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Philippe Bourrinet LE COURANT «BORDIGUISTE» (1919-1999) Italie, France, Belgique Onorato DAMEN Amadeo BORDIGA Ottorino PERRONE 1

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  • Philippe Bourrinet

    LE COURANT BORDIGUISTE

    (1919-1999)

    Italie, France, Belgique

    Onorato DAMEN Amadeo BORDIGA Ottorino PERRONE

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  • Prmisse

    La Gauche communiste italienne (Sinistra comunista italiana), communment appele bordiguiste, reste mconnue, dans le pays o elle a surgi, ainsi que dans ceux o elle sest dveloppe, dans limmigration, en France, Belgique et Luxembourg.

    Surgie, ds 1912, autour de Bordiga qui en fut le principal artisan, elle se trouva de son congrs de fondation Livourne en janvier 1921 jusquen 1924-1925 la tte du Parti communiste dItalie, et cela en une priode dfavorable, celle de la marche du fascisme vers le pouvoir. cette poque le courant de Gramsci, organis en 1919-1920 autour de la revue Ordine Nuovo, ne jouait encore quun second rle. Trop marqu par son intellectualisme idaliste (la philosophie de Benedetto Croce), Gramsci ne joua un rle politique Turin qu la faveur des grves de 1920. De la fonda-tion du PC dItalie qu larrestation et lemprisonnement de Bordiga de fvrier octobre 1923, Gramsci comme Togliatti taient considrs comme rallis au bordiguisme, dont les thses de Rome de 1922, rdiges par Bordiga et Terracini, constituaient le socle.

    Comme courant centriste, le gramscisme eut bien du mal, malgr les persvrentes ma-noeuvres du Komintern, vincer la direction de gauche qui avait pris position pour Trotsky en 1925 et tait encore soutenue par la majorit du PC dItalie. En janvier 1926, lancienne direction bordiguiste, la suite du Congrs de Lyon, tait mise en minorit, destitue de ses charges, puis exclue peu peu du parti. En novembre 1926, son rel fondateur et thoricien, Amadeo Bordiga, tait emprisonn, puis exil-dport Ustica et Ponza. Il bnficia dune libration anticipe en 1929. Exclu du PCI en mars 1930 pour trotskysme, il se retira de toute activit militante, pour se consacrer Naples sa profession dingnieur-architecte. La perspective dune rvolution ne de la guerre lui semblait une pure utopie, au point daffirmer en mai 1940 : Si loccasion dabattre le rgime capitaliste sur les champs de bataille est aujourdhui perdue, le proltariat devra attendre encore un sicle, peut-tre un temps plus long, laurore de son rveil et de sa libration. Il ne sortit de son silence quaprs septembre 1943, au moment o Naples stait libre des troupes allemandes par une insurrection, pour tre aussitt occupe par les troupes anglo-saxonnes.

    Cest sans Bordiga, retir de lactivit politique, et en dehors de lItalie o les lois fascistis-simes empchaient toute activit politique organise que la Gauche communiste italienne se perptua. Ce fut en exil, en France et en Belgique, tant que cela fut possible, et pour peu de temps en URSS.

    Devenue Fraction de gauche du PCI en 1927, puis fraction de la gauche communiste en 1935, de sa fondation en banlieue parisienne, Pantin, en avril 1928 jusqu juillet 1945 date de sa disso-lution elle reprit, mais aussi dveloppa et largit lhritage du parti de Livourne dont Bordiga tait rest la figure emblmatique.

    Exile aprs 1926, la Gauche communiste italienne perdit de plus en plus ce quil pouvait y avoir ditalien dans ses gnes politiques et son cadre territorial. Cest un groupe douvriers italiens immigrs en France et en Belgique qui reprend la tradition du PC dItalie ses dbuts ainsi que celle des deux premiers congrs du Komintern.

    Sans patrie ni frontires, comme les travailleurs immigrs obligs de sexpatrier pour vivre ou plutt survivre aux conditions dexistence imposes par le capitalisme, la Fraction italienne fut

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  • et resta internationaliste. Elle sera prsente non seulement en France et Belgique-Luxembourg, mais aussi aux U.S.A., New York. Elle aura pendant quelques annes des militants exils en Russie. La plupart connatront un sort tragique : celui de linvitable balle dans la nuque aprs un jugement secret par une troka du GPU ou du NKVD.

    La Fraction communiste eut aussi des contacts jusquavec le lointain Mexique, grce lexil poli-tique dun couple dethnologues allemands (Paul Kirchhoff* et Johanna Faulhaber), qui form-rent un noyau de la Gauche communiste avec une poigne de Mexicains dissidents du trotskysme.

    chappant au phnomne de repliement sur soi, si fort dans les groupes politiques dexils, la Gauche communiste en exil chercha du moins jusquen 1936 une confrontation fraternelle avec tous les groupes sortis ou expulss du Komintern : depuis lOpposition de gauche trotskyste jusquaux communistes de gauche ayant rompu avec le Komintern ds 1921, puis avec Trotsky ds 1930, telles lUnion communiste dHenri Chaz* et la Ligue des communistes internationa-listes (LCI) dAdhmar Hennaut*, et avec la Revolutionary Workers Leage (RWL) aux USA.

    Cette persvrance dans les discussions internationales, en dpit de ruptures politiques jamais personnelles et sectaires avec ces groupes communistes de gauche, lui fut fructueuse, car elle largissait son horizon thorique, limit au IIe congrs du Komintern. La cration dune Fraction belge (issue de la LCI en fvrier 1937), la cration du GTM (Groupe de travailleurs marxistes) au Mexique en 1938 montraient un apparent largissement de son in-fluence, mais plus idologique que numrique. Dsormais, la Gauche communiste italienne ces-sait dtre spcifiquement italienne, pour devenir la Gauche communiste internationale en 1938, avec la fondation dun Bureau international des fractions.

    Internationaliste, la Gauche communiste italienne la t jusquau bout dans ses positions poli-tiques autant que dans son activit quotidienne. Internationalisme signifiait pour cette petite or-ganisation douvriers migrs, ne pas trahir la cause du proltariat mondial en soutenant un camp ou un autre des belligrants imprialistes sur tous les fronts et sur tous les conti-nents. Dans une priode de contre-rvolution triomphante aprs lcrasement de la Rvolution en Italie et surtout en Allemagne, linstauration progressive dun capitalisme dtat en Russie, la Sinistra comunista navigua sur sa frle embarcation contre-courant, ds 1923-24. Elle refusa de soutenir la dmocratie ou le libralisme contre le fascisme. Elle rejeta la dfense de lURSS, qui tait devenue la patrie du capitalisme dtat stalinien triomphant. Elle rejeta tout autant aprs lcrasement de la Rvolution proltarienne en Chine en 1926-1927 les luttes de libration na-tionale sur tous les continents, ds le moment o la bourgeoisie indigne en prenait la direc-tion pour mieux forger les chanes de lesclavage national-capitaliste.

    De faon remarquable, face un conflit devenu permanent au Moyen-Orient, o dj Arabes musulmans et Juifs sionistes sentretuaient, la Gauche communiste refusait en 1936 de choisir un camp ou un autre, chacun tant condamn rester sous lemprise de sa bourgeoisie nationale, quel que soit son degr de dveloppement. Virgilio Verdaro* rsumait le dilemme qui sest pos depuis cette priode jusqu aujourdhui, pour tout communiste internationaliste : Pour le vrai rvolutionnaire, naturellement, il ny a pas de question palestinienne, mais uniquement la lutte de tous les exploi-ts du Proche-Orient, arabes ou juifs y compris, qui fait partie de la lutte plus gnrale de tous les exploits du monde entier pour la rvolution communiste (Le conflit Arabo-Juif en Palestine (suite et fin), Bilan, juin-juillet 1936).

    Quand tout convergeait vers la guerre, la Gauche communiste italienne ainsi que les groupes qui lui taient proches, comme lUnion communiste et la LCI prconisa le dfaitisme rvolu-tionnaire contre tous les camps militaires; elle dfendit inlassablement la ncessit dune rvolu-tion proltarienne mondiale, comme unique solution un monde qui semblait lagonie, secou

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  • par des convulsions conomiques et politiques rptition, des guerres locales sans fin et une terreur massive, devenue un mode ordinaire de gestion du capitalisme, quil fusse priv, mixte, totalitaire ou dtat.

    Il fallait toujours plus aller contre-courant, en raison de lhostilit rencontre chez les ouvriers franais et belges, o limmense majorit suivait les consignes du Front populaire et de lunit nationale antifasciste, le tout au son de la Marseillaise ou de la Brabanonne. La classe ouvrire gobait les mensonges staliniens dune Union sovitique galitaire, o rgnaient une croissance miraculeusement planifie et le plein emploi, alors que les USA comptaient leurs chmeurs par millions.

    Isole, en proie aux calomnies staliniennes, la perscution fasciste, aux expulsions rptes dans les pays dmocratiques, la Fraction de gauche italienne fit le choix difficile de sisoler encore plus pour pouvoir continuer dfendre sans faiblesse les positions internationalistes contre la guerre.

    Lors de la guerre en Espagne, elle fut en France et en Belgique lun des rares groupes qui refus-rent de soutenir mme de faon critique le gouvernement rpublicain, et appelrent la transformation de la guerre imprialiste en guerre civile.

    Soutenue en cela par une minorit de la LCI de Belgique, et un petit groupe mexicain, elle vit son isolement devenir total. Affirmant quen dehors dun parti de classe, il ne saurait y avoir de pers-pective rvolutionnaire, appelant (comme le fit surtout Ottorino Perrone) la fraternisation des armes imprialistes (mais aussi une aide humanitaire) sur les deux fronts de la guerre en Es-pagne, les positions de Bilan et Prometo apparurent ses anciens allis comme contre-rvolutionnaires (selon Adhmar Hennaut). LUnion communiste en France, la LCI en Belgique, la RWL (Revolutionary Workers League) oehlerite aux USA couprent les ponts avec la Gauche communiste italienne. Une forte minorit rejoignait les rangs de lorganisation dHenri Chaz*, Lastrade de Chavigny* et Szajko Schnberg*.

    Affaiblie numriquement, la Fraction de gauche sortit plus ou moins prpare idologiquement, la perspective de la guerre lui paraissant mme momentanment carte aprs Munich. Elle fut donc surprise par lclatement de la guerre, sauf sa minorit (celle de Jean Mlis*).

    Ds 1940-41, elle se regroupa Marseille dans la zone non occupe. Progressivement, elle reprit son activit contre la guerre imprialiste. Elle fut avec les Internationalistes hollandais (Groupe des communistes internationaux), les RKD allemands de Georg Scheuer* et les communistes-rvolutionnaires franais (Robert Pags*, Raymond Hirzel*, etc.), lun des rares groupes dnon-cer la guerre imprialiste, les fronts de rsistance, pour leur opposer la ncessit dune rvolution proltarienne balayant tous les blocs et fronts militaires, quels quils soient. Au massacre douvriers dans la guerre, elle opposa leur fraternisation, par-del toutes les frontires. Certains de ses militants le payrent de leur vie, comme Jacob Feingold*, qui fut assassin Auschwitz.

    Cest pourquoi, si elle fut lun des premiers courants de gauche de lInternationale communiste surgir, elle fut lun des derniers en sortir, moins par sa propre volont qu la suite de son expul-sion. Rejete sans appel par Trotsky comme ultragauche en 1930, elle fut membre de lOpposition de gauche internationale (trotskyste) pendant plusieurs annes, laquelle finit par lexpulser.

    Comme courant, la Gauche communiste italienne sest maintenue non parce quelle rechercha lextrmisme tout prix, mais parce que son exprience politique la poussa voluer et re-mettre en cause les schmas du pass qui lui semblaient dpasss. Pour elle, lexprience russe ne devait pas tre sanctifie mais passe au fil de la critique la plus vigoureuse. Le marxisme ntait ni une bible ni une somme de recettes; il devait tre enrichi la lumire de lexprience proltarienne. Elle refusait de rduire Lnine et Bordiga des dogmes religieux ternels. Considrant que la Rvolution russe et toute la priode qui la suivit devaient aboutir un bilan prcis, sans prju-

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  • gs ni ostracisme, elle fut amene critiquer certaines positions de Lnine et de Bordiga, dont elle se rclamait pourtant. Que ce soit dans la question, syndicale, celle des luttes de libration natio-nale, ou encore la question de la priode de transition prcommuniste, elle nhsitait pas inno-ver, quand cela lui semblait ncessaire. Elle ne peut donc tre catalogue ni comme lniniste ni comme bordiguiste dans la priode qui stend de 1926 1945. Cest certainement ce bilan critique du pass qui lui permit de survivre la Seconde Guerre mondiale et de se perptuer comme courant jusqu aujourdhui.

    Cette longvit de la Gauche communiste italienne, dite tort bordiguiste dans lmigration ne peut sexpliquer par des personnalits comme Ottorino Perrone* (Vercesi), qui fut lun des prin-cipaux crateurs et animateurs de la Fraction de gauche. Si brillant quil ft, Perrone a t avant tout la cristallisation dune activit thorique et politique qui jaillissait de chacun des militants. Ses hsitations politiques, voire sa surprenante participation une Coalition antifasciste en 1944-45 Bruxelles, montrent que la continuit idologique de la sinistra italiana dpendait plus de lorganisation dans sa totalit que des simples individus. Selon une formule chre la Fraction de gauche italienne, chaque militant se retrouvait dans son organisation, comme celle-ci se retrouvait dans chacun de ses militants. Sil lui arriva dexalter les chefs proltariens, tel Lnine, ce fut pour montrer que ces chefs synthtisaient toute la vie organique de leur parti. Dans ce sens, elle chercha autant que possible donner une forme anonyme aux militants les plus en vue. En cela, elle rpondait une proccupation de Bordiga, dans les annes 20, qui avait toujours essay de faire prdominer une vie de parti base non sur un suivisme par rapport ses chefs, mais sur son programme politique.

    La Gauche communiste italienne a connu de fait une renaissance pendant la guerre, avec la cration du Partito comunista internazionalista dItalie en novembre 1943.

    Celle-ci entrana la dissolution de la Fraction italienne en France et en Belgique, dont la plupart des militants sintgrrent individuellement au nouveau parti, sans mme en connatre le pro-gramme. Dans lenthousiasme de leur adhsion au PCInt dItalie, fort de ses milliers de militants, aurol de la prsence de chefs aussi prestigieux que Bordiga, Damen, Bruno Maffi, et bientt Perrone, bien des divergences du pass furent momentanment oublies; bien des vocations militantes furent dtermines par lespoir de revoir surgir intact le Parti de Livourne et de Bordiga. Ce sentiment de force numrique du PCInt lamena dfendre une politique sectaire qui navait pas t celle de la Fraction de la gauche communiste en France et en Belgique. Il refusa toute discussion et confrontation avec des groupes comme les RKD-CR qui pourtant avaient refus dadhrer la guerre et maintenu leurs positions internationalistes. Il exclut de fait la Fraction franaise qui voulait maintenir la tradition de Bilan et avait fait renatre de son assoupissement les fractions belge et italienne pendant la guerre.

    Quelques annes plus tard, le nouveau parti en Italie entrait en crise profonde, avec des scissions et dmissions en cascade. Le parti voyait ses effectifs fondre et devenait une petite organisation de militants qui continuait toujours se proclamer parti, bien quelle en neut ni la forme ni les moyens, dans une priode o comme dans les annes 30 elle restait profondment isole. En 1952, la tendance Damen, qui avait constitu le PCInt aprs plusieurs annes de divergences avec Bordiga, qui ntait mme pas inscrit au Parti, se de la tendance purement bordiguiste. Celle-ci allait se revendiquer des thses de Bordiga et de Lnine des annes 20, et rejetait en consquence tous les dveloppements thoriques de Bilan, Octobre et Communisme au cours des annes 30. Aujourdhui, seul le PCInt publiant Battaglia comunista et Prometeo qui se rclame du PC internatio-nalisme fond par Damen en 1943, de tous les groupes de la Gauche communiste italienne exis-tant aujourdhui, se revendique de Bilan. Lors de la scission de 1952, la plupart des membres de lex-Fraction de gauche italienne rejoignirent la tendance Damen.

    Sans provenir directement de la Gauche communiste italienne entre les deux guerres, le Courant communiste international (ou CCI) se revendiquait explicitement de Bilan et de la Fraction fran-

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  • aise qui aprs 1945, autour de la revue Internationalisme, voulut en dvelopper les positions. Mais dans une optique trs marque par le trotskysme et le sectarisme.

    Une apprciation objective de la Gauche communiste italienne ne peut se faire aujourdhui sans en dpasser les insuffisances politiques en particulier son lninisme inconditionnel et son atta-chement sentimental la Rvolution russe quelle qualifia toujours de rvolutionnaire, mme quand elle fut dvoye et dtruite par les bolcheviks. Pour cela il est ncessaire den apprcier les apports et les limites la lumire des positions communistes des conseils des gauches commu-nistes allemande et hollandaise (KAPD et GIC).

    Ph. B.

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  • CHAPITRE PREMIER

    LA GAUCHE ITALIENNE DE LA IIe LA IIIe INTERNATIONALE (1912-1926)

    Toutes les gauches des partis social-dmocrates se sont dgages au sein de la IIe Internationale. Face au courant rformiste reprsent par Bernstein, Jaurs, Turati, Karl Renner, le courant mar-xiste rvolutionnaire sest dgag trs tard. Il tait plus une tendance dopposition de gauche quune vritable fraction organise internationalement dans lInternationale. Cest nationalement, au dbut du sicle que sest organis le courant rvolutionnaire. Dabord en Russie et en Bulgarie en 1903, avec le parti bolchevik et les Tesniki (troits), puis en 1909 avec le nouveau parti (SDP) de Gorter et Pannekoek. Dans le SPD allemand, guide respect et admir de toute lInternationale, le courant de Rosa Luxemburg qui avait pourtant cr son parti en Pologne sur ses bases dans le SDKPiL ntait pas organis comme une fraction. Le courant de gauche, bien quil ait trs tt dnonc le pril opportuniste ne commena sorganiser internationalement que pendant la premire guerre mondiale. La IIe Internationale prsentait la particularit, lie au dveloppement national des tats capita-listes, de stre constitue comme une fdration de sections nationales, sans vritable organisa-tion centralise au niveau mondial. Le Bureau international, qui se cra Bruxelles sous lautorit de Camille Huysmans avait plus pour tche de coordonner que de diriger politiquement les sec-tions. Cest seulement avec la IIIe Internationale que pour la premire fois dans lhistoire du mouvement ouvrier apparut une organisation internationale se formant avant mme que ne sur-gissent les sections nationales adhrentes, et en grande partie dj lie au sort du nouvel tat russe. Le dveloppement du courant rformiste et la faiblesse concomitante des tendances marxistes intransigeantes ntaient pas fortuits. Le dveloppement prodigieux du capitalisme depuis 1870 laissait penser au mouvement ouvrier que la lutte pour des rformes, et lamlioration relle des conditions de vie des diffrentes classes ouvrires des pays avancs ne posaient pas la ncessit dune rvolution proltarienne dans ces tats, et encore moins la possibilit dune rvolution mondiale. Tant que les proltariats des diffrents pays ne se trouvrent pas confronts la ralit de la guerre et de la crise mondiales, la ncessit et la possibilit dune rvolution proltarienne mondiale apparurent comme utopiques et le fruit de quelques cerveaux exalts. Le mouvement ouvrier italien nchappa pas ces caractristiques gnrales. Jusquen 1870 le mouvement socialiste italien demeura trs faible. cette date, le nombre dentreprises industrielles ne dpassait pas le chiffre de 9.000 et celui des salaris 400.000. En 1871, Engels, nomm secrtaire de lAIT pour les affaires italiennes ne dnombrait dans la sec-tion de lInternationale (Federazione degli operai) que 750 membres. Lanne suivante, une scission entre mazzinistes et socialistes devait encore affaiblir le minuscule parti ouvrier. Le dveloppe-

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  • ment des anarchistes, la dissolution par le gouvernement de la section italienne de lAIT en 1874 rduisirent peu de chose les dbris pars du mouvement proltarien socialiste. Les bakouni-nistes tinrent dsormais le haut du pav dans les insurrections locales quils fomentrent en Ro-magne en 1874 et au Bnvent en 1877. Cest seulement en 1881, que resurgit le courant socialiste organis, avec la fondation Rimini du Parti socialiste rvolutionnaire de Romagne linitiative dAndrea Costa. Son programme se vou-lait marxiste-rvolutionnaire :

    Le PSR de Romagne est et ne peut-tre que rvolutionnaire. La rvolution est avant tout une insurrection matrielle violente des multitudes contre les obstacles que les institutions en vigueur opposent laffirmation et la ralisation de la volont populaire. Cest pourquoi la rvolution est avant tout dictature temporaire des classes travailleuses, cest--dire accumulation de tout le pouvoir social (conomique, politique, militaire) dans les mains des travailleurs insurgs dans le but de dtruire les obstacles que le vieil ordre des choses oppose linstauration du nouveau, de dfendre, de provoquer, de propager la rvo-lution, de raliser lexpropriation des personnes prives et dtablir la proprit collective et lorganisation sociale du travail.1

    Un an aprs, ce parti sunifiait avec le Partito operaio n Milan autour de Turati. Parti ouvririste ce dernier nacceptait que des travailleurs salaris; hostile tout programme et toute idologie, il sabstenait de prendre part aux lections. Parmi ses membres les plus influents, on trouvait Lazza-ri, ouvrier typographe, et le thoricien Benedetto Croce. Aucune distinction ntait faite entre le parti et les syndicats adhrents, comme les Figli del lavoro. Ce parti sera internationaliste intransi-geant : lors de la guerre dthiopie dont laboutissement fut la cuisante dfaite dAdoua en 1896 Andrea Costa proclamera pas un homme pas un sou pour les aventures dAfrique. En 1886, Cafiero traduisit Das Kapital de Marx, et malgr la dissolution du parti, fut publie la Rivista italiana del socialismo. En 1889 sortait la premire traduction du Manifeste communiste, puis en 1891 la revue Critica sociale. La croissance numrique du proltariat, le dveloppement de la lutte de classe chez les ouvriers agricoles vont pousser la formation des premires Bourses du travail (Camere del lavoro) et la fondation, en 1892, Gnes, du Parti socialiste italien. Cette fondation se rvla de grande importance, puisquelle entrana la sparation entre socialistes et anarchistes. Le nouveau Parti se crait pourtant sur des bases rformistes en prconisant la lutte de mtier, la lutte la plus ample visant la conqute des pouvoirs publics, et la gestion de la production, sans parler de prise du pouvoir dtat par le proltariat et dlimination du sys-tme capitaliste. Le parti va dornavant participer aux lections, mais envisagea au congrs de Bologne la possibilit dalliances lectorales. Le parti volua cependant lentement vers les posi-tions de base du socialisme; il rejettera en 1896, Florence, ladhsion dassociations cono-miques et lectorales dans lorganisation, et ne reconnatra que les adhsions individuelles. Le PSI connat rapidement lpreuve du feu. Dissous en 1894 par le gouvernement Crispi qui met en place des lois antisocialistes, le parti nen connat pas moins un indniable dveloppement. Les rvoltes de la faim, causes par la guerre, staient propages dans tout le Mezzogiorno en 1898. La mme anne, une froce rpression Milan cota la vie de 100 ouvriers. Malgr ce cli-mat de terreur, lAvanti tait devenu quotidien socialiste. Les lections de 1900 furent marques par la dfaite de la droite et une perce du PSI qui obtient 13 % des suffrages. Cette victoire allait pourtant favoriser la victoire du courant rformiste organis autour de Turati. Lors de lattentat anarchiste qui cota la vie au roi Umberto, Turati dclara solennellement aux parlementaires : Nous nous associons votre douleur. Le congrs de Rome (1900) voit le triomphe de ce courant. Il se prononce dabord pour la dfense de la Constitution (monarchique!); ensuite pour la pleine autonomie des sections locales en matire lectorale et du groupe socialiste au Par-

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  • lement lors des votes. Lattitude plus souple du gouvernement qui reconnat le droit de coali-tion, aprs de grandes grves ouvrires, va encourager les tendances rformistes, qui rejettent lide dune rvolution. Le pendant de ce rformisme est lapparition au congrs de Bologne, en 1904, de la tendance syndicaliste-rvolutionnaire dArturo Labriola (1873-1957) qui proclame la ncessit de la grve gnrale et exige la prdominance des syndicats sur le Parti. Le courant dArturo Labriola quittera dailleurs le parti socialiste en 1907. Jusqu cette date, il ny a pas vraiment de tendance de gauche au sein du PSI. Cest seulement partir de 1910 que se manifesta au grand jour la premire raction marxiste intransigeante. Le groupe parlementaire ayant donn son appui la droite, Lazzari, au congrs de Milan, fit une critique trs dure de laction parlementaire des amis de Turati. Il dclara que si le proltariat ita-lien ntait plus reprsent au Parlement, le mal ne serait pas grand. Benito Mussolini, au nom des gauches de Romagne dnona la trve politique entre socialistes et rpublicains. Mais la mi-norit de gauche autour de Lazzari fut rduite au silence, faute dappuis suffisants. Cest la guerre italo-turque, guerre coloniale pour la possession de la Libye qui va fournir une rampe de lancement pour les marxistes intransigeants. Lextrme droite du parti autour de Bis-solati, Bonomi, Felice se dclara (ainsi dailleurs que Labriola) solidaire du gouvernement dans ses aventures africaines. Mais en 1912, tout le groupe socialiste vota contre lannexion de la Libye au Royaume. Cette position intransigeante fut confirme Reggio-Emilia, lorsque le congrs expulsa de ses rangs Bonomi, Bissolati, Cabrini et Podrecca, tous dputs, qui staient rendus au Quirinal pour manifester leur rprobation publique suite un attentat contre le roi. Ce fut un succs de la gauche qui publiait Lotta di classe Forl, et la Soffitta (le Grenier, titre de dfi lanc ceux qui prtendaient que le marxisme tait juste bon mettre au grenier. Sous limpulsion de Mussolini, lautonomie du groupe parlementaire fut refuse; lactivit lectorale cessa officiellement dtre le principal mode dexistence du parti. Le suffrage universel devait seulement dmontrer au prol-tariat quil nest pas larme qui lui permettra de conqurir son mancipation totale. Enfin, le parti (ntait) pas une vitrine pour hommes illustres. Lnine soutint la gauche du parti socialiste et commenta en ces termes la scission : Une scission est une chose grave et douloureuse. Mais elle est parfois ncessaire, et dans ce cas toute faiblesse, toute sentimentalit est un crime... Le parti socialiste italien a pris la voie juste en cartant de lui les syndicalistes et les rformistes de droite. Ce soutien de la gauche ne fut pas oubli par Bordiga bien aprs 1917. Fort aussi du sou-tien de lInternationale, Mussolini srigea directeur de lAvanti. Les jeunes taient lavant-poste de la lutte contre le rformisme et le centrisme (tendances du Centre, balanant entre droite et gauche). La Fdration des jeunes socialistes fut la plus ardente. Ne en 1903, elle se runit en 1907 au congrs de Bologne. Elle mit lordre du jour la ncessit de conduire sans faiblesse la propagande antimilitariste. Soucieuse de conserver la puret du parti, elle proclama limpossibilit pour les catholiques militants et les dmocrates-chrtiens dtre ou de devenir membres de lorganisation. Elle proposa aussi, travers son organe LAvanguardia que les francs-maons soient expulss du parti. Mais cest au congrs de Bologne en 1912 que triomphera la gauche de la Fdration des jeunes. Cest l aussi que pour la premire fois merge publiquement un petit groupe de jeunes socialistes intransigeants, tous Napolitains, appels faire beaucoup parler deux. Leur chef incontest se nomme Amadeo Bordiga. Bordiga tait n en 1889 dun pre professeur dconomie agraire et dune mre de noble extrac-tion, prs de Naples. Il entra dans le mouvement socialiste en 1910. Naples, aprs le dpart des syndicalistes-rvolutionnaires, le groupe socialiste tait rest trs li la franc-maonnerie, avec un penchant pour lautonomie en matire lectorale et les alliances avec les partis de gauche r-publicaine. Cest pourquoi les marxistes intransigeants autour de Bordiga furent contraints en 1912 de sortir en masse de la section socialiste napolitaine, ne la considrant plus comme socia-liste. De cette scission on vit clore le Circolo socialista rivoluzionario Carlo Marx, dont Bordiga et Grieco taient les animateurs. Cette sortie fut salue positivement par La Soffitta. Quant aux r-formistes, organiss sous ltiquette dUnion socialiste napolitaine, ils quittrent le parti socialiste

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  • en 1914. Bordiga, Bombacci, Grieco reconstituaient alors la section napolitaine du PSI, forte seu-lement de ses 16 membres. Prsent au congrs des jeunes en 1912, Bordiga fait avec clat ses premires armes contre le cou-rant culturaliste de Tasca qui souhaitait transformer LAvanguardia en un organe essentielle-ment culturel, et mme tous les cercles de jeunes socialistes en cercles dtudes, par un systme de lectures et de bibliothques. La motion du courant de gauche, prsente par Bordiga, obtint la majorit. Elle affirmait quen rgime capitaliste lcole constitue une puissante arme de conserva-tion dans les mains de la classe dominante et tend donner aux jeunes une ducation leur incul-quant la loyaut ou la rsignation regard du rgime actuel; en consquence, lducation des jeunes se fait davantage dans laction que dans une tude rgle selon un systme et des normes bureaucratiques; bien plus, lducation ne peut tre donne que par une ambiance proltarienne anime par une lutte de classe comprise comme prparation aux plus hautes conqutes du prol-tariat.2 Cette vision du parti comme organe daction rvolutionnaire dans et pour la lutte de classe devait tre toute sa vie celle de Bordiga. La rflexion politique de Bordiga dans le parti, la dfense dun marxisme intransigeant, va sorienter autour de quatre axes, en vue de conserver au parti son caractre politique et prolta-rien :

    I. Lantiparlementarisme. Bordiga prconisera toujours la soumission de laction lec-torale aux buts rvolutionnaires. Il ne sera pas pourtant abstentionniste avant 1918. Il cri-vit mme en 1913 un article dirig contre les anarchistes : Contro lastensionismo; II. Le syndicalisme rvolutionnaire. Bordiga tait le plus farouche partisan dune sou-mission de laction conomique (syndicale) celle du Parti. Il sopposait aux syndicalistes-rvolutionnaires qui voulaient subordonner le parti aux syndicats. Cest pourquoi, plus tard, en 1920, il sopposa Gramsci, Tasca, Togliatti du courant ordinoviste, qui pensaient que le parti devait se fondre dans les conseils dusine, en particulier, et dans laction cono-mique, en gnral; III. Le rformisme. Le fougueux Napolitain est le partisan le plus dcid, ainsi que Mus-solini jusqu la guerre, de lexpulsion des francs-maons, qui fut dcide en 1914, et de la droite attentiste et opportuniste. purer le parti, pour lui garder son intgrit rvolution-naire, telle sera toujours la devise du courant bordiguiste. IV. La guerre et lantimilitarisme. Face la guerre menaante, la tendance marxiste in-transigeante dans la Fdration des Jeunes fut la pointe du combat contre le militarisme. Elle salua en 1912 le manifeste de Ble contre la guerre qui appelait transformer la guerre imprialiste en guerre civile. Dans La Voce de Castellamare di Stabia (faubourg de Naples), Bordiga crivait : Au moment o sera annonc lordre de mobilisation, nous pro-clamerons la grve gnrale illimite; la dclaration de guerre, nous rpondrons par linsurrection arme. Ce sera la rvolution sociale. Pour donner cho cette position de principe, Bordiga fit diter une brochure antimilitariste, Le Sou du soldat, qui recueillit lenthousiasme de la Fdration des jeunes.

    Lespoir de voir se transformer la guerre en rvolution ne se ralisa point. Si, Ancne, en 1914, la Semaine rouge culmina en une vague dagitation ouvrire dans tout le pays contre la rpres-sion et contre la guerre, la dcision de reprise du travail dcide par la Centrale syndicale devait briser ce mouvement. Comment va ragir le PSI face la guerre, avec sa tte une tendance de gauche ? La plupart des partis socialistes participrent, avec plus ou moins datermoiement, leffort de guerre, au nom de la Nation en danger. Dans LAvanti, Mussolini crivit dabord quil se refusait envisager une trve (tregua) avec la bourgeoisie italienne. Bordiga stait prononc contre toute distinction

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  • entre guerre offensive et guerre dfensive. En 1914, il critiqua toute ide de neutralit dans les rangs ouvriers : Neutralit signifie pour nous une fervente intensification socialiste de la lutte contre ltat bourgeois, laccentuation de tout antagonisme de classe qui est la vraie source de toute tendance rvolutionnaire. La Gauche se dclarait son poste pour le socialisme, dans un autre article de Bordiga :

    Nous devons donc et nous pouvons rester notre poste, contre toutes les guerres, et pour la dfense du proltariat qui a tout y perdre, rien y gagner, rien conserver.

    Mais larticle soulignait, nanmoins, la faiblesse de raction du proltariat : ...Dans tous les pays, la classe dominante russit faire croire au proltariat quelle est anime de sentiments pacifiques, quelle a t entrane dans la guerre pour dfendre la pa-trie et ses intrts suprmes; en ralit, la bourgeoisie de tous les pays est galement res-ponsable de lclatement du conflit, ou mieux, cest le rgime capitaliste qui en est respon-sable, du fait de son besoin dexpansion qui a engendr la course aux armements...

    Lintransigeance du PSI se dgonfla vite ds les premiers coups de canon du conflit mondial. Mussolini reniait son pass de rvolutionnaire en adhrant la guerre patriotique; il devenait soudainement interventionniste, lorsquil publia dans LAvanti le 22 octobre 1914 un article inti-tul De la neutralit absolue la neutralit active et oprante. Expuls du parti socialiste, il pu-blia quelques semaines plus tard Il Popolo dItalia grce aux subsides de lEntente, quil reut par lintermdiaire du dput socialiste Marcel Cachin, le futur chef du PCF. Lattitude du Centre du PSI, dirig par Lazzari, ne fut pas des plus claires sur la question de la guerre. Il proclama que le parti ne devait ni adhrer ni saboter, ce qui entretenait une quivoque sur la transformation de la guerre en rvolution et se traduisait par un neutralisme de fait vis--vis de la bourgeoisie italienne. Lorsque la guerre clata, Il Socialista de Naples titrait pourtant : La guerre est dcide. bas la guerre! . Et lAvanti lanait un appel incendiaire contre la guerre, pour le socialisme antimilitariste et international. Cette oscillation priodique du PSI entre la droite et la gauche ne devait pas tre propice lclosion dune fraction de gauche au cours de la guerre mondiale. Zimmerwald, ce ntait pas la gauche qui tait prsente la confrence, mais la droite en la personne du dput Modigliani. Bordiga, mobilis deux fois, en 1915 et 1916, ne put gure prendre la tte de lopposition de gauche avant 1917. Cest seulement en cette anne 1917, quau congrs de Rome se cristallisrent nettement les ten-dances de droite et de gauche. La premire obtint 17.000 voix contre 14.000 pour la seconde. La victoire du courant de Turati, Treves, Modigliani, au moment o se dveloppait la rvolution russe, acclra la formation dune Fraction intransigeante rvolutionnaire Florence, Milan, Turin et Naples. la formule pour la paix et pour laprs-guerre avance par la majorit du parti, la plate-forme de la fraction opposait le droit du proltariat de tous les pays dinstaurer sa propre dictature et de poursuivre la lutte contre toutes les institutions bourgeoises, non seulement sur le terrain politique, mais aussi par le biais des formes socialistes dexpropriation du capital. La cristallisation soudaine dune fraction rvolutionnaire stait finalement accomplie dans le feu de lbranlement mondial de lanne 1917. Cela refltait une maturation rvolutionnaire du prol-tariat italien. Fin aot 1917, les ouvriers de Turin, affams et encourags par lexemple russe (ils avaient accueilli quelques mois plus tt triomphalement les reprsentants des Soviets), dressrent des barricades et sarmrent avec les fusils que leur laissrent les soldats. Ils devaient laisser sur le pav plus de 50 morts. Pourtant, malgr la monte dun mouvement rvolutionnaire, le congrs de Rome en septembre 1918 nlimina pas la fraction de droite du parti; il oublia que Turati avait proclam lors de Caporetto que pour les socialistes aussi, la patrie est sur le Grappa, faisant allusion la ligne de repli de larme italienne. Le congrs se donna un satisfecit, quil crut mri-ter : LAvanti a crit pendant cette priode de la guerre une page de classe glorieuse. Ainsi nais-

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  • sait la tendance maximaliste qui radicale en paroles nosait pas ou ne voulait point oprer une dmarcation entre la droite et la gauche, y compris par la scission3. Convaincue quil fallait marcher rsolument vers lorganisation dune fraction de gauche pour liminer la droite et le centre, la fraction intransigeante se dota Naples dun organe, en d-cembre 1918. Ce fut Il Soviet. Ctait lacte de naissance de la Fraction communiste abstentionniste. Dans une situation de fivre proltarienne marque par les grves conomiques, la fraction se constitua formellement aprs le congrs de Bologne en octobre 1919. Dans une lettre envoye de Naples Moscou en novembre elle se proposait comme but dliminer les rformistes du parti afin de lui assurer une attitude plus rvolutionnaire, assurant enfin quun vritable parti, qui de-vait adhrer lInternationale communiste, ne pouvait se crer que sur des bases antiparlementa-ristes. Non seulement tout contact devait tre rompu avec le systme dmocratique, mais un vritable parti communiste ne serait possible que si lon renonce laction lectorale et parle-mentaire. Bordiga ne voulait pourtant pas la scission. Bien quorganise en fraction autonome lintrieur du PSI avec son organe propre, la fraction abstentionniste cherchait avant tout gagner la majori-t du parti son programme. Elle pensait que cela tait encore possible, malgr lcrasante vic-toire de la tendance parlementariste reprsente par lalliance de Lazzari et Serrati. La fraction ne pouvait devenir le parti que si elle uvrait de toutes ses forces la conqute dau moins une mi-norit significative. Elle ne voulait pas abandonner la vieille maison ses fantmes rformistes, avant davoir men le combat jusquau bout. Ce sera toujours la proccupation du mouvement bordiguiste; en cela il ne fut jamais une secte. Cest lappui implicite du Komintern, son IIe Congrs mondial (juillet 1920), la tendance de Bordiga qui allait soudainement sortir la Fraction communiste abstentionniste de son statut mi-noritaire dans le parti. Tout en tant oppos lantiparlementarisme de principe de Bordiga, L-nine trouva en ce dernier le partisan le plus rsolu et le plus ardent de la fondation de lInternationale sur des bases plus troites, donc plus slectives. Le reprsentant dIl Soviet fit adopter par le congrs la 21e condition dadhsion qui dcidait lexpulsion des partis qui naccepteraient pas toutes les conditions et thses du Komintern. Rassur et convaincu que la lutte contre les rformistes serait mene rsolument, Bordiga se plia la discipline de lInternationale qui exigeait que tout parti prsente des candidats aux lections. Pour se distinguer des anarchistes, il affirma que son abstentionnisme tait tactique, alors quil tait de principe. Pour Bordiga, le choix se posait dans la pratique entre prparation lectorale, mobilisant des forces dmesures du parti communiste, et prparation rvolutionnaire, par lagitation et la propagande ncessaires au dveloppement de ce parti4. La constitution dun Parti communiste tait dans lair. En mars 1920, stait dclenche une grve gnrale Turin qui dura dix jours. La dispersion des luttes et limmobilisme du PSI sappuyant sur un syndicat lgaliste, poussrent les diffrentes oppositions se concerter et bientt sunir. Le premier mai 1919 tait sorti le premier numro de lOrdine nuovo, dirig par Gramsci, Togliatti et Tasca. Les contacts avec la tendance bordiguiste taient ncessairement troits; le groupe de Turin du PSI tait abstentionniste et dirig par un partisan de Bordiga : louvrier Giovanni Boero. La tendance de Gramsci tait cependant partisane de la participation aux lections. Elle sopposait aussi Il Soviet, en oprant un subtil dosage de Lnine et de syndicalisme rvolution-naire la manire de lAmricain De Leon. Elle pensait que le syndicalisme sest rvl ntre rien dautre quune manation de la socit capitaliste, quil fallait remplacer par les conseils dusine et les soviets. Prconisant plus tard la gestion des usines, elle semblait minimiser le rle du parti communiste et lui assigner des tches purement conomiques. Pour Il Soviet, la question clef tait celle du parti, sans lequel la lutte de classe ne pouvait trouver sa voie propre. Partisan des conseils, Bordiga affirmait que ceux-ci ne trouvaient leur contenu rvolutionnaire qu condi-tion de se former dans les sections locales du parti communiste. En effet, la dictature du proltariat ne pouvait se raliser que par la dictature du parti, car le soviet nest pas un organe par essence r-

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  • volutionnaire. En cela Bordiga tait un pur lniniste, partisan de la subordination des conseils un parti unique, le parti communiste5. En dehors de ces questions thoriques, sur lesquelles Bordiga mena une polmique continue, le point fondamental de divergence tait la non-rupture opre par Ordine Nuovo avec le maxima-lisme et son hsitation se constituer en fraction en vue dune rupture rapide avec le Centre de Serrati6. Ds la fin de 1920, le groupe de lOrdine nuovo se rapprocha de la fraction bordiguiste, dsormais majoritaire non seulement Naples, mais Turin, Milan, Florence. Lchec de loccupation des usines en septembre va porter un coup trs rude aux thses sur la gestion conomique et le contrle ouvrier de Gramsci. Le gouvernement Giolitti, par une manuvre dune habilet con-somme, avait laiss steindre la grve de Turin et avait mme dcrt le contrle ouvrier dans les usines. Les vnements rvolutionnaires avaient montr labsence dun parti communiste prt soutenir le mouvement et le guider. Le recul qui sensuit montre la Fraction abstentionniste et lOrdine nuovo quil nest plus possible dattendre et dagir sparment. En octobre 1920, Mi-lan, se formait la Fraction communiste unifie qui rdigeait un Manifeste appelant la formation du parti communiste par lexpulsion de laile droite de Turati; elle renonait au boycottage des lections, en application des dcisions du IIe congrs du Komintern. Le processus de la scission, qui ntait pas encore ouvert, se dcida la confrence dImola en d-cembre 1920. Celle-ci rejetait demble la cration dun parti calqu sur lUSPD allemand, par la fusion de la gauche socialiste et communiste. Elle constatait : notre uvre de fraction est et doit tre termine maintenant. Il ntait plus question de rester davantage dans le vieux parti afin dy mener encore luvre harassante, et dsormais acheve, de persuasion, car le proltariat serait condamn limmobilit jusqu un autre congrs. La conclusion tombait, tranchante : imm-diate sortie du parti et du congrs (du PSI) ds lors que le vote nous aura donn la majorit ou la minorit. Il sensuivra... la scission davec le Centre. Le congrs du parti socialiste souvre le 21 janvier 1921, Livourne, vieux port au sud de Gnes. La motion dImola obtient le tiers des votes des adhrents socialistes : 58.783 sur 172.487. La minorit quitte le congrs et dcide de siger comme Parti communiste dItalie (Partito comunista dItalia), section de lInternationale communiste. Bordiga, dans le congrs du PSI, avait auparavant affirm que le parti socialiste reste aujourdhui ce quil tait la veille de la guerre : le meilleur parti de la IIe Internationale, mais pas encore un parti de la IIIe Internationale, acceptant formel-lement dans le cas de Serrati les 21 conditions, dadhsion, il navait pas t capable de les tra-duire en actes. Avec fougue, Bordiga concluait, juste avant de sortir du congrs : Nous emporte-rons avec nous lhonneur de votre pass. Quelques centaines de mtres plus loin, Livourne, sige la fraction abstentionniste; elle se dissout dans le nouveau parti communiste. Le nouveau parti, par sa constitution, met fin aux fractions autonomes : il devra agir dans la plus stricte homognit et discipline. Quelles vont tre les bases du nouveau parti, sous la direction de Bordiga ? Celles-ci avaient dj t poses dans les Thses de la fraction communiste abstentionniste en 1920. Les thses affir-maient que le parti communiste devait agir comme un tat-major du proltariat dans la guerre rvolution-naire, car cest seulement lorganisation en parti politique qui ralise la constitution du proltariat en classe luttant pour son mancipation. Rejetant le Front unique avec dautres partis divergeant sur le programme communiste, elles soulignaient que le but suprme de tout parti communiste tait la prise du pouvoir violente instaurant la dictature du parti. Les conseils qui surgiraient de la rvolution ne deviendraient rvolutionnaires que si leur majorit (tait) conquise par le parti communiste; sinon ils prsenteront un danger srieux pour la lutte rvolutionnaire. Cela tra-duisait une forte mfiance, voire un total mpris pour les conseils ouvriers. Dans laction imm-diate, primait le travail de propagande : par un intense travail dtude et de critique, les com-munistes... doivent sans cesse tout ramener sur le terrain dune efficace prparation

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  • limmanquable lutte arme contre tous ceux qui dfendent les principes et le pouvoir de la bour-geoisie. Les Thses de Rome, rdiges par Bordiga et Terracini pour le IIe Congrs du PC dItalia en 1922, confirmeront cette vision. Elles devinrent le credo du courant bordiguiste. Elles montraient que la guerre avait ouvert une nouvelle priode historique o la socit capitaliste va se dsagrgeant et o la lutte de classe ne peut aboutir qu un conflit arm entre les masses travailleuses et le pouvoir des diffrents tats bourgeois. Le parti devait tre la synthse du programme et de la volont, instrument de son action. Son existence, il la tirait dune continuit organique avec la fraction qui lavait fait natre. Il y avait l une incontestable affirmation des origines du parti travers le courant de Il Soviet et non celui de lOrdine nuovo. Sous peine de voir saltrer la fer-met de sa position politique et la solidit de sa structure, il ne pouvait sagrger dautres partis ou fractions. Parti unitaire, il devait devenir la direction unitaire des syndicats et de toutes associa-tions conomiques ouvrires. Le Parti enfin ntait pas une somme dindividualits mais une col-lectivit discipline. Face aux autres partis, il devrait exercer une critique incessante et dnoncer leur action pratique quand elle reflte une tactique dangereuse et errone7. Mais ce Parti communiste, qui se prsentait sous le jour de la puret intransigeante, venait trop tard. Le dveloppement du mouvement fasciste allait limiter son action et la porter sur la dfen-sive. Le parti de Bordiga organisera certes des groupes arms pour protger ses siges et repous-ser loffensive fasciste, souvent non sans efficacit. Mais le PCdI pour stopper loffensive des chemises noires ne pouvait compter que sur un dveloppement de luttes conomiques denvergure. Or, depuis septembre 1920, elles taient retombes. Il ne pouvait gure compter sur une alliance avec le PSI, puisque ce dernier avait men une politique de neutralisme en signant un pacte de pacification avec Mussolini. Ses demandes de retour la lgalit montraient son impuissance, derrire un langage radical (maximaliste). Le PCdI mena donc sa politique propre en se refusant de conclure un front unique avec les lments qui ne se donnent pas pour but la lutte rvolutionnaire arme du proltariat contre ltat en place. Vis--vis des coalitions antifas-cistes, la politique du parti fut identique. Pour maintenir une vision rvolutionnaire au sein du proltariat, prserver lindpendance de classe, il ne pouvait tre question de sallier aux Arditi del popolo. Or, ceux-ci, comme le PSI, se proposaient un retour lordre dmocratique antrieur. Venus souvent du fascisme, ils se proposaient de raliser la paix intrieure; se dclaraient pa-triotes, et nadmettaient en leur sein que les anciens combattants et les anciens membres des bataillons dassaut. Ce ntait donc pas, dans ce cas, par sectarisme ou purisme que le PCdI refusa de nouer des alliances avec les Arditi. Parti rvolutionnaire, il se refusait dentretenir la moindre quivoque sur la nature de la dmocratie de Giolitti, et de dtourner le proltariat du vritable but, qui tait non la dfense de ltat dmocratique mais sa destruction, en tant quorgane de dfense arme du capitalisme. En fait, comme lcrivit souvent Bordiga, ctait la dmocratie qui avait suscit, encourag et dvelopp militairement les bandes fascistes. Le gouvernement que le PSI ne trouvait pas assez fort, par un dcret du 20 octobre 1920, ordonna lenvoi de 60.000 officiers dmobiliss dans des centres dentranement, avec obligation de sinscrire dans les escouades (squadre) noires, dont ils devaient prendre le commandement8. Lors des incendies des Bourses du travail et des siges des partis socialiste et communiste, larme et la gendarmerie taient toujours prsentes pour se-conder les hordes de chemises noires. Ces forces armes taient bien celles de ltat libral et dmocratique. De cette exprience historique traumatisante, puisque rien ne semblait pouvoir arrter le triomphe du fascisme, le PC dItalie, en la personne de Bordiga, au IVe congrs du Komintern dgagea les leons qui lui semblaient les plus essentielles.

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  • 1. Le fascisme nest pas le produit des couches moyennes et de la bourgeoisie agraire. Il est la consquence de la dfaite qua subie le proltariat, laquelle a jet les couches petites-bourgeoises indcises derrire la raction fasciste : Quand la classe moyenne constata que le Parti socialiste ntait pas capable de prendre lavantage, elle perdit peu peu confiance dans les chances du proltariat et se tourna vers la classe oppose. Cest ce moment que loffensive capitaliste et bourgeoise commena. Elle exploita essentiellement le nouvel tat desprit dans lequel la classe moyenne se trou-vait.

    2. Le fascisme nest pas une raction fodale. Il est n dabord dans les grandes concentra-tions industrielles comme Milan, o Mussolini fonda son parti (le Parti National Fasciste) en 1919. Les industriels ont alors appuy le mouvement fasciste, et celui-ci se prsenta comme un grand mouvement unitaire de la classe dominante capable de mettre son service, dutiliser et dexploiter tous les moyens, tous les intrts partiels et locaux des groupes patronaux aussi bien agricoles quindustriels. 3. Le fascisme ne soppose pas la dmocratie. Les bandes armes sont un complment in-dispensable quand ltat ne suffit plus dfendre le pouvoir de la bourgeoisie. Le parti fasciste lui fournit un parti unitaire, une organisation contre-rvolutionnaire centralises, capables dencadrer de larges masses9. Cest la peur des classes dirigeantes, pourtant porteuses du systme dmocratique, qui les pousse passer sans transition dune forme normale une forme dictato-riale. Il y a donc continuit et non rupture entre les deux modes de domination bourgeoise, sauf sur le plan institutionnel, qui reprsente la superstructure de ltat. Mais, engag dans la lutte politique et arme contre ltat et le fascisme, le parti communiste bordiguiste pouvait-il souscrire lantifascisme et lappel au front commun avec la gauche en gnral contre le pril immdiat? La rponse tait et fut toujours, lorsque la direction fut celle de Bordiga, un non trs net, pour des raisons, qui furent dveloppes devant lauditoire des dlgus du Komintern :

    Cest la gauche, et en premier lieu, la social-dmocratie, qui ouvre la voie au fas-cisme, en endormant les masses ouvrires avec des mots dordre comme la dfense des liberts dmocratiques et de ltat dmocratique qui serait au service du peuple tout entier. Les syndicats, note Bordiga, comme la Confdration gnrale du travail italienne (CGIL), jouent aussi un rle capital dans la dfaite ouvrire : en 1921, lors des grves des mtallurgistes de Lombardie, de Vntie, et de Ligurie, la CGIL joua un rle dfaitiste, en cantonnant volontairement ces grves dans le cadre de la rgion; la dmobilisation syndicale favorisa la poursuite des attaques fas-cistes. Pour rsumer sa position, Bordiga utilisait lexemple allemand de 1919, o la social-dmocratie et les syndicats avaient emprunt les voies qui conduisent au noskisme (du nom de Gustav Noske, chef de la social-dmocratie, qui en conni-vence avec la Reichswehr et les corps francs avait ordonn lcrasement du mou-vement spartakiste en janvier 1919 et lassassinat de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht).

    Lantifascisme est le pire produit du fascisme, puisquil nourrit le vain espoir quune alliance avec des partis libraux ou de gauche prservera le proltariat des coups de la violente raction unitaire de la bourgeoisie. Lantifascisme entretiendrait ainsi les pires illusions sur les gauches qui ont cd pacifiquement le pouvoir Mussolini en octobre 1922. Et pour Bordiga, l tait le plus grand crime de lantifascisme, comme idologie.

    Y avait-il une voie victorieuse pour battre le fascisme. La solution, la Gauche communiste crut la voir, non tant dans la lutte arme, laquelle elle participait dailleurs activement, que dans les

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  • luttes conomiques du proltariat italien. une offensive unitaire, le proltariat italien ne pouvait opposer quune rponse unitaire, sur son terrain spcifique : la grve. Cest pourquoi, si la direc-tion bordiguiste refusa toujours le Front unique politique (avec des partis), elle prconisera tou-jours le Front unique syndical avec les syndicats socialiste et anarchiste. Le PCdI se ralliera lAlliance du travail (Allianza del Lavoro) qui avait t forme sur linitiative du syndicat des chemi-nots et laquelle adhrrent tous les syndicats en fvrier 1922. Le Parti communiste, devant la politique de grves locales de lAlliance, devait constater quelle restait inerte et passive, et non seulement elle navait pas entrepris la lutte, mais elle navait mme pas clairement dit tre prte le faire, ni dmontr vouloir la prparer. En effet, lors de la grande grve daot 1922, qui stendit sur tout le pays, lAlliance ordonna la reprise du travail9. Malgr cette exprience amre, le PCdI, et plus tard la poigne des militants de la Gauche com-muniste ne remirent jamais en cause leur mot dordre de Front unique syndical. Il. y avait dans cette position un certain manque de logique : si les syndicats devaient tre dirigs par les partis politiques, ils auraient ncessairement la politique de ces partis. Et en consquence, on voit mal sur quelle base pourrait se faire la distinction entre Front unique syndical et Front unique poli-tique. la diffrence de la Gauche communiste allemande (KAPD), la Gauche communiste ita-lienne ne remit jamais en cause sa participation aux activits des syndicats, quelle dfinira sim-plement comme des organismes ouvriers opportunistes. Cest prcisment la question du Front unique qui allait entraner une confrontation de plus en plus vive entre la direction bordiguiste et lInternationale communiste. Celle-ci son IIIe Congrs avait exig lapplication de cette tactique dans tous les pays. Le Komintern avait mme particip une runion commune Berlin des trois internationales (Deuxime, Deux et Demie, et Troi-sime) pour organiser ce front. Au IVe congrs, la dlgation du PCdI sopposa ce mot dordre et dclara quil ne pouvait tre question pour le parti daccepter de faire partie dorganismes communs diffrentes organisations politiques... Il vitera aussi de participer des dclarations communes avec des partis politiques, lorsque ces dclarations contredisent son programme et sont prsentes au proltariat comme le rsultat de ngociations visant trouver une ligne daction commune. Le PCdI refusait aussi de souscrire au mot dordre de gouvernement ouvrier (donc de gouver-nement avec les partis socialistes), qui tait la concrtisation du Front unique politique. En effet parler de gouvernement ouvrier en dclarant quon nexclut pas quil puisse surgir dune coalition parlementaire laquelle participerait le parti communiste revient nier en pratique le programme politique du communisme, cest--dire la ncessit de prparer les masses la lutte pour la dicta-ture du proltariat11. Mais la divergence principale entre la direction de lIC et celle du parti italien se fixa sur un point mineur par rapport aux deux autres : la fusion du PCdI avec laile gauche du PSI, une fois que ce dernier eut expuls laile droite de Turati. En fait, lexemple du VKPD, lIC voulait crer un parti de masse en Italie. Elle pensait que Serrati et Lazzari taient des rvolutionnaires que la ten-dance de Bordiga voulait carter par sectarisme. Tout en proclamant que rformistes et cen-tristes taient comme un boulet aux pieds du parti, quils ntaient pas autre chose que des agents de la bourgeoisie dans le camp de la classe ouvrire, lExcutif ordonna la fusion dans les plus brefs dlais de manire former un parti communiste unifi. Dans ce but fut constitu un comit dorganisation compos pour le PC de Bordiga et Tasca; pour le PS de Serrati, et, enfin, pour lExcutif de Zinoviev. Surtout, lIC donnait la droite du parti, trs minoritaire elle navait obtenu que 4.000 voix au congrs de Rome contre 31.000 la Gauche son complet aval pour mettre au pas la direction bordiguiste. La tendance de droite tait compose de tous les anciens ordinovistes, sauf Gramsci et Togliatti qui suivaient encore la majorit. La droite tait dcide appliquer les directives de Zinoviev12. Larrestation de Bordiga de fvrier octobre 1923 donna la droite autour de Graziadei et Tasca la direction du comit central et lopportunit souhaite. Entre-temps Gramsci et Togliatti avaient

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  • fait acte dallgeance la politique de lIC; ils prirent la direction effective des organes dirigeants, prts mener la lutte jusquau bout pour liminer les bordiguistes. En prison, Bordiga rdigea un Manifeste de rupture avec le Komintern, mais il le retira, ne voulant pas dune rupture prma-ture, sans stre le plus largement possible exprim au sein de lInternationale et du parti italien. La fusion, qui avait motiv (ou servi de prtexte ) llimination du courant de gauche la direc-tion du parti par lIC, ne put mme pas se raliser. Le PSI refusa daccepter les conditions dadhsion et expulsa de ses rangs le groupe de Serrati et Maffi, regroup autour de la revue Pagine rosse. Les terzionalisti, ou terzini, partisans du Komintern, fusionnrent comme groupe en aot 1924. 2.000 militants adhraient un parti qui, sous leffet de la rpression et surtout de la dmoralisa-tion, nen comptait plus gure que 20.000. La bolchevisation zinoviviste navait pas russi liminer la tendance intransigeante de Bordi-ga qui demeurait de faon crasante majoritaire dans le parti. LExcutif de lIC essaya alors de neutraliser son chef incontest en lui demandant de rentrer au comit excutif italien. Bordiga refusa, tant donn ses dsaccords. Il refusa aussi le poste de dput quon lui offrait, ce qui pour labstentionniste quil tait constituait un vritable camouflet. Sa rponse fut brve et sche : Je ne serai jamais dput, et plus vous ferez vos projets sans moi, moins vous perdrez de temps. Como, en mai 1924, se runissait clandestinement la confrence du PCdI. Ce fut une clatante victoire pour la gauche du parti. 35 secrtaires de fdration sur 45, 4 secrtaires interrgionaux sur 5 approuvrent les thses prsentes par Bordiga, Grieco, Fortichiari et Repossi. Celles-ci constataient que le parti stait form dans un cours dfavorable; cependant, le fascisme en bat-tant le proltariat a liquid les mthodes politiques et les illusions du vieux socialisme pacifiste, posant lalternative dictature du proltariat ou dictature de la bourgeoisie. Elles critiquaient sur-tout le Komintern qui avait impos la fusion, en entretenant lquivoque sur la nature du maxima-lisme. Sur le plan politique, tout en menant une lutte rsolue contre le fascisme, le parti devait entreprendre une critique rsolue des partis bourgeois antifascistes et se disant tels, aussi bien que des partis social-dmocrates, en vitant toute attitude de blocs, dalliance... Trs vite, la Gauche communiste mena une attaque en rgle contre la bolchevisation qui avait impos un mode de fonctionnement disciplinaire. Dans son organe de Naples, Prometeo, elle mon-tra que dans toute lhistoire du mouvement ouvrier lorientation rvolutionnaire est contresigne par la rupture avec la discipline et le centralisme hirarchique de lorganisation antrieure. Le parti tant fond sur les adhsions volontaires, la discipline ne pouvait tre que la rsultante et non la prmisse dun fonctionnement sain, qui ne pouvait se rduire une banale rgle dobissance mcanique. Mais paradoxalement, Bordiga se singularisera au Ve Congrs en se dfinissant comme llment le plus dcid appliquer cette discipline, tout en maintenant dailleurs ses critiques antrieures. Nous voulons une vritable centralisation, une vritable discipline, martela-t-il, pour montrer sa volont de ne pas constituer une fraction de gauche, comme on lui en prtait lintention. Contradictoire semblait donc son refus dassumer la vice-prsidence du Komintern que lui proposait Zinoviev. Cette proposition ntait pas innocente, puisquelle revenait purement et simplement acheter bureaucratiquement le fondateur du parti italien, moyennant sa docilit. Bordiga ntait pas To-gliatti, et ne mangeait pas de ce pain-l. Dsormais, la guerre tait ouverte entre la tendance bordiguiste et la direction russe de lInternationale. Lanne 1925 se rvla dcisive. 1925 est lanne de la bolchevisation mene dune main de fer dans lensemble des partis. Cest lanne aussi o commence la lutte acharne du PC bolchevik, la tte de ltat russe, et de son instrument le Komintern contre lOpposition de gauche de Trotsky. En janvier, ce dernier est contraint la dmission de son poste de commis-saire du peuple. Cest lanne o est carte du sommet du KPD lancienne direction dite de gauche de Ruth Fischer et Arkadi Maslow. Karl Korsch commenait organiser sa fraction.

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  • Partout, et par tous les moyens, le Komintern svertuait de dissoudre ses tendances de gauche, au profit dune direction qualifie souvent de centriste, entirement soumise lappareil. Cest en raction cette politique dobissance, perinde ac cadaver (comme dans la Socit de Jsus), et non par son initiative propre que la Gauche italienne va se trouver contrainte de sorganiser comme tendance et de mener la lutte contre Gramsci, et surtout Togliatti, et la politique russe. En mars-avril 1925, lExcutif largi de lI.C. mit lordre du jour llimination de la tendance bordiguiste loccasion du IIIe congrs du PCdI. Il interdit la publication de larticle de Bordiga favorable Trotsky (La question Trotsky). La bolchevisation de la section italienne commena par la destitution de Fortichiari de son poste de secrtaire fdral de Milan. Alors, soudainement, en avril, la Gauche du parti, avec Damen, Repossi, Perrone et Fortichiari fonda un Comit dentente10. (Comitato dIntesa), afin de coordonner une contre-offensive. La direction de Gramsci attaqua violemment le Comit dentente en le dnonant comme fraction organise. En fait, la Gauche ne voulait pas se constituer encore en fraction; elle ne tenait pas fournir un prtexte son expulsion, alors quelle demeurait encore majoritaire dans le parti. Au dbut, Bordiga se refu-sa dadhrer au Comit, ne voulant pas briser le cadre de la discipline impose. Cest en juin seu-lement quil se rallia aux vues de Damen, Fortichiari et Repossi. Il fut charg de rdiger une Plate-forme de la gauche qui est la premire dmolition systmatique de la bolchevisation. Elle condamnait la politique de manuvres et dexpdients visant crer un parti de masses sur des bases artificielles, tant donn que les rapports entre le parti et les masses dpendent essentiel-lement des conditions objectives de la situation. Elle rejetait vigoureusement le systme des cel-lules dentreprise, ngation de la centralisation des partis communistes. Bordiga souligna dans un article, publi le mme jour que la Plate-forme, que celles-ci visaient rien moins qutouffer toute vie interne et enfermer les ouvriers dans la vie troite de lusine. Au nom de la lutte contre les intellectuels, on renforcera le pouvoir des fonctionnaires. Il vaut la peine de sattarder sur les arguments de la Sinistra comunista en 1925, car ils sont la cri-tique la plus systmatique de la bolchevisation :

    1. Le carcan des cellules dentreprise. Le remplacement des sections territoriales par les cellules signifie labolition de la vie organique de tout parti rvolutionnaire, qui se pr-sente dans son action comme une collectivit agissante, ayant une direction unitaire. Il est la ngation de la centralisation et permet le triomphe bureaucratique du fdralisme, o le corps du parti est cloisonn en cellules tanches. 2. Latomisation corporatiste. La bolchevisation favorise le particularisme et lindividualisme. Le parti devient une somme dindividus ouvriers, rattachs aux branches professionnelles. Le corporatisme et louvririsme en sont la consquence, et brisent lunit organique de la collectivit du parti qui dpasse les catgories professionnelles dans une mme unit. 3. Triomphe de lconomisme et destruction de louvrier politique. Au lieu de res-treindre le rle des intellectuels dans le parti, le systme des cellules aura leffet inverse : Louvrier, dans la cellule, aura tendance ne discuter que des questions particulires de ca-ractre conomique intressant les travailleurs de son entreprise. Lintellectuel continuera y intervenir, non grce la force de son loquence, mais bien plutt grce au monopole de lautorit que lui confre la Centrale du parti, pour trancher chaque question de quelque ordre soit-elle. Dailleurs, la proltarisation de la direction du parti, but proclam par les bolchevisateurs, est si peu une ralit, que la nouvelle direction ne compte aucun ouvrier lExcutif, la diffrence de lancienne direction. 4. Les mains calleuses ne sont pas une garantie contre lopportunisme. Les chefs dorigine ouvrire ne donnent pas automatiquement un caractre proltarien au parti, car les chefs dextraction ouvrire se sont rvls au moins aussi capables que les intellectuels

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  • dopportunisme et de trahison et, en gnral, plus susceptibles dtre absorbs par les in-fluences bourgeoises.

    Sous la menace dexclusion, le Comit dentente dut se dissoudre, en respectant ainsi le principe de la discipline. Ctait le commencement de la fin de la Sinistra comunista comme majorit. Depuis les campagnes de recrutement, dcides par la direction gramscienne, le parti tait pass de 12.000 30.000 militants. Les nouveaux venus taient de tous jeunes ouvriers et paysans qui en-traient pour la premire fois dans la vie politique. Selon Togliatti, le niveau de capacit et de ma-turit politiques (tait) assez bas11. Cest avec un parti profondment transform que le Congrs de Lyon, en janvier 1926, put liminer dfinitivement les responsables partisans de Bordiga. Ce-lui-ci nobtint que 9,2 % des voix. Pour ne pas pousser sa tendance crer une fraction, voire un parti, Gramsci imposa dans le Comit central la prsence de trois membres de la Gauche. Cest loccasion de ce congrs que furent prsentes les fameuses Thses de Lyon, qui allaient orienter la politique de la Gauche communiste italienne dans lmigration. Les Thses taient dabord une condamnation de la politique mene par Gramsci, dont elle dnonait le pseudo-marxisme, mlange de Benedetto Croce et dHenri Bergson. Elles criti-quaient lalliance propose aux partis antifascistes, lors de lassassinat de Matteoti, et le mot dordre de Rpublique ouvrire fdrative comme un pur et simple abandon du marxisme. En second lieu, elles synthtisaient la conception bordiguiste du parti communiste. Celui-ci pour conduire la lutte de classe la victoire finale devait agir sur trois plans :

    thorique, le marxisme senrichissant des situations complexes, sans se rduire un cat-chisme immuable et fixe, tant lui-mme un instrument vivant pour connatre et suivre les lois du processus historique;

    organisationnel, le parti jaillissant non de la pure volont dun petit groupe dhommes, mais en rponse une situation objectivement favorable : La rvolution nest pas une question dorganisation; le parti est la fois facteur et produit du dveloppement historique. Les thses rejetaient donc volontarisme et fatalisme rvolutionnaires.

    interventionniste, le parti participant la lutte de classe comme corps indpendant de tous les autres.

    En troisime lieu, la plate-forme bordiguiste rejetait la discipline impose qui substituait ladhsion volontaire la rgle militaire de la soumission lautorit. Elle soulignait le danger de dgnrescence des partis de lInternationale soumis la bolchevisation. Devant ce danger les thses nenvisageaient gure la constitution dune fraction. Rpondant aux arguments des bol-chevisateurs, Bordiga notait quune fraction ne reprsentait pas le vritable danger qui se dve-loppait sous la forme dune pntration habile aux allures dmagogiques et unitaires, et qui oprait den haut pour comprimer les initiatives de lavant-garde rvolutionnaire. Bordiga traait de sombres perspectives historiques, suite cette dgnrescence. Et cela pour deux raisons : a) La stabilisation du capitalisme. Tout en reconnaissant que la crise du capitalisme est tou-jours ouverte, la stabilisation partielle avait entran un affaiblissement du mouvement rvolu-tionnaire ouvrier dans presque tous les pays conomiquement dvelopps. b) Le danger de contre-rvolution russe. Une politique rvolutionnaire de la Russie et de lIC dterminerait subjectivement les conditions futures de la rvolution. Or la Russie tait guette par la menace du capitalisme lintrieur de ses frontires, dans une conomie o coexistaient l-ments bourgeois (capitalisme dtat) et socialistes. Face une volution qui lui ferait perdre ses caractres proltariens, la rvolution russe ne pourrait tre sauve que par la contribution de tous les partis de lInternationale.

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  • Cest pour contribuer cette dfense que Bordiga, pour la dernire fois, participa Moscou une runion des instances du Komintern, en fvrier-mars 1926, au VIe Excutif largi12. Ce fut pour lui loccasion de longuement discuter avec Trotsky et de lassurer de la solidarit de la Gauche communiste italienne, dans sa lutte contre le socialisme dans un seul pays. Dans des interven-tions extrmement fermes, Bordiga sattaqua Staline. Il dfendit avec un grand courage la nces-sit quune rsistance de gauche se manifeste contre (le) danger droitier, et cela lchelle in-ternationale. Il nenvisageait pas la formation de fractions, sans en rejeter pourtant lhypothse. Il rappelait en effet que lhistoire des fractions est lhistoire de Lnine; elles ntaient pas une ma-ladie, mais le symptme de cette maladie. Elles taient une raction de dfense contre les in-fluences opportunistes. Ce fut le dernier combat de Bordiga et de la Sinistra comunista dans lI.C. Dsormais, celle-ci se constituait progressivement en fraction du PCdI. Aprs son limination du parti, et en raison de sa dispersion dans plusieurs pays sous leffet de la rpression fasciste, elle devait se retrouver seule et isole, dans sa tentative de redressement de lI.C. Sans contact avec Trotsky, qui suivait sa voie propre, sans le soutien de fractions de gauche au sein de lInternationale, sans possibilit de dvelopper sa propagande en Italie dans le parti, et dans lIC, elle se trouvait rduite un tat trs minoritaire. En dehors de la tendance bordiguiste, il existait dautres courants de gauche radicale. La pre-mire tche pour la Gauche communiste italienne tait logiquement dtablir des liens avec lOpposition de gauche allemande, qui la mme poque travaillait dans le sens dun regroupe-ment international des gauches communistes. Ces liens, elle les avait dj nous ds 1923, lorsque des membres de la tendance de Bordiga, prsents en Allemagne, entrrent directement en contact avec la gauche du KPD. Certains, comme Pappalardi avaient mme dmissionn du PC italien et form la premire opposition organise de lmigration italienne. Cest surtout avec Karl Korsch que Bordiga connaissait depuis le Ve Congrs du Komintern que les liens furent les plus troits. Exclu du KPD le premier mai 1926, en raison de son opposition la politique extrieure de ltat russe, quil qualifiait dimprialisme rouge, Korsch avait fond une organisation de plusieurs mil-liers de membres : Die entschiedene Linke, ou Gauche rsolue, qui publiait la revue Kommunistische Politik. Dans les thses de son groupe, il dfinissait la rvolution russe comme bourgeoise, nature qui tait apparue toujours plus clairement avec le reflux de la rvolution mondiale. Son groupe, contrairement la Gauche communiste italienne, avait abandonn toute esprance dune recon-qute rvolutionnaire du Komintern13. Les buts organisationnels napparaissaient pas trs clairement. Kommunistische Politik ne se dfinis-sait pas comme un parti ou une fraction; ses membres pouvaient tre sans parti (parteilos) ou adh-rents du KAPD. Il affirmait nanmoins que dans la situation prsente, la tche historique de tous les marxistes consist(ait) dans la nouvelle fondation dun parti de classe rellement rvolu-tionnaire sur le plan national et international, dune nouvelle Internationale communiste. Mais il soulignait que la ralisation de cette tche n(tait) pas possible dans le moment prsent. En labsence de vrais partis communistes, le groupe ne voyait dautre solution que la formation dun nouveau mouvement de Zimmerwald :

    La formule que nous avons trouve pour notre ligne politique et tactique dans le moment prsent est Zimmerwald et la gauche de Zimmerwald. Par l nous voulons dire que dans la priode de liquidation de la IIIe Internationale on doit reprendre la tactique de Lnine au moment de la liquidation de la IIe internationale. (Lettre de Korsch au groupe italien dopposition lextrieur, 27 aot 1926, in Danilo MONTALDI, Korsch e i comunisti italiani, Savelli, Milan, 1975.)

    La proposition en fut faite la Gauche communiste italienne et une lettre dinvitation une con-frence internationale des gauches en Allemagne fut envoye Bordiga lui-mme, rsidant Naples. Kommunistische Politik, en prenant connaissance du compte rendu du VIe Excutif largi

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  • publi Hambourg crut quune communaut dides et daction entre les deux Gauches pourrait rapidement sinstaurer. La rponse de Bordiga, et donc celle de la Sinistra comunista puisquil tait en liaison pistolaire permanente avec elle cette poque fut un net refus. Ce refus tait la consquence de diver-gences politiques. Ces divergences portaient sur la nature de la Rvolution russe et les perspectives de travail des gauches communistes :

    La nature de la Russie. Celle-ci tait dfinie comme proltarienne, mme si le danger de contre-rvolution tait rel :

    Votre faon de vous exprimer ne me semble pas bonne. On ne peut pas dire que la rvo-lution russe est une rvolution bourgeoise. La rvolution de 1917 a t une rvolution pro-ltarienne bien que ce soit une erreur den gnraliser les leons tactiques. Maintenant se pose le problme de ce quil advient de la dictature du proltariat dans un pays, si la rvolu-tion ne se poursuit pas dans dautres pays. Il peut y avoir une contre-rvolution; il peut y avoir un cours dgnrescent dont il sagit de dcouvrir et dfinir les symptmes et les re-flets au sein du parti communiste. On ne peut pas simplement dire que la Russie est un pays o le capitalisme est en expansion.

    Le refus de la scission. Il ne faut pas vouloir la scission des partis et de lInternationale. Il faut laisser saccomplir lexprience de la discipline artificielle et mcanique en respectant cette discipline jusque dans ses absurdits de procdure tant que cela sera possible, sans jamais renoncer aux posi-tions de critique idologique et politique et sans jamais se solidariser avec lorientation do-minante.

    Le refus des blocs dopposition. Je crois que lun des dfauts de lInternationale actuelle a t dtre un bloc doppositions locales et nationales.

    La critique et le bilan du pass. Dune faon gnrale, je pense que ce qui doit tre mis aujourdhui au premier plan, cest, plus que lorganisation et la manuvre, un travail pralable llaboration dune idologie po-litique de gauche internationale, base sur les expriences loquentes qua connues le Ko-mintern. Comme ce point est loin dtre ralis, toute initiative internationale apparat diffi-cile.

    Pour toutes ces raisons, Bordiga concluait par un refus dune dclaration commune, ne pensant pas dailleurs que cela serait possible en pratique14. Tout lesprit du communisme de gauche italien de cette poque tait condens dans cette lettre de Bordiga. Il y avait dabord une fidlit de sentiments la rvolution russe et lInternationale quelle avait contribu construire. Il y avait surtout une diffrence de dmarche et de mthode. Du moins, les bordiguistes en taient convaincus. La Sinistra comunista nabandonnait jamais le champ de bataille avant davoir livr le combat jusqu la fin. Ce combat tait thorique, en ce quil cherchait dgager toutes les leons quil tait possible de tirer dune dfaite. En cela elle suivait une dmarche analogue celle de Rosa Luxemburg, pour qui les dfaites taient riches denseignements pour les victoires futures. Il tait surtout politique dans la conception de lorganisation rvolutionnaire qui se dfinissait par la clart de ses buts, de ses principes et de sa tactique, relis leur cadre thorique. la diffrence des groupes qui proclameront prcipitamment la fondation de nouveaux partis et dune nouvelle internationale, ce qui traduisait un processus de sectarisation, la gauche italienne

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  • procdera toujours avec mthode. Tant que lInternationale ntait pas morte, et quil y subsistait encore un souffle de vie, elle sy rattachait, comme un membre se rattache au corps. Sa concep-tion de lorganisation tait unitaire, la scission tant un mal quil fallait viter, pour ne pas disper-ser les forces qui tendaient vers une organisation centralise internationale. Cest seulement lors-que la mort de lInternationale tait assure, quelle envisageait de se constituer en organisme autonome. La constitution du parti passait dabord par la fondation dune fraction issue de lancien parti qui maintiendrait son ancien programme rvolutionnaire, et cest seulement lors de bouleversements rvolutionnaires quelle se proclamerait parti. La construction de lInternationale obirait aux mmes lois : seule lexistence relle dans plusieurs pays de partis rvolutionnaires pouvaient poser les bases dune nouvelle Internationale. Cette vision dite organique du parti sera toujours celle de la Gauche italienne bien aprs la Se-conde guerre mondiale. Le parti et linternationale taient des organes, presque au sens biologique du terme; il sagissait den assurer le dveloppement sans oprer des greffes hasardeuses. Le parti devait natre et rester pur. Cela nallait pas sans une bonne dose de sectarisme. En 1926, la Gauche communiste italienne avait donn une forme presque acheve ses principes les plus fondamentaux. Elle rejetait les politiques dites de Front unique et de gouvernement ou-vrier et paysan; lantifascisme comme politique ne se plaant pas sur un terrain de lutte de classe; le socialisme dans un seul pays, la dfense de la dmocratie quelle combattait au mme titre que la dictature fasciste. Dautres points thoriques, comme la question de la rvolution russe et de la nature de ltat qui en tait issu, et celle de la formation des fractions, taient peine abords. Ce sera le rle de la Gauche italienne dans limmigration. On peut se demander pourquoi la tendance de Bordiga avait t dfaite dans le PCdI. Si lon perd de vue que le PC italien tait une section du Komintern, cela reste inexplicable. La politique de rsistance loffensive fasciste, quelle avait mene aussi bien sur le plan politique que sur celui de la lutte arme, avait t juge correcte par lensemble des membres du parti. Ce ntait pas la base du parti qui avait limin Bordiga, mais le Komintern en sappuyant sur Gramsci et Togliatti, qui jouissaient de lautorit hirarchique et du poids du parti russe dans le Komintern. Ce dernier, quasiment ds son origine, tait devenu linstrument de ltat russe, et avait balay toutes les op-positions de gauche. La rsistance dans ces conditions tait vaine. Non seulement la vague rvo-lutionnaire des annes 1917-1919 tait retombe, mais le prestige de lI.C., malgr son rle de courroie de transmission de la politique russe, restait norme et paralysait toute volont opposi-tionnelle. Toutes ces raisons expliquent une dfaite invitable, malgr toute la sympathie dont pouvait dis-poser la direction bordiguiste dans le parti. Peut-tre ses hsitations rsister, son acceptation quasi mcanique de la discipline et son refus de fonder une fraction avaient-elles acclr cette dfaite. Dautre part le refus sectaire du courant bordiguiste de discuter et collaborer avec les autres courants communistes de gauche ns en 1920 et exclus du Komintern (KAPD, Karl Korsch) ne contriburent pas peu son isolement. Celui-ci fut dailleurs plus le fait de Bordiga lui-mme en 1926, comme cela apparat dans la rponse Korsch, que de la Fraction italienne de Prometeo en exil dans les annes 30. la fin de lanne 1926, aprs avoir vu sa maison saccage par les fascistes, Amadeo Bordiga tait arrt et condamn trois ans de relgation dans les les, Ustica dabord, puis Ponza. Il orga-nisa avec Gramsci, malgr leurs divergences qui nentravaient point leurs liens damiti, une cole du parti dont il dirigea la section scientifique. Les dissensions ne sattnurent pas parmi les dte-nus. Lorsque 38 dtenus (dont Bordiga) contre 102 se prononcrent contre la campagne anti-trotskyste, la direction du PC italien installe Paris dcida dexclure lancien fondateur du parti. Ce qui fut fait en mars 1930, la suite dun rapport de Giuseppe Berti.

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  • Alors que la Sinistra comunista dans les prisons italiennes et ltranger continuait son combat, Bordiga allait peu peu sloigner de toute vie politique, pour se consacrer son mtier dingnieur architecte. Beaucoup stonnrent de son silence et le mirent sur le compte de la surveillance permanente exerce par la police fasciste (OVRA) dont les rapports taient adresss Mussolini. Dans les annes 30, Trotsky demanda Alfonso Leonetti, devenu trotskyste, et qui connaissait bien Bordiga pour avoir particip au comit de rdaction de Prometeo en 1924, pourquoi Bordiga ne vient pas donner un coup de main? Et Leonetti de rpondre : Bordiga pense que tout est pourri; il faut attendre la cration de nouvelles situations pour recommencer. (Lettre dAlfonso Leonetti Franco Livorsi, 1.5.1975.) Ce tmoignage est encore confirm par un rapport de police du 26 mai 1936 (ACS, CPC 747) qui enregistra leur insu une conversation entre Bordiga et son beau-frre. Celui-l dclara : il faut sloigner et attendre... attendre non pour cette gnration mais pour les futures gnrations. Bordiga semblait puis et dgot par le militantisme, comme lexprimait cette conversation du 3 juillet 1936 (ACS 19496, Divisione degli affari generali e riservati) :

    Je suis heureux de vivre en dehors des vnements mesquins et insignifiants de la politique militante, des faits divers, des vnements de tous les jours. Rien de cela ne mintresse, je garde ma foi. Je suis heureux de mon isolement.

    Malgr tous les efforts que firent les membres de la Gauche italienne pour le joindre, Bordiga semble avoir refus tout contact. Il semble quil attendait de la guerre mondiale invitable la re-prise rvolutionnaire, guerre quil appelait de ses vux :

    Si Hitler peut faire cder les odieuses puissances dAngleterre et dAmrique, en prcari-sant ainsi lquilibre capitaliste mondial, vive le boucher Hitler qui travaille malgr lui crer les conditions de la rvolution proltarienne mondiale.

    Et il ajoutait : Toutes les guerres, dornavant cest une constatation, trouvent leur pilogue final dans le fait rvolutionnaire. la dfaite succde la rvolution. (26 mai 1936, ibidem)15.

    Convaincu donc que la rvolution natrait encore de la guerre, Bordiga ne refit surface quen 1944, au sein dune Azione dei comunisti e socialiste italiani. Auparavant, il avait refus toute offre de collaboration que lui proposrent dabord Bombacci qui avait cr une revue philofasciste de gauche en 1936 puis les Amricains en 194416. De 1926 1945, la Gauche communiste italienne allait suivre sa propre voie, en quelque sorte orpheline de celui qui lavait le mieux incarne. Elle ntait ni italienne par son action internationale dans plusieurs pays, ni bordiguiste. Ne en Italie, elle stait dveloppe dans le Komintern. Cristallise par lapport thorique et politique de Bordiga, elle tait devenue anonyme. En cela elle allait suivre lenseignement fondamental des Thses de Rome, qui dfinissaient lorganisation comme une collectivit unitaire. Ce terme de bordiguisme qui lui fut bien souvent accol, la Sinistra comunista italiana dans limmigration le rejettera toujours, car il tendait lenfermer dans un culte des grands hommes, quelle neut point, du moins avant la rapparition politique de Bordiga... Le dveloppement tho-rique et politique de cette gauche devait dpasser et enrichir lapport de lhomme Bordiga. En cela la raction agace de la Fraction communiste italienne en 1933 tait tout fait caractristique de son autonomie :

    plusieurs reprises, au sein du parti italien, en prsence du camarade Bordiga, aussi bien quau sein de lInternationale et de lopposition de gauche, nous avons affirm linexistence du bordiguisme aussi bien que celle de tous les autres ismes, qui ont atteint des vritables performances, depuis que, au sein du mouvement communiste, on a institu la Bourse de la

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  • confusion et de la tromperie politiques. La seule fois qua paru le terme bordiguiste, cest sur la couverture franaise de notre plate-forme, et maintes fois nous nous sommes expli-qus ce sujet; nous avons dit que ce terme tait une erreur, bien que dans lintention des camarades il avait t employ seulement pour spcifier, au sein des nombreux groupes oppositionnels du parti franais, les traditions du courant politique qui ditait la plate-forme Le bordiguisme, aussi bien que la rduction de notre courant politique la personne de Bordiga, est la plus sotte dformation des opinions du camarade Bordiga lui-mme qui, sur les traces de Marx, a dtruit toute efficience de lindividualit en tant que telle et prouv thoriquement que seuls la collectivit et ses organismes sociaux doivent et peuvent donner une signification lindividu lui-mme. (Bilan, n 2, 1933, Pas de bordiguisme)

    Sil nous arrive, au fil des chapitres, demployer ici ou l le terme de bordiguisme ou de courant bordiguiste, on se gardera dy voir une personnalisation de ce courant. Il sagit plus daffaire de commodit dexpression que de croyance en une ftichisation de lhomme Bordiga par la Frac-tion italienne. Par contre, laprs-guerre qui vit les anciens membres de la Fraction, par enthou-siasme et souvent sans esprit critique, adhrer au Parti de Bordiga, scissionner pour Bordiga, justifierait certainement lemploi de bordiguisme. 1 Pour lhistoire du mouvement socialiste avant 1918, on peut se reporter au livre (anonyme) de Bordiga : Storia della sinistra italiana, tome I, tmoignage irremplaable de lacteur clef de lopposition de gauche socialiste. On ajoutera : G. ARFE, Storia del socialismo italiano (1892-1926), 1966, Einaudi, Roma. 2 Pour Bordiga, se reporter la bibliographie gnrale. Invariance, Le Fil du temps, Programme communiste donnent toutes les rfrences des textes, dans leurs nombreuses rditions. Voir en particulier, Le fil du temps, n 13, novembre 1976, et Programme communiste nos 48 56. 3 Pour le PSI Pendant la guerre, cf. louvrage collectif : Il PSI e la grande guerra, Florence, 1969. 4 Les rapports entre Lnine et Bordiga ont t tudis par H. KNIG, Lenin und der Italienische Sozialismus (1915-1921), Tbingen, 1967. 5Alfonso LEONETTI a publi un recueil de textes sur la question des conseils dusine en confrontant Bordiga et Gramsci : Dibattito sui consigli di fabbrica, 1973. La revue bordiguiste officielle Programme communiste, dans ses nos 71, 72 et 74, a publi de nombreux textes en franais du dbat dun point de vue critique sur Gramsci et le gramscisme. 6 Pour la naissance du PC dItalia, voir louvrage de Giorgio GALLI : Storia del partito comunista italiano, 1958. Les textes programmatiques du parti communiste dItalie se trouvent dans Le Fil du temps n 80, octobre 1971. 7 La conception du fascisme de la gauche communiste italienne se trouve expose dans le recueil de textes de Bordiga Communisme et fascisme, Ed. Programme communiste, 1970. Voir aussi Programme communiste, nos 45 50, Le PCdI face loffensive fasciste. 8 Relazione del PC dItalia al IV congresso dellInternazionale comunista, novembre 1922, Ed. Iskra, Milano, 1976. 9 La rsolution sur lItalie se trouve dans Les 4 premiers congrs de lIC, Maspro, reprint, Paris, 1971. 10 Il semble que Damen et surtout Repossi se soient prononcs, contrairement Bordiga, pour la formation imm-diate dune fraction de gauche : ...les lments de gauche ne doivent pas assumer de charges, mais se constituer en fraction et travailler au milieu des masses, pour ramen