, Capitant dfinit la dmocra-tie sociale par l'ide de "droit social" entendu au sens de droit-crance c'est--dire de "droit de rclamer la prestation laquelle est tenu le dbiteur" ce quin'est autre que la dfinition civiliste de cette notion47.

    Bien qu'il rcuse les thses solidaristes et qu'il reproche Duguit de fon-der la lgitimit de l'Etat sur le principe de solidarit, Capitant admet lancessit de passer de l'Etat-puissance l'Etat-Rpublique, c'est--dired'abandonner une logique d'autorit au profit d'une logique de prestation.

    Pourtant, tout en soulignant le caractre novateur des droits sociaux,Capitant, fidle l'esprit de 1789, figure au sein de l'Assemble parmi les pluschauds partisans d'une conception naturaliste et universaliste des droits del'homme. La position de Capitant illustre bien l'ambigut de l'objectif vispar le constituant. Il s'agit en effet de poser les bases constitutionnelles del'ordre social nouveau esquiss par la Charte du CNR4S, et de renouer avec la

    44. Capitant (R.), J. 0.,645/2.45. Capitant (R.), Ecrits constitutionnels, d. du CNRS, 1982, p. 167.46. Capitant (R.), J. O. 645/2.47. Capitant (R.), Ecrits constitutionnels, p. 167.48. L'objectif trac est "l'instauration d'une vritable dmocratie conomique et socia-

    le (00') le retour la nation des grands moyens de production monopoliss (00.) le droit au

  • DROITS-LIBERTS ET DROITS-CRANCES 179

    tradition rpublicaine exprime travers la Dclaration de 1789 et les lois desdiffrentes Rpubliques antrieures au rgime de Vichy. Comment raliserune avance significative des droits de l'homme sans bouleverser l'acquisrpublicain?

    L'Assemble constituante est trs partage sur la porte symbolique qu'ilconvient d'accorder la rfrence 1789. Le dbat oppose les partisansd'une approche relativiste des droits de l'homme (les communistes et une par-tie des socialistes) et ceux qui, l'image d'Edouard Herriot ou RenCapitant, estiment que les vritables droits de l'homme ont une valeur uni-verselle et permanent9

    Comme le souligne Jacques Duclos (P.C.F.), l'esprit des constituants est en1946 trs diffrent de celui de l'poque rvolutionnaire: "La France de 1946n'est plus en mesure hlas! comme celle de 1789 de donner sa Dclarationdes droits un caractre aussi retentissant. Nous n'avons pas un ordre socialnouveau donner en exemple au monde"50. Cet aveu dsabus souligne claire-ment le clivage entre 1789 et 1946.

    Alors que la Dclaration s'ouvre par une affirmation de porte gnrale51 ,le Prambule se situe d'emble dans les circonstances de son laboration52 .L'esprit de 1946 est celui d'une socit en qute d'identit, cherchant appuisur la tradition rpublicaine pour consolider les assises d'un ordre socialnovateur et progressiste. Mais peut-on la fois se rclamer du libralisme de1789 et du socialisme sur la base duquel certains imaginent la socit future?Non, rpondent nettement les orateurs de la droite parlementaire: "vousaffirmez, par votre nouvelle dclaration, les droits d'une classe, celle des tra-vailleurs ( ...) et non les droits de l'homme" affirme Jules Ramanory, prsi-dent du Groupe d'unit rpublicaine53 .

    Au nom de l'galit et de la justice sociale, l'Etat doit-il favoriser le dve-loppement des services publics en vue de satisfaire les besoins sociaux du plusgrand nombre ? Cette perspective conduit la droite dnoncer violemment lerisque de dirigisme: "les Dclarations prcdentes taient bases sur l'ind-pendance des individus ( ... ) celle-ci ( ...) pousse la socit vers le collectivis-me" estime Robert Bruyneel (Groupe d'unit rpublicaine)54. Plus modr,

    (suite note 48) travail et le droit au repos (. .. ) un plan complet de scurit sociale","Programme d'action du CNR", L'Anne politique 1944-1945, pp. 429-431. Sur le contenu dela mission confie au CNR, voir De Gaulle (C.), Mmoires de guerre, Livre de Poche, 1959,1.2, p. 442.

    49. Sur ce dbat, voir Dujardin (P.), op. cit., pp. 52 s. Voir aussi Mereuzot (B.), supra.50. Duclos (J.), 2 sance du 12 mars 1946, J. O. p. 674.51. "L'ignorance, l'oubli ou le mpris des droits de l'homme sont les seules causes des mal-

    heurs publics et de la corruption des Gouvernements".52. "Au lendemain de la victoire remporte par les peuples libres ... "53. Ramanory (J.), J. O. 678/3.54. Bruynecl (R.), J. O. 610/2.

  • 180 LE PRAMBULE DE LA CONSTITUTION DE 1946

    Ren Pleven (Groupe de la Rsistance dmocratique et socialiste) remarqueque les constituants n'ont gure privilgi les droits-liberts: "J'ai t extr-mement frapp de constater que, dans les discours des chefs des deux grandspartis (. .. ) on prononait fort peu le mot de libert"55.

    Ces dclarations donnent le ton: les droits de l'homme sont au cur d'unerelle confrontation idologique en 1946. Cette confrontation se cristalliseautour de la question des rapports droits-liberts/droits-crances. A la veillede l'ouverture du dbat parlementaire, Emmanuel Mounier avait, dans larevue Esprit, dgag l'enjeu politique et juridique de la querelle des droits del'homme: peut-on poser le principe du droit au travail tout en refusant auxchmeurs le droit de contraindre l'Etat excuter ses obligations56 ?

    La droite parlementaire n'a finalement accept l'inscription des droitssociaux dans le Prambule que sous rserve d'une assurance d'une effectivitrduite. La rdaction du Prambule rsulte d'un recul de l'ambition rforma-trice initiale. L'chec du premier projet, puis le dclin lectoral de la gaucheaux lections de juin 1946 ont contribu accentuer ce recul. Il ne manqueraplus que deux voix en septembre pour que la proposition du M.R.P. d'inscrirela libert d'enseignement dans le Prambule ne soit retenue. La plupart desnouveaux droits issus du Prambule sont perus l'poque comme des droits effectivit relative, conditionne par une confirmation lgislativeultrieur? .

    Si les droits-liberts ont pour objet de limiter le pouvoir, les droits-crancesconduisent au contraire son extension, ce qui explique - outre les motifsproprement juridiques - la rticence de la doctrine donner au Prambuleune pleine valeur constitutionnelle58 Bien relles, les contradictions entre lesdroits-liberts et les droits-crances ne sont pourtant que relatives.

    55. Pleven (R.), J. O. 2062/2-3.56. Mounier (E.), "Faut-il rviser les droits de l'hommc ?", Esprit nO 1, 1946.57. "l,a loi garantit la fcmme, dans tous les domaines, des droits gaux ceux de

    l'homme" (al. 3) ; "le droit de grve s'exerce dans le cadre des lois qui le rglementent" (al. 7).Il est vrai galement que certains principcs, en particulier la nationalisation des servieespuhlics nationaux ou des monopoles de fait (al. 9), ne sont en ralit que des validations consti-tutionnelles de rformes lgislatives antrieures. Dans hien des cas, le Pramhule ne faitqu'entriner les progrs du droit.

    58. G. Vedel estime ainsi que "le Prambule ( .. )fait partie intgrante de la Constitutionet a, au minimum, une valeur juridique gale celle-ci. llfaut excepter cependant de ce prin-cipe les parties du Prambule qui, raison de leur imprcision, ne peuvent tre ramenes des prescriptions assez rigoureuses pour tre de vritables rgles de droit", Manuel lmen-taire de droit constitutionnel, Sirey, 1949, p. 326.

  • DROITS-LIBERTS ET DROITS-CRANCES

    II - DROITS-LIBERTS ET DROITS-CRANCES:DES CONTRADICTIONS RELATIVES

    181

    Le Prambule opre un vritable renversement de la notion de droit : aux"droits d'tre" succdent les "droits d'obtenir"59. Le texte donne du citoyenl'image d'un "homme qui attend derrire un guichet"60 ; il fait de l'individu le"crancier" de la socit. L'usager des services publics prend diffrentsvisages: "le travailleur", "l'adulte", "la mre", "l'enfant"... (al. 8 13).

    Si le crancier peut, sous certaines conditions restrictives, contraindre ledbiteur remplir ses obligations, inversement le dbiteur fixe le cadre de larelation contractuelle qu'il noue avec le crancier.

    La logique de la crance est ainsi une logique de contrainte rciproque.Celle des droits-liberts est tout autre. Les droits-liberts, appels aussi"droits-facults" ou encore "droits-autonomie", sont des capacits dont dispo-se chaque individu. Celui-ci prend librement l'initiative de les exercer. Sanspouvoir y renoncer totalement, l'individu peut toutefois moduler l'exercice deses droits-liberts, ce libre usage tant le signe mme de son autonomie.

    Le texte du Prambule hsite entre la logique de la crance et celle de lalibert, comme si la rfrence 1789 avait retenu le constituant dans samarche vers les droits nouveaux. Le Prambule joue sur un double registre,celui de la continuit6! et de la fidlit62 , mais aussi sur celui de l'innovation.Sur les dix-huit alinas, dix-sept sont consacrs la proclamation de droitsnouveaux, ou du moins l'lvation au rang de principes constitutionnels dedroits qui n'avaient jamais jusque l reu une telle conscration.

    Curieusement, cette ambivalence ne rend pas pour autant le texte incoh-rent. Ce paradoxe peut s'expliquer par la complexit de la relation entre lesdroits-liberts et les droits-crances.

    A) Des contradictions relles...

    Les droits-liberts et les droits-crances s'opposent la fois sur le planjuridique et sur le plan politique.

    Juridiquement, les droits-crances n'ont ni le mme statut ni la mme por-te que les droits-liberts. Contrairement aux droits-liberts qui ne requirentqu'un mcanisme juridique pour tre assurs, les droits-crances impliquent

    59. Burdeau (G.), op. cit., p. 66.60. Rivero (J.), Vedel (G.), op. cit., p. 145.61. "Le peuple franais proclame nouveau (. .. ) il raffirme solennellement" (al. 1).62. "La Rpubliquefranaise,fidle ses traditions ... " (al. 14) ; "Fidle sa mission tra-

    ditionnelle, la France ... " (al. 18).

  • 182 LE PRAMBULE DE LA CONSTITUTION DE 1946

    une intervention active de l'Etat ou des services publics. Les droits-libertssont des pouvoirs directs de la personne qui se ralisent immdiatement sanspasser par un intermdiaire, alors que les droits-crances se ralisent mdiate-ment travers l'accomplissement par le dbiteur de la prestation laquelle ilest tenu63

    Le Prambule ne prvoit gure de sanction au non-respect des obligationsde la socit l'gard des individus. Le "droit d'obtenir un emploi" (al. 5) et le"droit d'obtenir de la collectivit des moyens convenables d'existence" (al. 11)ne sont accompagns d'aucune procdure d'excution. La formule selonlaquelle "la Nation assure l'individu et la famille les conditions nces-saires leur dveloppement" (al. 10) parat suffisamment vague pour ne pasengendrer en tant que telle de consquence juridique prcise. A l'inverse, lesdroits-liberts sont gnralement accompagns d'une procdure visant assu-rer leur respect.

    Tels qu'ils sont noncs par le Prambule, les droits-crances n'ont paspour objet de protger les droits individuels contre le pouvoir politique, maisplutt de remdier aux effets des ingalits sociales et de contribuer une plusgrande justice sociale. Les droits-crances reposent ainsi sur une logique deredistribution, qui est trangre aux droits-liberts. La prestation, ainsi que lerappelle Max Weber, est "une mthode particulire de rpartition et d'harmo-nisation ( ... ) oriente enfonction d'un ordre"64.

    L'objectif des constituants tait en effet de modifier l'ordre social en vuede le rendre plus juste. F. Hayek, dnonant cette ambition "constructiviste",remarque que les droits-crances sont en ralit des droits contraignants pourles pouvoirs publics sur qui pse une obligation de prestations. Il discerneainsi dans l'exercice des droits-crances une logique de contrainte fonde surune vise politique d'assistance aux citoyens dshrits65 Par suite, Hayekjuge les droits-crances "incompatibles" avec les droits-liberts: fonds surune logique inverse, les droits-crances ne peuvent qu'aboutir " la destruc-tion des droits individuels".

    De cette contrarit logique releve par Hayek, tous les libraux ne tirentpas les mmes consquences. Hayek adopte une position extrme, dnonantsans nuances le risque de drive "totalitaire" qu'entrane selon lui la multipli-cation des droits sociaux. La plupart des libraux sont en revanche beaucoupplus nuancs et soulignent la relativit de la contradiction entre les droits-liberts et les droits-crances. L'attitude de R. Aron illustre bien cette positionmdiane: "le libral ne rejette ni en principe ni en fait la plupart des droits

    63. Hage-Chahine (F.), "Essai d'une nouvelle classification des droits privs", Revue tri-mestrielle de droit civil, 1982, p. 710.

    64. Weber (M.), Economie et socit, Plon, 1971, p. ]]4.65. Hayek (F.), Droit, lgislation et libert, 1. 3, p. 122.

  • DROITS-LIBERTS ET DROITS-CRANCES 183

    conomiques et sociaux"66 ... condition, ajoute-t-il, de les concilier avec lesdroits-liberts. Cette conciliation suppose au pralable la reconnaissance ducaractre relatif de leur opposition.

    B) .. mais relatives

    Sur le plan juridique comme sur le plan politique, la contradiction entreles droits-liberts et les droits-crances est loin d'tre absolue.

    Tout d'abord la distinction droits-liberts/droits-crances ne recoupequ'imparfaitement la distinction droits civils et politiques/droits conomiqueset sociaux. Certains droits conomiques et sociaux, tel que le droit de grve, nesont pas des droits-crances mais des droits-liberts. Inversement, certainsdroits civils et politiques, tel que le droit la sret individuelle, ne sont pasdes "droits de", mais des "droits ". Surtout, de trs nombreux droits fonda-mentaux sont indissociablement des droits-crances et des droits-liberts. Ledroit d'accs aux services publics peut s'interprter aussi bien comme unelibert que comme une crance. Quant aux droits-crances, ils ne se limitentpas la fourniture de prestations, mais impliquent aussi le respect des liber-ts, garant de leur exercice effectif. Ils supposent en outre, dans bien des cas,la participation active des bnficiaires la mise en uvre de leurs droits.

    Ensuite, les droits-liberts exigent de plus en plus souvent l'intervention del'Etat en vue d'assurer leur respect. Le Prambule indique bien, par la for-mule "les principes politiques, conomiques et sociaux (. .. ) particulirementncessaires notre temps", que les droits-crances sont troitement associsaux droits civils et politiques, la solidarit poursuivant par exemple un doubleobjectif d'insertion sociale et d'accession la citoyennet.

    Les droits-liberts et les droits-crances sont donc la fois contraires etinterdpendants, ce qui justifie la tentative des constituants de surmonterleurs contradictions.

    III - LE DPASSEMENT DES CONTRADICTIONS

    Loin d'tre seulement l'indice d'une lacune ou d'une incohrence, lescontradictions sont souvent rvlatrices des potentialits d'un texte juridiqueou politique. Le Prambule recle des contradictions internes que ses auteursne sont pas parvenus surmonter. Mais les tentatives de dpassement descontradictions se situent aussi, au-del du texte, dans les stratgies d'inter-prtation.

    66. Aron (R.), Etudes politiques, Gallimard, 1972, p. 255.

  • 184 LE PRAMBULE DE LA CONSTITUTION DE 1946

    A) Le dpassement des contradictions du Prambule

    Dans le texte mme, les contradictions entre les droits-liberts et les droits-crances ne sont gure apparentes, le constituant ayant pris soin d'viter deles laisser transparatre. La structuration du texte contribue d'ailleurs mas-quer les contradictions qui auraient pu subsister.

    Par la formule "en outre" (al. 2), le Prambule entend signifier le caract-re insuffisant des liberts reconnues en 1789. Le texte ne fait aucun momentmention d'une ventuelle contradiction entre les diffrentes catgories dedroits. Le compromis conclu entre les "positivistes relativistes" et les "jusnatu-ralistes" fut acquis au prix de refus (de la libert d'enseignement) de silences(sur le droit au logement, sur la libert de la presse) ou d'esquives (sur lesdevoirs du citoyen). C'est ainsi qu'aucun renvoi, hormis le renvoi gnral laDclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, n'est fait au droitindividuel de proprit. Comment alors le concilier avec l'alina 9 relatif auxnationalisations? La disparition de la distinction qu'tablissait le premier pro-jet entre "les liberts" et "les droits conomiques et sociaux" n'a gure contri-bu clarifier les esprits.

    Evite dans les termes, la contradiction est en outre occulte par la struc-ture du Prambule. Le texte donne l'impression d'une juxtaposition de droitsnumrs sans ordre logique. Il s'articule toutefois, comme l'a relev la doctri-n?, autour de trois parties d'importance ingale, les deux premires tantcontenues dans le premier alina.

    Aprs le rappel des circonstances de l'laboration du texte et le renvoisolennel la Dclaration de 1789 (principe d'identit), le texte se rfre auxlois de la Rpublique (principe de continuit) avant de proclamer des droitsnouveaux (principe d'innovation).

    Ces nouveaux droits sont ordonns de la manire suivante. Aux deux extr-mits du texte figurent les destinataires de ces droits nouveaux, poss dans unrapport d'galit: homme/femme (al. 3), peuples de France et d'outre-mer (al.16 18). Au centre du texte, l'alina 9, consacr l'organisation de l'conomie,semble tre le point nodal autour duquel se rpartissent d'un ct les droits dessalaris (al. 5 8), de l'autre les droits sociaux (al. 10 13).

    Par rapport au projet d'avril, le texte gagne en densit ce qu'il perd enclart et en nouveaut. De nombreuses formules du Prambule restent, malgrles efforts du constituant, obscures et rvlatrices des hsitations et des diver-gences de ses rdacteurs.

    67. Rivero (J.), Vedel (G.), op. cit., p. III s.

  • DROITS-LIBERTS ET DROITS-CRANCES 185

    Texte riche bien qu'ambigu, le Prambule est avant tout un texte ouvertaux interprtations. La question de la cohrence s'est aujourd'hui dplace dutexte vers ses interprtations. Resurgit ici le problme rcurrent des relationsentre les droits-liberts et les droits-crances.

    Dans les usages contemporains du Prambule, l'objectif est de concilier lesdroits-crances proclams en 1946 non seulement avec les droits-liberts quilui sont antrieurs, mais aussi avec d'autres droits fondamentaux identifispar la suite, en particulier par la jurisprudence constitutionnelle.

    Cette tentative de conciliation implique un ramnagement permanent del'interprtation du Prambule.

    B) Le dpassement des contradictions entre les droits-liberts et lesdroits-crances

    Le Prambule est entr progressivement dans le droit positif, ses formulesayant inspir de nombreuses rformes68 Ds les annes 50, le Conseil d'Etat atir parti du texte du Prambule69 Mais la conscration du Prambule rsulteincontestablement de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, en particu-lier depuis le dbut des annes 70. Le Conseil constitutionnel a donn vie chacun des alinas du Prambule, le mouvement s'tant amplifi au cours desannes 80 en raison de la multiplication des lois sociales.

    La stratgie interprtative adopte par le Conseil a consist rinterprterle texte alina par alina, parfois mme mot par mot. La quasi-totalit des dis-positions du Prambule ont t revisites par le Conseil, cette lecture analy-tique ayant paradoxalement contribu renforcer la cohrence du texte.

    Le Conseil a pu confronter les dispositions du Prambule avec celles de laDclaration de 1789 ainsi qu'avec d'autres principes constitutionnels. Sansparvenir dpasser toutes les contradictions entre les droits-liberts et lesdroits-crances, les neuf sages ont recherch un quilibre entre ces deux cat-gories de droits.

    Pour viter, par exemple, de sacrifier la libert d'entreprendre au profitdu droit l'emploi, le Conseil a jug qu'il appartient au lgislateur "de poserles rgles propres assurer au mieux le droit pour chacun d'obtenir unemploi en vue de permettre l'exercice de ce droit au plus grand nombre pos-sible d'intresss"7. Le Conseil entend ainsi arbitrer entre des principes anta-

    68. La loi du 1er dcembre 1988 relative au RMI repreud, dans son article 1er, les termesmmes de l'alina 11 du Prambule, chacun ayant "le droit d'obtenir de la collectivit lesmoyens convenables d'existence".

    69. CE, 7 juillet 1950, Dehaene, R.D.P. 1950, p. 691, notc M. Waline.70. Dcision 83-156 DC du 28 mai 1983.

  • 186 LE PRAMBULE DE LA CONSTITUTION DE 1946

    gonistes. On peut cependant remarquer que le Conseil ne lit pas lePrambule exactement de la mme manire qu'il lit la Dclaration de 1789.Tout en rcusant toute hirarchie entre ces deux textes, certaines dcisionslaissent penser que "toutes les dispositions de valeur constitutionnellen'ont pas la mme importance ni la mme dignit morale ou politique"71 auxyeux des neuf sages72.

    Par une stratgie de conciliation, le Conseil est parvenu constitutionnali-ser l'essentiel des principes du Prambule sans remettre en cause l'antrioritlogique et ontologique de la Dclaration de 1789.

    En dfinitive, le Prambule n'a gure innov en consacrant indirectementla traditionnelle contradiction entre les droits-liberts et les droits-crances. Ila toutefois contribu aux progrs du droit et de la rflexion en ce domaine.Alors que les marxistes avaient, au nom de la revendication des droits sociaux,dnonc les insuffisances des liberts formelles, les libraux ont en revanchesoulign les dangers que l'extension indfinie des droits-crances pouvait fairecourir aux droits-liberts. Un demi sicle aprs l'adoption du Prambule, ledbat reste ouvert: les liberts doivent-elles s'exercer au dtriment descrances, ou bien supposent-elles la rduction des ingalits entre les hommeset entre les peuples?

    71. Vedel (G.), "Souverainet et supraeonstitutionnalit", Pouvoirs na 67,1993, p. 84.72. Voir en particulier la deision 81-132 De du 16.01.82, loi de nationalisation, Ree. 18.