Upload
others
View
2
Download
0
Embed Size (px)
Citation preview
Deuxième partie
2 3
Gédéon comédien
Deuxième partie
Adaptation réalisée par Marie-Laure Bessonpour «Le Cartable Fantastique»
Texte et illustrations de Benjamin Rabier
4 5
À peine libéré, Gédéon alla trouver Chabernac,
et lui fit part des obstacles que son Théâtre
populaire Gédéon » suscitait de tous côtés.
— Écoute, dit Chabernac, pourquoi ne
recruterais-tu pas ta troupe parmi les
pensionnaires de la Ménagerie actuellement au
repos dans ce village ?
— Très bonne idée, répondit le canard, envoie-
les moi sans tarder.
— Demain, tu auras leur visite.
6 7
Dès que la nuit fut tombée, le singe se rendit
aux écuries et ouvrit portes et grille, qui
retenaient prisonniers les animaux de la
ménagerie.
Tous se ruèrent vers I’air libre.
Un crocodile ouvrait la marche, suivi d’un
hippopotame, d’une autruche et d’un tatou à
trois bandes.
Chabernac était le dernier de la file.
8 9
La joie d’un peu de liberté les illuminait.
Le lendemain, à l’aurore, le singe vit Gédéon et
lui dit :
— Mes amis sont en liberté, tu vas avoir sous
peu leur visite.
— Merci, camarade, répondit Gédéon, je saurai
reconnaître tes bons offices et ton obligeance.
Quand le canard revint à la ferme, il fut
stupéfait de l’air inquiet et apeuré de ses amis
de toujours.
10 11
Tous s’éloignaient de la basse-cour à pas
feutrés, l’échine courbée et l’effroi dans les
yeux.
— Qu’est-ce encore ? se dit Gédéon et qu’est-il
encore arrivé ici pendant ma courte absence de
ce matin ?
Poursuivant sa promenade, il aperçut, inquiète
et tourmentée, la fermière accoudée à l’appui
de sa fenêtre.
12 13
Son mari se livrait à des efforts surhumains
pour sortir de l’écurie l’âne Alfred.
La pauvre bête tremblait comme la feuille, et la
sueur perlait de son front.
14 15
Quant à Bob, le gros porc périgourdin, il fallut
le pousser du pied pour le faire sortir de la
porcherie.
Plus loin, Chanteclerc, le coq, et Tigrette, la
pondeuse du Nivernais, semblaient en proie à
une terreur indicible.
16 17
Caché dans un coin du grenier, Chabernac
exultait et avouait, dans un « a parte » plein
d’envie, la joie qu’il éprouvait en contemplant
les effets de la panique qu’il avait semée dans
la paisible ferme en rendant la liberté aux
pensionnaires de la Ménagerie.
Ce mouvement, il l’avait eu, non pour seconder
le trop naïf Gédéon, mais pour assouvir un
mesquin sentiment de jalousie.
Chabernac, à la vérité, avait peur de la
concurrence que pourrait faire à la Ménagerie
le « théâtre populaire Gédéon ».
18 19
Son plan avait un plein succès.
L’arrivée dans la ferme de cet hippopotame, de
ce crocodile, de ce tatou et de cette autruche
ne passa pas inaperçue, vous pouvez le croire.
20 21
L’hippopotame riait à pleins poumons de la
terreur qu’il semait et pour l’augmenter, il se
roula à terre sans se douter que ce mouvement
inattendu allongea de deux mètres cinquante
la taille d’un pauvre petit lapin qui s’était blotti
sous le pachyderme.
22 23
Et tandis que, sous l’œil amusé de Chabernac,
la basse-cour fuyait à toutes pattes dans
toutes les directions, l’hippopotame s’asseyait
tranquillement sur un tonneau vide.
Gédéon alla trouver Chabernac et lui fit part de
ses inquiétudes.
— Jamais je n’arriverai à monter une troupe
avec les sujets que tu m’as envoyés.
24 25
— C’est parce que tu ne sais pas les prendre.
Au fond, ce sont de braves gens, artistes
jusqu’au bout des ongles; mais il faut savoir
leur parler.
Gédéon se retira sur ces paroles du singe sans
que son inquiétude se fût pour cela dissipée.
Chabernac résolut de tenter un grand coup afin
d’enlever à jamais le goût du théâtre à Gédéon
et à ses amis.
26 27
Apercevant l’hippopotame, qui s’était endormi
sur son tonneau, il ramassa dans le magasin
d’accessoires de la Ménagerie, tout ce qui
restait de fusées, de boîtes de poudre et de
pétards, puis, par la bonde ouverte, il laissa
tomber le tout dans l’intérieur du tonneau.
La même ouverture servit de passage à une
allumette enflammée.
— Sauve qui peut, cria-t-il à un chat et à un
caneton qui, curieux, s’étaient approchés.
28 29
À ce moment, en effet, une explosion
formidable ébranla les airs, et un roulement de
tonnerre se répéta d’écho en écho.
30 31
Malgré son poids imposant, l’hippopotame,
soulevé à une trentaine de mètres, sous la
puissance de l’explosion, fit deux ou trois tours
sur lui-même et alla retomber sur le toit de la
maison de Madame Homer, la directrice de
l’école des filles.
32 33
Le pachyderme, qui pesait une tonne, fit voler
en éclats une centaine de tuiles, défonça
la toiture de la maison et disparut dans le
grenier au milieu d’un fracas épouvantable de
matériaux, auquel se joignait le miaulement
qu’un chat de gouttière, jusqu’alors béat sur
une cheminée, laissait échapper de sa gorge
serrée par l’épouvante.
34 35
Le pachyderme, qui ignorait les lieux, secoua
la poussière qui saupoudrait sa carapace, puis
il se remit sur ses pattes, descendit un étroit
escalier, poussa une porte entr’ouverte et
aperçut la bonne Madame à laquelle il présenta
ses hommages.
La pauvre femme faillit mourir de peur, en
apercevant ce visiteur aussi indiscret que
matinal.
Elle poussa un grand cri et tomba évanouie sur
son oreiller, tandis que son perroquet Caraco,
son chien Gustave et ses chats Fred et Lucien
cherchaient dans la fuite un salut protecteur.
36 37
Le pachyderme s’excusa dans son langage et,
sans bruit, descendit dans la salle à manger.
Au fond de l’âtre, une grosse marmite
ronronnait.
Ses flancs recelaient un odorant pot-au-feu cuit
à point.
L’hippopotame, alléché par le divin fumet
qu’exhalaient le bœuf et les carottes, ne put
résister à la tentation de goûter à ce plat qui lui
tombait du ciel.
38 39
Doucement, il détacha de la crémaillère la
marmite et gagna paisiblement la campagne
où, bientôt, ses amis le crocodile, l’autruche et
le tatou vinrent le rejoindre.
Tous quatre s’installèrent sur l’herbe et firent un
déjeuner improvisé dont, pendant longtemps, ils
se souviendront
40 41
Quand le repas fut terminé, l’autruche, qui
répondait au doux nom de Sophie, laissa
ses compagnons faire la sieste et s’en fut
rendre visite aux poules de la ferme, qui, déjà,
prenaient place pour se coucher.
Quand les volailles virent Sophie, elles
crurent avoir affaire à une poule géante, et
elles poussèrent, en son honneur, des cris
d’admiration mêlés à un bien compréhensible
effroi.
42 43
Coqs et poules dégringolèrent de leur oerchoir
pour céder la place à l’animal géant qui leur
faisait l’honneur de venir visiter le poulailler.
Sophie, désireuse de laisser en ces lieux le
souvenir de son passage remarqué, s’accroupit
au-dessus d’un grand panier où, sur de la
paille, se trouvaient déjà deux ou trois œufs, et
elle pondit un œuf majestueux.
L’opération terminée, elle s’éloigna, emportant
le respect de tous.
44 45
Le lendemain, la fermière entra comme
d’ordinaire dans le poulailler pour récolter les
œufs de la veille, mais quand elle vit l›œuf
fantastique qui remplissait le panier, elle faillit
s’évanouir de stupéfaction.
La brave femme prit l’œuf dans ses bras et
l’apporta à la ferme où il eut le succès qu’il
méritait.
De dix lieues à la ronde, on vint voir l’œuf
phénoménal de la ferme du Moulin des Bans.
46 47
Le perroquet raconta alors qu’il avait vu passer
sur les chemins une poule géante.
Plus de doute : la volaille phénoménale était
venue pondre dans le poulailler de la ferme.
La joie des fermiers fut si grande de posséder
un œuf de cette taille qu’ils résolurent de le
faire couver afin de conserver un échantillon de
cette race fantastique.
48 49
Dans un coin de la ferme, Gédéon, qui savait
à quoi s’en tenir quant à I’histoire de la poule
géante, regardait du coin de l’œil le singe
Chabernac qui, de son côté, derrière une haie,
se tordait de rire.
— Je sais d’où vient le coup, pensa le canard.
Ce singe en qui j’avais confiance n’est qu’un
fumiste et il faudra que je m’en méfie.
50 51
Le lendemain de ce jour mémorable, l’œuf fut
installé en grande pompe au milieu de la cour
de la ferme, et toutes les meilleures pondeuses
furent invitées à l’honneur de le venir couver.
Il fallut douze poules pour arriver à ce travail.
52 53
Au bout du vingtième jour de couvée, on perçut
des coups sourds contre la paroi de l’œuf.
Les pondeuses s’éloignèrent, et bientôt, elles
assistèrent à l’éclatement de la coquille, puis
à l’apparition d’un poussin phénomène qui
mesurait un bon mètre de hauteur.
54 55
Le poussin de la ferme du Moulin des Bans eut
un succès fantastique : on ne parlait que de lui,
et de tous les coins du pays, on vint le voir.
Les douze poules, fières d’avoir donné le jour à
ce poulet-géant, ne voulurent pas I’abandonner,
et I’on vit cette scène inédite et paradoxale d’un
poussin qui promenait ses poules.
Dans son coin Gédéon philosophait sur le
toupet que peuvent avoir les singes et sur la
naïveté des habitants de la ferme.
56 57
Un beau matin, Chabernac apprit que les
représentations de la Ménagerie allaient
commencer et, vite, il signifie à ses amis un
ordre de retour immédiat.
L’autruche, le tatou et l’hippopotame
acquiescèrent sans broncher.
Seul le crocodile, épris de liberté, refusa de
rentrer au bercail.
Pour l’obliger à reprendre le chemin de la
Ménagerie, le singe eut une idée.
58 59
Dans une boîte à outils de charpentier, il prit un
grans compas, sur les pointes duquel, il planta
deux grosses oranges.
Puis, s’approchant du crocodile, il lui dit
gentiment :
— Voici les belles oranges que j’ai cueillies
pour toi. Vois comme elles sont appétissantes.
Le saurien ouvrit une large gueule pour
engloutir les fruits.
60 61
C’est ce qu’attendait Chabernac.
Il étendit le compas dans sa plus grande
largeur.
Les deux pointes de l’instrument pénétrèrent
dans les mâchoires inférieure et supérieure
de l’animal, qui, subitement, se trouva dans
l’impossibilité de Ies faire mouvoir sans
éprouver les plus atroces souffrances.
Le crocodile était bien à la merci du rusé
Chabernac.
62 63
Ainsi, il supporta d’être conduit docilement, à la
manière d’un chien en laisse, car le singe avait
eu soin d’attacher une ficelle au compas.
Le saurien voulait-il rester en route ?
Vite Chabernac tirait sur crocodile la ficelle, un
cri de douleur s’exhalait et le crocodile reprenait
sa marche lamentable.
64 65
L’hippopotame, Sophie et le tatou, qui, lui,
s’était roulé en boule, n’avaient fait aucune
difficulté pour se diriger vers la Ménagerie.
À minuit, tout le monde était rentré, et le
crocodile, enfin délivré de son instrument de
torture, dormait à poings fermés, si I’on peut
dire, sur sa litière.
66 67
Le lendemain, en se promenant, Gédéon passa
près de la Ménagerie.
Il rencontra le singe Chabernac qu’un rire
goguenard et malicieux secouait.
— Je suis bien près de renoncer à la création
d’un théâtre, dit notre canard, j’ai trop
d’obstacles à surmonter.
— Tu ne réussis pas, parce que tu lésines
trop. Si tu veux attirer le public, aie des décors
flamboyants, des costumes riches et une mise
en scène étincelante. C’est le goût du jour.
Crois-moi.
68 69
Le canard réfléchit aux conseils de Chabernac,
et il prit le parti de se livrer à une dernière
tentative.
Les décors seront naturels et bien situés,
puisqu’il les choisira dans les plus jolis coins de
la région.
Quant aux costumes, il les prendra sur les
cordes où les hommes les mettent à sécher,
les costumes à la mode, tout comme en portent
les humains, des décors naturels et une mise
en scène, toute conçue par lui, Gédéon, quels
éléments de succès.
70 71
Et le directeur-comédien se mit à la besogne.
Il fit une randonnée dans le pays et décrocha
d’une corde à sécher le linge, toute une garde-
robe pittoresque et originale, dont il devait
habiller ses pensionnaires.
72 73
Puis il annonça la grande représentation tant
attendue :
Aujourd’hui, Première Représentation de
« L’ENFANT PRODIGE »
Pantomime à grand spectacle.
74 75
Le succès fut très contesté.
Seul, Gédéon récolta quelques
applaudissements.
Décidément dit le canard, il vaut mieux que
je renonce à travailler pour un public dont
l’intelligence est si bornée quelle demeure
insensible aux manifestations de l’Art.
76 77
— J’ai vu ton « Enfant prodige » lui dit
Chabemac. Eh bien, mon cher, dans ta
troupe, il n’y a que toi qui aies du talent. Oui,
tu es un type dans le genre de Molière, tout
simplement, ton talent de comédien égale
ton talent d’auteur. Ta place n’est pas à la
ferme du Moulin, non, elle est dans un grand
établissement tel que le Cirque-Ménagerie qui
me compte parmi ses pensionnaires.
— Donne-moi vingt-quatre heures, répondit le
canard, je réfléchirai et je prendrai une
décision.
78 79
En attendant que Gédéon prenne un parti, il
lui fallait vivre, car ses tentatives de création
de théâtre populaire l’avaient fait chasser de la
ferme, et ce fut à son imagination ingénieuse
qu’il demanda la pitance quotidienne.
Le voyez-vous s’adjugeant le picotin de
l’âne, en mettant le feu à cette musette pleine
d’avoine ?
80 81
Mais il n’était pas toujours heureux dans les
tentatives que lui dictait son estomac affamé.
Un soir qu’il poursuivait son dîner, en
l’occurrence, une grenouille, il put constater que
les proverbes sont souvent vrais.
« Il y a loin de la coupe aux lèvres » en
devenait pour lui un exemple frappant, car
la grenouille poursuivie aperçut au moment
précis où Gédéon l’allait saisir un panache qui
tournoyait dans l’espace.
82 83
Tantôt ce panache rasait presque la terre, tantôt
il s’élevait à trois mètres en décrivant de folles
arabesques.
Dès que le panache fut à sa portée, la
grenouille le saisit, se laissa soulever et
transporter dans l’espace.
À un moment donné, elle desserra son étreinte
et confia à la trajectoire le soin de disposer de
son sort.
84 85
La bestiole fit deux ou trois tours sur elle-même
et tomba au beau milieu de I étang qui l’avait vu
naître.
Elle était sauvée; mais Gédéon perdait son
alléchant dîner.
Cette aventure mit le comble à sa mauvaise
humeur et lui dicta sa ligne de conduite.
86 87
Il se rendit immédiatement au Cirque-
Ménagerie où il vit le singe Chabernac.
— Décidément, lui dit-il, je suis trop intelligent
pour tous ces imbéciles, ma place est au milieu
des artistes, des vrais, des purs comme le
sont tes camarades du Cirque. Là, je pourrai
au moins produire en public mes talents de
comédien.
— J’ai déjà parlé de toi au patron, répondit le
singe. Tu n’as qu’à te présenter.
88 89
Dix minutes après cet entretien, Gédéon avait
vu le directeur et il était engagé au Cirque-
Ménagerie Pandovani.
90 91
Les premiers jours furent fatigants et
dangereux.
Gédéon apprit la haute école sur le dos de
l’hippopotame.
92 93
Un soir, à la fin d’une répétition, il tomba dans
une marmite qui ronronnait près de la roulotte
de M. Pandovani.
L’eau était très chaude et, sous son action,
Gédéon perdit toutes ses plumes.
C’est donc en canard déplumé qu’il fit ses
débuts.
94 95
Son grand corps, dépourvu de plumage,
lui donnait un air des plus comiques et lui
promettait les plus francs succès.
Chabernac était arrivé à ses fins.
Il avait débarrassé le Cirque d’un concurrent
possible, et en faisant admettre Gédéon dans
la troupe de M. Pandovani, il servait les intérêts
de l’établissement dont il était un des plus
amusants pensionnaires.
96 97
Gédéon comédien… Débuts dans un numéro
de danse en haute école sur un hippopotame.
Les bravos, sincères ceux-là, le
récompensèrent enfin de ses efforts si
longtemps dédaignés.
98 99
Ses anciens camarades, aux jours de grandes
représentations, s’approchent de la tente
du Cirque, et à travers les trous de la toile,
assistaient ravis au succès de Celui qui avait
été leur Directeur.
— Quelle perte nous avons faite en perdant
Gédéon, dit Grognard à ses amis, que la
supériorité intellectuelle du canard comédien
impressionnait vivement.
100 101
Aujourd’hui, Gédéon est « arrivé ».
Quand on parle de lui, on dit : « Gédéon ? »
C’est « quelqu’un ».