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UNIVERSIT DE PARIS 8 VINCENNES - SAINT-DENIS cole Doctorale : Pratiques et thories du sens
Thse de doctorat en tudes de genre
Ji Sun BAE
Genre et rcriture de lHistoire : Du tmoignage lautobiographie plusieurs voix
Thse dirige par Nadia SETTI Soutenue le 4 avril 2014
Jury : Zineb ALI-BENALI Judith REVEL Marta SEGARRA Nadia SETTI (directrice de recherche)
Centre dtudes fminines et dtudes de genre Universit de Paris 8 Vincennes-Saint-Denis 2 rue de la Libert - B 342 93526 Saint-Denis cedex Genre, Travail, Mobilits - CRESPPA UMR 7217 CNRS 59-61 rue Pouchet 75849 PARIS CEDEX 17
Rsum Ce travail montre les conditions d'laboration et de production de langues et critures
qui relisent une mmoire subjective et collective, en rcrivant l'Histoire par-del les violences, les dnis, les refoulements et les censures. Il analyse le rapport entre lautos, je, soi-mme, insparable du bios, la vie comme exprience qui traverse le corps, et la graphie, lcriture, la fois texte, tmoignage et rcit, en examinant comment la question de la langue maternelle intervient dans ce rapport. Cela concerne dabord l'analyse du texte du tmoignage Lhistoire quon rcrit avec la mmoire (2001) travers lequel mergent en sujet de l'histoire et de l'criture les femmes de rconfort survivantes de l'esclavage sexuel en Core du Sud pendant l'occupation japonaise. Cette analyse montre comment des femmes viennent lcriture en troublant la femme dans lcriture de lHistoire. Grce au dispositif du Team de Tmoignages, les tmoignages se modulent en criture de vie, en biographies. Ensuite, dans le texte autobiographique Dicte, Theresa Hak Kyung Cha fait apparatre un autre sujet d'nonciation une voix peuple qui vise l'autre histoire de la Core du Sud partir de son histoire familiale dans une langue d'exil, une langue de lautre. Lcriture autobiographique, qui est une criture de lhistoire individuelle, croise lcriture de lHistoire en rsistant la subsumption de la femme ainsi que de la pense. Dans cette perspective, ce travail interroge la complexit de la langue maternelle et de l'autobiographie chez des philosophes tels quArendt, Adorno, Derrida. La langue maternelle se rvle tantt comme langue de la Nation, de la loi, de lautre tantt comme langue de laffection et de lintime, de la relation gnalogique.
Mots-cls : femmes, criture de lhistoire, femmes de rconfort , tmoignage, mmoire, autobiographie, Theresa Hak Kyung Cha, langue maternelle, Arendt, Adorno, Derrida
Abstract This work shows the conditions of the elaboration, and production, of languages and
writings that revisit a subjective and collective memory by rewriting History beyond violence, denial, repression, and censorship. This work analyses the relationship between the autos, the I, the self inseparable from the bios, life as an experience the body goes through - and the graphein, the act of writing, the written form, at once text, testimony and narrative, by examining the question of how the mother tongue is involved in this relationship. Firstly, it concerns the analysis of the testimony The history we rewrite with memory through which comfort women, survivors of sexual slavery in South Korea during the Japanese occupation, emerge as a subject of History and writing. This analysis shows how women have begun to write by agitating the idea of the woman in the writing of History. Thanks to the collaboration of a Team of Testimonies, testimonies become life stories, biographies. Then, in the autobiographical text Dicte, Theresa Hak Kyung Cha brings to light another subject of the enunciation, an embodied voice addressing the other part of South Korean history, through her own familys story in a language of exile, a language of the other. Autobiographical writing, an account of an individuals story, meets the writing of History, yet resists the subsumption of the Woman and thought. In this perspective, this work question the complexity of the mother tongue and the shortcomings of autobiography in philosophers works such as Arendt, Adorno, Derrida. The mother language reveals itself sometimes as the language of the Nation, of the law, of the other and sometimes as the language of affection, and intimacy, of the genealogical relationship. Keywords : women, writing of History, comfort women, testimonies, memoir, autobiography, Theresa Hak Kyung Cha, mother tongue, Arendt, Adorno, Derrida
Remerciement
Cette thse naurait jamais vu le jour sans lencouragement de ma directrice Nadia
SETTI. Je la remercie chaleureusement de ses conseils prcieux, de ses lectures minutieuses,
et de sa confiance durant toutes ces annes. Je ne saurais assez la remercier.
Je voudrais aussi remercier les membres du jury, Zineb ALI-BENALI, Judith REVEL,
Marta SEGARRA pour leur temps et lattention porte mon travail.
Je tiens remercier toutes mes proches qui mont aide pendant lcriture de cette thse.
Namhong Min, ma mre
TABLE DES MATIERES INTRODUCTION .. 1
PREMIERE PARTIE Dconstruire lHistoire
Chapitre I. Construction et reconstruction du nous .14 I.1. Reconstruction dune nation : lidologie de lUn ... 16 I.1.1 Aprs loccupation, la fondation de la Core du Sud sous le rgime dictatorial ...16 I.1.2. Mythe de la fondation nationale .. 20 I.1.3. ducation nationale : Gukminhwa ... 27 I.1.4. Mogukeo : la langue de la matrie .... 31 Cration de Hangeul 33 Violence faite la langue corenne . 36 I.2. Femmes en tant que sujet, nous ... 43 I.2.1. mergence des mouvements et des penses fministes .. 43 I.2.2. Ambigut entre femmes, fminisme et nationalisme.. 47 I.2.3. Exprience des femmes entre victimisation et subjectivation . 50 I.2.4. Femmes : forces dtonnement .55 Chapitre II. Lhistoire entre dni et transmission ..... 59 II.1. Construction du pass 59 II.1.1. Une longue histoire du silence ... 59 II.1.2. Politique de la rupture avec le pass : une logique de rconciliation 66 II.1.3. Victimisation de la Core du Sud 72 Sentiment national, entre honte et colre ..73 Neutralisation des survivantes et sentiment de Han ...76 II.1.4. La femme : mtaphore de la Core viole ..78 II.2 Construction dun lieu dcriture des femmes 81 II.2.1. Un lieu textuel comme lieu du tmoignage ... 82 II.2.2. Rcits de chercheuses : mise en relation .... 88 II.2.3. Donner la prminence aux tmoins ...93 II.2.4. Mmoire ..97 II 2.5. Scne de lautoreprsentation ....101 II.2.6. criture dun texte oral : apprendre des survivantes .104
DEUXIEME PARTIE Rcrire lhistoire
Chapitre III. Tmoignages ..111 III.1. Langage des survivantes ... 112 III.1.1 Langage potique ....112 III.1.2. Sonorit et rsonance des tmoignages 114 III.2. Le langage qui griffe ..122 III.2.1. Petits mots doux ...123 III.2.2. Mots qui fouettent.... 125 III.2.3. Naufrage, la peur de la mort. 127 III.2.4. Hwangguk Sinmin Seosa, une scne originaire de la souffrance. 130 III.2.5. Hayakku , sans fin132
III.3 Rinterprtation des survivantes135 III.3.1 Seumire : un nouveau nom pour la vie...135 III.3.2. Rparer le manque du lien familial...137 III.3.3. Le corps de vierge ...141 III.3.4. La premire histoire damour143 III.3.5. Entre deux mondes ...147 Chapitre IV. criture dune voix peuple .153 IV.1. Lauteur comme lieu de lnonciation ..154 IV.2. Pour venir lcriture.161 IV.2.1. Une femme venue de loin.162 IV.2.2. Faire venir les autres en soi ..........165 IV.2.3. Entre les deux dictes...172 IV.3. criture de lhistoire des femmes : transmission de la mmoire et de lcriture..178 IV.4 Langue maternelle : une langue de lcriture ...186 IV.4.1. Lettre sa mre : portrait dune jeune femme souffrante de la langue interdite..187 IV.4.2. Mres : un foyer de la mmoire et des langues 192 IV.4.3. Ombre de Mogukeo : lidentit nationale et la langue maternelle..198
TROISIEME PARTIE Entre dsappropriation et rappropriation
Chapitre V. Exil de la langue maternelle ..209 V.1. La langue maternelle lorigine de la pense et de lamour.210 V.1.1. Lamour pour la langue maternelle ...210 V.1.2. Ambigut de la maison de la langue maternelle...219 V.2 Exil dans la langue maternelle...225 V.3. Entre les langues236 V.3.1. Ceux que laccent rvle237 V.3.2. Habiter dans une langue venue dailleurs 243 V.3.3. Bilinguisme hirarchis, pour garder son me ..250 Chapitre VI. Autobiographie : construction dun rapport entre je, vie et criture 253 VI.1. Les sens de lautobiographie 254 VI.1.1. Lautobiographie : un genre hors du genre...... 255 VI.1.2. Dsir de lcriture autobiographique... 260 VI.1.3. Identification comme traduction ..266 VI.1.4. Auto-biographie : un contrat pour la vie ........273 VI.2. La complexit de la langue maternelle 281 VI.2.1. Proprit non appropriable ..281 VI.2.2. Langue maternelle : entre vie et mort 284 VI.2.3. Langue endeuille et non appropriable 288 VI.2.4. Langue maternelle dans sa division active ..294 VI.2.5. criture comme processus de re-marque..299 VI.3. Autobiographie : contrat dcriture pour faire la vrit ...304 Conclusion.311 Bibliographie.318
INTRODUCTION
2
Dconstruire signifie dmonter, dsassembler, donner du jeu lassemblage pour laisser jouer entre les pices de cet assemblage une possibilit do il procde mais que, en tant quassemblage,
il recouvre1.
Le moteur de cette thse vient sans doute dune petite phrase inscrite dans mes
souvenirs denfance. Cette phrase est prononce trangement et uniquement, au moins dans
mes souvenirs, par des femmes ges : Si jcrivais ma vie, elle couvrirait plus de dix
volumes . Je leur ai souvent demand pourquoi elles ncrivaient pas, et jai eu des rponses
diverses qui insinuaient ou signifiaient toutes, au fond, limpossibilit absolue dcrire leur
vie. Jai pris conscience peu peu quelles taient pour la plupart illettres, et que leurs
expriences nauraient pas suscit lintrt des diteurs.
Cependant, si elles ntaient pas illettres, auraient-elles pu crire leurs vies et les
publier ? Dailleurs, elles ont beau tre illettres, on peut sinterroger sur la signification de
cette phrase quelles ont prononce de manire quasi identique : souligne-t-elle le fait que les
expriences de ces femmes taient aussi nombreuses que mouvementes ? Ou lenvie de
lcriture ou de la transmission de la vie ? ; dans ce cas, pourquoi cette impossibilit? Et quel
est le sens de lcriture ? Cette thse tente dy rpondre et dintroduire ces femmes dans
lcriture en analysant sur limpossibilit absolue implicite de lcriture de leur vie. Ce
serait une rflexion sur un certain rapport entre autos, je, soi-mme , insparable du bios,
la vie comme exprience qui traverse le corps, et graphos, lcriture en traversant la
question de la langue maternelle .
Il semble indispensable de souligner limportance des penses et des mouvements
fministes qui mont accompagne tout au long de mes recherches et de mon exprience
fministe, et qui ont galement permis ce travail dexister. Je voudrais donc commencer par
une brve introduction de lhistoire des penses fministes 2 : effectivement, ces penses
coexistent mon insu comme autant de mthodologies et de normes, malgr leurs diffrences.
Les ides fministes ont remis en cause les principes de la science : le fminisme a
travaill sur la question des femmes dans la science, puis, et davantage, sur la question de la
science dans le fminisme3. Dans le premier dessai de classification des penses fministes,
1 Jean-Luc Nancy, La Dclosion, Paris : Galile, 2005, p. 215. 2 En ce qui concerne les mouvements et les penses fministes en Core du Sud, je les traiterai dans Chapitre I.2. Femme en tant que sujet, nous . 3 Cf. Prface des traductrices , Sandra Harding, The Science Question in Feminism (1986), trad. de langlais par Jae-Kyung Lee, Soul : Ewha Womens University Press, 2002 ; Joo-Hyun Cho, La politique de lidentit de la femme, Soul : Alternative Culture publishing Co., 2000.
3
Feminist Politics and Human Nature, Alison Jagger4 essaie de les catgoriser, identifiant un
fminisme libral, un fminisme radical, un fminisme marxiste et socialiste. Ensuite, dans
Feminist Thought, Rosmarie Tong5 y ajoute dautres catgories correspondant diffrents
types de penses, comme le fminisme psychanalyste, le fminisme existentialiste, le
fminisme postmoderne. Ces deux auteurs ont introduit le rapport entre le fminisme et
dautres courants de pense en laborant une classification idologique.
La diffrence entre ces classifications et celle dHarding dans The Science Question in
Feminism6, est la suivante, selon Rosi Braidotti :
Sandra Harding par contre, utilise des catgories de pense originales et endmiques au mouvement des femmes et les applique soigneusement la production des critres critiques. Elle adopte en plus la dmarche mta-mthodologique que je considre comme llment le plus frappant de la thorisation fministe qui se veut transversale et donc, forcment, interdisciplinaire7.
Sandra Harding analyse explicitement les diffrentes positions du fminisme :
empirisme fministe, parti pris fministe 8 (feminist standpoint theories), postmodernisme
fministe. Lempirisme fministe distingue la bonne science et la mauvaise science : la
mauvaise science ne peut pas garantir lobjectivit du fait des prjugs et du sexisme. Afin de
rsoudre les problmes inhrents la mauvaise science, il faut respecter rigoureusement le
principe de la science. Autrement dit, lempirisme fministe ne remet pas en cause la
science elle-mme, donc le cadre conceptuel de lobjectivit scientifique ; il reste limit
des travaux de rparation. Je ne sous-estime pas pour autant lutilit de cette approche ni sa
ncessit lpoque, mme si je men garde. Le plus grand problme que reprsente cette
approche est, semble-t-il, sa tendance naturaliser la femme comme une catgorie naturelle,
ce qui risque de minimiser les diffrences entre les femmes. Sans relire les concepts 4 Alison Jagger (1983), Feminist Politics and Human Nature, trad. de langlais par Mi-Hoe Goog, Soul : Ieelon and Shilcheon, 1999. 5 Rosmarie Tong (1988), trad. de langlais par So-Young Lee, Feminist Thought, Soul : Han-Shin, 1995. 6 Sandra Harding (1986), trad. de langlais par Jae-kyung Lee, The Science Question in Feminism, Soul : Ewha Womens University Press, 2002. 7 Rossi Braidotti, La philosophie, l o on ne lattend pas, Paris : Larousse, 2009, p. 57. Quand jai commenc la formation de Womens Studies (je ne le traduis pas parce quil me semble que les tudes fminines nont pas les mmes rfrences. Dailleurs, quant au titre de la formation, il existait, depuis un certain temps, une demande du changement qui rpondrait mieux aux attentes ou aux besoins de lpoque ; il a t suggr, entre autres, Gender Studies, Feminist Studies) en Core, concernant les thories fministes, nous avons tudi ces trois auteurs cites ci-dessus en mme temps. En dehors du cadre du sminaire thorique, le sminaire de la mthodologie a pour but dapprendre penser autrement et appliquer les thories fministes au niveau de la recherche et du mouvement fministe. Cest la mthodologie, qui signifie en effet lontologie et lpistmologie, qui se distingue dautres domaines de recherche. 8 Cest la traduction de Rossi Braidotti. Ibid., p. 59.
4
problmatiques, demander lgalit entre hommes et femmes ne change en effet pas le
paradigme9.
Le parti pris fministe (feminist standpoint theories) est influenc par Hegel et par
Marx, et prsente le point de vue des femmes, fond sur des expriences communes, comme
une position de lobjectivit alternative. Harding propose lexpression strong objectivity pour
le qualifier : le point de vue de loppresseur falsifie la reconnaissance des ralits ; en
revanche, celui de loppress est capable de lobserver avec lucidit et de voir le fond des
choses. Il faut donc analyser non seulement la science ou sa procdure, mais aussi les
contextes et les rapports sociaux et politiques. Cette position, qui couvre lampleur des
diffrentes approches, parat-il, reste fidle la science et au rapport traditionnel de
dissociation entre le sujet et lobjet10.
Le postmodernisme fministe, influenc par les ides du postmodernisme et les
critiques davant-garde, saccorde avec le parti pris fministe sur le fait quil nexiste pas une
seule vrit pour expliquer la ralit et les expriences ; cette approche refuse les positions
dj tablies. Le postmodernisme fministe insiste sur le fait quaucun point de vue ne peut
viter la partialit : une position est forme et influence par une spcificit historique,
politique, et les contextes propres chacun (situatedness)11.
Le point de vue de cette recherche hrite de lhistoire de penses fministes. Il nexiste
pas de pure objectivit dans les savoirs ; mme dans le champ intellectuel fministe, tout est
situ. Il nexiste donc que des savoirs situs. En ce sens, les savoirs sont politiques et
9 Cf. Ibid., p. 57-58. 10 Cf. Ibid., p. 59-62. La dissociation nette entre le sujet humain (observateur, analyste) et lobjet (observ, analys) parat plus possible. Je rappelle ici une des ides de Foucault sur la mort de lhomme. Je pense que Les mots et les choses est un projet abouti, au moins sur les trois points suivants : un rseau anonyme des savoirs ; on ne sait ni ce quon fait ni qui lon est, la condition de la possibilit de la connaissance nest ni la continuit ni la progression, cest plutt une rupture, une discontinuit. Deuximement, une amorce dune nouvelle histoire de la critique des savoirs est influence par la mthode structuraliste et saffranchit de la philosophie de lhumanisme, Sartre et Camus. Lide de lanti-humanisme de Foucault dans ce livre ne correspond pas exactement la question du sujet, mais il sagit de la place occupe par lhomme en sciences humaines. Je pense que ses ides sont daccepter la mort du sujet libre et autonome sartrien. Cf. Foucault, Les mots et les choses, Paris : Tel, Gallimard, 1990. En ce qui concerne, lanthropocentrisme qui est en effet un systme dexclusion, mme dans lhumanit, je voudrais citer un texte : Elisabeth de Fontenay montre dans Le Silence des btes, la philosophie l'preuve de l'animalit (Paris : Fayard, 1998), en sappuyant sur Lucrce, comment lhumanit dsenchante le monde par crainte inspirs par la religion. Une des attributions de ce riche travail est de dmontrer comment lhomme devient le centre du monde en sacrifiant les animaux et ainsi quune certaine partie de lhumanit, elle-mme. 11 Cf. Donna Haraway, Situated Knowledges: the Science question in Feminism and the privilege of partial perspective , Feminist Studies, vol.14, No.3. (Automn, 1988), p. 575-579, disponible sur http://www.staff.amu.edu.pl/~ewa/Haraway,%20Situated%20Knowledges.pdf, Cf. Braidotti, op.cit., p. 62-66.
5
montrent eux-mmes comment un problme ou une pense se construisent et se maintiennent.
Cette position est le point de dpart de cette recherche qui tente de montrer la construction des
savoirs sur la femme, lexprience des femmes et lcriture.
Mais la science ne dit pas je , ni tu , ni nous . Elle se dispense de cette polmique, elle linterdit. Son sujet sera on . Qui on ? Or le je est parfois plus vrai que le on ou le il . Il est plus vrai parce quil dit ses sources12.
La science nautorise pas dire je , qui dispose ses sources, et impose un sujet qui
joue la neutralit. Lexprience des femmes, par laquelle jentends en mme temps le corps et
la pense des femmes, est reste longtemps ignore au nom de la neutralit. Or, la femme
nest pas entirement exclue de lcriture : elle est de surcrot incluse en tant quexclue. Le
je des femmes, qui dispose ses propres ressources pour crire sa vie, na pas sa place dans
lcriture, mais la femme a t incluse dans lcriture, donc dans le texte dans le monde en
tant que texte13 .
La femme a t inscrite comme labsence ou comme mtaphore (de lidologie)14, et
ainsi prive du pouvoir de dire et dcrire en tant que je dans le texte-monde. Le texte lui-
mme transcrit ainsi linjonction de lexclusion des femmes15 : la femme est incluse dans le
texte comme celle qui doit tre exclue. Il semble important de souligner linscription de
la femme comme labsence dans le texte et la procdure de conceptualisation de lautre, qui
fabrique le sujet dominant, attribu lhomme, qui seul possde le pouvoir de dire, dcrire et
de reprsenter le monde : la femme a t ainsi incluse sous forme de je qui semblait
neutre, mais qui tait celui de lhomme. En ce sens, est importante lintroduction de lcriture
dun je des femmes. La possibilit de dire je dans une langue et un certain contexte est
lie la possibilit de lcriture, elle-mme.
12 Luce Irigaray, Parler nest jamais neutre, Paris : dition de Minuit, 1985, p. 8-9. 13 Jacques Derrida, Confessions et Circonfession, Des confessions, Paris : Stock, 2006, p. 90. 14 On le verra dans la premire partie qui comporte lanalyse sur la reconstruction de la Core du Sud. 15 La femme est prsente comme labsence ncessaire dans les textes philosophiques. Pour la reprsentation des femmes dans les textes philosophiques, voir AA.VV, Les femmes de Platon Derrida, Paris : ditions Plon, 2000. Pour citer un exemple en psychanalyse, je voudrais citer la signification du phallus , o Lacan explique le phallus comme le signifiant privilgi (p. 170) ; il est un symbole et cest sa fonction. En consquence, la femme est le signifiant du manque ; elle est la prsence de labsence ; cest son rle symbolique (Jacques Lacan, La signification du phallus , crits II, Paris : dition du Seuil, coll. Points essais , 1999 (1966), p. 163-174). Je pense aux travaux critiques, que lon doit entre autres Derrida, et surtout Luce Irigaray pour la prise de conscience de la diffrence sexuelle, comme la premire diffrence qui est en effet lexclusion totale ; par consquent, lautre nexiste mme pas dans lordre symbolique. Je cite seulement quelques textes : Jacques Derrida, perons, Les styles de Nietzsche, Paris : Flammarion, 1978 ; Carte postale, Paris : Flammarion, 1980 ; Luce Irigaray, Spculum de lautre, Paris : dition de Minuit, 1974 ; Ce sexe qui nen est pas un, Paris : dition de Minuit, 1977.
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Dans lcriture de lexprience des femmes, le corps de la femme doit tre considr
la fois comme matriel et linguistique : la parole et lcriture en tant quacte politique ou
linversion linguistique ne se dissocient pas du corps. Lintroduction du je des femmes,
qui crit, signifie donc construire un autre systme de savoirs et dcriture partir des
savoirs situs. Cette criture ne se limite pas au genre littraire de lautobiographie16 ; au
contraire, elle permet de rflchir sur la construction dun rapport entre ces lments de
lautobiographie, et sur la construction et la transmission de la mmoire17.
Jaborde la question de lcriture de lhistoire partir de femmes telles que celles qui
habitent mon souvenir, et dont les phrases ont orient ma recherche de ces vies et de ces
je . Jentends le terme d histoire au moins dans ses deux sens principaux, ou plutt
comme lassociation des deux : dune part connaissance et rcit des vnements du pass,
des faits relatifs lvolution de lhumanit (dun groupe social, dune activit humaine), qui
sont dignes ou jugs digne de mmoire , et lautre part, biographie, vie18 . Jentends donc
par lcriture de lhistoire une exprience au croisement de ces deux sens : entre des passs
dignes ou jugs dignes de mmoire ou non, et entre luniversalit et la singularit ;
lcriture traverse lune et lautre en les reliant.
En interrogeant lobjectivit dans la science, les recherches fministes ont galement
permis de questionner lHistoire elle-mme. Ce que lhistoire crit relve en effet dun
positionnement particulier : les notions dobjectivit ou de neutralit servent souvent
masquer le fait que lhistoire est crite selon des positions fondamentalement diffrentes, qui
parfois sopposent. Il est donc ncessaire de sinterroger sur la manire dont construit un
discours historique : quest-ce qui dfinit lhistoire ? Comment lhistoire est-elle crite ?
Du point de vue de fministe, lcriture de lhistoire sinscrit dans un processus qui
cherche dmasquer ce qui a t masqu au nom de lobjectivit dans lcriture de lhistoire
elle-mme. Ces dmarches de recherche historique ont ouvert lcriture de lhistoire aux
minorits, et dvelopp lhistoire des femmes, des noirs ou des homosexuels, qui sont
16 Jcris moi-mme la premire personne dans cette thse : mme sil ne sagit pas dautobiographie, mes rflexions se mlent avec les autres comme dans les critures que janalyserai dans ce travail. 17 Il semble que la pense et la mmoire sont souvent difficiles distinguer, comme le dit Derrida : Je ne distingue pas entre pense et mmoire. Jacques Derrida, Confessions et Circonfession , op.cit., p. 73. 18 Paul Robert, texte remani et amplifi sous la direction de Josette Rey-Debove et Alain Rey, Le Petit Robert, Dictionnaire alphabtique et analogique de la langue franaise, Paris : Robert, 2011, p. 1239.
7
rabaisss et diminus, voire ignors. De ce fait, lcriture de lhistoire se trouve galement
confronte une demande de justice, en relation avec lexprience des minorits.
Lcriture fministe de lhistoire a dabord commenc par poser autrement les
questions, se plaant du ct des femmes, afin dcouter l exprience des femmes dans
une histoire nayant soi-disant admis que des faits dmontrs objectivement. Par ailleurs,
litinraire de la prise de conscience est important du point de vue politique dans lhistoire du
mouvement fministe19 : lchange de paroles, dans ltude fministe ou dans le groupe de
prise de parole, est une des procdures de la subjectivation du sujet fminin. Pris comme un
acte politique, la prise de parole des femmes une tentative de prendre le pouvoir de se
reprsenter et dinterprter elles-mmes. Prendre la parole, cest soccuper de dire ce quon
en pense. Pas seulement noncer mais, analyser. Le rle premier de la philosophie est
dinterroger ce qui semble aller de soi par une trop grande habitude20. En ce sens, cette
action est la fois une subjectivation et une subversion.
Or, il semble ncessaire dtre vigilant avec le thme d exprience . Lexprience est
un concept utile pour critiquer lHistoire. Pourtant lapproche de lhistoire par lexprience,
selon Scott, ne trouble pas fondamentalement son cadre gnral, car le statut des sources
historiques reste ambigu21. En revanche, la croyance aveugle en lexprience suscite lillusion
de restituer les paroles des exclu(e)s, de rendre les vrits ou les faits-mmes, dont les
expriences seraient de vritables rfrences. L vidence de lexprience comme une
preuve de la diffrence entre sexes, constitue en effet un soubassement de la politique de
lidentit, car lexprience vcue des femmes est vue comme le facteur qui nourrit
directement la rsistance loppression, cest--dire le fminisme. Prcisment, le politique
devient possible parce quil repose sur ou procde dune exprience des femmes qui lui
prexiste22 . Lvidence de lexprience garde la lgitimit de la politique de lidentit.
19 Je rappelle le discours fministe radical des annes 1970 sur la prise de conscience. 20 Annie Leclerc, Intervention orale la journe de la philosophie lUnesco, 2004, Publie dans La philosophie et les femmes, Unesco, 2006, Nancy Huston, Passion dAnnie Leclerc, Acte sud, 2007, p. 345. 21 Joan Scott, Lvidence de lexprience , Thorie critique de lhistoire, trad. de langlais par Claude Servan-Schreiber, Paris : Fayed, 2009, p. 81-109. Ce qui me semble le plus problmatique, quand on coute lexprience , cest quon problmatise moins sur les catgories de telle ou telle exprience, comme les noirs, les femmes ou les homosexuels. Mais couter lexprience demande galement danalyser telle ou telle catgorisation, et de situer telle recherche, non seulement de recueillir chaque exprience telle quelle existe. 22 Ibid., p. 100.
8
Si lexprience peut livrer elle-mme la vrit irrductible, elle peut galement rsulter
de la naturalisation des expriences. La naturalisation de la catgorie de la femme efface les
forces critiques linsu du fminisme. Lexprience demeure comme un couteau double
tranchant : une arme de revendication et un pige de la naturalisation de lexprience de la
femme, donc la femme comme une catgorie naturelle. Par ailleurs, lexprience prexistante
des femmes se construit souvent partir de leurs expriences en tant que victimes ; par
consquent, cela suppose le risque de ne pas smanciper du rcit de la victime , qui
semble une faon de dfinir la femme par rapport lhomme, alors pris comme loppresseur.
Ce serait une autre faon dinscrire la femme dans lcriture. crire lexprience des femmes
revient donc tenter linvention dune criture.
Dans la premire partie, ce travail tente de dconstruire le rcit de la reconstruction de
la Core du Sud aprs loccupation japonaise. Cette reconstruction correspond la
construction du nationalisme, lidologie de lUn base sur la fiert dune nation fonde par
une seule ethnie du sang , dans laquelle le corps de la femme est inscrit comme une fonction,
ddi la procration du futur peuple coren en prservant la puret du sang . La femme
est aussi une mtaphore qui occulte lexprience des femmes : leur vie elle-mme est anantie
dans lcriture de lHistoire de la Nation. Cette reconstruction de la Nation stablit par le
biais de la valeur dite traditionnelle rinterprte par le discours nationaliste. Afin de
promouvoir cette idologie, le rgime militaire utilise le mythe de la fondation nationale,
lducation nationale et la langue corenne, parle uniquement dans les Cores, donc seule
langue maternelle pour les Corens. Pendant que cette idologie de lUn construit le
nous , les femmes dveloppent dautres sujets collectifs avec les penses fministes. Cette
histoire permet une autre approche de lcriture de lhistoire qui ne sappuie pas sur
l vidence de lexprience .
La deuxime partie est consacre la rcriture de lhistoire de la Core du Sud. Elle
analyse dabord lmergence en sujet de lhistoire et de lcriture des femmes de
rconfort 23 , survivantes de lesclavage sexuel en Core du Sud pendant l'occupation
23 Il faudrait ajouter lexplication concernant le titre femme de rconfort en coren Wianbu. Les femmes de rconfort qui suivent larme du Japon est un titre donn par le Japon. Les Corens appellent toujours ces survivantes par commodit les femmes de rconfort ou simplement grand-mre dans une situation moins officielle. Il y a quand mme une discussion sur ce titre de la part de The Korean Council for the Women Drafted for Military Sexual Slavery qui indique quil faut officiellement conceptualiser nouveau les femmes esclaves sexuelles de larme du Japon . Wianbu est traduit en anglais Comfort Women ou plus rcemment, Japanese Military Sexual Salavery : le Nouveau Dictionnaire Coren-Franais (dition dHankuk University of Foreign
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japonaise (1910-1945) travers le texte de tmoignages Femmes de rconfort qui sont
dsignes de force 4. Lhistoire quon rcrit avec la mmoire24. Jai choisi cet ouvrage, parce
quil montre la connexion entre la sexualit, la domination masculine et le pouvoir colonial.
Les survivantes construisent un autre discours contre le discours de ltat-nation qui soustrait
le corps, lexprience et le langage des femmes. Bien que leurs expriences soient longtemps
restes dans un silence absolu, les survivantes, en sortant dune ombre impose, sopposent
lidologie dominante du pouvoir et de la culture traditionnelle de la Core du Sud.
Dailleurs, elles crivent non seulement leur exprience en tant que femmes de
rconfort , mais leur vie entire. Elles construisent un lieu textuel o les femmes
tmoignent et sentendent les unes et les autres. Ce lieu textuel non seulement intgre
lexprience considre longtemps comme inexistante, mais tente de changer linscription
mme de la femme comme absence dans le texte. Ainsi les femmes entrent dans ce texte avec
leur corps et leur pense : dans ce texte la femme nexiste plus, mais il y a des femmes qui
pensent, crivent et sentendent. Ainsi leur histoire pourra se transmettre. Dans ce texte de
tmoignages, la langue maternelle nest pas identique la langue corenne standardise,
porteuse de lidologie de lUn, mais davantage porteuse de laffection entre ces femmes et
lieu de transmission de la mmoire et de lcriture de leur histoire, qui mettent profondment
en cause la langue et l'criture de lHistoire.
Le tmoignage est essentiellement autobiographique .
Il va sagir dautobiographie dans la mesure o cela se prsente comme un tmoignage. Par essence, un tmoignage est toujours autobiographique : il dit, la premire personne, le secret partageable et impartageable de ce qui mest arriv, moi, moi seul, le secret absolu de ce que jai t en position de vivre, voir, entendre, toucher, sentir et ressentir25.
En ce sens, lcriture de louvrage de tmoignages Lhistoire quon rcrit avec la
mmoire peut tre considre comme une criture autobiographique. Lcriture
autobiographique dmontre dune certaine manire quil existe mille manires de vivre,
Studies, 2011) propose la femme contrainte lesclavage sexuel . Wian signifie, si je le traduis littralement, consolation que relaxant. Bu dignifie en Hanza ( idogramme chinois) femme de quelquun donc au sens dun couple mari et femme ; il sougiligne lappartenance lhomme. Je pense que Wianbu montre littralement le point de vue du Japon sur ce usage des femmes. Le rle de la femme est de rconforter lhomme pour quil puisse faire son mieux dans son devoir et son travail : cette division de rle institue par ltat continue dans la socit corenne aprs loccupation japonaise. On le constatera. Je chois la traduction de la femme de rconfort , afin de rappeler le contexte du titre donn par le Japon et de souligner le fait que les Corens lutilisent toujours ainsi que dans dautres langues. 24 Team de Tmoignages (The Korean Council for the Women Drafted for Military sexual Slavery by Japan), Femmes de rconfort qui sont dsignes de force 4, lhistoire quon rcrit avec la mmoire, Soul : Pulbit, 2001. La traduction de ce texte est faite par moi. 25 Jacques Derrida, Demeure, Paris : Galile, 1998, p. 51.
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dexister, et de penser et dcrire au contraire de la prtention de lidologie totalitaire de
lUn, qui veut imposer une seule manire dtre. Ainsi, le pouvoir totalitaire exige
luniformisation du peuple pour justifier son pouvoir. En ce sens, lcriture
autobiographique des survivantes est politique. Des femmes, qui nont t jusque-l que
mtaphore ou signe, ou encore reprsentantes de lexclusion, sont venues lcriture de
lhistoire avec leur corps et leur vie. Lcriture autobiographique, qui est en quelque sorte une
criture de lhistoire au niveau de lindividu, se croise ainsi avec lcriture de lHistoire en
rsistant la totalisation (de la femme ainsi que de la pense).
Dans cette perspective, janalyse une autre rcriture de lhistoire, le texte
autobiographique Dicte, de lcrivaine et artiste corenne-amricaine Theresa Hak Kyung
Cha, dans le but de faire apparatre un autre sujet dnonciation, une voix peuple , qui
raconte une autre histoire de la Core du Sud partir de son histoire familiale et dans la
langue de lexil (langlais mlang avec dautres langues). Dans ce cas, lcriture
autobiographique, qui raconte lhistoire individuelle, croise lcriture de lHistoire dans un
acte de rsilience qui concerne le statut du je de la voix narrante par rapport aux
traumatismes personnels et collectifs.
Alors que lcriture de louvrage collectif Lhistoire rcrite par la mmoire est
construit par un polylogue qui en fait une autobiographie collective, au sens de la pluralit des
je et des voix, lcriture de la Diseuse , narratrice de Dicte montre un polylogue
intrieur. Dans cette criture, le je de la Diseuse de la Dicte est principalement un lieu de
lnonciation. La voix de la diseuse est porteuse de la mmoire hrite de sa grand-mre
maternelle et de sa mre, qui transmettent lhistoire de la colonisation, de lexil et de la
migration : ainsi la voix peuple se construit en lieu dnonciation. Chez la diseuse de Dicte,
la mre est gardienne de la mmoire des langues. Dans cette criture dune voix peuple, la
langue maternelle est revisite travers plusieurs histoires, et devient une langue qui
permet dcrire ce qui serait indicible et interdit.
Pour approfondir dun autre point de vue le sens de lautobiographie et la complexit de
la notion de langue maternelle , je mets en place dans la troisime partie une confrontation
entre diffrentes positions philosophiques, notamment chez Hannah Arendt, Theodor W.
Adorno et Jacques Derrida, en me rfrant aux rflexions dAkira Mizubayachi et de Tzvetan
Todorov.
La langue allemande est devenue le vecteur de la violence sous le nazisme : afin de
rflchir comment les personnes, dont cest la langue maternelle, ont vcu cette situation, ce
travail analyse le rapport dHanna Arendt et de Theodor W. Adorno la langue allemande :
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les deux se sont exils aux tats-Unis, mais Adorno a par la suite dcid de rentrer dans son
pays. Pour Arendt, lamour pour sa langue maternelle reste intact, surtout grce la relation
quelle entretient avec sa mre et avec la maison familiale. Ainsi, cet amour pour la langue
maternelle nest pas li la responsabilit politique ou lappartenance la communaut,
mais davantage son exprience lintrieur de sa famille. En ce sens, sa langue allemande
est une langue singulire qui diffre de la langue nationale . En mme temps, Arendt sest
adapte une autre langue, langlais, qui a remplac la langue allemande dans l'criture
philosophique. En revanche, Adorno est revenu en Allemagne et la langue allemande, car il
a jug que celle-ci tait irremplaable par rapport son travail philosophique. Cependant, il ne
revient finalement pas la mme langue maternelle : maintenir la position de lexil dans sa
propre langue est une condition de ce retour.
Le rapport la langue maternelle de Mizubayashi et Todorov qui ont adopt la langue
franaise pour leurs crits change. Mizubayashi est re-n dans la langue franaise, quil
considre comme sa langue paternelle : il ne se sent pas tout--fait comme un Japonais,
sans tre autant un Franais. Il en est de mme pour le franais. Pour Todorov, son pays
dorigine a en quelque sorte perdu le statut de rfrence originaire, malgr son histoire et son
amour pour son pays dorigine ; sa rfrence principale est actuellement la langue franaise et
la France. Ces deux auteurs sont, pour ainsi dire, exils de leur langue dite maternelle par
rapport une autre langue quils ont choisi dhabiter : ils sont en quelque sort devenus
trangers leurs langues maternelles, dans lesquelles ils ont t jets ds la naissance. Ils
vivent entre les langues.
Quant Derrida, il voque la langue franaise comme la seule langue quil possde,
mais qui nest pas la sienne. Cest donc par un discours aportique quil aborde la question de
la langue maternelle et du sujet comme monolingue dans la langue de lAutre . Son
hypothse est que cette situation nest pas seulement la sienne, mais une structure universelle
de la langue, au sens que la relation avec la langue est un processus de dsappropriation et
rappropriation. Ce rapport la langue maternelle et la tentative de la re-marquer constituent
un motif de lcriture. Dans ce processus de dstabilisation de lidentit et de lipsit
l'autobiographie se rvle impossible, sauf si lcriture se produit dans une langue venir et
un processus de lidentification dans la vie.
Lobjectif principal de ce travail est donc danalyser les conditions dlaboration et de
production de langues et critures qui relisent une mmoire subjective et collective, en
rcrivant lHistoire par-del les violences, les dnis, les refoulements et les censures. Ce
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parcours de rflexion conduit travers des matriels littraires et discursifs htrognes, fait
apparatre sous un autre clairage la relation entre tmoignage, autobiographie et langue
maternelle, dans un contexte historique marqu par les conflits et les nationalismes en Europe
et en Asie, au XXe sicle. Ce travail a donc pour objet de revisiter les concepts de
lautobiographie et de la langue maternelle afin de les dsassembler, et ventuellement
pouvoir les reconstruire.
PREMIRE PARTIE
Dconstruire lHistoire
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Chapitre I.
Construction et reconstruction du nous
La fin de la guerre froide, marque par la chute du mur de Berlin, correspond peut-tre
seulement un changement de forme, parce que cette priode concide avec celle de la
condition postcoloniale en Core comme dans dautres pays dAsie, o la guerre froide nest
alors pas finie, mais demeure prsente et active26. La Core, qui reprsente dune certaine
manire la guerre froide , ne peut pas tre Une seule ; si la Core peut tre considre
comme une, ce serait une divise , donc plus dune27. De ce fait, la logique nationaliste et
totalitaire de lidologie de lUn de la Core du Sud se construit la fois comme une
ncessit absolue, afin de rendre la Nation sa fiert, et au nom de cette ncessit nationale,
pour justifier le rgime dictatorial.
Cette idologie de lUn, quil est mme difficile de considrer comme une idologie
cause de sa simplicit, a jou un rle crucial dans la construction de la Core du Sud, aprs la
libration de loccupation japonaise et la priode dadministration militaire des tats-Unis.
Cette idologie prtend que nous sommes Un , ou plutt nous devons imprativement
ltre, parce que Nous sommes Danilminjok (nous sommes une nation fonde par une seule
ethnie du sang)28 . Cela sous-entend la ncessit de la runir les deux Cores pour retrouver
cette fiert de Danilminjok. Par consquent, la qute de ce but national justifie une certaine
autorit de la part du gouvernement, en tant qutat dexception.
Mes questionnements concernent dabord ce nous , ce sujet la premire personne
du pluriel. Lidentit peut sans doute coexister avec dautres, sans que telle personne ou telle
communaut en ait conscience. Cependant, quand lidentit est mise en discours, cela produit
une figure de lautre-ennemi, et ainsi un certain critre ou une certaine logique dexclusion.
26 Rada Ivekovi analyse, aprs la chute du mur de Berlin, la reconstruction des pays de lEst ; comment le prmoderne, le postmoderne, et le postcolonial se croisent et quel rle le nationalisme y a jou. Rada Ivekovi, Le sexe de la nation, dition Non & Non, 2003, p. 107-166. 27 La Core est divise par Puk Chosn, Core du Nord, officiellement Rpublique populaire dmocratique de Core (capital, Pyongyang), et par Han-guk, Core du Sud, officiellement Rpublique populaire de Core (capitale, Soul). Jemploie la Core du Nord et la Core du Sud. 28 Minjok peut tre traduit, selon le contexte, en franais, nation, peuple, race, ethnie (Cf. Nouveau dictionnaire Coren-franais, dition dHankuk University of Foreign Studies, 2011). Dans la fiert nationale ou le processus de rendre la nation sa fiert , la nation doit donc tre entendu en mme temps ethnie, race et mme tat dans le contexte de lcriture de lhistoire de la Core du Sud. Et pourtant, jai traduit Danilminjok par une seule ethnie du sang , cest pour souligner le rapport la langue et au sang, en me rfrant la dfinition d ethnie dans Dictionnaire le Petit Robert 2011 : Ethnie : Ensemble dindividus que rapprochent un certain nombre de caractres de civilisation, notamment la communaut de langue et de culture .
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Quand lidentit saffirme, elle doit le faire contre les identits diffrentes : ltablissement
dun discours identitaire se construit donc par linstitution de lexclu, qui spare l entre-
nous du contre-nous . Le nationalisme fond par une identit nationale se fonde sur
lexclusion des diffrences, et dans cette logique, la femme est considre comme la premire
de ces diffrences. Le nationalisme est donc ncessairement misogyne.
Le nationalisme est toujours misogyne, mme sil ne possde pas didologie par ailleurs. Il fonctionne par lexclusion de lhtronomie, de tous les autres , la femme tant lune des figures de lautre les plus rpandues dans tout patriarcat. De manire singulire, la misogynie et lexclusion des femmes, plutt que dtre un produit du systme, le fonde. Le nationalisme nest que lexpression dun sentiment politique, plus ou moins dfensif ou offensif (car les deux aspects existent)29.
Le nationalisme misogyne exclut la femme comme lautre, et cest ainsi quil se
construit et peut sidentifier lui-mme, mais aussi parce quil sagit de crer une identit
homogne. Des femmes nexistent pas dans ce mcanisme dexclusion. Dans le nationalisme
coren, fond sur la puret du sang , et qui revendique une seule identit nationale, quel
statut ont les femmes ? Le nous du discours nationaliste coren ne dsigne pas les femmes
comme des sujets inclus dans le nous . Le nationalisme coren, particulirement attach
la puret du sang , construit ncessairement le sujet pluriel, le nous contre les autres,
pour se dfendre de limpuret ; afin dtre nous , et dtre rassembls sous ce mme sujet,
il a toujours besoin de lautre ou des autres, pour se construire en opposition avec eux. Le rle
de lautre est attribu la femme intrieur de la Nation, entre-nous ; de plus, cest
la femme qui doit dfendre la puret du sang de la Nation, mme dans des conflits entre les
Nations. Le nationalisme produit ainsi une sorte de refuge de son propre autre, quil nest pas
capable dassumer. Il se sert de la femme comme miroir de lui-mme et frontire de la puret-
impuret.
Janalyserai comment lidologie de lUn, prise comme lidentit unitaire et lunicit de
ltre, exclut les femmes comme lAutre dans nous dans la situation postcoloniale et au
cours de la reconstruction de la Nation. Or, les femmes ne se sont pas soumises cette
position de lAutre, mais y ont rsist et lont dconstruite travers leur vie. Je tenterai donc
de dmontrer comment ce sujet nous se re-construit en se dconstruisant.
29 Rada Ivekovi, Le pouvoir nationaliste et les femmes , Europe and the Balkans Network, Occasional Paper n 1, Ravenne, Longo Editore, 1995 : disponible sur http://www.pecob.eu/flex/cm/pages/ServeBLOB.php/L/EN/IDPagina/2011/UT/systemPrint
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I.1. Reconstruction dune nation : lidologie de lUn
I.1.1. Aprs loccupation, la fondation de la Core du Sud sous le rgime dictatorial
La situation internationale la fin de la Deuxime Guerre mondiale nest pas trs
favorable la Core, bien quelle soit libre de 35 ans doccupation par le Japon. Depuis la
Deuxime Guerre mondiale, selon Benedict Anderson, toute rvolution russie se dclare
nationale 30 . La libration de la Core ne semble pourtant pas tre exactement une
rvolution russie mene par le peuple coren et pour le peuple coren : au contraire,
lespoir dune vie nouvelle aprs la libration est rapidement bris, et cest une nouvelle
forme de pouvoir colonial qui sinstalle, ladministration des tats-Unis. En effet, ceux-ci
rtablissent, selon leur intrts, une administration militaire au sud de la ligne du 38e parallle,
une autre forme doccupation, pourtant lgitime 31 . Cela suscite une recrudescence du
nationalisme coren, qui avait auparavant provoqu la volont dindpendance vis--vis du
Japon, dirig contre et pour ce nouveau rgime colonial (dailleurs, contre et pour les
dictateurs ; jy reviendrai). Depuis, le nationalisme coren perdure.
Loccupation de la Core par le Japon, selon Immanuel Wallerstein32, disparat du
discours officiel pendant cette priode. Lune des raisons de cette omission est la rpartition
des zones dinfluence entre lUnion sovitique et les tats-Unis : lURSS veut contrler le
Nord-Est de lAsie et les tats-Unis veulent contrler le reste de lAsie.
Les tats-Unis ont hrit des legs coloniaux de la Greater East Asia Co-Prosperity Sphere (sphre de coprosprit de la Grande Asie orientale) et ont tabli un rseau de bases militaires, instaurant ainsi un systme de scurit collective en Asie de lEst. Tout en isolant les tats nationaux les uns des autres en Asie du Nord-Est, les dcideurs amricains ont cherch mettre en place, de manire bilatrale, des rapports semi-coloniaux entre les tats-Unis et chacun de ces tats. Cest ainsi qu lexception de la Chine et de la Core du Nord, lAsie du Nord-Est a t unifie par un centre lointain qui se trouvait de lautre ct du Pacifique33.
Lors de cet arrangement entre les pouvoirs de contrle, la responsabilit du Japon nest
pas mise en cause ; lomission des fautes du Japon nuira toujours la situation politique de la
30 Benedict Anderson, Imagined communities, Londres-New York : Verso 1992, p. 2. 31 Selon la Confrence de Yalta, lUnion sovitique a occup le nord partir du 38e parallle, et le sud a t occup par les tats-Unis depuis 1945. Cette ligne reste toujours comme une ligne de cessez-le-feu aprs la guerre de Core (1950-1953), bien quelle ait t un peu ajuste. Concernant la division et la runification, on peut consulter un livre rcent en franais : Robert Charvin & Guillaume Dujardin, La Core vers la runification, Paris : lHarmattan, 2010. 32 Immanuel Wallerstein, The Agonies of liberalism , New Left Review, n 204, 3-4/1994. 33 Naoki Saka, Le gender, enjeu politique et langage du nationalisme postcolonial japonais , Cahier du Genre, n 50, 2011, Paris : LHarmattan, 2011, p. 43.
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Core du Sud. Pendant la guerre froide, ladministration militaire des tats-Unis vise utiliser
la situation gopolitique de la Core du Sud pour en faire une base militaire arrire contre le
communisme, et surtout contre lUnion sovitique : elle a besoin donc de maintenir le
personnel coren en poste sous loccupation japonaise. Par consquent, ladministration est
confronte la rsistance des Corens qui voulaient lpuration. Par ailleurs, la Core du Sud
sert galement de colonie conomique34.
Dans une telle configuration gopolitique, Syngman Rhee, anticommuniste,
nationaliste35 et vangliste36 , parvient se faire lire comme premier Prsident avec le
soutien des tats-Unis au sud de la ligne du 38e parallle, alors que ladministration militaire
amricaine touche sa fin, ce qui fonde la Core du Sud37. Depuis, la Core est toujours
divise en deux tats et les Cores demeurent dans lre de la guerre froide. Rhee cherche
enterrer les problmes de loccupation afin dutiliser le systme du pouvoir et le rseau
humain dj en place sous loccupation. Sur ce point, les tats-Unis et Rhee partagent les
34 En effet, plusieurs traits dissymtriques de libre-change sont toujours en cours. Cela continue malgr la contestation du peuple : en 2008, il y a eu la manifestation contre le libre-change, surtout de la viande. Cf. La Core du Sud ne digre pas le buf tats-unien, Juin 2008, Humanit : disponible sur http://www.humanite.fr/node/49456 35 Seungsook Moon explique comment la Core du Sud a construit la Nation en sappuyant sur le nationalisme. Depuis Rhee, tous les pouvoirs qui navaient pas la lgitimit du pouvoir, pour se justifier, ont choisi le nationalisme et sen servaient ; elle appelle ce nationalisme le nationalisme officiel . Begetting the Nation : The Androcentric discourse of National History and Tradition in South Korea , Dangerous Women : Gender and Korean Nationalism, New York : Rutledge, 1998, p. 33-66 ; trad. de langlais par Eunmi Park, Soul : Samin, 2001, p. 53-88. 36 Dans la reconstruction nationale de la Core du Sud, lglise a jou un rle important. Les Corens ont eu besoin dune sorte de consolation et de justification pour de telles situations et dencouragement pour sen sortir. Les vanglistes y ont rpondu ; la thologie binaire a donn la rponse en poussant le peuple coren vers la reconstruction conomique. Lesprit de thologie de la prosprit a encourag une donation dabord pour lglise : si vous tes avec Dieu et que vous donnez Dieu, Dieu vous le rendra ; la Core du Sud progressera, la Core du Sud sera un pays lu, parce que lglise laidera sen sortir. Et vous serez au Paradis. Pendant la priode de la croissante violente, les entreprises ont souvent favoris lglise ; elles ont construit leurs glises en leur sein pour contrler des ouvriers qui sont venus de la campagne et qui se sont retrouvs perdus et isols dans une grande ville. Lentreprise et lglise se sont occupes des problmes personnels des ouvriers comme le mariage ou la retraite en empchant lorganisation du syndicat ; pour des ouvriers isols, lglise a t une sorte de refuge. Malgr leurs conditions de travail atroces, les ouvriers se sont, sans doute, sentis protgs par lglise ou plutt par la promesse du paradis. La volont du peuple de sortir de la misre tait encourage par le discours vangliste-nationaliste ; je rappelle que le premier prsident tait vangliste conservateur. Cf. AA.VV, Etat, religion et rpression en Asie, Karthala, 2011. 37 En fait, la fondation de la Rpublique de Core na pas t si simple, parce quil fallait dabord rprimer tous les mouvements voulant la justice. Ladministration militaire des Etats-Unis a transmis le pouvoir la main des extrmes nationalistes pour leurs intrts. Par consquent, beaucoup de sans a coul, pendant loccupation japonaise et amricaine, et aprs ces occupations. Cf. Alain Delissen, Chapitre IV Un demi-sicle de division (1945-1998) : guerre froide, guerre civile, et runification , AA.CC., LAsie orientale et mridionale aux XIXe et XXe sicle. Chine Core, Japon, Asie du Sud-Est, Inde, PUF, 1999, p. 197-207.
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mmes intrts : ils touffent la justice pour servir leurs vises politiques, et par consquent
tous les collaborateurs de loccupation sont maintenus au pouvoir.
La guerre de Core dbute en 1950 et dure trois ans ; elle dtruit le pays. La guerre joue
en effet un rle dterminant pour le maintien du gouvernement de Rhee. Lexistence de la
Core du Nord justifie plus facilement le pouvoir dictatorial de Rhee, qui met laccent sur la
ncessit de la runification de la nation contre le communisme, avec le mot dordre
Dabord la runification , qui permet en outre denterrer la question de la dcolonisation38.
Les effets et la menace permanente de la guerre restent toujours un des moyens principaux
pour maintenir le pouvoir dictatorial en Core39. La menace de la guerre nest pas, pour ainsi
dire, compltement irrelle , mais elle se situe entre rel et irrel, parce quelle ne relve
pas de lordre du tangible, mais de lordre de la croyance, dune certaine ncessit qui justifie
ltat exceptionnel en permanence pour prserver ltat de manire permanente. Face cette
ncessit, qui na pas de loi ce quil faut entendre en deux sens opposs : La ncessit ne
reconnat aucune loi et la ncessit cre sa propre loi (ou comme on dit, ncessit fait
loi)40, la justice est reporte sans dlai. Cette ncessit cre sa loi qui permet le pouvoir des
dictateurs : effectivement, il ne sagit pas dun dictateur.
Le pouvoir de Syngman Rhee cesse finalement grce lvnement sanglant du
19 avril 1960, qui entrane la mort de nombreux jeunes 41 , sans pour autant permettre
daccder la dmocratie. Jung-Hee Park provoque un coup dtat (1961), et sempare du
pouvoir de 1963 197942 . Issu de lcole militaire sous loccupation, Park est dabord
38 Cette justification a galement servi rendre justice la Core du Nord. Pendant loccupation et lors de la libration, les Cores ont chant le mme hymne national, mais aprs la fondation spare de chaque ct, les deux Cores ne le chantent plus depuis 1947. Lhymne national est Aegukga en Coren ce qui signifie la chanson qui manifeste lamour pour la nation, ou la chanson pour lamour de la patrie. Je voudrais citer une petite partie dune des chansons de la Core du Nord que lon peut classifier comme une sorte dAegukga pour que lon puisse voir le mme esprit, le mme nationalisme et donc la mme justification pour la runification. Cest une chanson pour les vux de la runification (je traduis) : Nous sommes Un : Un, nous sommes un / Un, notre ligne du sang est aussi un / Un, notre terre est aussi un / Un dont nous ne pourrions pas vivre, tant partag en deux. http://www.youtube.com/watch?v=hFWQ3IZMxQY ; lhymne national de la Core du Nord est disponible sur http://coreedunord.over-blog.fr/pages/Hymne_national-480420.html 39 Lhistoire montre sans cesse que la guerre ou la menace de lextrieur ou de lintrieur tait malheureusement un moyen de rsoudre de nombreux problmes contre le peuple pour un pouvoir dictatorial comme celui des Cores. Provoquer la peur sest dailleurs rpandu dans le monde entier au lieu de trouver les solutions pour les problmes rels et concrets. 40 Giorgio Agamben, Etat dexception, Paris : Seuil, 2003, p. 43-44. 41 Je lvoquerai travers Dicte de Theresa Hak Kyung Cha ultrieurement dans la deuxime partie : lauteur crit lhistoire de la Core du Sud sous forme de lettre adresse sa mre. 42 Il a utilis surtout des figures et des institutions militaires ou des rvoltes militaires pour se rendre justice. Cf. Seungsook Moon, Begetting the Nation : The Androcentric discourse of National History and Tradition in South Korea , op. cit., p. 71.
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commandant militaire dans le Mandchoukouo (la Manchourie) 43 ; aprs la libration, il
intgre larme nationale. Sa politique nest quune imitation des politiques japonaises.
Park avait t profondment marqu par son ducation japonaise . Outre que son vocabulaire et ses ides participent du Japon de Meiji, ses pratiques politiques gardrent le pli colonial : tat fort, bureaucratie militaire, autoritarisme, pouvoir personnel44.
Des lites (ou non) originaires de la colonie, qui ont suivi une ducation favorable aux
politiques colonisatrices pendant loccupation, reproduisent leurs apprentissages au moment
de la reconstruction du pays aprs la libration. Le pass de Park nest pas remis en cause, au
contraire, son anticommunisme et sa volont de reconstruction dune nouvelle nation, comme
sa politique prnant dabord le dveloppement conomique, aprs le bien-tre du peuple
la bien rsum, justifient dune certaine manire son pouvoir. Depuis, la situation politique
de la Core du Sud est reste soumise un rgime dictatorial et militaire jusquen 1993,
mme si les aspirations populaires la dmocratie explosent en 1987. Aprs 1993, les
militaires ne sont plus officiellement lis au pouvoir, mais la situation politique de la Core
du Sud na gure avanc. Si la Core du Sud est effectivement sortie dune extrme pauvret,
cest au prix du sacrifice du bien-tre du peuple , qui nest pas toujours avr. Dnormes
conglomrats se sont installs sous le rgime de Park, et soustraient sans cesse les droits et les
intrts du peuple. La situation politique et lcart marqu entre les classes sociales sont donc
lis : la politique de Park rgne dune certaine manire toujours comme lobsession de
croissance.
Dans mon analyse, le nationalisme et la guerre ne sont que des cas extrmes de la construction dun sujet (politique) souverain. Le mcanisme en est binaire. Ceci est un fait de la modernit occidentale. Le nationalisme, le chauvinisme, lintgrisme, sont les promoteurs auto-gratifiants de lego qui dfinissent lautre (groupe) comme infrieur et soi-mme comme suprieur aux autres. Le but du sujet est dliminer ou dexclure lautre du pouvoir et de la reprsentation en le dominant. Ceci se fait en sappropriant la fonction de reprsentation et duniversalisation. Un sujet se constitue donc dans et par une certaine violence45.
Les nationalismes des deux Cores partagent la mme logique et la mme fiert du sang
pur. La Core du Nord est pour la Core du Sud comme un reflet dans un miroir, dans la
mme logique du nationalisme soutenu par la menace de la guerre : chacune est pour lautre
une justification du rgime dictatorial. Ce rapport entre les deux Cores et la construction du
sujet du discours politique sont ncessairement violents : lune est suprieure lautre, par
43 Une nation fonde et contrle par lEmpire du Japon qui a exist de 1932 1945. 44 Alain Delissen, Chapitre VI. La Core du Sud Hanguk : Miracle et mirages sur le Han , op. cit., p. 220. 45 Rada Ivekovi, op. cit., p. 2.
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ailleurs lune est le bien et lautre est le mal , il faut donc liminer lune pour sauver
lautre. Lidologie de lUn du pouvoir militaire et nationaliste exige la runification dans
cette perspective : pouvoir retrouver la fiert, justifier son pouvoir. Plus la runification
semble ncessaire, plus la violence est prsente afin de se rendre nouveau fire grce
llimination de lautre qui est en nous .
La politique de runification ne se manifeste pas toujours sous le visage du rgime
militaire, mais tous les rgimes dictatoriaux et militaires se justifient par la mise en valeur de
la puret du sang et de la langue corenne, cense unir le peuple coren dans la fiert. Cela a
t appliqu au niveau de la nation par lInstitution nationale. Le gouvernements de Lee et de
Park connaissent lindustrialisation et la modernisation, durant laquelle un certain nombre
dinstitutions sont mises en place, comme le systme dducation nationale. Janalyserai ce
systme dducation, qui a diffus lidologie du rgime, et la langue corenne dans laquelle
cette ducation a eu lieu et la loi sest applique. Mais je traiterai dabord le mythe de la
fondation nationale, qui rvle la logique et une certaine mentalit du nationalisme.
I.1.2. Mythe de la fondation nationale
Je voudrais examiner le rle du mythe de la fondation aprs loccupation du Japon, dans
la re-construction de la Core du Sud : comment a-t-il fonctionn pour la filiation dans
lHistoire ? Et quel rle a jou la femme ? Cette approche nous permettra de constater que
lHistoire et le mythe ne sont pas neutres, mais quils ont jou un certain rle dans la
construction de la nation, lequel nest pas neutre non plus.
Dans la pninsule corenne donc le territoire actuel des deux Cores se sont
dveloppes diverses identits qui ne concident pas dans une seule identit nationale ; mme
si lon prtend quil nexiste quune mme identit nationale, fonde sur une ethnie corenne
un mme sang, plusieurs exemples vont lencontre de cette proposition46. Cette notion
46 Depuis le XIXe sicle par exemple, les cultures occidentales ont commenc pntrer en Core et de nouveaux discours, donnant lui dautres identits, sont rpandus. Un exemple en est la religion. Je cite lexemple dune nouvelle subjectivation par la religion, la Mutinerie de Jae-Soo Lee : au dbut du XXe sicle il y a eu conflit dans l'le de Jeju entre les habitants catholiques et les habitant non-catholiques. Les habitants ntaient en effet plus les mmes habitants de lle de Jeju, cest--dire quils navaient pas la mme identit corenne : les catholiques se sont identifis aux citoyens franais par la religion, et les autres se sont identifis toujours aux Corens. Les catholiques taient donc pour eux, la force extrieure et de cette diffrence, le conflit est survenu. Cest un conflit entre deux diffrentes identits. Eunsil Kim, La modernit coloniale et lexprimentation de la modernit des femmes : tudes sur une nouvelle mthodologie et une interprtation de loral des expriences des
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didentit nationale, introduite lors de la seconde moiti des annes 1890, a commenc se
rpandre partir des annes 1910, au dbut officiel de loccupation47.
Le nationalisme a voulu effacer la diversit et la diffrence pour souligner une seule
identit nationale dune nation fonde par une ethnie du sang, suppose se transmettre avec
cohrence travers les poques historiques et jusqu nos jours. Pour raliser cette identit
continue, un mythe a t mis en uvre, le mythe de TanGun. Tous les pays qui ont occup la
pninsule possdent leurs mythes de fondation nationale, celui de TanGun est lorigine de
la nation corenne. Il met en scne une figure de pre de la nation, pour que les gens puissent
sy identifier malgr leurs diffrences considrables : Dans les mythes de refondation
historique [], apparat la figure du pre de la nation comme instance suprieure qui
regroupe toutes les diffrences en les liminant. Les gens sy identifient en renonant leurs
diffrences autres48.
Les nouveaux mythes de fondation pseudo-historique jouent ici un grand rle. Quils naient aucun lien ncessaire avec la ralit vcue et le pass quils reprennent na pas dimportance. Leur vracit est situe dans leur rinterprtation, dans la narration productive elle-mme, dans la fiction prcisment, et non dans les vnements raconts. Le rcit lui-mme devient alors ralit49.
femmes , La modernit de la Core du Sud et la transformation du patriarcat, Soul : Ewha Womens University Press, 2003, p. 51. Par ailleurs, les habitants de lle de Jeju avaient des histoires compliques avec le gouvernement et la tendance lindpendance demeurait. Par exemple, le soulvement de Jeju du 3 avril 1947 : lle de Jeju est une rgion o il existait des mouvements fort indpendantistes influencs par la gauche pendant lOccupation. Jeju sest rvolt contre le projet de fondation du pays spar par Syngman Rhee et ladministration militaire des tats-Unis. Cette rvolte et sa rpression ont cot beaucoup de vies. Lintervention de larme sud-corenne a t particulirement brutale, causant la destruction de beaucoup de villages et suscitant des rbellions dans la pninsule ainsi que la mutinerie de plusieurs centaines de soldats. Loppression violente de lle de Jeju dura jusquen 1954, aprs la fin de la guerre de Core. Le gouvernement coren a trait lle de Jeju comme une rgion communiste, une des causes de la guerre, la discrimination de lle de Jeju a t particulirement svre et brutale. Cf. Jung-Sim Yang, Le soulvement de Jeju 4.3, Soul : Sunin, 2008 ; Institution de Jeju 4,3 http://www.jeju43.org Cet vnement na t accessible que par les documents gouvernementaux, notamment de larme et par les hommes, parce qu lpoque la plupart des femmes nont pas bnfici de lducation. Elles nont pas t en mesure de laisser des traces sous forme de documents crits ; la voix et lexprience des femmes ont t ignores. Mais si cette inaccessibilit ou cette absence des documents a longtemps dur, cest parce que lon na pas cherch les entendre ; cet attitude, semble-t-il, prouve une certaine ngligence non politiquement innocente. Jung-Joo Lee a analys pour la premire fois travers les tmoignages des femmes sous forme dtudes de lhistoire orale de la vie (life oral history) pour rendre compte de lexprience des femmes contre lHistoire nationale et masculine. Voir : Jung-Joo Lee, tude fministe sur lhistoire de la vie des femmes de Homi de Jeju : travers de lvnement 4.3, le mmoire pour le Master de lUniversit Ewha, non publie, 1998. 47 Eunsil Kim, op. cit., p. 40-101. 48 Rada Ivekovi, Le pouvoir nationaliste et les femmes , op. cit, p. 3. 49 Rada Ivekovi, Le sexe de la nation, op. cit, p. 216.
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Le mythe efface la diversit didentits du pass et du prsent et que les gens. Cette
capacit doccultation, qui opre par le biais de la rinterprtation, est la fonction du mythe. Il
ne sagit donc pas de telle vrit ou de telle ralit, mais deffets produits par la
rinterprtation.
Linterprtation du mythe de TanGun par le gouvernement et son application au niveau
scolaire ont jou un rle considrable : ce mythe nous convainc, au moins, que nous sommes
tous danilminjok. Le mythe de TanGun assure la continuit de lidentit et ainsi rassemble la
Core en une seule ethnie, qui la valorise50. Selon douard Glissant, le rle principal des
mythes fondateurs est de consacrer la prsence dune communaut sur un territoire, en
rattachant par la filiation lgitime cette prsence, ce prsent une Gense, une cration du
monde51 . Le mythe sassure la continuit de la filiation et autorise ds lors la communaut
dont il sagit considrer cette terre devenue territoire comme absolument sienne52 . Le
mythe possde ainsi deux moteurs importants : la filiation et la lgitimit. Garantir la
lgitimit universelle de la communaut, donc celle de sa continuit, est, selon Glissant, le
modle de fonctionnement de lHistoire. Cest le cas du mythe de TanGun.
TanGun est n dun des fils de Hwanin, le Dieu du Ciel, Hwanung, qui signifie un
grand homme sacr du ciel, et dun ours transform en femme qui sappelle simplement Ung-
yeo (ours-femme). Hwanung aspire vivre sur la terre, dans les valles et les monts de
Baekdu. Son pre, Hwanin, laccepte et lui permet de descendre avec ses partisans sur les
monts Baekdu, o Hwanung fonde Sin-Si (Cit de Dieu), premire ville avant la fondation du
premier tat-nation corenne, Ko-Chosn. Paralllement, il institue des lois et des codes
moraux et enseigne diffrents arts aux hommes, ainsi que la mdecine et lagriculture. En ce
qui concerne la mre, Ungnyeo, on souligne justement sa qualit de mre de TanGun et sa
vertu53, surtout son obissance et sa patience, dautres sans plus de descriptions.
50 Pour la mme raison, la colre contre le Japon est facilement provoque. Cette fiert unit mme la Core du Sud et du Nord, quand il sagit du Japon. 51 douard Glissant, Introduction une Potique du Divers, Paris : Gallimard, 1995, p. 62. Glissant fait lquation terre lue = territoire, Ibid, p. 60. 52 Ibid., p. 62. 53 En effet, les soi-disant vertus fminines nont pas t construites par lexprience des femmes, mais par les valeurs demandes par les hommes. Il en est de mme pour les grandes ides : Les grandes ides sont organises de telle sorte quune image fminine "incarne" symboliquement une activit ou un idal mle (Libert, Justice, Nation, Sagesse, etc) Cest une figure morte. Elle nincarne pas une exprience fminine, mais une exprience et reprsentation mle. , Rada Ivekovi, Le pouvoir nationaliste et les femmes , op. cit., p. 4. Puisquil sagit dun mythe, il y a toujours plusieurs possibilits de linterprter. Par exemple, ce mythe peut dire quune tribu qui matrise le fer unifie une autre tribu qui vnre lours. Dans cette interprtation, lours est une tribu vaincue, dans tous les cas la femme demeure comme une mtaphore qui accepte un autre puissant, une mtaphore de la colonie. Je
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Lhistoire de la naissance de TanGun et de la transformation de lours en femme est la
suivante : deux animaux, un tigre et un ours54 voulant devenir humain en ont fait le vu lors
dune prire Hwanung. Celui-ci les entend et leur distribue vingt gousses dail, un faisceau
darmoise, du ssuk (une herbe corenne connue pour vertus de purification et sa fonction
favorable lorgane gnital de la femme), et leur ordonne de ne consommer que ces aliments
pendant cent jours, au fond dune grotte sombre, labri de la lumire du soleil. Le tigre ne
rsiste pas ce rgime : tenaill par la faim, il sort de la grotte aprs une vingtaine jours. En
revanche, lours endure lpreuve, jusqu ce que son corps se transforme en celui dune
femme, Ungnyeo. Cest la premire figure de la femme selon lHistoire : la mre de TanGun,
fondateur de Ko-Chosn (2333 avant J.-C).
Ungnyeo, reconnaissante, fait des offrandes Hwanung ; parce quelle voulait un
enfant, elle se met prier dans ce sens sous larbre sacr de Sindansu. Hwanung dcide alors
de lui octroyer un successeur en rcompense de sa vertu, et pour que son fils puisse veiller sur
lethnie corenne ; ainsi nat le fils, TanGun : TanGun Wanggeom (TanGun signifie le roi,
Wanggeom le sabre), fondateur de la nation de Core, pre et chef ternel du peuple coren.
Labsence de sparation entre le roi, le chef spirituel et le pre est reste prgnante longtemps
au cours de lhistoire corenne55. En donnant naissance TanGun, Ungnyeo, la femme
voudrais, ici, mettre laccent sur la figuration de la premire femme qui est la mre, pas dautre possibilit sauf la procration. 54 Comme dans une expression franaise, un ours dans la langue corenne dsigne une personne qui nest pas trs mondaine, mais aussi, peut-tre un peu diffremment, qui nest pas trs maligne. On lemploie surtout pour la femme qui na pas de sens de la serviabilit, ni de la coquetterie, soi-disant les qualits fminines . Les exemples : une femme sotte comme un ours ; Il vaut mieux avoir une femme comme un renard que comme un ours ; Il faut avoir des enfants comme des lapins et une femme comme un renard pour tre combl. En revanche, les expressions concernant le tigre sont lies aux hommes : du courage, des forces ou du charisme, une belle apparence ; un homme comme un tigre est dite un homme ayant un caractre fort et de lintelligence. Cette expression relve la fiert de la personne et provoque la peur ou lalerte en gnral, un sentiment ambigu donc dsirable, mais dangereux pour cette raison, on lemploie dans une situation plutt dlicate. Par exemple, en Core o un lien sanguin est sacr, ladoption nest pas un acte conseill : On nlve pas une bte des cheveux noirs (homme) et lenfant du tigre. Quand on est trahi ou se sent ainsi par lenfant adopt ou par une personne quivalente, on dit la phrase suivante avec regret, h !, jai lev un enfant de tigre. Je pense quen effet, les expressions, surtout par rapport aux animaux, rvlent un certain prjug. Linterprtation contradictoire de lours dit un aspect de la situation o des femmes se retrouvent pour ainsi dire, si banalement, tre belle mais pas trop, tre intelligente mais pas trop, tre patiente mais pas trop, etc. L idal fminin seul peut grer cette mission impossible. 55 Le pouvoir de Il-Sung Kim est tendu la spiritualit par lidologie de Juche et justifie la succession au pouvoir de son fils, Jong-Il Kim. La spcificit du rgime de la Rpublique populaire dmocratique de la Core est de ne pas cacher son caractre patriarcal en mettant laccent sur le sang pur. Il-Sung Kim est avant tout le pre ternel du peuple, avant dtre chef dtat, pour cette raison, le peuple est cens laimer et lui obir comme on obit son propre pre. Son statut de pre ternel demeure aprs sa mort et la succession du pouvoir de son fils, Jong-Il Kim et do le pouvoir de Kim Jong-Il est assur. Cf. Brian Reynolds Myers, La race des purs : Comment les Nord-Corens se voient
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accomplit son rle dans le mythe : la place de la femme, dans ce rcit, se limite la
procration du fils. Cette image de la mre-femme idale56, patiente, obissante et surtout
silencieuse, persiste dans lhistoire corenne.
Ungnyeo, qui ft un animal, peut avoir une certaine valeur et le sens de lexistence en
tant que mre du fils qui est le fondateur, le pre de la nation dans cette ethnie ; en revanche,
Hwanung, grand homme sacr du ciel57, engendre son successeur travers le corps de la
femme. Le mythe de TanGun tablit en Core du Sud une certaine image de la femme,
lorigine du statut de la femme, mme de la femme. Cette reprsentation rduit la femme sa
fonction biologique : cette rduction lutrus de la nation58 demeure dans lcriture de
lHistoire de la Core du Sud : la femme dpendra toujours des hommes pour trouver une
place dans la socit.
Nous , les Corens, sont censs suivre ce modle exceptionnel du pre puissant. Les
Corens peuvent sidentifier facilement au pre de la nation, qui est un reprsentant
universel ; grce lui, ils peuvent tre rassembls, malgr leurs diffrences, comme les frres
du mme pre. Quant aux Corennes, leur place est-elle dans incluse dans ce nous ?
La chose qui nous importe ici est lidentification, dans le nationalisme, avec la figure du pre (de la nation), qui, en terme psychologique, reprsente une rgression (identification au parent, lorigine). Cette identification rgressive une instance ane signifie cependant pour les hommes la possibilit de refuge dans le mme sexe, tandis quil reprsente, pour les femmes, le recours lautre sexe. Les femmes sont ainsi ncessairement la fois fidles et infidles au symbole du pre et leur reprsentation propre delles-mmes. Les femmes incorporent la contradiction la fois physiquement et socialement59.
(2010), trad. de langlais par Pascale-Marie Deschamps, Saint-Simon, 2011. Pierre Rigoulot, Core du Nord, Etat voyou, Buchet Chastel, 2007. Juliette Morillot & Dorian malovic, Evads de Core du Nord : Tmoignages, Belfond, 2004. 56 Anna Jarry analyse comment la nouvelle Nation mongole reproduit lingalit entre homme et femme, aprs avoir adopt un rgime dmocratique en 1992. La mobilisation symbolique du mythe fondateur est organise selon une allgorie masculine, unique, massive, celle du Guerrier Cinggis Qan. En revanche, le modle de la reine-pouse surtout veuve et mre, la femme en arrire , est trop courant, et narrive pas se faire valoriser en tant que sujet politique, malgr les complexits et les multiplicits de cette figure. Anna Jarry, Genre, nation et reprsentations : image monolithe masculine , Raisons politiques, n 24, 4/2006, Presses de Sciences Po, p. 159-175 : disponible sur http://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2006-4-page-159.htm 57 Certains disent que Hwanung est le fils dune seconde femme. Le souligner, selon Seungsook Moon, cest souligner lexistence du patriarcat avant mme la fondation de la nation ; ainsi le patriarcat simpose naturellement comme identit et partie intgrante culture corenne. Seungsook Moon, op. cit., p. 63. 58 Jemprunte cette expression de Seungsook : La femme est considre comme un utrus de la nation qui donne naissance des futurs successeurs et des futurs guerriers pour la nation , op. cit., p. 79. Ma traduction. 59 Rada Ivekovi, Le pouvoir nationaliste et les femmes , op. cit., p. 3.
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Pour lhomme, lidentification au pre fondateur est directe, sans dtour ni
contradiction ; dailleurs, cette identification au niveau personnel lui permet galement de
sidentifier au modle universel, et de se rassembler en tant que sujet ; pour lhomme,
luniversalit ne se spare pas de la particularit. Lhomme se reprsente pour lui-mme et
pour la femme ; la femme ne peut pas se reprsenter pour elle-mme, elle doit passer par
lhomme ; elle est toujours co-reprsente comme particulire avec et par lhomme.
Dans le mythe de TanGun, Ungnyeo est un ours mtamorphos en femme. De ce fait,
elle ne peut pas tre la reprsentante de lhumanit ; dans le mythe de la fondation, elle est
incluse comme la femme-animal. Les Corennes ont t appeles suivre cette incarnation
des valeurs fminines en sy identifiant en mme temps quau pre de la nation, et donc aux
Corens : une double identification indirecte. Pour les femmes, cest difficile, parce quelles
doivent en mme temps occulter leur diffrence en sintgrant la loi du pre ; elles sont ainsi
ncessairement infidles la loi ; elles ne sont ni compltement incluses ni entirement
exclues. Selon Lacan, la femme nexiste pas , parce quelle nest pas toute dans la fonction
phallique dans laquelle elle est incluse comme lexclusion.
Lorsquun tre parlant quelconque se range sous la bannire des femmes cest partir de ceci quil se fonde de ntre pas-tout, se placer dans la fonction phallique. Cest a qui dfinit la la quoi ? la femme justement, ceci prs que La femme, a ne peut scrire qu barrer La. Il ny a pas La femme, article dfini pour dsigner luniversel. Il ny a pas La femme puisque jai dj risqu le terme, et pourquoi y regarderais-je deux fois ? de son essence, elle nest pas toute60.
Freud affirme que le masculin et le fminin ne sont pas donns, mais il sagit dune
question de position, du choix inconscient du sujet en rapport avec la castration61. Pour
devenir le sujet, il faut choisir sa position par rapport la castration, qui est, en effet, le
processus dintgration lordre symbolique en termes lacaniens, ce serait devenir le sujet
parlant. Chez Lacan, le phallus est le signifiant du signifiant ; il est la fonction symbolique.
En revanche, la femme est le signifiant du manque. Le sujet fminin se fonde donc dans un
ntre pas-tout . Cest la formule de la castration fminine : la femme na pas tout,
autrement dit, il lui manque quelque chose ; ainsi la femme est le signifiant du manque.
La femme reste nanmoins comme signifiant comme tous les sujets parlants lintrieur
de lordre. Si le phallus est le seul signifiant privilgi, qui aline imprativement en lui en
60 Lacan, Dieu et la jouissance de la femme , Encore, Paris : Seuil, 1975, p. 93. 61 Comme le processus de lidentification au pre de la nation, le processus du complexe de la castration de la fille, chez Freud, semble-t-il, trs difficile. Cf. Sigmund Freud, La fminit , Nouvelles confrences dintroduction la psychanalyse, trad. de lallemand par Rose-Marie Zeitlin, Paris : Gallimard, 1984, p. 151-181 ; La vie sexuelle, trad. de lallemand par Denis Berger, Jean Laplanche et collaborateurs, Paris : PUF, 2005.
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permettant dtre sujet parlant, la femme est alors le seul signifiant qui dsigne le manque, et
qui ne peut pas donc avoir larticle dfini qui signifie luniversalit, la gnralit et la totalit.
Ainsi la femme nest pas toute dans la fonction phallique ou dfinie selon la fonction
phallique ; la femme nest pas seulement pas toute, mais elle nest pas toute dans la
fonction phallique. La place de la femme dans lordre symbolique rsulte dune double
topologie : une exclusion qui est lintrieur de lordre ; lexclusion de linclusion ; elle ex-
iste . Le processus par lequel on devient femme suit une ligne tordue et indirecte, comme
Lacan et Freud lexpliquent, dans cet ordre symbolique qui construit lhomme comme
universalit. La reprsentation est domine par l universalit laquelle la femme ne peut
pas appartenir, et par consquent, lidentification des femmes au modle universel est un
processus qui se contredit.
Il en est de mme pour lidentification au pre de la nation : les Corennes peuvent sy
identifier travers les Corens, et en mme temps, elles doivent assumer la fonction qui
leur est attribue. En effet, pour assurer la fiert corenne, le corps de la femme doit garantir
la puret de la Nation ; cest le matriau de la nation. Si la femme assure sa part de
responsabilit, donc la chastet, le mythe dUn est assur. Cest un des messages de ce
mythe : tant que le corps de la femme62 fonctionne comme utrus de la Nation qui assure
le futur peuple de la Core du Sud, nous les Corens peuvent ainsi rester dans notre sang
pur . Le mythe de la fondation nationale inclut la femme comme une fonction biologique
dans sa loi, pas comme lhomme.
Aprs loccupation et la guerre, lidentit nationale a t ncessaire pour construire une
nation moderne industrialise le plus vite possible. Par consquent, le pre de la nation est
appel afin de rassembler les Corens et de supporter un certain sacrifice au nom de nous
tous, et pour la nation. Et cette ide et la vision de la nation ont t vhicules par lducation
nationale, dans laquelle la femme reste la place, dune manire modernise, quelle occupe
dans le mythe de la fondation nationale. Si la femme, ou plutt le corps de la femme , a t
intgr comme l utrus de la Nation , le rle pour ainsi dire social et culturel de la femme
est limit celui de la mre. Jae-Kyung Lee, socialiste fministe, spcialiste de la famille, 62 Dans la formation et la conceptualisation de la nation moderne, et dailleurs pendant la colonisation, le corps de la femme est autrement estim et utilis dans plusieurs sens. Elsa Dorlin travaille sur le terme de la racialisation des rgimes de la sexualit. Au 18e sicle, lors de la formation de ltat moderne, la sant du corps de la femme devient importante, parce quil est en charge de la procration du futur peuple de la nation : un lien stablit entre le corps de la femme et celui de la nation. Pour donner naissance la nation comme lorigine de la gnitrice unique, le corps de la femme doit tre manipul et ainsi il aura fonctionn dans la colonisation comme la distinction entre le colonisateur et la colonie, cest--dire que le corps maternel et son temprament prdestinent la race. Cf. Elsa Dorlin, La matrice de la race, Paris : La dcouverte, 2009.
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analyse la famille corenne en tant quidologie fondamentale de loppression des femmes.
Elle souligne surtout le rle de la maternit dans ce processus, travers le discours des mdias
depuis 194563. Le rle de la mre est idalis dans la modernisation de la socit corenne, en
cumulant la logique de la consommation capitaliste, cest--dire la ncessit de faire appel
aux conseils des spcialistes de lenfant comme le pdiatre, et de grer les achats de
vtements et de livres selon lge. Une mre idale, cest lassociation du rle traditionnel de
mre dvoue et de la maternit moderne , ce que Lee dfinit comme la maternit
scientifique . Toutes les ides qui traversent le mythe de la fondation nationale construisent
galement lducation nationale, ainsi que la culture et la socit corenne.
I.1.3. ducation nationale : Gukminhwa
On pourrait sans doute entendre par ducation nationale dune part laccs
lducation pour tous, ou lgalit des chances, et dautre part lducation contrle par le
gouvernement afin di